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Coplan brûle les étapes

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  No 1977, « Éditions Fleuve Noir », Paris.
  
  
  
  
  
  A Guy Lapierre, en toute cordialité.
  
  P. K.
  
  
  
  
  
  « Dès qu’une force, dès qu’un pouvoir, dès qu’un groupe se laisse conduire de façon excessive par son intérêt ou sa passion, sans égard pour le bien commun, il introduit la violence dans la Société. Et, tôt ou tard, il la subira à son tour. »
  
  Valéry Giscard d’Estaing dans Démocratie française.
  
  
  
  
  
  PROLOGUE
  
  
  
  
  
  En débouchant de la cabine d’ascenseur, au rez-de-chaussée de l’hôtel Burlington, Francis Coplan heurta un petit homme qui, surpris, lui décocha un regard malveillant. Ils se toisèrent mutuellement, puis leur expression traduisit une légère stupeur.
  
  - Coplanne, articula le quidam, les sourcils arqués, en dévisageant l’espèce de rugbyman qui avait failli le renverser.
  
  - Mondovi ! proféra ce dernier, subitement détendu.
  
  L’intéressé refréna les exclamations que son tempérament italianissime sécrétait à un rythme élevé.
  
  - Vous... vous allez au Sussex Room ? bégaya-t-il tout en agrippant la main que lui tendait le Français.
  
  - C’était mon intention.
  
  - Bravo ! Alors, prenons le breakfast ensemble.
  
  Ils n’avaient que quelques mètres à parcourir pour atteindre le restaurant principal de l’hôtel. Tous deux surent immédiatement que cette coïncidence n’en était pas une, et qu’une même raison les avait appelés à Dublin.
  
  Lorsqu’ils se furent attablés dans une salle aux tons grenats, éclairée avec une élégante discrétion, et quand ils eurent commandé leur petit déjeuner, Mondovi dit à mi-voix :
  
  - Vous êtes venu pour la réunion, je présume ?
  
  - Votre flair ne vous trompe pas, émit Coplan, mi-figue mi-raisin. Vous aussi, sans doute ?
  
  Mondovi jeta au ciel un regard accablé, marmonna :
  
  - C’est nous qui sommes en première ligne, hélas ! Cela devient notre cauchemar.
  
  - Je croyais que la conférence était réservée à des représentants des Services Spéciaux.
  
  - Elle l’est. Depuis deux ans, je ne suis plus commissaire de la Sûreté. On m’a versé au S.I.D. (Servizio Informazioni Difesa : Service de contre-espionnage analogue à la D.S.T. en France)
  
  - Ah bon ? Vous n’êtes plus à Trieste ?
  
  - Non. Je travaille à Rome. Et vous, cher vieil ami, toujours sur la brèche ?
  
  Ils se contemplèrent, heureux de cette rencontre imprévue. Aussi dissemblables au moral qu’au physique, ils avaient en commun une passion pour leur métier. L’Italien, maigre, de taille réduite, les yeux scrutateurs, était un paquet de nerfs hautement susceptible, mais qui retrouvait dans l’action un calme inébranlable. Coplan, bâti en force, d’un naturel plutôt flegmatique, décontracté, pouvait parfois couver des fureurs silencieuses. Dans diverses circonstances, les deux hommes avaient appris à s’estimer, encore que des disputes passagères, dues au caractère volcanique de Mondovi, les eussent maintes fois opposés.
  
  - Les autres envoyés sont probablement dans le même hôtel, reprit Mondovi avant de croquer son premier toast. Vous les connaissez ?
  
  - Non. En fait, je remplace le délégué habituel à ces colloques périodiques. Jusqu’à présent, ces séances de travail n’ont pas été d’une grande utilité pratique, j’ai l’impression. Les résultats que nous avons obtenus en France dans la lutte contre la violence et le terrorisme, nous ne les devons qu’à nous-mêmes.
  
  - C’est comme chez nous, grimaça l’Italien. Les échecs que nous subissons sans arrêt, nous ne les devons à personne d’autre. Sur ce plan-là, la coopération n’a rien changé. En outre, la gauche voudrait démanteler notre Service, surtout depuis que nous avons épinglé quelques agitateurs soviétiques et tchèques...
  
  Coplan but une gorgée de café - un jus irlandais d’une transparence affligeante - puis il s’enquit :
  
  - Une voiture vient-elle vous chercher ?
  
  - Oui, à neuf heures.
  
  - Parfait. Ce doit être la même que pour moi. Aurez-vous une longue communication à faire devant le Comité ?
  
  - Non, pas très. Et vous ?
  
  - Mon rapport sera réduit au minimum, mais j’apporte une information qui risque d’intéresser nos collègues... et vous en particulier.
  
  - Pouvez-vous me dire laquelle ?
  
  Coplan sourit et prononça :
  
  - Désolé, Mondovi. Ici, officiellement, je ne suis pas censé savoir qui vous êtes. Et, secundo, si je vous mettais au parfum, vous ne mangeriez plus d’aussi bon appétit.
  
  - Alors, n’en parlez pas. Si ça doit encore aggraver mes soucis, gardez ça pour vous.
  
  - Dans moins d’une heure, vous aurez le droit de vous arracher les cheveux, assura Coplan.
  
  - J’ai eu des raisons de me les arracher chaque fois que je vous ai rencontré, rétorqua l’Italien sur un ton amer. Je ne suis pas près d’oublier cette succession de cadavres que vous m’avez mis sur les bras à Trieste (Voir Banc d’essai).
  
  - Toujours médisant, à ce que je vois. A vous entendre, on croirait que j’étais responsable de ces incidents.
  
  Mondovi le regarda de biais.
  
  - Excusez-moi, ricana-t-il, jamais je n’oserais insinuer une chose pareille. La malchance vous poursuivait, c’est tout.
  
  Ils bavardèrent encore de choses et d’autres en expédiant leurs toasts à la marmelade. Après avoir vidé sa tasse, Mondovi ronchonna :
  
  - Ils nous ont servi du thé, ma parole.
  
  - Non, dit Coplan. Leur espresso, c’est ça.
  
  Son compagnon fit une mimique dégoûtée.
  
  - Vous croyez ? Alors, n’insistons pas. On y va ?
  
  Ils signèrent la note et s’en furent dans le hall, où régnait une grande activité. La plupart de ces touristes, si l’on en jugeait par leur accent, devaient être des Américains d’origine irlandaise venus en pèlerinage sur la terre de leurs ancêtres.
  
  A l’heure dite, les deux envoyés spéciaux emboîtèrent le pas à un messager, montèrent dans une berline noire aux formes désuètes qui stationnait devant la marquise.
  
  Une lumière sale et triste, tombant d’un ciel pluvieux, donnait au paysage un aspect mélancolique. Petites maisons en briques, aux façades plates, avec leur porte typique entre deux colonnes supportant un chapiteau surmonté d’une vitre en demi-lune, autobus à impériale, de couleur crème, circulation à gauche, taxis vénérables, asphalte humide, tout cela faisait très anglais.
  
  Après avoir passé au-dessus d’un canal, la voiture vira sur la droite et emprunta une artère plus large, bordée d’immeubles austères. Quelques secondes plus tard, elle s’engouffra sous le porche du grand bâtiment en granit qui abritait les services gouvernementaux.
  
  Munis de leur attaché-case, Coplan et Mondovi suivirent le fonctionnaire qui les avait pilotés. Ils aboutirent, à l’étage, dans une grande pièce lambrissée, meublée d’une table ovale et de sièges confortables, où se tenaient déjà d’autres délégués.
  
  Lorsque les arrivants eurent remis leurs lettres accréditives, ils furent présentés à leurs homologues étrangers : Helmut Rheinberg, pour l’Allemagne Fédérale ; Vanden Knok, pour le Benelux et Thomas Blunt, pour le Royaume-Uni. La commission devait être présidée par l’Irlandais Kildare, un homme rougeaud à cheveux blancs, à l’air affable.
  
  - Prenez place, gentlemen, déclara-t-il avec un geste large. Je pense être en mesure de vous certifier que cet édifice n’a pas été miné par des terroristes...
  
  Des sourires polis accueillirent cette boutade, mais chacun des assistants songea qu’elle était peut-être présomptueuse.
  
  Kildare reprit :
  
  - En dépit des mesures prises par nos gouvernements respectifs et des échanges d’informations qui ont lieu entre les services de police et de contre-espionnage de la Communauté Européenne, il est indéniable que la violence gagne du terrain dans nos divers pays. Je crois qu’il est superflu de dresser des bilans, car nous sommes tous au courant, dans les grandes lignes, de ce qui se passe chez nos voisins. J’aimerais donc que vous vous limitiez, dans vos interventions, à fournir des renseignements ou à formuler des suggestions qui peuvent accroître l’efficacité de notre lutte contre cette criminalité politique. Mr Blunt, vous avez la parole.
  
  L’interpellé, un officier des Spécial Assault Forces (une sorte de brigade anti-gang entraînée aux opérations contre les terroristes) salua son auditoire d’un signe de la tête et parla d’une voix calme :
  
  - Je ne serai pas aussi pessimiste que Mr Kildare. En Grande-Bretagne, ces dernières semaines, la situation ne s’est pas aggravée. Quelques meurtres, attentats et destructions ont été commis par des membres de l’I.R.A. ou par des éléments asociaux, mais nous avons pu en éviter un certain nombre grâce à nos indicateurs. A ce propos, je dois vous apporter des précisions sur le désamorçage d’engins explosifs très sophistiqués que nous avons vu apparaître récemment, tant en Irlande du Nord qu’à Londres.
  
  Les auditeurs se disposèrent à prendre des notes. Mondovi, assis à côté de Coplan, lui décerna un léger coup de coude et souffla :
  
  - Chez nous, jusqu’à présent, la fabrication des bombes par les gauchistes reste artisanale, heureusement.
  
  Blunt reprit :
  
  - J’ai fait polycopier les schémas des dispositifs électroniques et électriques équipant ces engins. Vous en recevrez des exemplaires à la fin de la réunion. Selon toutes probabilités, le système a été monté en Tchécoslovaquie.
  
  Lorsque Blunt eut décrit le détonateur qui avait donné des sueurs froides aux spécialistes du déminage, Kildare signala incidemment :
  
  - Une de nos frégates a arraisonné hier, et emmené à Cobh, dans le sud de l’Irlande, un navire-usine bulgare destiné à stocker la pêche de plusieurs chalutiers. Il ne contenait pas seulement du poisson. On a trouvé dans ses cales du matériel de guérilla d’origine cubaine, destiné sans doute à des rebelles des Comtés du Nord. Une preuve de plus que tous ces groupements de terroristes ont des contacts avec des foyers de subversion internationale.
  
  - Pardonnez-moi, dit Mondovi. A ce sujet, nous venons d’établir à Rome que le mouvement appelé N.A.P. - noyaux armés prolétariens - entretenait des liens avec les Brigades Rouges. Peu importe que les tendances soient divergentes : marxistes, anarchistes et communistes d’obédience soviétique ou chinoise collaborent allègrement pour ébranler nos sociétés libérales.
  
  Tous les assistants, édifiés sur les dessous de la guerre secrète livrée par Moscou et Pékin contre l’Occident, opinèrent du bonnet. La haine et la soif de pouvoir étaient le vrai ciment de tous ces révoltés chroniques qui justifiaient leurs actions sanglantes par des doctrines faussement humanistes.
  
  La séance se poursuivit. Après Blunt, Helmut Rheinberg révéla quelques découvertes récentes des services de police allemands ; entre autres, la disparition dans la clandestinité de certains réfugiés d’Amérique du Sud et leurs offres de service à des cellules d’extrémistes.
  
  Quand le délégué français fut invité à parler, Francis Coplan déclara que, si quelques attentats avaient eu lieu en Corse, en Bretagne et dans le pays basque, ils avaient été commis par des autonomistes dont les contacts avec d’autres groupes férus de violence semblaient se multiplier. Par ailleurs, la France devenait de toute évidence une plaque tournante pour individus douteux, en quête d’exploits spectaculaires.
  
  - Vous n’ignorez pas, dit Coplan, que dans le cadre du plan anti-terrorisme mis sur pied dans mon pays, il avait été décidé de recueillir hors de nos frontières des renseignements susceptibles de faciliter la tâche de la police. Or, nous en avons obtenu un qui va certainement retenir votre attention.
  
  Mondovi, dressant l’oreille, observa Coplan comme si ce dernier allait sortir un lapin de sa manche.
  
  - La source est de premier ordre, souligna Coplan. Ses fournitures sont classées A-1. Voici ce qu’elle nous a transmis : à la faveur des événements qui ont détruit une grande partie de Beyrouth, 5 000 passeports libanais neufs, vierges et parfaitement authentiques ont été dérobés. On ignore par qui, mais il n’est pas interdit de supposer que ce vol a été commis par une organisation pro-palestinienne.
  
  La mine des délégués s’allongea. Ils devinèrent d’emblée quel usage on pouvait faire de ces livrets.
  
  Après un silence, Coplan reprit :
  
  - Ce qui donne du prix à cette information, c’est que notre correspondant a pu connaître les numéros de séries de ces passeports. Tout à l’heure, je vous en remettrai une liste à chacun. Mais le problème est de savoir comment nous allons exploiter la situation. Nous devons nous mettre d’accord là-dessus, évidemment.
  
  Blunt articula :
  
  - La première chose à faire, me semble-t-il, est de balancer ces numéros à Octopus, en quatrième vitesse.
  
  Les autres approuvèrent aussitôt, mais Coplan objecta :
  
  - Attention, Blunt. N’allons pas trop vite. Si nous faisons épingler systématiquement les porteurs de ces passeports, ceux qui les ont volés comprendront rapidement que nous sommes au courant. Ils ne mettront plus les autres en circulation et nous aurons raté une occasion magnifique de prévenir des attentats.
  
  - C’est sûr, approuva Vanden Knok. Il faut voir ça de plus près, comme le propose M. Coplan.
  
  Mondovi dit en resserrant son nœud de cravate :
  
  - Il n’est pas exclu, non plus, que des malfaiteurs de droit commun aient fait main basse sur ce lot de passeports pour les revendre à des gens qui voulaient fuir la guerre civile.
  
  Kildare intervint :
  
  - Un instant, gentlemen. Notre collègue français a dû réfléchir à cette question. Laissons-le exprimer son idée.
  
  - Merci. Effectivement, à Paris, nous avons envisagé trois hypothèses. D’abord, celle que vient de soulever Mondovi. Si ce sont de simples bandits qui ont fait le coup, l’idée leur sera certainement venue de vendre à des organisations politiques une partie de leur butin. On se retrouve alors dans le cas que j’avais mentionné, à savoir que ces passeports risquent d’être distribués à des espions ou à des terroristes. Alors, deux attitudes sont possibles : ou bien nous communiquons les numéros aux chancelleries de nos ambassades pour qu’elles refusent la délivrance d’un visa sur les passeports concernés, ce qui nous évitera une bonne dose d’ennuis. Ou bien, nous jouons le jeu à fond : nous plaçons sous surveillance tout individu porteur d’un de ces livrets dès qu’il se présente à l’une de nos frontières ou dans un aéroport. Objectif : démanteler les réseaux constitués dans nos pays par des ennemis de nos démocraties pluralistes. C’est d’abord sur cette alternative-là qu’il faut se prononcer. Personnellement, je suis partisan de la deuxième formule.
  
  Chacun s’accorda un temps de réflexion. De fait, il eût été très regrettable de ne pas tirer tous les avantages possibles de l’atout qu’on possédait. Identifier à temps les mercenaires qui, du jour au lendemain, pouvaient devenir des preneurs d’otages, des poseurs de bombes ou des pirates de l’air, était la hantise des services de sécurité européens.
  
  Helmut Rheinberg donna son avis :
  
  - Moi aussi, je pense que les détenteurs de ces passeports peuvent devenir pour nous des poissons-pilotes. Laissons-les se déplacer librement sur le territoire de la Communauté, mais sans les perdre de vue.
  
  - Nous risquons d’être submergés, objecta Blunt. Est-ce que vous vous rendez compte ? Des centaines de titulaires pourraient envahir l’Europe petit à petit. Et peut-être qu’un sur cent, seulement, aura des activités répréhensibles.
  
  - D’accord, admit Coplan. Cela ne doit pas nous empêcher de définir une ligne de conduite. Si, au bout de quelques semaines, nous sommes débordés, nous pourrons changer de politique mais, entre-temps, nous aurons fait des constatations intéressantes.
  
  Vanden Knok suggéra :
  
  - N’envoyons à Octopus que les données des passeports repérés, et non la liste complète de ceux qui ont été volés. Cela nous permettra de voir à quel rythme les bénéficiaires pénètrent en Europe occidentale.
  
  - Bonne idée, approuva Mondovi. Du même coup, chacun de nous n’aura qu’à questionner l’ordinateur pour savoir quotidiennement où ces types ont débarqué. Et combien.
  
  Octopus, le fichier électronique central installé aux U.S.A., était leur allié le plus puissant dans la lutte contre le terrorisme international. Recelant dans sa mémoire un nombre fabuleux d’indications numériques relatives au signalement et au passeport d’individus suspects ou recherchés, relié à une quantité de terminaux dans le monde, il pouvait répondre instantanément à toute demande de recoupement.
  
  Depuis sa mise en service, certains voyageurs avaient été sidérés en se voyant arrêtés ou refoulés dès leur arrivée à l’aéroport d’un pays où ils venaient pour la première fois.
  
  Après quelques échanges de vues, les délégués aboutirent à un accord qui serait consigné dans le procès-verbal. Il comportait 4 points : toute personne détentrice d’un passeport libanais dérobé aux autorités légitimes de ce pays serait autorisée à séjourner trois mois dans la Communauté européenne. Elle serait soumise à une surveillance et son identité vraie ou fausse serait communiquée à l’ordinateur mondial. Ensuite, l’initiative appartiendrait aux forces de sécurité si l’intéressé entrait en rapport avec des hors-la-loi déjà répertoriés. En cas d’arrestation et d’interrogatoire, les enquêteurs devraient s’abstenir de poser des questions sur l’origine du passeport et d’émettre des doutes sur sa validité.
  
  - Oui, dit Coplan, qui avait tenu à insérer cette clause. Si un type doit être relâché, ou s’il s’évade, il ne faut pas qu’il alerte ses chefs pour leur annoncer que la combine est éventée. Nous tirerons sur la corde le plus longtemps possible.
  
  Satisfait, Rheinberg s’enquit :
  
  - Est-ce que, à votre connaissance, des voyageurs en provenance du Moyen-Orient ont déjà exhibé des passeports de ces séries ?
  
  - Je l’ignore, répondit Coplan. Nous n’avons rien divulgué, et nous n’avons pas avisé la police de l’Air avant la présente réunion. Il valait mieux que nous appliquions d’emblée des directives communes adoptées ici. Le dossier est resté top-secret.
  
  - Bonne précaution, approuva Rheinberg. L’efficacité du système dépend de sa mise en place simultanée dans toute la Communauté. Disons qu’il entrera en vigueur après-demain matin à sept heures, temps de Greenwich ?
  
  Tout le monde trouva le délai suffisant.
  
  - En tout cas, grommela Mondovi, j’espère que notre coopération se révélera un peu plus utile que dans le passé. Pour le moment, en Italie, nous sommes les champions, à telle enseigne que nous avons dû tenir un sommet « anti-guérilla » il y a quelques jours. Nous subissons une sorte d’offensive généralisée de tous les groupements révolutionnaires : en un jour, à Milan, trois cents voitures ont été incendiées, deux cents magasins, des feux de signalisation et des cabines téléphoniques ont été détruits, sans compter les personnes blessées ou tuées (Authentique. C’est ce qu’on a appelé « la semaine rouge ». Ces faits se sont déroulés en décembre 1976). Il est grand temps de nettoyer nos écuries.
  
  Kildare hocha la tête.
  
  - Vous verrez, prédit-il. Nos gouvernements seront bientôt contraints d’admettre que la troisième guerre mondiale est commencée, comme l’affirme un ouvrage édité en France en 1976 (La Troisième guerre mondiale est commencée, par Jacques Bergier (Albin Michel)). On parle beaucoup des armements de l’Union Soviétique et de son impérialisme, mais on oublie le fait qu’elle pourrait occuper sans coup férir, soi-disant pour y rétablir l’ordre, une Europe préalablement pourrie.
  
  - Oui, dit Blunt, une lueur naissant dans ses prunelles claires. Notre sécurité passe d’abord par un contre-terrorisme implacable. En Grande-Bretagne, nous en avons la conviction. Messieurs, nous sommes en 1940.
  
  
  
  
  
  Le même soir, quand ils se retrouvèrent à l’hôtel Burlington, Coplan et Mondovi burent un verre ensemble avant de se séparer et de regagner leurs capitales respectives.
  
  D’homme à homme, l’Italien demanda :
  
  - L’informateur de Beyrouth, ce n’était pas vous, par hasard ?
  
  Coplan fit non, de la tête.
  
  - Il est mort accidentellement, confia-t-il, soucieux. Mais il nous a légué une sacrée besogne.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  
  
  
  Pour la cinquième fois, Sabri Khalil jeta un coup d’œil à sa montre, poussa un soupir.
  
  - Tu m’emmerdes, lança Jean-Pierre, occupé à inventorier des armes éparpillées sur le lit. Je finirai par croire que tu as les jetons.
  
  - Les jetons, moi ? ricana l’Arabe, l’air mauvais. Attends, tu verras. Non, la seule chose que je craigne, c’est qu’Egon et la fille se dégonflent à la dernière minute. Ils devraient déjà être là.
  
  - Ben quoi ? On ne se gare pas comme on veut dans ce coin. Ce ne serait pas le moment de se mettre en contravention !
  
  La pièce était minable, sale, avec un ameublement des plus rudimentaires. L’unique fenêtre, dont un carreau était fêlé, donnait sur une courette, obscure même en plein jour.
  
  Sabri Khalil était vêtu d’une chemise propre. gé de 27 ans, il avait un faciès aux joues creuses, une forte moustache noire sous son nez aquilin, des yeux qui ne regardaient jamais en face, des mains nerveuses.
  
  Jean-Pierre, un peu plus jeune, était un brun aux cheveux longs. Le teint bronzé, la chemise très échancrée sur une poitrine osseuse, il semblait faire partie de cette cohorte d’éternels errants, chômeurs volontaires et allergiques à toute contrainte.
  
  Il saisit un des pistolets, le soupesa dans sa paume, fit jouer la culasse.
  
  - Celui-là, je me le garde, murmura-t-il, le regard posé sur l’acier mat de l’automatique 7.65. Tu n’as rien contre, Sabri ?
  
  - Tu prends ce que tu veux. Moi, je suis déjà servi.
  
  Il se rapprocha, s’assit de biais sur le bord du lit pour voir l’arme que le Français avait choisie : un Ceska à huit coups.
  
  - Fais gaffe, la détente est sensible, prévint-il. Et souviens-toi qu’il ne faudra tirer qu’en cas de...
  
  - Je le sais, coupa l’autre d’un ton sec. File-moi quand même deux chargeurs de mieux.
  
  Ils tendirent l’oreille car les marches de l’escalier grinçaient.
  
  - Les voilà, supputa Jean-Pierre à mi-voix. Tu avais tort de te biler.
  
  Sabri ne bougea pas. Il ne quitta le lit que lorsque deux petits coups rapprochés, puis deux autres, eurent été frappés sur le battant de la porte. Il tira le verrou, actionna le loquet.
  
  - Salut, prononça une fille en jeans, vêtue d’un blouson de la même étoffe, en entrant dans la pièce.
  
  Blonde, l’aspect négligé, assez mince, elle avait un visage sans beauté, trahissant un caractère acide.
  
  Sur ses talons, un grand maigre aussi blond qu’elle, légèrement voûté, pénétra également dans la chambre. Il donna une poignée de main assez virile à l’Arabe, puis à Jean-Pierre, tout en déclarant avec un fort accent germanique :
  
  - C’est pas notre faute. Il y avait un camion qui bloquait le passage dans la rue.
  
  - Laisse tomber, maugréa Sabri.
  
  Puis, au couple, en désignant de la tête l’arsenal étalé sur la couverture :
  
  - Voilà le matériel. Prenez ce qu’il vous faut. On partira dans trois quarts d’heure.
  
  Erika mit ses poings sur ses hanches et contempla les armes avec une satisfaction malsaine, les prunelles luisantes.
  
  - Himmel, fit-elle, admirative. Moi, ces trucs-là, ça me fait jouir.
  
  - Vas-y, te gêne pas pour nous, railla Jean-Pierre en se redressant pour lui laisser le champ libre.
  
  Elle se pencha, sa croupe et ses cuisses étroitement moulées par son pantalon délavé, s’empara d’une grenade qu’elle caressa comme un fruit.
  
  - Une vraie, chargée ? s’enquit-elle.
  
  - Sûr, dit Sabri. Ne fais pas la conne. Il y a de quoi démolir toute la baraque.
  
  Un peu d’appréhension se lisait sur son visage. Pour lui, la jeune Allemande était une demi-dingue, vaguement hystérique, capable de tout.
  
  Egon, avec sa tête d’intellectuel torturé et ses yeux fiévreux, se contrôlait beaucoup mieux qu’elle. Il posa sur la grenade, puis sur les pistolets restants, un regard de technicien.
  
  Il préleva un ancien Radom polonais, calibre 9 mm, un pistolet assez compact, bien dans la main, tandis que sa compagne, tentée par un Walther de petit format, ne se résignait pas à se séparer de la grenade.
  
