Kenny, Paul : другие произведения.

Coplan aux trousses de la fugitive

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Школа кожевенного мастерства: сумки, ремни своими руками
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  No 1994, Éditions Fleuve Noir.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  
  
  
  Mansour et Tabriz, aidés par Selim et Turgay, ajustèrent le lance-roquettes. Mehmet Gaddar surveillait le moindre de leurs gestes. L’espace était étroit dans la chambre de bonne. En fait, il ne fallait pas se plaindre. Tabriz avait eu un mal fou pour se la procurer. Tout le long du boulevard Malesherbes, il semblait que les chambres de bonne soient le bien le plus précieux au monde. A part celles que se réservaient les propriétaires comme débarras ou pour loger leur femme de ménage, toutes les autres étaient louées à des étudiants ou à des fonctionnaires subalternes et célibataires.
  
  Tabriz avait dû dédommager généreusement l’étudiant en médecine pour qu’il daigne céder la place pendant quinze jours. L’autre ne s’était pas posé de questions et était allé passer deux semaines de vacances aux Canaries sans se préoccuper de ses prochains examens.
  
  Mehmet Gaddar écarta légèrement le rideau. Le ciel était d’un beau bleu. Pas un nuage. Sur le boulevard, le flot montant des véhicules se dirigeait frénétiquement,
  
  comme de coutume à Paris, vers le boulevard Berthier et la porte d’Asnières.
  
  - C’est prêt, renseigna Mansour
  
  Gaddar baissa les yeux vers le trottoir d’en face. A cause des attentats récents, deux gardiens de la paix baguenaudaient devant la façade du184. De tout son cœur, il espérait qu’ils ne seraient pas touchés. Il n’avait rien contre les Français. A l'opposé. il les aimait. D’ailleurs, bien que musulman, il avait effectué ses études chez les Frères des Écoles chrétiennes parmi lesquels on comptait nombre de Français. Avec nostalgie, il repensait souvent au collège d’Iskenderun.
  
  Il jeta un dernier regard aux hommes de son commando, Mansour, Selim, Turgay et Tabriz. Des durs sur qui il savait pouvoir compter. En leur compagnie, il s’était livré à de nombreuses opérations. De purs patriotes. Pour eux, un seul slogan : Dieu et la patrie, Dieu étant Allah le Grand. Allah Akbar !
  
  Tabriz était le plus ancien, le polyglotte du groupe. Son fidèle lieutenant. Lors de la répression de 1991, il avait perdu tous les membres de sa famille et, depuis, était sans pitié. Un chien enragé, comme Selim qui s’était sorti miraculeusement des bombardements israéliens sur le Sud-Liban. Mansour était venu spécialement de Londres où il était très apprécié par les clandestins de l’I.R.A. Son épouse était irlandaise et, ayant fait l’objet de deux tentatives de meurtre perpétrées par les S.A.S. britanniques, elle s’était réfugiée à Dublin avec son fils. Turgay s’était évadé d’une geôle turque à Diyarbakir où les bourreaux lui avaient arraché les ongles des pieds et des mains. Turgay n’avait pas desserré les lèvres et ses ongles arrachés ne l’empêchaient pas à présent de manipuler avec rapidité et efficacité le lance-roquettes.
  
  Mehmet Gaddar dont le patronyme en turc signifiait le Féroce bougea enfin et consulta sa montre-bracelet. Dans dix minutes ce serait l’heure qu’il avait choisie. Il s’agenouilla et inspecta l’engin, surtout pour vérifier l’angle de tir. Grâce aux Allemands de la Rote Armee Fraktion, du moins aux survivants, le matériel avait pu être acheminé en France, camouflé dans un camion de l’O.T.A.N. Le chauffeur était un Grec, corruptible à souhait.
  
  Tout était en ordre. A nouveau, il consulta sa montre-bracelet. Soudain, il sursauta. Une musique tonitruante lui parvenait de la pièce contiguë.
  
  - C’est la punk de la chambre d’à côté, grogna Tabriz. Je ne comprends pas, elle n’est jamais là dans la journée.
  
  - Avec son genre dévoyé, elle a dû se faire virer de son emploi, supputa Selim qui, en raison de ses convictions religieuses, haïssait les filles délurées.
  
  Gaddar reporta le regard sur les aiguilles.
  
  - Attention, prévint-il avant de crier « Feu ! »
  
  L’immeuble d’en face, au 184, abritait le consulat général de Turquie et les diplomates-conseillers du Travail, de l’Éducation et des Affaires sociales. Les quatre projectiles qui furent tirés occasionnèrent de nombreux dégâts matériels et provoquèrent la mort et les blessures de dizaines d’officiels et de ressortissants turcs. Les gardiens de la paix en faction, couchés par prudence sur le trottoir, alertaient leurs supérieurs hiérarchiques tandis que les gardes turcs du consulat général, armés jusqu’aux dents, se précipitaient hors de l’immeuble.
  
  - Vite, on décampe ! cria Gaddar.
  
  Abandonnant à leur matériel, les cinq hommes se ruèrent hors de la chambre de bonne. Ils rayonnaient. L’attentat avait réussi. D’autres Turcs étaient tombés, des Turcs qui avaient payé le prix du sang, la juste récompense pour les persécutions qu’ils faisaient subir au peuple kurde auquel appartenaient les cinq hommes du commando. La fois prochaine, ce seraient des Iraniens ou des Irakiens ou encore des Syriens, toutes ethnies qui occupaient indûment le Kurdistan dont les instances internationales refusaient de reconnaître l’indépendance.
  
  Par le terrorisme contre les intérêts de ces nations, cette indépendance serait accordée un jour, pensaient Gaddar et ses compagnons. En conséquence, la seule chose à faire était de lutter pied à pied et de frapper sans répit à Paris, à Rome, à Bruxelles ou à Londres, en liaison avec les amis qui combattaient pour les mêmes idéaux et en visant des objectifs identiques pour leur propre pays.
  
  Un jour ou l’autre, le sang versé paierait des agios. Au Kurdistan, en Palestine ou en Irlande du Nord.
  
  Dans la chambre d’à côté, la fausse punk, en réalité agent des services de sécurité d’Ankara, avait constaté les dégâts et manquait s’arracher les cheveux. On ne l’avait pas écoutée. Pourtant, elle avait signalé les allées et venues suspectes de ses voisins. Trop lymphatiques, les fonctionnaires de l’ambassade. Ils étaient venus jeter un coup d’œil à l’intérieur de la chambre de bonne qu’elle leur avait signalée, n’avaient rien trouvé et s’en étaient allés en se moquant d’elle. Trop machos, les descendants de la Sublime Porte. Et, maintenant, c’était la catastrophe.
  
  Elle allait leur montrer, à ces fainéants prétentieux, ce que valait une femme musulmane.
  
  Elle les entendait dévaler les marches de l’escalier du septième étage vers le sixième d’où démarrait l’ascenseur vers le rez-de-chaussée. Elle ouvrit la porte et bondit sur le palier, en tenant d’une seule main les deux kilos de la Micro-Uzi lestée d’un chargeur de 32 coups. Au détour de l’escalier, elle les vit. La cabine arrivait. Elle déplia la crosse et visa. A la cadence de 1 200 coups minute, ses balles de 9 millimètres Para fauchèrent les Kurdes à l’exception de Mehmet Gaddar qui fut miraculeusement épargné et qui se jeta dans l’escalier vers le cinquième étage.
  
  Elle n’avait pas de chargeur de rechange et vomit un flot de jurons obscènes.
  
  Gaddar n’avait pas une égratignure. Sa puissante silhouette dévalait les marches quatre par quatre, les pensées en chamaille. Comment un tel désastre avait-il pu se produire ? Le sang de ses compagnons tués avait éclaboussé ses vêtements et le tissu collait à sa peau, freinant sa descente. Enfin, il parvint au rez-de-chaussée. La gardienne portugaise s’écarta précipitamment et réintégra sa loge.
  
  Il fonça vers la rue. Sur le trottoir, c’était l’effervescence. Sur sa gauche, il vit Aïcha, son épouse, qui tentait de dégager le véhicule prévu pour la fuite, le minibus Volkswagen, de la file de voitures de police et de pompiers afin de se faufiler vers la place de Wagram. Elle l’aperçut dans le rétroviseur et stoppa. Gaddar refréna sa première impulsion de courir et marcha tranquillement dans sa direction, les narines irritées par l’âcre odeur de poussière et de fumées.
  
  De retour dans sa chambre, la fausse punk avait alerté ses collègues et décrit le fuyard. Sur le trottoir d’en face, ils le repérèrent et slalomèrent à travers la chaussée pour l’abattre. Ils n’en eurent pas le temps. Gaddar avait rejoint le minibus et sautait à l’intérieur. Intrigués par ses vêtements couverts de sang, des gardiens de la paix s’interposèrent. Aïcha voulut démarrer, mais l’espace lui manquait. Fataliste, son mari posa sur son bras une main apaisante.
  
  - Allah n’était pas avec nous aujourd’hui.
  
  D’autres gardiens de la paix plaquèrent au sol les gardes turcs qui voulaient trouer la peau du sale terroriste qui avait tué tant de leurs compatriotes.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  
  
  
  - Vous vous souvenez de l’attentat il y a un mois contre le consulat général de Turquie à Paris ? questionna le Vieux en bourrant sa pipe.
  
  - Quatorze morts et trente-deux blessés, récita Coplan. Un commando de six Kurdes dont une femme. Deux survivants, le mari et son épouse.
  
  - Ils se nomment Mehmet et Aïcha Gaddar. Mehmet Gaddar souhaite nous parler. A nous, pas à la Criminelle ou à la D.S.T. Il aurait des choses très intéressantes à nous révéler. Des secrets.
  
  - Vous y croyez ? objecta Coplan. Ces terroristes, dès qu’ils sont en prison, s’imaginent détenir des secrets qu’ils sont prêts à troquer contre leur liberté.
  
  - C’est parfaitement exact. Cependant, il ne coûte rien d’écouter ce qu’ils ont à dire. Ensuite, on sépare le bon grain de l’ivraie.
  
  En tirant sur sa pipe, le Vieux s’approcha de la fenêtre. Le ciel était bouché. Bientôt, une pluie fine tomberait sur les vieux bâtiments abritant la D.G.S.E. Au ministère, des crédits avaient été débloqués pour construire un complexe plus digne d’un grand pays comme la France qui, jusque-là, avait réservé la part du pauvre à ses Services spéciaux. Quand la vieille caserne du boulevard Mortier serait rasée, disparaîtraient les vestiges d’un demi-siècle de combats dans l’ombre. A l’avance, le Vieux en éprouvait une grande nostalgie.
  
  - Mehmet Gaddar est incarcéré à la Santé, à l’isolement à la 3e Division. Passez chez Maniguier. Vous y trouverez les autorisations nécessaires et le permis de communiquer, ordonna-t-il en se retournant et en regagnant son bureau.
  
  Coplan hocha la tête.
  
  - J’adore les prisons, fit-il en esquissant un sourire ironique. Il traîne autour d’elles un parfum inimitable.
  
  Il faisait allusion à cette odeur faite d’air confiné, de relents de désinfectant, de grésyl, et d’un curieux arrière-fond de hachis Parmentier. Quelqu’un qui n’aurait jamais pénétré dans ces lieux ne pouvait imaginer à quoi ressemblaient ces remugles.
  
  Cette fois encore, ses narines frémirent. Après avoir remis ses documents au greffe situé à gauche dans le vestibule, il avait gagné, précédé par un gardien qui ouvrait la grille, le rond-point du Quartier Bas. Les Divisions étaient disposées en étoile et tournaient de gauche à droite, 1re, 3e, 4e et 2e. Partout régnait l’irritante odeur.
  
  En entrant dans la cellule qu’occupait le Kurde, Coplan fut frappé par l’état de détresse physique dans lequel semblait vivre le prisonnier. Traits amaigris, yeux fiévreux, silhouette voûtée, mains moites, grande nervosité dans les mouvements. Néanmoins, un large sourire éclaira ses lèvres gercées quand Coplan se présenta.
  
  - Vous êtes venu, merci, fit-il en désignant le lit défait et en s’asseyant sur le tabouret. Vous ne le regretterez pas, je vous assure.
  
  Avec des gestes saccadés, il alluma une Gitane et se releva pour éteindre le téléviseur en location.
  
  - Je me suis décidé à vous contacter, commença-t-il en se rasseyant, à cause de ma femme Aïcha, emprisonnée à Fleury-Mérogis. Certes, elle est ma complice, mais je souhaiterais que vous considériez son cas avec indulgence. C’est moi qui l’ai entraînée dans cette affaire, malgré sa répugnance.
  
  - Il fallait y penser avant, contra Coplan. De plus, je ne suis pas le Garde des Sceaux. La clémence est du ressort de la Justice, pas du nôtre.
  
  - Je le sais bien, s’énerva Gaddar. Mais votre influence est grande. Pas besoin d’un jugement clément. Moi je suggère une mise en liberté discrète, voire une évasion montée de toutes pièces. Voyez-vous, Aïcha et moi avons trois enfants qui vivent à Amman en Jordanie. Ils ont besoin de leur mère. Il faut absolument qu’elle les rejoigne au plus vite. C’est pourquoi je propose un troc.
  
  Impassible, Coplan écoutait attentivement.
  
  - Qu'avez-vous à échanger ? pressa-t-il, un brin dédaigneux afin de placer son interlocuteur en position d’infériorité.
  
  Le Kurde se racla la gorge.
  
  - Vous avez entendu parler du Centre de Recherches Scientifiques de Kirovabad qui s’appelait Karl Marx jusqu’il y a encore quelques années, mais que l’on a débaptisé sans le rebaptiser ?
  
  - Kirovabad, au sud du Caucase, entre la mer Noire et la mer Caspienne, près de la frontière turque ?
  
  - C’est exact. Un savant russe d’origine juive, du nom de Lev Lazarovitch, a fui de Kirovabad vers Israël en compagnie de douze de ses assistants, juifs également. Il emportait des secrets extraordinaires dont il voulait faire profiter l’État hébreu avec lequel il avait passé un marché et qui avait fourni l’avion et l’équipage. En profitant de l’anarchie qui règne au Caucase, l’opération a été facilement réalisée, sans que l’atterrissage et le décollage soient décelés. Seulement, le milliardaire palestinien Aboud Franji, qui consacre sa fortune à une lutte sans pitié contre Israël, a eu vent du projet car il avait réussi à placer un espion au sein du Mossad, organisateur de la récupération de Lazarovitch. Franji était au courant de la date, de l’heure, du type de l’appareil et de l’itinéraire. Il m’a fourni les coordonnées et m’a chargé d’abattre l’avion au retour. La tâche était assez facile car, pour des raisons de sécurité, l’appareil volait très bas. Bien que ses feux soient éteints, mes hommes et moi l’avons repéré sans difficulté. Nous étions embusqués dans une montagne du Kurdistan turc, postés sur les flancs d’un col par lequel devait passer l’avion. Le premier missile l’a manqué, mais le second a fait mouche.
  
  - A quelle hauteur était-il ? testa Coplan.
  
  - Cent mètres. Je me demande encore comment le premier missile a pu le louper, fit rêveusement le Kurde en écrasant son mégot dans le cendrier.
  
  - Ensuite ?
  
  - Ils étaient tous morts, les savants et les membres de l’équipage. Et, chose miraculeuse, la mallette contenant leurs secrets était intacte.
  
  - Comment savez-vous que c’était la mallette contenant leurs secrets ?
  
  - Sur le moment, je ne le savais pas. Un de mes hommes l’a découverte près d’un cadavre. Le couvercle était soulevé et l’on voyait une pile de documents en russe, en caractères cyrilliques. A tout hasard, je l’ai ramassée et, plus tard, l’ai remise à Aboud Franji à Amman où j’avais rendez-vous avec lui et où il m’a versé la seconde moitié de l’argent destiné au mouvement nationaliste kurde. Il ne s’attendait pas à cette trouvaille pour la simple raison que son seul but était de tuer les savants et de détruire leurs secrets. Pour lui, la mallette constituait une sorte de prime dont, d’ailleurs, il n’avait que faire puisqu’il n’avait pas l’intention d’exploiter ces secrets.
  
  - Il pouvait les vendre.
  
  Gaddar eut un rire amer.
  
  - Lui ? Il était multimilliardaire et se moquait de l’argent !
  
  - Il en avait besoin pour soutenir votre cause et celle des Palestiniens. Personne ne crache sur l’argent, insista Coplan.
  
  Le Kurde haussa les épaules avec indifférence.
  
  - Encore une fois, poursuivit Coplan, comment a-t-il su qu’il s’agissait de secrets ? Il comprend le russe ?
  
  - Laissez-moi vous expliquer. Franji savait, par le biais de son espion au sein du Mossad, que ces savants transportaient ces secrets. Lui ne parlait pas russe, mais sa maîtresse, oui. Elle a déchiffré les documents et c’est elle qui lui a confirmé qu’il s’agissait bien là d’une formidable avancée technologique.
  
  - Dans quel domaine ?
  
  - Je l’ignore.
  
  - Qui est la maîtresse de Franji ?
  
  - Une certaine Tiffany Deluisa, une aventurière américaine, très belle, extrêmement intelligente et rusée. Elle parle couramment plusieurs langues dont l’arabe, le russe et l’espagnol.
  
  - Vous l’avez rencontrée ?
  
  - Jamais. Deux de mes compagnons qui sont morts lors de l’opération contre le consulat général de Turquie ici à Paris voici un mois ont passé quelques jours avec elle et Franji sur le yacht de ces derniers en mer Rouge. Il faut dire que Tiffany Deluisa est folle de yachting. Ils m’en ont dit le plus grand bien, en particulier sur sa beauté. Elle sympathisait avec notre cause et nous encourageait.
  
  - A l’heure actuelle, et si vous le savez, dites-moi où sont la mallette et son contenu ?
  
  - En possession de Tiffany Deluisa.
  
  - Aboud Franji lui en a fait cadeau ?
  
  - Non, elle l’a assassiné pour s’en emparer. A Marbella, en Espagne.
  
  Coplan respira un grand coup.
  
  - Vous avez le sens du suspense, grogna-t-il.
  
  Le Kurde, à nouveau, haussa les épaules avec indifférence.
  
  - Pendant longtemps, Aboud Franji a été fort épris d’elle, et puis récemment il s’est lassé. Il voulait de la chair fraîche. On a parlé d’une actrice londonienne. En tout cas, il s’apprêtait à virer Tiffany, ce qui signifiait, pour elle, la perte du luxe, de l’argent et de la vie facile. Par ailleurs, il voulait détruire la mallette et son contenu. C’est ce qu’il m’a dit à Amman. Vous objectiez tout à l’heure qu’il lui était loisible de les vendre. Mais à qui ? Selon ses dires, ces documents valaient cent millions de dollars. Qui pouvait payer ce prix ? Seuls les Américains. Mais les vendre à eux équivalait à les vendre à Israël. Washington et Tel-Aviv sont cul et chemise, et Franji haïssait Israël.
  
  - Quand a eu lieu le meurtre d’Aboud Franji ?
  
  - Il y a quinze jours.
  
  - Vous êtes en prison depuis un mois. Comment connaissez-vous ces détails ?
  
  - Mes avocats me rendent visite et, évidemment, il s’agit de défenseurs sympathisants de notre cause et de la cause palestinienne. Le meurtre de Franji est une catastrophe, car elle coupe une de nos sources de financement. L’affaire a provoqué beaucoup de bruit dans nos milieux.
  
  Sceptique, Coplan secoua la tête.
  
  - Votre tuyau est pourri.
  
  Gaddar eut un haut-le-corps.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Tiffany Deluisa éprouve-t-elle des scrupules identiques à ceux de Franji à l’égard de Washington et Tel-Aviv ?
  
  - Washington, non, puisqu’elle est américaine. Tel-Aviv, oui, mais pas s’il s’agit d’argent.
  
  - Le meurtre a eu lieu il y a quinze jours. Elle a largement eu le temps, depuis, de prendre contact avec ses compatriotes. L’affaire est peut-être déjà conclue et les secrets entre les mains des Américains.
  
  - J’en doute, parce que le S.V.R. et le Mossad ont appris le fin mot de l’histoire quand, à l’époque du meurtre de Franji, l’espion introduit par celui-ci chez les Israéliens a été démasqué et a avoué, si bien que, à présent, Tiffany Deluisa est traquée par ces deux services et, de ce que je sais, elle se planque. Peut-être en mer, elle qui est folle de yachting. Comme je le disais à l’instant, Washington et Tel-Aviv sont cul et chemise. Si elle vendait ces secrets à Washington, pourquoi le Mossad la traquerait-il puisqu’il serait sûr qu’un jour ou l’autre ces secrets lui reviendraient après un détour chez les Américains ? Je vais vous dire, et c’est l’opinion générale de mes amis, elle va se cacher quelque temps. Rusée et astucieuse comme elle est, elle n’aura aucun mal. Elle attendra que les choses se calment avant de négocier.
  
  - Le Mossad ne se calme jamais quand il a été berné.
  
  Gaddar parut s’énerver.
  
  - Écoutez. A vous les Français d’essayer. Vous aurez gratuitement ces secrets si vous rattrapez Tiffany Deluisa, des secrets qui valent cent millions de dollars. En échange, vous libérez Aïcha de la manière qui vous convient le mieux. Nos enfants ont besoin d’elle. J’ai confiance en vous. Si vous me donnez votre accord, je sais que vous tiendrez votre part du marché.
  
  - Que savez-vous d’autre sur Tiffany Deluisa ?
  
  - Je crois vous avoir tout dit. Une dernière chose, j’aime la France. L’attentat n’était pas dirigé contre vous mais contre ces salauds de Turcs.
  
  - Qui pourrait m’en dire plus sur Tiffany Deluisa ?
  
  - Pour le moment je ne vois pas, mais j’y réfléchirai.
  
  Coplan ressortit de la prison et respira dans la rue un air plus pur, avant d’allumer une Gitane qui le réconforta.
  
  Quand il entra dans le bureau du Vieux, ce dernier fulminait.
  
  - Le ministre m’a invité à déjeuner et le menu était si prétentieux que j’en suis resté pantois. Cela allait du mesclun tiède de langoustine en parmesane de truffe aux escalopes de haddock tièdes en rémoulade de lentilles de chêne, en passant par l’huître cuite dans sa graisse et panée à la crème de raifort et au gratin au brousse. Bon sang, qu’est-ce que c’est que ce français de basse cuisine, comme aurait dit Verlaine ?
  
  - Qu’en a pensé le ministre ?
  
  - Il est tellement snob qu’il rayonnait de joie. Bon, parlons de choses sérieuses. Vous avez rencontré le terroriste kurde ?
  
  Coplan se lança dans un récit complet et détaillé de son entrevue.
  
  - C’est une affaire qui m’intrigue, déclara le Vieux après avoir écouté attentivement. Après tout, que risquons-nous à chercher à en savoir plus ? Cette idée me plaît. Nos services sont pauvres. Quel plaisir si nous pouvions gratuitement mettre la main sur des secrets qui valent cent millions de dollars !
  
  - A condition que les informations fournies par Gaddar, de bonne foi sans doute puisque la liberté de sa femme est en jeu, reflètent l’exactitude des faits, doucha Coplan. J’ai déjà vérifié en ce qui concerne le meurtre de Franji. Il a bien été assassiné à Marbella voici une quinzaine de jours.
  
  - Tâchez de remonter la piste de cette Tiffany Deluisa, recommanda le Vieux.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  
  
  
  A l’aéroport de Cheremetievo, Coplan prit un taxi pour couvrir les 36 kilomètres de distance jusqu’à Moscou où il se fit conduire à l’hôtel Métropole. Dans sa chambre, il passa immédiatement un coup de fil et un rendez-vous lui fut donné devant le cinéma Octobre. Quand il arriva, des gens faisaient la queue pour la prochaine séance où l’on donnait le dernier film de Woody Allen. Coplan douta que l’humour typiquement new-yorkais et l’autodérision du cinéaste emportent l’adhésion de ce public moscovite.
  
  La Mercedes noire s’immobilisa le long du trottoir et Coplan vérifia qu’elle portait bien le numéro minéralogique qu’on lui avait indiqué. Rassuré, il marcha jusqu’à elle. Une vitre à l’arrière se baissa et un homme pencha la tête. Coplan lui dit simplement qu’il désirait rencontrer Mourad Ajjeh et qu’il était représentant de la kosukiewa. L’autre hocha la tête.
  
  - On vous téléphonera au Métropole. Francis Corlay, chambre 308 ?
  
  - Exact.
  
  La vitre remonta et la Mercedes repartit. Coplan regagna son hôtel. A 19 heures, il se fit apporter un dîner copieux dont les plats portaient des noms simples et non abracadabrants, tels ceux contre lesquels s’était élevé le Vieux. A 20 heures, il avait terminé et dégustait son café quand le téléphone sonna. Son interlocuteur l’informa qu’une table lui était réservée au restaurant Kachtan qui en russe signifiait le Marronnier. Coplan s’y rendit en taxi. Il se souvenait que ce lieu était le repaire de la Mafia tchétchène dont Mourad Ajjeh était l’un des Parrains, sinon l’unique Parrain. Contrairement à l’idée qu’aurait pu se faire un profane, l’atmosphère était guindée. Pas de femmes dans la clientèle. Uniquement des hommes au faciès asiatique, vêtus à l’occidentale qui conversaient à voix basse autour de leurs tables. Coplan refusa la carte et commanda une vodka glacée.
  
  Au bout d’une heure, on vint l’avertir que le rendez-vous était changé. Mourad Ajjeh l’attendait rue Tverskaïa dans une boîte baptisée de façon sibylline Patchemou ?, ce qui signifiait « Pourquoi ? ».
  
  Coplan ne fut pas surpris. Mourad Ajjeh prenait ses précautions et sans doute voulait-il s’assurer que son visiteur n’était pas suivi. En outre, c’était un être insaisissable, difficile à approcher. Forcément, il savait que Coplan était un envoyé de la D.G.S.E. à qui il n’avait rien à refuser. Le nom de code, à cet égard, était éloquent, puisque la Société kosukiewa n’existait pas et n’était que le mot convenu pour les rencontres entre les émissaires de l’un et l’autre bords. Si le mafieux tchétchène ne collaborait pas avec Paris, alors ses bureaux d’import-export dans la capitale française se verraient frappés d’une mesure préfectorale d’interdiction. Donnant, donnant. Or, Mourad Ajjeh tenait beaucoup à ce débouché par lequel il écoulait une énorme quantité de vodka, de caviar, de crabes du Kamtchatka et autres produits russes.
  
  Au Patchemou ?, Coplan assista, au coude à coude avec de riches hommes d’affaires étrangers, à la parade des « plus jolies filles du monde », selon la terminologie de ce night-club. Coplan resta de marbre. Il avait vu mieux ailleurs. Au bout d’une heure et d’une vodka glacée, on vint l’avertir avec courtoisie que le khoziaïne (Parrain de la Mafia en argot moscovite) lui présentait mille excuses et souhaitait le rencontrer au Casino Royal près du champ de courses.
  
  Un peu agacé, Coplan repartit en taxi. Cette fois, Mourad Ajjeh était là. Le visage glacé, le crâne dégarni, le teint blême et les joues creuses, il ressemblait à une caricature d’espion dans un film sur la guerre froide datant des années cinquante. Mal à l’aise dans son smoking, il fournissait en grosses plaques une belle brune aux yeux bridés de Mongole qui perdait avec application à la table de baccara. Il parut ravi de voir Coplan et d’avoir à s’esquiver après avoir posé la pile de plaques près du coude de son égérie.
  
  A une table isolée, il commanda une bouteille d’un champagne français réputé et renouvela ses excuses pour les contretemps.
  
  - La vie devient difficile à Moscou, soupira-t-il.
  
  Les loups sont dans la bergerie. Chacun tente de tuer son voisin. Il faut prendre les devants. Quel bon vent vous amène, monsieur Corlay ?
  
  Coplan lui exposa sa requête et le khoziaïne hocha gravement la tête.
  
  - Je pense que je peux vous aider. Donnez-moi vingt-quatre heures. Je vous recontacte à votre hôtel demain soir après vingt heures. Maintenant, trinquons en buvant ce très bon champagne, en provenance de votre pays, et que j’importe ici.
  
  Comme promis, le lendemain soir il se manifesta et donna rendez-vous dans un night-club-théâtre, le Krasnï Orel, situé près du parc Borodino. Krasnï Orel signifiait « Aigle rouge » et, dès que l’on entrait, on discernait que le terme aigle s’appliquait mal aux membres de la triste troupe qui, sur la scène, se contorsionnait en exhibant ses muscles et en chantant en play-back. En consultant le programme, on découvrait que ces faux Adonis prétendaient initier les femmes à de nouvelles sensations. Coplan fit la moue. La prestation misérable de ces éphèbes sans créativité et sans imagination le consternait. Pas un soupçon de sensualité ou d’érotisme dans leur démonstration à la limite du pathétique.
  
  Heureusement, leur numéro se termina et ils furent remplacés par un orchestre de balalaïkas qui joua des airs folkloriques, nostalgiques de la Sainte Russie.
  
  Mourad Ajjeh commanda une bouteille du même champagne.
  
  - J’ai vos renseignements, annonça-t-il. Un savant juif, du nom de Lev Lazarovitch, a déserté Kirovabad en compagnie de douze de ses collaborateurs et en emportant des secrets de la plus haute importance. A la suite de cette défection, le S.V.R., qui a remplacé le K.G.B. comme vous le savez, a procédé à une épuration et a expédié tous les juifs du Centre de recherches au camp de travail forcé de Touloundra en Sibérie. L’affaire a provoqué un gros émoi dans les hautes sphères mais est tenue secrète. Émoi, évidemment, est un faible mot. Par ailleurs, le S.V.R. a désigné un de ses as, le colonel Sobchak pour élucider l’énigme. Je n’ai pu apprendre, hélas, quels résultats il a déjà enregistrés, si c’est le cas.
  
  - A quel domaine se réfèrent ces secrets ? Nucléaire ?
  
  - Je ne crois pas.
  
  Le khoziaïne sortit de sa poche une feuille de papier qu’il déplia.
  
  - Voici les spécialités des treize déserteurs.
  
  Effaré, Coplan découvrit que Lev Lazarovitch était sismologue, comme certains de ses collaborateurs, tandis que les autres étaient paléoclimatologues, climatologues, vulcanologues et météorologues.
  
  - Amusant, n’est-ce pas ? sourit Mourad Ajjeh. Quels secrets peuvent bien receler le ciel et les volcans ?
  
  Coplan lui renvoya son sourire.
  
  - Je vais chercher à le savoir. De votre côté, tâchez de déterminer quels résultats a obtenus Sobchak. Un as, dites-vous ?
  
  - Un des meilleurs spécialistes du S.V.R. Bien, maintenant que je vous ai fourni les renseignements que vous sollicitiez, abordons mes affaires personnelles. Votre gouvernement envisage de contingenter les importations en provenance de Russie. J’aimerais qu’il soit fait exception pour les miennes.
  
  - Je transmettrai votre requête à ma hiérarchie, promit Coplan.
  
  
  
  De retour à Paris, il rendit compte au Vieux qui se frotta les mains, satisfait.
  
  - En tout cas, la première partie des informations fournies par Gaddar est exacte. De mon côté, j’ai fait réunir un dossier sur Aboud Franji. Archimilliardaire, play-boy et soutien financier de la cause palestinienne, d’autres mouvements nationalistes du Moyen-Orient et des catholiques d’Irlande du Nord, sa mère étant d’ailleurs une Irlandaise catholique de Dublin. Dans ce dossier, Tiffany Deluisa est mentionnée comme étant la maîtresse en titre, sans que des détails particuliers soient donnés à son sujet. Dommage. Néanmoins, les dires de Gaddar, encore une fois, sont corroborés. En ce qui concerne les secrets que ces sismologues, vulcanologues et autres paléoclimatologues étaient susceptibles de détenir, je partage votre scepticisme, mais il y a peut-être anguille sous roche. Je vais me pencher sur la question.
  
  Le surlendemain, le Vieux réunit dans la salle de conférences de la D.G.S.E. les savants français les plus éminents dans les disciplines qu’avait recopiées le khoziaïne. Il leur avait communiqué les treize noms. Coplan était présent.
  
