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No Condé Nast Publications, Inc. 1981.
No Presses de la Cité/Éditions du Rouet, 1983
Édition originale : Charter Communications, Inc.
ISBN : 0-441-09274-8
ISBN : 2-258-01214-7
CHAPITRE PREMIER
Le mois de juin a encore deux bonnes semaines à tirer mais c’est déjà la canicule sur New York. Les pochards et paumés en tout genre, qui l’hiver se tassent dans les petits coins et les entrées d’immeubles, ont refleuri sur les trottoirs. Quelques-uns se vautrent carrément sur les capots des voitures en stationnement. Ils picolent et se fendent la pipe en s’en racontant des biens bonnes qu’ils sont les seuls à comprendre. Devant une palissade de chantier, sur la Septième avenue, une tapineuse à dix dollars s’évente avec un bout de papier goudronné. Elle est probablement trop décatie pour le bobinard et, de toute manière, sûrement pas d’accord pour faire fifty-fifty avec un taulier. J’arrive à son niveau. Elle rentre le bide, me décoche un sourire grand format et roucoule :
— B’soir, chéri ! Alors, on s’offre le grand jeu ?
— Merci, j’en sors.
Elle n’a pas l’air de me croire mais, dans un sens, c’est vrai. Je me suis même bien régalé. Trois jours et trois nuits que je suis à New York, et j’ai passé mon temps à me remplir les yeux de bons spectacles et le ventre de bonne bouffe. Il faut dire que je viens de passer une quinzaine de mois dans les îles Hébrides, au large de l’Écosse, à chercher pourquoi il arrivait tant d’accidents funestes à une flotte de harenguiers tout neufs. J’ai bien mérité les quelques jours de vacances accordés par mon boss. Je sais déjà que, demain, c’est fini. Une nouvelle mission m’attend. Et, aujourd’hui, je ne rêve que d’une soirée peinarde devant la télé, dans un bistrot irlandais que je connais au coin de la Huitième et de la Cinquante-quatrième. S’il y a une chose dont je n’ai pas envie, c’est bien d’une morue à dix dollars, surtout par cette température.
— Allez, insiste-t-elle. Fait trop chaud pour discutailler. J’te fais la passe à dix thunards. Ça te va ?
— Une autre fois.
Mais c’est une têtue. Elle me colle au train le long de la palissade. De l’autre côté, dans la lumière blafarde de l’éclairage public, le squelette de l’immeuble en construction projette des ombres tordues sur le chantier.
— On pourrait aller à ton hôtel, propose-t-elle.
— Primo, comment tu sais que je suis à l’hôtel et, secundo, on a droit à quoi pour dix dollars ?
— Primo ? Secundo ? Tu serais pas poulet, toi par hasard ? Nom de Dieu ! J’aurais dû m’en douter.
La putain fait demi-tour sur place et file retrouver son tas de papier goudronné. Dès qu’elle y a posé son gros derche, elle recommence à s’éventer à tour de bras pour sécher la sueur versée en m’escortant sur ces quelques mètres de bitume. Je ne peux pas m’empêcher de sourire. Même s’ils sont emmerdants, les New-yorkais sont des gens folklos.
Il y a une circulation de tous les diables dans la Huitième. Le flot se dirige vers le quartier des théâtres et va joyeusement s’agglutiner dans Colombus circle, déjà frappé d’embouteillage chronique, et qui n’a vraiment pas besoin de ça.
C’est alors que je la vois, de l’autre côté de l’avenue. Sa toison rousse flamboyante vole autour de ses épaules. Elle est grande, élancée, environ vingt-cinq ans, et marche avec une grâce légère. Elle jette un coup d’œil alentour, renvoie une longue mèche derrière ses oreilles mais ne remarque pas les deux types qui lui filent le train. Elle me paraît complètement déplacée dans ce quartier miteux. Je me demande ce qu’elle peut faire par là. En revanche, je ne me demande pas pourquoi les deux autres la suivent. Ça me paraît évident. Elle arrive au coin de la Cinquante-quatrième rue. Le pâté de maisons, dominé par un énorme chantier, est complètement sombre. Tant pis pour la télé et la taverne irlandaise, je traverse en zigzaguant entre les Yellow cabs.