  - Je pourrai avoir besoin des deux, émit-elle, les yeux dans le vague, les traits tendus. Après tout, c’est moi qui vous couvrirai.
  
  - A toi de savoir, dit Jean-Pierre, indifférent. Essaie pourtant que ça ne te pète pas dans la gueule avant qu’on ait fini.
  
  - Je voudrais qu’on revoie une dernière fois les consignes, déclara Sabri. On n’a jamais travaillé ensemble et on n’est pas rodés. Faudrait pas qu’on se télescope pendant l’action.
  
  - Was ? dit la fille, un œil mi-clos. Que veut dire télescope ?
  
  - Qu’on se bouscule, qu’on se gêne mutuellement, expliqua Jean-Pierre en extirpant un paquet de gauloises chiffonné de la poche de sa chemise. Il est du genre méticuleux, le mec.
  
  - Je sais pourquoi, rétorqua l’Arabe. Si ça foire, vous serez d’accord pour dire que c’est ma faute. La mise au point, c’est ça qui compte.
  
  Résignés, ses interlocuteurs se prêtèrent à une reconstitution détaillée du scénario. Sabri, à califourchon sur l’unique chaise, questionna chacun d’eux à tour de rôle sur ce qu’ils devaient accomplir à chaque phase de l’opération. Erika, assise par terre, les coudes sur les genoux, de même qu’Egon, répondit du tac au tac.
  
  - Bon, conclut Sabri, après avoir évoqué diverses éventualités susceptibles de modifier le plan initial. Je crois qu’on a tout prévu.
  
  - Ouais, émit Jean-Pierre en s’étirant, sa cigarette au coin des lèvres. Mais je trouve qu’on devrait fixer une heure limite, pour l’attente au point de ralliement, après le coup. Si l’un de nous se fait épingler, ou reste sur le carreau, il ne faut pas que les autres continuent à glander trop longtemps.
  
  - Jawohl, approuva Egon. Je crois six heures, ça irait.
  
  Sabri Khalil médita un instant.
  
  - D’accord, accepta-t-il. Le partage se fera au plus tard à six heures, puis on se dispersera et on ne se reverra jamais plus.
  
  Un silence plana. Le sort en était jeté, il n’y avait plus qu’à passer à l’action. Cela faisait plus d’une semaine que le groupe vivait dans l’attente de cette échéance. De tous, c’était Jean-Pierre qui avait les nerfs les plus solides. Lui ne s’était jamais drogué.
  
  Sabri se gratta la tête, puis il dit d’un air contrarié au jeune anarchiste d’Outre-Rhin :
  
  - Tu me prêtes Erika ?
  
  Egon le considéra, intrigué, alors que la fille levait les yeux vers l’Arabe.
  
  - Te la prêter ? Pour quoi faire ?
  
  - Eh bien... Il y a longtemps, tu comprends ? Après, on se sent mieux, plus calme.
  
  L’Allemand avait compris. Il haussa une épaule.
  
  - Demande-le-lui, à elle. Moi, je ne suis pas son maître. Elle est libre.
  
  Jean-Pierre se marra intérieurement. Quelque chose de candide subsistait dans Sabri. Voilà que ce dernier, in extremis, voulait s’envoyer la fridoline.
  
  - Tu veux baiser ? s’enquit Erika, les yeux fixés sur le quémandeur.
  
  Elle semblait surprise, mais nullement offusquée.
  
  - Ben... oui. Comme ça, vite fait, marmonna Sabri. C’est ma dernière chance.
  
  Egon et Jean-Pierre observèrent la fille, curieux de sa réaction. Y avait-elle songé auparavant, à coucher avec ce tueur ? Par nature, elle était plutôt renfermée.
  
  Elle se leva lentement, fit coulisser la glissière sur sa hanche. Sabri, se plaçant tout près d’elle, glissa une main entre le tissu et la peau nue, afin de caresser le bas-ventre et la toison frisée d’Erika. Il n’avait jamais connu une blonde.
  
  Elle lui tendit ses lèvres ; tandis que leurs bouches se soudaient pour un duel pervers, elle voulut se rendre compte si l’homme était déjà en mesure de l’agresser. Il l’était, durcissait encore dans sa paume. Sans le lâcher, Erika se déroba à son baiser.
  
  - Salaud, souffla-t-elle, indulgente. T’es vachement gonflé. Attends...
  
  Son jeans tire-bouchonnant sur ses genoux, elle se retourna, prit appui des deux mains sur le lit, courbée, la tête basse.
  
  Sabri laissa tomber un regard salace sur sa croupe juvénile : il appliqua un instant ses mains sous les fesses soyeuses qui s’offraient à lui, puis, survolté, il referma ses doigts autour de la taille d’Erika. Celle-ci eut un hoquet. La vue des grenades, des poignards de commando et du parabellum encore rangés sur la couverture la contracta, et ses traits frémirent. Il l’avait envahie sans ménagement, ce pirate. Il poussait encore, davantage au point qu’elle devait s’arc-bouter pour ne pas s’affaler sur la couche.
  
  Egon détourna son regard vers Jean-Pierre, pour montrer que ça ne le concernait pas.
  
  - Où comptes-tu filer, après ? s’informa-t-il d’une voix dégagée sans plus prêter d’attention à la scène.
  
  - En Italie, avoua le gauchiste. J’ai pris mon billet de chemin de fer en même temps que les vôtres. Tout est planqué dans la bicoque, avec nos passeports.
  
  - Si, un jour, tu montes à Amsterdam, cherche Piet Lokeren. Il vient sur la place, près de la fontaine, tous les après-midi. Il pourra te dire où nous sommes.
  
  Jean-Pierre balaya l’air d’un geste négatif.
  
  - Vaut mieux pas. C’est ce qui déroute les flics : le manque de liaisons entre les gars de notre bord. Ils seraient tellement contents qu’on forme des bandes organisées.
  
  Erika haletait. Sabri la violentait avec ferveur, mais sans perdre son contrôle. Il l’avait vraiment désirée, et maintenant il tenait à s’assouvir au maximum. Elle y prenait de l’agrément, d’ailleurs. Drôlement huilée...
  
  - File-moi une sèche, dit Egon au Français. Oui, tu as raison. Le désordre est une force, dans un sens. Face à une Société ordonnée, il devient même une arme, car il la gangrène et finit par la détruire. Alors survient l’ordre révolutionnaire, avec son nouveau système de valeurs.
  
  - Hé, coupa Jean-Pierre, qui redoutait les longues diatribes de l’anarchiste, il a bouffé des vitamines, Sabri !
  
  Puis, au couple, sur un ton railleur :
  
  - C’est pas fini, vos effusions ?
  
  L’Arabe se contint. Immobile, étreignant toujours fermement la fille, il demanda :
  
  - Tu la veux aussi, Jean-Pierre ?
  
  - Moi ? Zéro. Jamais avant le baroud : ça me la coupe. Après, je ne dis pas. Mais tu vas esquinter la copine !
  
  - Te tracasse pas pour elle, dit Sabri en se remettant à l’ouvrage.
  
  Erika se soumettait avec une complaisance visible. Le visage caché par une coulée de sa chevelure, elle ne parvenait plus à réprimer un doux feulement révélateur. Une sorte d’angoisse latente imprégna sa plainte quand l’homme, soudain brutal et emporté par son désir, la combla de son ardeur.
  
  Ensuite, relâchée, elle s’effondra sur la couche, sa figure enfouie dans le drap.
  
  Sabri l’abandonna, se redressa en poussant un énorme soupir d’aise.
  
  - T’as du pot, Egon, affirma-t-il, convaincu. Elle est plus chaude qu’on le croirait.
  
  Erika, la mine défaite, rehaussa son pantalon tout en glissant un coup d’œil oblique à Jean-Pierre. Il fit semblant de ne pas s’en apercevoir. Pourtant, malgré lui, le coït inattendu dont il venait d’être le témoin l’avait excité. Il était plus raciste qu’il ne voulait l’admettre.
  
  - Est-ce qu’on s’occupe du boulot, maintenant ? maugréa-t-il. Sabri, tu n’as pas l’intention de laisser ici les armes en surnombre, j’espère ?
  
  - Quelqu’un viendra les récupérer quand nous serons partis, c’est réglé. Prépare-toi à t’en aller avec Erika, il vaut mieux que vous ayez un peu d’avance.
  
  Jean-Pierre ramassa un des sacs de voyage en skaï, y logea son automatique, le Walther et la grenade de la fille, puis deux légères cagoules en plastique gris très mince qu’ils revêtiraient à la dernière minute.
  
  Egon, indéchiffrable, entreprit de garnir aussi les sacs qu’il allait emporter avec Khalil. Il ne jugeait pas incompatibles ses théories libertaires et le profit personnel qu’il comptait retirer d’une attaque à main armée.
  
  
  
  
  
  Le bureau de poste qu’ils méditaient de dévaliser se situait dans les environs de la Place Castellane, dans le VIème Arrondissement de Marseille. Ce vendredi 31 mai, les fonds destinés aux retraits qu’effectueraient le lendemain des pensionnés et des salariés avaient déjà été apportés. Mais ce jour-là, à quatre heures de l’après-midi, il y avait peu de monde au comptoir.
  
  Erika, nonchalante, des cartes postales dans la main, entra dans la salle des guichets pour acheter quelques timbres. Elle eut vite fait d’estimer que les circonstances étaient favorables, ressortit d’un pas tranquille et, au coin de rue tout proche, elle vira sur la gauche. Jean-Pierre l’attendait, l’air désœuvré, le sac posé à ses pieds.
  
  - Tu peux donner le signal, murmura l’Allemande. Il n’y a presque personne.
  
  Le jeune type retira son paquet de Gauloises de sa poche, en alluma une, puis il souleva le sac et, en compagnie d’Erika, il retourna vers l’entrée du bureau.
  
  Avant de franchir le seuil, il jeta par terre sa cigarette à peine entamée et l’éteignit sous sa semelle. A présent, il sentait croître sa tension nerveuse.
  
  Un beau soleil de printemps éclairait les façades d’en face, et le gauchiste fut traversé par l’idée qu’il le voyait peut-être pour la dernière fois.
  
  Il pénétra dans la salle, se dirigea vers les écritoires mises à la disposition des usagers, fit glisser le curseur de la fermeture à glissière de son sac de voyage tandis que la fille, tournant le dos aux guichets, se mettait à coller des timbres sur ses cartes postales. Une joie grinçante commençait à sourdre en elle.
  
  Jean-Pierre lui remit discrètement sa cagoule, si bien repliée qu’elle tenait dans le creux de la main. Puis la grenade, qui disparut aussitôt dans le blouson, resserré à la taille, de la jeune femme ; enfin, le Walther, qu’elle cacha également contre sa chemisette. Personne ne se souciait d’eux, seul le bruit atténué de la circulation meublait le silence.
  
  Sabri et Egon se coiffèrent de leur cagoule d’un geste rapide tout en surgissant dans le local.
  
  - Les mains en l’air, tous ! clama Sabri d’une voix tonnante, campé à côté de la porte pour ne pas être vu de l’extérieur.
  
  Egon, qui avait également exhibé son pistolet, gagna en quelques enjambées une des extrémités du comptoir.
  
  - Ne bougez pas, ne criez pas ! intima-t-il aux employés médusés tandis que Jean-Pierre, avec une souplesse d’acrobate, sautait par-dessus l’obstacle et atterrissait parmi eux.
  
  - Le fric ! exigea-t-il en s’adressant d’abord à l’employée du guichet des mandats, épouvantée.
  
  Il plongea lui-même la main dans la caisse, rafla des paquets de billets qu’il fourra dans son sac. Les gens qui attendaient devant les guichets - une jeune fille, deux ménagères et un vieux monsieur - restèrent pétrifiés, la gorge serrée. La détermination des bandits rendait impossible toute velléité de protestation ou de fuite. L’atmosphère semblait s’être figée.
  
  Erika, masquée, était allée se poster près de l’entrée, à l’opposé de Sabri. Les nerfs à fleur de peau, elle balayait d’un regard vigilant tous les occupants du bureau, guettant sur leur visage une intention hostile.
  
  Inopinément, un ouvrier en salopette bleue, venant de la rue, s’amena dans la salle, des papiers à la main. Avant qu’il se fût rendu compte qu’il se passait quelque chose d’insolite, Sabri l’interpella sur un ton mordant :
  
  - Levez les mains, et taisez-vous.
  
  Les traits de l’arrivant traduisirent un complet désarroi, puis de l’appréhension. Il obéit, s’avisa que le gangster avait plusieurs complices, ne sut comment se tourner.
  
  Jean-Pierre était en train de vider le coffre-fort : il n’avait même pas dû le faire ouvrir par le chef de bureau, car la clé était fichée dans la serrure et le battant était resté entrebâillé !
  
  Les liasses s’accumulaient dans le sac à un rythme accéléré. Dans moins d’une minute, la bande pourrait évacuer les lieux. La retraite était cependant la phase la plus délicate de l’opération.
  
  Sabri jugea que le moment était venu. Il fit claquer ses doigts à l’adresse d’Egon. Ce dernier, à reculons et son arme pointée, se rapprocha de l’entrée. Là, en faisant demi-tour, il ôta brusquement la coiffe de plastique qui dissimulait son visage et glissa son pistolet sous sa chemise avant de déboucher dans la clarté extérieure. Parvenu sur le trottoir, il regarda de part et d’autre comme s’il hésitait sur la direction à emprunter.
  
  Entre-temps, Jean-Pierre, muni de son butin, était revenu dans la partie de la salle réservée au public. Sans hâte excessive, il se dirigea vers l’extérieur, laissant à Sabri et à Erika le soin de tenir en respect ceux qui tenteraient de l’en empêcher. Lui aussi se démasqua juste avant de sortir. Au dehors, Egon était chargé de le protéger.
  
  Sabri, avant de se replier à son tour, cria :
  
  - Restez tous tranquilles, ou bien on vous balancera une grenade sur la gueule !
  
  Il s’esquiva, Erika menaçant tout le monde du Walther que serrait sa main droite, la gauche brandissant la grenade non dégoupillée. La jeune anarchiste n’aurait pas hésité un centième de seconde à abattre un adversaire éventuel. Elle aurait même aimé avoir un prétexte pour loger une balle dans le corps d’un de ces représentants de la société bourgeoise qu’elle exécrait.
  
  A l’instant précis ou l’Allemande se disposait à quitter la salle, une voix fortement amplifiée jaillissant d’un mégaphone clama :
  
  - Police ! Rendez-vous ou nous tirons !
  
  Un tressaillement parcourut Erika des pieds à la tête. Elle fit feu à trois reprises vers les employés, au jugé, avant de refluer à l’extérieur.
  
  Sabri, le teint verdâtre, dégaina sans réfléchir. Egon, qui avait distingué la voiture des policiers de l’autre côté de l’avenue, braqua instantanément son Radom, pressa deux fois la détente et essaya de se défiler, plié en deux, le long des façades, alors qu’un des inspecteurs s’écroulait lentement en s’accrochant d’une main à un garde-boue.
  
  Jean-Pierre, frappé de stupeur, laissa tomber sur le sol le sac qu’il transportait. Il déguerpit en sens inverse, guidé par son instinct, pendant qu’une fusillade éclatait.
  
  Egon s’affala à plat ventre sur les pavés, atteint en pleine course par deux projectiles. Sabri, touché à la cuisse, tournoya sur lui-même et s’effondra en laissant échapper son pistolet. Quant à Erika, debout sur le seuil du bureau, la tête encore enveloppée par sa cagoule, elle ressentait un mélange de furieux dépit et d’incompréhension. Mais la certitude qu’ils ne s’en sortiraient plus fondait sur elle.
  
  Tout en bégayant des insultes, elle jeta par terre son automatique pour dégoupiller la grenade. Une balle dans l’épaule la fit chanceler, l’engin lui tomba des mains, roula sur le sol alors que ses jambes se dérobaient sous elle et qu’elle tournait de l’œil.
  
  Parmi les témoins de l’échauffourée, cloués sur place sur les deux trottoirs, à proximité, une femme paniquée poussa un cri déchirant tandis que des inspecteurs cachés derrière des voitures refrénaient l’impulsion qui les poussait à bondir vers les gangsters. Une violente déflagration brisa des vitres dans un rayon de vingt mètres, et des éclats de la grenade fendirent l’air, un nuage de fumée naissant à l’endroit de l’explosion.
  
  Jean-Pierre venait tout juste de tourner au coin de la rue. Il comprit qu’Erika avait joué sa dernière carte, ne songea plus qu’à sa propre sécurité.
  
  Une Renault 12 pilotée par une jeune femme avait stoppé au croisement, dans la voie transversale. Jean-Pierre fonça vers elle, ouvrit la portière et s’enfourna dans la berline, derrière la conductrice. Il lui appliqua le canon de son Ceska dans la nuque et ordonna :
  
  - Démarrez ! Grillez le feu rouge.
  
  Raidie sur son siège, l’interpellée aperçut l’homme dans le rétroviseur. Une crainte effroyable l’envahit, mais elle ne perdit pas son sang-froid. Devinant qu’il devait y avoir une corrélation entre cet individu et la détonation qui avait secoué l’air quelques instants plus tôt, elle ne douta pas de la résolution du gredin.
  
  Alors que l’attention générale se portait vers le lieu de l’attentat, la jeune femme embraya et enfonça l’accélérateur.
  
  Aux environs du bureau de poste, les policiers se ruaient à présent vers les victimes de leur tir et de la grenade lâchée par la criminelle en blue-jeans. Cette dernière, le corps labouré par plusieurs éclats, était recroquevillée sur le trottoir et saignait en abondance.
  
  Un des inspecteurs ramassa le sac bourré de billets de banque et pénétra dans l’édifice, où les employés et les visiteurs demeuraient sous le coup de leur émotion.
  
  - C’est terminé, signala-t-il brièvement. Veuillez pourtant ne pas quitter ce local. Nous devons relever votre identité et recueillir vos dépositions.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  
  
  
  - Filez vers le Boulevard Vauban, enjoignit Jean-Pierre à la propriétaire de la R-12. Si vous ne faites pas de bêtises, vous ne risquez rien. Mais si vous essayez de me doubler...
  
  Il pressa davantage le bout du canon de son pistolet contre la nuque de l’intéressée, tout en grondant :
  
  - Je ne me laisserai pas prendre, vous m’entendez ? Je n’ai plus rien à perdre.
  
  Il observait anxieusement le rétroviseur d’aile, redoutant d’avoir été pris en chasse. La voiture avait déjà viré plusieurs fois, au gré des croisements, tantôt à droite, tantôt à gauche. Les flics ne semblaient pas s’être avisés qu’un des malfaiteurs avait réussi à se planquer dans un véhicule. On n’entendait pas de sirène ou d’avertisseurs deux tons.
  
  A demi rassuré, Jean-Pierre ne cessait pourtant pas de se torturer la cervelle. Dire que, pendant quelques minutes, il avait possédé des millions.
  
  Comment cette affaire si bien montée avait-elle pu foirer ?
  
  Les cognes avaient été avertis, pas de question. A se foutre la tête contre le mur. Sabri n’était pas con. Le gars et la fille de Francfort ? Ils étaient déjà pourchassés dans leur pays.
  
  Même si le bureau de poste était relié par ligne spéciale au plus proche commissariat, les inspecteurs n’auraient pu arriver aussi rapidement après qu’un employé ait transmis un signal d’alarme.
  
  - Et maintenant, que dois-je faire ? demanda la conductrice d’une voix inquiète.
  
  - Rejoignez la corniche, au Roucas Blanc.
  
  Elle pilotait bien, vite mais sans imprudence, malgré la peur qui devait l’étreindre. Il pensa à la faire descendre et à continuer seul. Ou bien à quitter lui-même la voiture un peu plus loin.
  
  Mais il devait absolument se rendre à la bicoque. Et sans perdre une minute. De plus, momentanément, il valait mieux ne pas se dessaisir d’un otage. Jean-Pierre n’avait même pas vingt francs dans sa poche.
  
  S’il ne s’était maîtrisé, il aurait hurlé de colère. Le sort était contre lui, pas de doute. Rien de ce qu’il entreprenait ne réussissait, jamais. La poisse lui collait à la peau.
  
  Il est vrai que les autres... Ou descendus par les flics, ou arrêtés. Il aurait dû l’enfiler aussi, Erika. Elle n’aurait pas dit non, cette vicieuse. Maintenant, elle était peut-être déjà morte.
  
  Pendant que le gauchiste ruminait ses déboires, la femme qu’il tenait en joue réfléchissait fébrilement. Elle s’appelait Béatrice Lambert, avait 26 ans, était mariée. De bonne famille, elle n’avait jamais dû affronter une situation périlleuse. Et voilà que, subitement, elle était à la merci d’un individu prêt à tuer, d’une audace folle.
  
  Pouvait-elle croire ce qu’il avait dit, ou bien devait-elle, à toute force, s’efforcer de sauver sa vie en lui échappant ? Oserait-il tirer si, à la faveur d’un encombrement, elle se mettait à hurler ?
  
  Si elle tentait de le fléchir, de négocier sa liberté ?
  
  La voiture roulait dans une avenue peu fréquentée à cette heure. Dans quelques centaines de mètres, elle atteindrait le boulevard de corniche.
  
  Béatrice parla, les lèvres sèches :
  
  - Laissez-moi partir. Gardez la voiture. Je vous jure que je n’ameuterai pas les gens.
  
  - Plus tard, dit Jean-Pierre, tendu. Quand vous m’aurez conduit à l’endroit où je dois être.
  
  Elle n’en menait pas large, la bourgeoise. Du pognon, elle devait en avoir, elle. Pourquoi ne pas la kidnapper, après tout ? Au point où il en était.
  
  - Gare, prévint-il. N’essayez pas de vous débiner au « STOP ».
  
  Il s’empara du sac à main qui était posé près d’elle sur le siège avant, le garda près de lui. Sur la corniche, la circulation serait plus dense que dans ces voies secondaires d’un quartier peu peuplé.
  
  - Et ne provoquez surtout pas un accident, reprit-il d’un ton acerbe. J’aurais toujours le temps de faire éclater votre belle petite tête.
  
  Pâle, la gorge nouée, Béatrice tâcha de maîtriser sa peur.
  
  Étrangement, celle-ci s’aggravait à mesure que le temps passait. Tous les risques qu’impliquait cette sinistre aventure apparaissaient petit à petit. L’homme pouvait être un maniaque, un sadique.
  
  Au-delà du pare-brise, au loin, s’étalait la mer toute bleue, magnifique. Béatrice, des larmes aux yeux, se mordilla la lèvre.
  
  Au STOP, elle fit halte devant la ligne blanche, regarda de part et d’autre.
  
  - Allez-y, invita son agresseur. Tournez sur la gauche.
  
  Il se pouvait que les flics fassent dresser des barrages sur les routes, aux sorties de Marseille, mais cela prendrait encore du temps.
  
  La conductrice vira sur le ruban d’asphalte qui épousait le dessin de la côte et fila vers le sud.
  
  - Qu’avez-vous fait ? s’enquit-elle. Serait-ce si terrible si la police vous attrapait ?
  
  Il eut un rire sec.
  
  - Un peu, oui, déclara-t-il avec une expression cynique. Je viens de commettre un holp-up dans un bureau de poste, avec des copains, et ils ont canardé les flics.
  
  - Avez-vous tué quelqu’un ?
  
  - Non, pas cette fois-ci. J’ai préféré me tailler en abandonnant le flouze. Il y en avait un beau tas, je vous le dis !
  
  - C’est encore loin, l’endroit où vous devez aller ?
  
  - Un peu après le champ de courses.
  
  La montre du tableau de bord marquait cinq heures moins dix. Béatrice songea à son mari. A partir de cinq heures et demie, il commencerait à s’inquiéter de son absence. S’il avait pu se douter dans quelle situation dramatique elle se trouvait ! Le reverrait-elle seulement jamais ?
  
  Jean-Pierre, attentif à la conduite et craignant de voir surgir des motards de la Gendarmerie dans leur sillage, s’interrogeait sur la façon dont il allait procéder si, finalement, il était le seul à s’en être tiré. De partage, il n’y en aurait pas, de toute façon. Quant au reste...
  
  Moins d’une dizaine de minutes plus tard, il dit :
  
  - Attention. Vous allez tourner dans la deuxième rue à gauche. Mettez déjà votre clignotant.
  
  Béatrice, moite des pieds à la tête, regretta presque d’arriver au bout de cette randonnée. Jusque-là, elle avait bénéficié d’une sécurité relative.
  
  La Renault s’engagea dans une voie montante bordée d’anciens pavillons d’allure provençale puis, environ un kilomètre plus loin, après un autre virage, elle s’immobilisa devant une masure délabrée, à l’écart, environnée par un terrain en friche. Une vieille moto Yamaha de 250 cc était abritée sous un appentis, contre le pignon.
  
  - Descendez, intima Jean-Pierre, après un coup d’œil aux alentours.
  
  - Mais... vous m’aviez promis de...
  
  - Allez, faites ce que je vous dis, articula-t-il d’un ton plus rude.
  
  La jeune femme ouvrit la portière, sortit de sa voiture. L’homme s’appropria la clé de contact, logea sous son bras le sac à main.
  
  - Je vais vous montrer ma propriété, dit-il sarcastiquement. Je vis dans ce trou depuis trois mois. Personne ne veut de cette bastide, ni pour la louer, ni pour l’acheter, ni pour la démolir. Et moi, je vais la plaquer pour toujours.
  