  La communauté scientifique internationale échangeant par-delà les frontières des renseignements susceptibles d’aider les recherches, il comptait que les treize noms seraient connus de ses invités et qu’ils parviendraient ainsi à déterminer dans quelle voie particulière œuvraient les treize disparus de Kirovabad. Son attente fut déçue. Certes, les personnes présentes connaissaient leurs homologues russes, surtout Lev Lazarovitch, mais en aucun cas ils ne voyaient quels secrets ils auraient pu découvrir ou détenir, ni quelle avancée technologique révolutionnaire ils auraient pu enregistrer.
  
  - Dans les domaines qui nous occupent, déclara un professeur chenu, les États-Unis et la France sont à l’avant-garde du progrès. Pour autant que je le sache, la Russie est en retrait.
  
  Les autres opinèrent gravement. Le Vieux eut beau insister, il n’obtint rien et la réunion prit fin. Sur le pas de la porte, cependant, un sismologue de réputation mondiale tourna les talons et revint dans la salle, l’air soucieux.
  
  - Oui ? encouragea le Vieux.
  
  - Général, je viens de penser, après coup, à deux choses. La première : Lazarovitch et ses assistants ont pu élaborer une théorie révolutionnaire. Il existe un précédent. En 1912, le géophysicien et météorologue allemand Alfred Wegener exposa sa théorie de la dérive des continents qui conduisit à celle du déplacement des fonds océaniques puis à celle de la tectonique des plaques sous-marines. Ces dernières, porteuses des continents et en perpétuel mouvement, entrent en contact, se séparent ou se chevauchent. En s’écartant, elles libèrent la lave en feu des profondeurs de la Terre, d’où les éruptions volcaniques. En se chevauchant, elles provoquent les tremblements de terre à cause de la violence de leur choc l’une contre l’autre. Lazarovitch aurait pu formuler une théorie tout aussi révolutionnaire à laquelle personne d’autre n’aurait pensé. La seconde : elle nous concerne en tant que Français. Il aurait pu avancer de façon considérable sur la théorie qui veut que, à terme, notre Côte d’Azur soit victime d’un épouvantable et catastrophique tremblement de terre (Authentique).
  
  Le Vieux et Coplan s’entre-regardèrent.
  
  - Voilà ce que j’avais à dire, général.
  
  - Je vous remercie, professeur.
  
  Le savant sortit et Coplan questionna :
  
  - Que fait-on ?
  
  - Vous continuez.
  
  Dans son bureau Coplan faxa au F.B.I. pour obtenir, si elle existait, une fiche sur Tiffany Deluisa, ainsi qu’une photographie. Il se garda bien d’effectuer une requête similaire à la C.I.A. En effet, celle-ci se méfierait si ses amis israéliens du Mossad l’avaient alertée. Inutile donc de l’informer que la D.G.S.E. foulait ses plates-bandes.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  
  
  
  La villa se situait dans la lignée des demeures pour nababs de Marbella. Cinq piscines dont deux à l’intérieur, quinze chambres, vingt-trois postes de télévision, vingt-six salles de bains aux robinets en or, trois courts de tennis et un parcours de golf. Et le soleil par-dessus.
  
  En attendant Coplan, Sierra Franji, une des filles d’Aboud Franji, se distrayait en taillant un rosier sous l’œil critique du jardinier qui, visiblement, aurait préféré qu’elle s’abstienne de lui confisquer son travail.
  
  Cette femme était un joyau. Visage de princesse aztèque encadré de cheveux bruns coupés court, éclairés de reflets roux. Un corps capiteux en amphore, d’un mat bronzé, aux formes incendiaires dans lequel coulait un sang que l’on devinait volcanique. Des seins orgueilleux et des yeux verts impénétrables comme la Baltique sous un ciel couvert.
  
  Elle était vêtue d’une minijupe jaune or en veau velours serrée par une ceinture tressée, qui dénudait ses longues jambes cuites par le soleil, et une chemisette pêche transparente. Ses pieds étaient chaussés d’espadrilles tachées de terre brune.
  
  - Francis Corlay ?
  
  Elle tendit une main énergique.
  
  - Venez donc.
  
  A l’intérieur, il régnait une fraîcheur de bon aloi. Elle fit apporter des Blue Lagons pour lesquels on n’avait pas lésiné sur le curaçao bleu. Au téléphone, Coplan lui avait déjà servi sa fable. Il était enquêteur pour le compte d’une banque française auprès de laquelle Tiffany Deluisa avait souscrit un emprunt important dont elle ne payait plus les échéances malgré les nombreuses lettres de rappel. L’emprunt n’avait été accordé qu’au vu de la caution signée par Aboud Franji. Or, ce dernier était mort et la banque s’inquiétait. Derechef, il raconta la même histoire.
  
  - Je comprends, assura-t-elle en portant son verre à ses lèvres.
  
  - Savez-vous où elle est ?
  
  - Hélas non. Elle s’est enfuie parce que, très probablement, il y a eu une terrible méprise. Je ne crois pas qu’elle ait assassiné mon père. Ce sont les Israéliens qui l’ont tué, pas Tiffany.
  
  Coplan eut froid au cœur. Si elle disait vrai, alors le Mossad était en possession des documents Lazarovitch et tout s’effondrait.
  
  - Vous avez des preuves ?
  
  - C’est une intuition. J’aime beaucoup Tiffany. Je la crois incapable d’un tel acte. Elle est bien trop bonne, sympathique et intelligente pour se livrer à une telle extrémité, même si mon père souhaitait rompre avec elle.
  
  Coplan, évidemment, ne pouvait évoquer la mallette sous peine de voir s’écrouler le personnage sous lequel il se présentait, qu’elle connaisse ou non, d’ailleurs, l’existence des documents Lazarovitch.
  
  - Vous pouvez me la décrire ?
  
  Elle eut un sourire indulgent.
  
  - Vous me trouvez jolie ? fit-elle en dardant sa langue au-dessus du bord de son verre et en se frottant la joue d’un air coquin.
  
  - Vous êtes ravissante. D’où vient ce prénom Sierra ?
  
  - Ma mère était mexicaine. Si vous me trouvez ravissante, vous devriez rencontrer Tiffany. Elle a une beauté épanouie et fascinante, comme une Aphrodite en nacre surgie tout droit de l’écume du reflux.
  
  - Belle image poétique.
  
  - Elle le mérite. Un corps divin, nourri toute l’année au jus de carotte, à la laitue assaisonnée d’un filet de citron, au poisson grillé et au fromage blanc sans matières grasses. Un visage aux mille facettes, tellement changeant que parfois je l’ai vue porter de grosses lunettes de myope pour s’enlaidir, ou alors, se métamorphoser en vamp lumineuse ou sulfureuse. C’est l’incarnation idéale de la féminité. Avec, en plus, un sourire d’ange.
  
  Coplan ne put s’empêcher de glisser, un brin fielleux :
  
  - Même avec des charmes ravageurs, un sourire d’ange dissimule quelquefois des dents de loup.
  
  - Je vois à quoi vous faites allusion, mais il faut comprendre les gens qui ne sont pas nés comme moi avec une cuillère d’argent dans la bouche.
  
  - J’aimerais voir une telle beauté. Vous avez une photo ?
  
  - Tiffany déteste se faire prendre en photo. Désolée.
  
  - Qu’aime-t-elle ou que déteste-t-elle encore ?
  
  - Elle aime le luxe, la mer et le yachting. Et lire. Elle dévore des tas de bouquins.
  
  - Et, vraiment, vous n’avez aucune idée de l’endroit vers lequel elle a fui ?
  
  - Vraiment non.
  
  Brusquement, Sierra sembla fébrile. Elle avait posé son verre vide et, alors que la température dans la pièce était fraîche, elle remonta sa jupe comme si elle avait trop chaud et fixa hardiment son visiteur.
  
  - Réellement, vous me trouvez jolie ?
  
  Coplan comprit instantanément et réalisa qu’il avait fait fausse route en pensant que la jeune femme devait témoigner de tendances saphiques en étant aussi dithyrambique sur la beauté de celle qui avait été la compagne de son père défunt.
  
  Il se leva en même temps qu’elle et déboutonna la chemisette. Réfractaires, les boutons du centre et du bas lui résistèrent.
  
  - Serais-tu plus habitué aux femmes qui empruntent qu’à celles qui donnent ? cingla-t-elle, sarcastique.
  
  Elle écarta ses mains et, impatiente, tira violemment sur le tissu pour faire sauter les boutons. Des seins fermes et généreux jaillirent gaillardement et Coplan caressa leur belle couleur miel, véritable hymne au soleil méditerranéen dont quelques paillettes dorées paraissaient encore s’accrocher aux menues taches de rousseur cernant les tétons brunâtres.
  
  Puis ses lèvres dessinèrent de lancinants cercles concentriques autour de leurs pointes qui se raidissaient.
  
  Elle haletait doucement en fermant les yeux. Sa main descendit le long de sa jambe, retroussa la jupe. Coplan entreprit de la débarrasser du slip. Alors, elle porta sa main libre au creux de ses cuisses. Souriant, Coplan tomba sur les genoux, écarta les doigts qui caressaient l’intimité humide et posa ses lèvres à leur place. Sous cette ardeur impérieuse qui la fouillait, elle se cambra pour s’offrir à cet homme dont l’étreinte allait la transporter. A dessein, elle refoulait de toutes ses forces le plaisir que la langue lui procurait, car elle se refusait à abréger l’extase qui, inexorablement, montait en elle. Pour ne pas crier, elle se mordait les lèvres, savourant la souffrance de sa bouche. Brusquement, elle agrippa les cheveux de Coplan et tira fort. Comme à regret, il se dégagea et se releva Sur le visage de la jeune femme, il lut le bouleversant résultat de ses caresses. Quand elle bascula sur le canapé, elle implora :
  
  - Prends-moi vite, tout de suite, sans me déshabiller !
  
  Il ne se fit pas prier plus longtemps. La chair qu’il étreignait était délectable. Quand il s’enfonça dans sa châsse humide, elle le serra comme dans un étau pour ne pas perdre ce corps qui s’arquait sur son ventre. Sierra faisait l’amour avec une ardeur démesurée, comme la naufragée solitaire sur une île déserte qui s’offre aux matelots du canot salvateur après des mois d’éprouvante continence.
  
  Au dernier coup de boutoir, elle émit un long gémissement extasié et embrassa fougueusement Coplan.
  
  - A l’exception des boutons de la chemisette, tu as été parfait, roucoula-t-elle.
  
  Le soir, ils dînèrent ensemble dans le restaurant le plus élégant de Marbella. Entre la poire et le fromage, Sierra mentionna que la villa avait été fouillée durant l’une de ses absences, mais rien n’avait été volé. Tout de suite, Coplan pensa au S.V.R. et au Mossad.
  
  - J’étais allée faire quelques emplettes Via Veneto à Rome. Des choses avaient été dérangées, oh presque rien, mais facile à déceler pour un œil averti comme le mien.
  
  - C’était quand ?
  
  - Il y a huit jours.
  
  Ainsi, le Mossad ou le S.V.R., ou les deux, avait huit jours d’avance sur lui, calcula Coplan.
  
  Cette nuit-là, ils la passèrent ensemble dans la somptueuse villa. Sierra refit l’amour avec une ardeur semblable. Dans la matinée, elle s’absenta pour un rendez-vous chez le coiffeur. Coplan en profita. Il lui fut facile de dénicher la chambre qu’avait occupée Tiffany Deluisa car des vêtements y traînaient encore ainsi qu’une valise de chez Vuitton ornée des initiales T.D. Dans cette pièce au charme désuet et bucolique, si étranger à la description que Sierra avait faite de la personnalité de la fugitive, la tête de lit et les rideaux offraient un tissu à fleurs. Des planches botaniques décoraient les murs. Coplan fouilla mais en fut pour ses frais. De même dans la chambre d’Aboud Franji et dans celle de Sierra. Il était vrai que la police, le S.V.R. ou le Mossad étaient déjà passés avant lui.
  
  Ce fut dans l’un des tiroirs de l’office qu’il découvrit les doubles des récépissés de livraison de caisses de champagne portant la signature de Tiffany Deluisa. Conformément à l’habitude américaine, chaque lettre du prénom et du patronyme était lisible et non gribouillée. Il les empocha. Trottant dans sa tête, un souvenir l’agaçait. Il retourna à la chambre de Tiffany et tomba en arrêt devant le plateau en cuivre. Dans le métal étaient scellées onze pointes d’obsidienne sur lesquelles étaient enfoncées de grosses bougies. Beaucoup de cire avait coulé sur dix d’entre elles, mais peu sur la onzième. Coplan s’avança et arracha celle-ci. En l’examinant de près, il détecta un creux. Avec la pointe d’une paire de ciseaux, il gratta la cire par le bas et, dans le vide, découvrit neuf feuilles de papier enroulées en fuseaux. Il les déplia.
  
  Bientôt, il eut en main neuf reçus de la Costreano, une banque domiciliée dans le paradis fiscal des îles Caïmans, pour des sommes variant entre 35 000 et 60 000 dollars, virées d’un compte au nom d’Aboud Franji aux Bahamas à un compte numéroté à la Costreano. En tout, pour environ 400 000 dollars, et s’étalant sur une période de dix jours. Coplan réfléchit. Si Tiffany Deluisa avait caché ces reçus, qu’elle avait dû oublier dans la fièvre consécutive à l’assassinat et à son départ précipité, c’est que, pressentant la rupture avec son amant, elle avait probablement volé l’argent à Aboud Franji en imitant, peut-être, sa signature sur les ordres de virement ou en communiquant son code secret. De toute façon, pour fuir et effacer ses traces, elle devait obligatoirement s’assurer une bonne assise financière et, avec un viatique de 400 000 dollars, elle était parée dans ce domaine.
  
  Il empocha les reçus, nettoya les débris de cire et replaça la bougie sur la pointe d’obsidienne. Aucun indice non plus dans le bureau d’Aboud Franji. Aussi Coplan piqua-t-il une tête dans la piscine. Il ressortait la tête quand Sierra revint de son rendez-vous. Ils déjeunèrent ensemble et Coplan la quitta après une ultime séance d’amour.
  
  En fin d’après-midi, il rendit visite au chef de la Brigade Criminelle de la Guardia Civil. L’Espagnol fut catégorique. Tiffany Deluisa était bien la meurtrière d’Aboud Franji. Il ne croyait pas du tout à la thèse exposées par la famille du défunt selon laquelle les Israéliens seraient responsables du crime. Des voisins avaient entendu les coups de feu et vu l’intéressée s’enfuir à bord de sa voiture retrouvée abandonnée à Torremolinos.
  
  - Où se serait-elle enfuie ? questionna Coplan.
  
  - A Tanger. Une véritable noria de bateaux dépose quotidiennement sur notre côte des immigrants africains clandestins. Au retour sur Tanger, ils sont vides. Je suis persuadé qu’elle a choisi cette route.
  
  - Vous avez enquêté à Tanger ?
  
  L’officier s’autorisa un sourire.
  
  - Là-bas, c’est le panier de crabes. Ce port est traditionnellement orienté vers les trafics de toutes sortes. Les truands tiennent le haut du pavé et les délateurs se font couper la gorge. Nous avons fait chou blanc. Si Tiffany Deluisa y a mis le prix, personne ne parlera. Quant à moi, j’ai diffusé un mandat d’arrêt international. J’espère qu’un jour ou l’autre il sera exécuté.
  
  
  
  De retour à Paris, Coplan rendit compte au Vieux et fit établir par le laboratoire des exemplaires agrandis de la signature de Tiffany Deluisa relevée sur les doubles des récépissés de livraison.
  
  Le F.B.I. avait répondu en précisant qu’il ne détenait pas de photographies de l’intéressée. Le curriculum vitae était bref :
  
  Tiffany Victoria Deluisa.
  
  Née le 22 novembre 1964 à San Diego, Californie.
  
  Parents décédés.
  
  Études à l’University of Southern California (U.S.C.).
  
  Langues étrangères : russe, arabe, espagnol.
  
  Fichée au F.B.I. parce qu’elle est la maîtresse du milliardaire palestinien Aboud Franji connu pour financer le mouvement palestinien et des groupes terroristes aux États-Unis.
  
  C’était tout.
  
  
  
  Le lendemain, Coplan prit l’avion pour Los Angeles. En taxi, il se fit conduire aux bâtiments de l’U.S.C. Dans la bibliothèque de la faculté des lettres, il consulta les annuaires des étudiants. Née en 1964, Tiffany avait certainement débarqué à l’université en 1982. Effectivement, il la débusqua cette année-là dans la classe de langues vivantes. Elle figurait également dans les annuaires de 1983, 1984 et 1985. Cependant, manquait sa photographie pour cette dernière année. Elle avait été découpée. Qui ? s’interrogea-t-il. Le S.V.R. ? Le Mossad ? La C.I.A. agissant pour le compte de Tel-Aviv ?
  
  Magnolia d’acier était le totem inscrit sous la photographie qui représentait, en format timbre-poste, une fille au visage sérieux, portant lunettes et coiffure sage, cheveux blonds, yeux clairs, paraissant plutôt jolie. Le cliché avait été pris en 1982 car il était exactement le même pour les années 1983 et 84. L’université ne gaspillait pas les fonds de ses étudiants en leur demandant de se faire photographier spécialement pour chaque annuaire. Elle se contentait de reproduire le premier cliché fourni.
  
  Il regarda autour de lui. Quelques étudiants penchés studieusement sur de gros bouquins et assez éloignés de lui. Subrepticement, à l’aide de ses ciseaux à ongles, il découpa la photographie de 1982.
  
  Dans un drugstore il acheta une enveloppe de papier kraft et y plaça le cliché ainsi qu’une brève missive destinée au Vieux lui demandant de faire exécuter des agrandissements en vieillissant le sujet d’une douzaine d’années après suppression des lunettes.
  
  En taxi, il se fit conduire au 8501 Wilshire Boulevard, à Beverly Hills, où se logeait l’agence d’Air France et remit l’enveloppe au directeur adjoint qui était un honorable correspondant de la D.G.S.E. Ainsi était-il certain qu’elle parviendrait dans les plus brefs délais entre les mains du Vieux.
  
  
  
  
  
  Tiffany Deluisa réintégra sa chambre et passa une robe simple de couleur beige. Dans le miroir, elle étudia son reflet. La robe lui collait au corps, moulant parfaitement ses courbes et leur conférant un soupçon de sensualité. Cette féminité qu’elle admirait dans la glace la troubla un instant, mais elle chassa vite cette faiblesse. L’heure n’était pas aux dévergondages.
  
  Elle repartit se confectionner un sophomore (Étudiant de deuxième année dans une université américaine) en souvenir de ses années d’étudiante à U.S.C. Une coupe de champagne, deux cuillerées d’alcool de poire et un filet d’angustura. Elle sirota le cocktail, assise à l’ombre devant la mer.
  
  Inéluctablement, ses pensées l’entraînèrent dans le passé immédiat.
  
  En catastrophe, elle avait embarqué sur le bateau des passeurs, des Marocains aux gueules sinistres. De justesse, l’embarcation avait échappé aux garde-côtes espagnols qui, à un moment, avaient même ouvert le feu à la mitrailleuse. Heureusement, le pilote était habile et semblait protégé par Allah. Au large de Tanger, le patron des négriers avait voulu la violer, aidé par son second. Elle avait été obligée de sortir son Colt. 32 en les insultant en arabe. Ils en étaient restés suffoqués car ils ignoraient qu’elle disposait d’un vocabulaire aussi riche en injures grossières. Dès cet instant, ils l’avaient respectée et, pour se faire pardonner, s’étaient entremis, une fois débarqués à Tanger, pour qu’elle déniche son faux passeport au nom de Zohra Soullaki, grâce auquel, sans encombre, elle avait été en mesure de voyager sur la T.A.P. jusqu’à Lisbonne, la tête cachée par le tchador. Quel fantastique camouflage constituait le tchador quand on était une fugitive, détenant en outre un passeport marocain au patronyme typiquement arabe !
  
  Elle ne s’était pas éternisée à Lisbonne. Dissimulée par le tchador, elle s’était envolée par la T.A.P. à Ponta Delgada aux Açores où elle s’était débarrassée du faux passeport et du tchador pour reprendre sa véritable identité et embarquer sur un charter de la Swissair à destination de Nassau aux Bahamas. Le passeport marocain ne lui était plus utile car elle aurait eu besoin du visa, qu’elle n’avait pas, pour entrer dans l’ex-colonie britannique.
  
  Aux Bahamas, elle avait loué les services d’un pilote privé qui s’était contenté de ramasser l’argent sans poser de questions, comme il seyait à quelqu’un habitué aux contrebandiers et aux passeurs de drogue ou de fonds illicites. Doté d’une verve intarissable, il avait durant la totalité du trajet conté ses exploits d’aviateur au Vietnam dans les années 70, mais s’était bien gardé d’être prolixe sur ses activités clandestines dans la mer des Caraïbes.
  
  Enfin, il l’avait déposée à Philipsburg, dans la portion néerlandaise de l’île de Saint-Martin.
  
  Tiffany espérait bien, en agissant comme elle l’avait fait, avoir semé d’éventuels poursuivants.
  
  On frappa à la porte. Elle posa son cocktail sur le dessus de la table en bois, se leva et alla ouvrir. Le représentant de l’agence entra et annonça :
  
  - Les formalités ont été accomplies. Voici les papiers et les clés.
  
  En échange, elle lui remit une enveloppe.
  
  - Vérifiez le montant du chèque, je vous prie.
  
  
  
  
  
  La prison dormait. Pas Mehmet Gaddar qui pensait à Aïcha, incarcérée à Fleury-Mérogis, et à ses trois enfants restés à Amman. De tout son cœur, il espérait que les Français allaient réussir et qu’ils tiendraient leurs promesses. Alors, Aïcha serait libérée et pourrait retourner s’occuper des deux garçons et de la fille.
  
  Leur avait-il fourni suffisamment de renseignements pour remonter la piste ? Depuis sa dernière entrevue avec le délégué de la D.G.S.E., il se posait la question, mais estimait avoir tout dit. Cette fois encore, il réfléchit en fumant à la chaîne. Finalement, il s’apprêtait à s’endormir lorsqu’un souvenir lui revint. Tabriz avait passé quelques jours en compagnie d’Aboud Franji et de Tiffany Deluisa sur le yacht du premier en mer Rouge et, quand Selim et lui étaient repartis, Tiffany leur avait remis des pointes d’obsidienne que lui avait envoyées sa sœur, archéologue au Belize.
  
  « - Quand vous ferez des Turcs prisonniers, avait-elle recommandé à Tabriz et à Selim, enfoncez-leur de ma part ces pointes dans le cœur ! »
  
  Était-ce un renseignement valable ? Était-il susceptible de mener les Français sur une piste ? A eux de décider, après tout. Une sœur archéologue au Belize... Tiffany Deluisa s’était-elle réfugiée auprès d’elle ? Au fait, où se situait donc le Belize ?
  
  Il calcula. Le lendemain, un de ses avocats devait lui rendre visite. Par son intermédiaire, il ferait alerter la D.G.S.E.
  
  Rasséréné, il éteignit son mégot et s’endormit.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  
  
  
  De Miami, Coplan avait emprunté un vol American Airlines à destination de Kingston en Jamaïque. De là, il était reparti pour la Grande Caïman à bord d’un 727 des Caïman Airlines. En réalité, il aurait pu rejoindre directement sa destination au départ de Miami, s’il n’avait pas voulu faire escale dans la capitale jamaïcaine, non pour y sacrifier au culte de Bob Marley, le pape du reggae, que maintenaient ses idoles rastafaris, mais pour y rencontrer Séverine Dejean, un agent Alpha, dont la science du maquillage, du déguisement et de la transformation était véritablement stupéfiante.
  
  « - Tu as sous la main un matériel sophistiqué ? » s’était-il enquis.
  
  Elle était de taille moyenne, un visage joli sans plus, la peau claire comme ses yeux, la taille mince et la poitrine confidentielle. Mollet rond et cuisse généreuse, elle possédait une silhouette qui ne pouvait renier son passé de petit rat de l’Opéra, une carrière de danseuse qu’elle avait vite abandonnée par goût de l’action. Détenant le grade de lieutenant au sein de la D.G.S.E., elle était chargée de missions dans les Caraïbes, secteur que surveillait particulièrement le Vieux en raison de la proximité des possessions françaises des Antilles. En fait, sa silhouette, ses traits et son allure générale étaient trompeurs car, avec art, elle savait se transformer en femme fatale, en blonde incendiaire, en égérie pour loubards vicieux, en businesswoman raide et frigide ou en prostituée de bas étage. Sans jamais être démasquée.
  
  Avec maestria, elle savait garnir sa poitrine un peu absente de seins opulents qui tournaient la tête de ses admirateurs, et se farder le visage comme une vamp ou, avec un génie sans égal, s’enlaidir et se vieillir au point de paraître le double de son âge. Un jour, le Vieux lui avait décerné un superbe compliment :
  
  « - Si on lui demandait d’être cul-de-jatte, elle réussirait à escamoter ses jambes ! »
  
  Avant de répondre à la question de Coplan, elle avait gravement hoché la tête car elle s’accordait toujours un temps de réflexion et se refusait, par principe, à répondre spontanément.
  
  « - A vrai dire, je n’ai pas grand-chose. Ce n’est pas dans le cadre de ma mission actuelle d’être équipée. »
  
  « - Je m’en doutais. »
  
  Il avait sorti l’enveloppe contenant l’argent remis par le Vieux. Elle l’avait prise et avait compté les coupures.
  
  « - Le grand jeu ? »
  
  « - Je ne sais pas encore. »
  
  « - Quel genre ? Plus jeune, plus vieux ? Élégant, excentrique, décontracté ? Brune, rousse, blonde ? Cheveux courts, longs, teints ou perruque ? »
  
  Il avait secoué la tête.
  
  « - Pour le moment, je nage. Plus grande que toi. Jolie. Pour le reste du type physique, je l’ignore. Vêtements plutôt élégants, sans forcer. Accent américain. J’espère t’en dire plus dans quelque temps. »
  
  « - D’accord, Francis. »
  
  Dans le 727, Coplan rafraîchit sa mémoire sur les îles Caïmans en lisant la brochure que le gouverneur de cette colonie britannique avait fait éditer. Trois îles. La principale, la Grande Caïman, et deux autres plus petites qui comptaient peu d’habitants et que dédaignaient les touristes. La première, en revanche, se peuplait de 25 000 habitants sur une superficie de 122 kilomètres carrés. On y dénombrait 384 banques et près de 13 000 sociétés qui avaient établi leur siège dans ce paradis fiscal où les impôts sur le revenu et les taxes sur les sociétés étaient inconnus et où le secret bancaire avait force de loi. La colonie tirait ses ressources des taxes sur les importations, des droits d’enregistrement des sociétés et du tourisme particulièrement florissant sur cette île enchanteresses qui ignorait le chômage et la criminalité.
  
  Quand l’avion atterrit, le soleil commençait à décliner. Une brise venue de la mer taquinait le drapeau bleu encarté des couleurs britanniques auquel en 1958 on avait ajouté une tortue, un ananas et trois étoiles pour les trois îles, avec la devise He Hath founded it upon the seas (Dieu les a fondées par-dessus les mers).
  
  Après avoir passé la douane et l’immigration, Coplan loua une rutilante BMW 850 CSi. Il ne pouvait faire moins. Ici, dans ce paradis fiscal, les gens sérieux roulaient dans des voitures de luxe. Certes, dans une île qui mesurait 32 kilomètres de long sur 12 de large dans sa partie la moins étroite, il était inconcevable de pousser la BMW à sa vitesse limite de 250 km/h. Peu importait. Seul prévalait le prestige.
  
  Sur la route poussiéreuse menant à Georgetown, la capitale, roulaient les voitures luxueuses, les taxis, les scooters et les bicyclettes des autochtones chez qui on comptait 80 % de Noirs pour 20 % de Blancs. Sur les côtés, défilaient des maisons basses, au toit en tôle ondulée, peintes de couleurs vives, en retrait de jardinets soigneusement entretenus. Puis apparurent les demeures de style colonial à plusieurs étages, aux balcons ouvragés, riches et arrogantes, qui semblaient défier dans leur fierté les immeubles ultra-modernes où se logeaient les banques et les représentations des 13 000 sociétés domiciliées dans le cœur des affaires.
  
  Dans sa chambre d’hôtel, Coplan prit une douche et changea de vêtements. Le long de la plage de Seven Mile, il choisit un restaurant jamaïcain et se régala de poisson grillé, arrosé d’une sauce outrancièrement relevée à la mode africaine. Le vin blanc, importé de Californie, était fruité à souhait. Sur la terrasse, l’orchestre jouait d’antiques calypsos et de modernes reggaes. Il alla inviter à danser une fille esseulée à une table qui fixait avec morosité son verre de pina colada.
  
  Elle avait une peau café au lait, des yeux noirs en amande, des lèvres sensuelles et des cheveux noirs et frisés qui descendaient en cascades sur ses épaules. Moulé dans un T-shirt blanc et transparent, son corps révélait une poitrine arrogante et une taille de guêpe. Sa jupe bariolée comme un paréo était fendue sur le côté en dénudant une cuisse affriolante.
  
  Elle accepta l’invitation et tout de suite se colla contre Coplan à la manière d’une ventouse. De son cou montaient des effluves de Shalimar, mêlés à une envoûtante odeur de chair en folie. Comme par hasard, l’orchestre retourna à son penchant favori, un calypso mélancolique qui avait fait le succès de Harry Belafonte, et elle s’abandonna complètement. Coplan apprit qu’elle se nommait Reevah Stanford et qu’elle travaillait à la Wilbur Trust & Savings, l’une des 384 banques qui prospéraient sur la Grande Caïman.
  
  Les choses semblaient bien engagées entre eux jusqu’à ce qu’un homme arrive, qui parut choqué que Reevah danse avec un inconnu. Il avait le visage fat et prétentieux du macho qui ne souffre aucune infidélité. Mal à l’aise, elle fit les présentations et l’homme la saisit brutalement par le bras et l’entraîna vers l’escalier qui conduisait à la plage.
  
  - Désolée, eut-elle le temps de lancer par-dessus son épaule.
  
  Dégoûté, Coplan régla son addition et regagna son hôtel.
  
  Le lendemain, il se présenta à l’agence immobilière la plus florissante de la ville. La réceptionniste qui l’avait vu descendre de la BMW garée le long du trottoir lui adressa un sourire chaleureux.
  
  - Je voudrais louer une maison.
  
  - Mr. Lawton va s’occuper de vous.
  
  L’intéressé avait cette allure énergique des gens qui connaissent le prix de l’argent. Il ouvrit un album et le feuilleta pour l’édification de Coplan en vantant, à une cadence de mitrailleuse, les mérites des demeures dont il assurait la location. Coplan porta son choix sur trois d’entre elles et tous deux partirent les visiter à bord de la BMW qui impressionna favorablement l’agent immobilier. Finalement, Coplan se décida pour la Soraya Mansion qui tirait son nom de la présence entre ses murs, dix ans plus tôt, de l’ex-chabanou d’Iran. De retour à l’agence, Lawton établit le contrat renouvelable par tacite reconduction de mois en mois et Coplan lui versa en liquide la caution et le premier mois de loyer. Lawton lui délivra un reçu et lui remit les clés.
  
  - Vous vous y plairez, assura-t-il. La femme de ménage vient tous les jours entre dix heures et midi.
  
  Coplan était satisfait de son choix. Soraya Mansion était meublée et se logeait à l’écart, au-delà de l’extrémité de la plage de Seven Mile.
  
  Son étape suivante fut la Costreano Bank. L’hôtesse était souriante. C’était la moindre des choses sur une île où les comptes des particuliers descendaient rarement en dessous de cinq cent mille dollars.
  
  - Je voudrais ouvrir un compte.
  
  - J’appelle Mr. Sandringham.
  
  Celui-ci avait la démarche raide du torero que l’on a recousu après que les cornes du taureau lui eurent labouré la cuisse.
  
  - Un barracuda m’a dévoré un mollet, expliqua-t-il en captant le coup d’œil perplexe de son nouveau client. Plus question d’explorations sous-marines.
  
  Dans son bureau, Coplan déposa une liasse de dix coupures de mille dollars.
  
  - Dix mille dollars. Une faible somme au départ, mais j’attends sous peu un très gros virement.
  