Je vois encore la fille. Le fin tissu de sa robe rouge se tend sur ses cuisses à chacun de ses pas. Je ne suis pas de New York mais je sais sacrément bien qu’une nana roulée comme ça ne devrait pas se balader seule le soir dans une rue déserte. Les deux types accélèrent. Le plus grand du tandem tire une dernière bouffée sur une fine cigarette brune et la jette sur la chaussée.
Lorsque j’arrive à l’entrée de la rue, elle est déjà au milieu du pâté de maisons, à mi-chemin entre la Huitième et l’angle de la Neuvième. Elle passe devant un vieil immeuble de bureaux lézardé dont on vient apparemment de commencer la démolition. Aux fenêtres, les vitres brillent par leur absence. Devant la façade, sur le trottoir, il y a deux grosses bennes à gravats débordantes de plâtras, de ferraille et de boiseries pourries. Pour passer, les piétons sont obligés de s’engager dans un rétrécissement obscur. Au moment où la fille y disparaît, les deux compères piquent un sprint.
Je les imite en courant sur la chaussée, caché par la file de voitures et de camions en stationnement. J’entends un hurlement puis deux petits cris. Le premier déchirant. Les deux suivants assourdis et résignés : les cris de l’agneau à l’abattoir quand il comprend qu’il ne peut pas y couper. Je contourne les bennes et je déboule dans le passage étroit. Je vois enfin mes joyeux loustics à l’œuvre. Drôles de paroissiens. Le plus petit arrive à peu près à hauteur du nombril de son copain et ils ont tous les deux un teint blême, presque terreux. Mais, à part ça, ils ont l’air d’être dans une forme superbe. Le grand, qui porte un jean mal coupé et des bottines de cow-boy, immobilise la fille en lui enlaçant la taille. Pendant ce temps, l’autre, vêtu d’un costume tricoté qui godaille de partout, lui tire sur le doigt pour essayer de lui arracher une bague. Je m’avance d’un pas et je demande courtoisement :
— L’entrée est-elle réservée aux membres du club, ou puis-je prendre part aux réjouissances ?
Le petit se retourne. Je baisse la tête et sa gauche me frôle la joue à moins de deux centimètres. J’en conclus qu’il m’invite à faire joujou avec eux.
Je lui rends la politesse avec une gauche de ma fabrication qui le cueille juste sous l’œil. Sa pommette éclate. Les bras écartés, il pivote sur lui-même, comme au ralenti. J’attends qu’il ait fait un tour complet et, quand il revient face à moi, je lui fais cadeau d’une droite qui lui défonce la mâchoire. Il s’écroule pour le compte en éparpillant plusieurs quenottes sur le trottoir.
La fille se remet à crier. Je regarde et je vois le grand qui la pousse sur le côté. Il a une gueule teutonique, dure, implacable. L’air scandalisé par mon toupet, il éructe un truc incompréhensible et se jette sur moi les mains en avant pour m’agripper au cou.
Je m’accroupis en cinq secs et c’est mon poing droit qu’il rencontre. Au niveau des tripes. Il doit avoir une santé plus solide que son collègue, car ça n’a même pas l’air de le chagriner. Blessé dans mon amour-propre, je lui propose un atémi à la base du cou. Cette fois, il se décide tout de même à chavirer et la patate qu’il destinait à ma belle frimousse rate son but d’un bon mètre.
Il n’a plus l’air scandalisé, maintenant, mais carrément ahuri. Mais il réagit vite. Il glisse une main dans sa poche et y pêche un petit automatique bleu. Ça n’est pas de jeu, ça. Je lève le pied gauche et d’un bon coup de tatane retourné, j’envoie le pistolet de salon valser sur le pavé. Je sens que j’ai affaire à une tête de lard. Il ne semble pas décidé à encaisser une défaite. Pourtant, il va bien falloir qu’il s’y fasse. Je lui dis :
— N’insiste pas, mon grand. Ta bonne étoile a déjà fait tout ce qu’elle pouvait. Tu vas la surmener.
Il ne répond pas. Mais j’ai dû le convaincre parce qu’il détale comme un lapin en se tenant le ventre à deux mains. Tiens, finalement, ça a quand même dû lui faire bobo. Je me sens un peu moins vexé. Je me tourne vers la fille. Elle est à genoux sur le trottoir, assise sur les talons. Ses yeux écarquillés me font penser à des pièces de vingt dollars en argent. Je lui tends une main. Elle la prend.
