Hubert bonisseur de la Bath leva ses jumelles à hauteur de ses yeux et regarda la côte qui défilait lentement à bâbord. Comme par miracle, le brouillard s’était levé alors que le Taï Loy contournait « Barra point ». Hubert observa quelques maisons, qui paraissaient inhabitées, puis aperçut des soldats devant un grand baraquement à toit de tuiles brunes, probablement une caserne. Ce qu’il voyait là, à cinq cents mètres à peine, c’était la Chine Rouge.
Il se retourna et traversa le pont pour gagner tribord. De ce côté, c’était Macao, minuscule possession portugaise, greffée comme une verrue sous le ventre du colosse chinois. Des collines vertes, des clochers, des maisons vieillottes, qui se serraient au bord de rues étroites, des gens penchés aux fenêtres observant l’arrivée du ferry, d’autres qui circulaient sans hâte, à bicyclette, le long du quai : une impression de silence et d’anachronisme presque rassurante, malgré la sensation de danger, d’écrasement inévitable que procurait la présence immédiate, partout visible, de la Chine Rouge.
Les machines avaient cessé de faire entendre leur halètement sourd. Le bateau glissait sur son erre, passant à les frôler sur le front d’une armée de sampans alignés sur plusieurs rangs, entre le chenal et le quai. Puis les hélices se mirent à battre à l’envers. Durement freiné, le Taï Loy vibra de toutes ses tôles. Des Chinois qui, depuis l’entrée dans le port, n’avaient cessé de prendre des photos, s’arrêtèrent un instant de mitrailler. Un Portugais, élégant comme un danseur, s’approcha de Hubert et demanda en anglais :
— La première fois, que vous venez ici ?
— La première fois, répondit Hubert.
— Américain ?
— Oui.
— Alors, vous n’aimerez peut-être pas.
La coque du Taï Loy toucha l’embarcadère de bois. Un marin lança une corde, aussitôt attrapée par une douzaine de femmes coolies, vêtues de noir, qui se mirent à courir en direction du quai, emportant le cordage comme un butin.
— Vous devez descendre dans le salon pour les formalités d’immigration, indiqua le Portugais.
— Merci. J’y vais.
Hubert eut un léger sourire qui découvrit ses dents de carnassier, puis se dirigea vers le salon en forme de demi-rotonde vitrée, situé tout à l’avant du bateau.
La traversée de Hong-Kong et Macao ne durait guère plus de trois heures, même quand le brouillard était aussi épais qu’il l’avait été ce jour-là. Il y avait des cabines sur les bateaux qui assuraient journellement la navette, mais à quoi bon louer une cabine pour une aussi courte traversée… lorsque l’on voyage seul ? Hubert avait pris une « première-salon ».
Il alla s’asseoir auprès de sa petite valise qu’il avait laissée sur la banquette et rangea ses jumelles. Une vingtaine d’autres passagers de race blanche attendaient là. Les Chinois étaient déjà sur le pont, prêts à débarquer sans autre formalité.
Ils entendirent s’abattre la passerelle, puis un bruit comparable à celui d’une armée qui se serait brusquement mise en marche. Quelques secondes plus tard, trois fonctionnaires portugais du service d’immigration pénétrèrent dans le salon et s’installèrent derrière une table réservée à leur intention. Un employé du bateau vint poser devant eux la pile des passeports qu’il avait collectés durant la traversée.
La cérémonie commença sans plus attendre. Le fonctionnaire assis au centre prenait un passeport sur la pile, l’ouvrait et lisait à haute voix le nom pour appeler le propriétaire du document qui s’avançait aussitôt. Quelques questions, un coup de tampon, le passeport rendu, c’était fini. Pas de formalités de douane.
— Duncan O’Brien.
Ça, c’était pour Hubert. Il se leva et approcha, le sourire aux lèvres. Le fonctionnaire, d’un rapide coup d’œil, compara la photographie avec son visage, puis lui rendit son passeport U.S. en lui souhaitant bienvenue à Macao. Hubert remercia et retourna prendre sa valise. Un jeune homme brun, en chemise blanche, prévint son geste.