  - Chez nous, le petit poisson devient toujours gros. Laissez-moi vous indiquer la politique que nous pratiquons dans cet établissement. Plusieurs options vous sont offertes. D’abord, en ce qui concerne la nature du compte. Il est courant ou géré. Dans la seconde hypothèse, le minimum que nous requérons s’élève à cinq cent mille dollars. Cette disposition exclut dans un premier temps que vos dix mille dollars soient rémunérés. Ensuite, en ce qui concerne la manipulation du compte. Il vous est loisible de me fournir votre identité, réelle ou choisie à votre gré, ou de recourir à un ou plusieurs numéros dont celui de votre code personnel.
  
  Feignant d’être confus, Coplan secoua la tête.
  
  - Je suis un homme simple, Mr. Sandringham, qui déteste les complications. Mon nom est Francis Corlay et je souhaite un compte courant. Fournissez-moi uniquement le numéro. Moi je vous donne mon adresse à Seven Mile.
  
  - Même pas un code d’accès ? s’étonna le banquier.
  
  - Non.
  
  - Un autre bénéficiaire ?
  
  - Non plus.
  
  La séance terminée, Sandringham sortit d’un placard deux verres et une bouteille de scotch.
  
  - Célébrons la venue d’un nouveau client. Vous serez satisfait de nos services. Efficacité et discrétion. Les Suisses nous envieraient notre passion du secret bancaire.
  
  - Je vous en félicite.
  
  Midi sonnait quand Coplan s’embusqua près de l’immeuble abritant la Wilbur Trust & Savings. De loin, il vit sortir Reevah Stanford. A pas rapides, il la rejoignit et lui saisit le bras.
  
  - Je risque probablement ma vie en vous abordant.
  
  Elle éclata de rire.
  
  - Ainsi, vous ne m’avez pas oubliée ?
  
  - J’étais frustré la nuit dernière.
  
  - Recommençons aujourd’hui notre soirée interrompue. Jimmy s’est envolé pour Miami voici un quart d’heure. Dix-neuf heures au même endroit ?
  
  - Volontiers.
  
  - Pardonnez-moi si je vous quitte brutalement, j’ai juste dix minutes pour avaler un sandwich.
  
  Reevah n’était pas conventionnelle. Comme la veille, elle avait passé un T-shirt, mauve cette fois, et une minijupe rouge, fendue sur le côté à mi-hauteur. Coplan l’attendait depuis une bonne vingtaine de minutes. Reevah n’était pas une fanatique de la ponctualité.
  
  Ils dînèrent, dansèrent et elle ne fit aucune difficulté pour suivre Coplan dans la demeure qu’il avait louée le matin même à l’extrémité de Seven Mile.
  
  - Demain, c’est samedi, je ne travaille pas. Nous avons tout le temps de nous amuser, déclara-t-elle.
  
  Reevah faisait l’amour comme une chatte sauvage, toutes griffes dehors comme si elle se défendait contre un viol dont le parfum brutal et inédit la courberait sous sa loi qu’avec désespoir, mais volupté, elle accepterait avec joie. Elle mordait aussi. C’était une tigresse affamée et impétueuse qui feulait de plaisir sous l’étreinte et dont la langue, telle une sarbacane, semblait démesurée. Un sang généreux coulait dans ses veines, sans doute un cocktail issu du brassage des races qui avaient foulé le sol des Antilles, si bien qu’elle ne consentait aucun répit à son partenaire, exigeante et ombrageuse, indocile et tourmentée, puis humble et quémandeuse.
  
  Ses cuisses nerveuses enserraient les hanches de Coplan comme dans un étau et lui imprimaient son propre rythme qui cascadait comme un torrent. Ensemble, ils atteignirent au spasme final et, fougueusement, elle l’embrassa à pleine bouche.
  
  - Tu es un lion, murmura-t-elle, éblouie.
  
  Ils refirent plusieurs fois l’amour. Dans les intervalles, Coplan l’interrogea habilement. Fin psychologue, il disséqua assez rapidement sa personnalité. Prisonnière des 122 kilomètres carrés de cette île, ambitieuse, elle aspirait à émigrer aux États-Unis, le miroir aux alouettes pour beaucoup, sans se douter que, pour elle qui avait du sang noir dans les veines, les conditions de vie seraient bien plus rudes que dans ce paradis tropical. Il n’existait aucun moyen de la détromper et, de toute manière, Coplan ne s’y risqua pas. Il la sentait butée.
  
  - Le seul ennui, grimaça-t-elle, c’est l’argent. Il me faudrait beaucoup d’argent pour m’établir. Je voudrais monter un magasin de vêtements de luxe.
  
  Ce fut le matin que Coplan abattit ses cartes. Le réfrigérateur était plein de victuailles que Coplan avait achetées dans la journée et Reevah préparait le breakfast. En lui tournant le dos, elle cuisinait des œufs sur le plat.
  
  - Pour l’argent, je pourrais peut-être t’aider, lança-t-il.
  
  - Vraiment ?
  
  - Pas une fortune, évidemment.
  
  - Combien ?
  
  - Dix mille dollars.
  
  - Qu’est-ce que j’aurais à faire ?
  
  Coplan alluma une des Gitanes apportées de France et, rêveur, laissa la fumée rouler sur sa langue. Puis, se ressaisissant, répondit :
  
  - Tu es un peu rusée, n’est-ce pas ?
  
  - Quelle femme ne l’est pas ?
  
  - Alors, tu n’auras presque rien à faire.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  
  
  
  De retour à Paris, Coplan rendit compte au Vieux et examina avec soin les exemplaires de la signature de Tiffany Deluisa reproduite par le laboratoire, ainsi que les agrandissements de la photographie prélevée sur l’annuaire de l’U.S.C. et les retouches qui y avaient été apportées.
  
  En définitive, il se révéla assez satisfait et expédia à Séverine Dejean à Kingston la signature et la photographie. A charge pour elle d’imiter la première et de ressembler à la seconde.
  
  Ensuite, il partit pour la prison de la Santé. A nouveau, ses narines furent agressées par cette odeur particulière aux lieux de détention.
  
  Mehmet Gaddar frétillait d’aise.
  
  - Mon renseignement peut-il vous servir ?
  
  - Dans l’éventualité où la sœur saurait quelque chose. Vous n’avez rien d’autre sur elle ?
  
  - Je sais juste qu’elle est archéologue au Belize. Au fait, où se trouve le Belize ?
  
  - En Amérique centrale. C’est un pays enclavé dans le Mexique et dans le Guatemala sur la côte de la mer des Caraïbes. Anciennement dénommé le Honduras britannique.
  
  - Je vois. En ce qui concerne Tiffany Deluisa, vous avez enregistré des progrès ?
  
  Coplan secoua la tête, navré.
  
  - Rien encore.
  
  Son entrevue avec le Kurde fut brève et il regagna le boulevard Mortier. A présent, il comprenait d’où provenaient les pointes d’obsidienne scellées dans le plateau en cuivre aux onze bougies qui avait servi de cachette à Tiffany Deluisa pour ses reçus de la banque Costreano.
  
  Par le biais de l’attaché naval à l’ambassade de France à Washington, qui était le correspondant de la D.G.S.E., il contacta le Département d’Archéologie du State Department et apprit qu’une seule mission américaine opérait au Belize. Effectivement, cette équipe comprenait dans ses membres une femme au patronyme de Deluisa et prénommée Charmaine. La mission était stationnée à Frederick Catherwood III, un site ainsi baptisé en l’honneur du découvreur en 1839 du premier temple maya, et qui était situé à dix kilomètres de la frontière guatémaltèque, au sud de Caracol.
  
  Le lendemain, Coplan reprit l’avion à destination du Belize via Miami et Kingston.
  
  
  
  
  
  Youri Sobchak injuria grossièrement Gregori Kogol :
  
  - Fils de pute, tu ne sais plus doser ? C’est la perestroïka qui t’a ramolli ? Dans l’ancien temps, je t’aurais collé une balle dans la tête pour avoir commis une pareille bourde !
  
  - On n’est plus dans l’ancien temps, tenta d’apaiser Maksim Devlanan qui, comme les autres membres du commando, détestait leur chef.
  
  Sobchak brandit son Tokarev. Il n’avait nullement l’intention de tirer sur Kogol. Son geste était destiné à impressionner. Empourpré de colère, il se dit que ces salopards méritaient une bonne leçon. Depuis la perestroïka, le K.G.B., rebaptisé S.V.R., n’était plus le même. Où étaient le merveilleux professionnalisme d’antan, la rigueur et la discipline du temps de la guerre froide ? Après celui de Berlin, c’étaient d’autres murs qui tombaient les uns après les autres. Et, dans la poussière qui accompagnait leur chute, s’effilochaient le bel optimisme et la bonne conscience qui avaient si longtemps habité l’âme de Youri Sobchak. Ces pourris commençaient à boire du Coca-Cola, à se vêtir de chemises hawaïennes, à acheter au marché noir les derniers disques de rock et de country music. Combien de temps encore avant qu’ils passent chez les Yankees avec armes et bagages ?
  
  Une bonne leçon, mais laquelle ? Il n’en connaissait qu’une : la balle de 9 mm. Malheureusement, c’était impossible.
  
  - Que fait-on ? s’impatienta Leonid Vestny.
  
  Incrédule, Gregori Kogol pratiquait encore le bouche-à-bouche pour tenter de ranimer Sierra Franji.
  
  - Tu vois bien qu’elle est morte ! hurla Sobchak. Et morte par ta faute ! Tu as trop forcé la dose !
  
  - Elle a quand même parlé, remarqua Devlanan, volant encore une fois au secours de son camarade.
  
  - Parlé, mon cul ! s’emporta Sobchak.
  
  Grâce à un effort surhumain, il se calma.
  
  - Bon, il faut quitter Marbella en quatrième vitesse. Laissons son cadavre ici. Avec un peu de chance, l’autopsie conclura à une mort naturelle par arrêt cardiaque. Le corps est intact. Pas de marques suspectes. Effaçons les traces de notre passage.
  
  - Après le père, la fille, rigola avec cynisme Piotr Zoubov.
  
  Pendant que ses hommes s’affairaient, Sobchak retourna dans sa tête l’une des confidences de Sierra Franji. Qui était en réalité ce Français, ce Francis Corlay, qui était venu interroger la morte au sujet de Tiffany Deluisa ?
  
  
  
  
  
  L’indolence régnait en maîtresse incontestée à l’aéroport de Belize et Coplan patientait inlassablement en compagnie des autres passagers pourtant peu nombreux. Douaniers et fonctionnaires de police et d’immigration témoignaient d’une lenteur qui n’avait pour seule excuse que la chaleur qui tombait lourdement sur les épaules, si bien que la devise nationale, « Je prospère dans l’ombre », qui s’étalait sous le drapeau bleu aux bords rouge et vert, se parait de connotations ironiques.
  
  Coplan passa enfin les divers contrôles et prit un taxi pour se faire conduire à l’hôtel où il avait réservé une chambre.
  
  Le lendemain, il acheta en ville des cartes géographiques, loua une Jeep Cherokee dans laquelle il entassa des bouteilles d’eau minérale et des victuailles et prit la route en direction du site que fouillait la mission archéologique à laquelle appartenait Charmaine Deluisa.
  
  Bientôt, le paysage d’orangeraies, de rizières, de plantations de canne à sucre, de cultures de maïs, de bananiers et de citronniers s’estompa pour faire place à la forêt qui occupait les neuf dixièmes du territoire. La route se transforma en mauvais chemins, troués de fondrières boueuses dans lesquelles cahotait la Cherokee. L’air était infesté de moustiques. Aux troncs cannelés des cyprès chauves succédèrent les orgueilleux casuarinas qui drapaient leurs frondaisons dans la mousse espagnole formant une gigantesque toile d’araignée que déchiraient les oiseaux multicolores. Après ce décor à la Frankenstein, Coplan aborda un arroyo et dut s’arrêter pour ramasser de grosses branches tombées d’un banyan dont il se servit pour construire un pont précaire sur lequel il s’engagea en croyant mille fois que la Cherokee allait chavirer dans l’eau boueuse.
  
  Après avoir franchi cet obstacle, il évita de justesse une zone marécageuse, coupée de sables mouvants, puis longea un lac paisible qui s’offrait comme une récompense après ces péripéties. L’eau était limpide, chauffée par l’ardent soleil. Des hérons blancs, des flamants roses et des jabirus au plumage blanc et saphir se promenaient majestueusement sur la berge en guettant le poisson.
  
  Après ce spectacle reposant, Coplan retrouva l’étuve et la brume poisseuse. Grâce cependant aux sarracenias et à leurs feuilles enroulées en cornet pour piéger les insectes, les moustiques n’avaient plus droit de cité dans cette partie de la forêt subtropicale.
  
  En fin d’après-midi, il atteignit Frederick Catherwood III. Ici, conformément à la vision américaine de ce que devait être une entreprise, les choses avaient été faites en grand. Le camp de tentes était une petite ville. Tronçonneuses et bulldozers avaient coupé les arbres et égalisé le terrain. On avait engagé des autochtones qui avaient déblayé les ruines sous la direction des archéologues.
  
  Coplan se fit indiquer la tente du chef de mission, un certain Rudolf Scheibel qui parlait avec l’accent prononcé du Texas. Il lui présenta sa fausse carte de presse internationale et lui déclara qu’il effectuait un reportage sur la découverte de nouveaux sites de la civilisation maya, ce qui lui gagna immédiatement la sympathie de l’archéologue. L’Américain le guida jusqu’à une tente libre.
  
  - Installez-vous. Je vous attends car je voudrais vous montrer ce que nous venons de mettre à jour.
  
  Coplan vida la Cherokee et suivit Scheibel qui l’entraîna vers les ruines du temple et s’arrêta devant un bas-relief en invitant son visiteur à se pencher.
  
  - Ce tableau représente le roi Xaxcogar et la reine Xaxtetex. Regardez cette corde. La reine la passe à travers le trou qu’elle a creusé dans le sexe de son époux et l’introduit dans le trou qu’elle a foré dans sa propre langue. Cette scène illustre à la perfection le goût des Mayas pour l’effusion de sang et la souffrance.
  
  - Comment tenaient-ils le coup quand ils s’infligeaient de telles tortures ?
  
  - En utilisant des drogues. Des hallucinogènes à base d’herbes tropicales. Ces hallucinogènes et la souffrance, prétendaient-ils, leur permettaient de communiquer avec leurs ancêtres. Ici, je parle de l’élite puisque les Mayas constituaient une société élitiste, cruelle avec eux-mêmes mais surtout avec les classes inférieures qu’ils soumettaient aux sacrifices humains. Les ancêtres indiquaient au roi ce qu’il devait faire. La plupart du temps, la guerre. Ce qui explique en partie la disparition de cette civilisation au Xe siècle de notre ère. La population maya fut décimée par ces guerres incessantes.
  
  - En partie, vous avez dit ? questionna Coplan dans la peau du journaliste avide d’informations.
  
  - Personnellement, j’ai tendance à penser que la raison principale a été la surexploitation de l’écosystème pluie-forêt dont dépendaient les Mayas pour leur nourriture. Selon mes analyses, au Xe siècle, il n’existait plus de forêt tropicale et les Mayas sont morts de faim.
  
  Coplan regarda autour de lui.
  
  - La forêt tropicale a repoussé depuis.
  
  - Et elle a envahi et détruit partiellement les vestiges. Ce que vous avez devant vous ce sont des ruines. Imaginez que durant le premier millénaire, cette région comptait 200 habitants au kilomètre carré.
  
  - Trois fois plus qu’en France aujourd’hui.
  
  Durant les trois jours qui suivirent, Coplan joua consciencieusement son rôle de journaliste et prit de nombreux clichés des ruines et des bas-reliefs. En outre, quotidiennement, il s’entretenait longuement avec Scheibel. En réalité, durant son voyage à travers la jungle, il avait pesé le pour et le contre. Tiffany Deluisa avait pu chercher refuge auprès de sa sœur. C’était une possibilité qui ne pouvait être éliminée à la légère. A vrai dire, il n’y croyait pas beaucoup, compte tenu de la personnalité de la fugitive. Néanmoins, il convenait de la prendre en considération.
  
  Dans la journée, durant ces trois jours, il visita subrepticement les tentes en profitant de ce que les membres de la mission et les autochtones travaillaient sur les chantiers. Le soir venu, avant de prendre son dîner en compagnie de Scheibel, il distribuait des poignées de dollars de Belize aux ouvriers en leur montrant la photographie de Tiffany réarrangée par les techniciens de la D.G.S.E. Avaient-ils vu cette femme dans les parages ?
  
  La réponse était systématiquement négative.
  
  Naturellement, il avait apporté une attention toute particulière à la visite effectuée dans la tente de Charmaine Deluisa, et avait été déçu. Beaucoup d’ouvrages littéraires, de cahiers de notes, de photographies des ruines mayas, mais pour ainsi dire rien de personnel ou concernant sa vie privée. Pas de correspondance. Un seul lit dans la tente, pas de sac de couchage. Quant à la garde-robe, elle était surtout pratique. Tenues kaki ou treillis militaires vert olive, bottes. Une seule moustiquaire.
  
  Au bout de ces trois jours, il était convaincu que la fugitive ne se cachait pas ici. La jungle, évidemment, était exclue. Les conditions de vie étaient par trop éprouvantes pour qu’elle ne se lasse pas rapidement. Habilement, il avait aussi interrogé Scheibel sur les visites qu’il recevait. D’autres journalistes l’avaient-ils précédé ?
  
  - Personne n’est jamais venu nous voir depuis que nous sommes ici.
  
  - Même des parents, épouses ou époux, frères ou sœurs, des membres de la mission ?
  
  - Non. La jungle n’a jamais attiré personne, sauf les scientifiques.
  
  Le lendemain, Coplan décida de passer à l’action. Il avait repéré le secteur dévolu à Charmaine Deluisa.
  
  Bottée et engoncée dans une inélégante tenue kaki, elle offrait une silhouette lourde, un visage ingrat et des yeux qui louchaient et qui ne s’accordaient guère avec son prénom. En aucun cas, Sierra Franji n’aurait été dithyrambique sur sa beauté comme elle l’avait été au sujet de sa sœur, pensa Coplan. Entourée d’ouvriers, l’archéologue dirigeait leurs travaux.
  
  - Je recherche votre sœur ; j’ai été engagée par Sierra Franji, la fille d’Aboud Franji dont on accuse Tiffany d’être la meurtrière, fabula Coplan. Sierra Franji ne croit pas du tout à la culpabilité de votre sœur et voudrait reprendre contact avec elle afin de l’aider à assurer sa défense.
  
  Charmaine parut tomber des nues.
  
  - Tiff accusée de meurtre ?
  
  Coplan la mit au courant en omettant sciemment d’évoquer la mallette.
  
  - Mais elle est innocente, conclut-il. Sierra Franji et moi le prouverons.
  
  L’archéologue restait pétrifiée.
  
  - Savez-vous où elle pourrait avoir cherché refuge ? questionna-t-il.
  
  - Non. En fait, nous ne sommes pas très liées. Nos univers et nos préoccupations sont si différents. Pour être franche, je n’ai pas de nouvelles d’elle depuis plusieurs mois, depuis que nous avons commencé ces fouilles. Non, attendez, je me trompe, elle m’a remerciée quand je lui ai envoyé des pointes d’obsidienne, une bonne vingtaine. Elle voulait ressusciter une vieille coutume comanche...
  
  - Comanche ? releva Coplan, étonné.
  
  - Tiff et moi, pardon, je l’appelle toujours Tiff et non Tiffany, sommes d’origine comanche, oh très éloignée. Nous n’avons pas plus d’un huitième de sang peau-rouge dans les veines qui nous vient d’une arrière-grand-mère maternelle. Néanmoins, dans notre enfance, notre mère, pour conjurer le mauvais sort, faisait brûler au soleil couchant onze bougies plantées sur des pointes d’obsidienne. Les Comanches jurent que cette méthode porte chance.
  
  Coplan revit le plateau en cuivre à Marbella. La méthode avait-elle réellement porté chance à Tiff, comme l’appelait sa sœur ?
  
  - Mais je croyais que vous étiez journaliste ? fit soudain Charmaine, sévère.
  
  Coplan lui explique pourquoi il avait endossé ce personnage.
  
  - Après tout, si Tiff avait été ici, il aurait été plus logique pour moi de m’adresser directement à elle, conclut-il.
  
  Ce soir-là, il dîna avec elle dans sa tente.
  
  - Je suis dans mon élément ici chez les Mayas, fit-elle à un moment, l’air rêveur. Peut-être parce que je louche ?
  
  - Je ne vois pas le rapprochement, renvoya-t-il, éberlué.
  
  - Les Mayas possédaient un sens esthétique qui nous est étranger. Ils considéraient qu’un strabisme convergent est une marque d’honneur accordée par les dieux.
  
  Coplan n’apprit pas grand-chose sur Tiffany qu’il ne savait déjà, si l’on écartait les souvenirs d’enfance et d’adolescence. Ses passe-temps favoris, yachting et lecture. Et le goût du luxe et de l’argent, sans oublier sa passion pour ses origines Comanches.
  
  - D’ailleurs, Tiff a une excellente amie, passionnée elle aussi par les coutumes indiennes d’Amérique, elle-même étant d’origine yanomami, mi-brésilienne, mi-costa-ricaine, et fervente de macumba. C’est une fille bizarre, fascinée par les bas-fonds, qui adore la compagnie des prostitués hommes et femmes bien qu’elle ait appartenu à la jeunesse dorée de Rio de Janeiro. Elle n’hésite pas à faire le coup de poing contre ses rivales quand un homme est en jeu. Tiff me l’a présentée et, à chaque fois, je me suis sentie mal à l’aise.
  
  - Où peut-on la trouver ?
  
  - Elle s’appelle Raquel Teixeira et vit à Puntarenas au Costa-Rica. Je n’ai pas l’adresse exacte.
  
  - Quelle est sa profession ?
  
  - Aucune. Elle est mariée et son époux est acteur de cinéma. Il pourvoit aux besoins du ménage.
  
  - Teixeira, c’est le nom du mari ?
  
  - Du mari.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  
  
  
  De retour à Belize, la capitale, Coplan rendit compte au Vieux, restitua la Jeep Cherokee et, par la compagnie Aerolineas Cristobal Colon, s’envola pour le Costa Rica.
  
  Dès qu’il eut bouclé sa ceinture, il médita sur le renseignement que venait de lui fournir le patron des Services spéciaux. Sierra Franji avait été découverte morte à Marbella. L’autopsie avait révélé la présence de substances suspectes dans son corps ainsi que des traces de piqûres qui n’étaient pas celles d’une droguée habituée d’un tel usage. Avait-elle accompli une tentative dans cette voie ? Étant une néophyte, avait-elle exagéré la dose ? Le Vieux ne le croyait pas. Coplan non plus, d’ailleurs. Pour lui, le Mossad ou le S.V.R. était passé par là. Plutôt le S.V.R. sans doute, car le Mossad était plus habile et plus subtil. Une erreur dans le dosage, peut-être, de drogues destinées à soutirer des aveux. Mais pourquoi diable abandonner un cadavre compromettant et ne pas le faire disparaître ? Convenablement rémunéré, un négrier de Tanger aurait rendu ce service en jetant le corps en Méditerranée après l’avoir découpé.
  
  Mais que savait la jeune femme d’autre que ce qu’elle lui avait dit ?
  
  Plus tard, il lut la brochure gouvernementale consacrée au Costa Rica. Ce nom de « Côte Riche » venait de l’impression ressentie par Christophe Colomb en septembre 1502 quand il débarqua et que des chefs indiens couverts d’or l’accueillirent et le couvrirent de somptueux cadeaux. Coplan nota qu’on y parlait espagnol, anglais, français, chinois et yiddish et releva le passage qui clamait avec fierté : « En contraste avec les autres nations d’Amérique latine, le Costa Rica est exempt de traditions de putsches, de coups d’État ou de pronunciamientos. Le dernier soulèvement militaire eut lieu en 1948 et, l’année suivante, l’Armée fut supprimée. Le Costa Rica se glorifie d’être le seul pays au monde sans budget militaire. Une police démocratique nous suffît. »
  
  Coplan se demanda à combien se montait le budget de cette police démocratique et s’il n’était pas plus élevé que celui qui aurait été consacré à une armée.
  
  A l’aéroport de San José, la capitale, Coplan loua une Buick Skylark et partit pour Puntarenas qui était distante de 130 kilomètres en direction de l’océan Pacifique.
  
  A dessein, il choisit un hôtel modeste et consulta l’annuaire téléphonique. Pas de Teixeira dans les colonnes du gros volume. Peu étonnant car le nom était à consonance portugaise et, dans ce pays avant tout hispanophone, le patronyme devait être quasi-inexistant. Quant au couple Teixeira, si le mari était acteur de cinéma, il était probablement inscrit sur la liste rouge.
  
  Il ressortit de l’hôtel, monta dans un taxi et, auprès du chauffeur, s’enquit d’un Teixeira, acteur de cinéma. Dans la droite ligne de ses collègues de par le vaste monde, le Costa-Ricain savait où logeaient les célébrités.
  
  - Sur la plage, à cinq minutes à pied de Juapala. Je vous y conduis ?
  
  - Naturellement.
  
  Coplan mémorisa l’itinéraire, admira la superbe villa et se fit reconduire à son hôtel où il reprit la Buick Skylark pour retourner à Juapala.
  
  Le portail n’était pas verrouillé. Il entra et s’engagea dans une allée bordée de jacarandas. La demeure dominait une plage à la lisière de laquelle se retirait le reflux. Il grimpa les marches et sonna plusieurs fois sans obtenir de réponse. La porte était pleine, sans poignée. Il fit le tour et aborda la terrasse où l’une des baies vitrées donnant sur l’océan avait coulissé et restait ouverte. Prudemment, il posa le pied dans un salon meublé en style ultramodeme et appela. Personne ne se manifesta. Jugeant qu’il ne risquait rien à fouiller les lieux en l’absence des occupants, il partit en exploration.
  
  Dans le boudoir, deux tiroirs d’une coiffeuse contenaient un flot de correspondance que Coplan tria. Une carte postale signée Tiff était récente et, en tout cas, postérieure au drame de Marbella. Le texte était court.
  
  Dès que je suis en mesure de le faire, je cours te rendre visite à Juapala. Nous célébrerons Chuchuatalpan (Un des dieux Comanches). Quand Guillermo va-t-il s ’arracher à ses films débiles pour enfin voguer vers Hollywood ? Plein de baisers tendres comme tu les aimes.
  
  L’enveloppe avait été postée à Anguilla qui était un paradis fiscal, tout comme les îles Caïmans. Coplan connaissait bien puisqu’il y avait fondé une banque (Voir Coplan sur le fil du rasoir).
  
  Il existait dans les tiroirs d’autres correspondances en provenance de Tiffany Deluisa, mais toutes antérieures au meurtre d’Aboud Franji. Coplan les parcourut. Elles ne lui apprirent rien. Il visita la demeure. Seules deux personnes vivaient ici. Un homme et une femme. Pas d’invités. Les autres chambres étaient vides de tout vêtement.
  
  Coplan ressortit par la porte s’ouvrant sur l’escalier conduisant à la plage de sable blanc. C’est alors qu’il découvrit le cadavre qui était nu. Celui d’une femme jeune à la structure de visage remarquablement belle, au corps à la peau brune ressemblant à une statue. Très sexy, un grain de beauté ornait sa lèvre supérieure. Coiffée à la garçonne, elle avait conservé les yeux ouverts et leur surface vitreuse et noire fixait avec horreur la branche du jacaranda.
  
  Elle avait reçu onze coups de poignard autour du cœur dont les trous formaient un cercle sanglant. Onze brûlures cernaient le nombril, comme cela se pratiquait dans certaines cérémonies de magie noire, et onze os de poulet étaient disposés comme une auréole autour de la tête sans jamais la toucher. Encore une coutume des sorciers de macumba, analysa Coplan. Charmaine Deluisa n’avait-elle pas précisé que Raquel Teixeira était fascinée par la macumba ?
  
  Cette dernière était bien la femme qui reposait devant lui. Aucun doute à ce sujet. Dans la villa, il avait vu tant de photographies de la maîtresse de maison qu’il était impossible de se tromper.
  
  Malgré le sang séché sur la peau, Coplan repéra les tatouages ésotériques gravés autour du pubis et à l’intérieur des cuisses, effleurant les lèvres des parties intimes. Un scarabée bleu, un scorpion noir, une tête de crotale corail voisinant avec une tête de mort livide et sept croix égyptiennes aux barres tréflées ou potencées. Les tatouages étaient au nombre de onze, comme les trous dans le cœur, les brûlures autour du nombril et les os de poulet. Et aussi comme les bougies sur les pointes d’obsidienne, à Marbella ou durant l’enfance californienne de Tiffany et de Charmaine Deluisa.
  
  Un symbole comanche ou, plus généralement, peau-rouge ?
  
  Coplan n’eut pas le temps d’épiloguer.
  
  - Mains en l’air ! cria dans son dos une voix en espagnol.
  
  Il les leva en se retournant. Quatre policiers en uniforme braquaient leurs armes sur lui. Un cinquième homme en civil se précipita et tomba à genoux devant le cadavre en hurlant, le visage ruisselant de larmes :
  
  - Raquellita ! Ma Raquellita ! Non, ce n’est pas vrai !
  
  En un tour de main, après un croc-en-jambe, Coplan fut jeté sur la première marche de l’escalier. Ses poignets furent ramenés en arrière et menottés. L’acier mordit cruellement dans sa chair. Dans le cinquième homme, il avait reconnu le mari, Guillermo Teixeira. Il était un peu plus âgé que sur les photographies disséminées dans la demeure, mais guère plus.
  
  Dans la demi-heure qui suivit, les lieux furent envahis par une cinquantaine de policiers et de techniciens de l’Identité judiciaire, conduits par le chef de la police, un colonel du nom d’Almodovar.
  
  Pressé de questions, Coplan nia farouchement être l’auteur du crime. Almodovar lui apprit que Guillermo Teixeira l’avait vu entrer dans la demeure alors qu’il s’apprêtait à ouvrir le portail et que, affolé, craignant l’intrusion d’un cambrioleur, il était reparti à Puntarenas chercher la police.
  
  - Savait-il que sa femme était dans la maison ? objecta-t-il.
  
  - Pourquoi ? s’étonna le policier.
  
  - S’il le savait, est-ce là l’attitude d’un mari aimant qui s’en va à des kilomètres chercher la police au lieu de se porter au secours de son épouse en danger ?
  
  Les yeux du colonel se rétrécirent et il ne fit aucun commentaire, mais interrompit brusquement l’interrogatoire sans même demander pour quelles raisons le suspect s’était rendu chez les Teixeira. Dans la foulée, il ordonna que Coplan, malgré ses protestations d’innocence, soit transféré à la prison de Puntarenas dans l’aile réservée aux étrangers.
  
  Quand il posa le pied dans la cellule, Coplan fut agréablement surpris. Ses expériences carcérales étaient nombreuses. En général, il s’agissait de sinistres culs-de-basse-fosse. Ici, il était confronté à un décor gai et riant. Peinture cuisse-de-nymphe sur les murs, sanitaire flambant neuf, kitchenette, téléviseur, lit douillet. Puis il se souvint que le Costa Rica accueillait un grand nombre d’Américains dont beaucoup se livraient à des activités illégales. Si, à contrecœur, la police devait les emprisonner, autant qu’ils soient bien traités afin de ne pas décourager ceux qui les imiteraient et viendraient inonder le pays de la manne de leurs dollars.
  
  Grâce à quelques coupures de dix mille colons, il se ménagea les bonnes grâces des surveillants et apprit que ses voisins, dans cette aile, étaient des trafiquants de devises ou de drogue, des contrebandiers, tous gens paisibles, dotés d’escouades d’avocats retors et puissants, qui attendaient tranquillement d’être libérés pour regagner les États-Unis ou le Mexique. En ce lieu, jamais de bagarres mais, au contraire, une atmosphère sereine et presque amicale.
  
  Le lendemain, un avocat envoyé par Almodovar vint le visiter. Il s’appelait Toledano et sa silhouette tout en rondeurs, son visage épanoui et bronzé, attestaient de la réussite de son propriétaire. En revanche, son costume saumon, sa cravate verte et orange, ses chaussures bleues, ne dénotaient pas un goût vestimentaire orthodoxe.
  