  Un frisson d’angoisse glaça son interlocutrice. Pour éviter qu’elle le dénonce, il allait la supprimer, laisser son cadavre dans cette bâtisse.
  
  - Non, fit-elle dans un souffle, les yeux agrandis. Ne me tuez pas... On ... on peut trouver une autre solution.
  
  - Peut-être. (Il repoussa la porte, après l’avoir ouverte avec une clé prélevée sous une pierre plate gisant près du seuil.) Je n’ai pas tellement envie de vous liquider. Tout ça n’est pas votre faute. Avancez.
  
  Elle pénétra dans une sorte de salle commune très rustique, avec un bac d’évier surmonté d’une pompe, meublée d’une table rafistolée et d’un tabouret. Un grabat occupait un coin de la pièce, dans le fond.
  
  - Je suis obligé de rester ici jusqu’à six heures, expliqua-t-il. Si je vous permettais de partir, vous donneriez l’alerte et on me tomberait dessus. Alors, vous allez me tenir compagnie.
  
  Il referma le vantail à clé, glissa celle-ci dans sa poche, avec le trousseau de la voiture puis, glissant son Ceska dans sa ceinture, il entreprit de fouiller le sac à main.
  
  Par curiosité, il examina d’abord la carte d’identité. Ses yeux allèrent de la photo au visage de sa prisonnière.
  
  - Vous vous appelez Béatrice? Mariée, 26 ans. Sans profession. Je l’aurai juré ! Qu’est-ce que vous foutiez dans le secteur, tout à l’heure ?
  
  - Je revenais d’une course rue Saint-Féréol ; je rentrais chez moi.
  
  - Votre mec, il fait quoi ?
  
  - Commerçant. Radio, télé, chaînes Hi-Fi.
  
  Jean-Pierre la détailla, l’air méprisant. Elle avait une autre classe qu’Erika, cette nana, avec son chemisier olive, son pantalon sur mesure, ses souliers à haut talon. Il aurait parié qu’elle allait à l’église le dimanche.
  
  Il reprit son inspection. Seul le fric l’intéressait, au fond. Six billets de 100 francs, des petites coupures, un chéquier. Il ne prit que les billets, lança le sac sur la table.
  
  Crevant de soif, il marcha jusqu’à la pompe, l’actionna, but goulûment au filet d’eau qui coulait dans le bac, puis il s’essuya la bouche du revers du bras. Sa tension nerveuse s’apaisait peu à peu.
  
  Puisque le coup avait loupé, qu’il n’y avait rien à répartir, et qu’il y avait peu de chance pour que Sabri, Egon ou la fille aient pu se défiler indemnes, Jean-Pierre n’avait plus aucune obligation d’attendre là jusqu’à l’heure convenue.
  
  Il interpella Béatrice :
  
  - Je n’aime pas vous laisser seule. Montez avec moi à l’étage.
  
  Les craintes de la jeune femme se ravivèrent.
  
  - Pourquoi ? questionna-t-elle, sur ses gardes.
  
  - J’ai des trucs à prendre là-haut, et je préfère vous tenir à l’œil.
  
  Elle se sentait tout à fait incapable d’évaluer la sincérité d’un individu de ce genre, rompu au mensonge et dénué du moindre scrupule. Mais il était le plus fort ; il n’hésiterait pas à recourir aux pires brutalités si elle regimbait.
  
  A contrecœur, elle passa devant lui, emprunta un escalier aux marches vermoulues qui geignaient sous les pas. Il monta derrière elle, pensif, encore indécis quant au sort qu’il allait lui réserver.
  
  Lorsqu’ils furent parvenus dans la pièce du haut, encombrée d’incroyables vieilleries, poussiéreuse et pleine de toiles d’araignée, il dit :
  
  - Restez là, près du mur.
  
  Il leva le couvercle d’un panier en osier, prit dans le fond un paquet enveloppé de papier brun. Tournant le dos à sa captive, il ouvrit le paquet. Ce dernier contenait quatre passeports, deux billets de train pour Amsterdam, un pour Milan, un pour Bruxelles, plus quelques objets personnels de ses trois acolytes.
  
  Jean-Pierre préleva ce qui lui appartenait, pas mécontent de la précaution qu’avait imposée Sabri. Dans l’éventualité où ils auraient été empoignés, ils auraient pu décliner une fausse identité, question de gagner du temps et d’emmerder les enquêteurs.
  
  Derrière un énorme fatras de literie, un sac de campeur, une valise minable et un sac pansu en toile beige, ceinturé par deux lanières, étaient cachés sous des feuilles de journal. Du lot, Jean-Pierre retira le troisième bagage, dédia un regard soucieux aux deux autres. Tant pis...
  
  - Ça va, vous pouvez redescendre, dit-il à Béatrice. C’est pas encore ici que je vais vous égorger.
  
  Elle ne comprenait rien à sa mentalité, ni à ses actes. Un lueur d’espérance perçait cependant dans les ténèbres de sa frayeur.
  
  Ils revinrent dans la salle commune, où l’homme posa son sac sur la table. Un obscur besoin de vengeance le mordait aux tripes. Une fois de plus, il allait devoir repartir à zéro, avec la police au cul, alors que la vie était si facile pour des tas de pourris. Il décocha un coup d’œil perplexe à la jeune femme.
  
  Décelant une lueur équivoque dans ses prunelles, Béatrice fit un pas en arrière.
  
  - Je peux partir, maintenant ? balbutia-t-elle, avec un geste vers son sac à main ouvert.
  
  - Non.
  
  La fixant droit dans les yeux, il avança vers elle. Il savait ce qu’il voulait, à présent. Elle le devina, et son cœur se mit à battre à grand coups. Une bouffée de révolte lui monta à la tête.
  
  Quand il voulut refermer ses bras autour d’elle, elle le repoussa avec une force inattendue, les traits imprégnés de colère.
  
  - Ah bon ? fit-il, doucereux. On résiste ? On veut crâner ? Tu vas voir, ma salope...
  
  Elle ne put éviter l’effroyable gifle qui la fit chanceler, étourdie, la vue brouillée. Avant qu’elle eût pu esquisser une défense quelconque, l’homme lui avait agrippé un poignet pour lui tordre le bras. Elle se retrouva adossée à lui, paralysée, les joues en feu. De la main droite, il défit brusquement le chemisier, détacha le soutien-gorge qu’il jeta sur le sol, se mit à pétrir les seins de Béatrice avec une allègre vulgarité.
  
  - Au moins, comme ça, tu garderas un bon souvenir de moi, railla-t-il en les pressant à tour de rôle, leur bout pincé entre ses phalanges.
  
  Elle voulut dégager son torse mais ne réussit qu’à amplifier la douleur qui tenaillait son coude et son épaule, tandis que le bandit, ravi par la douceur de sa peau, redoublait d’insolence. Et soudain elle se contracta car il l’avait saisie à l’entre-jambes, palpait sans vergogne son bas-ventre et le frictionnait d’un doigt raidi.
  
  Ulcérée, elle lui décocha un coup de talon dans les tibias, sans toutefois réussir à l’atteindre.
  
  - Espèce de garce, grogna-t-il. Attends, tu vas me le payer : à l’armée, les potes m’appelaient Gourdin...
  
  Il la déculotta prestement en dépit de ses contorsions, la repoussa contre la table puis, contraignant Béatrice à lui faire face, il l’enlaça. Acculée, affolée, elle tendit les bras pour le tenir à distance, mais c’était comme si elle appuyait contre une muraille. Inébranlable, il se cramponnait à ses reins et cherchait fébrilement à la pénétrer.
  
  Alors qu’un bref gémissement s’échappait de la gorge de la femme, le faciès de Jean-Pierre se modifia, traduisant une profonde exultation. Pendant quelques secondes, il savoura son bonheur. crement. Autant que la sensation physique, sa revanche lui procurait un plaisir ineffable.
  
  Livrée au robuste appétit sexuel du gredin, Béatrice sombra dans une résignation fataliste. Il lui replia les poignets derrière le dos, plaqua sa bouche sur les lèvres entrouvertes de la fille et se mit en devoir d’abuser d’elle. Renversée à demi, elle perdit pied. Il en profita pour lui écarter davantage les cuisses.
  
  A la manière vindicative dont il la prenait, on eût dit qu’il procédait à un règlement de comptes, heureux de profaner à la fois sa pudeur, sa respectabilité, l’amour-propre de son mari et la classe haïssable qu’ils représentaient.
  
  Finalement, il se crispa, eut quelques soubresauts. Éperdue, elle perçut la vigueur de sa volupté, la stimula instinctivement.
  
  Des secondes s’écoulèrent.
  
  - Merde, persifla-t-il à mi-voix, défoulé. Tu ne t’es pas débattue beaucoup, hein? Tu l’as vachement fait cocu, ton mec !
  
  Elle reprit ses esprits ; suffoquée d’indignation, elle le dévisagea d’un air furieux.
  
  Il murmura, ironique :
  
  - Pas besoin de me reluquer comme ça... Tu me serres drôlement, dis donc ! Tu as peur que je me sauve ?
  
  Animée par une rage complexe, dans laquelle se mêlait la honte d’appartenir à ce voyou et celle de devoir admettre qu’il ne mentait pas complètement, elle le refoula d’une poussée impulsive.
  
  Jean-Pierre rigola, la bouche en coin. Il agrafa son pantalon tout en contemplant le désordre de la toilette de la jeune femme. Il l’avait pas mal saccagée, vraiment, et garderait d’elle cette image excitante : un visage outré rouge de confusion, la poitrine dénudée entre les pans du chemisier, la toison frisée à la jonction des cuisses laiteuses.
  
  Pleinement satisfait, il grommela :
  
  - Ça va, tu peux te rhabiller et foutre le camp. Je me serai barré avant que tu atteignes un téléphone.
  
  Béatrice serra les dents pour ne pas l’abreuver d’insultes. Une haine corrosive bouillonnait en elle, mais elle conservait assez de lucidité pour se rendre compte qu’elle ne devait plus compromettre ses chances de recouvrer sa liberté.
  
  Sans mot dire, se dominant pour ne pas éclater en sanglots, elle se hâta de rajuster son pantalon et de reboutonner son corsage.
  
  Nerveuse à l’extrême, elle récupéra son sac d’un geste vif, marcha vers la porte.
  
  Goguenard, le type lui lança :
  
  - Merci pour le soutien-gorge... Je le garderai. Mais rappelle-toi : si tu préviens les flics, tu devras tout leur raconter. Et à ton connard de mari aussi. Avec les détails... Tiens, attrape tes clés de voiture !
  
  Elle les saisit au vol, la mine butée, actionna le loquet et sortit de la bâtisse. Courant alors vers sa Renault, elle s’y engouffra, inséra d’une main tremblante la clé dans l’antivol.
  
  Le moteur vrombit, la voiture fit un quart de tour en marche arrière, bondit ensuite en avant, ses quatre pneus chassant des cailloux.
  
  Béatrice, au comble de l’énervement, se demanda quelle conduite elle allait adopter. L’ignoble type qui l’avait violée venait de saper sa détermination. C’était vrai, qu’en le dénonçant elle s’exposerait à des ennuis de tous ordres. Elle devrait répondre à des interrogatoires suspicieux, tant de la part de la police que de son époux...
  
  Mais si elle se taisait, elle se reprocherait se lâcheté durant toute sa vie. Des bandits comme celui-là spéculaient trop sur le manque de caractère de leurs victimes.
  
  Elle vira pour aborder la rue en pente qui menait à la corniche, s’engagea dans cette voie. Toute à ses pensées, Béatrice ne remarqua pas une voiture qui la croisait, une 504 bleu métallisé occupée par deux hommes. La première chose à faire n’était-elle pas de téléphoner chez elle, afin de prévenir son mari qu’il ne devait pas se tracasser pour son retard ?
  
  La jeune femme ne pouvait prévoir comment il réagirait quand il saurait ce qui s’était produit. Il était jaloux, certainement, mais, dans ces circonstances, il n’y avait pas de quoi l’être. C’était un accident, elle n’y était pour rien. Elle avait même failli être assassinée. Entre la fureur et l’apitoiement, il saurait choisir l’attitude la plus compréhensive, elle en était sûre. Enfin, à peu près sûre...
  
  Le trafic avait sensiblement augmenté sur la route du bord de mer. Après le champ de courses du Parc Borel, la Renault bifurqua dans l’avenue du Prado, encombrée elle aussi.
  
  Béatrice, retirant un paquet de cigarettes de la boîte à gants, en alluma une dans l’espoir de dompter sa nervosité. Non, à aucun prix, elle ne pouvait laisser prendre le large à ce scélérat.
  
  Moralement, si elle ne disait rien, elle devenait sa complice. Mais si elle alertait les autorités, sa mésaventure ne serait pas seulement connue par les enquêteurs... Elle s’étalerait demain dans toute la presse !
  
  Tout à coup la solution du dilemme lui apparut. Alors elle reprit son calme. Renonçant à regagner sans délai son domicile, elle tourna dans l’avenue de Mazargues et alla ranger sa voiture au parking de l’Hôtel Concorde.
  
  Quelques instants plus tard, à la toilette du bar, elle consulta l’annuaire puis s’enferma dans une cabine téléphonique.
  
  - Allô, Police ?
  
  - Oui. Que désirez-vous ?
  
  - Voici... Tout à l’heure, un bureau de poste a été attaqué près de la Place Castellane, n’est-ce pas ? Vous êtes au courant ?
  
  - Oui, naturellement Et alors ?
  
  - Je me trouvais à deux pas de là au moment où une bombe a explosé. Pendant que j’attendais que le feu passe au vert, un homme s’est introduit dans ma voiture ; sous la menace de son pistolet, il m’a obligée à le conduire dans la banlieue, et ne m’a rendu ma liberté qu’il y a quelques minutes à peine.
  
  - Hé! Un moment ! Voulez-vous décliner votre identité, Madame ?
  
  - Non, précisément. Je n’y tiens pas. Mais mais je vous jure que les renseignements que j’ai à vous communiquer sont sérieux.
  
  - Je vais vous passer l’inspecteur.
  
  - Non ! Écoutez-moi.
  
  Précipitamment, Béatrice Lambert fournit un signalement très fidèle de son agresseur, expliqua où elle avait dû l’accompagner, spécifia que l’homme disposait d’une moto japonaise au réservoir peint en rouge, qu’il possédait un sac de voyage entouré de courroies et qu’il songeait certainement à fuir au-delà d’une frontière.
  
  L’agent préposé au standard s’exclama :
  
  - Mais, Bonne Mère ! Pourquoi ne venez-vous pas jusqu’ici ? Il faut déposer une plainte, faire une déclaration en règle !
  
  - Je n’ai aucune envie qu’on parle de moi dans les journaux, répliqua sa correspondante. Si vous ne tenez pas compte des indications que je vous donne, ce bandit s’enfuira et ce sera votre faute. Débrouillez-vous.
  
  Elle raccrocha, soulagée.
  
  Désormais, il n’était plus indispensable qu’elle avoue à son mari les avanies et les angoisses qu’elle avait connues. Elle prétexterait une panne de voiture.
  
  Et irait acheter un soutien-gorge avant de rentrer à la maison.
  
  
  
  
  
  Dans les bureaux de la police, la nouvelle fut rapidement acheminée à l’officier de la Brigade anti-gang qui avait dirigé l’opération au bureau de poste, un certain Puglia. Il venait à peine de rentrer.
  
  Il le savait, lui, qu’un des membres de la bande avait pu se débiner à la faveur de la bagarre, alors que ses inspecteurs n’avaient d’yeux que pour la fille à la grenade. Aussi jugea-t-il indispensable de vérifier sur-le-champ les renseignements fournis par l’informatrice anonyme.
  
  Mobilisant deux collègues - Charpin et Lavignon - le commissaire les fit remonter dans la DS du Service. Ils mirent le cap sur la maison signalée, couvrirent la distance en moins de vingt minutes.
  
  Lorsque la berline fut parvenue en haut de la côte, et qu’elle eut viré à gauche, Puglia ne fut pas long à distinguer une masure conforme à la description qu’en avait donnée l’inconnue.
  
  - Ralentis, Charpin, enjoignit-il. On ne sait jamais. Le gars est peut-être encore dans le bastidon.
  
  La voiture s’arrêta à une trentaine de mètres de l’objectif. La main refermée sur la crosse du pistolet enfoui dans leur poche, Puglia et Lavignon mirent pied à terre. Le premier marmonna :
  
  - La moto est sous l’appentis. On a une chance.
  
  Le soleil avait disparu sous l’horizon, la pénombre envahissait le plateau. A l’intérieur de la bâtisse, l’obscurité devait régner. Pourtant, aucune lumière ne filtrait entre les persiennes.
  
  - Séparons-nous, suggéra l’officier. Fais un détour pour arriver dans l’autre sens, près de la façade.
  
  Lavignon s’éloigna, le regard constamment braqué sur l’édifice. Quand il eut décrit un arc de cercle, et lorsqu’il se trouva à une distance du vieux mas à peu près égale à celle où était resté Puglia, les deux hommes convergèrent vers les pignons, puis rasèrent le mur pour parvenir près de la porte d’entrée.
  
  Ayant guetté en vain un signe de vie quelconque, ils se consultèrent du regard. Puglia prit une décision. Il frappa du poing contre le battant et cria :
  
  - Ouvrez, Police !
  
  Plaqués des deux côtés de l’encadrement, le doigt sur la détente, ils attendirent. Vingt secondes... Trente secondes.
  
  Rien. Pas le moindre bruit.
  
  Puglia avança la main, saisit le bec-de-cane, le fit pivoter lentement. Sous sa pression, la porte s’entrebâilla avec un léger grincement. Alors, le commissaire eut le pressentiment que le gangster avait filé à l’aide d’un autre moyen de transport que sa moto.
  
  A voix basse, il prononça :
  
  - C’est cuit. On arrive trop tard.
  
  Lavignon fit une grimace d’incertitude. Puglia, d’un coup de pied, ouvrit la porte en grand. Ce qui ne produisit aucune réaction.
  
  Les membres de la brigade avaient toutefois appris à se méfier. Avant de projeter en oblique la lumière de sa lampe de poche, Puglia s’accroupit, Lavignon se tenant prêt à riposter instantanément si une balle était tirée.
  
  Le faisceau de clarté fendit les ténèbres de la salle commune.
  
  - Ah nom de dieu ! lâcha le commissaire, éberlué.
  
  Il se redressa tandis que Lavignon, épaté lui aussi, émettait un sifflotement. Tous deux entrèrent dans la maison et allèrent examiner le corps qui gisait sur le carrelage.
  
  Mal arrangé, le gars. Une balle dans la tête et une dans la poitrine. Il n’avait pas eu le temps de dégainer le Ceska logé dans sa ceinture.
  
  - C’est bien le type qui a laissé tomber le sac contenant l’argent du vol, nota Lavignon. Qu’est-ce que ça signifie, cette histoire ? Serait-ce pour ça qu’on l’a descendu ?
  
  Le commissaire soupira, les yeux baissés vers le cadavre :
  
  - Le moins qu’on puisse dire, c’est que ça n’est pas clair.
  
  Il promena un regard intrigué autour de lui, avisa le soutien-gorge traînant par terre, le passeport et le sac de voyage sur la table.
  
  - Bizarre-bizarre, grommela-t-il. Je donnerais gros pour savoir qui est la femme qui nous a téléphoné.
  
  Puis, en se relevant :
  
  - Va prévenir Charpin. Qu’il amène la voiture devant la porte. Nous allons commencer par fouiller cette baraque de bas en haut.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  
  
  
  A Orly-Ouest, dans la salle d’attente du vol Air-Inter 239 pour Marseille, Francis Coplan repéra d’emblée la silhouette ventripotente du commissaire Tourain. Il s’approcha de lui.
  
  - Ah ! Bonjour Coplan, dit l’officier de la D.S.T. en lui serrant la main. Content de vous voir. Je n’étais pas sûr que vous pourriez venir.
  
  Sa face carrée, généralement bourrue, exprimait une réelle satisfaction.
  
  - Ç’a été plutôt tangent, révéla Francis. N’est-ce pas vers onze heures, hier soir, que vous avez passé un coup de fil au Vieux ?
  
  - Oui. Il m’a semblé que la situation le justifiait. C’est bien vous qui êtes allé à Dublin pour le congrès... Hum...
  
  Voyant que d’autres passagers, proches d’eux, pouvaient entendre leurs paroles, il baissa le ton :
  
  - Vous voyez ce que je veux dire ? Eh bien, il y a eu hier une première retombée des décisions prises là-bas. C’est pourquoi j’ai voulu vous contacter.
  
  Coplan se préparait à allumer une Gitane lorsque les diffuseurs annoncèrent l’embarquement du vol 239. Reglissant la cigarette dans le paquet (toujours pareil, maugréa-t-il in petto), il se dirigea vers la porte avec le commissaire et déclara :
  
  - Figurez-vous que je m’étonnais de ne plus rien entendre, à ce sujet. Il y a déjà trois semaines que l’accord est entré en vigueur.
  
  - Eh bien, dit Tourain après avoir remis sa carte d’embarquement à l’hôtesse, maintenant vous allez être servi. Je vous raconterai l’affaire quand nous aurons décollé.
  
  Par chance, le 727 n’était pas bondé. Les deux agents des Services Spéciaux allèrent s’installer non loin de la queue de l’appareil, où la plupart des sièges étaient inoccupés.
  
  Alors que l’avion grimpait à son altitude de croisière, Tourain entama son récit :
  
  - Il y a deux semaines, environ, nous avons été informés de l’entrée, sur le territoire français, d’un ressortissant libanais possédant un passeport dont le numéro était répertorié. Ce type avait débarqué à Marseille, d’un bateau grec venant d’Istanbul. Comme convenu, il a donc été mis sous surveillance.
  
  - Son nom ?
  
  - Sabri Khalil. A peine arrivé, il loue une chambre dans le quartier des Nord-Africains et des Noirs, près du Vieux Port, puis il entame des démarches pour obtenir le statut de travailleur immigré. Son signalement ne correspondait à aucun des terroristes actuellement recherchés.
  
  Mes collègues de Marseille se sont donc contentés de le tenir à l’œil d’une manière assez lâche, car leurs effectifs ne permettent pas de mobiliser plusieurs inspecteurs pour un simple suspect. Néanmoins...
  
  Tourain s’interrompit pour allumer une de ces Gitanes papier maïs qu’il affectionnait, mais dont la cendre fragile maculait constamment ses vestons. Coplan s’en tint à sa « bout filtre » habituelle puis, après une bouffée, il fit venir l’hôtesse de l’air et lui commanda deux whiskies Spey Royal.
  
  - Néanmoins ? enchaîna-t-il, tourné vers son vieil ami.
  
  - Néanmoins, on n’a pas tardé à s’apercevoir que le nommé Khalil fréquentait plus volontiers des Européens douteux que ses coreligionnaires. Il s’était lié avec un couple de paumés allemands, puis avec un jeune Français sans moyens d’existence discernables. Le quatuor s’est réuni plusieurs fois, en plein air. Ça ne semblait pas méchant. Ils discutaient de politique. Et puis, un de nos agents a subitement flairé que ces zigomars manigançaient quelque chose de louche.
  
  - Pourquoi l’a-t-il cru ?
  
  - Parce que, sans rime ni raison, Khalil allait souvent se balader seul aux environs de la Place Castellane, et qu’ensuite les trois copains rappliquaient chez lui. Avant-hier, notre suiveur a compris que l’Arabe s’intéressait particulièrement à un bureau de poste du sixième arrondissement. Dès lors, la surveillance a été renforcée. Je vous épargne les détails. Hier, le groupe s’est rassemblé chez Khalil en plein après-midi ; quand on s’est rendu compte que, lestés de sacs, Khalil et l’Allemand allaient prendre place dans une vieille Volkswagen, alors que le Français et la fille étaient partis avant eux, la brigade anti-gang a été alertée. Elle était en place près du bureau de poste avant même que nos lascars s’y présentent. Vous devinez la suite...
  
  - Non, dit Coplan tout en jetant un coup d’œil par le hublot, sur le tapis de nuages ensoleillés. Y a-t-il eu de la casse ?
  
  L’hôtesse, souriante, apportait les whiskies dans des grands verres et une petite bouteille de Perrier. Les deux hommes composèrent leur breuvage selon leur chimie personnelle, burent une gorgée, puis Tourain reprit :
  
  - Effectivement. Interpellés à leur sortie - on voulait le flagrant délit - ils ont répondu aux sommations par des coups de pistolet. La fille a voulu lancer une grenade, mais l’engin lui est tombé de la main et a explosé à deux pas d’elle. Le hippie allemand a été tué net par deux balles, le Libanais n’a été que blessé à la cuisse et le quatrième a trouvé moyen de se débiner.
  
  - Total, on tient quand même le nommé Khalil ?
  
  - Oui, mais attendez, car c’est ici que l’affaire se corse singulièrement. Le fuyard, Jean-Pierre Janvier selon ses papiers d’identité, a été retrouvé deux heures après dans une maison isolée, exécuté de deux balles de neuf millimètres.
  
  Coplan haussa les sourcils.
  
  - Bigre... Mais comment les enquêteurs ont-ils abouti à cette maison ?
  