— Permettez ! Vous êtes Duncan O’Brien ? Voici ma carte. Nous sommes à votre disposition pour vous faire visiter Macao quand vous le désirerez. Demain matin vous conviendrait-il ?
Hubert examina rapidement la carte.
— Je vous téléphonerai, dit-il.
— À votre disposition. Vous descendez au Bela Vista ?
— Oui.
— Il y a une voiture ; je vais vous conduire.
Il porta la valise jusque sur le débarcadère. Là, une vieille Chinoise édentée s’en empara. Ils se retrouvèrent dans la rue. La valise passa dans les mains d’un employé d’hôtel qui la fit disparaître dans la malle d’un taxi. Hubert distribua les pourboires, promit une nouvelle fois au jeune homme de lui téléphoner pour le « sight-seeing », puis monta dans l’auto.
La voiture se dégagea rapidement de la cohue et s’engagea dans l’Avenida Almeido Ribeira, la « Grande Rue » de Macao, où se trouvent la plupart des magasins, des cinémas, des bars, et l’hôtel Central, avec ses salles de jeux.
Des conducteurs de « rickshaws » peinaient sur les pédales de leurs tricycles à capote, gênant la circulation. Une vingtaine de jeunes élèves du séminaire, en soutane noire, déambulait au milieu de la chaussée.
Le taxi atteignit Praya Grande et tourna à droite, le long de la mer. D’innombrables jonques glissaient lentement sur l’eau calme et grise. Spectacle magnifique.
C’était la seconde fois que Hubert venait à Macao ; La première fois, il avait été déçu par l’aspect inattendu de cet « enfer du jeu » ; maintenant, il trouvait du charme à cette petite ville enserrée dans ses fortifications, moitié portugaise, moitié chinoise, avec ses vieilles maisons aux balcons de fer forgé, aux crépis roses ou verts rongés et délavés par l’humidité.
Ils passèrent devant la maison du Gouverneur, gardée militairement par deux magnifiques Noirs importés d’Angola. Des conducteurs de « rickshaws » somnolaient dans leurs véhicules, à l’abri des grands arbres bordant le quai. Puis le taxi tourna à droite, la boîte de vitesses grinça, le moteur se mit à ronfler durement pour attaquer la pente raide d’une ruelle pavée.
L’employé de l’hôtel descendit ouvrir la portière, indiqua le prix à payer au chauffeur, puis reprit la valise dans le coffre. La façade jaune et typiquement portugaise de l’hôtel Bela Vista se dressait devant eux, surveillée par un soldat en arme.
Hubert pénétra dans le hall surélevé, s’arrêta au pied de l’escalier à double révolution qui menait à l’étage. Le bureau du concierge était minuscule, appuyé contre une colonnade. Hubert donna le bulletin jaune que lui avait remis l’agence « Cook » de Hong-Kong en échange de vingt dollars « H.K. »(1), versés pour la réservation d’une chambre avec bain.
— Bienvenue chez nous, monsieur O’Brien, dit l’employé en anglais.
Hubert remplit une ligne d’un registre et monta jusqu’à sa chambre, guidé par le garçon qui portait sa valise. Confortable, salle de bains désuète, petite loggia avec salon de rotin, ouverte sur la baie. Correct.
Il était six heures trente et la nuit allait bientôt tomber. Il se déshabilla, prit une douche, se rasa et sortit du linge propre de sa valise. Quelques minutes plus tard, il quitta sa chambre et descendit dans le hall. Un petit homme aux cheveux blancs, qu’il n’avait pas encore vu, vint au-devant de lui.
— Êtes-vous bien installé ?
— Très bien, merci. Puis-je voir le directeur ?
— Je suis le directeur.
— Je voudrais vous parler…
— Venez par ici.
Ils entrèrent dans un bureau en désordre, où une très jolie fille brune était occupée à des travaux de couture. L’homme aux cheveux blancs parla en portugais et la jeune femme se leva, sourit à Hubert, puis sortit en refermant la porte, les laissant seuls.
— Connaissez-vous mon nom ? demanda Hubert.
— Duncan O’Brien. C’est bien ça ?