  - Almodovar ne comprend pas pourquoi vous avez tué Raquel Teixeira, préambula-t-il.
  
  Coplan renouvela ses dénégations.
  
  - Qu’alliez-vous faire dans cette demeure ?
  
  - Rencontrer Raquel Teixeira et tenter de renouer le fil avec une de ses amies que je recherche. La température du cadavre, à l’arrivée du colonel, devrait prouver que la victime était morte avant que Guillermo Teixeira ait pu me voir entrer chez lui.
  
  Après une foule de questions, l’avocat repartit. Coplan était étonné qu’il n’ait pas abordé la question de ses honoraires.
  
  - Vous avez de la chance d’être étranger, avait lancé Toledano sur le pas de la porte.
  
  Coplan passa sa deuxième nuit en prison. Le lendemain, il reçut la visite d’Almodovar entouré d’une équipe de policiers. Sans faillir, Coplan fournit une version identique à celle de l’avant-veille. Le colonel semblait le croire mais son attitude était étrange, comme éloignée du sujet, tel le fauve qui a bien mangé et se refuse à se repaître des restes. De temps en temps, il tempérait l’ardeur de ses adjoints qui paraissaient vouloir dévorer leur prisonnier.
  
  Quand l’entrevue fut terminée, Almodovar s’enquit :
  
  - Souhaitez-vous l’assistance de l’ambassade de France ?
  
  Coplan avait réfléchi à la question. La règle dans les Services spéciaux était draconienne : ne solliciter le concours de l’ambassade qu’en dernière extrémité, les diplomates présentant le défaut de poser souvent des questions embarrassantes. Aussi s’était-il résolu à accorder au colonel encore quelques jours d’enquête.
  
  Si la situation ne s’améliorait pas dans l’intervalle, alors il aurait recours à l’ambassade et au Vieux.
  
  - Pas encore, merci.
  
  Le soir, pour distraire leurs prisonniers, si généreux avec eux, les surveillants passèrent dans le circuit privé du téléviseur un film aux tendances érotiques. Livré à ses propres pensées, Coplan le regardait distraitement lorsqu’il sursauta. Dans le principal protagoniste, il avait reconnu Guillermo Teixeira. Dans ce genre de productions, la scène était classique. Après les habituels embrassades et déshabillages, l’acteur était allongé nu sur un lit confortable et sa partenaire, nue également, lui pratiquait une fellation que le réalisateur avait filmée en gros plan sans lésiner sur les détails anatomiques. On voyait le ventre, l’intérieur des cuisses et les testicules de l’acteur. Bouche bée, Coplan enregistra les tatouages ésotériques, les mêmes que ceux gravés dans la chair de l’épouse morte, le scarabée bleu, le scorpion noir, la tête de crotale corail voisinant avec la tête de mort livide et les sept croix égyptiennes aux barres tréflées ou potencées.
  
  Alors, il se souvint du pacte que concluaient les tenants de la magie noire latino-américaine en recourant à des tatouages identiques sur leurs peaux. A la vie et à la mort. Leur mariage était indissoluble, sauf par la mort.
  
  Coplan s’endormit paisiblement et, le lendemain, exigea qu’Almodovar vienne le voir.
  
  - Enquêtez pour savoir si Guillermo Teixeira a une maîtresse.
  
  Le colonel grimaça.
  
  - C’est déjà fait.
  
  - Vraiment ? Ainsi, vous aussi aviez des soupçons. Quel est le résultat de votre enquête ?
  
  - La star qui tourne avec lui son dernier film. Une Mexicaine. La beauté du diable. Ils sont fous l’un de l’autre.
  
  Coplan évoqua les tatouages et exposa sa théorie sur les adeptes de la magie noire. Almodovar écoutait attentivement.
  
  - C’est lui l’assassin, conclut Coplan. Mettez-lui la pression. Je l’ai vu à l’écran. Il a le visage veule et mou. Il ne tiendra pas le coup lors d’un interrogatoire un peu poussé.
  
  - Ici au Costa Rica, nous sommes un pays démocratique, nous ne poussons jamais nos interrogatoires, répliqua le colonel, l’air hypocrite. Néanmoins, je suivrai vos conseils.
  
  - La seule façon pour lui d’épouser une nouvelle femme était de tuer l’ancienne et de dénouer le sortilège en recourant aux méthodes de la magie noire : onze coups de couteau autour du cœur, onze brûlures autour du nombril et onze os de poulet autour de la tête.
  
  - Je m’en souviendrai.
  
  Le soir même Coplan était libéré, et Almodovar se confondit en plates excuses pour les tourments que son initiative avait provoqués.
  
  Coplan n’en avait pas oublié Tiffany Deluisa pour autant. Il se rappelait qu’une semaine auparavant elle était à Anguilla d’où elle avait posté une carte à l’intention de Raquel Teixeira.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  
  
  
  Coplan examinait Séverine Dejean. Elle ressemblait étonnamment à la photographie retouchée de Tiffany Deluisa et son accent américain était parfait.
  
  - Satisfait ?
  
  - Beau travail, félicita-t-il.
  
  Elle se défit de la perruque blonde.
  
  - Tu veux voir la signature ?
  
  - Bien sûr.
  
  Elle s’assit, attira un bloc-notes à elle et sortit un stylo de son sac à main pour tracer, d’une main assurée, une signature sur la première page. Coplan la compara avec l’exemplaire sur les doubles des récépissés.
  
  - Rien à dire, convint-il. Tu tromperais le plus sourcilleux des graphologues.
  
  Il vérifia la marque du stylo. Un grand nom. Excellent. Aucun détail ne devait clocher. Le personnage qu’assumerait Séverine devait être conforme à celui de Tiffany Deluisa, c’est-à-dire une femme qui détenait quatre cent mille dollars sur son compte en banque et qui portait des vêtements élégants et des bijoux de choix. Aussi demanda-t-il à Séverine de se relever pour qu’il puisse inspecter ses vêtements.
  
  - Achetés dans la boutique Yves Saint-Laurent à Kingston, renseigna-t-elle, amusée. Les bijoux viennent de chez Cartier.
  
  - Bravo.
  
  - Une inconnue, la taille, remarqua-t-elle.
  
  - De ce que je sais, la tienne doit convenir.
  
  - Pour les yeux, j’ai mis des lentilles claires. Ce que je ne peux changer, c’est la voix.
  
  - Nous avons pour nous l’audace. Espérons que ce sera suffisant.
  
  - Bon, maintenant je retrouve mon aspect normal et je pique une tête dans la mer. Cette plage est véritablement enchanteresse, comme celles de la Jamaïque.
  
  Coplan et elle avaient rejoint la Grande Caïman et s’étaient installés dans la Soraya Mansion à l’extrémité de la plage de Seven Mile.
  
  Le lendemain, Séverine se leva aux aurores afin d’avoir suffisamment de temps pour retrouver le physique approximatif de son modèle.
  
  A dix heures, tous deux se présentèrent à la Costreano Bank et demandèrent à l’hôtesse, toujours aussi aimable et souriante, à être reçus par Mr. Sandringham qui vint courtoisement les chercher, la démarche plus raide encore que le jour où Coplan l’avait rencontré.
  
  - La pluie de la nuit dernière, expliqua-t-il à Coplan. L’humidité est fatale à ma blessure. J’espère que le barracuda a eu une indigestion quand il m’a dévoré le mollet.
  
  - Mme Deluisa voudrait effectuer un virement à mon compte, déclara Coplan quand ils furent dans son bureau. Elle est cliente de votre établissement.
  
  - Avant aujourd’hui, je n’avais pas l’honneur de vous connaître, chère madame, fit Sandringham, un brin trop solennel. Quel fondé de pouvoir a ouvert votre compte ?
  
  - Je ne me souviens pas de son nom.
  
  - Peut-être Mr. Clarke ou Mr. Seligman ? Le premier est en congé maladie et le second est en voyage en Sicile ou bien naturellement nous comptons de nombreux clients. Nous ne sommes que trois fondés de pouvoir et, en ce moment, je suis tout seul à assumer ce lourd travail.
  
  - Mr. Seligman, fit précipitamment Séverine, je m’en souviens à présent.
  
  - De quel montant, ce virement ?
  
  - Quel est mon solde créditeur ? Mon numéro de compte est 352835 GTHU 27282.
  
  - Un instant.
  
  Sandringham pianota sur le clavier de son ordinateur.
  
  - 183 518 dollars, répondit-il enfin.
  
  Coplan calcula que Tiffany, depuis son dernier envoi à la Costreano, avait tiré plus de deux cent mille dollars.
  
  - Virez 180 000 dollars au compte de Mr. Corlay, décida Séverine. Le solde sera maigrelet mais j’attends un très gros virement.
  
  - Vous connaissez la politique de cet établissement, chère madame. Outre votre signature, je suis dans l’obligation d’exiger de votre part que vous me citiez vos deux codes secrets ainsi que le montant de vos quatre dernières opérations.
  
  - C’est tout à fait naturel et je vous félicite de la rigueur avec laquelle votre établissement est tenu.
  
  Très à l’aise, elle lui fournit les renseignements désirés. Tâche facile pour les quatre dernières opérations et les codes secrets puisque l’avant-veille Coplan avait rencontré Reevah Stanford. Contre les dix mille dollars promis, la jolie métisse, employée de la Wilbur Trust and Savings lui avait communiqué les informations qu’à présent Sandringham sollicitait. Pour ce faire, elle s’était rendue dans la journée à la Costreano Bank sous prétexte de postuler à un emploi mieux rémunéré que celui que lui offrait la Wilbur. A cet effet, elle avait rencontré un des gestionnaires de comptes, un garçon qu’elle avait fréquenté au temps de leurs années de collège, et lui avait demandé de la pistonner. Son ami avait accepté.
  
  « - J’aimerais boire un café », avait-elle déclaré à un moment.
  
  Le garçon était parti en chercher au distributeur situé à l’autre bout de l’étage. Durant son absence, Reevah avait consulté son ordinateur, déniché le compte de Tiffany Deluisa et copié les quatre dernières opérations ainsi que les codes secrets, l’adresse de résidence et celle où envoyer la correspondance. L’adresse de résidence ne présentait aucun intérêt pour Coplan puisque c’était celle de Marbella. En revanche, la seconde était celle d’une boîte postale à La Vallée, capitale d’Anguilla, la P.O. Box 1269.
  
  In petto, Coplan s’amusait du bon tour qu’il jouait à Tiffany Deluisa puisque, grâce au virement que Sandringham était en train d’effectuer, c’était elle en réalité qui versait les dix mille dollars payés à Reevah Stanford. Celle-ci était si heureuse de la bonne affaire qu’elle avait réalisée qu’elle avait accordé à Coplan une fantastique nuit d’amour la veille de l’arrivée de Séverine.
  
  Sandringham termina l’opération, remit l’avis de virement à Coplan et raccompagna courtoisement ses clients jusque dans le hall en leur souhaitant un excellent séjour à Georgetown.
  
  De retour à Soraya Mansion, Séverine joua à l’avocat du diable et entreprit de souligner les failles dans le plan mis sur pied par Coplan.
  
  - Toi tu tables sur le fait que, en découvrant que son compte a été pillé, Tiffany prendra contact avec la Costreano et voudra connaître le fin mot de l’histoire. Sandringham lui communiquera ton nom et ton adresse ici. Elle se manifestera et il ne restera plus qu’à lui mettre la main dessus.
  
  - Exact.
  
  - Et si elle se méfie et ne vient pas ?
  
  - Alors, nous jouerons d’autres cartes. Mais qui est prêt à abandonner 180 000dollars sans réagir ? Bien, voici ce que nous allons faire. Je dois me rendre à Anguilla. Toi tu restes ici, tu attends Tiffany. Quand elle se manifeste, tu la fais lanterner et tu m’alertes. Je reviendrai immédiatement d’un coup d’avion.
  
  - Et si elle dépêchait quelqu’un d’autre ?
  
  - Tu le neutralises, en te souvenant des années que tu as passées au Service Action.
  
  A bord du Trislander qui allait le déposer à La Vallée, Coplan se souvenait de sa première visite, un an plus tôt, à Anguilla et de sa rencontre avec Brazil, une femme d’affaires américaine qui s’était lancée dans un long panégyrique sur les vertus de l’île :
  
  « - C’est le paradis des paradis fiscaux. 1 300 sièges de sociétés pour 7 000 habitants, 800 banques, soit une pour 90 autochtones. Ici, chaque adulte est P.D.G. pour une poignée de dollars. Vous voulez fonder une banque ? Il vous en coûtera une somme dérisoire. Comme la loi exige que le président et l’un des vice-présidents soient de nationalité anguillaise, vous refilez cent dollars à deux pêcheurs qui vous signent vos documents, et le tour est joué. Le viol du secret bancaire est considéré comme un crime puni d’emprisonnement à vie au bagne de Sombrero sur l’île d’en face. Ne frémissez pas, ce bagne est vide car personne ici n’a intérêt à enfreindre la loi sur ce point. Ce qui attire les visiteurs, c’est justement l’anonymat des comptes bancaires. Pourquoi tuer la poule aux œufs d’or ? La réglementation l’autorisant, l’auteur d’un hold-up, un trafiquant de drogue, un contrebandier, un marchand d’armes ou un Parrain de la Mafia peut en toute tranquillité placer son argent à La Vallée. Qui oserait lui poser des questions ? Naturellement, pas un dollar ne traîne dans les caisses. L’argent travaille ailleurs. Les comptes se règlent par des jeux d’écritures. Tenez, un exemple. Le Royaume-Uni devant restituer Hong Kong à la Chine en 1997, vingt sociétés cotées à la Bourse de cette ville et capitalisant dix milliards de dollars ont transféré leur siège social ici. Si les 7 000 habitants avaient le loisir de se partager ce magot, ils toucheraient chacun un million et demi de dollars. Pour me résumer, Anguilla est plus sûre que la Suisse, le Liechtenstein ou les îles Caïmans. C’est le coin idéal pour faire du business. »
  
  Le Trislander enfin toucha terre. La piste était récente. Long ruban noir, elle prenait naissance à la lisière d’une plage et mourait à quelques kilomètres de la capitale.
  
  Après les formalités de douanes et d’immigration qui, ici, étaient superficielles, Coplan loua au comptoir Avis une Chevrolet Corvette et gagna l’hôtel où il avait réservé une chambre. Il marqua un temps de surprise quand il pénétra dans celle-ci et se demanda quel grain de folie avait frappé le décorateur qui s’était livré dans cette immense pièce à un exercice de style ahurissant, mélange abracadabrant des films de Tarzan, fausses lianes et descentes de lit en peaux de panthère, de Lady Chatterley et d’acajou anglais, et de Charlie Chan, laque noire, encens et soie sauvage.
  
  Quant au cocktail de bienvenue offert par l’hôtel, il s’apparentait à dix kilos de T.N.T. Le barman avait forcé sur la tequila, le gin et la vodka et, peut-être même, sur l’alcool à 95 degrés. Coplan but une gorgée, sursauta et alla vider le verre dans le lavabo.
  
  
  
  
  
  Tiffany Deluisa respirait avec délices l’air pur, chargé d’embruns, du grand large. Son Hatteras 1985, du type Convertible Motor Yacht, avalait les vagues, propulsé par ses deux moteurs General Motors 12 V-71 TI’S. Tiffany se réjouissait de son choix. L’électronique était parfaite : radar, Sat-Nav et SSB, 2 VHF et Loudhailer. L’équipement comprenait un DataMarine complet, un auto-pilote hydraulique, une alarme, un synchroniseur, 2 générateurs, 2 Zodiac avec moteur et un téléviseur. Deux échelles permettaient d’atteindre le poste de pilotage depuis le salon ou le cockpit. Une troisième station de pilotage se logeait sur le fly-bridge. Trois doubles cabines, une cuisine, un grand salon meublé avec goût complétaient l’ensemble par ailleurs convenablement climatisé.
  
  Au bout d’une heure, elle installa le pilotage automatique et s’étendit sur une chaise longue placée sur le pont. Auparavant, elle avait ôté son short et son soutien-gorge. En soupirant d’aise, elle se laissa bronzer par le soleil, tout en réfléchissant.
  
  Était-il trop tôt pour contacter Washington ?
  
  Depuis la veille, cette question la taraudait. Elle se savait traquée mais espérait avoir semé ses poursuivants. Et, dans l’intervalle, cette pauvre Sierra qui était morte à Marbella. Tiffany n’était pas dupe. Le Mossad avait tué. Sans traces suspectes, comme à son habitude. Il voulait prendre sa revanche sur sa déconfiture, c’était certain.
  
  Alors, pourquoi ne pas prendre les devants, pourquoi ne pas contacter Washington ? Cette mallette vaut cent millions de dollars, avait dit Aboud. Allécher Washington en lui fournissant le thème général, puis lâcher les renseignements bribe par bribe, en échange de l’argent à verser dans le paradis fiscal de La Vallée, comme le faisaient les trafiquants et les gangsters. Ou encore celui de Georgetown dans la Grande Caïman où il lui restait 180 000 dollars à la Costreano.
  
  Oui, mais n’était-ce pas trop tôt ? Voyons, elle détenait ces 180 000 dollars, auxquels il convenait d’ajouter 500 000 dollars dispersés dans plusieurs banques de La Vallée, la Commercial Bank of the West Indies, la Prudential Securities Bank et la Gomez-Vasquez-Herrera Bank.
  
  De quoi voir venir. Pourquoi se presser ? Le seul risque était que, si elle attendait trop longtemps, des scientifiques découvrent ce que Lev Lazarovitch et son équipe avaient mis au jour ?
  
  Elle éclata de rire. Vraiment, elle n’y croyait pas du tout.
  
  Une autre question était celle de la fausse identité. Si son compte à la Costreano était à son nom, en revanche elle avait utilisé un faux nom pour les trois banques de La Vallée. Ce subterfuge avait été nécessaire pour duper Aboud. En réalité, elle avait bénéficié d’une chance incroyable en réussissant à le flouer de tout cet argent. A n’importe quel moment il aurait pu s’apercevoir du vol. Il était mort à la fin sans découvrir la vérité.
  
  Seulement, elle ne possédait aucun document pour appuyer cette fausse identité de Rebecca Mynx. Heureusement, il y avait Billy Jurkow.
  
  Elle vit que le Hatteras allait croiser la route d’un yacht et se rhabilla précipitamment pour désengager le pilotage automatique et dévier de son axe.
  
  Non, après tout, décida-t-elle, mieux valait attendre encore plusieurs semaines avant de contacter Washington.
  
  
  
  
  
  Youri Sobchak décacheta l’enveloppe et ne put retenir un sourire joyeux. En main, il avait la photographie de Tiffany Deluisa, tirée en douze exemplaires. A Moscou ils avaient accompli un excellent travail. Dans leurs archives, ils ne possédaient aucun cliché représentant la fugitive. Aussi s’étaient-ils adressés à l’extérieur. Sollicitées, Téhéran, Damas, Bagdad, Tripoli, avaient répondu par la négative. A Tunis, coup de chance. Lors de la soirée donnée pour l’anniversaire de Yasser Arafat, l’année précédente, Aboud Franji était venu en compagnie de la jeune femme. Malgré les précautions qu’elle prenait, celle-ci avait été piégée par l’œil indiscret d’une caméra. Juste une seule fois, mais c’était suffisant. Jolie fille, admira-t-il. Pas étonnant que le milliardaire palestinien se soit entiché d’elle. Elle valait le coup d’œil.
  
  Avant de mourir, Sierra Franji lui avait avoué que son père et sa maîtresse affectionnaient le ghetto pour milliardaires de Sandy Ground à Anguilla et, en compagnie de son équipe, Youri Sobchak s’était envolé pour cette destination.
  
  A présent, grâce à ces photographies, il disposait d’un viatique pour poursuivre ses recherches.
  
  Il regarda autour de lui. Ses hommes buvaient de la vodka et jouaient aux cartes ou aux dominos.
  
  - Laissez tomber et venez ici, commanda-t-il.
  
  A contrecœur, ses équipiers obéirent. Il leur distribua les exemplaires de la photographie.
  
  - Démerdez-vous, il faut que vous me trouviez la cible. Pour la première fois, nous savons exactement à quoi elle ressemble. L’île compte sept mille habitants. Ce serait bien le diable si on ne l’a pas remarquée. Commencez par les chauffeurs de taxi et les commerçants. Prospectez les boutiques de luxe. Quand une femme qui a du fric s’emmerde, elle va s’acheter un vêtement ou un bijou. Celle-ci est trop rusée pour payer par chèque ou carte de crédit. Elle règle cash. Néanmoins, je suis persuadé qu’une jolie fille comme elle a été admirée et que des détails ont été remarqués, comme la couleur et la marque de sa voiture.
  
  Leonid Vestny empocha la photo après l’avoir longuement contemplée.
  
  - Sacrée beauté, fit-il, époustouflé. Est-ce qu’elle aussi doit mourir ?
  
  - Ce serait dommage, commenta, chagriné, Nikola Serotinine.
  
  
  
  
  
  A Marbella, dans la villa d’Aboud Franji, Samy Gegelbaum avait repéré le commando Sobchak et avait immédiatement alerté Tel-Aviv qui avait ordonné de Filer l’as du S.V.R., un des plus acharnés ennemis du Mossad.
  
  A présent, son équipe et lui se trouvaient à Anguilla et surveillaient étroitement les Russes. Au fil des jours, Gegelbaum avait identifié les membres du commando du S.V.R. Outre Sobchak, il comprenait également Piotr Zoubov, Leonid Vestny, Nikola Serotinine, Gregori Kogol, Maksim Devlanan et deux inconnus. Des tueurs implacables. Pourtant, Tel-Aviv assurait que leur ardeur était sérieusement tempérée depuis les changements intervenus à Moscou et la disparition du K.G.B. Le moral n’y était plus. La perestroïka et la glasnost les ont transformés en chiffes molles, avait même juré Itzhak Kahane, le sous-patron du Mossad, qui était persuadé que, comme l’équipe Gegelbaum, Sobchak traquait Tiffany Deluisa dont Gegelbaum possédait la photographie retouchée, grâce à la C.I.A. qui avait récupéré un cliché dans l’annuaire des étudiants de l’U.S.C. en Californie.
  
  Était-elle ici à Anguilla ? La présence de Sobchak le laissait supposer. Rien cependant n’était moins sûr. Cette fille semblait insaisissable. Peut-être Sobchak, néanmoins, possédait-il des renseignements sûrs, obtenus auprès de la fille du milliardaire qui, depuis, était morte mystérieusement ?
  
  - Ne perdez pas de vue ces Russkoffs, recommanda-t-il à ses équipiers avant de les congédier.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  
  
  
  La boîte postale 1269 était située dans une aire de la poste centrale dont l’accès était conditionné par la possession d’une carte magnétique délivrée par la poste. Pour en ouvrir le volet, il fallait également détenir une seconde carte magnétique. On sentait le paradis fiscal où toutes les précautions pour préserver le secret et la sécurité étaient prises.
  
  Coplan loua la boîte postale 1370 et deux cartes magnétiques lui furent remises. Lorsqu’il passa devant la boîte 1269, il s’arrêta, alluma une Gitane et regarda autour de lui. Un gros homme coiffé d’un panama blanc, au visage luisant de sueur, refermait la boîte 1211. Il le laissa s’éloigner et, quand il fut hors de vue, Coplan colla sur la rainure du volet une puce électronique miniaturisée qui était aimantée et expédiait un signal sonore dans un rayon de cent mètres lorsqu’elle était décollée.
  
  Satisfait, il alla s’embusquer dans la cafétéria qui prolongeait le hall où se déroulaient les opérations postales. Il commanda un pot de café, un excellent café en provenance des célèbres Montagnes Bleues de la Jamaïque et vérifia que le bip-bip relié à la puce et placé sous sa veste en tissu tropicalisé fonctionnait sans produire un signal par trop sonore.
  
  Il était arrivé dès l’ouverture de la poste et en repartit à la fermeture en abandonnant la pile de journaux qu’il avait apportés, pour la plupart des revues financières d’ailleurs afin de demeurer dans l’ambiance générale de l’île.
  
  Le lendemain, il agit de même et l’accorte serveuse fut intriguée.
  
  - Vous seriez mieux sur la plage, glissa-t-elle en ramassant le généreux pourboire.
  
  - Rien de plus dangereux que le soleil, répliqua-t-il, le visage aimable. Un de mes amis a attrapé la tuberculose. C’est pourquoi j’ai décidé de rester à l’ombre. Je pourrais me cantonner dans ma chambre d’hôtel, évidemment, mais j’adore la foule et ici je suis servi.
  
  Elle passa la langue sur ses lèvres.
  
  - J’adore les chambres d’hôtel.
  
  C’était une avance non déguisée mais Coplan resta de marbre. Il n’avait pas de temps à perdre avec cette fille car, le soir venu, il lui fallait prospecter les restaurants, les bars et les cabarets afin de tenter sa chance si Tiffany était sur l’île et qu’elle ait décidé de se montrer en ville.
  
  La serveuse fut vexée par cette fin de non-recevoir et, les deux jours suivants, elle n’adressa pas la parole à Coplan, poussant même le ressentiment jusqu’à lui répandre sur les chaussures une partie du pot de café, geste que Coplan accueillit avec un sourire indulgent.
  
  - Après tout, aujourd’hui je vais changer, décida-t-il. Je commence à avoir des aigreurs d’estomac. J’ai abusé du café. Apportez-moi donc une bouteille de bière bien glacée.
  
  - Ce n’est pas mieux pour l’estomac, grommela-t-elle en s’éloignant.
  
  Ce matin-là, il était à peine dix heures lorsque Coplan entendit palpiter son bip-bip. Une seule personne était entrée dans la zone des boîtes postales au cours des vingt minutes précédentes. Coplan vit ressortir l’homme une serviette de cuir à la main. Sa tenue vestimentaire était des plus excentriques. Chapeau texan, pantalon écossais, chemise hawaïenne et boots de lézard bleu incongrues sous un ciel des tropiques. Le large bord du Stetson dissimulait la plus grande partie du visage mais ne pouvait cependant cacher la couperose accentuée qui colorait en rouge les traits un peu flétris.
  
  Coplan régla son addition, se leva et le suivit. L’homme entra dans un bar qui s’appelait l’Élite. Était-ce ce nom qui décourageait les plus modestes ? En tout cas, l’endroit était désert. L’homme était assis au comptoir et Coplan s’installa à côté de lui. L’autre avait posé son chapeau sur un tabouret et Coplan découvrit un long nez élargi en vastes narines, des yeux rapprochés et fouineurs quand ils se posaient sur les seins de la jolie barmaid, et une voix résonnante et caracolante, tant elle était gorgée de vie.
  
  J’ai de la chance, j’ai affaire à un extraverti, pensa Coplan quand il l’entendit discourir pour l’édification de la barmaid. Il ne fut pas long à se joindre lui aussi à la conversation, plutôt unilatérale car la jeune femme, sans doute rodée par les années passées dans la profession, refusait de se laisser conter fleurette. Découragé, l’homme se tourna vers Coplan :
  
  - Sa silhouette m’inspire, mais je ne cherche pas à la draguer. Mon intérêt est purement professionnel.
  
  - Professionnel ? releva Coplan.
  
  - Je suis créateur de bandes dessinées érotiques. Mon nom est Nigel Lidwyne. Je suis assez connu des amateurs.
  
  - Je suis un fan, fabula Coplan. J’aimerais bien jeter un coup d’œil à vos productions artistiques.
  
  Lidwyne parut flatté.
  
  - Rien de plus facile. Allons donc à mon hôtel, d’autant que j’ai en réserve une bouteille d’un excellent bourbon. Normal, puisque je suis né dans le Kentucky.
  
  Dans la chambre, Coplan remarqua tout de suite la planche sur laquelle travaillait Lidwyne. La femme ressemblait étonnamment à Tiffany.
  
  - Superbe, le sujet.
  
  Lidwyne tourna la tête.
  
  - Je l’ai rencontrée sur une plage déserte au nord de l’île. J’étais fasciné. En fait, je suis toujours fasciné par un beau corps de femme. Celui-ci était splendide. Elle était amusée par mon admiration et mon enthousiasme. Avec réticence, elle a accepté que je la croque. Attention, ne vous méprenez pas sur le sens de ce mot.
  
  J’avais ma planche à dessin et j’ai reproduit sa silhouette. En échange, elle m’a demandé un service. Aller lui chercher son courrier aujourd’hui, ce que j’ai fait bien volontiers. Elle m’a remis les cartes magnétiques pour accéder aux boîtes postales. Mais, vous savez, j’ai d’autres silhouettes envoûtantes. Tenez, venez voir.
  
  Lidwyne était doué et talentueux, découvrit Coplan. Sa patte était fine, comme aérienne, et son trait appuyé sans, pourtant, de vulgarité inutile.
  
  Pendant que Coplan se penchait sur les planches, Lidwyne emplit deux verres.
  
  - Elle était seule sur une plage déserte ?
  
  - Oui, elle est agoraphobe, m’a-t-elle dit. Elle naviguait à bord d’un yacht et avait gagné la plage en pilotant un Zodiac. Assez original, je dois dire. Vous me rétorquerez que les gens qui fréquentent ce coin ont des habitudes bizarres. Est-ce particulier aux paradis fiscaux ? En tout cas, cette femme est la première créature un tant soit peu érotique que je rencontre dans un paradis fiscal.
  
  - Elle ne vit donc pas sur l’île ?
  
  - A vrai dire, je n’en sais rien.
  
  - Elle était seule sur le yacht ?
  
  - Dites donc, vous êtes flic ? protesta le dessinateur.
  
  - Pas flic, mais qui sait ? Et si, à mon tour, je rencontrais cette femme splendide ? Alors, je me renseigne.
  
  - C’est bon, trinquons.
  
  - Excellent, ce bourbon, apprécia Coplan.
  
  - C’est ma marque préférée.
  
  Lidwyne rangea ses dessins et Coplan profita du moment où il lui tournait le dos pour verser dans son verre une pincée d’hydrate de chloral. La capsule contenait une dose suffisante pour provoquer chez un homme pesant quatre-vingts kilos un sommeil de dix heures. Coplan n’en avait lâché qu’une parcelle.
  
  Quand il reprit son verre, Lidwyne avala une longue rasade qui témoignait de son amour immodéré pour le whisky. Cinq minutes plus tard, il dodelina de la tête, les yeux lourds et aqueux.
  
  - Vrai... vraiment, j’ai le coup de barre, bafouilla-t-il.
  
  L’instant d’après, il s’écroulait de tout son long sur le lit. Quand il entendit les ronflements, Coplan ouvrit la serviette en cuir qui contenait trois lettres adressées à Tiffany Deluisa. Il les emporta, ainsi que la clé de la chambre, et regagna sa Corvette. Du coffre, il sortit une trousse et, sur la banquette arrière, entreprit de décoller les rabats à l’aide de la solution contenue dans une fiole. Avec un pinceau, il passa le liquide sur les collants des rabats. Il n’eut plus qu’à décacheter les enveloppes.
  
  La première lettre n’était autre que l’avis de virement des 180 000 dollars en provenance de la Costreano Bank. Le bénéficiaire n’était pas omis : Francis Corlay.
  
  La deuxième lettre émanait de l’Empresa Maritima Rodriguez à Manzanillo au Mexique et accusait réception d’un virement de 17 894 dollars et confirmait la mise à disposition d’un yacht à l’arrivée de Tiffany Deluisa à Manzanillo, en demandant d’indiquer la date.
  
  La troisième lettre était manuscrite, signée Billy et postée à Mexico City. L’orthographe en anglais était approximative. Elle annonçait que le passeport et le permis de conduire réclamés par Tiffany l’attendaient à l’endroit convenu.
  
  Coplan recolla, rempocha les enveloppes et remit ses accessoires en place dans la trousse qu’il replaça dans le coffre avant de regagner l’hôtel où Lidwyne dormait d’un sommeil profond, émaillé de ronflements. Coplan était satisfait. Tiffany allait s’affoler en lisant l’avis de virement de la Costreano Bank. Elle contacterait Sandringham puis appellerait Soraya Mansion et tomberait sur Séverine Dejean.
  
  Ce qui l’inquiétait un peu, c’étaient ce yacht qu’elle avait loué à Manzanillo et cette nouvelle identité qu’elle s’était achetée. Au cas où, mue par la méfiance comme le supposait Séverine, elle ne se présenterait pas à Soraya Mansion, alors il conviendrait d’aviser.
  
