Mansour et Tabriz, aidés par Selim et Turgay, ajustèrent le lance-roquettes. Mehmet Gaddar surveillait le moindre de leurs gestes. L’espace était étroit dans la chambre de bonne. En fait, il ne fallait pas se plaindre. Tabriz avait eu un mal fou pour se la procurer. Tout le long du boulevard Malesherbes, il semblait que les chambres de bonne soient le bien le plus précieux au monde. A part celles que se réservaient les propriétaires comme débarras ou pour loger leur femme de ménage, toutes les autres étaient louées à des étudiants ou à des fonctionnaires subalternes et célibataires.
Tabriz avait dû dédommager généreusement l’étudiant en médecine pour qu’il daigne céder la place pendant quinze jours. L’autre ne s’était pas posé de questions et était allé passer deux semaines de vacances aux Canaries sans se préoccuper de ses prochains examens.
Mehmet Gaddar écarta légèrement le rideau. Le ciel était d’un beau bleu. Pas un nuage. Sur le boulevard, le flot montant des véhicules se dirigeait frénétiquement,
comme de coutume à Paris, vers le boulevard Berthier et la porte d’Asnières.
- C’est prêt, renseigna Mansour
Gaddar baissa les yeux vers le trottoir d’en face. A cause des attentats récents, deux gardiens de la paix baguenaudaient devant la façade du184. De tout son cœur, il espérait qu’ils ne seraient pas touchés. Il n’avait rien contre les Français. A l'opposé. il les aimait. D’ailleurs, bien que musulman, il avait effectué ses études chez les Frères des Écoles chrétiennes parmi lesquels on comptait nombre de Français. Avec nostalgie, il repensait souvent au collège d’Iskenderun.
Il jeta un dernier regard aux hommes de son commando, Mansour, Selim, Turgay et Tabriz. Des durs sur qui il savait pouvoir compter. En leur compagnie, il s’était livré à de nombreuses opérations. De purs patriotes. Pour eux, un seul slogan : Dieu et la patrie, Dieu étant Allah le Grand. Allah Akbar !
Tabriz était le plus ancien, le polyglotte du groupe. Son fidèle lieutenant. Lors de la répression de 1991, il avait perdu tous les membres de sa famille et, depuis, était sans pitié. Un chien enragé, comme Selim qui s’était sorti miraculeusement des bombardements israéliens sur le Sud-Liban. Mansour était venu spécialement de Londres où il était très apprécié par les clandestins de l’I.R.A. Son épouse était irlandaise et, ayant fait l’objet de deux tentatives de meurtre perpétrées par les S.A.S. britanniques, elle s’était réfugiée à Dublin avec son fils. Turgay s’était évadé d’une geôle turque à Diyarbakir où les bourreaux lui avaient arraché les ongles des pieds et des mains. Turgay n’avait pas desserré les lèvres et ses ongles arrachés ne l’empêchaient pas à présent de manipuler avec rapidité et efficacité le lance-roquettes.
Mehmet Gaddar dont le patronyme en turc signifiait le Féroce bougea enfin et consulta sa montre-bracelet. Dans dix minutes ce serait l’heure qu’il avait choisie. Il s’agenouilla et inspecta l’engin, surtout pour vérifier l’angle de tir. Grâce aux Allemands de la Rote Armee Fraktion, du moins aux survivants, le matériel avait pu être acheminé en France, camouflé dans un camion de l’O.T.A.N. Le chauffeur était un Grec, corruptible à souhait.
Tout était en ordre. A nouveau, il consulta sa montre-bracelet. Soudain, il sursauta. Une musique tonitruante lui parvenait de la pièce contiguë.
- C’est la punk de la chambre d’à côté, grogna Tabriz. Je ne comprends pas, elle n’est jamais là dans la journée.
- Avec son genre dévoyé, elle a dû se faire virer de son emploi, supputa Selim qui, en raison de ses convictions religieuses, haïssait les filles délurées.
Gaddar reporta le regard sur les aiguilles.