  Tourain, sa cigarette au coin des lèvres, hocha la tête. Un rouleau de cendre tomba sur son estomac. Tout en balayant la poussière d’une main distraite, le commissaire dévoila :
  
  - Grâce à un coup de fil anonyme. Au départ tout paraissait limpide, et après tout s’est embrouillé. La bonne femme qui a appelé le commissariat du centre a prétendu que Janvier l’avait contrainte, le pistolet sur la nuque, à le conduire avec sa voiture jusqu’à cette masure, et qu’il lui avait rendu sa liberté quand ils sont arrivés à destination. Seulement, on a relevé des traces de rouge à lèvre sur la bouche du gangster, et un soutien-gorge parfaitement propre avait été oublié près de son cadavre. Alors on ne comprend plus. Serait-ce la mystérieuse correspondante qui l’a abattu par vengeance après avoir subi des outrages ? Dans cette hypothèse, il faudrait supposer que cette charmante personne trimbalait un calibre de 9 mm, ce qui paraît peu probable. Janvier lui-même était armé, mais son pistolet n’a pas servi. Et si ce n’est pas la femme qui l’a descendu, qui cela peut-il être, attendu que ses complices sont morts ou arrêtés ?
  
  Le ronronnement continu des réacteurs troubla seul le silence.
  
  Coplan se gratta la joue, méditatif.
  
  - Passionnante, votre histoire, concéda-t-il. Mais qu’est-ce que je viens faire là-dedans, moi ?
  
  - J’ai cru que vous aimeriez interroger Khalil, dit Tourain sur un ton neutre. D’où vient-il réellement ? Comment a-t-il pu se procurer des armes au nez et à la barbe de nos agents ? Les deux hippies et Janvier se sont amenés chez lui les mains vides. A la Poste, l’un avait un Radom, l’autre un Ceska, la fille une grenade et un Walther. Tout ça évoque les pays de l’Est, vous ne pensez pas ? Et l’étranger, c’est votre domaine, si je ne m’abuse.
  
  Son interlocuteur questionna :
  
  - Les complices européens de Khalil n’étaient-ils pas fichés ?
  
  - Minute. Je ne vous ai pas encore tout raconté. Quand les gars de la brigade anti-gang ont découvert le corps de Janvier, ils ont procédé immédiatement à une perquisition. Dans le grenier, ils ont mis la main sur les bagages, les passeports et des billets de chemin de fer de ses acolytes. On peut en déduire que, après le hold-up, la bande devait se réunir là, et se disperser ensuite. Khalil n’avait donc pas l’intention de repasser par son domicile. Ce n’est donc que tard dans la soirée, hier, que la D.S.T. de Marseille a reçu des photocopies des passeports. Nous ne saurons qu’à notre arrivée si le jeune couple allemand avait déjà eu des démêlés avec la Justice. Voilà... Maintenant vous en savez autant que moi.
  
  Tourain, plutôt taiseux d’ordinaire, éprouva le besoin de se désaltérer après cette longue explication. Puis il alluma une cigarette au mégot de celle qu’il n’avait pratiquement pas fumée.
  
  Coplan, un peu à l’étroit dans son fauteuil, se mit légèrement en biais.
  
  - Ça ressemble plus à un crime de droit commun qu’à une opération terroriste, remarqua-t-il.
  
  - La distinction n’est pas toujours facile à faire, grommela Tourain. Les uns font un hold-up pour se remplir les poches, les autres pour financer des coups plus importants, de nature politique. Ce Khalil, en tout cas, n’est pas un débutant.
  
  - Est-il dans un état grave ?
  
  - Assez pour être hospitalisé. On ne l’a pas conduit à l’infirmerie de la prison.
  
  
  
  
  
  De l’aéroport de Marignane, où ils étaient attendus par une voiture de la D.S.T., Coplan et Tourain se rendirent en droite ligne au siège marseillais de cet organisme.
  
  Ils y furent reçus par le commissaire Lenoir, un homme de moins de quarante ans à l’allure dynamique. Il connaissait Tourain, ayant été sous ses ordres à Paris quelques années auparavant.
  
  - Coplan, du S.D.E.C., présenta celui-ci. Nous sommes en liaison pour ce qui concerne les porteurs de passeports volés à Beyrouth. Il a accès à toutes les pièces du dossier.
  
  - Très bien, dit Lenoir en serrant la main de l’intéressé, Vous êtes le bienvenu. J’ai l’impression que nous ne sommes pas sortis de l’auberge avec cette histoire. Asseyez-vous, Messieurs.
  
  Tous trois prirent place, puis Tourain ouvrit le feu :
  
  - Où en est-on, à présent ?
  
  Lenoir fit une mimique réticente.
  
  - Depuis hier soir, nous n’avons guère avancé. L’Arabe n’a pas encore pu être interrogé. L’artère fémorale a été sectionnée par le projectile et il a eu le dos labouré par un éclat de grenade. Il a été opéré, a subi des transfusions. De concert avec la brigade anti-gang, nous avons fait une descente à son domicile. Nous n’y avons rien trouvé de significatif. Même rien du tout, à vrai dire, ce qui confirme qu’il ne comptait pas y revenir.
  
  - Et les autres ? Avaient-ils des choses sur les cornes ?
  
  Lenoir, ouvrant un dossier, déclara :
  
  - Voici ce que nous avons reçu par télex, dans la matinée, des services de police de l’Allemagne Fédérale : Egon Schäfer, né à Francfort le 6 mars 1951. Arrêté à trois reprises lors de manifestations ayant dégénéré en affrontements avec les forces de l’ordre. Classé comme anarchiste. A été en relation avec des membres de la bande à Baader. Suspect d’avoir trempé dans un attentat à la bombe commis à Cologne. Introuvable depuis. Éléments insuffisants pour justifier un mandat de recherche international.
  
  Coplan et Tourain échangèrent un coup d’œil. Les scrupules juridiques des autorités faisaient souvent la partie belle aux malfaiteurs. Schäfer avait pu se balader tranquillement en France, avec des papiers délivrés de la façon la plus régulière...
  
  Lenoir poursuivait :
  
  - Wahlen, Erika, née à Hambourg le 15 avril 1956. A quitté le domicile de ses parents il y a trois ans. Arrêtée en compagnie de drogués au cours d’une rafle. Inculpée d’usage de stupéfiants, condamnée à six mois de détention pour subir une cure de désintoxication. Libérée il y a huit mois.
  
  Relevant les yeux vers ses visiteurs, le commissaire ajouta :
  
  - Elle est arrivée à Marseille en compagnie d’Egon Schäfer en provenance d’Ibiza. On ne sait pas d’où ils tiraient leurs moyens de subsistance.
  
  Après une pause, il enchaîna :
  
  - Quant à Jean-Pierre Janvier, il avait un casier judiciaire : deux condamnations pour cambriolage, une pour coups et blessures. A l’armée, il avait été envoyé dans un bataillon disciplinaire. Voilà le bonhomme.
  
  Il referma le dossier, conclut :
  
  - Il est quasi certain que tous ces gens-là n’avaient jamais eu de rapports avant leur rencontre à Marseille. En d’autres termes, je ne pense pas qu’ils aient fait partie d’une même organisation.
  
  Un silence plana.
  
  - Reste le fait que quelqu’un manque à l’appel, émit Coplan. Le meurtrier de Janvier. Celui-là devait être au courant de tout. Il s’est amené au point de ralliement où, selon toute probabilité, le butin allait être partagé. Apprenant le désastre, il a liquidé Janvier. On pourrait même se demander s’il n’était pas le cerveau de la bande.
  
  - C’est une hypothèse valable, reconnut Lenoir. Mais une autre pièce manque encore dans le schéma : la correspondante anonyme. N’aurait-elle pas été le témoin du règlement de compte ? Cela expliquerait sa crainte de dévoiler son identité.
  
  Coplan objecta :
  
  - Si elle avait assisté à la scène, il aurait été plus logique qu’elle ne téléphone pas.
  
  - Oui, dit Tourain. A mon sens, elle l’a bien fait pour qu’on mette la main au collet de Janvier. Le crime a dû avoir lieu après son départ.
  
  Lenoir admit :
  
  - C’est très possible. Il n’empêche que j’aimerais lui poser quelques questions. Nous essayons de dénicher quelqu’un qui aurait vu Janvier monter dans sa voiture. J’ai fait mettre une annonce dans « Le Provençal » et demandé, à la Radio et à la Télé Régionale, de passer un communiqué.
  
  Se souvenant soudain d’un dernier détail, il déclara en s’adressant surtout à Coplan :
  
  - D’après les billets de chemin de fer joints aux passeports, Janvier avait l’intention de se rendre à Milan, les deux Allemands à Amsterdam et le Libanais - ou présumé tel... - à Bruxelles. Cela peut sans doute vous intéresser ?
  
  - Oui, c’est toujours bon à savoir. En définitive, Khalil, le seul survivant, ne sait pas quelle tournure ont prise les événements après qu’il ait été touché ?
  
  - Non, évidemment, dit Lenoir, le front plissé. Croyez-vous que ça nous donne un avantage ?
  
  - Eh oui. Celui d’assommer l’inculpé après qu’il ait débité quelques mensonges.
  
  Puis, se tournant vers Tourain :
  
  - Pour la D.S.T., sur le plan national, le problème est virtuellement réglé, non ? Le type est dans vos mains, l’instruction pénale va suivre son cours, les preuves seront écrasantes. Dès lors, voyez-vous un inconvénient à ce que j’interroge Sabri Khalil ?
  
  - Pas le moindre, estima Tourain en secouant sa lourde tête. Est-ce l’origine des armes qui vous tracasse ?
  
  - Notamment. Mais aussi le chemin que ce type a suivi avant de débarquer en France.
  
  
  
  
  
  Les trois enquêteurs purent approcher le blessé le soir même, à l’Hôpital de la Conception. Adossé à ses coussins, il n’avait pas très bonne mine, mais on voyait tout de suite que ses jours n’étaient pas en danger. Son regard était vif, son expression, mécontente.
  
  Il toisa ses visiteurs, pinça les lèvres.
  
  - Alors, dit Coplan, on se retape ? Vous n’aviez pas de papiers sur vous quand on vous a ramassé. Quels sont vos nom et nationalité ?
  
  - Ahmed Rahim, citoyen algérien, prononça l’interpellé sans la moindre hésitation.
  
  Coplan dirigea un regard entendu vers Lenoir. Ça commençait bien !
  
  - Votre âge ?
  
  - Trente ans.
  
  - Depuis quand êtes-vous en France ?
  
  - Depuis trois mois.
  
  - Est-ce vous qui avez eu l’idée d’attaquer ce bureau de poste ?
  
  - Non, c’est pas moi.
  
  - Qui ?
  
  Sabri Khalil garda bouche cousue. Depuis qu’il s’était réveillé, la même question ne cessait de le tarabuster : comment la police avait-elle pu faire échouer le hold-up ? Quelqu’un l’avait trahi, indiscutablement. Si c’était Jean-Pierre (il l’aurait parié à dix contre un) le silence ou les dénégations ne le sauveraient pas.
  
  - Vos complices vous accusent, reprit Coplan. Ils disent aussi que c’est vous qui avez fourni les armes. Est-ce exact ?
  
  L’Arabe se renfrogna davantage. Les propos de ce flic renforçaient sa conviction. Ayant vu s’écrouler Egon une fraction de seconde avant d’être atteint lui-même, il édifia un système de défense.
  
  - On a reçu les armes de l’Allemand, affirma-t-il. Il nous les a distribuées dans sa Volkswagen avant qu’on se mette en route.
  
  Coplan prit une chaise, s’installa près du blessé.
  
  - Vous mentez comme un arracheur de dents, Sabri Khalil, dit-il sur un ton uniforme. Maintenant, ça suffit. Ne soyez pas la poire jusqu’au bout et ne protégez pas celui qui vous a vendu. Qui vous a donné les moyens de réaliser l’opération ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  
  
  
  En s’entendant appeler par le nom qui figurait sur son passeport, Khalil avait tressailli. Les autres propos de son interlocuteur firent vaciller ses pensées, car ses mensonges avaient été anéantis sur-le-champ.
  
  - Je vous écoute, reprit Coplan, les bras croisés. Si vous ne dites rien, vous porterez seul l’entière responsabilité de ce hold-up. Nous avons assez d’éléments pour vous enfoncer jusqu’aux oreilles. Vous feriez donc mieux de coopérer.
  
  Le blessé afficha une mine bougonne, ses yeux fixés sur le drap, il ne desserra pas les dents. Tourain et Lenoir, attentifs, se rendirent compte que leur collègue spéculait à fond sur le désarroi du prévenu, lequel ignorait les atouts de la police.
  
  - Vous n’êtes pas entré en France il y a trois mois, mais il y a 15 jours, dit Coplan. Vous veniez d’Istanbul : le tampon d’entrée de la police turque donne la date du 6 mai. Un autre cachet, libanais celui-là, montre que vous avez quitté Beyrouth le 12 février. Où avez-vous été entre-temps ?
  
  - En Syrie, affirma Khalil, le front plissé.
  
  Cela, compte tenu des événements qui s’étaient déroulés là-bas, était incontrôlable ; l’homme devait avoir appartenu à une organisation pro-palestinienne.
  
  - Donc, enchaîna Coplan, à peine à Marseille vous vous mettez dans l’idée de monter un coup. Vous ne connaissez pas le pays mais vous trouvez, en moins de deux, des complices, un arsenal, et même une position de repli où les bagages vous attendront...
  
  Khalil était confondu. Jean-Pierre avait tout dévoilé, le salaud. Du moins, ce qu’il savait.
  
  Coplan continuait, ironique :
  
  - Vous êtes drôlement débrouillard, vous ! (Il changea brusquement de ton.) Mais ça ne colle pas ! Vous n’êtes qu’un minable dont on tire les ficelles. Qui vous a procuré ces pistolets et ces munitions fabriqués à l’Est ? Qui vous a ordonné de vous rendre à Bruxelles ensuite et vous a payé le voyage ?
  
  Khalil garda obstinément les lèvres closes. In petto, Lenoir se demanda où et comment l’Arabe aurait pu être en liaison avec un chef occulte, alors qu’il était sous surveillance.
  
  A ce moment, un médecin fit son entrée dans la chambre. Il regarda le patient, puis ses visiteurs.
  
  - Je vous ai accordé une autorisation, mais à condition que l’entretien ne dépasse pas une dizaine de minutes, déclara-t-il d’un ton mécontent. Maintenant, je vais vous prier de vous retirer.
  
  - Un instant, Docteur, objecta Coplan, qui ne désirait pas voir ruiner l’effet psychologique qu’il avait préparé. Cet homme est un tueur, il a descendu un inspecteur et en aurait abattu d’autres s’ils n’avaient tiré plus vite et mieux que lui. Au reste, je le questionne pour sa propre sécurité. Donnez-nous encore un peu de temps, c’est capital.
  
  Le praticien alla prendre le pouls du blessé, considéra ses traits.
  
  - Bon, maugréa-t-il. Cinq minutes de plus, pas davantage. Vous n’aurez qu’à revenir demain si c’est insuffisant.
  
  Il ressortit, ferma discrètement la porte. Tourain, qui aurait volontiers allumé une cigarette, s’en abstint. Comme Francis, il avait le sentiment que Khalil manquait d’envergure : truand ou terroriste, il occupait le bas de l’échelle.
  
  Cet intermède avait accru l’anxiété de Khalil, plutôt que de lui apporter un répit. Il ne s’expliquait pas l’allusion faite à sa sécurité. Cela paraissait risible, alors qu’il risquait la guillotine.
  
  Coplan renoua le dialogue :
  
  - Vous avez entendu mes questions. Répondez-y.
  
  - Je ne le peux pas, dit Khalil. Je ne connais pas le nom du type.
  
  Les deux officiers de la D.S.T. respirèrent. L’homme lâchait du lest.
  
  - Comment communiquiez-vous ? s’enquit Francis.
  
  Khalil s’humecta les lèvres.
  
  - Eh bien, un soir, deux jours après mon débarquement, je l’ai trouvé assis dans ma chambre, à mon retour. Il m’a dit ce que je devais faire et m’a promis de fournir ce qu’il faudrait.
  
  - Très bien, acquiesça Coplan. Mais, dès avant votre arrivée à Marseille, vous saviez que cela devait se produire. Vous aviez reçu des instructions, un mot de passe. Vous n’alliez pas obéir bêtement au premier venu qui s’introduisait chez vous, non ?
  
  Le silence de Khalil équivalait à un aveu.
  
  - Décrivez-le-nous, enjoignit le Français.
  
  Le détenu cita, au compte-gouttes, quelques particularités de l’inconnu, Arabe comme lui. Les trois auditeurs n’accordèrent qu’une confiance mitigée aux assertions de Khalil. Celui-ci, estimant que ses déclarations n’avaient pas d’importance puisque l’homme dont il parlait resterait introuvable, raconta une histoire somme toute plausible.
  
  En fait, il n’avait eu qu’un seul tête-à-tête avec le mystérieux émissaire. Il le tenait au courant de ses actes par des notes qu’il laissait, collées sous la tablette de la table, chaque fois qu’il s’absentait. Pistolets, grenades et poignards de commando avaient été apportés quand Khalil n’était pas là. De même, au matin du hold-up, sa vieille valise élimée et son passeport avaient été enlevés, pendant qu’il déjeunait avec Jean-Pierre Janvier, pour être transportés au mas abandonné.
  
  Coplan souligna aussitôt :
  
  - Donc, l’homme en question connaissait l’emplacement de la masure où vous deviez vous rassembler ?
  
  - Oui, reconnut Khalil. Même mieux que moi, car je n’y étais jamais allé.
  
  Le commissaire Lenoir, dans son coin, râlait sec. Ses agents avaient été roulés : lancés aux chausses de Khalil, ils n’avaient pas soupçonné les allées et venues de l’homme qui le téléguidait.
  
  Coplan jugea le moment venu de révéler la vérité à l’Arabe.
  
  - Savez-vous que votre échec a failli vous coûter la vie ? Remerciez le ciel d’être tombé aux mains de la police ! Janvier a été exécuté dans la vieille bastide où vous deviez tous le rejoindre.
  
  Sabri, médusé, lui décerna un regard incrédule.
  
  - Commissaire ! lança Coplan à Lenoir. Voulez-vous montrer quelques-unes des photos prises sur place ?
  
  Il mit sous le nez de Khalil les agrandissements que l’officier lui passait au fur et à mesure. Le détenu, complètement effaré, les fixait avec autant d’intérêt que d’incompréhension.
  
  - Autant que vous sachiez tout, reprit Coplan. Egon Schäfer a été tué pendant la bagarre, son amie Erika a été liquidée par sa grenade, si bien que vous êtes le seul rescapé de la bande. Que pensez-vous de tout ça ?
  
  Moralement, Khalil était effondré. Cela dépassait son entendement. Après avoir remué tous les faits dans sa tête, il dit soudain :
  
  - Jean-Pierre était un flic. Il nous a donnés, et c’est pourquoi on l’a liquidé. Maintenant, laissez-moi tranquille.
  
  Tourain, Lenoir et Coplan se consultèrent du regard. Ils savaient pertinemment que la supposition de l’Arabe était fausse, et pour cause !
  
  - Erreur, dit Francis. Si le Français avait été un flic, il n’aurait pas eu besoin de cavaler séance tenante à cette bicoque. De plus, il a capturé un otage pour y parvenir, et c’est cette personne qui a prévenu la police. Non, votre commanditaire l’a descendu parce que l’affaire avait raté, tout bonnement. Et vous auriez trinqué, vous aussi. Êtes-vous certain de ne rien savoir d’autre au sujet de ce meurtrier ?
  
  - Je vous dis que non ! cria presque le détenu, agité. Et même, si je le pouvais, je ne dirais rien ! Vous pouvez tous crever !
  
  La porte s’ouvrit violemment et le médecin réapparut, le masque sévère.
  
  - Vraiment, vous exagérez, lança-t-il à Coplan, abrupt. Ça va comme ça. Je vous saurais gré de vider les lieux, tous les trois.
  
  Les intéressés obtempérèrent, quoique de mauvaise grâce. Ni l’un ni l’autre ne lâchait facilement son gibier.
  
  A la sortie de l’hôpital, Tourain grommela :
  
  - Enfin, au travers des déclarations de cet individu, on aperçoit quand même la mécanique. Doté d’un des passeports volés, il a été envoyé dans un centre de formation, puis a été dirigé vers l’Europe Occidentale pour y perpétrer des attentats. Pris en charge ici par un « résident », il a recruté des dévoyés pour le seconder. Si le hold-up avait réussi, une partie de l’argent aurait servi à monter d’autres opérations, et Khalil aurait recommencé à Bruxelles.
  
  Les trois hommes firent quelques pas en silence, puis Lenoir conclut :
  
  - L’essentiel, c’est que l’entreprise a échoué. Mais pour identifier ce fameux « résident », je crains qu’il faille attendre une autre occasion.
  
  - A présent, vous connaissez le procédé, dit Coplan. On ne vous possédera pas deux fois : tenir à l’œil la piaule du suspect compte autant que sa filature. Mais...
  
  Il s’arrêta, les deux mains fourrées dans ses poches, et ses interlocuteurs s’immobilisèrent aussi, intrigués, attendant la suite.
  
  - Avez-vous à Marseille un terminal permettant de correspondre avec Octopus ? leur demanda-t-il, les yeux plissés.
  
  - Oui, nous avons accès à l’ordinateur, dit Lenoir. Quelle est votre idée ?
  
  - Eh bien, Sabri Khalil n’est probablement pas le seul détenteur d’un de ces passeports qui soit arrivé ces jours derniers dans un pays de la Communauté européenne. Donc, d’autres actes de banditisme sont en voie de réalisation.
  
  - Je vois, dit Tourain. Cela vaut la peine d’essayer.
  
  
  
  
  
  Deux heures plus tard, ils prirent connaissance des réponses fournies par Octopus sur l’imprimante du terminal. Le texte, tapé à grande vitesse, citait les noms de 14 ressortissants libanais repérés dans les villes diverses où ils avaient débarqué.
  
  Il y en avait un à Vienne, trois à Francfort, quatre à Gênes, deux à Londres, trois à Amsterdam et, bien entendu, un à Marseille, ce dernier ayant été signalé à Octopus par le commissaire Lenoir dès son arrivée en France.
  
  Parmi eux, quatre avaient emprunté l’avion, les dix autres le bateau, mais tous au départ d’Istanbul.
  
  Coplan se gratta la nuque :
  
  - Voilà la première fournée, émit-il, songeur. Nous n’avons pas fini de rigoler.
  
  - Ça va péter dans tous les coins, pronostiqua sombrement Tourain. Que va-t-on faire ? Attendre qu’un deuxième de ces loustics se présente en France ou intervenir ailleurs ?
  
  - Une minute, objecta Coplan. Nous n’avons pas demandé si, parmi ces types, il n’y en a pas qui sont déjà sous les verrous.
  
  - C’est juste, dit Lenoir. Il serait bon de le savoir.
  
  Il reprit la procédure, par l’intermédiaire d’un informaticien du Service. Et tandis que les signaux codés franchissaient l’Atlantique via un satellite, Coplan dit à Tourain :
  
  - Je vais remonter à Paris demain matin et rendre compte de la situation. J’emporterai les photocopies des réponses d’Octopus. Le Vieux décidera de la tactique à suivre.
  
  Lenoir vint rejoindre ses deux compagnons.
  
  - Demain, nous cuisinerons Sabri Khalil un peu plus sévèrement, annonça-t-il. Il faudra bien qu’il le crache, où il séjournait avec les autres avant qu’ils apparaissent à Istanbul.
  
  - Pas difficile à deviner, dit Coplan. Ils ont été dressés dans un camp d’entraînement au-delà du Rideau de fer, en Tchécoslovaquie, en Bulgarie ou en U.R.S.S. Par la Mer Noire et Istanbul, il est facile de les injecter dans le monde occidental. Au fait, de quel bateau était-il descendu, notre client ?
  
  - Du « Lariakis », lequel transportait d’ailleurs une centaine de réfugiés libanais, authentiques pour la plupart et venant directement de Beyrouth.
  
  Un planton apporta un nouveau message imprimé expédié par Octopus. Le texte était beaucoup plus court. Il signalait que deux des suspects avaient été arrêtés en Allemagne Fédérale et un en Hollande. Ceux-ci avaient donc dû commettre déjà un crime ou un délit.
  
  - Hé bé, ils ne perdent pas de temps, grommela Tourain, sans qu’on sût s’il parlait de ces individus ou des inspecteurs des polices étrangères.
  
  Lenoir renchérit :
  
  - Une belle veine qu’on puisse les étiqueter d’emblée ! Ça ressemble fichtrement à une offensive.
  
  - Sûr, estima Coplan. Je disais au Commissaire Tourain que je vais regagner Paris demain dans la matinée. Pourriez-vous m’expédier par Télex, aux Tourelles (Ancienne caserne abritant les départements du S.D.E.C.E.), le résultat de l’interrogatoire de Khalil ?
  
  - Naturellement.
  
  Puis, consultant sa montre, Lenoir conclut :
  
  - J’ai l’impression que nous pouvons en finir pour aujourd’hui. Mes communiqués n’ont pas grand succès, semble-t-il. La correspondante anonyme ne s’est toujours pas manifestée.
  
  
  
  
  
  Le lendemain, peu avant onze heures, Francis Coplan eut une entrevue avec son supérieur au siège du S.D.E.C. Avec le temps, le Vieux se tassait petit à petit et commençait à mériter son surnom. Mais si, physiquement, les années marquaient son visage buriné, aggravaient sa myopie et blanchissaient sa chevelure encore drue, l’acuité de son esprit demeurait intacte.
  
  - Alors ? s’enquit-il, tapi derrière ses lunettes. Vous avez vu Tourain à Marseille ?
  