  Lidwyne se réveilla trois heures après s’être endormi. Dans un fauteuil en rotin, Coplan feignait de sommeiller. Les trois lettres avaient réintégré la serviette en cuir et il avait vidé dans la cuvette de W.C. le reste de la bouteille de bourbon afin de faire croire que tous deux l’avaient bue jusqu’à la dernière goutte, ce qui expliquait leur somnolence.
  
  Lidwyne le secoua.
  
  - Eh, mon vieux, finie la fête, faut te tirer.
  
  Il avait la voix pâteuse. Coplan ouvrit les yeux, consulta sa montre-bracelet et sursauta.
  
  - Bon sang, déjà si tard ?
  
  Il serra la main du dessinateur et s’esquiva. Embusqué dans sa Corvette, il vit Lidwyne sortir vingt minutes plus tard, monter dans une Honda et prendre le chemin du port. Il le suivit. Lidwyne abandonna sa voiture sur le quai et sauta à bord d’un Zodiac. Coplan regarda autour de lui à la recherche d’un loueur d’embarcations. Malheureusement, il n’en découvrit pas et, dépité, vit le créateur de bandes dessinées érotiques s’éloigner vers le large. Du coffre de la Corvette il sortit une paire de jumelles et observa la course du Zodiac. Cette fois encore, il joua de malchance. Lidwyne dépassa le promontoire qui, à l’ouest, masquait les villas pour milliardaires de Sandy Ground, et disparut derrière le rideau de cocotiers.
  
  
  
  
  
  - Merci, vous êtes adorable, fit Tiffany qui avait stoppé son propre Zodiac à côté de celui occupé par Lidwyne.
  
  Elle tendit la main et récupéra les trois enveloppes et les deux cartes magnétiques.
  
  - Pourquoi toutes ces précautions ? questionna Lidwyne dont la bouche était encore pâteuse malgré la douche et le long rinçage des dents à l’eau mentholée.
  
  - J’essaie d’échapper à mon mari, mentit-elle. Un ogre féroce qui refuse de m’accorder le divorce. Je suis obligée de fuir.
  
  - Puis-je vous aider ?
  
  - Vous m’avez donné vos coordonnées. Je ne manquerai pas de vous appeler à votre hôtel si le besoin se fait sentir. Vous êtes trop aimable.
  
  - C’est bien naturel de s’aider entre compatriotes. En remerciement, accepteriez-vous de poser pour moi comme modèle ?
  
  - Pourquoi pas ? Mais une autre fois.
  
  - Où demeurez-vous ?
  
  - Sur mon yacht.
  
  - Où est-il ?
  
  Elle éclata de rire.
  
  - Suffisamment loin de mon mari.
  
  Elle relança le moteur et lui adressa un signe amical de la main.
  
  - A bientôt. Et merci encore.
  
  Elle s’assura qu’il ne la suivait pas et rebroussait chemin. Pour cela, elle obliqua vers le large et choisit, afin de tromper Lidwyne, de piquer vers un yacht qui s’était immobilisé à plusieurs milles de la côte. Elle en fit le tour et se cacha derrière sa poupe pour faire croire qu’elle était montée à bord. Après un délai raisonnable, elle repartit à nouveau. Le Zodiac du dessinateur de bandes érotiques avait disparu.
  
  Dans l’intervalle, elle avait ouvert son courrier et était restée bouche bée devant l’avis de virement de la Costreano Bank. Puis l’indignation l’avait envahie. Comment l’établissement bancaire avait-il pu commettre une bourde aussi grossière en virant 180 000 dollars à ce Francis Corlay qu’elle ne connaissait même pas ?
  
  Son moteur tournait à plein régime. Il lui fallait au plus vite élucider le mystère. 180 000 dollars !
  
  Elle rejoignit le Hatteras, hissa le Zodiac et partit en direction de son débarcadère où elle amarra le yacht avant de courir sur les planches. Parvenue à la villa, elle reprit sa respiration et téléphona à la Costreano. Bientôt, elle eut au bout du fil Sandrignham qui marqua sa surprise :
  
  - Mais vous étiez présente ! Vous avez même signé et vous m’avez fourni vos codes secrets et le montant de vos quatre dernières opérations !
  
  Un instant, elle resta sans voix. Que cela signifiait-il ? Le nom du fondé de pouvoir qu’elle avait rencontré lors de sa première visite lui revint en mémoire.
  
  - Pourrais-je parler à Mr. Seligman ?
  
  - Comme je vous l’ai indiqué lors de notre entrevue, Mr. Seligman est actuellement en voyage d’affaires en Sicile.
  
  Elle attrapa un bloc-notes et un crayon à bille.
  
  - Où se trouve le bénéficiaire ?
  
  Elle inscrivit sur le bloc le nom Francis Corlay et l’adresse, Soraya Mansion, Seven Mile Beach, Georgetown, Grande Caïman.
  
  - Il était présent lorsque vous êtes venue, précisa encore un Sandringham, ahuri par cette intervention. Je suis très étonné par votre protestation.
  
  - Je vous remercie.
  
  Elle raccrocha et alla se servir un sophomore pour se remettre de ses émotions. Une femme avait joué son personnage et s’était fait accompagner par le bénéficiaire du virement, ce Francis Corlay. Quel culot ! Soudain, l’alcool lui resta dans la gorge. Quelle idiote ! Ce n’était pas une escroquerie mais un coup monté pour la forcer à réagir, à se débusquer ! Qui ? Le Mossad ? Interpol ? Le S.V.R. ?
  
  De façon suspecte, les gens mouraient derrière elle. D’abord Sierra à Marbella. Ensuite, Raquel près de Puntarenas. Elle ne croyait pas du tout que ce soit Guillermo qui ait assassiné Raquel. Au Costa Rica, ils n’avaient pas d’armée mais celle-ci était remplacée par une police puissante et probablement sans scrupules. C’est elle qui avait obligé Guillermo à avouer. A tout prix, il leur fallait un coupable afin de rassurer les riches résidents étrangers sur les capacités policières. En réalité, quelqu’un d’autre avait eu la peau de cette pauvre Raquel.
  
  Tiffany toussa longuement, vida le verre dans l’évier et avala une large rasade d’eau minérale. Puis elle pensa à la carte postale expédiée à Raquel et signée Tiff. Dangereux, ça, très dangereux, si l’assassin de son amie était à ses trousses. En outre, qui pouvait jurer que ce Francis Corlay et celle qui jouait son personnage ne connaissaient pas sa boîte postale à Anguilla et ne la surveillaient pas ? Peut-être étaient-ils même les assassins de Raquel ?
  
  En tout cas, elle avait agi astucieusement en envoyant le créateur de bandes érotiques récupérer son courrier.
  
  On n’était jamais trop prudent.
  
  Pour la consoler, cependant, deux bonnes nouvelles.
  
  Le yacht était prêt à Manzanillo et Billy tenait à sa disposition le passeport et le permis de conduire.
  
  Elle se décida d’un seul coup. Il fallait fuir. Anguilla était trop petite. Un jour ou l’autre, s’ils flairaient déjà ses talons, ceux qui la traquaient la dénicheraient dans son repaire. Tant pis pour les 180 000 dollars, elle avait encore beaucoup d’argent sur ses comptes à la Commercial Bank of the West Indies, à la Prudential Securities Bank et à la Gomez-Vasquez-Herrera Bank.
  
  Aussitôt elle téléphona à ce dernier établissement et fit virer 200 000 dollars au Banco Rio Grande del Sur à Manzanillo, au nom de Rebecca Mynx.
  
  Maintenant, il lui fallait faire ses bagages et ne pas oublier la mallette et les documents qui valaient cent millions de dollars, si l’on en croyait Aboud Franji.
  
  Bientôt, elle serait Rebecca Mynx.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  
  
  
  Youri Sobchak offrit un verre de vodka à Vera Skobline qu’il n’avait jamais rencontrée auparavant mais que Moscou tenait en très haute estime. Sur la demande de Sobchak, on lui avait envoyé cette agente, perspicace et rusée, et polyglotte, car il était persuadé qu’un élément féminin dans son groupe serait le bienvenu. On se méfiait moins d’une femme et celle-ci, toujours selon Moscou, était ce que l’on faisait de mieux dans le genre.
  
  Il lui montra la photographie de Tiffany.
  
  - Jolie femme, fit-elle, la lèvre pincée.
  
  Sobchak pensa que Vera ne pouvait en dire autant.
  
  Visage banal, un peu plat. Sans doute originaire des Républiques orientales, avec un filet de sang mongol dans les veines. Pas plus de trente-cinq ans, détenant le grade de major au sein du S.V.R. Un peu courtaude, avec des cuisses trop grosses.
  
  - Quelle sera ma mission ?
  
  - Localiser cette femme. J’ai loué une vedette. Voici une carte de l’île. Sandy Ground est ici. C’est un ghetto pour milliardaires. Si notre cible est bien sur cette île, c’est là qu’elle se cache. A mon avis, elle n’a pas de problèmes d’argent et a pu louer facilement une des somptueuses villas qui sont édifiées à cet endroit. Ta mission consistera à patrouiller le long de cette côte jusqu’à ce que tu la repères. Joue la touriste esseulée, folle de la mer et des courses en vedette rapide.
  
  - Quand je l’ai repérée, que dois-je faire ?
  
  - Tu me préviens, c’est tout.
  
  
  
  
  
  Gregori Kogol s’assit à côté du Noir, seul sur la plage de sable blanc et se pencha pour inspecter le contenu du panier.
  
  - Des perles ? fit-il, éberlué.
  
  - Je suis pêcheur.
  
  - On trouve des perles par ici ?
  
  - Quand on connaît les fonds où chercher, oui.
  
  - Et toi tu sais où ?
  
  - Dans ma famille, on sait. Depuis toujours, depuis qu’on nous a amenés ici comme esclaves, ça fait des siècles que nous savons, mais nous gardons le secret. Personne d’autre que nous ne peut savoir, sauf les dieux, mais les dieux protègent notre savoir.
  
  Kogol soupira.
  
  - Vous avez bien de la chance. Comment t’appelles-tu ?
  
  - Robby.
  
  Le Russe sortit le cliché de sa poche.
  
  - Robby, tu as déjà vu cette femme ?
  
  Le Noir posa un regard lourd et faussement indifférent sur la surface de papier glacé.
  
  - Peut-être bien que je l’ai vue.
  
  - Ou ?
  
  - Combien m’achètes-tu de perles ?
  
  Kogol n’avait presque pas d’argent sur lui et, intérieurement, il fulmina contre la pingrerie de Sobchak qui laissait ses agents errer sans le sou.
  
  - Si tu m’attends, je reviens avec de l’argent et je t’achète des perles.
  
  - Pas aujourd’hui, demain.
  
  - Non, non, aujourd’hui.
  
  - Pas question, si tu n’as pas d’argent sur toi, c’est mauvais signe. Les dieux ne sont pas avec toi. Demain, même heure, même endroit, et apporte beaucoup d’argent.
  
  D’un geste plein d’autorité, Robby restitua le cliché.
  
  
  
  
  
  Lidwyne buta dans Coplan qui lui saisit le bras et l’entraîna vers le bar où il commanda deux doubles de bourbon du Kentucky.
  
  - Il n’est sûrement pas aussi bon que le vôtre, flatta-t-il.
  
  Il emporta les deux verres à une table à l’écart.
  
  - J’ai une mauvaise nouvelle pour vous, annonça-t-il, le visage sévère, dès qu’ils furent assis. Vous protégez une criminelle.
  
  Il sortit la photographie de sa poche et la posa contre le verre de son invité.
  
  - Nous parlons bien de la même personne ?
  
  - C’est elle, avoua le dessinateur, les yeux écarquillés et en s’emparant, d’un geste incertain, de son verre empli de bourbon.
  
  - Et elle s’appelle Tiffany Deluisa.
  
  - En effet, c’est le nom inscrit sur le courrier que j’ai récupéré.
  
  A nouveau, Coplan fouilla dans sa poche et en sortit la photocopie du mandat d’arrêt international lancé par la police de Marbella et que lui avait remise le chef de la Brigade Criminelle de la Guardia Civil.
  
  - Vous comprenez l’espagnol ?
  
  - Bien sûr.
  
  - Lisez.
  
  Les doigts à la finesse artistique de Lidwyne tremblèrent à la lecture du document qu’il restitua en maugréant :
  
  - Je suis le roi des imbéciles.
  
  - Maintenant, exigea Coplan, racontez-moi tout ce que vous savez sur elle.
  
  Lidwyne s’exécuta sans réticence.
  
  - Vous allez me montrer la plage où vous l’avez rencontrée, décida Coplan quand il eut terminé.
  
  Dans la Corvette de Coplan ils se rendirent à l’endroit que Lidwyne lui indiqua, puis Coplan le ramena à son hôtel avant de revenir. Les jumelles collées aux yeux, il inspecta les environs. Fières et orgueilleuses, les demeures de Sandy Ground étalaient leur opulence le long de la côte. De mini-fjords artificiels s’encastraient dans le sable blanc entre les pieds chevelus des cocotiers et abritaient, à la lisière des parcs, les débarcadères où s’amarraient les vedettes rapides, les deck-cruisers et les voiliers. Coquettes, les villas flirtaient avec les frangipaniers, les jacarandas et les magnolias.
  
  Coplan se mit en route vers le seul immeuble à étages qu’un audacieux promoteur avait construit en retrait de cet îlot enchanteur. De porte en porte, il sonna et produisit la photographie de Tiffany en se présentant sans vergogne comme un policier. Son assurance était telle que personne n’osa lui réclamer sa carte et son insigne.
  
  Au troisième étage, une femme disgraciée par la nature lui ouvrit. Handicapée, elle boitait bas. Artiste peintre, elle traduisait sur ses toiles ses traumatismes. Dans des paysages hallucinants, ses personnages torturés évoluaient au milieu d’ombres fantasmagoriques qui, par certains côtés, évoquaient Salvador Dali ou Paul Delvaux. Ses fantasmes sexuels que, probablement, elle tentait de réprimer, s’exprimaient sous ses pinceaux en silhouettes féminines dénudées que traquaient des satyres aux érections outrancières.
  
  Elle parut ravie quand elle examina la photographie.
  
  - J’ai vu cette femme.
  
  Coplan la soupçonna d’être jalouse de la beauté de Tiffany.
  
  - Où ?
  
  - Juste en face. Elle habite Careless Mansion. Venez voir.
  
  Coplan la suivit jusqu’à la baie vitrée.
  
  - Devant vous, c’est Careless Mansion. Elle vit là toute seule. Je pensais bien que c’était anormal. Maintenant, je comprends, elle est recherchée par la police. Ces femmes trop belles rencontrent toujours des tas d’ennuis. Elle aime les balades en mer et se dorer au soleil toute nue. Quelle indécence ! Pourquoi la recherche-t-on ?
  
  - Trafic de drogue. Vous l’avez vue aujourd’hui ?
  
  - Non.
  
  La femme poursuivit sa longue tirade fielleuse et vengeresse contre Tiffany, mais Coplan ne l’écoutait plus. Il fonçait hors de l’appartement.
  
  
  
  
  
  Robby empocha l’argent et tendit le panier de perles.
  
  - Elle habite Careless Mansion, à Sandy Ground.
  
  Gregori Kogol courut rendre compte à Youri Sobchak.
  
  Dès que le commando eut repéré la villa, Sobchak commanda :
  
  - L’heure n’est plus aux subtilités. On entre en force.
  
  Maksim Devlanan débloqua le portail et le commando s’engouffra dans les lieux, l’arme au poing. Sobchak ne fut pas long à diagnostiquer un départ précipité. Son expérience était par trop vaste pour qu’il se trompe, d’autant que ses hommes constataient l’absence de tout vêtement féminin.
  
  - La garce ! enragea-t-il.
  
  - Robby s’est peut-être trompé ? suggéra Leonid Vestny. Ou alors, il nous aurait trompés pour ramasser l’argent de ses saloperies de perles ?
  
  Mais Sobchak se penchait sur le bloc-notes où Tiffany avait consigné les renseignements fournis par Sandringham : Francis Corlay, Soraya Mansion, Seven Mile Beach, Georgetown, Grande Caïman.
  
  Francis Corlay ? Encore lui ? C’était le nom lâché à Marbella par Sierra Franji. Sobchak ne croyait pas aux coïncidences.
  
  - Non, Robby ne nous a pas trompés, répliqua-t-il, catégorique. C’est ici qu’était notre cible. Elle s’est enfuie parce qu’elle a été alertée par quelque chose ou quelqu’un.
  
  - Elle va peut-être revenir ? imagina Kogol.
  
  - J’en doute. Les fugitifs témoignent d’une triste habitude, ne jamais revenir en arrière.
  
  En voyant le portail déverrouillé, Coplan marqua un temps d’arrêt. Il le repoussa très lentement et jeta un coup d’œil autour de lui. Sous sa veste, il tâta le Smith & Wesson 469 qu’il avait acheté dans une armurerie à son arrivée. A Anguilla, les armes à feu étaient en vente libre, étant donné que la criminalité était quasiment nulle.
  
  A pas prudents, il s’engagea entre la double haie de frangipaniers. Au-delà de leurs troncs, on apercevait les parterres d’orchidées.
  
  Serotinine et Zoubov qui protégeaient les arrières du commando le virent arriver et bondirent, le pistolet au poing. Coplan n’eut pas le temps de sortir son arme.
  
  - Par ici, invitèrent-ils, poliment car ils ignoraient à qui, en définitive, ils avaient affaire et souhaitaient éviter tout malentendu sur cette île où ils se sentaient mal à l’aise.
  
  Cependant, ils devinrent plus soupçonneux quand Serotinine s’empara du Smith & Wesson. Ils le poussèrent alors vers la villa. Sobchak plissa les yeux devant le nouveau venu. Un Smith & Wesson 469 ? Qui, en dehors d’un flic, se promenait avec un automatique de ce calibre ? Sans mot dire, il le fouilla et tomba en arrêt devant le passeport et le permis de conduire international au nom de Francis Corlay, ainsi que devant la photocopie du mandat d’arrêt international lancé contre Tiffany Deluisa. Ainsi, c’était donc un flic sous couverture, imagina-t-il. Prudence.
  
  Il regarda longuement Coplan. Quelle conduite tenir ? Comme lui, il traquait la fugitive, mais semblait en retard lui aussi. Elle les avait tous devancés.
  
  Quant à Coplan, il cherchait à se faire une idée de l’identité de ces inconnus armés. Appartenaient-ils au Mossad ? Au S.V.R. ? Plutôt S.V.R., si l’on se fiait à leur anglais, par ailleurs parfait, mais encombré des chuintantes slaves.
  
  Sobchak fit le premier pas. Il alla chercher le bloc-notes et le remit à Coplan.
  
  - Vous étiez attendu. Le Francis Corlay, là, c’est bien vous ?
  
  A cet instant, Coplan comprit que Tiffany s’était envolée, alertée sans doute par l’avis de virement de la Costreano. Elle avait téléphoné à Sandringham qui lui avait communiqué son adresse à Seven Mile Beach. Néanmoins, la question se posait de savoir si elle s’était rendue à la Grande Caïman pour élucider le mystère ou si elle avait fui parce qu’elle reniflait le piège, comme le craignait Séverine Dejean ?
  
  
  
  
  
  Alertée par radio à partir de la Ford qui avait amené le commando Sobchak sur les lieux, Vera Skobline piquait droit vers le rivage en se repérant sur le débarcadère où se tenait Ivan Bondarenko qui agitait les bras comme un sémaphore.
  
  Elle avait chaussé des lunettes noires et sa longue chevelure blonde flottait au vent. Toute la journée, elle avait évolué parallèlement à la côte, scrutant les plages à l’aide de ses jumelles, les environs des débarcadères, les abords des piscines, les allées des jardins, les ponts des yachts, les cabines des cruisers. Sans succès. Pas un instant elle ne s’était découragée. D’abord parce que c’était une professionnelle accomplie. Ensuite, parce que cette balade sur les flots lui rappelait ses promenades estivales en mer Noire.
  
  A travers ses jumelles, Samy Gegelbaum capta sa silhouette dans le poste de pilotage et sa chevelure blonde que le vent, qui soufflait en rafales, rabattait sur son visage et ses lunettes noires.
  
  - C’est elle ! s’écria-t-il. C’est Tiffany Deluisa ! Voilà la raison pour laquelle Sobchak et ses hommes sont entrés dans cette villa ! Ils l’attendent !
  
  - Que fait-on ? s’enquit Hachreth.
  
  - On fonce. Le danger c’est que Sobchak la kidnappe et utilise cette vedette pour l’emmener au large sur un yacht complice. Qui sait de quels moyens Sobchak dispose ? Rassemble vite l’équipe !
  
  Dans la villa, Gregori Kogol rompit le silence.
  
  - Voilà Vera.
  
  Sobchak tourna la tête vers le débarcadère, observa un long moment l’embarcation qui approchait, puis son regard revint se poser sur Coplan. Sans un mot, il lui restitua le passeport et le permis de conduire international sans pousser l’imprudence, cependant, jusqu’à lui rendre le Smith & Wesson.
  
  - Parlons de Tiffany Deluisa, invita-t-il.
  
  - C’est une criminelle.
  
  - Comment se fait-il que vous, un policier espagnol, opériez à l’étranger sous passeport français ?
  
  - Qui êtes-vous pour poser ces questions ?
  
  Sobchak n’eut pas le temps de répondre. Au-dehors, une courte rafale de mitraillette déchira l’atmosphère paisible. Elle était amortie par le suppresseur de son mais Coplan reconnut malgré tout le claquement et la cadence caractéristiques d’une Micro-Uzi. Sobchak n’était pas en reste.
  
  - Sortez vos armes ! hurla-t-il à ses hommes.
  
  D’un seul coup, la villa se transforma en champ de bataille. Coplan se jeta à plat ventre et rampa pour échapper au féroce affrontement. Dans le crachat des balles, les meubles précieux éclataient en mille esquilles de bois, les vases explosaient et les vitres descendaient en cascades de verre.
  
  Sobchak tomba parmi les premiers et Coplan rampa dans sa direction pour récupérer son Smith & Wesson qu’il arma. Il l’avait à peine en main que Hachreth le visa. Sans hésiter, Coplan pressa la détente. Touché en plein front, l’homme du Mossad s’écroula. Coplan roula sur le côté pour éviter le feu que dirigeait sur lui Samy Gegelbaum. Puis il se propulsa en avant et aboutit dans un couloir où il se remit debout.
  
  C’est alors que Gregori Kogol balança sa grenade défensive sur les assaillants et que le feu attaqua les rideaux et les voilages. Sous la force de l’explosion, Coplan fut catapulté sur un parterre d’orchidées après avoir fracassé la baie vitrée. Il se releva et débarrassa ses vêtements des échardes de verre qui restaient collées. Son visage était intact mais ses mains étaient égratignées.
  
  Il ne demanda pas son reste et courut vers le débarcadère. Ivan Bondarenko approchait, d’une allure lente et méfiante. Précipitamment, Coplan se jeta derrière le tronc d’un banyan et, lorsque le Russe dépassa l’arbre, il lui décocha un violent coup de pied dans le genou droit. Bondarenko chuta lourdement et Coplan lui cisailla la nuque avec la crosse du Smith & Wesson avant de le désarmer de son Tokarev et de reprendre sa course vers le débarcadère.
  
  Quand il déboucha sur les planches, Vera Skobline venait d’y poser le pied. Cet homme aux deux automatiques ne lui disait rien qui vaille. Au sein du S.V.R., on la surnommait la Panthère de Sakhaline. Fidèle à cette réputation, elle se lança en avant et son croc-en-jambe fulgurant expédia dans l’eau un Coplan déséquilibré et vulnérable en raison de sa longue course.
  
  Elle avait laissé son arme dans la cabine. Aussi fit-elle précipitamment demi-tour. Cette manœuvre lui fut fatale. Coplan avait émergé de l’eau. Il lui empoigna la cheville et la fit basculer à son tour dans l’eau où elle lui balança un coup de poing entre les deux yeux. Il ne demeura étourdi que quelques secondes avant de frapper à l’aveuglette et de l’agripper pour lui cogner la tête contre la proue de la vedette. Assommée, elle s’enfonça et il la retint pour la hisser sur les planches.
  
  Les vêtements collés au corps, les deux automatiques au fond de l’eau, il courut jusqu’à la vedette, sauta à bord et lança le moteur pour une marche arrière foudroyante que faillit interrompre Samy Gegelbaum dont la Micro-Uzi cracha une volée de balles sur l’embarcation qui reculait vers le large.
  
  Derrière lui, des gerbes de flammes s’échappaient de la villa et Coplan en fut heureux. Quels qu’ils soient, les intrus ne tomberaient pas sur le bloc-notes et sur les indications qui y étaient portées. Étaient-ce les gens du Mossad ? C’était plus que plausible.
  
  Dépité, Samy Gegelbaum arracha son chargeur vide et le lança sur le parterre d’orchidées avant de se pencher sur le corps inanimé de Vera Skobline. Tout de suite, il vit qu’il s’était trompé et sa rage augmenta. Il brandit le poing en direction de la vedette qui s’éloignait.
  
  - Salaud ! Éructa-t-il.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  
  
  
  Tiffany Deluisa avait rendu le Hatteras à Philipsburg où elle l’avait loué et avait récupéré la caution. Elle ne s’était pas éternisée dans la capitale de la partie néerlandaise de l’île de Saint-Martin, bien qu’elle apprécie ce lieu où pullulaient les trafiquants et les contrebandiers de tous acabits.
  
  A l’aéroport, elle avait pris un vol KLM à destination de Curaçao et, de Willemstad, la capitale, elle s’était rendue à Caracas en empruntant un vol d’El Mar, une compagnie privée vénézuélienne. Ses billets avaient été payés en numéraire. A Caracas, elle avait loué un taxi et avait gagné La Guaira, le port de la capitale vénézuélienne, où elle avait sonné à la porte d’un vieux Français, ex-bagnard évadé de la Guyane en 1938. A près de 90 ans il était encore vert et louchait sans scrupule sur ses jambes et ses seins.
  
  - Je suis encore capable de faire reluire une jolie femme, avait-il même déclaré sans vergogne dans son espagnol teinté d’un accent de titi parisien.
  
  Elle s’était contentée de rire avec indulgence. Contre la belle poignée de coupures de cent dollars, il lui avait remis le passeport et le permis de conduire au nom de Barbara Mynx que lui avait procurés Billy Jurkow. Les nouvelles photographies étaient fixées en bonne place et elle avait souri de contentement. Si la femme à la Costreano s’était travestie pour lui ressembler, pourquoi elle ne serait-elle pas capable d’agir de même ?
  
  De Caracas, elle avait voyagé par Aeromexico à destination de Mexico sous son identité toute neuve. Elle espérait bien avoir semé ses poursuivants.
  
  Durant le trajet, elle s’était penchée sur son passé. A l’issue de ses brillantes études à l’U.S.C., elle était tombée follement amoureuse à Las Vegas de Johnny, un truand obligé de fuir les États-Unis à cause d’une vilaine affaire qu’il traînait derrière lui. Elle l’avait suivi à Buenos Aires où elle l’avait aidé à braquer une banque. Malheureusement, leurs complices argentins n’étaient pas réguliers et avaient voulu leur dérober leur part du butin. Salauds d’Argentins. Ils avaient réussi à tuer Johnny mais elle les avait abattus sans pitié. Ses deux premiers meurtres. En fait, elle n’avait ressenti aucune émotion particulière. Après tout, ils l’avaient cherché. Johnny lui ayant tout appris de la vie de truand et de la clandestinité, elle avait survécu, grâce, entre autres, à Billy Jurkow, un vieil ami de son amant assassiné.
  
  Depuis, ses seuls moments de sagesse, elle les avait vécus en compagnie d’Aboud Franji. Pourquoi avait-il fallu qu’ils soient interrompus ?
  
  Après une nuit passée à l’hôtel à Mexico, elle se rendit à la gare routière et acheta un billet à destination de Manzanillo. L’autocar était bondé et elle grimaça mais, fidèle à son plan, elle s’installa sur son siège en faisant contre mauvaise fortune bon cœur.
  
  Parvenue sur la côte du Pacifique, elle se réfugia dans une clinique qui était surtout fréquentée par des truands américains en rupture de ban.
  
  - Que puis-je faire pour vous ? lui demanda le médecin-chef, un grand diable à la chevelure clairsemée qui avait tiré douze années de pénitencier dans l’État du Tennessee pour le meurtre de son épouse.
  
  - Me modifier superficiellement le visage et changer mon allure générale. Je sais que vous êtes un as dans ce domaine et que vous ne posez pas de questions.
  
  - Au temps où j’en posais j’ai eu nombre d’ennuis. C’est pourquoi je suis revenu à de meilleurs sentiments. Quel prénom dois-je utiliser avec vous ?
  
  - Lyndall.
  
  - Très bien, Lyndall, quand commençons-nous ?
  
  - Tout de suite, si vous le voulez bien.
  
  - C’est possible. Naturellement, vous réglez comptant avant le début du traitement
  
  Tiffany se contenta d’ouvrir son sac à main.
  
  - Combien ?
  
  
  
  
  
  Séverine Dejean haussa les épaules.
  
  - Pas de Tiffany. Je m’en doutais.
  
  - Je m’accorde quarante-huit heures, maugréa
  
  Coplan. Si elle n’apparaît pas, je te laisse ici et je file à Manzanillo où elle a versé des arrhes pour la location d’un yacht.
  
  - Elle y est peut-être déjà ?
  
  - Je cours le risque.
  
  Quarante-huit heures plus tard, Tiffany Deluisa ne s’était pas manifestée et Coplan laissa sur place l’agent Alpha pour, via Kingston, Miami et Mexico, rejoindre Manzanillo.
  
  Durant les deux jours de son étape à Mexico, il contacta l’attaché militaire adjoint à l’ambassade de France qui était le correspondant de la D.G.S.E. Le capitaine s’entremit pour lui faire confectionner un nouveau passeport au nom de Francis Chanin. Coplan estimait que son I.F. Francis Corlay avait volé en miettes.
  
  Par Aeromexico, il vola jusqu’à la côte du Pacifique Où il atterrit à l’aéroport de Playa de Oro le mercredi soir. Au comptoir Hertz il loua une Nissan Stanza. Il avait retenu une chambre à l’hôtel Las Hadas auquel il se présenta après un trajet de vingt minutes.
  
  Pendant qu’on l’enregistrait, il aperçut l’affiche bariolée et s’approcha. Trois fêtes locales allaient se succéder dès le lendemain. Le jeudi : Nuestra señora del Mar, le vendredi : Nuestra señora de los Angeles et le samedi : Nuestra señora del Mundo Nuevo. Il en fut suffoqué et revint vers le réceptionniste.
  
  - En raison de ces fêtes, tout sera fermé durant ces trois jours ?
  
  - Je le crains, señor Chanin. Ces fêtes sont purement locales mais, pour les gens d’ici, elles présentent plus d’importance que les fêtes nationales. Je suis vraiment désolé si vous comptiez régler quelque affaire.
  
  Le lendemain, Coplan chercha dans l’annuaire l’adresse de la Empresa Maritima Rodriguez et s’y rendit. L’agence était fermée. En désespoir de cause, il prospecta les hôtels à la recherche d’une Tiffany Deluisa. Aucun d’eux n’avait ce nom sur ses registres.
  
  Au volant de la Nissan Stanza, il visita la cité qui, à l’écart des grands courants touristiques, se nichait sur le bord de l’océan, à l’ouest de Mexico et au nord-ouest d’Acapulco. Peuplée de 40 000 habitants, elle bordait la lagune de Cuyutlan et offrait la physionomie du paisible port de pêche où jadis le navigateur Lopez de Legazpi avait construit son voilier avant de voguer à la conquête des Philippines.
  
  Il baguenauda le long des plages superbes, admira la lagune de Cuyutlan devenue le royaume des oiseaux aquatiques, frissonna devant le spectacle impressionnant de la célèbre Ola Verde, une vague haute de vingt mètres qui déferlait sur le rivage, mais, nulle part, il ne rencontra une femme qui, de près ou de loin, ressemblait à Tiffany Deluisa. Sans plus de succès, il fréquenta aussi la grande piscine de l’hôtel Las Hadas, avec son pont suspendu et sa luxuriante végétation dans laquelle flânaient de beaux spécimens d’iguanes aussi indolents que pacifiques.
  