- Attention, prévint-il avant de crier « Feu ! »
L’immeuble d’en face, au 184, abritait le consulat général de Turquie et les diplomates-conseillers du Travail, de l’Éducation et des Affaires sociales. Les quatre projectiles qui furent tirés occasionnèrent de nombreux dégâts matériels et provoquèrent la mort et les blessures de dizaines d’officiels et de ressortissants turcs. Les gardiens de la paix en faction, couchés par prudence sur le trottoir, alertaient leurs supérieurs hiérarchiques tandis que les gardes turcs du consulat général, armés jusqu’aux dents, se précipitaient hors de l’immeuble.
- Vite, on décampe ! cria Gaddar.
Abandonnant à leur matériel, les cinq hommes se ruèrent hors de la chambre de bonne. Ils rayonnaient. L’attentat avait réussi. D’autres Turcs étaient tombés, des Turcs qui avaient payé le prix du sang, la juste récompense pour les persécutions qu’ils faisaient subir au peuple kurde auquel appartenaient les cinq hommes du commando. La fois prochaine, ce seraient des Iraniens ou des Irakiens ou encore des Syriens, toutes ethnies qui occupaient indûment le Kurdistan dont les instances internationales refusaient de reconnaître l’indépendance.
Par le terrorisme contre les intérêts de ces nations, cette indépendance serait accordée un jour, pensaient Gaddar et ses compagnons. En conséquence, la seule chose à faire était de lutter pied à pied et de frapper sans répit à Paris, à Rome, à Bruxelles ou à Londres, en liaison avec les amis qui combattaient pour les mêmes idéaux et en visant des objectifs identiques pour leur propre pays.
Un jour ou l’autre, le sang versé paierait des agios. Au Kurdistan, en Palestine ou en Irlande du Nord.
Dans la chambre d’à côté, la fausse punk, en réalité agent des services de sécurité d’Ankara, avait constaté les dégâts et manquait s’arracher les cheveux. On ne l’avait pas écoutée. Pourtant, elle avait signalé les allées et venues suspectes de ses voisins. Trop lymphatiques, les fonctionnaires de l’ambassade. Ils étaient venus jeter un coup d’œil à l’intérieur de la chambre de bonne qu’elle leur avait signalée, n’avaient rien trouvé et s’en étaient allés en se moquant d’elle. Trop machos, les descendants de la Sublime Porte. Et, maintenant, c’était la catastrophe.
Elle allait leur montrer, à ces fainéants prétentieux, ce que valait une femme musulmane.
Elle les entendait dévaler les marches de l’escalier du septième étage vers le sixième d’où démarrait l’ascenseur vers le rez-de-chaussée. Elle ouvrit la porte et bondit sur le palier, en tenant d’une seule main les deux kilos de la Micro-Uzi lestée d’un chargeur de 32 coups. Au détour de l’escalier, elle les vit. La cabine arrivait. Elle déplia la crosse et visa. A la cadence de 1 200 coups minute, ses balles de 9 millimètres Para fauchèrent les Kurdes à l’exception de Mehmet Gaddar qui fut miraculeusement épargné et qui se jeta dans l’escalier vers le cinquième étage.
Elle n’avait pas de chargeur de rechange et vomit un flot de jurons obscènes.
Gaddar n’avait pas une égratignure. Sa puissante silhouette dévalait les marches quatre par quatre, les pensées en chamaille. Comment un tel désastre avait-il pu se produire ? Le sang de ses compagnons tués avait éclaboussé ses vêtements et le tissu collait à sa peau, freinant sa descente. Enfin, il parvint au rez-de-chaussée. La gardienne portugaise s’écarta précipitamment et réintégra sa loge.
Il fonça vers la rue. Sur le trottoir, c’était l’effervescence. Sur sa gauche, il vit Aïcha, son épouse, qui tentait de dégager le véhicule prévu pour la fuite, le minibus Volkswagen, de la file de voitures de police et de pompiers afin de se faufiler vers la place de Wagram. Elle l’aperçut dans le rétroviseur et stoppa. Gaddar refréna sa première impulsion de courir et marcha tranquillement dans sa direction, les narines irritées par l’âcre odeur de poussière et de fumées.
De retour dans sa chambre, la fausse punk avait alerté ses collègues et décrit le fuyard. Sur le trottoir d’en face, ils le repérèrent et slalomèrent à travers la chaussée pour l’abattre. Ils n’en eurent pas le temps. Gaddar avait rejoint le minibus et sautait à l’intérieur. Intrigués par ses vêtements couverts de sang, des gardiens de la paix s’interposèrent. Aïcha voulut démarrer, mais l’espace lui manquait. Fataliste, son mari posa sur son bras une main apaisante.