— Pas de casse ?
— Non… je ne crois pas.
Je l’aide à se relever et je la trouve plus grande que je n’aurais cru. Effectivement, elle ne semble pas avoir trop souffert de ce qu’elle vient de subir.
Je l’aide à épousseter une grosse tache de plâtre sur sa hanche.
— Vous vous promenez souvent seule en pleine nuit dans ce coin ?
Elle ne répond pas. Elle frotte la tache de toutes ses forces mais il n’y a rien à faire, c’est trop incrusté. Elle laisse tomber et regarde sa robe d’un air navré. J’essaie de relancer la conversation :
— Je les avais vus vous suivre. Dites, on pourrait peut-être aller ailleurs. J’en ai assez de voir ce type saigner.
Pour saigner, il saigne. Tellement que ça arrive à donner un air encore plus négligé à ce trottoir dégueulasse. Il est visiblement en très mauvais état. Il ne bouge même pas d’un cil.
— Je rentrais chez moi, finit par dire la fille. J’ai un appartement au carrefour de la Cinquante-quatrième et de la Neuvième avenue. Je ne suis pas encore bien habituée au quartier et je ne connais pas les rues à éviter.
— Je vais vous accompagner.
— Merci. J’aimerais autant partir d’ici.
Elle me prend le bras et y reste bien accrochée jusqu’à ce que nous ayons atteint son immeuble. Le quartier, baptisé Clinton par les politicos du coin, est devenu le secteur résidentiel d’avenir de Manhattan depuis que les autres ne sont plus à la portée des bourses moyennes.
— Je vous dois des remerciements, me dit ma belle compagne.
Ma modestie naturelle m’empêche de répondre autre chose que :
— Mais je vous en prie. Je n’ai fait que mon devoir.
— J’ai vu que vous vous battiez remarquablement. Vous ne seriez pas policier ? Militaire, peut-être ?
Je secoue la tête.
— Non, non. Je suis archéologue. Paul Rainsford, pour vous servir.
— Rita Brennan, annonce-t-elle. Est-ce que tous les archéologues savent se battre comme vous ?
— Vous est-il arrivé de passer une dizaine de mois seule dans les régions sauvages de l’Ouganda ?
— Euh… non, répond Rita, un peu étonnée.
— Croyez-moi, on apprend à se battre. Pour tout vous avouer, les arts martiaux, c’est mon dada. Dans ma profession, tous ceux qui gardent la forme font du jogging ou jouent au squash. Le squash est un exercice du tonnerre mais il ne vous est pas d’une grande utilité quand deux loubards vous tombent sur le poil.
— Je vois, fait Rita en hochant la tête.
— Et vous ? dis-je. Que faites-vous ? Non, attendez. Laissez-moi deviner. Je vous vois bien en doctoresse au service des urgences. Vous n’avez même pas bronché quand j’ai démoli le portrait de ce sale type.
Le « doctoresse » la fait sourire.
— Je suis journaliste, m’apprend-elle. Je travaille pour l’UANS, la United American News Service. Alors, vous savez, j’ai eu mon content de carnage et de sang.
— Reporter ?
— Photographe. J’ai été détachée deux ans au bureau de l’UANS à Londres et je viens d’être affectée à New York. Naturellement, dès qu’on m’appelle pour une mission, je saute dans le premier avion. Mais nous sommes presque arrivés.
Elle me fait bientôt entrer dans une tour flambant neuve, de peut-être trente-cinq étages, toute en pierre sombre et verre teinté. Dans une loge encore en travaux, la concierge regarde à la télé le jeu que j’ai raté de peu.
Rita loge au quinzième dans un chouette trois pièces avec vue sur l’Hudson et le New Jersey. Les fenêtres sont immenses et, de cette hauteur, le panorama est ébouriffant. Il n’y a pas grand-chose en matière de mobilier : juste un divan en rotin, deux fauteuils assortis et une petite table de Formica blanc.
Rita boucle la porte derrière elle et pousse un soupir de soulagement.
— Ouf ! Enfin à la maison. Je sais que ce n’est pas un palace mais ça pourrait bien en être un que ça ne me ferait pas plus plaisir !
— Dites-moi, Rita, quand vous rencontrez un monsieur dans la rue, vous le faites toujours monter chez vous ?
— S’il m’a sauvé la vie, oui.