  Tiffany était-elle même à Manzanillo ? s’interrogea-t-il, angoissé. Chaque jour, il téléphonait à Séverine Dejean dont les réponses monotones sonnaient le glas de ses espérances.
  
  - Elle n’est pas venue. Rien de neuf à Manzanillo ?
  
  - Ici, c’est la fiesta.
  
  Inévitablement, le dimanche imita les trois jours précédents.
  
  Le lundi, enfin, il put pénétrer dans les bureaux de la Empresa Maritima Rodriguez. Celle qui le reçut était la señora Rodriguez, une femme difforme comme une statue de Botero.
  
  - Je devais faire une croisière en compagnie d’une de mes amies, Tiffany Deluisa, qui vous a loué un yacht. Elle m’avait donné rendez-vous chez vous.
  
  - En effet. Mais la señora Deluisa n’est pas venue. C’est une de ses amies qui a bénéficié de la réservation du yacht qui est un voilier équipé de moteurs auxiliaires. L'Alcatraz.
  
  - Un nom sinistre, opina Coplan qui se référait à l’ex-pénitencier dans la baie de San Francisco.
  
  - Pas du tout ! protesta-t-elle. C’est le nom d’un bel oiseau (Pélican) !
  
  - Une de ses amies ? Je la connais peut-être ?
  
  - Elle s’appelle Rebecca Mynx.
  
  Il sortit la photographie de Tiffany.
  
  - Celle-ci ?
  
  La señora Rodriguez secoua la tête.
  
  - Oh non, pas elle, bien qu’elle lui ressemble quelque peu.
  
  Coplan fronça les sourcils. Il était intrigué. Tiffany était rouée. Avait-elle envoyé une complice prendre possession du voilier et attendait-elle ce dernier dans quelque endroit convenu ? Certes, les témoins lui accordaient un goût immodéré pour le yachting, mais était-elle capable de manier seule un voilier ? L’amie serait donc son aide à bord ?
  
  - Quand l'Alcatraz a-t-il appareillé ?
  
  - Mercredi dernier dans l’après-midi.
  
  Coplan se mordit les lèvres. Lui n’était arrivé que le soir. Il avait manqué de peu le départ du voilier. Ensuite, à cause des fêtes et du dimanche, il avait perdu quatre jours.
  
  - Pour quelle destination ?
  
  - Une croisière en mer. Les arrhes couvraient la location pour dix jours, la nourriture et le carburant pour les moteurs auxiliaires, car nous sommes également ravitailleurs. La caution de cent mille dollars était en plus.
  
  - Payée par la señora Deluisa ?
  
  - Chèque certifié tiré sur le Banco Rio Grande del Sur. Dites-moi, vous posez des questions comme un détective, fit soudain la señora Rodriguez devenue soupçonneuse.
  
  - Pardonnez-moi. Je tiens beaucoup à Tiffany Deluisa. Vous voyez ce que je veux dire ? Par ailleurs, il n’est pas impossible que je loue moi aussi un voilier par votre entremise.
  
  L’attitude de la femme changea du tout au tout et elle décocha à son client potentiel un clin d’œil complice.
  
  - Vous vous êtes disputé avec elle et vous souhaitez vous réconcilier ?
  
  - C’est ça.
  
  - L’ennui pour vous, c’est qu’elle n’est pas à bord de l'Alcatraz. Son amie Rebecca Mynx a pris sa place.
  
  - Seule ?
  
  - Avec un homme prénommé Billy.
  
  Intérieurement, Coplan réprima un frisson. Voilà qui devenait intéressant. Un Billy s’était chargé de fournir à Tiffany un passeport et un permis de conduire. S’agissait-il du même ?
  
  - Crystal Seferidis les accompagnait. Elle pleurait. J’adore cette chanteuse, elle est si romantique.
  
  Coplan dressa l’oreille.
  
  - Crystal Seferidis ?
  
  - Elle se produit au bar El Oasis à l’hôtel Las Hadas.
  
  - Si je loue un voilier identique à l'Alcatraz, que me proposez-vous ?
  
  - L'Algonquin. Une parenthèse, tous les noms de nos bateaux commencent par Al. C’est un ketch, coque en fibre de verre, à deux mâts dont le beaupré, moteurs auxiliaires qui permettent, avec le plein de carburant, une autonomie de vingt-cinq jours au cas où, phénomène extraordinaire, le vent ne se lèverait pas sur l’océan, ce qui ne s’est pas produit depuis des siècles. Sinon, vous pouvez naviguer à la voile jusqu’à quatre-vingts nautiques/jour dans ce secteur du Pacifique.
  
  - Je règle les problèmes financiers que pose une location et je reviens vous voir.
  
  Dans la marina, il alla s’asseoir à la terrasse d’une cafétéria et commanda du café. Une Gitane aux lèvres, il récapitula. L'Alcatraz avait été loué pour dix jours. Cinq s’étaient déjà écoulés. Donc, dans cinq jours il serait de retour. Pour récupérer Tiffany ?
  
  Une autre possibilité existait. Cette Rebecca Mynx et ce Billy avaient appareillé pour aller chercher Tiffany dans quelque endroit de la côte du Pacifique pour la mener incognito dans un autre lieu.
  
  Une question, cependant, se posait : Tiffany avait-elle déjà adopté sa nouvelle identité ou bien voyageait-elle sous l’ancienne ?
  
  A ce sujet, cette nouvelle identité était-elle Rebecca Mynx ? Oui, mais la señora Rodriguez affirmait que la locataire du voilier n’était pas Tiffany, bien qu’elle lui ressemble.
  
  Coplan privilégiait une hypothèse. Billy avertissait Tiffany que les faux passeport et permis de conduire l’attendaient à un lieu convenu, probablement un port sur la côte du Pacifique. Après sa fuite précipitée d’Anguilla, Tiffany s’y rendait. Dans l’intervalle, elle changeait ses plans. Elle demandait à une amie, Rebecca Mynx, et à Billy, de venir à bord de l'Alcatraz la cueillir dans son refuge. Elle leur expédiait un chèque pour couvrir la caution de cent mille dollars. Rebecca Mynx et Billy s’exécutaient. Ainsi, Tiffany montait-elle à bord sous sa véritable identité et réapparaissait-elle dans un autre endroit sous sa fausse identité. Imparable. Ses poursuivants étaient semés. Rebecca Mynx et Billy n’avaient plus qu’à retourner à Manzanillo, à restituer l'Alcatraz et récupérer la caution dont, peut-être, Tiffany leur faisait cadeau en récompense de leurs peines.
  
  Séduisant. S’il voyait juste, en ce cas il convenait d’attendre le retour de l'Alcatraz et de se débrouiller pour faire avouer aux deux complices l’endroit où ils avaient débarqué la fugitive.
  
  Ce soir-là, Coplan s’installa à une table du bar El Oasis. Crystal Seferidis paraissait seule, fragile, toute menue, un peu paumée. Maquillage lunaire, les cheveux comme un heaume à la visière baissée, et que l’on devinait teints, la moue boudeuse, chemisier fleuri transparent, pantalon serré, petit gilet multicolore, alors que sa silhouette appelait une jupette qui l’aurait transformée en Lolita convoitant les hommages libidineux de son auditoire masculin. Coplan s’attendait à une voix frêle flirtant avec les aigus. Il fut stupéfait d’entendre une voix rauque, puissante et vibrante. Son étonnement grandit quand il découvrit que la jeune femme interprétait des chansons en anglais, en allemand, en français, en espagnol et en portugais, dans un style syncopé et rythmé qui rappelait l’âge d’or du jazz.
  
  Il ressortit et alla dans la boutique de fleuriste de l’hôtel où il fit confectionner une immense gerbe de roses jaunes qu’il fit livrer, avec un bristol portant son nom et le numéro de sa table, à la loge de la chanteuse.
  
  Il retourna au bar El Oasis et, après ses trois tours de chant, vers une heure du matin, Crystal Seferidis se présenta devant lui.
  
  - Mr. Francis Chanin ?
  
  Sa voix était légèrement éraillée et sexy comme celle d’une chanteuse de blues. Dans sa loge, elle s’était débarrassée de son maquillage lunaire et de sa tenue professionnelle et avait passé une simple robe noire, très collante, qui la rendait très attirante.
  
  Elle s’assit et il commanda une bouteille du meilleur champagne.
  
  - Les roses étaient magnifiques. Vous avez beaucoup de goût.
  
  Immédiatement, le courant passa entre eux. Crystal était vive, espiègle, spirituelle et intelligente.
  
  - Je suis née en Louisiane et le jazz m’a toujours bercée, expliqua-t-elle. C’est pourquoi je chante dans ce style. Hélas, le vrai jazz est démodé. Ceux qui le pratiquent aujourd’hui sont des nombrilistes isolés dans leurs conceptions. Alors, je suis obligée de me produire dans des cabarets comme l'El Oasis. Sans forfanterie, c’est dommage pour les vrais amateurs. Remarquez que personnellement je dédaigne le show-business qui est rempli de margoulins et où l’on édifie sur de fausses valeurs. Moi je veux rester moi-même. Je refuse de m’intégrer dans un monde très prétentieux et infesté de flatteuses vipères qui vous sourient en face et vous poignardent dans le dos.
  
  Après deux heures du matin, le champagne aidant, Coplan découvrit qu’elle était loin d’être insensible au charme de son commensal. Comme lui, elle résidait à l’hôtel Las Hadas, si bien que tout naturellement, quand le bar ferma, juste avant l’aube, Crystal le suivit dans sa chambre.
  
  Tout de suite, il fut évident que sa chair réclamait sa part de plaisirs concrets. Ses baisers s’apparentaient à ces cascades qui se jettent sans peur dans des gouffres profonds.
  
  - Déshabille-moi vite, implora-t-elle. Les roses jaunes, c’était bien, mais ce sont d’autres pétales qu’il me faut.
  
  Avec des gestes précautionneux, Coplan dévêtit son corps gracile aux hanches minces et aux seins menus dont la pointe durcissait sous ses doigts.
  
  Quand elle fut nue, Crystal, qui haletait bruyamment, s’arracha à ses mains et se jeta sur le lit dont elle avait rabattu le drap du dessus. Rapidement, Coplan se débarrassa de ses vêtements. Elle écarta les cuisses et l’attira en elle. Déjà se dessinait un cercle ténébreux autour de ses yeux fiévreux dans lesquels passaient tour à tour des lueurs orageuses et secrètes. Bientôt, de sa bouche s’exhala le cantique extasié que provoquait le plaisir et Crystal s’écouta en humant voluptueusement les effluves violents de sa chair en folie. En même temps, comme un animal dominateur qui couve du regard une proie qu’il a marquée de ses griffes, elle guettait chez son partenaire l’instant où il atteindrait au but suprême, afin d’être à son unisson.
  
  Quand, enfin, Coplan se libéra en elle, Crystal hurla, la tête presque à bas du lit, et elle se redressa pour lui mordre le lobe de l’oreille jusqu’au sang.
  
  - Tu es une tigresse, récrimina-t-il, le cou ensanglanté.
  
  - Ce n’est rien, rien qu’une preuve du plaisir que tu m’as donné, gloussa-t-elle.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  
  
  
  Ils avaient refait l’amour plusieurs fois. Le soleil qui s’était levé inondait leurs corps en transes à travers la baie vitrée libre de tout rideau ou voilage. Crystal témoignait d’une ardeur infatigable. Elle avait léché le sang dont était souillé le cou de Coplan et ce geste avait engendré en elle des pulsions dévastatrices.
  
  A midi, rassasiés, ils abandonnèrent le lit et Coplan commanda deux copieux déjeuners auxquels ils s’attaquèrent dès qu’ils furent douchés.
  
  La nuit d’amour avait suscité chez Crystal une verve intarissable. Coplan l’écoutait sans mot dire. Vive, enjouée, toujours spirituelle, sa conversation était brillante. Cependant, vers la fin du repas, son humeur changea. La jeune femme devint mélancolique. Puis, avec amertume, elle revint sur son passé :
  
  - J’avance dans la vie comme une guerrière, c’est vrai. J’ai débuté dans le métier à l’âge de vingt ans. J’en paraissais seize et je ressemblais à une poupée Barbie. Autour de moi c’était la jungle. Ma mère m’a dit : « Dans la vie, il y a les soldats et les poètes. Si tu es poète, tu finiras dans le ruisseau. » Alors, j’ai choisi d'être soldat. J’ai ramé comme une folle pour arriver où je suis aujourd’hui. Ce n’est pas le fruit du hasard et je ne dois rien à personne.
  
  - Je n’en doute pas, assura Coplan avec bienveillance.
  
  - Mon seul ennui, ce sont les hommes. Ils jouent avec moi comme moi je jouais à la poupée quand j’étais gosse.
  
  - Pas moi, protesta vivement Coplan.
  
  - Toi, tu n’es qu’une passade. Demain tu retourneras dans les ténèbres. Tu es comme un contre-chant désaccordé.
  
  Coplan ne fut pas vexé par la remarque désobligeante qu’il plaça sur le compte de l’amertume qui s’était emparée de Crystal.
  
  - Dernièrement, j’avais un homme dans ma vie, du type vieux jeu, macho, grande gueule, sauvage. J’adorais ça. Je me reposais sur lui, j’y croyais comme une conne. On était au diapason, on jouait fortissimo, pas de dissonance, on harmonisait. Et puis la fausse note s’est glissée quand cette garce de Becky est arrivée.
  
  - Becky ?
  
  - Diminutif pour Rebecca. Et, sur-le-champ, Billy a été desafinado. Finie, sa rhapsodie en bleu dans mes bras.
  
  Coplan baissa les yeux, savourant l’instant présent. Ainsi, sans qu’il ait eu besoin de se dépenser, Crystal abordait la question qui l’intéressait.
  
  - Que s’est-il passé ?
  
  - Tous deux se sont embarqués sur un voilier pour une croisière de dix jours. Je les ai accompagnés sur le quai de la marina. Je pleurais de rage. Quand le voilier a appareillé, je me suis juré que plus jamais je n’irais accompagner quelqu’un que j’aime sur le quai d’une marina ou d’une gare ou dans le hall d’embarquement d’un aéroport. Je me suis aussi promis que le prochain homme avec qui je vivrai ne serait pas un faux macho comme Billy, mais un vrai mec avec des couilles grosses comme les gratte-ciel de New York.
  
  - Quand sont-ils partis ?
  
  Elle calcula.
  
  - C’était mercredi dernier. Nous sommes mardi. Six jours.
  
  - Il en reste quatre. Peut-être Billy sera-t-il revenu à de meilleurs sentiments à son retour et tu le récupéreras sans problème ?
  
  - Même revenu à de meilleurs sentiments, il peut aller se faire foutre. Et puis, je ne crois pas qu’il soit de retour aussi vite.
  
  Coplan tressaillit.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Attends.
  
  Pendant que Coplan se versait un café déjà tiède, elle se rhabilla.
  
  - Je vais dans ma chambre chercher quelque chose.
  
  Quand elle revint, elle déposa sur la table une chemise cartonnée verte.
  
  - Voilà ce que j’ai trouvé.
  
  Coplan ouvrit la chemise qui contenait une étude très poussée sur un atoll désert à l’écart des grandes routes maritimes dans l’océan Pacifique et situé à 2 500 milles nautiques de Manzanillo.
  
  - Je suis sûre que c’est là qu’ils sont allés, déclara Crystal, péremptoire.
  
  - Pourquoi auraient-ils loué le voilier seulement pour dix jours ?
  
  - Mystère. Je me suis renseignée. Ce voilier peut couvrir cent milles nautiques par jour. La distance de cet atoll est de deux mille cinq cents nautiques, soit l’aller et le retour, cinquante jours, plus le séjour sur place. Ils ne seront pas revenus avant deux mois. Est-ce que je vais attendre ce délai pour récupérer un salaud comme Billy ? D’ailleurs, pourquoi se réfugier sur un atoll désert ?
  
  Sur ce sujet, Coplan avait ses propres idées qu’il ne livra pas.
  
  Crystal reprit le dossier et gagna la porte.
  
  - Excuse-moi, j’ai une répétition à quinze heures, je dois me changer. Je te vois ce soir ?
  
  - Pourquoi pas ?
  
  Coplan guetta à travers la baie vitrée. Quand il vit Crystal s’engouffrer dans l’entrée des artistes du bar El Oasis, il s’empara de sa trousse à passes et déverrouilla la porte de la chambre que venait de quitter la chanteuse. Sans peine, il dénicha la chemise cartonnée et descendit au rez-de-chaussée de l’hôtel où, dans le secteur des affaires, il se posta devant la photocopieuse. Détenant à présent l’intégralité du dossier, il remonta remettre la chemise verte en place.
  
  De retour dans sa propre chambre, il étudia les photocopies.
  
  L’atoll était baptisé Kaumaha, ce qui, en polynésien, signifiait « chagrin » qui, en anglais, se traduisait par « grief », terme utilisé par les Américains pour désigner l’atoll, tandis que les Mexicains préféraient « tristeza ».
  
  Sur la carte de l’océan Pacifique, il s’isolait à équidistance de Manzanillo au nord-est, d’Hawaï au nord-ouest et des îles Marquises au sud-ouest. En forme de fer à cheval, il s’étalait sur une longueur de dix-huit kilomètres pour une largeur de cent à trois cents mètres et était recouvert d’une végétation luxuriante parmi laquelle abondaient les pandanus. A leur lisière, sur le sable blanc, pullulaient les frégates. Dans le lagon intérieur, et dans le lac extérieur entre la bande de l’atoll et la barrière de récifs de corail, grouillaient les requins qui communiquaient de l’un à l’autre en passant par les hoa (Discontinuités dans la surface d’un atoll).
  
  Durant la Seconde Guerre mondiale, Kaumaha avait été utilisé secrètement par les Japonais en tant que base de ravitaillement pour leurs sous-marins qui guettaient pour les torpiller les cargos en provenance des côtes de Californie. Des ouvrages en béton dataient encore de cette époque.
  
  Coplan ébaucha une nouvelle hypothèse qui confortait la première. Billy et Rebecca Mynx avaient embarqué Tiffany dans quelque port de la côte du Pacifique, vraisemblablement en Amérique centrale ou méridionale et s’étaient dirigés vers Kaumaha où Tiffany avait décidé de se cacher pour laisser le temps effectuer son œuvre, en escomptant que sa piste se refroidirait. Ensuite, elle reviendrait après un délai de plusieurs mois et négocierait le contenu de la mallette.
  
  En ce qui concernait la nourriture pour durer aussi longtemps, le trio tablait sur la pêche dans le lagon. En outre, il lui était facile de se ravitailler dans le port où aurait embarqué Tiffany. Mais pourquoi louer l'Alcatraz pour seulement dix jours ? Coplan réfléchit et trouva la solution. Tiffany espérait certainement que le voilier et les passagers seraient portés disparus après un mois d’absence ou un peu plus, ce qui arrangerait ses affaires. Quelqu’un qui vivait sous de fausses identités, qui avait assassiné, ne craignait sûrement pas de recourir à cette escroquerie. Qui pouvait dire, par ailleurs, qu’elle n’envisageait pas de couler l'Alcatraz dans quelque endroit proche d’une côte ? Quant à ses deux complices, un Billy qui fournissait de fausses pièces d’identité, et une Rebecca Mynx qui était sans doute une aventurière, ils devaient sans doute ne pas nourrir de graves troubles de conscience et être épouvantés par les scrupules.
  
  Coplan s’empara du téléphone. A cause du décalage horaire, il était une heure du matin le mercredi à Paris. Le Vieux s’apprêtait à s’endormir. Coplan lui rendit compte.
  
  - Attendez encore cinq, six jours, décida le patron des Services spéciaux. Accordez ainsi à l'Alcatraz une chance de revenir dans les délais. S’il ne rentre pas au port, louez l'Algonquin et prenez Séverine Dejean à bord pour aller à Kaumaha.
  
  - Séverine Dejean ?
  
  - Elle est aussi forte que vous en navigation astronomique et possède une grosse expérience des voiliers. Souvenez-vous qu’elle faisait partie des équipages de Greenpeace quand elle espionnait ces gens-là avant la catastrophe de la Nouvelle-Zélande. Autre chose, pour régler la location de l'Algonquin, utilisez donc l’argent que vous avez fait virer du compte de Tiffany Deluisa à la Costreano Bank. Ne laissons pas passer cette chance de faire preuve d’humour. Ainsi, ce sera elle qui paiera les frais de votre voyage.
  
  Coplan eut un rire de gorge.
  
  - C’est déjà elle qui a rémunéré mon informatrice à Anguilla.
  
  - Dans cette affaire, nous aurons travaillé gratuitement.
  
  Dans la semaine qui suivit, Coplan respecta le délai que lui avait imparti le Vieux. Ses nuits, il les passait en compagnie de Crystal Seferidis. Habilement, il l’interrogeait sur Billy sous le prétexte de compatir sur ses amours mortes.
  
  - C’est un être énigmatique, avoua-t-elle. Je ne sais rien de son passé. Je ne connais même pas son patronyme, et si tu me demandais de te montrer une photographie, je n’en possède pas. Tu imagines ? De temps en temps, il s’absentait pour des rendez-vous mystérieux dont il ne parlait pas. Je ne sais même pas d’où venait son argent. En tout cas, un bon point pour lui, il ne vivait pas à mes crochets.
  
  - Un truand ?
  
  - Peut-être.
  
  En prévision d’un voyage à Kaumaha, Coplan réserva l'Algonquin et le visita de fond en comble. Le voilier était à l’état neuf et ses moteurs auxiliaires fonctionnaient à la perfection. Auprès de la señora Rodriguez, il étudia les conditions météorologiques prévalant dans l’océan Pacifique, les vents et les courants marins, et se pencha longuement sur les cartes et les ouvrages des familiers de cette vaste étendue d’eau, notant scrupuleusement tous les périls qu’il risquait de rencontrer durant le périple.
  
  Au bout d’une semaine, l'Alcatraz n’avait pas reparu et Crystal triompha :
  
  - Que t’avais-je dit ? Ces salauds sont partis pour cet atoll pourri ! Que pensent-ils y faire ? Décrocher des fragments d’étoile ? Bouffer du requin à longueur d’année ? Baiser à tout va sur les récifs de corail ?
  
  Quant à la señora Rodriguez, elle était inquiète, donnant ainsi raison à Crystal :
  
  - Ils ont peut-être fait naufrage ? On essuie de sacrés coups dans le Pacifique ! Heureusement, nous sommes assurés ! En tout cas, l’amie de votre amie a cinq jours de retard sur sa location !
  
  - Combien de temps leur accordez-vous au cas où ils auraient rencontré une tempête, un cyclone, un typhon, qui les aurait retardés ?
  
  La Mexicaine fut catégorique :
  
  - Un mois, sinon ils sont perdus corps et biens.
  
  Le mercredi soir, Coplan fit ses adieux à Crystal qui essuya une larme furtive.
  
  - Dommage pour notre symphonie, regretta-t-elle. Toi, au moins, tu n’es pas un salaud comme Billy, tu ne promets pas un romantique voyage en fusée sur la Lune pour me laisser tomber face à mon Coca-Cola et mon hot dog. Toi tu annonces la couleur. On pieute et on se tire.
  
  - Les choses s’arrangeront pour toi, tenta de consoler Coplan, sincère. Avec une voix pareille, qui ne s’éprendrait de toi ?
  
  
  
  Le jour même il changea d’hôtel et le soir alla attendre Séverine Dejean à l’aéroport. Mr. Sandringham ne l’aurait pas reconnue et Coplan lui-même fut dupé. Un instant, il crut qu’elle ne figurait pas parmi les passagers qui débarquaient du vol Aeromexico. Toujours espiègle, elle s’était travestie en gitane diseuse de bonne aventure, éprise de castagnettes et de flamenco, virevoltante dans une robe bariolée et un corsage brodé, chargée de colliers et de boucles d’oreilles en toc, et massacrant l’espagnol comme une Andalouse. Elle avait obtenu un beau succès auprès d’une touriste canadienne âgée qui insistait pour la prendre en photo, ce qu’un agent Alpha refusait catégoriquement, tandis qu’une Américaine, tout aussi âgée, lui offrait une grosse poignée de dollars pour qu’elle lui lise les lignes de la main.
  
  - C’est ce que tu appelles arriver incognito ? reprocha-t-il.
  
  - L’incognito, c’est justement de se faire remarquer sous un déguisement extravagant, répliqua-t-elle avec un certain bon sens.
  
  Pour elle, il avait réservé une chambre séparée. Elle vint dans la sienne pour étudier les conditions de sa mission et se pénétrer du dossier qu’il avait constitué.
  
  - Pas de problèmes avec le voilier, rassura-t-elle. Sans me vanter, je possède une bonne expérience de la navigation. Toi aussi ?
  
  - Moi aussi.
  
  - A combien estimes-tu le délai pour rallier Kamaha ?
  
  - Entre vingt et trente jours.
  
  - Ce voyage me changera agréablement de Soraya Mansion et de la plage de Seven Mile, et de tous ces jours passés à attendre sans succès Tiffany. Au fait, il nous faudra une importante provision de nourriture. Pour au moins deux mois et demi. Tu as prévu les liaisons radio ?
  
  - C’est fait.
  
  - Le carburant ?
  
  - A ras bord des réservoirs. Nous aurons aussi des armes.
  
  Elle leva sur lui des yeux moqueurs.
  
  - Pendant environ deux mois et demi, nous allons cohabiter. Alors, mettons les choses au point. Je connais ta réputation, Francis. Aussi, avec moi, pas de funiculi-funicula. Copain-copain. On ne couche pas ensemble. D’accord ?
  
  Il éclata de rire.
  
  - D’accord.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  
  
  
  Le voyage n’avait pas sapé leur énergie bien que l’épreuve soit rude. Le soleil calcinait leur peau et le sel des embruns blanchissait leurs cheveux. Leurs mains devenaient calleuses et se crevassaient par endroits, tandis que les muscles des bras souffraient à force de tirer les drisses.
  
  Plus entraîné que Séverine, Coplan assurait la majeure partie du travail et des veilles.
  
  Ni l’un ni l’autre n’était malade malgré le roulis incessant. Par ailleurs, ils étaient satisfaits de la tenue de route de l'Algonquin dont le calfatage était soigné, ce qui le rendait parfaitement étanche.
  
  Il leva les yeux et c’est alors qu’il vit les gros nuages noirs menaçants, bas sur l’horizon.
  
  - Attention, un grain se prépare ! cria-t-il.
  
  Sans souffle avant-coureur, un vent de force huit secoua le voilier qu’inonda brutalement une pluie glaciale. Coplan fonça vers le rouf pour fermer la manche à air par laquelle ruisselait l’eau tombant du ciel devenu aussi noir que de la suie.
  
  Cinglée par les rafales d’eau, Séverine reflua sur le pont mouillé, glissa et chuta sur le dos en heurtant le plancher. Coplan la releva et vit le sang que diluait la pluie sur le cou.
  
  - Tu es blessée.
  
  - Ce n’est rien. Je vais à la barre. Amarre-toi et prends les ris du foc. Moi je manœuvre pour avoir le vent en poupe et éviter la gîte.
  
  Elle donnait les ordres avec l’autorité de la navigatrice accomplie qu’elle était.
  
  La tempête cessa après plusieurs heures, mais l'Algonquin avait embarqué de l’eau que Coplan pompa vigoureusement après avoir soigné la blessure superficielle de Séverine.
  
  - L’océan Pacifique est l’un des plus traîtres du monde, commenta-t-elle sobrement. Rien ne le laisse prévoir et tu reçois en pleine figure, brutalement, un grain comme celui d’aujourd’hui.
  
  - On peut dire que ça promet puisque nous n’avons quitté Manzanillo que depuis huit jours.
  
  - Une fois, j’ai bien cru que j’y resterais, conta la jeune femme. C’était au temps où je me faisais passer pour une militante écologiste auprès des gens de Greenpeace. Nous naviguions au sud de Mururoa et de Fangataufa qu’ils voulaient espionner. Dans les faits, ils voulaient vérifier si une explosion atomique aurait lieu prochainement.
  
  - Avec un voilier ? Comment ça ? voulut savoir Coplan, intrigué.
  
  - C’est simple. Si le C.E.P. (Centre d’Expérimentations du Pacifique) envisageait des tirs sous le lagon, alors le cordon de sécurité de la Marine nationale serait élargi bien au-delà de la limite des eaux territoriales. Dans la négative, la surveillance ne s’exercerait qu’aux abords de cette limite.
  
  - Et qu’est-il arrivé ?
  
  - Nous sommes tombés dans la queue d’un cyclone. Notre radio était en panne et nous n’étions pas avertis. J’aime mieux te dire que nous avons été secoués comme un cocktail dans un shaker. Le plus drôle est que nous avons failli être coupés en deux par un sous-marin chinois qui avait fait surface et semblait complètement paumé. Lui aussi était là pour espionner le C.E.P.
  
  - J’ai mis le pilotage automatique. Tu nous prépares à dîner ?
  
  Dans leur réserve étaient entassées des boîtes de conserve et des denrées de base, haricots, riz, sucre, café, eau minérale. Le congélateur recelait de la viande de bœuf et du poulet. Au bout d’une semaine, Coplan et Séverine commençaient à se lasser du menu répétitif.
  
  - Demain, on essaie de pêcher, décida Coplan. La señora Rodriguez m’a fourni l’équipement.
  
  - Je mangerai bien des rougets, plaisanta Séverine. Ou des sardines à l’escabèche.
  
  - Aucune chance d’en trouver par ici.
  
  Le lendemain, ils captèrent les alizés et accélérèrent l’allure vers le sud-ouest. Coplan plongea son filet dans l’eau et réussit à pêcher trois perroquets de grande taille. Séverine installa le barbecue sur le pont et les fit griller pour le repas du soir. Convenablement arrosée de jus de citron, leur chair était délectable.
  
  - J’en avais marre du bœuf et du poulet, déclara-t-elle. Au moins, ce poisson est frais.
  
  Le dix-huitième jour de la traversée, ils captèrent une annonce météorologique en provenance de la station des îles Galapagos. Le son était brouillé et le fading creusait des vides. Malgré ces désavantages, Coplan parvint à copier les coordonnées de la zone de tourmente. Après avoir fait le point, il découvrit que sous peu ils seraient frappés et alerta Séverine.
  
  En imperméable et pantalon en toile cirée, chapeau de même matériau, chaussés de bottes à semelles antidérapantes, protégés par une veste équipée de bretelles et de courroies de sécurité, ils s’apprêtèrent à faire front au coup de tabac.
  
  Celui-ci fut d’une violence inouïe. Les vagues en furie donnèrent l’assaut au voilier qui fut ballotté comme une coquille de noix. Il fallut toute l’expérience de Coplan et de Séverine pour résister à l’ouragan de vent et de lames tumultueuses.
  
  A un moment, giflé à toute volée par une furieuse lame de fond, l'Algonquin faillit chavirer, mais ni l’un ni l’autre ne perdirent leur inébranlable sang-froid. L’océan creusa un abîme vertigineux dans lequel le voilier fut précipité et tous deux crurent que leur estomac s’écrasait sous leurs pieds. Plus miséricordieuse, une autre lame de fond souleva le voilier et le replaça sur une vague déferlante qui le projeta contre une montagne d’eau. L'Algonquin gémit de toutes ses fibres et les mâts craquèrent, sans que Coplan et Séverine entendent ces protestations, tant était assourdissant le tapage de l’océan en chamaille.
  
  Quand enfin la tempête s’arrêta et que la surface de l’eau redevint étale, Séverine, malgré son courage indéfectible, était toute pâle.
  
  - J’ai dû perdre cinq kilos ! s’exclama-t-elle. Comme régime amaigrissant, c’est radical. Si on célébrait notre survie ?
  
  Coplan descendit dans la cambuse préparer deux whiskies bien tassés.
  
  La tempête, pourtant, n’avait pas capitulé. Sournoisement, elle revint frapper en force et ce en pleine nuit, comme une cavalerie légère qui contourne, invisible, les positions ennemies.
  
  Cependant, Coplan et Séverine se méfiaient et étaient prêts à subir l’assaut. En outre, dans l’intervalle, ils avaient mis en route les moteurs auxiliaires et s’étaient éloignés de la zone dangereuse, telle qu’elle était définie par la station météorologique des îles Galapagos, si bien que la tempête, malgré ses efforts, ne put que les secouer furieusement durant deux heures.
  