- Allah n’était pas avec nous aujourd’hui.
D’autres gardiens de la paix plaquèrent au sol les gardes turcs qui voulaient trouer la peau du sale terroriste qui avait tué tant de leurs compatriotes.
CHAPITRE II
- Vous vous souvenez de l’attentat il y a un mois contre le consulat général de Turquie à Paris ? questionna le Vieux en bourrant sa pipe.
- Quatorze morts et trente-deux blessés, récita Coplan. Un commando de six Kurdes dont une femme. Deux survivants, le mari et son épouse.
- Ils se nomment Mehmet et Aïcha Gaddar. Mehmet Gaddar souhaite nous parler. A nous, pas à la Criminelle ou à la D.S.T. Il aurait des choses très intéressantes à nous révéler. Des secrets.
- Vous y croyez ? objecta Coplan. Ces terroristes, dès qu’ils sont en prison, s’imaginent détenir des secrets qu’ils sont prêts à troquer contre leur liberté.
- C’est parfaitement exact. Cependant, il ne coûte rien d’écouter ce qu’ils ont à dire. Ensuite, on sépare le bon grain de l’ivraie.
En tirant sur sa pipe, le Vieux s’approcha de la fenêtre. Le ciel était bouché. Bientôt, une pluie fine tomberait sur les vieux bâtiments abritant la D.G.S.E. Au ministère, des crédits avaient été débloqués pour construire un complexe plus digne d’un grand pays comme la France qui, jusque-là, avait réservé la part du pauvre à ses Services spéciaux. Quand la vieille caserne du boulevard Mortier serait rasée, disparaîtraient les vestiges d’un demi-siècle de combats dans l’ombre. A l’avance, le Vieux en éprouvait une grande nostalgie.
- Mehmet Gaddar est incarcéré à la Santé, à l’isolement à la 3e Division. Passez chez Maniguier. Vous y trouverez les autorisations nécessaires et le permis de communiquer, ordonna-t-il en se retournant et en regagnant son bureau.
Coplan hocha la tête.
- J’adore les prisons, fit-il en esquissant un sourire ironique. Il traîne autour d’elles un parfum inimitable.
Il faisait allusion à cette odeur faite d’air confiné, de relents de désinfectant, de grésyl, et d’un curieux arrière-fond de hachis Parmentier. Quelqu’un qui n’aurait jamais pénétré dans ces lieux ne pouvait imaginer à quoi ressemblaient ces remugles.
Cette fois encore, ses narines frémirent. Après avoir remis ses documents au greffe situé à gauche dans le vestibule, il avait gagné, précédé par un gardien qui ouvrait la grille, le rond-point du Quartier Bas. Les Divisions étaient disposées en étoile et tournaient de gauche à droite, 1re, 3e, 4e et 2e. Partout régnait l’irritante odeur.
En entrant dans la cellule qu’occupait le Kurde, Coplan fut frappé par l’état de détresse physique dans lequel semblait vivre le prisonnier. Traits amaigris, yeux fiévreux, silhouette voûtée, mains moites, grande nervosité dans les mouvements. Néanmoins, un large sourire éclaira ses lèvres gercées quand Coplan se présenta.
- Vous êtes venu, merci, fit-il en désignant le lit défait et en s’asseyant sur le tabouret. Vous ne le regretterez pas, je vous assure.
Avec des gestes saccadés, il alluma une Gitane et se releva pour éteindre le téléviseur en location.
- Je me suis décidé à vous contacter, commença-t-il en se rasseyant, à cause de ma femme Aïcha, emprisonnée à Fleury-Mérogis. Certes, elle est ma complice, mais je souhaiterais que vous considériez son cas avec indulgence. C’est moi qui l’ai entraînée dans cette affaire, malgré sa répugnance.
- Il fallait y penser avant, contra Coplan. De plus, je ne suis pas le Garde des Sceaux. La clémence est du ressort de la Justice, pas du nôtre.