  - A Orly, déjà, signala Coplan. Nous avons fait le voyage ensemble, et il m’a mis au courant. Voici où en est l’enquête...
  
  Tout en relatant ce qu’il avait appris sur place, Coplan retira de sa poche les photocopies des messages reçus des États-Unis et les posa sur la table.
  
  - Ceci, c’est le bilan actuel, ajouta-t-il. Ailleurs, comme chez nous, ces fauteurs de troubles sont dans le collimateur des services de sécurité ; on les empoigne dès qu’ils commettent une infraction. Mais, de toute évidence, ces gars-là ne sont que des exécutants. Le vrai gibier, ce sont les types qui restent dans l’ombre, et qui leur fournissent une infrastructure pour leur sale besogne. La D.S.T. va s’employer à identifier le pourvoyeur d’armes de Sabri Khalil, meurtrier probable du nommé Jean-Pierre Janvier.
  
  Le Vieux parcourut les deux feuillets qu’avait poussés devant lui son subordonné.
  
  - Les Italiens sont gâtés, remarqua-t-il avec une moue. Quatre agents subversifs à Gênes !
  
  - Normal, dit Coplan. C’est le pays où la décomposition progresse à vue d’œil. Les ennemis de l’Occident vont pousser à la charrette pour y accroître le désordre et créer un climat révolutionnaire.
  
  Le Vieux renchérit :
  
  - Même la police et la magistrature sont gangrenés, là-bas. D’après les chiffres dont je dispose, 80 rapts et 4 306 attaques à main armée ont été commis en 1976, plus 1198 attentats politiques (Authentique). Cela en dit long sur l’efficacité des services de sécurité italiens.
  
  Il médita quelques secondes, puis il confia :
  
  - Il serait logique de porter notre effort sur le territoire le plus menacé, tout comme le font les organisations terroristes. A Dublin, vous aviez rencontré le commissaire Mondovi, n’est-ce pas ?
  
  ... Une de vos anciennes connaissances...
  
  - En effet.
  
  - Êtes-vous suffisamment lié avec lui pour remplir une mission... officieuse?
  
  - Sans aucun doute.
  
  Le Vieux se caressa le menton, les yeux dans le vague. Quand il oubliait d’allumer sa pipe, c’est qu’il creusait un vaste problème.
  
  Relevant la tête, il décida :
  
  - Vous allez lui fixer un rendez-vous à Milan, à titre privé, le plus vite possible. Et voici ce que vous lui proposerez...
  
  Coplan écouta son chef avec la plus grande attention, mais sans étonnement. Ses propres vues et celles du Vieux coïncidaient tout à fait ; les directives qu’il recevait, il s’était apprêté à les solliciter.
  
  A l’instant où le Vieux terminait, l’interphone vibra.
  
  - Oui ?
  
  - Il y a un message Telex de la D.S.T. pour Coplan. Est-il chez vous ?
  
  - Oui. Faites apporter le texte.
  
  Coplan qui avait entendu le dialogue, supputa :
  
  - Ça doit venir de Marseille. Ils allaient interroger le client ce matin.
  
  De fait, peu après, sa supposition se vérifia.
  
  « Khalil a reconnu avoir effectué un stage en U.R.S.S. Sa véritable nationalité : Libanais. Tendance : Islamo-progressiste. Inscrit sur une liste noire par les Syriens pour avoir adhéré à un mouvement extrémiste visant à renverser le régime Assad. (Le mouvement qui a fauché les passeports à Beyrouth, songea Coplan.) N’a fourni aucune indication supplémentaire sur le résident. »
  
  Il tendit le message au Vieux, qui le lut d’une traite.
  
  Cela se passait de commentaire.
  
  - Bon, conclut le Vieux. Je pense que vous m’avez compris ?
  
  Coplan acquiesça. Restait à voir si Mondovi marcherait.
  
  
  
  
  
  Ils se retrouvèrent deux jours plus tard au Danilo’s, le bar du somptueux hôtel Sonesta, en plein cœur de Milan.
  
  - Je suppose que vous ne m’avez pas fait venir de Rome à Milan pour m’offrir un Cinzano et un plat de spaghetti, prononça le commissaire avec une mine méfiante, lorsqu’ils se furent congratulés.
  
  - Allons, Mondovi, dit Coplan sur un ton de reproche. Je me demande pourquoi vous me soupçonnez toujours des plus noirs desseins.
  
  - Je vous assure qu’on n’a pas besoin de vous, ici, pour mettre un peu d’animation dans le secteur, rétorqua l’Italien. On vient précisément de mettre la main, à Milan, sur un stock de 35 bombes et 20 cocktails Molotov. Alors, ne me proposez pas un marché comme à Trieste, pour que je ferme les yeux sur vos manigances.
  
  - Vraiment ? dit Coplan. C’est pourtant ce que j’espérais. A la sortie, vous ne l’avez pas regretté, si mes souvenirs sont bons ?
  
  Mondovi arbora un faciès guindé.
  
  - D’accord, je vous dois de l’avancement, concéda-t-il. Mais ne comptez pas sur moi, une fois de plus, pour couvrir votre propension au massacre.
  
  - Bon, bon, je n’insiste pas, émit Francis avec détachement. Après tout, ça vous regarde. Si vous préférez laisser le champ libre à vos criminels de tout poil, je n’y vois aucun inconvénient. Parlons d’autre chose.
  
  Un silence régna. Mondovi rongea son frein pendant quelques minutes.
  
  - Pourquoi ne faites-vous pas une démarche officielle ? maugréa-t-il sans regarder son interlocuteur. Pourquoi toujours me tomber sur le dos, à moi ? Dire que si je n’étais pas allé à Dublin, vous m’auriez peut-être oublié.
  
  Son expression amère dénonçait l’injustice du sort qui le poursuivait.
  
  Coplan promena les yeux ailleurs, comme s’il n’avait rien entendu, et alluma posément une Gitane. Son visage impénétrable s’entoura de volutes de fumée.
  
  Après un temps, Mondovi revint à la charge :
  
  - Même sans vous faire d’illusions, vous pourriez au moins me dire de quoi il s’agit.
  
  - A quoi bon ? fit Coplan, désabusé. On se figure parfois qu’on a des amis, et puis on s’aperçoit qu’ils déplorent votre présence. C’est la vie.
  
  - Ecco ! fit l’Italien, ulcéré. Ne tournez pas autour du pot. Répondez-moi franchement, si vous en êtes capable ! Qu’est-ce qui vous empêche de faire ce que vous voulez, dans ce pays ou ailleurs, sans me mettre dans le coup, hein ? Vous avez pourtant l’habitude de vous débrouiller, dans votre métier.
  
  Coplan le fixa droit dans les yeux, dit à mi-voix :
  
  - Mondovi, vous êtes le seul homme de toute l’Italie en qui j’ai confiance. Voilà la vérité.
  
  L’acrimonie du commissaire s’effaça comme par enchantement. Il fronça les sourcils, rapprocha son buste.
  
  - Attenzione, murmura-t-il. Je ne vous garantis rien, mais je n’ai jamais refusé une faveur à un ami. Expliquez-moi la raison de cette entrevue, honnêtement.
  
  Jugeant que son compagnon était arrivé à un degré de maturité suffisant, Coplan dévoila ses batteries :
  
  - Vous êtes à même de m’indiquer l’endroit où habite l’un des quatre Libanais qui ont débarqué à Gênes du navire grec « Lariakis ».
  
  Mondovi afficha de la perplexité.
  
  - Lequel d’entre eux ? s’informa-t-il.
  
  - N’importe lequel, au choix.
  
  - Mais pourquoi ? Ils sont tous surveillés, vous le savez.
  
  Coplan lui raconta ce qui s’était produit à Marseille : la police avait fait échouer le hold-up, mais l’homme qui pouvait être tenu pour la cheville ouvrière de l’opération avait échappé aux recherches, après s’être rendu coupable d’un meurtre par surcroît.
  
  - Je voudrais découvrir, et observer moi-même, le type qui va soutenir ici l’action de ces proche-orientaux frais émoulus d’une école de l’Est.
  
  Mondovi réfléchit en se pinçant la lèvre inférieure. Il décocha un coup d’œil acéré à Coplan, articula mezzo voce :
  
  - Pourquoi cette tâche ne pourrait-elle pas être assumée par des agents de mon service ?
  
  Coplan ne désirait en aucune façon vexer Mondovi, et cependant...
  
  Il rappela :
  
  - A Dublin, vous vous êtes plaint du peu de succès que vous remportiez dans votre campagne contre la violence et le terrorisme. Ne croyez-vous pas que c’est dû, en partie, au fait que la Sécurité Publique, les Carabinieri et même le S.I.D. sont noyautés par des éléments adverses ?
  
  Mondovi ne pouvait nier cet état de choses. Des policiers étaient compromis avec le « milieu » ; d’autres dissimulaient leurs convictions d’extrême-gauche et n’agissaient que mollement lors des enlèvements de personnes fortunées ; des procureurs n’osaient pas requérir, des juges étaient sous la coupe de la Mafia, des bandits s’évadaient de prison avec d’ahurissantes facilités.
  
  - Oui, admit le commissaire avec accablement. Il est vrai que nous constatons des fuites à tous les niveaux. Le plus étrange, c’est que l’Italie résiste toujours, malgré ce pourrissement général.
  
  Puis, haussant les épaules :
  
  - Tant pis. A cause de vous, je vais encore une fois prendre le risque de briser ma carrière.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  
  
  
  La jonction de Coplan et de ses deux collègues s’opéra le même soir, à onze heures, au bar de l’hôtel Manin, un établissement confortable et discret situé en face d’un jardin public.
  
  Les trois hommes burent un verre en échangeant des banalités. On les aurait pris pour des délégués commerciaux venus négocier des contrats à Milan. Puis Coplan, paraissant lever la séance, les entraîna à l’extérieur et les fit monter dans une Fiat de location.
  
  - C’est dans le sac, annonça-t-il dès que les portières furent refermées. J’ai reçu des tuyaux de mon ami du S.I.D. Maintenant, c’est à nous de jouer.
  
  Bruno Leconte et Gilbert Cartier - tous deux dans la trentaine, les traits banals - logèrent leur attaché-case à côté d’eux et braquèrent sur Coplan un regard attentif.
  
  - Il m’a livré les coordonnées d’un certain Mohammed Bakhtar, arrivé à Gênes par le « Lariakis », et qui s’est fixé dans la banlieue de Milan, à San Giovanni. Ce type-là est, bien entendu, tenu à l’œil par des inspecteurs de la Sécurité Publique. Nous allons devoir identifier son parrain, si j’ose dire, et cela sans nous faire repérer nous-mêmes, évidemment.
  
  - On commence quand ? s’enquit Leconte.
  
  - Tout de suite. Nous partons pour San Giovanni, afin de voir comment ça se présente et nous familiariser avec les lieux.
  
  Coplan mit le moteur en marche. Il avait étudié l’itinéraire au préalable, sur un plan de ville acheté à l’hôtel Sonesta pendant que Mondovi se procurait, auprès de ses collègues locaux, les renseignements nécessaires.
  
  Extrêmement animée et bruyante le jour, la ville de Milan paraît déserte après neuf heures du soir, et le trafic automobile devient à peu près nul en dehors du centre.
  
  Tout en remontant vers la Via Melchiorre Gioia, Coplan indiqua :
  
  - San Giovanni est une cité ouvrière située à une dizaine de kilomètres du centre. A cette heure-ci, nous y serons vite. Notre premier objectif consistera à placer un micro dans la chambre qu’occupe ce Brakhtar. Ainsi, nous détecterons la visite du « résident » qui lui apporte son assistance sous forme d’armes, d’explosifs ou d’informations. Quand ce gars-là sera cadré, nous préviendrons le Vieux.
  
  Gilbert Cartier, pessimiste de nature, objecta :
  
  - Qu’est-ce qui prouve que le système employé à Marseille sera le même ici ?
  
  - Je ne pense pas que ce réseau applique des règles différentes d’un pays à l’autre, émit Coplan. De toute façon, l’agitateur qui débarque a besoin d’aide. Or la méthode utilisée à Marseille respecte le principe du cloisonnement. Elle a dû être étudiée mûrement par les spécialistes de l’organisation et a fait ses preuves.
  
  A partir de la Via Gioia, il n’y avait plus qu’à suivre cette artère, puis sa continuation. Les agents français n’accordèrent qu’un médiocre intérêt aux quartiers dénués d’attrait qu’ils traversaient.
  
  Au bout d’un quart d’heure, ils distinguèrent la plaque annonçant l’entrée de San Giovanni, une agglomération de H.L.M. à l’italienne, avec du linge pendu sur des séchoirs à toutes les fenêtres, à toutes les terrasses.
  
  - Via Campari, 7, récita Coplan de mémoire. Entrée C, 4e étage, Porte 12. Vous feriez bien de noter, tous les deux.
  
  Ils s’y employèrent, en dépit de l’obscurité et des cahots de la voiture.
  
  Ce bourg moderne respirait la pauvreté. On aurait pu le qualifier de cité-dortoir si, le jour, la marmaille et les ménagères ne l’avaient empli de leurs criailleries. Mais, la nuit, son aspect était sinistre. Les immeubles, pas tellement vieux, montraient de nombreuses traces de délabrement, des slogans vengeurs zébraient les façades, des poubelles débordantes, des détritus et des bouts de ferraille jonchaient les trottoirs. Un bidonville vertical...
  
  La Fiat avait fortement ralenti. A l’approche du numéro 7, Coplan et ses collègues se mirent à scruter les environs dans l’espoir de localiser le policier préposé à la surveillance du Libanais.
  
  - Bien planqué, le flic, laissa tomber Francis. A moins qu’il roupille quelque part.
  
  Pas une lumière ne brillait aux nombreuses fenêtres de l’immeuble. Coplan le dépassa, immobilisa son véhicule une cinquantaine de mètres plus loin puis, se tournant vers ses passagers, il leur dit à mi-voix :
  
  - Retenez le signalement de Mohammed Bakhtar. Son type racial ne trompe pas. De plus il est maigre, a une taille d’environ un mètre soixante-cinq, des oreilles très allongées et le menton fuyant. C’est donc après qu’il aura quitté son domicile qu’il faudra ouvrir l’œil... et l’oreille.
  
  Rendu maussade par ce décor déprimant, Bruno Leconte déclara :
  
  - Ça ne va pas être de la tarte ! Poireauter ici pendant des heures, sans se faire remarquer, avec des mômes qui grouillent partout...
  
  - Il faudra vous fringuer autrement, bien sûr, et avoir une bagnole aussi moche que possible, du genre de celles qui sont garées dans les rues transversales. Je vais aller pousser une pointe à l’intérieur de cette cabane à lapins. Voulez-vous me passer un bidule, Cartier ?
  
  L’interpellé se munit de son attaché-case, l’ouvrit sur ses genoux. En termes de métier, « bidule » signifiait un transmetteur ultra-miniaturisé, à circuits intégrés, pouvant être placé n’importe où pour capter les sons : un espion électronique, en quelque sorte.
  
  - Vous n’espérez pas le placer maintenant ? s’étonna Cartier.
  
  - Non, c’est uniquement pour un essai. Ces édifices en béton armé diminuent fortement la portée des ondes. Prenez l’écoute quand vous m’aurez vu entrer.
  
  Francis, en possession du petit appareil, sortit de la voiture et se dirigea vers l’entrée C. L’éclairage public était correct : bleuâtre, il nimbait l’avenue d’une lumière fantomale.
  
  En revanche, à l’intérieur de l’immeuble, la minuterie ne fonctionnait pas : la cage d’escalier était plongée dans une obscurité quasi totale.
  
  Coplan alluma son briquet, question d’avoir une idée des lieux.
  
  L’odeur aigre qui flottait là dénonçait le manque d’hygiène des locataires. Les murs, couverts de graffiti obscènes, n’avaient jamais été repeints.
  
  Édifié sur la configuration de la cage d’escaliers, Coplan laissa s’éteindre la flamme de son briquet et monta lentement les marches de pierre. Au gré de son escalade, il perçut des ronflements, les pleurs discrets d’un bébé, un écoulement d’eau dans une conduite. Au 4e étage, il ralluma un instant son briquet. Le 12, c’était dans l’aile droite.
  
  Chaque appartement ne devait comporter qu’une grande pièce, une cuisine minuscule et une salle d’eau, si l’on en jugeait par la distance entre les portes.
  
  Francis, parvenu en face du 12, tâtonna pour trouver le loquet. Ses doigts découvrirent ensuite la serrure. Il souffla sur la capsule de céramique avant de l’appliquer doucement contre le trou. En même temps, il plaqua son oreille au battant.
  
  Bakhtar devait avoir le sommeil paisible. On ne percevait ni sa respiration, ni un mouvement quelconque.
  
  Mais, par contre, Coplan s’avisa que des pas, encore lointains, gravissaient l’escalier. Il s’éloigna silencieusement de l’endroit où il s’était arrêté, en direction de la descente. L’homme qui montait avait une lampe de poche.
  
  Coplan le croisa au niveau du 3e étage. Il interpella ce locataire en italien :
  
  - Vous ne connaissez pas un nommé Rolando ?
  
  Le type l’éclaira de sa lampe.
  
  - Rolando ? bougonna-t-il. Non, connais pas.
  
  Et il poursuivit son ascension. Coplan rejoignit le rez-de-chaussée, sortit, marcha vers la Fiat.
  
  Lorsqu’il eut repris sa place au volant, il s’informa auprès de Cartier :
  
  - Avez-vous entendu quelque chose? J’ai soufflé sur le micro juste avant de le placer devant le trou de serrure.
  
  - Ça, je l’ai entendu, de même que vos paroles et celles du particulier qui rentrait chez lui, mais je n’ai pas décelé le moindre bruit chez l’Arabe.
  
  - Moi non plus, avoua Coplan, songeur. Je me demande si ce bonhomme que j’ai croisé n’était pas le flic chargé de l’observer. Il fait noir comme un four, là-dedans.
  
  Après un temps d’arrêt :
  
  - Enfin, vous voyez maintenant de quoi il retourne. Dès que Bakhtar aura quitté sa piaule, celui d’entre nous qui sera de garde devra s’introduire en vitesse dans son logis pour y cacher le bidule, de telle sorte que quand le « résident » s’amènera, sa présence soit signalée. Ainsi, on pourra voir sa bobine et le pister à son tour. D’accord ?
  
  Leconte leva les yeux, par la lunette arrière, sur la façade de l’immeuble.
  
  - Où se situe exactement la fenêtre du logement qu’occupe Bakhtar ? s’enquit-il.
  
  Coplan, pivotant sur son siège, indiqua :
  
  - A droite de la cage d’escalier, la sixième, au 4e niveau.
  
  - Tiens ! fit Leconte. Maintenant, il y a de la lumière.
  
  Il avait raison : c’était bien là que de la clarté filtrait entre les interstices du volet.
  
  - Merde, chuchota Francis, soudain effleuré par un pressentiment.
  
  Et si le type à la lampe de poche s’était rendu chez Bakhtar ?
  
  Coplan remit le moteur en route, démarra en douceur, le cerveau en effervescence.
  
  - On s’en va ? s’étonna Cartier. Notre client va peut-être partir en expédition nocturne.
  
  - Ou bien c’est Bakhtar, et alors le flic lui collera aux talons. Ou bien ce n’est pas lui, et c’est nous qui allons filer le quidam, murmura Coplan tandis qu’il atteignait un croisement.
  
  Il fit décrire un demi-tour à sa voiture afin de la garer dans une position plus favorable, déclara encore :
  
  - Nous avons peut-être un fameux coup de pot, les gars. J’ai dans le nez que l’Arabe n’était pas chez lui. Le bidule est tellement sensible qu’il aurait capté un signe, une respiration.
  
  - Vous croyez que le locataire auquel vous avez parlé pourrait être l’individu que nous cherchons ? questionna Leconte d’une voix tendue.
  
  - Je me dis que ce n’est pas impossible. Il n’avait vraiment pas l’envie de prolonger la conversation, en tout cas.
  
  Il fit une marche arrière pour s’engager dans une voie perpendiculaire à la Via Campari, à l’angle de l’immeuble, de manière à pouvoir surveiller en enfilade le trottoir qu’il bordait.
  
  - Nous allons bien voir, conclut-il. Bruno, allez vous poster sous un porche de l’autre côté de l’avenue et rappliquez si la lumière s’éteint. Après, nous ne tarderons pas à être fixés.
  
  Son collègue acquiesça, mit pied à terre, progressa dans l’espace désert bleuté par les tubes luminescents des lampadaires...
  
  Demeurés seuls, Coplan et Cartier fumèrent une cigarette.
  
  - Bon Dieu, dit le second, je souhaite que vous ayez vu juste. La perspective de glander ici pendant des heures, jour et nuit, ne m’enchantait pas beaucoup.
  
  - Ça n’excite personne, reconnut Francis. Mais le métier, c’est ça, à 80 pour cent. A la D.S.T., ils sont encore plus mal lotis que nous.
  
  Ils bavardaient depuis quelques minutes à peine quand Leconte retraversa la chaussée. Sachant ce que cela signifiait, ils comprirent qu’ils seraient édifiés dans peu de temps.
  
  Leconte s’assit sur la banquette arrière et marmonna :
  
  - Les paris sont ouverts.
  
  La possibilité de voir sortir de l’ombre un de ces individus qui épaulaient des terroristes ranima la vigilance des trois agents. Le réseau de ces proxénètes du crime devait couvrir toute l’Europe.
  
  Les yeux constamment fixés sur la sortie de l’immeuble, Coplan songeait aux paroles de Blunt, à Dublin. Était-ce, véritablement, une guerre d’une forme nouvelle que des forces occultes avaient déclenchée ?
  
  Une silhouette noire déboucha de l’édifice. Elle portait un bagage, s’en allait d’un pas rapide dans la direction opposée.
  
  - Gagné, prononça Coplan. Si la suite du scénario est la même qu’à Marseille, mon ami Mondovi va avoir du boulot.
  
  - Je lui cavale au train ? proposa Cartier, car l’inconnu s’estompait progressivement dans la pénombre de l’avenue.
  
  - Oui, accepta Coplan. Emportez mon micro-émetteur. Nous resterons dans votre sillage, à distance.
  
  Cartier attrapa la pastille noire que lui tendait son chef, l’inséra dans la pochette de son veston tout en actionnant le bec de cane de la portière. Le regard aiguisé, il entama la poursuite.
  
  
  
  
  
  Cartier avait eu fort à faire pour ne pas être vu par l’homme qu’il épiait. Ce dernier, après avoir parcouru quelque deux cents mètres en terrain découvert, avait fini par s’immobiliser à un arrêt du tramway interurbain. Puis, au bout d’une attente d’une dizaine de minutes durant laquelle il s’était baladé de long en large, il était monté dans la motrice brillamment éclairée.
  
  Un peu plus tard, la Fiat avait repêché Cartier, s’était maintenue à une distance prudente du moyen de transport public. Heureusement, le fait que l’individu en question était porteur d’un bagage le différenciait des autres voyageurs. Pas plus que Coplan, Cartier n’avait eu de lui une vision très nette. Vêtu d’un polo de couleur sombre, pourvu d’une superbe chevelure bouclée, il était de taille moyenne et avait, semblait-il, un vrai visage de Latin.
  
  Il descendit du tramway lors d’un arrêt sur une grande place, mais ce fut pour emprunter ultérieurement une autre ligne.
  
  Au terme d’une filature qui avait duré environ quarante minutes, le quidam s’engagea dans une rue qui, le jour, devait être populeuse, si l’on en jugeait par les magasins fermés qui se succédaient de part et d’autre. Enfin, il pénétra dans un des immeubles.
  
  - A vous, Bruno, marmonna Coplan. Relevez le numéro de la maison et tâchez de voir à quel étage crèche le type. Vous nous retrouverez plus loin dans la rue. Si je ne peux pas me garer, je ferai le tour du pâté de maisons.
  
  En définitive, c’est ce qu’il fut obligé de faire. La rue s’appelait la Via Spartaco.
  
  Coplan récupéra son collègue lors du deuxième passage. A peine revenu à bord du véhicule, Leconte expliqua :
  
  - Le client habite au 15. C’est une de ces anciennes maisons bourgeoises qui ont eu fière allure dans le temps, mais elle est complètement dégradée. Elle abrite de nombreux locataires, et comme il n’y a pas de concierge, la porte de devant reste ouverte.
  
  - Oui, mais où perche notre zèbre ? s’impatienta Francis.
  
  - Je ne peux rien garantir. La seule porte sous laquelle j’ai vu un rais de lumière était au deuxième étage, du côté de la cage d’escalier opposé à la rue.
  
  - Minute, objecta Cartier. Rien ne prouve que son domicile est dans cette maison. Rappelez-vous Marseille. Supposez qu’il dépose la valise et qu’il reparte ?
  
  L’hypothèse n’était pas absurde. Coplan fit décrire un nouveau tour à la Fiat puis il dit :
  
  - Que l’un de vous prenne le volant. Je vais me planquer à proximité du 15. Si, dans une demi-heure, le gars n’a pas reparu, nous irons nous coucher.
  
  Il descendit, déambula sur le trottoir d’en face, discerna bientôt une entrée de vestibule où régnait une obscurité opaque. Il se posta sur le seuil de cet excellent refuge et consulta sa montre. Près de minuit et demie.
  
  L’idée qu’un coup fourré se préparait quelque part dans la ville endormie le tarabustait. C’était très bien d’intervenir quand une bande de hors-la-loi perpétrait un attentat, mais des innocents risquaient chaque fois d’en faire les frais. La prévention valait mieux qu’une répression peut-être trop tardive ; en démolissant le réseau des points d’appui des terroristes, on porterait un coup plus dur à leurs entreprises.
  