  A l’aube, l'Algonquin retrouva une mer d’huile.
  
  - Va dormir, conseilla Coplan. Je reste sur le qui-vive.
  
  - C’est vrai, je suis crevée.
  
  Le vingt-troisième jour, pendant que Coplan dormait, Séverine aperçut sur l’océan une bande craquelée à une distance qu’elle évalua à douze milles. Aussitôt, elle descendit réveiller son compagnon.
  
  - Tu te souviens de ce que criaient les matelots de Christophe Colomb ?
  
  - Terre ?
  
  - Terre. D’après nos calculs, nous sommes bien en présence de Kaumaha.
  
  - Et nous sommes arrivés en un temps record ! Vingt-trois jours seulement !
  
  Coplan se leva, se doucha, se vêtit et rejoignit Séverine sur le pont.
  
  - Tu as fait le point ?
  
  - Kaumaha est à douze, quinze milles. Si nous le distinguons mal, c’est qu’un atoll est plat, sans collines et sans montagnes, et que sa surface n’est qu’à quelques mètres au-dessus du niveau de l’eau. Parfois même, un mètre pas plus.
  
  - Enclenche les moteurs, on abandonne la voile.
  
  A vitesse réduite, ils s’avancèrent et bientôt se présentèrent face à l’atoll, dans le vacarme des cris des frégates, qui campaient sur les récifs en attendant de rejoindre leurs résidences sur la plage à l’orée des pandanus et des cocotiers.
  
  - Va chercher la documentation, sollicita Coplan. Il convient de repérer le chenal d’accès.
  
  Il leur fallut encore deux heures avant de se positionner dans de bonnes conditions à la perpendiculaire de ce dernier. Pour combattre les effets du puissant mascaret, Coplan dut forcer sur les moteurs, tant la masse liquide du lagon rechignait à accepter l'Algonquin dans son sein.
  
  Une dense végétation couvrait les deux extrémités du fer à cheval. Cocotiers, pandanus, épais buissons d’épineux, parmi lesquels tentaient de survivre des fleurs géantes aux couleurs d’arc-en-ciel que ni Séverine ni Coplan ne purent identifier.
  
  - Le lagon est vide, remarqua Coplan, déçu. Nulle part je ne vois trace de l'Alcatraz.
  
  Séverine était angoissée et frottait nerveusement ses mains crevassées.
  
  - Il n’est peut-être pas venu ici. Et si nous nous étions trompés sur toute la ligne ? Tu imagines ? Ce voyage de vingt-trois jours pour rien ?
  
  - Nous avons battu un record. Ils sont sans doute en retard. Nous sommes venus directement. Eux devaient récupérer Tiffany. Qui sait combien de temps cela leur a pris ?
  
  - Oui, mais ils avaient deux semaines d’avance sur nous, objecta-t-elle.
  
  - Tout dépend de l’endroit où ils sont allés en vue de l’embarquer à bord. N’importe où sur une côte d’Amérique centrale ou méridionale.
  
  - J’espère simplement qu’ils ne sont pas descendus jusqu’à l’île de Pâques. Nous pourrions rester ici des semaines à les attendre.
  
  L'Algonquin toucha enfin l’eau calme du lagon.
  
  Séverine croisa les bras sur sa poitrine comme si elle voulait se réchauffer.
  
  - En tout cas, nous sommes seuls ici et l’environnement est plutôt lugubre.
  
  - Lugubre mais paisible.
  
  Le lagon faisait un coude autour d’un promontoire de roche volcanique.
  
  Coplan manœuvra pour le contourner et c’est alors que Séverine et lui découvrirent les trois voiliers.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  
  
  
  - Bravo ! félicita Séverine. Tu avais raison. Tiffany est ici. Où jetons-nous l’ancre ?
  
  - Dans le coin le plus isolé, c’est-à-dire à l’extrémité du lagon, ce qui, pour atteindre ce point, nous donnera l’occasion de passer ces voiliers en revue. Réduis la vitesse des moteurs. Ensuite, va chercher les alliances. Pour faire sérieux, il faut jouer au couple marié. Nous susciterons moins la méfiance de Tiffany.
  
  Séverine s’exécuta promptement.
  
  Les deux premiers mouillaient à dix mètres l’un de l’autre. Leurs structures étaient plus importantes que celles de l'Algonquin. Pour port d’attache, tous deux affichaient San Diego en Californie. Le premier était baptisé Sea Cruiser et le second, Ocean Eagle.
  
  Sur ce dernier, Coplan capta la silhouette d’une femme qui disparut vivement par l’écoutille. Était-ce Tiffany ? Séverine se fit l’écho de ses pensées :
  
  - Tu as vu cette femme ?
  
  - Je ne peux jurer que ce soit Tiffany.
  
  - Ce pourrait aussi être Rebecca Mynx.
  
  Le troisième voilier avait choisi de se tenir à l’écart de ses voisins. En volume, il était proche de l'Algonquin. Un homme et une femme étaient accoudés au bastingage et regardaient avancer le nouveau venu. L’un et l’autre évoluaient entre la cinquantaine et la soixantaine. Ils agitèrent la main en signe de bienvenue mais sans vraie conviction. Séverine et Coplan leur répondirent.
  
  Coplan poussa jusqu’à l’extrémité du lagon pendant que Séverine étalinguait le câble à l’organeau de l’ancre. En pente douce, une chaussée, sans doute construite par les soldats japonais, descendait jusqu’à l’eau pour s’interrompre brutalement au milieu d’un fouillis de blocs de béton hérissés de bouées en métal. Coplan jeta l’ancre et, aidé par Séverine, amarra le voilier à l’un de ces corps-morts.
  
  Ils terminaient leurs manœuvres pour amener les voiles quand ils virent un canot approcher, piloté par l’homme âgé qui les avait salués à bord du voilier baptisé Hekili (Tonnerre, en hawaïen) avec pour port d’attache Honolulu. La femme l’accompagnait.
  
  Coplan et Séverine les aidèrent à monter sur le pont. L’homme tenait un sac en plastique à la main.
  
  - Bienvenue à Kaumaha, lança-t-il en posant le pied. Mon nom est John Frederiksen et voici ma femme Chelsea. Nous apportons du champagne et des gâteaux pour célébrer votre arrivée sur cet atoll, censé être désert, mais qui désormais ressemble au quai d’une station de métro new-yorkaise à l’heure de sortie des bureaux.
  
  A son tour, Coplan fit les présentations :
  
  - Francis Chanin. Et voici ma femme Séverine. Celle-ci dressa la table sur le pont et tous les quatre dégustèrent le champagne californien en croquant les biscuits.
  
  - Nous sommes ici depuis près de trois mois, expliqua John Frederiksen. Nous vivions à Manhattan et, une fois à la retraite, nous souhaitions fuir la trépidante vie new-yorkaise et nous isoler du genre humain. Pendant deux mois et demi nous avons été heureux. Nous étions seuls sur cet atoll. Quel soulagement. Nous avions l’impression d’être nés une seconde fois. Sensation enivrante. Et puis, voici deux semaines sont arrivés le Sea Cruiser et l'Océan Eagle, et vous aujourd’hui. Il semble que Kaumaha soit devenu le dernier endroit à la mode pour les tour-operators. Naturellement, nous n’avons rien contre vous personnellement, vous nous semblez même fort sympathiques, mais notre paradis est violé.
  
  - Je comprends vos sentiments, assura Coplan. Comme Séverine, il avait rapidement calculé. Deux semaines, c’était l’avance que possédait l’Alcatraz. Seulement, même si dans l’intervalle celui-ci avait changé d’identité, il ne pouvait en aucun cas être le Sea Cruiser ou l'Océan Eagle, puisque l’un et l’autre étaient dotés de structures bien plus importantes que le voilier loué à Tiffany par la señora Rodriguez.
  
  Alors, pour tromper l’adversaire et brouiller les pistes, Tiffany avait-elle loué un autre voilier à San Diego par l’intermédiaire de complices faciles à acheter pour quelqu’un disposant de tant d’argent ? Dans ce cas, l'Alcatraz aurait pu être coulé en mer et Billy et Rebecca Mynx récupérés. Mais pourquoi un second voilier lui aussi immatriculé à San Diego ? A moins que ce ne soit une pure coïncidence ?
  
  Mais ni Coplan ni Séverine ne croyaient aux pures coïncidences.
  
  Chelsea Frederiksen prit le relais de son mari :
  
  - Encore une fois, nous n’avons rien contre vous. Vous formez un couple sympathique. Néanmoins, il va nous falloir envisager notre départ. Non seulement à cause de l’afflux de voiliers dans le paysage, mais aussi parce que nous avons épuisé la presque totalité de nos provisions de bouche. Un peu naïvement, nous avions compté sur les ressources alimentaires du lagon. Or, il se trouve qu’il est effectivement très poissonneux. Hélas, ces poissons, pour la plupart, nous sont inconnus et beaucoup possèdent une chair vénéneuse. Certes, il y a les langoustes et les crabes...
  
  - Mais on se lasse vite de crabes et de langoustes tous les jours, rigola John Frederiksen. De plus...
  
  Il montra ses chevilles et ses talons fortement entaillés et recouverts de mercurochrome.
  
  - Il faut les capturer sur les récifs de corail qui sont très glissants et voyez le résultat. Et rappelez-vous que le corail est un animal vivant qui provoque des blessures pernicieuses.
  
  - Et l’eau douce ? questionna Séverine. En trois mois, vous avez dû épuiser vos stocks ?
  
  - Nous avons vécu sur l’eau de pluie. Rien à craindre de ce côté. Les pluies sont torrentielles.
  
  - Quels sont vos rapports avec les occupants des deux voiliers ? interrogea enfin Coplan qui brûlait d’envie de s’informer à cet égard.
  
  Chelsea Frederiksen regarda son mari puis haussa les épaules avec fatalisme. Ce fut son époux qui répondit :
  
  - On dirait qu’ils se sont donné le mot et qu’ils ont choisi un porte-parole pour dialoguer. Un sur le Sea Cruiser, un sur l'Océan Eagle. Les deux s’expriment en parfait anglais, mais avec un accent germanique, allemand ou néerlandais. Ils sont huit en tout, trois hommes et une femme à bord du Sea Cruiser, deux hommes et deux femmes à bord de l'Océan Eagle.
  
  - Vous n’avez jamais parlé aux autres ?
  
  - Non.
  
  - Dès que le soleil se lève, ils plongent dans le lagon, reprit Chelsea Frederiksen. En groupe, en tenue justaucorps, bouteilles à oxygène et armés de fusils sous-marins à cause des requins qui pullulent dans le lagon.
  
  - D’ailleurs, ils en tuent pas mal, souligna son mari. J’en ai harponné un deux jours après leur arrivée et j’ai découpé des steaks dans sa chair. Ni Chelsea ni moi n’avons aimé. Peut-être le requin était-il vieux. J’ai récidivé le lendemain, mais c’était aussi mauvais que la veille. Méfiez-vous de ces sales bêtes si vous plongez. Ces squales font de trois à cinq mètres de long et sont dotés d’un museau bleu nuit. C’est l’espèce la plus féroce du monde après ceux de la mer Rouge. Nos voisins en tuent une demi-douzaine par jour. Leurs congénères les dévorent et les restes qui échouent sur les plages font la joie des crabes.
  
  - Ils plongent tous les huit ? se fit préciser Séverine.
  
  - Non, une des trois femmes reste sur le pont du Sea Cruiser en cas de pépin.
  
  - Ces deux voiliers sont arrivés ensemble ? poursuivit Coplan.
  
  - Oui, ils naviguaient de conserve. D’ailleurs, leur port d’attache est San Diego.
  
  - Finalement, philosopha Chelsea Frederiksen, qui oserait les blâmer de se montrer ours ? Sans doute réagissent-ils comme nous et sont-ils vexés d’avoir cru découvrir la solitude à Kaumaha et de trouver ici des gens qu’ils considèrent comme des intrus.
  
  - Ils ne vous ont jamais invités à leur bord ? feignit de s’étonner Coplan.
  
  - Jamais. Nous, nous les avons invités sur notre pont pour un déjeuner à la fortune du pot, mais ils ont décliné. Ils ne se sont pas inquiétés de savoir non plus si nous étions en manque de quelque chose, ce qui est inhabituel et incorrect de la part de navigateurs. La solidarité maritime est pourtant bien connue.
  
  - Et pourquoi plonger sans cesse de l’aube au crépuscule dans ce lagon si dangereux ? intervint son mari. Au lieu de se bronzer sur la plage ?
  
  - Peut-être plongent-ils à la recherche d’un trésor caché ? plaisanta Séverine. Vous ne devriez pas quitter Kaumaha avant sa découverte. Peut-être repartiriez-vous pour Honolulu chargés d’or comme un galion espagnol.
  
  - Nous connaissons un autre atoll désert au nord des îles Marquises. Nous tenterons le coup. Ne nous demandez pas le nom, c’est un secret que nous ne partageons pas. Au fait, vous ne nous avez guère parlé de vous.
  
  Avec brio, Coplan conta une fable qui stupéfia ses interlocuteurs et que Séverine apprécia en connaisseuse.
  
  Quand les époux Frederiksen se furent retirés au moment où le soleil s’inclinait à l’horizon, Séverine résuma la situation avec humour :
  
  - Dès notre premier jour à Kaumaha, nous n’avons pas perdu notre temps. Nous savons déjà qu’il y a quatre femmes sur cet atoll supposé désert et que Chelsea Frederiksen n’est pas Tiffany.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  
  
  
  Coplan brandit la bouteille de whisky.
  
  - Je voudrais célébrer notre arrivée ici, je peux monter à bord ?
  
  L’homme se tenait sur le pont, au débouché de la passerelle. Les cheveux blonds décolorés par le sel, des yeux gris et froids, il offrait une silhouette massive et une peau recuite, couleur palissandre, sur des muscles noueux et puissants. Comme ses quatre autres compagnons, il était moustachu et barbu, et une longue cicatrice blanchâtre zigzaguait sur son torse.
  
  - Nous ne recevons personne à bord, répondit-il d’une voix agressive dans laquelle perçait un accent germanique. Nous ne nous mêlons pas des affaires des autres, faites-en de même avec nous. Et ne tentez pas votre chance à l'Ocean Eagle, vous recevriez un accueil identique.
  
  - Vous êtes vraiment des gens charmants. Ravi de vous avoir rencontrés dans ce lieu désert. Vous n’auriez pas une photo dédicacée ? provoqua Coplan à dessein.
  
  L’autre se contenta de ramasser une barre à mine et de l’empoigner d’un geste menaçant. Coplan haussa les épaules et tourna les talons.
  
  De l'Algonquin, Séverine observait la scène à la jumelle. Elle et Coplan avaient espéré qu’à l’heure du déjeuner, les cinq hommes et les trois femmes prendraient leur repas en commun sur l’un des ponts. Il n’en était rien.
  
  Avec les masques de plongée, impossible d’apercevoir le visage des femmes dont on voyait tout de même, à leurs formes, qu’elles étaient jeunes et bien faites à l’image de Tiffany. Donc, il pouvait s’agir de cette dernière, de Rebecca Mynx et d’une inconnue.
  
  Et pourquoi ces outils qu’ils descendaient dans les profondeurs du lagon en même temps que leurs fusils sous-marins ?
  
  Recherchaient-ils quelque chose ? Mais quoi ?
  
  Coplan revint vers son canot à moteur et y déposa la bouteille de whisky, puis il ramassa la machette et partit en exploration. Il dépassa les cocotiers qui pondaient leurs noix sur le sable immaculé, slaloma entre les pandanus et se heurta à un mur d’herbes géantes, tissées d’épaisses toiles d’araignée. Irrésistible, une puissante odeur de feuillages en putréfaction et de terre moisie agressait les narines.
  
  A coups de machette il se fraya un chemin et atteignit l’autre versant de l’atoll à la lisière de la jungle frémissante d’une vie cachée.
  
  Coplan revint sur ses pas, remonta à bord du canot et retourna à l'Algonquin.
  
  - Séverine Dejean, épouse Francis Chanin, accepteriez-vous de déguster une bonne langouste ?
  
  - Avec le plus grand plaisir, époux chéri.
  
  - Le meilleur moment, c’est la nuit. Tu m’éclaireras avec la torche, moi j’attraperai les crustacés. N’oublie pas le mercurochrome. Entre-temps, pour notre dîner, je pêcherai dans le lagon.
  
  - Comme les Frederiksen, je ne suis pas certaine d’apprécier le steak de requin.
  
  - Nous prendrons autre chose. Des perroquets ou des capitaines.
  
  Coplan s’attela à cette tâche. Dans l’intervalle, les occupants du Sea Cruiser et de l'Océan Eagle avaient replongé dans le lagon, sauf une femme qui, en tenue de plongée, masquée, surveillait les tuyaux de caoutchouc et les compteurs.
  
  A un moment, son hameçon accrocha une superbe pièce qui pesait au moins quatre livres et que rapidement il hissa à bord. Les écailles étaient colorées de bleu, d’orange, de violet, de vert et de jaune. Séverine s’approcha avec curiosité.
  
  - Tu connais ?
  
  - Non, mais ça n’a aucune importance.
  
  - Comment ça ? protesta-t-elle. Tu as entendu les Frederiksen ? Ils ont raison. Quand un poisson est inconnu, il est plus que probable que sa chair contient du poison. Je me souviens qu’à bord du voilier de Greenpeace dont je t’ai parlé, un de ces m’as-tu-vu plus faraud que tout le monde a juré que ce n’était que légende. Il a mangé un poisson inconnu. Le médecin du bord n’a pu le sauver. Il est mort le lendemain. On a dû jeter son cadavre à la mer. J’ignore si les poissons ont été empoisonnés quand ils l’ont bouffé. Je refuse de connaître une mésaventure identique.
  
  - Si elle devait arriver ici, je te creuserai dans le corail une sépulture chrétienne, plaisanta Coplan qui attrapa un couteau, coupa le poisson en deux et exposa la chair au soleil.
  
  - Qu’est-ce que tu fais ? s’étonna Séverine.
  
  - Une vieille coutume polynésienne. Si les mouches se posent sur la chair, celle-ci est bonne à manger. Sinon, elle est vénéneuse. Les mouches ne se trompent jamais et les Polynésiens leur accordent une confiance absolue. Aucun d’eux ne meurt jamais à cause de ce procédé (Authentique).
  
  Au bout de vingt minutes, les mouches aussi nombreuses sur l’atoll que les moustiques, s’agglutinaient sur la chair rose. Coplan les chassa.
  
  - Tu vois bien, triompha-t-il.
  
  Le cœur au bord des lèvres, Séverine ne fut pas convaincue.
  
  - Tu mangeras ce poisson tout seul, moi je n’y touche pas !
  
  La nuit suivante, la pêche à la langouste fut fructueuse et ils invitèrent les Frederiksen à bord. Sur le barbecue, Coplan fit griller les langoustes en les arrosant généreusement de cognac. Séverine avait préparé des toasts au beurre de cacahuètes, des graines de soja grillées et une salade de cœurs de palmier et de noix de coco locales dont la pulpe, curieusement, évoquait le parfum des fruits de la passion.
  
  Tous les quatre dînèrent de bon appétit.
  
  - Dommage que nous soyons obligés de partir, regretta Chelsea Frederiksen. Vous ressemblez à des tourtereaux et êtes si gentils ! Les Français sont les gens les plus sympathiques du monde et ils cuisinent divinement !
  
  Coplan et son mari entamèrent une partie de poker pendant que les femmes bavardaient et le premier vit tout de suite que le second trichait mais, à ce jeu subtil, l’Américain n’était qu’un amateur. Coplan attendit que le pot grossisse et, au moment opportun, il colla sous le nez de Frederiksen un carré de rois alors qu’il avait subrepticement distribué à son adversaire un carré de valets. Dégoûté mais bon perdant, le retraité aligna ses coupures sur la table.
  
  - A charge de revanche. Venez donc déjeuner demain sur l'Hekili, nous reprendrons le match.
  
  - Ce sera notre déjeuner d’adieu, précisa son épouse.
  
  - Vous partez ? se récria Séverine. C’est tout juste si nous venons de faire connaissance.
  
  - L’atoll ressemble trop à une salle des pas perdus. Ce n’est pas vous, bien sûr, qui êtes visés.
  
  Quand ils furent partis à bord de leur Zodiac, Coplan se pencha vers Séverine :
  
  - S’ils nous voyaient faire chambre à part, tu crois qu’ils trouveraient que nous ressemblons à des tourtereaux ?
  
  Elle le repoussa :
  
  - Pas de travaux d’approche, Francis.
  
  Le lendemain matin, Coplan vérifia ses armes, un CZ 75, un Beretta 92 F, un Smith & Wesson 469, un Glock 19 et deux Micro-Uzi. Méticuleusement, il les paraffina. Séverine s’occupait à pêcher. De temps en temps, à la jumelle, elle inspectait le Sea Cruiser et l'Océan Eagle. Les cinq hommes et les deux femmes avaient plongé. La troisième surveillait la surface à peine frémissante du lagon. Séverine attrapa des raies vénéneuses et une murène belliqueuse qu’elle rejeta à l’eau et sur lesquelles se précipitèrent des requins. Elle eut plus de chance avec une paire de mulets qu’elle conserva pour le dîner.
  
  A midi, ils déjeunèrent à bord de l'Hekili et, à l’issue du repas, les Frederiksen leur firent leurs adieux. John Frederiksen avait oublié la revanche de la partie de poker et semblait pressé car le couple avait décidé d’appareiller tôt dans l’après-midi.
  
  En agitant la main, ils les regardèrent traverser le lagon vers le chenal. La femme masquée en tenue de plongée daigna les saluer de la main avec vigueur, comme si elle était heureuse que le nombre des voiliers sur l’atoll diminue d’une unité. Quand il atteignit la zone du mascaret, le bateau tangua et roula, puis se fraya un chemin plus paisible vers le grand large.
  
  Dans leur Zodiac, Coplan et Séverine prirent des machettes et décidèrent d’explorer une autre partie de l’atoll. Ils longèrent la plage dans la direction opposée à celle où étaient mouillés les deux voiliers. A un point, déserté depuis par les frégates, un tas de guano montait vers le ciel, cerné par les crabes. Ils obliquèrent à la perpendiculaire à travers des taillis d’herbes touffues dans lesquels sabrèrent leurs machettes et où couraient des myriades de fourmis. Séverine suait sang et eau.
  
  - Cet atoll est pire que Bangkok, près de quatre-vingt-dix pour cent d’hygrométrie ! Et trente-cinq degrés Celsius de température !
  
  Ils débouchèrent enfin près d’un hangar en ruine autour duquel se groupaient des belles-de-jour aux corolles violettes et incarnates, des poinsettias aux brachées écarlates, des arraches et des belladones aux baies noires, énormes comme des cerises. Dans les décombres couraient des rats gigantesques et, au soleil, se chauffaient les mygales. Ni les uns ni les autres ne semblèrent dérangés par l’arrivée des intrus.
  
  - Je n’aime pas cet endroit, frémit Séverine. J’ai les jambes nues et je crains les rats.
  
  Effectivement, l’un d’eux s’attaqua à sa cheville et elle le décapita d’un coup de machette.
  
  Plus loin, ils découvrirent un blockhaus. Devant son entrée avait été répandu de la mort-aux-rats sur deux mètres de profondeur et, déjà, des cadavres il ne restait plus que les ossements, les chairs ayant été dévorées par les fourmis et les crabes.
  
  A pas prudents, ils pénétrèrent à l’intérieur. Au-delà d’une distance de deux mètres, l’obscurité était totale.
  
  - C’est sinistre, frissonna Séverine.
  
  Coplan s’avança et buta dans une rangée de fûts qui ne basculèrent pas sous sa poussée. Ils étaient pleins d’essence, découvrit-il lorsque sa machette fora un trou dans la partie supérieure de l’un d’eux. Probablement le bunker avait-il été le magasin abritant la réserve de carburant des Nippons.
  
  Dans son dos, Séverine l’appela :
  
  - Viens voir.
  
  Il fit demi-tour. Elle désignait, à la limite de la zone éclairée, une couronne de fleurs métalliques haute de deux mètres sur un mètre de large. Ces fleurs étaient tressées autour d’une croix gammée sous laquelle se lisait l’inscription en allemand « Mon honneur s’appelle fidélité ».
  
  - Des nazis ? s’exclama-t-elle. Regarde, elle est toute neuve !
  
  - Si c’est le cas, Tiffany n’est pas l’une des trois femmes. Que ferait-elle avec des nazis ?
  
  - Le type à qui tu as parlé avait l’accent allemand et cela confirme ce que disaient les Frederiksen.
  
  - Qu’est-ce que des nazis ficheraient ici ?
  
  - S’ils n’étaient pas des nazis, que ferait dans ce bunker cette couronne toute neuve avec la croix gammée et cette inscription chère aux hitlériens ?
  
  - On ne traque pas les nostalgiques du IIIe Reich, mais Tiffany, et elle n’a rien à voir avec ces gens-là.
  
  - Leur comportement est quand même étrange. Pourquoi plongent-ils tous les jours dans les profondeurs du lagon ? se rebiffa Séverine. Ce n’est tout de même pas pour rechercher le cadavre de Tiffany que, de toute façon, auraient dévoré les requins.
  
  Coplan la prit par la main et l’entraîna.
  
  - Retournons au voilier.
  
  En ressortant, ils virent qu’un chemin avait été tracé récemment à travers la jungle qui aboutissait directement à l’endroit où étaient mouillés le Sea Cruiser et l'Océan Eagle.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVI
  
  
  
  
  
  - Tu as décidé quelque chose ? voulut savoir Séverine.
  
  Coplan baissa ses jumelles.
  
  - Voilà ce que nous allons faire. Je prends un Zodiac, tourne où le lagon fait un angle et l’amarre à un cocotier. Ensuite je coupe dans la jungle jusqu’à la perpendiculaire de l'Océan Eagle. Une heure après mon départ, très exactement, tu t’embarques à bord du second Zodiac et tu montes sur le pont du Sea Cruiser où la femme surveille les tuyaux de ses compagnons. Engage la conversation avec elle. Tu emportes un jerrican vide avec toi et tu prétends que nous manquons d’eau douce. Je compte sur ta faconde pour faire durer les choses. Quant à moi, je profite de cette diversion pour fouiller l'Océan Eagle.
  
  - Nous serons armés ?
  
  - J’emporte le Smith & Wesson et le CZ 75. Prends le Glock 19 et place-le sur les reins, ta chemisette rabattue sur ton short.
  
  - Quand démarres-tu ?
  
  - Tout de suite.
  
  Quand il lança le moteur hors-bord du Zodiac, elle lui cria « Aloha » (« Au revoir » ou « Bonne chance » en hawaïen).
  
  Coplan manœuvra comme il l’avait planifié et s’embusqua derrière les pandanus jusqu’à ce qu’il voie Séverine monter sur le pont du Sea Cruiser. Alors, il fonça vers la passerelle de l'Océan Eagle.
  
  Le masque de la jeune femme ne recouvrait que le haut de la tête en dissimulant les yeux mais en laissant libres le bas du nez, la bouche, le menton et les mâchoires.
  
  - Que voulez-vous ? questionna-t-elle d’un ton rogue en allemand en attirant à elle un fusil sous-marin à la flèche menaçante.
  
  Nullement déconcertée, Séverine brandit son jerrican et, dans la même langue, expliqua que son mari et elle manquaient d’eau douce.
  
  - Nous aussi. Nous attendons la pluie et nous nous rationnons.
  
  Séverine alors l’inonda d’un déluge de phrases soigneusement préparées à l’avance, un torrent de paroles qui laissa la femme pantoise. Tout en martelant les syllabes, Séverine étudiait le bas du visage. Ayant mémorisé les détails physiognomoniques sur la photographie de Tiffany, elle était sûre à présent que son interlocutrice ne pouvait être la fugitive.
  
  Une des deux autres femmes, alors ? La troisième étant Rebecca Mynx ?
  
  A bord de l'Océan Eagle, Coplan découvrit un arsenal. Ces gens-là possédaient un armement capable de les défendre contre une attaque de pirates des mers. Pour le reste, en dehors de la documentation sur l’atoll, Coplan ne découvrit que des vêtements masculins et féminins, de la nourriture et des médicaments. L’intérieur des cabines, cependant, était tapissé de reproductions de photographies montrant Adolf Hitler en compagnie de son égérie Eva Braun et de leur berger allemand Blondie. Sur les montants en bois des couchettes, des croix gammées métalliques étaient clouées et chacune d’elles était ornée d’un edelweiss fané.
  
  Coplan ressortit et regagna l’emplacement où il avait amarré le Zodiac. Séverine qui, du coin de l’œil, l’avait vu quitter le voilier, l’imita.
  
  De retour à l’Algonquin, ils commentèrent leur échec relatif.
  
  - Des nazis, c’est sûr, résuma Coplan. Je me demande ce qu’ils font ici.
  
  - Un trésor nazi aurait été planqué dans les bas-fonds coralliens du lagon ?
  
  - Pourquoi pas ?
  
  - Attendons qu’ils le sortent et notre fortune est faite, Francis, plaisanta Séverine.
  
  Vers minuit, équipés de torches électriques, ils gagnèrent le blockhaus. D’autres rongeurs avaient été empoisonnés par la mort-aux-rats dans l’après-midi. Séverine contourna leurs cadavres avec dégoût.
  
  Derrière les fûts d’essence, en plein centre du bunker, avait été dressé un catafalque en bois sur lequel étaient clouées d’autres croix gammées. Il était surmonté d’un drapeau hitlérien. Sur la face antérieure de ce catafalque était gravée en allemand l’inscription « Mon honneur s’appelle fidélité ».
  
  Coplan et Séverine étaient là depuis cinq minutes lorsqu’ils entendirent des bruits de voix éloignées. Vite ils éteignirent leurs torches et ressortirent pour aller se cacher dans les fourrés voisins.
  
  Les trois femmes et trois des cinq hommes arrivèrent en procession, éclairés par les torches électriques. Coplan ajusta ses jumelles à infrarouges et les braqua sur les femmes.
  
  Aucune d’elles n’était Tiffany. Elles étaient même loin de lui ressembler. Rien que de très banal dans leurs traits. Aucune joliesse.
  
  - Il manque deux hommes, remarqua Séverine. Et s’ils fouillaient notre voilier dans l’intervalle ? Ils ont pu nous voir partir ?
  
  - J’y vais, décida Coplan. Je reviendrai te chercher. Tu as bien ton Glock 19 ?
  
  - Oui.
  
  - Essaie quand même de savoir ce qu’ils fichent dans ce blockhaus.
  
  - D’accord.
  
  Leurs craintes étaient vaines. Les deux hommes qui n’avaient pas suivi leurs compagnons buvaient de la bière sur le pont du Sea Cruiser, découvrit Coplan à travers ses jumelles. Aussitôt, il repartit rejoindre Séverine.
  
  - Ils ont déchargé des sacs, renseigna-t-elle. Je les ai entendus parler de ciment. Tu crois qu’ils vont nous fabriquer un costard en béton et nous balancer au fond du lagon ou nous installer sur le catafalque ? fit-elle avec son humour habituel.
  
  Le groupe ressortit du bunker. Coplan et Séverine leur laissèrent prendre de l’avance et, à leur tour, ils repartirent vers le lagon.
  
  Le lendemain matin, Séverine venait de pêcher un perroquet quand elle vit un voilier tourner le coin du lagon derrière lequel, la veille, Coplan avait amarré son Zodiac avant d’aller visiter l’Océan Eagle. Elle courut chercher son compagnon qui s’affairait à vérifier les moteurs auxiliaires.
  
  - Des arrivants ! cria-t-elle.
  
  Coplan s’empara de ses jumelles. Un seul homme dans la cabine de pilotage, repéra-t-il. Quand le voilier vira de bord pour mouiller à la place qu’avaient occupée les Frederiksen, il plongea son regard sur la poupe et lut : Albatros, Maracaibo.
  
  - Ce n’est pas l'Alcatraz, maugréa Séverine.
  
  Cependant, Coplan se souvenait de la phrase qu’avait prononcée la señora Rodriguez :
  
  - Tous les noms de nos bateaux commencent par Al.
  