- Je le sais bien, s’énerva Gaddar. Mais votre influence est grande. Pas besoin d’un jugement clément. Moi je suggère une mise en liberté discrète, voire une évasion montée de toutes pièces. Voyez-vous, Aïcha et moi avons trois enfants qui vivent à Amman en Jordanie. Ils ont besoin de leur mère. Il faut absolument qu’elle les rejoigne au plus vite. C’est pourquoi je propose un troc.
Impassible, Coplan écoutait attentivement.
- Qu'avez-vous à échanger ? pressa-t-il, un brin dédaigneux afin de placer son interlocuteur en position d’infériorité.
Le Kurde se racla la gorge.
- Vous avez entendu parler du Centre de Recherches Scientifiques de Kirovabad qui s’appelait Karl Marx jusqu’il y a encore quelques années, mais que l’on a débaptisé sans le rebaptiser ?
- Kirovabad, au sud du Caucase, entre la mer Noire et la mer Caspienne, près de la frontière turque ?
- C’est exact. Un savant russe d’origine juive, du nom de Lev Lazarovitch, a fui de Kirovabad vers Israël en compagnie de douze de ses assistants, juifs également. Il emportait des secrets extraordinaires dont il voulait faire profiter l’État hébreu avec lequel il avait passé un marché et qui avait fourni l’avion et l’équipage. En profitant de l’anarchie qui règne au Caucase, l’opération a été facilement réalisée, sans que l’atterrissage et le décollage soient décelés. Seulement, le milliardaire palestinien Aboud Franji, qui consacre sa fortune à une lutte sans pitié contre Israël, a eu vent du projet car il avait réussi à placer un espion au sein du Mossad, organisateur de la récupération de Lazarovitch. Franji était au courant de la date, de l’heure, du type de l’appareil et de l’itinéraire. Il m’a fourni les coordonnées et m’a chargé d’abattre l’avion au retour. La tâche était assez facile car, pour des raisons de sécurité, l’appareil volait très bas. Bien que ses feux soient éteints, mes hommes et moi l’avons repéré sans difficulté. Nous étions embusqués dans une montagne du Kurdistan turc, postés sur les flancs d’un col par lequel devait passer l’avion. Le premier missile l’a manqué, mais le second a fait mouche.
- A quelle hauteur était-il ? testa Coplan.
- Cent mètres. Je me demande encore comment le premier missile a pu le louper, fit rêveusement le Kurde en écrasant son mégot dans le cendrier.
- Ensuite ?
- Ils étaient tous morts, les savants et les membres de l’équipage. Et, chose miraculeuse, la mallette contenant leurs secrets était intacte.
- Comment savez-vous que c’était la mallette contenant leurs secrets ?
- Sur le moment, je ne le savais pas. Un de mes hommes l’a découverte près d’un cadavre. Le couvercle était soulevé et l’on voyait une pile de documents en russe, en caractères cyrilliques. A tout hasard, je l’ai ramassée et, plus tard, l’ai remise à Aboud Franji à Amman où j’avais rendez-vous avec lui et où il m’a versé la seconde moitié de l’argent destiné au mouvement nationaliste kurde. Il ne s’attendait pas à cette trouvaille pour la simple raison que son seul but était de tuer les savants et de détruire leurs secrets. Pour lui, la mallette constituait une sorte de prime dont, d’ailleurs, il n’avait que faire puisqu’il n’avait pas l’intention d’exploiter ces secrets.
- Il pouvait les vendre.
Gaddar eut un rire amer.
- Lui ? Il était multimilliardaire et se moquait de l’argent !
- Il en avait besoin pour soutenir votre cause et celle des Palestiniens. Personne ne crache sur l’argent, insista Coplan.
Le Kurde haussa les épaules avec indifférence.
- Encore une fois, poursuivit Coplan, comment a-t-il su qu’il s’agissait de secrets ? Il comprend le russe ?
- Laissez-moi vous expliquer. Franji savait, par le biais de son espion au sein du Mossad, que ces savants transportaient ces secrets. Lui ne parlait pas russe, mais sa maîtresse, oui. Elle a déchiffré les documents et c’est elle qui lui a confirmé qu’il s’agissait bien là d’une formidable avancée technologique.
- Dans quel domaine ?
- Je l’ignore.
- Qui est la maîtresse de Franji ?
- Une certaine Tiffany Deluisa, une aventurière américaine, très belle, extrêmement intelligente et rusée. Elle parle couramment plusieurs langues dont l’arabe, le russe et l’espagnol.