  Tel devait être le projet que le Vieux avait dans la tête. Qui sait si d’autres agents du S.D.E.C. n’étaient pas déjà à pied d’œuvre en Allemagne Fédérale, en Belgique et en Hollande pour accomplir la tâche de détection que Francis remplissait en Italie.
  
  A cette heure, il n’y avait plus de piétons. Effrayés par les drames qu’ils apprenaient quotidiennement, les Milanais se terraient chez eux après la tombée de la nuit.
  
  Comme pour faire écho au soliloque de Coplan, une détonation qui devait être violente, mais dont le fracas était atténué par la distance, retentit dans le calme nocturne.
  
  Coplan, écœuré, se retourna dans l’ombre pour allumer une cigarette. Au mieux, les dégâts matériels risquaient d’être importants. Au pis, quelques personnes allaient encore périr ou être blessées.
  
  Chose étonnante, des sirènes se mirent à mugir presque sur-le-champ. Des sirènes de police. Et deux minutes après, ce furent les avertisseurs des voitures de pompiers qui emplirent l’air de leurs tintements. Les secours ne se faisaient pas attendre.
  
  Une heure moins cinq.
  
  Dans la Via Spartaco, quelques fenêtres s’éclairaient. Réveillés, les gens devaient se demander ce qui s’était encore produit. A tout bout de champ, ils avaient des raisons de s’alarmer pour des membres de leur famille habitant ailleurs dans la ville.
  
  Soudain Coplan vit déboucher du numéro 15 un homme poussant un vélo. A peine sur le trottoir, il enfourcha sa bécane, roula vers la chaussée et se mit à pédaler ferme dans la direction de l’autre extrémité de la rue.
  
  C’était le type que Leconte avait suivi dans l’immeuble. Coplan jeta son mégot et partit en longues enjambées à la recherche de la Fiat. Il l’aperçut, au croisement, garée dans la voie transversale.
  
  Ouvrant la portière, il jeta :
  
  - Le gars vient de se débiner à vélo. J’ai comme dans l’idée qu’il veut aller voir ce qui s’est passé à l’endroit où cette bombe a éclaté. Sautons sur l’occasion. Cartier, prenez vos ustensiles et accompagnez-moi.
  
  L’intéressé saisit son attaché-case et sortit de la Fiat. Leconte dit :
  
  - Faites vite. Ce n’est peut-être qu’une feinte pour vérifier si on le surveille !
  
  - Nous ne serons pas longs, ne bougez pas de là, recommanda Coplan avant de fermer la portière.
  
  Il rattrapa son collègue, qui murmura :
  
  - Un sacré bang, que nous avons entendu. Vous croyez qu’il y a une corrélation ?
  
  - Ça m’en a tout l’air. A moins que le type n’ait une curiosité morbide.
  
  Arrivés devant la grande porte à double battant, ils repoussèrent celui de droite et entrèrent dans l’immeuble. Leconte appuya sur le bouton de la minuterie, provoquant l’allumage de quelques vieilles ampoules réparties dans la cage d’escalier, large, aux nobles proportions, mais terriblement vétuste.
  
  Les deux agents français montèrent au second étage sans trop de précautions, s’arrêtèrent devant la porte que Cartier désignait d’un signe du menton. La même question leur vint à l’esprit, simultanément : l’inconnu vivait-il seul, ou non ?
  
  Ils tentèrent de s’en assurer en écoutant, mais leurs doutes ne furent pas levés. La lumière s’éteignit. Cartier mit l’œil au trou de la serrure, une de ces grosses serrures anciennes dont la clé volumineuse encombre une poche. Une obscurité complète régnait à l’intérieur de l’appartement.
  
  A tâtons, Gilbert Cartier ouvrit son attaché-case, en sortit un stylo-lampe qu’il alluma avant de le tendre à Coplan ; celui-ci éclaira ensuite l’intérieur de la mallette tout en chuchotant :
  
  - Risquons le paquet, on verra bien.
  
  Sous un emballage élégant, Cartier dissimulait l’attirail perfectionné d’un parfait « plombier », et notamment une série d’outils destinés à mouvoir le pêne le plus réfractaire. Ici, ce n’était qu’un jeu d’enfant. Dès la troisième sollicitation, le battant céda, puis s’ouvrit davantage sans grincer.
  
  Le faisceau balaya rapidement les ténèbres, ne révélant aucune présence. Les deux hommes se faufilèrent à l’intérieur et refermèrent doucement la porte.
  
  L’appartement comportait trois grandes pièces hautes de plafond, au mobilier assez disparate : une salle de séjour avec télévision, une chambre studio et une cuisine comme on n’en fait plus, avec une table de ferme en plein milieu.
  
  Pendant que Cartier cherchait un emplacement pour fixer une pastille d’écoute, Coplan fit une inspection sommaire, non pas dans l’espoir de mettre la main sur des documents accusateurs mais dans le but plus modeste de découvrir le nom du locataire.
  
  Une quittance d’électricité traînant sur un meuble le renseigna : l’occupant s’appelait Luigi Gorini. C’était donc un Italien.
  
  Apercevant ensuite sous le lit la valise que ce dernier avait rapportée de San Giovanni, Coplan, voulut voir ce qu’elle contenait. Elle s’ouvrit sans difficulté. Sous des vêtements féminins, d’épaisses liasses de billets de 100000 lires s’alignaient sur tout le fond.
  
  Coplan rabattit aussitôt le couvercle et referma. Il se rapprocha de Cartier, qui installait sa pastille à un endroit où elle aurait peu de chance d’être remarquée par une femme de ménage : sous la planche inférieure d’une penderie.
  
  Coplan dit à voix basse :
  
  - Le type se nomme Gorini. Il a ramené une véritable fortune de chez Bakhtar.
  
  - Non ? fit Cartier, ébahi. Combien ?
  
  - Je ne sais pas. Des centaines de millions de lires, au bas mot.
  
  - Eh bien mince ! On les lui fauche ?
  
  - Certainement pas ! Mais je me demande pourquoi il a filé subitement en les abandonnant dans cette valise, sans même se donner la peine de les cacher mieux. Avez-vous terminé ?
  
  - Je fais un test en vitesse. Baladez-vous d’un coin à l’autre.
  
  Il alla dans une pièce contiguë, colla pendant quelques secondes un écouteur à son oreille, hocha la tête approbativement.
  
  Revenu près de Coplan, il déclara :
  
  - Ça marche. On peut se barrer.
  
  En silence, ils vidèrent les lieux. Cartier referma soigneusement la porte de l’appartement, comme l’avait fait Gorini avant de le quitter.
  
  Ils descendirent sans rallumer la minuterie, parvinrent au-dehors sans la moindre anicroche. Et pendant qu’ils se dirigeaient à pas comptés vers le croisement, Cartier souffla :
  
  - Ouf. Une bonne chose de faite. On peut dire que nous avons été vernis.
  
  - Sûr, opina Francis. Nous avons gagné un temps précieux. Dès demain matin, nous établirons un roulement.
  
  
  
  
  
  Au second étage d’une maison avoisinante située à peu près en face du numéro 15, les rideaux d’une fenêtre retombèrent devant les carreaux. Une belle blonde vêtue de noir déposa sur un canapé les fortes jumelles dont elle venait de se servir puis, ayant allumé une cigarette puisée dans un coffret, elle décrocha le téléphone.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  
  
  
  S’orientant selon sa prémonition, attentif aux bruits de sirènes et aux lueurs d’incendie que reflétait le ciel, Luigi Gorini avait finalement abouti à l’endroit où un attentat s’était produit.
  
  Et quand une certitude se fut substituée à ses appréhensions, ses tripes s’étaient nouées. Son instinct ne l’avait pas trompé.
  
  A présent, à pied, les mains sur le guidon de son vélo, il contemplait d’un œil morne, avec des dizaines d’autres curieux, le brasier que les pompiers s’efforçaient d’éteindre. Un cordon de police interdisait aux badauds l’approche du sinistre.
  
  Mais Gorini n’avait pas besoin d’aller y voir de plus près. Ils y avaient tous laissé leur peau, inévitablement. Il ne servait à rien de rester là. C’était un affreux désastre. Encore heureux que lui, Luigi, se fût rendu à San Giovanni dans la soirée.
  
  Il ré-enfourcha sa bécane, indifférent aux suppositions des gens et à l’excitation des journalistes qui s’amenaient en dépit de l’heure tardive.
  
  En moins d’un quart d’heure, Gorini revint à la Via Spartaco. Il gara son vélo dans le couloir et monta chez lui, réalisant petit à petit toutes les conséquences qu’allait entraîner cette catastrophe inattendue.
  
  Rentré dans son appartement, il but coup sur coup deux verres de grappa pour tempérer son émotion. L’alcool lui râpa la gorge, descendit comme une brûlure. Enfin, Luigi avait le fric, c’était l’essentiel. On ne pourrait lui faire aucun reproche.
  
  Il se rendit dans la pièce voisine, saisit la poignée de la valise et posa celle-ci sur le lit. La vue des paquets de billets mettrait un baume sur son désarroi. Soulevant le couvercle, il fourragea dans les vêtements pour les écarter. Sa main toucha le fond de la valise.
  
  Interdit, l’homme fouilla plus nerveusement. Il dut se rendre à l’évidence, blêmit, crut qu’il devenait fou. L’argent n’était plus là, pas même une seule liasse !
  
  Pourtant, Dieu sait si Luigi avait vérifié, une première fois avant de sortir de chez Bakhtar, une seconde fois quand il avait réintégré son domicile, moins d’une heure auparavant.
  
  Atterré, il eut le plus grand mal à dominer son agitation. S’il l’avait pu, il aurait hurlé de rage, donné des coups de pieds dans les murs et réduit en miettes tout son mobilier.
  
  Qui était le nom de Dieu de salaud qui avait pénétré chez lui pour dérober cet énorme tas de billets ? Quelqu’un de la maison, probablement. Il fallait vraiment être la pire des crapules pour voler à un combattant de la classe ouvrière le produit de tant d’efforts et d’actions courageuses !
  
  Hébété devant la valise ouverte, Gorini porta ses poings à ses tempes. Le monde s’écroulait sous lui. Il proféra sourdement quelques imprécations, le masque congestionné de fureur, mais il s’appliqua cependant à se maîtriser, à raisonner efficacement.
  
  Alors il prit conscience des dangers qui le guettaient. Comment expliquerait-il la disparition d’une somme aussi colossale ?
  
  Personne ne le croirait. Il pourrait jurer tout ce qu’il voudrait, tenter de justifier son comportement pourtant logique, on ne lui accorderait même pas le bénéfice de la stupidité.
  
  Non, ça ne prendrait pas.
  
  Essayer de récupérer l’argent, il ne fallait pas y compter. Restait l’autre solution : la fuite. Plaquer tout, séance tenante, et se fondre dans la nature.
  
  Mais où se réfugier ? Avec quels moyens ? Dans ces cas-là, ils étaient toujours les plus forts. Ils finissaient immanquablement par retrouver la trace d’un type qui les avait trahis.
  
  Gorini se laissa tomber lourdement sur son lit. Il devait prendre une décision car le temps pressait. Dans six heures, l’implacable machine se mettrait en marche.
  
  
  
  
  
  Vers neuf heures du matin, alors qu’il était en train de déjeuner dans sa chambre à l’hôtel Manin, Coplan écoutait le bulletin d’informations de la radio avec l’espoir d’apprendre quelle avait été l’origine de l’explosion qui avait ébranlé la ville au début de la nuit. Or, trois petits coups pressés, frappés à sa porte, interrompirent son audition.
  
  Il alla ouvrir, vit Leconte.
  
  - Eh bien, que fichez-vous là ? s’enquit-il, surpris, tout en cédant le passage à son collègue.
  
  Ce dernier avait l’air passablement excité. Il entra et, d’une voix qu’il s’efforçait de garder confidentielle, il annonça :
  
  - Vous ne savez pas quoi ? Je vous le donne en mille ! Notre homme, Gorini. Il est mort.
  
  - Quoi ? fit Coplan, les traits tendus.
  
  - Oui. Officiel. Vous permettez ?
  
  Il prit une Gitane dans le paquet ouvert qui gisait sur la table de chevet, l’alluma précipitamment, se mit à expliquer tout en exhalant de la fumée :
  
  - J’ai pris mon tour de garde comme prévu, à huit heures, dans la Via Spartaco, et je me suis aperçu qu’il y avait du grabuge dans l’air : deux flics postés devant l’entrée de l’immeuble, un petit attroupement, etc. J’ai tout de suite pris l’écoute, vous pensez !
  
  Il s’assit sans façon sur le bord du lit, poursuivit toujours à voix basse :
  
  - Il y avait du monde dans la chambre de Gorini. Des inspecteurs. Ils discutaient. A travers leurs propos, j’ai compris que Gorini s’était flingué vers six heures du matin.
  
  - Un suicide ? Avec tout le fric qu’il avait ? s’insurgea Coplan. Ça ne tient pas debout !
  
  - Eh bien, justement, reprit Leconte avec une mimique tourmentée. A aucun moment, quelqu’un n’a fait la moindre allusion à de l’argent. Pourtant, la quantité était suffisante pour qu’on en parle ! Les enquêteurs, à mon avis, n’en ont rien vu.
  
  Coplan était stupéfait. Ainsi, après avoir effectué sa balade à vélo, Gorini avait regagné ses pénates et s’était tiré une balle dans la tête, comme ça.
  
  - Nous voilà propres, grommela Francis. Nous avons pavoisé trop vite, hier soir. Ça prend la même tournure qu’à Marseille. On n’y pige rien, à ce micmac.
  
  - Non, rien, approuva Leconte, rembruni. Tout est à reprendre à zéro. A moins qu’on ne mette le grappin sur Mohammed Bakhtar, au nez et à la barbe des Italiens, pour lui demander quelques éclaircissements.
  
  - Ce ne serait pas conforme à nos instructions, je vous ferai remarquer.
  
  Songeur, Coplan préleva une cigarette dans son paquet. Ce suicide posait un autre problème : il faudrait en aviser Mondovi.
  
  
  
  
  
  Transmission de pensée ou pas, le téléphone se mit à sonner à cet instant précis, et Francis constata dès qu’il eut décroché que c’était le commissaire qui l’appelait.
  
  Il semblait sous pression, Mondovi.
  
  - Mon pauvre ami, tous vos projets sont par terre, dit-il sur un ton surexcité. Je croyais repartir à Rome dans la matinée, mais j’en suis empêché. Avez-vous entendu cette détonation, la nuit dernière ?
  
  - Oui. Qu’est-ce que c’était ?
  
  - Une bombe de forte puissance a sauté et provoqué un début d’incendie dans la cave d’un entrepôt de la Piazza Guardi. L’édifice s’est effondré, et des vitres ont été brisées aux alentours.
  
  - Beaucoup de victimes ?
  
  - Attendez, ricana Mondovi. Je ne vous ai pas dit la meilleure : une réunion d’asociaux se tenait dans cette cave, et notre ami Bakhtar était présent.. L’inspecteur qui le pistait s’est rendu compte que des individus bizarres se rassemblaient à l’intérieur de l’entrepôt. Par sa radio portative, il a appelé une voiture de patrouille ; celle-ci en a appelé d’autres en vue de procéder à une rafle. Le dispositif se mettait en place quand l’explosion s’est produite. Bakhtar et ses amis ont tous été tués par une bombe qu’ils manipulaient, vraisemblablement. Le Libanais n’aura plus de contact avec son échelon supérieur, malheureusement pour vous.
  
  Coplan garda le silence. Gorini avait dû savoir qu’une réunion clandestine se tenait à la Piazza Guardi, d’où son inquiétude et sa sortie après l’explosion.
  
  - Hein ? Qu’en dites-vous ? reprenait le commissaire. D’un côté, c’est dommage mais, de l’autre, c’est une bonne affaire. Dieu sait ce que ces individus préparaient encore. Nous en voilà débarrassés. Je vais participer à l’identification des cadavres, au cas où certains de ces types étaient fichés par mon service.
  
  Leconte, l’ouïe aux aguets, avait perçu les paroles de Mondovi. Il leva vers Coplan une mine effarée. Francis articula dans le micro :
  
  - Détrompez-vous, Mondovi. Nous avions déjà pu identifier le correspondant de Bakhtar.
  
  - Ah ? fit le bouillant commissaire, interloqué. Qui est-ce ?
  
  - Pouvez-vous m’accorder quelques minutes immédiatement ? Où êtes-vous ?
  
  - A la Piazza del Duomo.
  
  - Dans une demi-heure, devant la Scala. Ça vous irait ? J’ai pour vous un tuyau sensationnel.
  
  Après un temps d’hésitation, Mondovi répondit :
  
  - D’accord, je m’arrangerai. A bientôt.
  
  Tous deux coupèrent la communication. Puis Coplan dit à Leconte :
  
  - Prévenez Cartier qu’il ne doit pas vous relayer à midi. Nous déjeunerons ensemble chez Alduccio, le restaurant de la Via Maddalena. Vous connaissez ?
  
  - Naturellement.
  
  Francis vida d’un trait sa tasse de café, les yeux fixés sur son collègue. Puis il conclut :
  
  - Morts tous les deux, Bakhtar et Gorini vont peut-être encore nous être utiles. Par chance, nous avons Mondovi.
  
  
  
  
  
  Coplan et le commissaire se virent peu après au lieu convenu et, machinalement, ils dirigèrent leurs pas vers la Galerie Victor-Emmanuel, endroit de prédilection des promeneurs milanais, surtout quand une bruine déplaisante tombe sur la ville.
  
  Brièvement, Coplan relata comment, la veille, il avait repéré le « contact » de Bakhtar, puis son incursion chez Gorini, le formidable magot qu’il y avait découvert et, enfin, le suicide incompréhensible du singulier personnage.
  
  - Mamma mia, soupira Mondovi, les yeux au ciel. Ça recommence. Tous ceux auxquels vous vous intéressez périssent de mort violente dans les 24 heures. A côté de vous, Attila n’était qu’un petit garçon. Avouez-moi tout. C’est vous qui l’avez descendu, ce Gorini ?
  
  - Mais non, pas du tout ! se défendit Coplan. Et si je l’avais délesté de son trésor, je ne serais pas venu vous raconter mon histoire. C’est la police judiciaire qui mène l’enquête, évidemment. Il faut donc que vous interveniez le plus vite possible. Cet imbécile de Gorini, qui laisse à la traîne une somme fantastique, a peut-être conservé des papiers révélateurs.
  
  - Si, c’est possible, admit Mondovi. Mais d’où provenait cet argent, et où est-il passé ?
  
  - A mon sens, ce devait être la rançon d’un enlèvement, ou du moins une partie. Il sera intéressant d’examiner les vêtements de femme que contenait la valise : ils vous permettront sans doute de déterminer le nom de la victime. La preuve est donc faite que Bakhtar était en rapport avec des kidnappeurs. Les comptes rendus de filature vous aideront à les trouver.
  
  Mondovi s’arrêta en plein milieu de la galerie, une main sur le front, non loin de la terrasse d’un café. Une vive effervescence faisait tournoyer ses pensées. Contenant sa voix, il prononça :
  
  - Vous me dites que vous aviez placé une écoute chez ce forban. Peut-être n’étiez-vous pas le premier.
  
  - J’y avais pensé. Vérifiez-le.
  
  - Où et quand pourrai-je vous atteindre, ce soir?
  
  - Je vous attendrai dans ma voiture, une Fiat bleu foncé, devant l’hôtel Manin à sept heures du soir. Okay ?
  
  
  
  
  
  Le lendemain après-midi, à Paris, le Vieux reçut dans son bureau l’équipe qu’il avait envoyée à Milan trois jours plus tôt. Manifestement, ce retour précipité l’intriguait.
  
  - Votre ami n’a rien voulu entendre ? lança-t-il à Coplan sans autres préliminaires.
  
  - Il a été parfait, rectifia Francis. Mais nous ne pouvions pas prévoir que notre suspect n® Un allait se tirer une balle dans la tête. Néanmoins, nous en avons appris assez pour que vous reconsidériez le problème de A jusqu’à Z.
  
  - Je vous écoute. Asseyez-vous.
  
  Le front plissé, les yeux braqués sur son interlocuteur, le Vieux poussa le fourneau de sa pipe dans sa blague à tabac et entreprit de le bourrer tandis que Coplan lui rapportait les péripéties de leur séjour à Milan.
  
  Vers la fin de son exposé, Coplan aborda la dernière entrevue qu’il avait eue la veille au soir avec le commissaire du S.I.D. :
  
  - Les collègues locaux de Mondovi ont pris l’affaire en main, et il a pu les accompagner au 15 de la Via Spartaco pour une inspection plus approfondie du domicile de feu Luigi Gorini. Premier point : ils ont effectivement repéré deux micro-modules d’écoute. Quant à savoir si le type était observé par ses supérieurs ou par un adversaire, mystère.
  
  Le Vieux hocha la tête en suçant son tuyau de pipe.
  
  - Si c’était par ses supérieurs, ceux-ci n’auraient pas laissé voler la fortune qu’il détenait, souligna-t-il. Mais continuez.
  
  - Les agents de S.I.D. ont aussi découvert d’autres choses plus intéressantes. Notamment que les vêtements entassés dans la valise pouvaient appartenir à une jeune femme de 22 ans, nommée Teresa Salvioni, fille d’un industriel en produits pharmaceutiques, enlevée il y a plus d’un mois. Une rançon d’un milliard de lires, en billets de cent mille, avait été versée aux ravisseurs, mais la fille n’a pas été restituée à sa famille. Entre parenthèses, ceci démontre que Mohammed Bakhtar était en rapport avec les auteurs du kidnapping, même s’il n’y a pas participé. Le coup avait sans doute été indiqué par Gorini, d’où sa rémunération.
  
  - Ces gredins bouffent décidément à tous les râteliers du crime, maugréa le Vieux au passage. Ils sont polyvalents.
  
  - De véritables maquereaux de la pègre, confirma Coplan. Gorini avait caché un petit feuillet sur lequel figuraient quatre noms : Mohammed Bakhtar, José-Felipe Asturias, Abdul Tarhaz (un autre des quatre pseudo-Libanais débarqués à Gênes) et... Jean-Pierre Janvier ! C’était donc Gorini qui allait accueillir ce dernier à Milan pour l’aiguiller sur de nouveaux exploits. Enfin, dernières trouvailles : un stock d’armes, de munitions et une enveloppe banale, tapée à la machine, postée à Istanbul le 6 mai dernier. La lettre qu’elle renfermait a dû être détruite par son destinataire. Voilà le bilan.
  
  Un silence plana.
  
  Après avoir émis quelques ronds de fumée, le Vieux remarqua :
  
  - Il est regrettable que les protagonistes de cette guérilla urbaine aient une fâcheuse tendance à claquer avant d’être arrêtés. Je ne sais s’ils jouent de malchance... ou si c’est nous.
  
  - Rien de nouveau en ce qui concerne Sabri Khalil ? s’informa Coplan.
  
  - Non. La D.S.T. piétine. Volontairement ou non, l’Arabe couvre toujours le meurtrier de Jean-Pierre Janvier. Quant au seul témoin qui pourrait apporter quelques indices - la femme qui a téléphoné - il reste sourd à tous les appels. Alors, Coplan, comment voulez-vous que je reconsidère le problème.
  
  L’intéressé logea son genou droit entre ses mains croisées.
  
  - Nous perdons notre temps à vouloir remonter une filière, estima-t-il. Le nœud de l’affaire se situe à Istanbul.
  
  - D’accord. Mais que préconisez-vous ?
  
  - Résumons. Cette ville est le centre de transit par où passent les détenteurs de passeports volés. On est en droit de supposer que c’est de là, également, que partent des instructions pour les « résidents » chargés de les contacter lorsqu’ils débarquent dans un pays européen : cela paraît logique et indispensable. L’enveloppe vide trouvée chez Gorini semble en donner la preuve. Alors, il faut savoir ce qu’on veut : ou bien nous laissons continuer ce trafic, en ayant la possibilité de taper dans le tas chaque fois qu’une opération de terrorisme est sur le point d’être déclenchée, ou bien on coupe le mal à la racine en détruisant l’organisation qui les fomente. A vous d’opter une bonne fois pour l’une ou l’autre de ces formules.
  
  Le Vieux, tout en n’appréciant pas beaucoup cette sorte de mise en demeure, ne pouvait dénier à Coplan une vision réaliste de la situation. Seulement, la France n’était pas seule en cause.
  
  Un accord, succédant à plusieurs autres, avait été signé à Dublin. Il existait en outre des traités de coopération internationaux pour la lutte contre le terrorisme, que la France avait signés (Il y a une Convention, à ce propos, qui engage les neuf États de la communauté économique européenne, ainsi qu’une autre, ayant le même objectif, à laquelle ont adhéré 19 nations et qui a été adoptée le 1er février 1977).
  
  - C’est très joli de vouloir brûler les étapes, articula le Vieux, un rien sarcastique. Mais, en admettant une seconde - ce qui n’est pas le cas, je vous préviens - que je choisisse votre deuxième solution, quel fil conducteur allez-vous saisir ? Nous n’avons aucune piste, à Istanbul.
  
  - Pardon, objecta Coplan. Il y en a une : le « Lariakis ».
  
  Son chef médita quelques instants, releva la tête.
  