— Exact. Ce nom ne vous rappelle rien ?
— Si. Nous avons eu un O’Brien ici, voici une dizaine de jours.
— Je suis son cousin, affirma Hubert.
— Arthur O’Brien… Un grand gaillard, bronzé comme le diable. Il a disparu sans payer sa note. Je n’ai pas compris… Mais, dans ce pays, il ne faut jamais chercher à comprendre.
— Je vais vous payer. Je vous demanderai aussi de me remettre les bagages de mon cousin. Sa femme tient beaucoup à les récupérer.
— Il était marié ? questionna l’autre avec une pointe d’incrédulité.
— Oui. Une femme charmante… Écoutez-moi, Arthur O’Brien a réellement disparu et je suis ici pour essayer de le retrouver.
L’homme eut un léger mouvement de recul.
— Je ne sais rien. À peine avons-nous échangé quelques mots. Il est arrivé ici un soir, assez tard.
— Il n’était pas seul.
Le Portugais s’étonna :
— Comment le savez-vous ?… Il était avec une Chinoise. Ils avaient demandé deux chambres.
— La seconde chambre a-t-elle été réglée ?
— Non.
— Je la paierai. Je vous réglerai tout, mais il faut me raconter ce qui s’est passé.
L’homme détourna les yeux vers une pile de brochures touristiques dont la couverture représentait les ruines de Saint-Paul avec cette inscription : « MACAU Oldest foreign seulement in Far East, Founded in 1557. » Deux coups de tampon à encre avaient ajouté cette précision en deux langues « OFERTA », « FREE OF CHARGE ».
— Je vous l’ai déjà dit, reprit-il un ton plus bas. Ils sont arrivés tard le soir, il faisait nuit. Ils sont montés dans leurs chambres, puis sont redescendus pour dîner. Après quoi, ils m’ont dit qu’ils allaient jouer un peu. Je leur ai offert d’appeler une voiture. Ils ont répondu qu’ils préféraient marcher… Ils sont partis. Je ne les ai plus revus.
— En avez-vous parlé à la police ?
— Oui. Le chef de la police m’a dit qu’ils étaient probablement passés en Chine Rouge. Rien n’est plus facile…
Il regarda Hubert en coin.
— Qu’en pensez-vous ?
Hubert haussa ses larges épaules.
— Je n’en sais rien. Je suis ici pour chercher…
L’homme prit une des brochures touristiques et s’éventa avec.
— C’est tout ce que je peux vous dire.
C’était bien peu de choses. Mais Hubert n’avait jamais pensé qu’un type comme Arthur O’Brien ait pu se laisser aller à faire des confidences au premier hôtelier venu.
— Personne n’est venu les voir ? Personne ne leur a téléphoné ?
— Non.
— Ont-ils demandé des communications téléphoniques ?
— Non, ils m’avaient simplement prié de leur retenir des places sur le ferry de trois heures après-midi, le lendemain. J’ai été obligé de payer les billets.
— Ne vous en faites pas pour ça.
L’hôtelier offrit à Hubert la brochure qu’il tenait à la main.
— Prenez ceci. C’est gratuit. Vous trouverez un plan de la ville à l’intérieur. C’est toujours utile.
— Bien sûr. Merci. Pouvez-vous me faire monter leurs bagages dans ma chambre ?
— Ceux de votre cousin, oui. Mais pas ceux de la fille. Elle peut avoir aussi de la famille.
Hubert le regarda ouvrir un tiroir, en sortir quelques papiers épinglés ensemble.
— Voilà le compte.
La porte s’ouvrit. La belle fille brune reparut.
— Les jeunes mariés veulent vous voir, dit-elle en anglais.
— Je viens.
Hubert régla la note en dollars de Hong-Kong. Ils regagnèrent le hall. Un couple de très jeunes gens attendait au pied de l’escalier, se tenant par la main.
— Montez, dit l’hôtelier à Hubert. Je vous fais porter la valise.