— Et ça vous arrive souvent ?
— Non. Pas plus de deux fois par semaine. Nous pourrions tout de même faire un peu plus ample connaissance, M. Rainsford. Tenez, si vous nous prépariez quelque chose à boire… Cherchez dans les bouteilles si vous trouvez votre bonheur. Moi, je prends de la vodka on the rocks. Je vous abandonne un instant. Il faut que j’aille me changer.
Elle fait une petite pirouette et part vers sa chambre à coucher en commençant à chercher dans son dos la fermeture Éclair de sa robe. Elle ne semble pas trop retournée par l’aventure quelle vient de vivre. Comme tous ceux qui se promènent la nuit dans New York, elle doit savoir que ce genre de risque existe et elle a l’air d’en prendre son parti. Et puis elle a dû en voir d’autres au cours de ses reportages. Je prépare les drinks et je m’installe sur le divan pour l’attendre.
Un fil extra long relie une fiche de plinthe à un petit téléphone baladeur rose posé sur la table. Je décroche et je compose un numéro à New York.
— Salut ! Ici tueur d’élite N3. J’ai étendu un type dans la Cinquante-cinquième rue, à peu près à mi-distance entre la Huitième avenue et la Neuvième. Trouvez-moi d’où il sort, merci. Je suis actuellement au 703-Ouest, Cinquante-troisième rue, appartement 15 G.
Je donne le numéro à Rita à mon contact et j’ajoute, un petit sourire aux lèvres :
— En principe, vous pourrez me joindre ici toute la nuit.
CHAPITRE II
Rita boit comme un homme. Elle fait tourner sa langue dans sa bouche pour bien savourer sa vodka avant de l’avaler. Elle a enfilé un jean coupé et un T-shirt flottant à l’emblème du show de Broadway A Chorus Line. Je la regarde siroter, détendue, les jambes repliées sur le divan et je la trouve encore plus chouette que tout à l’heure dans sa robe rouge.
— Je ne sais plus si je vous ai remercié comme il se doit, me dit-elle. En tout cas, merci et merci encore. Vous m’avez sauvé la vie.
— Allons, fais-je en haussant les épaules, ce n’étaient visiblement que de petits voleurs de portefeuilles. Ils vous auraient sûrement laissée tranquille après avoir trouvé ce qu’ils cherchaient.
Décidément, je suis d’une modestie incurable.
— Bon, admettons que vous n’ayez sauvé que mon portefeuille. Alors, merci d’avoir sauvé mon portefeuille !
— D’accord, d’accord… Maintenant, si nous changions de sujet ? Parlez-moi donc un peu de vous.
— Non. Vous d’abord.
— Que dire ? Je suis collaborateur extérieur du New York Museum of Prehistory…
— Vous habitez ici ?
— Non, dans le District de Columbia. J’ai un appartement à Georgetown. Mais on ne m’y voit pas souvent. Je passe le plus clair de mon temps à voyager.
— Et, en ce moment, que faites-vous à New York ?
— Eh bien, je me repose, tout simplement. Je viens de passer deux mois en Écosse. Nous faisons des fouilles dans un village de chasseurs du paléolithique qui a été découvert l’année dernière. Je rentrais chez moi mais j’ai décidé de m’arrêter quelques jours au Plaza histoire de prendre un peu de bon temps.
— Et voilà que vous tombez sur Rita Brennan en train de se faire attaquer dans la rue… Pas trop contrarié ?
— Jusqu’à présent, pas du tout.
Je prends mon verre de Chivas Regal et, tout en dégustant une gorgée, je détaille paisiblement Rita, face à moi, à l’autre bout du divan. Objectivement, il n’y a pas de quoi être contrarié. Au contraire. Dans la lumière tamisée, ses cheveux roux auburn et ses yeux noisette ont quelque chose d’ensorcelant. Ses lèvres fines et joliment dessinées doivent être délicieuses. Je ne résiste pas à un petit coup de zoom sur ses seins qui se soulèvent fort agréablement au rythme de sa respiration. Rien à redire, ni sur le format ni sur l’architecture. Idem pour ses longues jambes minces. Je me dis que je n’ai jamais rencontré de journaliste femme aussi captivante. Ah si, peut-être Brenda Starr. Cette pensée me fait rire.
— Qu’y a-t-il de si drôle ? demanda Rita.