- Vous l’avez rencontrée ?
- Jamais. Deux de mes compagnons qui sont morts lors de l’opération contre le consulat général de Turquie ici à Paris voici un mois ont passé quelques jours avec elle et Franji sur le yacht de ces derniers en mer Rouge. Il faut dire que Tiffany Deluisa est folle de yachting. Ils m’en ont dit le plus grand bien, en particulier sur sa beauté. Elle sympathisait avec notre cause et nous encourageait.
- A l’heure actuelle, et si vous le savez, dites-moi où sont la mallette et son contenu ?
- En possession de Tiffany Deluisa.
- Aboud Franji lui en a fait cadeau ?
- Non, elle l’a assassiné pour s’en emparer. A Marbella, en Espagne.
Coplan respira un grand coup.
- Vous avez le sens du suspense, grogna-t-il.
Le Kurde, à nouveau, haussa les épaules avec indifférence.
- Pendant longtemps, Aboud Franji a été fort épris d’elle, et puis récemment il s’est lassé. Il voulait de la chair fraîche. On a parlé d’une actrice londonienne. En tout cas, il s’apprêtait à virer Tiffany, ce qui signifiait, pour elle, la perte du luxe, de l’argent et de la vie facile. Par ailleurs, il voulait détruire la mallette et son contenu. C’est ce qu’il m’a dit à Amman. Vous objectiez tout à l’heure qu’il lui était loisible de les vendre. Mais à qui ? Selon ses dires, ces documents valaient cent millions de dollars. Qui pouvait payer ce prix ? Seuls les Américains. Mais les vendre à eux équivalait à les vendre à Israël. Washington et Tel-Aviv sont cul et chemise, et Franji haïssait Israël.
- Quand a eu lieu le meurtre d’Aboud Franji ?
- Il y a quinze jours.
- Vous êtes en prison depuis un mois. Comment connaissez-vous ces détails ?
- Mes avocats me rendent visite et, évidemment, il s’agit de défenseurs sympathisants de notre cause et de la cause palestinienne. Le meurtre de Franji est une catastrophe, car elle coupe une de nos sources de financement. L’affaire a provoqué beaucoup de bruit dans nos milieux.
Sceptique, Coplan secoua la tête.
- Votre tuyau est pourri.
Gaddar eut un haut-le-corps.
- Pourquoi ?
- Tiffany Deluisa éprouve-t-elle des scrupules identiques à ceux de Franji à l’égard de Washington et Tel-Aviv ?
- Washington, non, puisqu’elle est américaine. Tel-Aviv, oui, mais pas s’il s’agit d’argent.
- Le meurtre a eu lieu il y a quinze jours. Elle a largement eu le temps, depuis, de prendre contact avec ses compatriotes. L’affaire est peut-être déjà conclue et les secrets entre les mains des Américains.
- J’en doute, parce que le S.V.R. et le Mossad ont appris le fin mot de l’histoire quand, à l’époque du meurtre de Franji, l’espion introduit par celui-ci chez les Israéliens a été démasqué et a avoué, si bien que, à présent, Tiffany Deluisa est traquée par ces deux services et, de ce que je sais, elle se planque. Peut-être en mer, elle qui est folle de yachting. Comme je le disais à l’instant, Washington et Tel-Aviv sont cul et chemise. Si elle vendait ces secrets à Washington, pourquoi le Mossad la traquerait-il puisqu’il serait sûr qu’un jour ou l’autre ces secrets lui reviendraient après un détour chez les Américains ? Je vais vous dire, et c’est l’opinion générale de mes amis, elle va se cacher quelque temps. Rusée et astucieuse comme elle est, elle n’aura aucun mal. Elle attendra que les choses se calment avant de négocier.
- Le Mossad ne se calme jamais quand il a été berné.
Gaddar parut s’énerver.
- Écoutez. A vous les Français d’essayer. Vous aurez gratuitement ces secrets si vous rattrapez Tiffany Deluisa, des secrets qui valent cent millions de dollars. En échange, vous libérez Aïcha de la manière qui vous convient le mieux. Nos enfants ont besoin d’elle. J’ai confiance en vous. Si vous me donnez votre accord, je sais que vous tiendrez votre part du marché.
- Que savez-vous d’autre sur Tiffany Deluisa ?