CHAPITRE
2
Pensif, Hubert regardait la valise ouverte et, bien étalé sur le lit, tout ce qu’il en avait tiré. Depuis la valise jusqu’à la brosse à dents, tout était neuf, absolument neuf. Les étiquettes qui se trouvaient encore sur les chemises et sur les chaussettes indiquaient même que tout avait été acheté à Macao.
Cela confirmait le rapport que M. Smith, le grand patron de la « C.I.A. » (2), avait fait lire à Hubert avant de lancer celui-ci sur cette affaire. Au terme de son terrible voyage à travers la Chine, depuis le Yun-Nan, Arthur O’Brien avait atteint Macao complètement démuni de tout. Loh So-Fu, l’agent permanent de la « C.I.A. » dans la petite colonie portugaise, avait reçu la visite de Lau Ping Ling, la Chinoise qui avait aidé l’Américain à s’évader. Loh So-Fu avait été prévenu par le Service de l’arrivée possible d’Arthur et prié de lui donner aide et assistance s’il se présentait. Lan Ping Ling connaissant les phrases d’identification, il lui avait donné le passeport et l’argent qu’elle réclamait. Et c’était avec cet argent que Arthur, ou la Chinoise, avait acheté cette valise et tout ce qu’elle contenait.
Hubert sortit son couteau de sa poche, prit le savon à barbe et le coupa en deux, puis en quatre. Le fait que Arthur, qui était un agent expérimenté eût laissé les étiquettes sur tous ces objets prouvait qu’il se sentait en parfaite sécurité ; ce sentiment avait pu lui venir de la brusque chute de tension qui s’était obligatoirement produite à l’instant que ses pieds s’étaient posés sur le sol de Macao.
Il avait eu tort, sacrément tort ; puisque, après avoir réussi une sensationnelle évasion à travers le territoire chinois, c’était ici, en terrain allié, que l’accident s’était produit.
Une dernière fois, Hubert examina soigneusement tout ce qu’il avait trouvé dans la valise, puis la valise elle-même. Rien n’indiquait que Arthur y eût dissimulé quelque chose. D’ailleurs, les renseignements qu’il rapportait, il devait les avoir dans sa tête et nulle part ailleurs. Il n’avait sûrement pas commis l’imprudence de promener des documents sur lui depuis le Yun-Nan, alors qu’il risquait presque à chaque pas de se faire arrêter…
C’était donc l’homme qu’il fallait retrouver. S’il était encore vivant.
Hubert consulta sa montre : huit heures vingt. Il décida de descendre dîner, mais passa d’abord sur la terrasse pour admirer la baie. Le temps était couvert et des gouttes de pluie voltigeaient dans l’air. Quelques feux au large signalaient la présence de jonques immobiles, ancrées là jusqu’au lendemain matin. Une vieille voiture anglaise passa en ronflant sur la rua do Chunambeiro. Hubert suivit des yeux son toit noir et luisant qui s’embrasait brièvement sous l’aplomb de chaque réverbère.
Il descendit. L’hôtelier aux cheveux blancs, qui se trouvait près de la réception, s’éloigna soudain. Il parut à Hubert que l’homme l’avait aperçu et voulait l’éviter.
La salle à manger était de style rustique, et vide. Un grand tableau, qui représentait Jeanne d’Arc agenouillée dans un faisceau de lumière, devant un autel, était accroché au mur du fond. Le bar était à gauche. Hubert, abandonnant Jeanne à son extase, se dirigea vers le bar.
Le garçon, en veste blanche, se redressa brusquement et entreprit de donner quelques coups de torchon autour de lui.
Hubert demanda un « scotch and soda », but quelques gorgées puis posa la question.
— Vous vous souvenez d’Arthur O’Brien ?
Le jeune Chinois cligna des yeux.
— L’Américain qui est parti sans payer ?
— C’est ça.
— Oui, monsieur.
— Il est venu boire à ce bar ?
— Oui, monsieur. Il a commandé trois doubles « scotch » en même temps et il riait très fort.
Le whisky, symbole de la liberté retrouvée.
— C’était mon cousin. Il a disparu et je suis à sa recherche. Je sais qu’il n’était pas seul… Ils sont venus tous les deux, ici…
Il affirmait, pour ne pas laisser au garçon la tentation de se dérober.