— L’idée que je puisse être contrarié de vous avoir rencontrée, réponds-je sans vraiment mentir.
— Dois-je en conclure que je ne vous arrache pas à une autre compagnie ? s’enquiert-elle avec une sérénité qui tient du sublime.
— Tout juste. En fait, je m’apprêtais à aller regarder Pete Rose à la télé. Mais je m’en passerai volontiers.
— J’ai un poste dans ma chambre, si vous voulez, me propose gentiment Rita.
Si je veux aller dans sa chambre ? Avec la plus grande joie. Mais sûrement pas pour regarder Pete Rose. Côté femmes, j’ai fait tintin pendant quinze jours en Écosse. Les îles Hébrides ne sont pas réputées pour être un coin à nanas. Et même si j’en avais croisé une, je n’aurais pas eu une seconde à lui consacrer. La mission d’abord. Hé oui, ce n’est pas tous les jours dimanche quand on fait partie de l’AXE, le service super-secret de l’US Intelligence. Honnêtement, cette rencontre imprévue avec Rita prouve une fois de plus que les dieux sont avec moi. Et je suis prêt à redescendre dans la rue casser la gueule à deux ou trois autres petites frappes s’il faut ça pour me mettre dans ses bonnes grâces.
Elle a fini son verre, va s’en servir un autre et en profite pour se rasseoir un peu plus près. Moi, j’en profite pour l’entreprendre :
— Vous alliez me parler de vous…
— Oh, mon travail… La filière habituelle. Il y a trois ans que j’ai fini la fac et je suis rentrée directement à l’UANS.
— Quelle université ?
— Sarah Lawrence, et vous ?
— Columbia, cursus complet.
— Vous avez un doctorat ! Docteur Paul Rainsford ? Hé, ça jette un sacré jus !
— Ça m’a permis de trouver du travail. Je suis aussi maître-assistant à la Smithsonian University.
— D’où l’appartement à Georgetown, je suppose.
— Exactement. Et vous, quels reportages avez-vous fait ?
— Dans l’ensemble, rien de bien passionnant. Si, tout de même. Je me trouvais à Sofia au moment où la guerre Iraq-Iran a éclaté. J’ai fait le saut jusqu’à Bagdad pour couvrir l’événement et, ensuite, j’ai passé un mois et demi au front. Vous avez dû voir certaines de mes photos dans la presse.
— C’est probable. Je lis beaucoup.
— Si vous voulez, je vais vous les montrer. Je suis contente de les avoir faites. Disons que c’est ma petite fierté.
Rita se lève et disparaît dans la seconde chambre. Elle en ressort quelques secondes plus tard avec un grand dossier de cuir et, cette fois, s’assied tellement près que je sens sa jambe contre la mienne. Elle me montre des photos de soldats iraquiens posant avantageusement auprès de leurs mitrailleuses lourdes Goryunov de 7,62 mm, un peu comme des pêcheurs de chez nous poseraient avec leurs plus belles prises. Puis elle me fait voir de jeunes Arabes flattant de la main le nez effilé de leurs chasseurs Mig-23 et des bandes de civils affolés fuyant l’incendie monstre de la raffinerie d’Abadan.
— Vous êtes excellente, dis-je lorsqu’elle a terminé. Effectivement, je me rappelle en avoir vu dans les journaux. Celle avec les avions à réaction, par exemple.
— Les Mig, précise Rita.
— Les Mig, puisque vous le dites… Vous savez, ma spécialité, c’est la fouille, pas la guerre. J’aime beaucoup les visages dans vos photos. Vous avez un talent indiscutable pour capter les expressions.
Elle pose le dossier à côté d’elle et, rayonnante de fierté, se tortille sur le divan en se frottant à moi.
— J’ai encore beaucoup d’autres talents, me confie-t-elle d’une voix douce.
Et, sans demander la permission, elle m’attire à elle, me collant ses seins contre la poitrine. Les rôles ont changé, c’est elle qui devient l’agresseur. Ses mains commencent à se promener sur mon corps. De moins en moins contrarié, je la serre dans mes bras. Sa bouche cherche la mienne. La trouve. Sa langue se glisse entre mes lèvres et entame un duel féroce avec la mienne. Je sens sa main glisser sous ma ceinture. Je me lève brusquement. L’air suffoqué, elle demande :