  - Très bien, conclut-il. Partez là-bas en mission de renseignements. Vous m’avez compris ? De renseignements, j’insiste. Quand nous posséderons une notion un peu plus claire des arrière-plans de ce complot, nous aviserons. Il ne peut être question de nous mettre à dos tout le monde arabe, vous le savez.
  
  Coplan approuva de la tête. Pour sûr, qu’il le savait. Mais son tempérament s’accommodait mal de la mollesse des autorités en face de la vague montante des violences dont souffraient les populations européennes. Les finasseries diplomatiques ménageant la chèvre et le chou l’écœuraient. Aucune cause n’excusait les hold-up, les enlèvements ou les attentats à la bombe visant à semer la désolation et l’anarchie dans les sociétés libérales.
  
  - Entendu, prononça-t-il, imperturbable. Nous marcherons sur la pointe des pieds.
  
  Le Vieux fit mine de croire à sa sincérité. Il se gratta la joue, marmonna sur un ton pensif :
  
  - A tout hasard, je vais vous donner l’adresse d’un de nos correspondants. Vous pourriez avoir besoin de quelqu’un qui parle le turc.
  
  
  
  
  
  Un beau soleil brillait sur Istanbul en cette après-midi de juin, mais l’éclat du ciel était terni par les fumées qui montaient des eaux du Bosphore, perpétuellement sillonnées par des navires et par les ferry-boats joignant ses deux rives.
  
  Sur le boulevard qui longe le bras de mer de la Corne d’Or, une intense circulation de voitures, de camions et d’autobus empestait l’atmosphère tout en produisant un énorme vacarme, ce qui ne semblait déranger nullement les autochtones.
  
  D’une part, des entrepôts, des installations maritimes ; de l’autre, des magasins, des immeubles commerciaux très récents jouxtant des vieilles bâtisses de quatre ou cinq étages.
  
  Déambulant sur un trottoir encombré de promeneurs et de camelots, Coplan cherchait des yeux l’agence des Ioniki Lines, l’armement grec auquel appartenait le paquebot mixte « Lariakis ».
  
  Une simple consultation du Bottin International, à Paris, lui avait indiqué que cette agence se trouvait au 215 d’Abdülezel Pacha Caddesi, mais distinguer les numéros des immeubles n’était pas une mince affaire. Tantôt ils étaient aux trois quarts effacés, tantôt manquants ou trop bien cachés.
  
  En fin de compte, ce fut une vitrine empoussiérée dans laquelle trônait le modèle réduit d’un superbe navire blanc qui convainquit Coplan de ne plus courir ailleurs. De fait, l'Ioniki Lines n’était pas la seule compagnie maritime représentée par cette agence.
  
  Coplan pénétra dans le bureau, s’accouda au comptoir. Une jeune femme occupée à taper du courrier délaissa sa machine et vint s’enquérir de ce que souhaitait le visiteur. L’ayant enveloppé d’un regard perspicace - et velouté - elle lui adressa spontanément la parole en anglais.
  
  Recourant à la même langue, Francis expliqua :
  
  - Un de vos navires, le « Lariakis », a quitté Istanbul le 8 mai dernier à destination du Pirée, de Gênes et de Marseille. Il a pris à son bord un groupe de réfugiés libanais, et l’un de ceux-ci m’a chargé d’une commission pour l’homme qui s’est occupé d’eux, ici. Malheureusement, il a oublié son nom. Est-ce que vous vous en souvenez ?
  
  La fille réfléchit. Elle avait une magnifique chevelure noire, un nez légèrement busqué, et les rondeurs de son corsage faisaient invariablement déraper les pensées de ses interlocuteurs.
  
  Cette escale du M/V Lariakis remontait à plus d’un mois ; pas mal d’autres bateaux avaient relâché depuis dans le port.
  
  - Un instant, dit l’employée. Maintenant je vois de quel groupe vous parlez. Mais je crois que les réservations ont été faites par une agence de cars de tourisme. Je vais vérifier.
  
  Elle sélectionna un gros classeur rangé parmi d’autres sur une longue étagère, se pencha pour le feuilleter. Sa chute de reins n’était pas mal non plus, et Coplan songea qu’il y avait une lacune dans la liste des trésors d’art d’Istanbul recommandés aux touristes.
  
  Hélas, la jeune Turque trouva rapidement le renseignement désiré. Se redressant, elle déclara :
  
  - C’est bien ce que je pensais. Réservations et billets ont été pris par « Tour Travel Services ».
  
  Elle saisit un stylo-bille pour noter sur un feuillet de bloc-notes et dit en écrivant :
  
  - Cumhuriyet Caddesi 21. Vous savez où c’est ?
  
  C’était la seule artère d’Istanbul qui lui était familière : elle commençait exactement à l’angle de l’hôtel où il était descendu.
  
  - Merci, dit-il en pliant le papier. Vous êtes bien aimable.
  
  Elle lut dans ses yeux que le compliment s’adressait plus à son physique qu’à son obligeance.
  
  Il ressortit.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  
  
  
  Par le pont Atatürk, un taxi ramena Coplan dans le secteur le plus moderne d’Istanbul, Beyoglou, que la plupart des habitants continuent d’appeler Péra. Remontant la rue la plus commerçante, la célèbre Istiklal Caddesi, la vieille Dodge cabossée atteignit l’immense place publique où s’élève l’hôtel Divan.
  
  Coplan se fit déposer devant son hôtel, mais il poursuivit ensuite son chemin à pied dans l’avenue Cumhuriyet, une large voie à terre-plein central planté d’arbres, et où bien des enseignes font parfois sourire les touristes français car, sans connaître le turc, on peut saisir leur signification : « Kuaför » (pour coiffeur), « Garaj », « Turk Petrol », « Televizyon », « Advokat » et « Polis », entre beaucoup d’autres.
  
  Deux cars de tourisme, vides, stationnaient devant le bureau de l’agence « Tour Travel Services ». Près d’eux, un racoleur distribuait des prospectus aux passants.
  
  A l’intérieur du bureau de vente, Coplan renouvela sa comédie auprès d’une des deux employées, excellente polyglotte.
  
  - Oui, je vois, dit-elle. Mais je ne peux pas vous répondre car j’ignore qui a pris ce groupe en charge. Voulez-vous voir le directeur ?
  
  - Avec plaisir.
  
  C’était l’heure creuse, celle qui suit les départs des divers tours de ville.
  
  Coplan fut introduit dans une pièce située à l’arrière de l’agence. Le nom du directeur était écrit en lettres noires sur la vitre dépolie de la porte : « Sevkhet Sener ».
  
  Très affable, âgé d’une cinquantaine d’années, visage replet à double menton et poches brunâtres sous les yeux, le Turc parla en anglais tout en désignant un siège au visiteur :
  
  - Que puis-je faire pour vous, sir ?
  
  Coplan répéta son laïus pour la troisième fois.
  
  Après l’avoir écouté, Sevkhet Sener afficha une mine perplexe.
  
  - Ce n’était pas un guide de chez moi, dévoila-t-il. J’ai traité cette affaire avec « Balkan-touriste », l’office du tourisme bulgare. Comme prestations, j’avais à fournir une visite des principales mosquées, un Istanbul by night avec dîner, et l’achat de billets de croisière pour 14 personnes sur le « Lariakis ». Tout au long de leur séjour, et jusqu’à leur embarquement, ces Libanais ont été accompagnés par un Arabe dont je ne connais pas le nom, de l’office bulgare.
  
  Coplan fit la grimace.
  
  - Tant pis, laissa-t-il tomber, déçu. Vous ne savez pas où ils ont logé ? Si je ne me trompe, ils sont restés 48 heures dans la ville.
  
  - Oui, mais ils ont passé les deux nuits à bord du navire bulgare qui les avait amenés. De là, ils ont été transférés directement sur le « Lariakis » par un de mes cars.
  
  Considérant le directeur d’un air méditatif, Coplan lui demanda :
  
  - Vous n’attendez pas un autre groupe de Libanais ces jours-ci, par hasard ?
  
  Sevkhet Sener écarta les mains, sourcils haussés.
  
  - Je n’ai pas encore été pressenti, en tout cas. Vous pourriez vous renseigner auprès de l’Office. Ou bien à l'Inflot, l’armement bulgare dont les bateaux font escale à Istanbul.
  
  - Je vous remercie de votre obligeance, dit Coplan tout en se levant. Excusez-moi de vous avoir dérangé.
  
  - Mais nullement ! s’exclama le Turc. J’aurais été heureux de pouvoir vous rendre service. Nous sommes là pour ça. Permettez-moi de vous donner un catalogue de nos tours quotidiens... Comptez-vous rester quelques jours à Istanbul ?
  
  - Environ une semaine.
  
  - Nos cars prennent les clients à leur hôtel, ce qui leur évite de venir jusqu’à notre bureau. Où êtes-vous descendu ?
  
  - Oh, je n’habite pas loin d’ici, émit Coplan avec un sourire. Si je décide de m’inscrire pour un de vos circuits, je viendrai vous voir.
  
  - Nous en serons très heureux, assura Sener, une main sur le cœur, en reconduisant l’étranger. Vous serez le bienvenu. Et ne manquez pas de me faire appeler par l’employée qui vous recevra. Je m’occuperai personnellement de vos problèmes.
  
  Il serra cordialement la main de Coplan avant de lui ouvrir la porte, le suivit et demanda à la Jeune femme qui l’avait accueilli :
  
  - Quel était encore ce bateau de l'Inflot qui avait amené des réfugiés libanais ? Vous en souvenez-vous ?
  
  - C’était le « Vitocha », me semble-t-il.
  
  Sener s’adressa de nouveau à Coplan :
  
  - Essayez de savoir, à l'lnflot, quand ce navire relâchera ici. A bord, quelqu’un pourra sûrement vous renseigner.
  
  - Encore merci. A bientôt, peut-être.
  
  Ayant jeté un coup d’œil à sa montre, Francis ajouta :
  
  - Cinq heures moins vingt. Il est un peu tard. J’irai demain à cette agence maritime.
  
  Il sortit, pensif, cet entretien lui ayant quand même ouvert des perspectives. Alors qu’il se dirigeait vers son hôtel, il aperçut presque en face, de l’autre côté du boulevard, une agence pour la location de voitures sans chauffeur.
  
  Il traversa aussitôt et souscrivit un contrat, demandant que la voiture soit amenée au parking de l’hôtel Divan à sept heures du soir.
  
  Après quoi il regagna l’hôtel et monta dans sa chambre.
  
  Le moment était venu de contacter le correspondant désigné par le Vieux, un nommé Fehim Kayra habitant à Bebek, une localité de la banlieue nord d’Istanbul, en bordure du Bosphore.
  
  Toutefois, avant de l’appeler par téléphone, Coplan tenta une dernière démarche : il forma le numéro des Ioniki Lines, s’enquit s’il avait au bout du fil la jeune femme à laquelle il avait parlé dans l’après-midi. C’était elle.
  
  - J’ai oublié de vous demander une chose, lui confia-t-il. Dans combien de temps arrivera un autre paquebot de votre compagnie, en provenance de Beyrouth ?
  
  - Dans cinq jours. Le « Petrakis ».
  
  - D’autres passagers libanais vont-ils s’embarquer ici ?
  
  - Un instant, je vais consulter la liste. Vous n’avez pas trouvé l’homme que vous cherchez ?
  
  - Non, précisément. Il n’appartient pas au personnel de « Tour Travel Services », paraît-il. Alors, je vais essayer autrement.
  
  - Patientez deux secondes.
  
  Ce fut un peu plus long.
  
  - Non, reprit l’employée. Il n’y a pas eu de réservations pour des gens de cette nationalité. Mais cela pourrait encore venir. Rappelez-moi après-demain, si vous le pouvez.
  
  - Certainement. A moins que je revienne vous voir, ce qui serait plus agréable, non ?
  
  La fille eut un petit rire de gorge, ne répondit rien et raccrocha.
  
  Francis appuya l’index sur la barrette pour ravoir la tonalité. Puis il actionna le disque.
  
  - Monsieur Kayra ?
  
  - Oui.
  
  - Coplan, des Chantiers de la Loire. Avez-vous passé de bonnes vacances à Biarritz ?
  
  - Excellentes. J’en ai profité pour descendre à Saint-Jean-de-Luz.
  
  De part et d’autre, l’identification était sûre, grâce à cet échange de phrases convenues.
  
  - J’aimerais vous voir, dit Francis. Est-ce possible ?
  
  - Quand ? Ce soir ?
  
  - Éventuellement.
  
  - Où logez-vous ?
  
  - A l’hôtel Divan.
  
  Un temps.
  
  - Alors, reprit Kayra, soyez au bar du Hilton à neuf heures. C’est à dix minutes de marche de votre hôtel. Je connais le barman. Signalez-lui que vous m’attendez. Il me dirigera vers vous.
  
  - D’accord. A tout à l’heure, monsieur Kayra.
  
  Il parlait fichtrement bien le français, ce Turc.
  
  Coplan alla se planter devant la baie vitrée qui donnait sur la place du Taksim, alluma distraitement une Gitane.
  
  Quelque chose clochait dans l’ensemble des renseignements qu’il avait glanés, mais il était bien en peine de dire quoi. Au demeurant, les réponses de la fille des Ioniki Lines et du directeur de l’agence d’autocars concordaient parfaitement. Elles avaient confirmé un état de fait que Francis soupçonnait dès avant son départ de Paris.
  
  C’était à l’Office bulgare ou à l'Inflot que se trouvait la plaque tournante, bien évidemment. Quelqu’un, dans l’un ou l’autre de ces organismes, était au courant de tout. Envoyait des directives à des gens comme Gorini.
  
  Il suffirait désormais de creuser de ce côté-là. Mais pourquoi diable Coplan ne ressentait-il pas une satisfaction sans mélange d’avoir, somme toute, circonscrit plus vite qu’il ne l’espérait la charnière de l’organisation terroriste ?
  
  
  
  
  
  Lorsque, à 7 heures du soir, Bruno Leconte et Gilbert Cartier rencontrèrent Coplan dans le hall de l’hôtel, ils eurent d’emblée l’impression que leur chef d’équipe était gonflé à bloc.
  
  Comme disent les Américains, il respirait la tranquillité d’un navire de guerre.
  
  - Salut, leur lança-t-il d’un air détaché. Belle journée, vous ne trouvez pas ?
  
  - Du tonnerre, affirma Leconte. Où va-t-on casser la graine ?
  
  - Ici même, au restaurant de l’hôtel. Mais j’attends la voiture que j’ai louée. Venez, allons nous balader à l’extérieur.
  
  Ils sortirent, et une Taunus avec un papillon publicitaire collé sur son pare-brise vint précisément stopper devant l’entrée, sous la marquise en béton.
  
  Avant que le conducteur eût parlé au portier, Coplan lui dit :
  
  - C’est pour moi. Rangez-la au parking pendant que je signe les papiers.
  
  Quand il eut accompli les dernières formalités, il invita ses collègues à monter dans la berline.
  
  - Je préfère bavarder ici plutôt qu’au restaurant, déclara-t-il. Le maître d’hôtel et le sommelier parlent français, figurez-vous. Et certains clients aussi.
  
  - Vous avez du nouveau ? s’enquit Cartier, curieux.
  
  Coplan fit un signe d’approbation.
  
  - Je parie à dix contre un que j’ai identifié notre bonhomme, annonça-t-il avec une jubilation rentrée. En toute franchise, je n’en suis convaincu que depuis un quart d’heure.
  
  Ébahis, ses lieutenants le fixèrent avec un peu d’incrédulité.
  
  - Et le plus marrant, poursuivit Francis, c’est que le type a son bureau à trois pas d’ici. Son nom est Sevkhet Sener.
  
  - Mais comment l’avez-vous repéré ? s’écria Leconte en fronçant les sourcils. Ça tient presque de la magie !
  
  - Non. Une simple question de mémoire. Mais il m’a fallu du temps pour m’apercevoir que ce Turc s’était vendu. Évidemment, il ne pouvait pas sucer de son pouce que j’étais déjà tuyauté partiellement. Voici les pérégrinations qui m’ont conduit à sa boutique.
  
  Coplan les décrivit succinctement et cita, presque mot pour mot, la conversation qu’il avait eue avec le directeur de l’agence des cars.
  
  - Et maintenant, vous voyez le topo ? s’enquit-il en dévisageant à tour de rôle ses deux interlocuteurs.
  
  - Ma foi non, avoua Bruno Leconte. Tout ce que ce type vous a dit me paraît plausible. Pourquoi le soupçonnez-vous d’avoir le nez sale ?
  
  - Pour deux raisons. Primo, il n’est pas normal, pour un office de tourisme, de passer par un intermédiaire pour commander des billets de voyage à l’agence d’une compagnie maritime. Il s’en occupe lui-même et prélève la commission d’usage. Secundo : étant donné que, parmi les pseudo-Libanais arrivant de derrière le Rideau de Fer, dix seulement ont emprunté le « Lariakis » et quatre l’avion, comment Sener sait-il que le groupe entier comportait 14 membres ?
  
  - Feu de dieu, marmonna Cartier. Sa langue a fourché ?
  
  - Mais non, il a tout bonnement dit la vérité, sans imaginer un quart de seconde que je connaissais l’effectif exact et sa répartition. Cela étant, il est bel et bien le pivot de la combine. Reste à voir s’il est un agent de l’Est ou l’homme de paille d’une organisation terroriste du Moyen-Orient.
  
  Il y eut un silence, puis Bruno Leconte articula :
  
  - Quel va être notre objectif, à présent ?
  
  - Rassembler le maximum d’informations au sujet de ce lascar. Entre parenthèses, je ne serais nullement surpris si, en m’aiguillant vers cette compagnie de navigation bulgare, il méditait de m’expédier dans un traquenard, le salaud ! Mais, avant d’arrêter des dispositions pratiques, nous allons rencontrer tout à l’heure, au Hilton, notre antenne locale. Après cette entrevue, nous verrons mieux comment orienter nos batteries.
  
  Posant la main sur le bec de cane de la portière, Coplan conclut :
  
  - Maintenant, allons dîner.
  
  
  
  
  
  Fehim Kayra devait avoir une quarantaine d’années. De taille moyenne, large de carrure, les yeux noirs et le teint légèrement bistre, il avait un visage assez distingué, une expression sérieuse.
  
  Renseigné par le barman, il s’approcha de la table qu’occupaient les trois Français. La mine réservée, il serra d’abord la main de Coplan, puis celle de ses compagnons.
  
  Il n’y avait pas grand monde dans le bar, la plupart des pensionnaires de l’hôtel étant encore au grill ou à la cafétéria. Un isolement relatif entourait donc les quatre hommes.
  
  Le correspondant turc entama la conversation dès que le garçon lui eut apporté un Singapore Sling.
  
  - Quels sont vos problèmes ? s’enquit-il à mi-voix. Je puis vous aider, mais dans certaines limites seulement, vous le comprendrez.
  
  - Ça va de soi, opina Coplan. Si nous sommes venus à Istanbul, c’est justement pour vous dispenser d’accomplir vous-même un travail peut-être... délicat. Mais il nous faudrait un minimum de matériel que nous n’avons pu apporter ici.
  
  - De quel type ?
  
  - Auto-défense et auxiliaires électroniques. Il s’agit de surveiller en deux endroits les propos tenus par quelqu’un, et même de les enregistrer afin que vous puissiez les traduire ultérieurement.
  
  Fehim Kayra fit un signe d’approbation.
  
  - Je puis vous procurer le nécessaire. Quels sont ces endroits ?
  
  - L’un est situé au rez-de-chaussée d’un immeuble de Cumhuriyet Caddesi, à quelques pas d’ici. L’autre, c’est un domicile privé dont nous ne possédons pas encore l’adresse. Celle-ci ne sera pas difficile à trouver, je pense.
  
  - Je présume que vous désirez ce matériel le plus vite possible ? avança Kayra d’une voix discrète.
  
  - De toute urgence, précisa Coplan.
  
  
  
  
  
  A l’autre bout du bar, une belle jeune femme blonde en robe noire semblait avoir une conversation intime avec un homme de type européen, aux cheveux châtains ondulés, au regard clair, qui avait une allure britannique.
  
  Le couple se tenait les mains ; la fille était penchée vers son ami et son expression laissait deviner qu’elle lui parlait avec tendresse.
  
  - Oui, Stan, lui glissa-t-elle en anglais. Il n’y a pas d’erreur. Deux de ces types sont bien ceux que j’ai vus à Milan. Le profil du plus grand des deux est caractéristique. Il fait songer à Gary Cooper.
  
  - Hum, fit le nommé Stan. C’est bien ce que je craignais. Ces gars-là appartiennent à un service secret, ça ne fait pas un pli.
  
  - Eh bien, dit la fille, toujours aussi chatte, il n’y a pas lieu de se tracasser. Les mesures que tu as prises restent valables, non ?
  
  - Oui, admit l’autre en la regardant avec un mince sourire. Je ne vois aucune raison de les modifier.
  
  Elle se pelotonna davantage contre lui.
  
  - Alors, conclut-elle, ne nous attardons pas ici. Nous pouvons aller à la salle de jeu. Change encore deux billets de 100000 lires, que nous tentions notre chance.
  
  
  
  
  
  A la table de Coplan, l’entretien se poursuivait à bâtons rompus et personne ne se soucia du couple qui sortait du bar.
  
  Entre-temps, Fehim Kayra avait été mieux renseigné au sujet de l’homme qui intéressait les agents français, ainsi que des soupçons qui pesaient sur lui.
  
  - Effectivement, découvrir où habite ce Sevkhet Sener n’exigera pas de longues recherches, estima l’istanbuliote. Mais, pour choisir le matériel le plus approprié, il faudra voir comment ça se présente. C’est une question de portée.
  
  - En ce qui concerne son bureau, je suis fixé, dit Coplan. Le micro-émetteur ne devra pas transmettre bien loin les bruits qu’il captera ; ils seront reçus par un récepteur-enregistreur à enclenchement automatique que nous cacherons près de la face arrière de l’immeuble.
  
  - Et comment le récupérerez-vous ?
  
  - On y a facilement accès : c’est un terrain non bâti, en forte déclivité.
  
  - Bon, dit Kayra. Si vous le voulez, je peux vous emmener chez moi ce soir. Vous prendrez déjà la première partie de votre équipement.
  
  - D’accord, dit Coplan. Mais Bebek n’est pas à côté de la porte, et nous devrons revenir ensuite. Je vais aller chercher ma voiture au parking de l’hôtel ; vous roulerez devant nous pour nous guider.
  
  Il était neuf heures et demie.
  
  Les quatre hommes quittèrent le bar, traversèrent le grand hall afin de gagner l’extérieur. Le Hilton dresse son immense façade vitrée à une cinquantaine de mètres en retrait de l’avenue Cumhuriyet. Il est séparé d’elle par une avenue en demi-cercle qui entoure un jardin et des emplacements pour voitures, éclairés par de hauts lampadaires.
  
  Les Français accompagnèrent Fehim Kayra jusqu’à sa Mercedes assez fatiguée.
  
  - Je vous attendrai en bordure de la chaussée, dit le Turc. Quand vous arriverez, faites deux appels de phare : je démarrerai aussitôt. C’est quoi, votre voiture ?
  
  - Une Taunus beige.
  
  
  
  
  
  Installés à trois dans la Taunus, les agents du S.D.E.C. virent s’ébranler la Mercedes après que Coplan eût fait le signal convenu. Quelques minutes plus tard, ils aperçurent un magnifique panorama tout en descendant la route en épingle à cheveux qui, du plateau où s’érige le Hilton, plonge vers la rive du Bosphore.
  
  En face, de l’autre côté du détroit, les lumières de Scutari brillaient, poste avancé de l’Asie Mineure. Au bas de la pente, les deux fins minarets d’une mosquée rappelaient le prestigieux passé de l’ancienne capitale ottomane tandis que, sur la gauche, un immense pont suspendu jeté par-dessus le bras de mer inscrivait dans le ciel nocturne l’empreinte de l’époque moderne.
  
  A la suite de Kayra, Coplan vira dans la voie côtière, devant le somptueux palais de Dolmahbaçe, long de six cents mètres et construit au bord de l’eau par l’un des derniers sultans.
  
  Dès lors, l’itinéraire devint facile. La route en surplomb suivait, à quelque distance, le rivage du Bosphore. Il n’y avait plus guère de circulation. Les quartiers de banlieue que traversaient les deux voitures étaient déserts sauf, parfois, aux abords d’un cinéma ou d’un café.
  
  La Mercedes observait scrupuleusement les panneaux de limitation de vitesse, si bien que cette expédition prenait une allure de promenade.
  
  - Vous avez vu, dit Bruno Leconte, égayé. Il y a un night-club qui s’appelle « Foliberjer »... On devrait y aller, un de ces soirs.
  
  - Je doute qu’on n’ait rien de mieux à faire, émit Coplan. Il y en a un autre, qui n’est pas mal : le « Keravan Saray ». Quand nous saurons de quel bois se chauffe le directeur de l’agence d’autocars, je vous y inviterai.
  
  - Il y a du strip-tease ? s’enquit Cartier.
  
  - Oriental, combiné avec la danse du ventre, stipula Coplan, pince-sans-rire. Vous m’en direz des nouvelles.
  
  - Après Milan, on a droit à une compensation, affirma Leconte. On mettra ça sur la note de frais, sous la rubrique : heures supplémentaires.
  
  Ils auraient continué à deviser sur un ton badin si un minime incident n’avait attiré leur attention : le cadran de la radio de bord venait de s’allumer tout seul.
  