- Je crois vous avoir tout dit. Une dernière chose, j’aime la France. L’attentat n’était pas dirigé contre vous mais contre ces salauds de Turcs.
- Qui pourrait m’en dire plus sur Tiffany Deluisa ?
- Pour le moment je ne vois pas, mais j’y réfléchirai.
Coplan ressortit de la prison et respira dans la rue un air plus pur, avant d’allumer une Gitane qui le réconforta.
Quand il entra dans le bureau du Vieux, ce dernier fulminait.
- Le ministre m’a invité à déjeuner et le menu était si prétentieux que j’en suis resté pantois. Cela allait du mesclun tiède de langoustine en parmesane de truffe aux escalopes de haddock tièdes en rémoulade de lentilles de chêne, en passant par l’huître cuite dans sa graisse et panée à la crème de raifort et au gratin au brousse. Bon sang, qu’est-ce que c’est que ce français de basse cuisine, comme aurait dit Verlaine ?
- Qu’en a pensé le ministre ?
- Il est tellement snob qu’il rayonnait de joie. Bon, parlons de choses sérieuses. Vous avez rencontré le terroriste kurde ?
Coplan se lança dans un récit complet et détaillé de son entrevue.
- C’est une affaire qui m’intrigue, déclara le Vieux après avoir écouté attentivement. Après tout, que risquons-nous à chercher à en savoir plus ? Cette idée me plaît. Nos services sont pauvres. Quel plaisir si nous pouvions gratuitement mettre la main sur des secrets qui valent cent millions de dollars !
- A condition que les informations fournies par Gaddar, de bonne foi sans doute puisque la liberté de sa femme est en jeu, reflètent l’exactitude des faits, doucha Coplan. J’ai déjà vérifié en ce qui concerne le meurtre de Franji. Il a bien été assassiné à Marbella voici une quinzaine de jours.
- Tâchez de remonter la piste de cette Tiffany Deluisa, recommanda le Vieux.
CHAPITRE III
A l’aéroport de Cheremetievo, Coplan prit un taxi pour couvrir les 36 kilomètres de distance jusqu’à Moscou où il se fit conduire à l’hôtel Métropole. Dans sa chambre, il passa immédiatement un coup de fil et un rendez-vous lui fut donné devant le cinéma Octobre. Quand il arriva, des gens faisaient la queue pour la prochaine séance où l’on donnait le dernier film de Woody Allen. Coplan douta que l’humour typiquement new-yorkais et l’autodérision du cinéaste emportent l’adhésion de ce public moscovite.
La Mercedes noire s’immobilisa le long du trottoir et Coplan vérifia qu’elle portait bien le numéro minéralogique qu’on lui avait indiqué. Rassuré, il marcha jusqu’à elle. Une vitre à l’arrière se baissa et un homme pencha la tête. Coplan lui dit simplement qu’il désirait rencontrer Mourad Ajjeh et qu’il était représentant de la kosukiewa. L’autre hocha la tête.
- On vous téléphonera au Métropole. Francis Corlay, chambre 308 ?
- Exact.
La vitre remonta et la Mercedes repartit. Coplan regagna son hôtel. A 19 heures, il se fit apporter un dîner copieux dont les plats portaient des noms simples et non abracadabrants, tels ceux contre lesquels s’était élevé le Vieux. A 20 heures, il avait terminé et dégustait son café quand le téléphone sonna. Son interlocuteur l’informa qu’une table lui était réservée au restaurant Kachtan qui en russe signifiait le Marronnier. Coplan s’y rendit en taxi. Il se souvenait que ce lieu était le repaire de la Mafia tchétchène dont Mourad Ajjeh était l’un des Parrains, sinon l’unique Parrain. Contrairement à l’idée qu’aurait pu se faire un profane, l’atmosphère était guindée. Pas de femmes dans la clientèle. Uniquement des hommes au faciès asiatique, vêtus à l’occidentale qui conversaient à voix basse autour de leurs tables. Coplan refusa la carte et commanda une vodka glacée.
Au bout d’une heure, on vint l’avertir que le rendez-vous était changé. Mourad Ajjeh l’attendait rue Tverskaïa dans une boîte baptisée de façon sibylline Patchemou ?, ce qui signifiait « Pourquoi ? ».