  - Albatros et Alcatraz comptent le même nombre de lettres, fit-il remarquer à Séverine.
  
  - Et, pour passer d’un nom à l’autre, il suffit de repeindre trois lettres seulement, comprit-elle instantanément.
  
  - Sans oublier que, orthographiquement, Maracaibo est proche de Manzanillo.
  
  Elle ajusta ses jumelles.
  
  - Je ne vois aucune femme.
  
  - Attendons de voir quel sera le comportement du skipper.
  
  L’homme était brun, moustachu et barbu. Il manœuvrait avec aisance comme un vieux loup de mer. Il jeta l’ancre, lança sa passerelle et descendit à terre. Coplan posa ses jumelles.
  
  - On va à sa rencontre.
  
  A la vue du Zodiac qui se dirigeait vers lui, l’homme s’arrêta net. Un collier de coquillages inscrivait un V blanchâtre sur son torse bronzé.
  
  - Bienvenue à Kaumaha, lança Coplan. Voici ma femme Séverine. Mon nom est Francis Chanin. Nous sommes français.
  
  - Chris Kassovitz de San Francisco.
  
  - Seul à bord ?
  
  - Ma femme est restée dans sa cabine. Elle est malade depuis le sérieux coup de tabac que nous avons essuyé. Une vacherie ! Le pilote automatique a déclaré forfait et ne parvenait plus à effacer l’action de la houle. Il fallait choquer la grande voile à la limite du faseyement, pour empêcher le voilier de lofer malgré la barre à contre toute. Un coin de foc s’est déchiré. Le baromètre se cassait la figure, il avait perdu 32 millibars en 24 heures, l’anémomètre s’affolait, l’indicateur de vent flirtait avec les 60 nœuds, on embarquait de la flotte à tout va, la pompe s’essoufflait. J’ai bien cru qu’on allait y rester, ma femme et moi. Et puis le SatNav s’est déréglé et nous avons dérivé. Nous n’avions pas prévu de faire escale ici. C’est un coup de chance que nous ayons aperçu cet atoll. Nous allons nous reposer et repartir. En tout cas, c’est bon d’être à terre, bien que j’éprouve l’impression que le sol tangue encore sous mes pas. Dites donc, il me semble qu’il y a foule ici ? C’est le dernier endroit à la mode ? La Maison-Blanche aurait-elle transféré Camp David sur cet atoll ?
  
  - Vous remplacez un plaisancier qui est parti avant-hier, informa Coplan. Ma femme et moi considérons cet endroit comme idéal pour villégiaturer en paix. C’est pourquoi nous l’avons choisi.
  
  Du doigt il désigna le Sea Cruiser et l'Océan Eagle.
  
  - Nos voisins sont discrets et ne nous dérangent pas. Comme nous ils sont amoureux de la solitude.
  
  Pendant le long monologue de l’arrivant, Coplan l’avait observé mine de rien. A première vue, il semblait appartenir à la race des extravertis, tout prêts à se confier au premier venu. En réalité, ses yeux rusés et fouineurs, son visage froid le trahissaient. Campé derrière le front haut et dégagé, le cerveau fonctionnait comme un ordinateur et chaque parole prononcée avait été soigneusement calculée. Fin psychologue, Coplan avait disséqué le personnage.
  
  - Venez prendre un verre, invita Séverine.
  
  - Non, merci, refusa Kassovitz. Je suis descendu à terre pour me dégourdir les jambes. En fait, si je le pouvais, je fuirais tout type de bateau pour de longues semaines. Ce lagon est poissonneux ?
  
  - Requins, murènes, raies vénéneuses, mulets, perroquets, langoustes et crabes, énuméra Séverine.
  
  - J’espère tomber sur de belles pièces non vénéneuses, pour changer notre ordinaire. Y en a marre des conserves et des légumes secs.
  
  - Vous avez encore une bonne provision d’eau douce ? questionna Coplan.
  
  - Nous avons recueilli de l’eau de pluie, ça ira. Dès que nous nous serons remis de nos émotions, nous pourrions déjeuner ou dîner tous les quatre ?
  
  - Avec plaisir, accepta Séverine.
  
  Kassovitz poursuivit son chemin le long de la plage. En passant devant le Sea Cruiser, il agita la main en direction de la femme masquée en tenue de plongée mais elle ne lui répondit pas.
  
  - Elle ne doit pas être contente que la flotte s’augmente d’un voilier, commenta Séverine.
  
  Elle et Coplan repartirent pour l'Algonquin. Sur le sable, Kassovitz marchait d’un bon pas. Quand il arriva à la perpendiculaire de la proue du voilier, il s’arrêta net, resta immobile une bonne minute et rebroussa précipitamment chemin en accélérant l’allure.
  
  - Qu’est-ce qu’il lui prend ? s’étonna Séverine.
  
  - Il a tout simplement lu Algonquin, Manzanillo, et a pris peur. A mon avis, c’est Billy. Et sa femme malade est soit Tiffany, soit Rebecca Mynx. Ou les deux.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVII
  
  
  
  
  
  La femme faisait une brève apparition sur le pont de l'Alcatraz. Lunettes noires, chevelure rousse flamboyante, chemisette blanche et pantalon bleu marine serré par une ceinture en toile canari à boucle argentée. Le visage était un peu pâle et la casquette de marin était inclinée crânement sur le côté gauche. Elle s’était postée le long du bastingage à côté de Kassovitz qui pêchait à la ligne et avait déjà pris un capitaine et un mulet.
  
  Coplan décolla ses jumelles de ses yeux.
  
  - Elle ressemble vaguement à Tiffany mais ce n’est pas elle.
  
  - Ce serait Rebecca Mynx ? suggéra Séverine.
  
  - Probablement.
  
  - Et Tiffany se cacherait à bord ou elle serait ailleurs ?
  
  - A nous de le découvrir.
  
  - En finesse.
  
  - Naturellement.
  
  Dans l’après-midi, les plongeurs des deux voiliers remontèrent plus tôt que de coutume. A travers leurs jumelles, Coplan et Séverine les virent déposer sur le pont du Sea Cmiser, et avec mille précautions mêlées de respect, les ossements de deux squelettes humains.
  
  - Deux de leurs amis auraient reposé au fond du lagon ? imagina Séverine. Ils seraient venus ici en pèlerinage ? Deux de leurs amis nazis ?
  
  Ce fut le crépuscule tombé que leur étonnement grandit. Dans des cercueils aux dimensions réduites qui n’étaient en réalité que de simples boîtes en bois clair, les cinq hommes et les trois femmes avaient respectueusement, presque religieusement, placé les ossements, puis ils avaient allumé des torches éloignées des mâts et des voiles. Le spectacle était un brin irréel. Le ciel limpide constellé de myriades d’étoiles, auquel s’accrochait un demi-quartier de lune, les ténèbres sinistres de la jungle recouvrant l’atoll et ces torches qui brûlaient allègrement en attirant des nuées de moustiques et des vols de frégates qui piaillaient lugubrement.
  
  - On dirait le Bounty quand Clark ou Marion Brando ou encore Mel Gibson et leurs mutins s’apprêtent à y mettre le feu, remarqua Séverine qui ne manquait pas de références cinématographiques.
  
  - Sauf que ceux-ci ne risquent pas de l’incendier. Comment repartiraient-ils ? Je ne les vois pas jouant à Robinson Crusoë et à Vendredi.
  
  Cette fois, les officiants de cette étrange cérémonie ne laissèrent personne à bord des deux voiliers et, en procession comme la veille, gagnèrent le lieu où se dressait le blockhaus. Deux d’entre eux portaient les cercueils. Leurs compagnons brandissaient les torches, les épaules ceintes de bretelles auxquelles étaient accrochés des sacs.
  
  Intrigués, Coplan et Séverine les suivirent après leur avoir laissé prendre une certaine avance. Le pont de l'Alcatraz était désert. Le fanal restait allumé et, à travers les hublots, on apercevait des lumières.
  
  Tous deux empruntèrent le passage qu’ils avaient ouvert à l’aide de leurs machettes et non celui que suivait le cortège aux flambeaux.
  
  A cause des fûts encore emplis d’essence à l’intérieur du blockhaus, le groupe avait planté ses torches dans l’amas de ferrailles tordues qui défendait les abords du bunker. Hommes et femmes avaient posé leurs sacs, les avaient vidés et maintenant revêtaient la tenue des Hitlerjugend, short, chemisette, brassard et casquette.
  
  Accolés l’un à l’autre, les deux cercueils étaient rangés face à l’entrée du blockhaus, en dehors de la zone couverte par la mort-aux-rats et les cadavres des rongeurs empoisonnés.
  
  Sur un ordre bref lancé en allemand par l’un des hommes, celui qui était vraisemblablement leur chef et avec qui Coplan avait échangé quelques paroles, ils se figèrent en un garde-à-vous impeccable, puis ils entonnèrent le chant martial :
  
  Die Fahne hoch, die Reihen fest geschlossen,
  
  S.A. marschiert in ruhig festen Schritt,
  
  Kameraden, die Rotfront und Reaktion erchossen,
  
  Marschiert in Geist, in unser Reihen mit...
  
  - Le Horst Wessel Lied, l’hymne hitlérien, murmura Coplan à l’oreille de Séverine.
  
  Triomphantes et rauques, les voix chantaient en un chœur parfait, de plus en plus fort, avec une menace dans le ton. Après le refrain liminaire, les couplets. Redressant la taille, fiers et dangereux, ils étaient raidis dans une immobilité totale, comme des choristes d’opéra devant un dieu de carton-pâte, tandis que les flammes des torches allumaient des paillettes d’or dans les yeux brillant de lueurs fanatiques.
  
  A la fin de l’hymne, le bras tendu, ils firent un salut nazi, puis le chef prit la parole :
  
  - Camarades, nous l’espérions ou nous le savions. Notre Führer bien-aimé et son épouse Eva Braun n’étaient pas morts dans leur bunker de la Chancellerie à Berlin, et leurs restes n’étaient pas entre les mains des Soviétiques. En réalité, tous deux avaient fui en s’embarquant à bord d’un sous-marin à Kiel. Ravitaillé en vivres et en carburant par nos navires dans l’Atlantique, cet U-Boot passa le cap Horn. Dans le Pacifique, nos amis japonais prirent le relais de nos ravitailleurs et le guidèrent vers cet atoll redevenu désert après la victoire de nos ennemis, Adolf Hitler et Eva Braun s’y réfugièrent. Que se passa-t-il alors ? Le matelot qui, sur son lit de mort, nous a révélé cet épisode, n’a pas eu le temps de nous le dire. Pourquoi l’U-Boot a-t-il coulé au fond du lagon en entraînant dans la mort notre Führer bien-aimé, son épouse et le reste de l’équipage ? Nous ne le saurons jamais. En tout cas, ce matelot, recueilli plus tard par un sous-marin japonais, fut le seul survivant si l’on se fie à son récit qu’on confirmé d’ailleurs partiellement nos recherches puisque nous avons découvert dans le sous-marin les restes précieux de ceux que nous nous étions assignés la tâche exaltante de retrouver et que nous ne pouvons abandonner à leur sépulture marine (Cette thèse de la mort d’Adolf Hitler et d’Eva Braun sur un atoll du Pacifique a vu le jour pour la première fois au Japon à la fin de la guerre. Le général Mac Arthur y croyait fermement). Il nous est impossible de les inhumer en Allemagne. Un jour ou l’autre, en raison des pèlerinages que nos camarades et nous-mêmes effectuerions, la vérité serait connue et les chacals puants qui nous haïssent dévasteraient ce lieu de notre culte et détruiraient ces chères reliques. Alors, d’un commun accord, nous les laisserons ici. Nous les installerons sur le catafalque. A l’aide des sacs de ciment que nous avons apportés, nous fabriquerons du béton et nous murerons tous les accès à ce blockhaus. Ainsi, notre guide et son épouse reposeront en paix dans ce bunker qui n’est pas celui de la Chancellerie à Berlin mais qui leur assurera la quiétude. Sieg Heil !
  
  - Sieg Heil ! répétèrent les autres avec enthousiasme.
  
  - Heil Hitler !
  
  - Heil Hitler !
  
  - Heil Eva Braun !
  
  - Heil Eva Braun !
  
  Séverine colla ses lèvres à l’oreille de Coplan.
  
  - Inimaginable ! Adolf Hitler et Eva Braun ici ?
  
  - Personne n’a jamais été sûr qu’ils soient morts à Berlin. On ne peut se baser que sur les assertions des Soviétiques et leurs dires ne sont pas fiables.
  
  - Comment les ont-ils identifiés formellement ?
  
  - Pardonne-moi, je ne suis pas descendu dans l’U-Boot au fond du lagon.
  
  - Quelle est la profondeur du lagon ?
  
  - Trente mètres.
  
  Il y eut une brutale envolée de frégates en direction des récifs de corail et Coplan fut surpris. Comme la plupart des oiseaux, les frégates dormaient la nuit et n’étaient pas connues pour vagabonder dans l’obscurité. Quel phénomène provoquait cette dérogation à leurs habitudes ?
  
  Il plaqua ses jumelles à infrarouges à ses yeux et inspecta les alentours. Il ne fut pas long à repérer Kassovitz couché sur le sable derrière les pandanus et qui observait avec curiosité la cérémonie que célébraient les néo-nazis. Son arrivée avait dû déranger les frégates qui avaient déguerpi de leur abri.
  
  Une idée germa dans l’esprit de Coplan qu’il exposa succinctement à l’oreille de Séverine et tous deux refluèrent silencieusement, en rampant tout d’abord sur une trentaine de mètres afin de pas attirer l’attention.
  
  Quand ils atteignirent la berge du lagon ils obliquèrent en direction de l'Albatros. Au pied de la passerelle, ils sortirent leurs armes. A pas comptés, pour ne pas faire gémir la passerelle, ils montèrent sur le pont.
  
  - Cache-toi ici, chuchota Coplan, et guette le retour de Kassovitz. S’il réapparaît avant moi, neutralise-le.
  
  Par l’écoutille il descendit les marches raides et poussa la porte de la cabine, son automatique passé dans sa ceinture, sur les reins.
  
  La femme témoigna d’un grand sang-froid. Sa longue chevelure rousse s’étalait sur un oreiller froissé contre lequel elle avait calé son dos pour mieux lire un ouvrage énumérant les poissons comestibles de l’océan Pacifique. Elle posa le livre sur le plancher et haussa des sourcils perplexes au-dessus de ses jolis yeux clairs mais froids. Intelligents et calculateurs, pensa Coplan. Comme ceux de Kassovitz. Elle était vêtue d’un peignoir blanc diaphane qui ne laissait rien ignorer de ses formes splendides et de ses seins nus qui gonflaient le tissu. A la naissance des cuisses, un slip minuscule dessinait un triangle noir très suggestif. Elle avait peint ses ongles en rouge, sans doute pour s’accorder une touche de civilisation après la terrible tempête qu’elle avait essuyée si l’on en croyait Kassovitz.
  
  Sur le plancher, à côté du cendrier empli de mégots, traînait un verre empli d’alcool.
  
  Elle se décida à sourire, un sourire contraint mais qui se voulait aimable.
  
  - Que voulez-vous ?
  
  - Bonjour, Tiffany, bluffa-t-il.
  
  - Mon nom est Rebecca Mynx. Qui êtes-vous ?
  
  - Mon nom est Francis Corlay. Je vous ai escroquée de cent quatre-vingts mille dollars à la Costreano Bank.
  
  Elle resta impassible. Sur son visage immobile pas un cil n’avait frémi.
  
  - Vous êtes venu me les rapporter ? Allons, trêve de plaisanteries, à quoi rime cette histoire ? J’ignorais que cet atoll était peuplé de fous. Nous sommes au bout du monde et voilà que je tombe sur un dément ! Que voulez-vous, en définitive ?
  
  Le ton s’était fait cinglant. La réaction de Coplan fut fulgurante. Il se jeta sur elle, attrapa le col du peignoir, tira un grand coup pour le déchirer et l’arracha.
  
  - Au viol ! hurla-t-elle, épouvantée, en se débattant vigoureusement et en tentant de décocher de violents coups de poing au visage de son agresseur.
  
  A l’entrée de la passerelle, celui qui avait donné à Coplan comme identité celle de Kassovitz entendit le cri « Au viol ! » et se rua sur la passerelle en tirant de sa ceinture un Colt. 32. Séverine se plaqua contre le bastingage et, quand il déboucha, elle allongea traîtreusement la jambe pour lui faire un croche-pied qui l’expédia dans un rouleau de cordage. Elle se releva, fonça sur lui et lui cisailla la nuque avec la crosse de son Beretta. Le dénommé Kassovitz piqua du nez dans le chanvre et ne bougea plus.
  
  Précédemment, elle avait repéré sur le pont une grande longueur de cordelette en nylon dont elle se servit pour ligoter les chevilles et les poignets en reliant les unes aux autres. Puis elle bâillonna sa victime avec des chiffons trouvés près du rouleau de chanvre.
  
  Dans la cabine, la femme martelait le visage de Coplan mais il parvint à lui arracher son slip et à lui écarter les jambes pour examiner l’entrecuisse pendant qu’elle lui criait :
  
  - Salaud, tu ne réussiras pas à me violer !
  
  Des deux poings elle frappait sur la nuque et sa bague constellée de diamants écorcha la peau du cou où un peu de sang perla. Coplan se redressa, l’agrippa et la retourna sur le ventre. C’est alors que, réjoui, il exhala un long soupir de satisfaction. Il n’avait pas fait le voyage pour rien.
  
  Sur la fesse gauche s’étalaient les tatouages ésotériques qu’il avait déjà vus au Costa Rica sur le cadavre de Raquel Teixeira : le scarabée bleu, le scorpion noir, la tête de crotale corail voisinant avec la tête de mort livide et les sept croix égyptiennes aux barres tréflées ou potencées. Ces symboles comanches ou, plus généralement, d’origine peau-rouge étaient révélateurs.
  
  La femme était Tiffany, si pénétrée de ses origines indiennes. Mais comment physiquement avait-elle pu se transformer aussi rapidement ? Un génie l’avait sûrement prise en mains.
  
  Il la lâcha et recula dans l’étroite cabine.
  
  - Où est la mallette, Tiffany ?
  
  Elle se retourna sur le dos, se pencha, ramassa le peignoir déchiré et s’en recouvrit d’un geste pudique. A une vitesse fantastique, elle s’était recomposé un visage serein.
  
  - Je ne comprends rien à vos agissements, déclara-t-elle d’un ton calme. Vous faites irruption ici, vous tentez de me violer en me racontant des histoires abracadabrantes, vous me prenez pour une autre, encore une fois, à quoi rime tout cela ? Puis-je vous rappeler que je ne suis pas seule sur ce voilier ? Mon fiancé sera de retour sous peu et...
  
  - Vous parlez de Billy ?
  
  Un instant, elle resta sans voix, mais elle n’eut aucun sursaut quand Coplan brandit son arme.
  
  - Que comptez-vous faire ? Me tuer ? Il est vrai que cet atoll constitue l’endroit idéal pour commettre un assassinat. Évidemment, il vous restera à éliminer les témoins sur le Sea Cruiser et l'Océan Eagle.
  
  - Un endroit plus idéal que Marbella ? renvoya-t-il, sarcastique.
  
  Séverine, qui s’inquiétait, fit son apparition, une longueur de cordelette en nylon à la main comme si elle avait prévu que cet accessoire leur serait utile.
  
  - Ligote-la, commanda Coplan qui avait compris que Billy était hors d’état de nuire. Ensuite, nous fouillerons le voilier pour retrouver la mallette.
  
  
  
  
  
  Intérieurement, Tiffany égrenait un chapelet de jurons obscènes. Comment ce Francis Corlay avait-il pu remonter sa piste après toutes les précautions qu’elle avait prises ? Sa transformation physique, sa fausse identité de Rebecca Mynx et Billy qui avait repeint le nom du voilier et celui du port d’attache.
  
  Et à quelle phalange appartenait ce Corlay ? Le Mossad ou le S.V.R. ? Peu importait, d’ailleurs, l’un était aussi dangereux que l’autre.
  
  Elle frissonna. Il était vraiment idiot de finir sa vie sur cet atoll désert. Sur ce point, aucune illusion à se faire. Corlay et la femme les liquideraient, Billy et elle, sans vergogne. Mossad ou S.V.R., peu importait l’allégeance, le verdict serait le même.
  
  Un motif de satisfaction existait tout de même. Corlay et la femme n’étaient pas prêts de trouver la mallette valant cent millions de dollars ! Pas si bête ! Dès que Billy avait lu sur la poupe que l'Algonquin venait de Manzanillo, tous deux avaient subodoré le danger.
  
  
  
  
  
  - Elle l’a peut-être déposée dans un coffre-fort avant de quitter Manzanillo ? suggéra Séverine, harassée après la longue et infructueuse fouille de l’Alcatraz rebaptisé Albatros.
  
  Coplan gratta sa barbe naissante et leva les yeux. Le soleil était déjà haut dans le ciel. Les nazis étaient affairés à bétonner les ouvertures du bunker. Ligotés et bâillonnés, Tiffany et Billy reposaient sur la couchette de leur cabine respective.
  
  - Je ne crois pas, répondit-il. Trop aléatoire. Tiffany est venue se planquer ici en attendant des jours meilleurs, et elle est venue en compagnie de ses secrets, j’en suis sûr.
  
  - On a tout fouillé.
  
  - Sauf l’extérieur du voilier. Je vais plonger.
  
  - Et les requins ? protesta-t-elle.
  
  - Nos huit nazis sont occupés avec leur béton. Nous emprunterons leurs équipements et leurs fusils sous-marins. Nous descendrons tous les deux et tu surveilleras mes arrières.
  
  - Bonne idée.
  
  Sur le pont du Sea Cruiser, ils raflèrent le matériel dont ils avaient besoin et retournèrent à l'Albatros.
  
  Ils descendirent de conserve après s’être équipés, puis Coplan palma tout le long de la coque à laquelle collaient des algues et des coquillages. Sous lui l’eau était noire et opaque et, au-dessus, à dominantes vertes et bleues teintées de jaunes. En regardant vers la surface, il avait l’impression d’être enfoui au fond d’un puits ou sous un ciel d’orage lorsque la lumière perce un trou dans les nuages noirs.
  
  Autour, les poissons fuyaient. Coup sur coup, dans son dos, Séverine se débarrassa de deux requins dont les cadavres remontèrent à la surface en flottant autour du voilier. Leurs ombres et leur sang, mobiles comme un kaléidoscope, changèrent les couleurs de l’eau. En tâtant la coque de sa main gantée, Coplan s’imaginait flattant un gros monstre endormi, rugueux et hostile.
  
  Les requins étaient-ils écœurés par cette défense impitoyable ? En tout cas, ils n’attaquèrent plus et Coplan put explorer sans encombre les flancs et la quille de l'Albatros. Il espérait que la mallette était suspendue quelque part, mais il en fut pour ses frais, bien qu’il ait cherché désespérément.
  
  Finalement, il donna à Séverine le signal de la remontée.
  
  Sur le pont du voilier, elle ôta son masque et énonça d’une voix glaciale :
  
  - Il ne nous reste plus qu’à interroger Tiffany de façon... euh... sévère.
  
  - Suppose qu’elle nous bluffe pour gagner du temps, qu’elle nous dise que la mallette est cachée dans un coffre de la Costreano Bank ou ailleurs et que nous repartions pour vérifier en abandonnant son voilier ici ? Qui peut garantir ce qui arrivera dans l’intervalle ? Cette femme est rouée et nous ne disposons pas des drogues qui la réduiraient totalement à notre merci.
  
  - Si on la menaçait de la jeter aux requins au cas où nous ne trouverions pas la mallette ici même ?
  
  - En dernier ressort, peut-être.
  
  - Si cette mallette était planquée à terre ? La nuit, Billy et Tiffany auraient pu aller l’enterrer dans quelque coin perdu de la jungle ?
  
  - Possible, en effet. Dans ce cas, nous ne sommes pas au bout de nos peines. Au fait, j’ai envie d’un café noir très fort pour combattre une nuit blanche.
  
  - Moi aussi. Je descends à la cambuse.
  
  Isabelle disparut après avoir ôté ses palmes et, tout en réfléchissant, Coplan laissa son regard errer au-delà du bastingage. Le paysage était paisible, écrasé par le soleil brûlant et à peine troublé par un vol de frégates. Les nazis n’étaient pas encore rentrés au bercail. Séverine revint et versa le café dans les tasses et ajouta le sucre et les cuillères.
  
  Coplan en était à sa troisième tasse lorsqu’il remarqua l’épais fil de fer qui traversait le puits de l’ancre et plongeait dans l’eau. Il ne put retenir un sourire.
  
  - On redescend, avertit-il. Je veux vérifier une hypothèse.
  
  Dans le lagon, il s’enfonça en suivant la chaîne de l’ancre autour de laquelle était enroulé le fil de fer épais. Au fond, deux murènes belliqueuses foncèrent sur lui. Il les tua à l’aide de son harpon. Avec sa torche étanche, il éclaira l’ancre. Le diamant avait creusé profondément dans le bas-fond corallien. Déjà, le ressaut disparaissait sous les algues. Le fil de fer passait à travers l’organeau, descendait le long de la verge, s’enroulait autour d’un bras et restait coincé dans l’oreille du bec de la patte. Son extrémité s’accrochait à la poignée d’une cantine métallique.
  
  Coplan expédia le signal à Séverine et tous deux regagnèrent le pont du voilier. Pour la seconde fois, ils se débarrassèrent de leurs équipements et Coplan à l’aide du winch remonta l’ancre, le fil de fer et la cantine. Avec des cisailles, il coupa le fil de fer, fit sauter la poignée de la cantine, souleva le couvercle et découvrit une mallette enveloppée dans une grosse toile imperméabilisée. Séverine applaudit à tout rompre.
  
  - Bravo pour ton intuition !
  
  Quand le crépuscule tomba, les nazis regagnèrent leurs voiliers. Coplan finissait tout juste de lire les documents en russe. Séverine l’avait abreuvé de café noir et brûlant et nourri de gâteaux secs. Elle en avait aussi profité pour rejeter l’ancre au fond du lagon.
  
  - Qu’est-ce que ça donne ? questionna-t-elle avec une intense curiosité.
  
  - Fantastique !
  
  - Mais encore ?
  
  - Je t’expliquerai tout en détail pour meubler nos soirées pendant le voyage retour.
  
  - Quel est ton plan maintenant ?
  
  - Simple. On laisse passer la nuit et on repart demain matin à l’aube.
  
  - Tiffany et Billy ?
  
  - On les laisse là et on provoque une avarie qui nous donnera une semaine d’avance. Tiffany fait l’objet d’un mandat d’arrêt international mais nous ne sommes pas chargés de l’exécuter. Quant à Billy, nous n’avons rien contre lui. En ce qui concerne les nazis, nous préviendrons l’US Navy qui démolira sûrement à coups de canon ce fichu bunker.
  
  Séverine hocha la tête.
  
  - Et si Tiffany et Billy filaient à bord des voiliers nazis ?
  
  - Il faut bien accorder une chance à Tiffany après tout le mal qu’elle s’est donné pour garder la mallette, dit-il décontracté, après avoir tiré une longue bouffée de la Gitane qu’il venait d’allumer.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVIII
  
  
  
  
  
  Le Vieux écoutait attentivement.
  
  - Lev Lazarovitch, expliquait Coplan, et son équipe de chercheurs basés à Kirovabad s’étaient penchés sur les désordres météorologiques qui provoquent des catastrophes sur notre planète. Souvenez-vous du Mississippi qui déborde de son lit, des torrents d’eau boueuse qui inondent des régions entières, de l’air glacé venu du pôle Nord qui gèle la température sur les plages de Floride tandis qu’une canicule jamais égalée tue à New York et dans les grandes métropoles des Etats-Unis, sans oublier les tornades de neige et les vents à 200 kilomètres heure, les tempêtes, les typhons, les ouragans, les cyclones. Ce n’est pas tout. Rappelons-nous les terrifiants tremblements de terre et les effrayantes éruptions volcaniques des dernières décennies, comme le séisme d’Okushiri au Japon, de force 7,8 sur l’échelle de Richter et ses tsunamis (Lames de fond gigantesques) diaboliques, celui du Caucase, de Géorgie, de Maastricht, de Californie, des Philippines, de l’Etna, du Nicaragua et bien d’autres dont les ravages se comptent par milliards de dollars pendant que la liste des victimes atteint des sommets vertigineux. Une parenthèse, en France nous n’avons pas connu ces fléaux. Néanmoins, nous souffrons d’une cinquième année de sécheresse consécutive, parallèlement à des inondations diluviennes dans le Midi. Et si nos volcans éteints du Massif central ont peu de chances de se rallumer dans un avenir proche, il est à peu près certain que notre Côte d’Azur subira un cataclysme dans les premières années du siècle suivant. Lazarovitch et ses savants se sont alors demandé si ces désordres, le mot est faible, n’étaient pas annonciateurs d’une apocalypse climatique, similaire au déluge de l’Ancien Testament, leur culture hébraïque les amenant à cette comparaison. Et ils sont passés au stade suivant : ne pourrait-on anticiper de telles catastrophes ? Après des années de recherches, ils ont découvert la solution.
  
  Le Vieux respira un grand coup.
  
  - Hallucinant. Et cette solution ?
  
  - Naturellement, Lazarovitch n’était pas le seul à vouloir anticiper ces catastrophes terrestres et à prendre les mesures en conséquence. Les nations occidentales, avec le Spot 1 français, le Météostat européen, le Landsat 5 et le NOAA 8 américains ont, par le biais de ces satellites, établi un réseau de surveillance électronique et informatique de premier choix. Leur défaut, selon Lazarovitch, c’est leur court délai d’anticipation. Or, pour Lazarovitch, toutes les catastrophes naturelles sont dues aux effets de la théorie de la tectonique des plaques.
  
  - La tectonique des plaques ? releva le Vieux. Je vous en prie, mon cher Coplan, vous avez affaire à un profane. Ne profitez pas de votre récente érudition.
  
  - Cette théorie veut que les continents reposent sur des plaques mobiles qui se déplacent de quelques centimètres par an et entrent en conflit les unes avec les autres. Quand cela se produit, la rencontre de ces masses gigantesques entraîne les cataclysmes que je viens d’évoquer. Leurs chocs provoquent des fissures dans l’écorce terrestre par lesquelles s’engouffre la lave volcanique en même temps que des secousses sismiques ébranlent les régions concernées et débouchent sur des tremblements de terre. Ces assauts des continents ont également pour conséquences des changements climatiques qui se traduisent par les fléaux dont je parlais, sécheresses, tempêtes, typhons, ouragans, cyclones, crues, inondations, gels, canicules. Lazarovitch a trouvé la parade. Des microscopes géants installés sur des satellites étudient les mouvements des continents et prévoient six mois à l’avance les catastrophes qui se produiront. Ainsi, les gouvernements prendront les mesures en conséquence. Lazarovitch fournit aussi les plans de ces appareils et leurs caractéristiques techniques. Sa conclusion est que si le monde ne fera pas obligatoirement l’économie des dégâts matériels, du moins l’invention épargnera des dizaines de milliers de vies humaines.
  
  - Ces satellites que vous énumériez à l’instant n’ont-ils pas la même destination ?
  
  - Ils ne sont pas dotés d’appareils aussi élaborés que ceux de Lazarovitch.
  
  - Nous sommes en pleine écologie.
  
  - Lazarovitch estime à cent mille les vies humaines qui seront sauvées chaque année.
  
  - Bravo, mon cher Coplan ! Grâce à vous, la France est dotée de cette technique d’avant-garde. Nous allons faire des jaloux.
  
  - Il nous reste à tenir la parole que nous avons donnée à Mehmet Gaddar le Féroce et à libérer son épouse de la prison de Fleury-Mérogis.
  
  - Ce sera fait aujourd’hui même.
  
  - Une dernière chose. Cette opération ne nous a pas coûté un centime puisqu’elle a été entièrement Financée par Tiffany. Il existe même un solde créditeur au compte ouvert au nom de Francis Corlay à la Costreano Bank.
  
  - D’autres missions vous attendent, mon cher Coplan. Cet argent sera le bienvenu, nos services sont si pauvres !
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
  Achevé d’imprimer en février 1994 sur les presses de l’Imprimerie Bussière à Saint-Amand (Cher)
  
  
  
  
  
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