  Coplan allait vérifier si c’était dû à un faux contact lorsque, dans le haut-parleur, une voix résonna :
  
  - Bonsoir, messieurs. Ceci est une émission qui vous est spécialement destinée. Je voudrais que vous répondiez à quelques questions. Coplan, voulez-vous prononcer quelques mots, à titre d’essai ?
  
  Médusés, Leconte et Cartier se retournèrent comme un seul homme sur la banquette arrière, alors que Francis décernait un coup d’œil acéré vers le rétroviseur. Les feux d’une voiture étaient perceptibles, loin derrière, mais cela ne prouvait pas que l’interpellation venait d’elle.
  
  Coplan articula placidement :
  
  - Je vous reçois 5 sur 5.
  
  - Parfait, dit la voix, caustique. Je dois vous prévenir que votre Taunus est bourrée de gadgets. Et que si vous ne répondez pas d’une manière satisfaisante, je vous fais sauter par télécommande, vous et vos copains. N’accélérez pas, ne ralentissez pas. Compris ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  
  
  
  L’inconnu s’était exprimé en français, avec un léger accent rappelant celui des Pieds-noirs. Les occupants de la Taunus, réalisant qu’il entendait ce qui se disait dans la voiture, continrent les jurons qui leur venaient sur les lèvres.
  
  Ils avaient senti que la menace n’était pas gratuite.
  
  - Que me voulez-vous ? maugréa Coplan tout en observant les feux rouges de la Mercedes, à une centaine de mètres en avant.
  
  - Je veux savoir ce qui s’est passé à Marseille, pour commencer. Par qui la police a-t-elle été prévenue qu’un hold-up allait avoir lieu dans ce bureau de poste ?
  
  Coplan sentit le sang lui monter à la tête. La situation le prenait complètement au dépourvu. Il eut cependant assez de présence d’esprit pour travestir la vérité.
  
  - Le nommé Janvier était un indicateur, prétendit-il, renonçant à feindre tout ignorer.
  
  - Qui l’a descendu ?
  
  - Ça, je voudrais bien le savoir, figurez-vous. Ce ne serait pas vous, par hasard ?
  
  - Non, rétorqua d’un ton hargneux son interlocuteur invisible. Êtes-vous certain qu’il n’a pas été abattu par des policiers ?
  
  - Il était déjà mort quand ils sont arrivés au mas.
  
  - D’où tenaient-ils qu’il s’y trouvait ?
  
  - D’une femme qu’il avait prise en otage, et qu’il a relâchée après qu’elle l’ait conduit là-bas.
  
  Un silence s’étira, tandis que la Taunus poursuivait sa route en réglant sa vitesse sur la Mercedes de Kayra. Le Turc était à mille lieues de se douter que les Français se morfondaient ferme, et qu’ils se creusaient la cervelle pour deviner d’où leur tombait ce coup du sort.
  
  - Maintenant, parlons de Milan, grommela l’inconnu. Comment avez-vous abouti chez Gorini ?
  
  Décidément, ce type-là était bigrement renseigné ! Lui fournir une réponse plausible sans effleurer la question des passeports libanais nécessitait une drôle de gymnastique mentale.
  
  - C’est Janvier qui avait signalé Gorini. Il serait allé le voir à Milan s’il n’avait pas été tué, affirma Coplan, persuadé que ce mensonge était inattaquable.
  
  De fait, l’homme parut avaler la couleuvre. Mais il accusa aussitôt :
  
  - Vous avez volé l’argent qu’il avait en sa possession. Qu’en avez-vous fait ?
  
  Coplan avait besoin de toute sa maîtrise de soi pour ne pas perdre les pédales. Son interlocuteur était certainement un des dirigeants locaux de l’organisation terroriste, le supérieur de Sevkhet Sener. Pourtant, Coplan n’avait pas donné son nom à ce dernier.
  
  Grâce à quels recoupements ces gredins avaient-ils acquis la certitude que Francis s’était rendu chez Gorini ?
  
  - J’attends. N’espérez pas faire traîner les choses en longueur, grinça le correspondant. Si vous vous taisez, vous allez voler en miettes dans dix secondes.
  
  Leconte et Cartier, le front moite, révoltés d’être réduits à l’impuissance, cherchaient fébrilement un moyen de se tirer de cet incroyable guêpier.
  
  Coplan parla d’une voix ferme :
  
  - Je sais que Gorini détenait une somme considérable dans une valise, mais je ne l’ai pas prise, et pour une raison facile à comprendre. Le recel de l’argent d’une rançon était le seul élément permettant de faire arrêter Gorini par la police italienne. Que ça vous convienne ou non, c’est la vérité. Maintenant, faites ce que vous voulez.
  
  Il traversait la localité d’Arnaut Köy, endormie. Bebek n’était plus qu’à trois ou quatre kilomètres. En aucun cas, il ne pouvait être question de piloter les poursuivants jusqu’à la demeure de Fehim Kayra.
  
  Là-bas, sur le Bosphore, un navire de guerre bardé de plates-formes lance-missiles et de radars, venant de la Mer Noire, cinglait vers la Mer de Marmara.
  
  Une tension terrible régna dans la Taunus pendant de longues secondes. De toute évidence, l’adversaire se trouvait aux prises, également, avec une série d’énigmes. Que ferait-il quand il réaliserait que ce dialogue par radio ne lui apportait guère d’éclaircissements ?
  
  Il appuierait sur le bouton, sans l’ombre d’un doute.
  
  La voix résonna de nouveau dans le haut-parleur :
  
  - Que vous a dit Sabri Khalil, exactement, au sujet de notre mouvement ? Est-ce lui qui a dénoncé Sevkhet Sener ?
  
  La Mercedes venait de disparaître dans un virage; ceci fit germer une idée dans l’esprit de Coplan. De la main droite, il s’efforça de l’expliquer à ses collègues et de les inviter à garder le silence. Par gestes, il leur fit comprendre qu’il allait stopper brusquement au-delà du tournant, qu’ils devraient tous sauter hors de la voiture et se planquer aux environs.
  
  En même temps, il dit à haute voix :
  
  - Khalil a reconnu qu’il avait fait un stage en U.R.S.S. et qu’il était un islamo-progressiste. Rien de plus. Quant à votre délégué à Istanbul, si j’avais su quel rôle il jouait, je ne me serais pas présenté chez lui à visage découvert. Ce sont ses propres paroles qui l’ont mis dedans. Cela dit, vous êtes des cons et vous allez le payer cher.
  
  Le virage approchait à vue d’œil.
  
  - Hein ? Pourquoi ? aboya l’inconnu, agressif.
  
  - Parce que...
  
  Le ton de Coplan ne trahissait en rien sa crispation intérieure. Il jeta un dernier regard au rétroviseur, constata que les feux de l’autre véhicule avaient conservé la même brillance. De plus, l’intensité constante des phrases reçues attestait que la distance de l’émetteur ne variait pas. Il y avait donc gros à parier que ce dernier fût logé dans cette voiture.
  
  - Parce que vous avez abattu vos cartes trop vite, enchaîna Coplan tout en négociant le virage.
  
  Droit devant, pas une âme. La Taunus, masquée aux yeux de ses poursuivants par les maisons marquant l’orée d’une petite bourgade, exécuta un dérapage contrôlé et s’arrêta quelques mètres plus loin en crabe. Par trois portières ouvertes, ses passagers s’en échappèrent, coururent à fond de train dans la direction opposée.
  
  A peine s’étaient-ils planqués dans une encoignure que l’autre auto déboucha de la courbe. Son conducteur, apercevant la Taunus en travers de la route, dut évaluer en une fraction de seconde si un coup de volant permettrait d’éviter la collision ou s’il devait freiner à mort. Mais, quand il enfonça frénétiquement la pédale, c’était déjà trop tard. Sa berline se déporta tout en continuant sur sa lancée, vint heurter l’obstacle de plein fouet.
  
  Il y eut un énorme choc de tôles embouties, suivi à bref intervalle d’une explosion encore plus forte. Instantanément, la Taunus s’entoura de flammes et de fumée.
  
  Les trois Français, secoués par le déplacement d’air, virent que le feu se communiquait à la seconde berline, (une Lada de fabrication soviétique) et que personne ne tentait de s’évader de celle-ci.
  
  Alors que Leconte et Cartier, impulsifs, prenaient leur élan pour se ruer vers elle, Coplan les retint par le bras en grondant :
  
  - Bougez pas. Il faut qu’ils crèvent !
  
  L’incendie allait certainement gagner le réservoir d’essence de la Lada. Une des portières s’ouvrit, et une silhouette vacillante se détacha en noir sur la clarté dansante des flammes.
  
  Coplan fonça, balança une effroyable direct dans la face hébétée de l’individu qui venait de poser un pied à terre, le renversant entre les deux banquettes puis, à la volée, il claqua la portière.
  
  Les yeux et les narines envahis par une âcre odeur de combustion, il s’assura que l’homme ne remuait pas ; ensuite il prit deux pas de recul pour vérifier si, réellement, le feu allait se propager. Par la même occasion, il nota que le conducteur et son voisin avaient démoli le pare-brise avec leur tête. Tous deux, le front ensanglanté, étaient affalés sur leur siège, les yeux à demi-ouverts.
  
  Il dut soudain battre en retraite car la chaleur du brasier devenait intenable. Et tandis qu’il refluait vers ses collègues, de la lumière apparut à plusieurs fenêtres des alentours.
  
  Une troisième détonation retentit, provoquant un regain de l’incendie. Ce coup-ci, les trois passagers de la Lada allaient être carbonisés, pas de doute.
  
  - Qu’est-ce qu’on fait ? s’enquit Leconte d’une voix altérée.
  
  - Rien, dit Coplan. On regarde le spectacle. Nous faisions une balade à pied, en venant d’Arnaut Köy, et nous n’avons pas vu l’accident. Espérons que Kayra va rappliquer.
  
  Des gens commençaient à descendre dans la rue. Ils promenaient des yeux horrifiés sur les deux carcasses de voiture qui crépitaient derrière des volutes de fumée puante. En présence d’un pareil sinistre, l’espoir d’intervenir utilement s’évanouissait.
  
  - Les forbans ! reprit Francis entre ses dents. Ils ne bluffaient pas. La bagnole était bien piégée : ils nous auraient pulvérisés sans remords à la fin de la conversation.
  
  Cartier s’écria :
  
  - Il faut que quelqu’un aille se poster sur la route, sans quoi d’autres voitures risquent de venir percuter ces deux-là !
  
  - Allez-y, approuva Francis. Vous, Bruno, vous feriez bien d’aller de l’autre côté, afin de faire signe à Kayra quand il reviendra.
  
  Les gendarmes turcs auraient bien du mal à reconstituer ce qui s’était passé... Dans la matinée du lendemain, Francis irait déposer une plainte à la police d’Istanbul et dirait qu’on lui avait volé la Taunus au parking de l’hôtel.
  
  
  
  
  
  S’étant aperçu que la Taunus ne le suivait plus, Fehim Kayra avait d’abord ralenti, puis il s’était arrêté complètement. Un éclair, accompagné d’un bruit sourd assez lointain, l’avait ensuite inquiété.
  
  En deux manœuvres, la Mercedes avait fait demi-tour et repris la direction d’Arnaut Köy. Lorsque le Turc vit Leconte campé au milieu de la chaussée, son anxiété s’accrut encore, d’autant plus qu’il distinguait le flamboiement de deux véhicules enchevêtrés.
  
  Mais Leconte le rassura en deux mots, dit qu’il allait prévenir Coplan et Cartier. A la faveur du remue-ménage qui s’était créé autour de l’accident, les Français purent s’éclipser discrètement. Et quand ils furent tous réunis dans la Mercedes, Fehim Kayra les questionna, fortement intrigué :
  
  - Que vous est-il arrivé ? Est-ce vous les responsables ?
  
  - Si on veut, dit Coplan. Mais personne ne pourra en témoigner. Ne vous tracassez pas : les occupants de l’autre voiture ont eu ce qu’ils méritaient. Ils se préparaient froidement à nous volatiliser tous les trois.
  
  Le conducteur accélérait instinctivement, comme s’il craignait d’avoir la police à ses trousses. Quand il eut été édifié sur l’effarante aventure de ses passagers, il exprima ses appréhensions :
  
  - Vous l’avez échappé belle, mais ce n’est que partie remise. Ces bandits savaient tout à votre sujet... Qui sait si je ne suis déjà pas grillé, moi aussi ? Elle est inconcevable, cette histoire !
  
  Il emprunta, sur la gauche, une route sinueuse grimpant à flanc de colline, ajouta :
  
  - Plus rien de ce que nous envisagions au Hilton n’est encore valable. Nous voilà dans un fichu pétrin !
  
  - Le fait est qu’il va falloir réviser le programme en vitesse, concéda Coplan, très embêté. A présent, les rôles sont inversés. C’est nous qui sommes dans la ligne de mire de ces terroristes. Il y a pourtant deux points positifs : d’abord, trois d’entre eux sont éliminés. Ensuite, ils ne pourront pas rapporter aux chefs de leur organisation les réponses que je leur ai données.
  
  Cartier intervint :
  
  - Oui, je veux bien, mais c’est tout de même phénoménal ! Comment diable ont-ils été renseignés à ce point sur tous vos faits et gestes, depuis Marseille ?
  
  - Une écoute fonctionnait chez Gorini quand nous sommes allés dans son appartement, à Milan. Nous avons échangé quelques phrases en français qui les ont éclairés en partie. Ici, à Istanbul, ça me paraît plus mystérieux. Surtout le fait qu’ils aient connu mon nom.
  
  La berline escaladait toujours une pente raide. Des villas s’étageaient sur la colline, en surplomb de la localité de Bebek.
  
  - Nous arrivons, prévint Kayra. Ma femme est absente. Elle passe une quinzaine de jours en Égypte, ça tombe bien !
  
  Peu après, la Mercedes vira sur un petit plateau, devant le perron d’une demeure de style Belle Époque, comme on en voit encore sur tous les rivages méditerranéens.
  
  Les quatre hommes pénétrèrent dans le hall, accédèrent à une salle de séjour dont la fenêtre en loggia dominait le Bosphore et la côte asiatique.
  
  - Scotch ou bière ? s’informa Kayra à la ronde. Je crois que nous avons tous besoin de boire un coup.
  
  Coplan et Leconte allumaient déjà une cigarette pour se détendre les nerfs. Cartier, les poings sur les hanches, regardait le panorama tout en pensant à autre chose.
  
  Leur hôte les rejoignit bientôt avec un plateau chargé de verres, de bouteilles et d’un siphon.
  
  - Servez-vous, invita-t-il, expéditif. Chacun pour soi et le Vieux pour tous.
  
  Le Vieux. Coplan y pensait précisément. L’affaire prenait mauvaise tournure. Pour ce qui était de marcher sur la pointe des pieds, cela s’annonçait plutôt mal.
  
  Quand le groupe se fut désaltéré, Kayra demanda :
  
  - Comment voyez-vous la suite, après cet... incident ? Pour ma part, je veux bien vous donner tout ce que vous voulez, mais après nous couperons les ponts. A mon avis, vous êtes mal partis, tous les trois.
  
  Coplan se pétrit la nuque.
  
  - Au mien aussi, convint-il avec une grimace. Réflexion faite, le bureau de location de voitures doit être de mèche avec Sevkhet Sener, c’est mathématique.
  
  - Non ? fit Leconte, abasourdi.
  
  - Si. Sener ou son racoleur ont dû me voir entrer là. A peine ai-je eu le dos tourné qu’ils ont pu apprendre comment je m’appelais et où je logeais. La bagnole a été trafiquée avant de m’être livrée ; ainsi, notre parlotte, devant l’hôtel, a été entendue par un de leurs complices.
  
  Il lâcha un soupir, se tourna vers Kayra :
  
  - Désolé, mon vieux. J’ai même dit à mes camarades que nous devions vous rencontrer au Hilton.
  
  Un silence atterré plana. Leconte et Cartier, se souvenant des propos tenus par Coplan, mesurèrent la gravité du désastre : le clan adverse avait été clairement informé des objectifs qu’ils poursuivaient !
  
  - C’est foutu, jugea Cartier, l’air sombre. Nous pouvons prendre nos cliques et nos claques et rentrer à Paris, dare-dare.
  
  - Hé ! Pas si vite, opposa Coplan. Nous avons quand même un avantage sur nos adversaires : ils doivent se figurer que nous sommes morts.
  
  Cette déduction chemina lentement dans l’esprit de ses interlocuteurs. Ils possédaient cet avantage, certes, mais ils ne discernaient pas comment il pouvait être exploité.
  
  - Pas de problème, décréta Coplan comme s’il se parlait à lui-même. Notre seule ressource, c’est l’offensive. Il faut nous emparer de Sener avant qu’il s’émeuve de ne pas recevoir de nouvelles de ses acolytes.
  
  - Et qu’en ferez-vous ? objecta Cartier avec pessimisme.
  
  - Nous lui tirerons les vers du nez. Il ne peut être question de quitter Istanbul sans avoir démêlé les fils de cet imbroglio, comme nous en avons reçu l’ordre.
  
  Ses auditeurs sentirent que rien n’entamerait sa résolution, si hasardeuse que pût sembler l’entreprise.
  
  - Mais nous ne savons même pas où il crèche, ce sagouin ! grommela Leconte. Dieu sait s’il n’a pas déjà décampé.
  
  Coplan déposa son verre, écrasa sa cigarette, décida :
  
  - Au boulot. Kayra, voulez-vous me donner l’annuaire de la région ?
  
  Avec l’aide du Turc, il se mit à feuilleter le volume. Si l’adresse privée de Sevkhet Sener n’y figurait pas, il était déterminé à se la procurer d’une autre manière, soit en pénétrant par effraction dans son agence, soit en interceptant le lendemain matin l’employée polyglotte qui l’avait mené dans son bureau.
  
  - Ah ! Voilà, dit Kayra en pointant l’index. Cela doit être lui. 212, route de la Forêt de Belgrade, à Emirgan.
  
  Il releva les yeux, expliqua :
  
  - Il ne faut pas confondre avec Belgrade, la capitale de la Yougoslavie. Belgrat est un village en ruine, inhabité, entouré de toutes parts par la seule forêt qui existe dans la partie européenne de la Turquie. Quant à Emirgan, c’est une localité très agréable, à moins de 20 minutes en voiture de Cumhuriyet Caddesi par la route intérieure. D’ici, ce n’est vraiment pas loin. A peine 3 ou 4 kilomètres.
  
  - Au nord, forcément ? s’enquit Francis, les sourcils rapprochés.
  
  - Oui, bien sûr.
  
  Coplan le regarda.
  
  - Alors, il est à peu près certain que les types de la Lada se seraient rendus chez lui après nous avoir liquidés, supputa-t-il. Il doit les attendre.
  
  Puis, le moral en hausse :
  
  - En piste, les gars. Kayra va nous prêter sa voiture.
  
  - Quoi ? jeta le Turc, pas emballé du tout. Vous comptez utiliser ma Mercedes pour ce genre d’expédition ?
  
  - Nous n’en avons pas d’autre, et le temps presse. En plus, je voudrais vous emprunter quelques pistolets. Nous ne pouvons pas y aller les mains vides.
  
  Fehim Kayra se passa la main sur le front.
  
  - Je crains que vous soyez en train de me compromettre dans une drôle de combine, articula-t-il d’une voix mécontente. Je vous avais cependant prévenu que...
  
  - D’accord, l’interrompit Francis. Je ferai l’impossible pour ne pas vous mouiller, mais rendez-vous compte de l’enjeu. Ce redoutable salopard tire les ficelles d’un réseau de tueurs dont les victimes se comptent par centaines. Il aura notre peau et la vôtre si nous ne lui cassons pas les reins cette nuit. Vous croyez qu’il y a lieu d’hésiter ?
  
  Impressionné par le ton acerbe du Français, Kayra fit marche arrière.
  
  - Non, bien entendu. Mais vous devinez quelle est ma mission, ici ? Elle a une importance stratégique.
  
  - Oui, dit Coplan. Je sais. Vous êtes un observateur parmi ces quelques dizaines d’autres qui surveillent le passage des forces navales soviétiques de la Mer Noire à la Méditerranée, et qui les photographient parfois au téléobjectif pour étudier les caractéristiques des bâtiments les plus modernes. Dans le Renseignement, c’est capital. Mais ceci concerne une guerre future, problématique, tandis que nous baignons dans une guerre actuelle, visant à détruire par l’intérieur les régimes libéraux de l’Europe. Cette bataille-là, nous devons la gagner en priorité, vous comprenez ?
  
  Après une dernière tergiversation, Fehim Kayra déclara :
  
  - Très bien. Prenez vos responsabilités. Moi, j’ai eu l’ordre de vous épauler. Je vais le faire, advienne que pourra.
  
  
  
  
  
  Se basant sur les indications que le Turc lui avait données, carte routière à l’appui, Coplan n’eut aucun mal à trouver l’embranchement où la route de la forêt se détachait de la route côtière.
  
  Dès la sortie du bourg d’Emirgan, la Mercedes dut gravir une côte assez raide le long de laquelle les habitations s’espaçaient, puis elle suivit un parcours sinueux à flanc de coteau. Bientôt, ses passagers aperçurent une villa au toit plat, à un étage, dont le rez-de-chaussée surélevé s’ouvrait sur une grande terrasse. De la lumière brillait derrière l’une des baies vitrées.
  
  - Ce doit être là, supputa Coplan. Il n’y a pas tellement d’autres propriétés dans le secteur.
  
  - Si c’est celle de notre client, il n’est pas fauché, marmonna Leconte. Ça rapporte tellement, les autocars ?
  
  A moins de venir s’appuyer à la balustrade de la terrasse, les occupants de la villa ne pouvaient voir la route en contrebas. Aussi Coplan jugea-t-il préférable d’arrêter la voiture à l’amorce de l’escalier de pierre qui, en deux volées, permettait d’accéder à la terrasse.
  
  Avant de descendre, il dit à mi-voix :
  
  - Nos flingues, c’est de l’intimidation, uniquement. En cas de résistance, cognez. Ne tirez pas. Dès que nous aurons pris la baraque sous contrôle, vous, Gilbert, vous ferez le guet là-haut, pour le cas où quelqu’un s’amènerait à l’improviste. Okay ?
  
  Ils sortirent de la voiture et refermèrent doucement les portières, puis ils s’engagèrent sur l’escalier. Parvenus au niveau des pièces d’habitation, ils s’alignèrent contre le mur de pignon.
  
  Avant d’aborder l’espace découvert, Coplan se rapprocha de l’angle et jeta un coup d’œil vers la porte-fenêtre tout en prêtant l’oreille. Ne percevant aucun bruit de conversation, il fit signe à ses collègues de lui emboîter le pas.
  
  Silencieux comme des ombres, ils progressèrent vers l’entrée de la bâtisse, dans la zone éclairée. L’endroit n’était vraiment pas idéal pour une action en force. On devait apercevoir la villa, juchée à mi-colline, de centaines de mètres à la ronde.
  
  Coplan actionna la poignée. Verrouillé de l’intérieur, le battant de verre résista.
  
  Francis n’hésita pas un dixième de seconde. Il enveloppa de son mouchoir la crosse de son automatique, démolit le carreau d’un coup sec, introduisit son poignet dans l’ouverture et fit jouer l’espagnolette. Les deux parties de la porte-fenêtre s’écartèrent, les trois hommes pénétrèrent vivement dans la salle de séjour déserte et Coplan fonça vers la pièce contiguë où une lampe était allumée.
  
  Avant qu’il l’eût atteinte, la porte de communication s’ouvrit au large. Sevkhet Sener, en manches de chemise, refréna son élan. Le masque imprégné de stupeur, il considéra les intrus, le souffle coupé.
  
  - Reculez, dit Coplan qui, sans attendre, le repoussa brutalement en arrière.
  
  Puis, par-dessus son épaule, il dit à ses équipiers :
  
  - Visitez les chambres et amenez ici tout ce qui respire.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  
  
  
  Sevkhet Sener, aussi épouvanté que s’il avait vu apparaître un spectre, se retint à un meuble pour rester debout sur ses jambes tremblantes.
  
  - Maintenant, tu vas étaler tes cartes, ordure, grinça Coplan. Inscris sur un papier la liste des comparses auxquels tu envoies tes directives pour contacter les terroristes brevetés qui débarquent en Europe. Et méfie-toi, certains sont déjà repérés : ne commets pas l’idiotie de leur attribuer de fausses adresses.
  
  Le Turc, blême, semblait cloué sur place. L’expression ordinairement affable de son visage s’était muée en un rictus apeuré. Il bégaya :
  
  - Je... Je ne comprends pas. Que me voulez-vous ?
  
  - Je viens de le dire. Au travail, ou bien on t’emmène tout de suite. Tu as dix secondes.
  
  L’homme alla s’affaler sur le fauteuil qu’il occupait avant l’arrivée des Français. Par quel miracle avaient-ils échappé à la mort ? Et qu’étaient devenus les olibrius de l’escouade de protection ?
  
  Anéanti, Sevkhet Sener ouvrit le bloc de papier à lettre qui gisait sur son bureau, saisit un stylo-bille.
  
  A ce moment, on entendit une voix féminine qui se plaignait sur un ton effrayé, puis des objurgations de Leconte proférées avec rudesse. Une autre porte s’ouvrit. Une femme échevelée, en longue chemise de nuit, entra et interpella le maître de maison dans leur langue natale. En voyant Coplan, elle resta la bouche ouverte, sidérée.
  
  - You, shut up, lui lança-t-il en l’invitant aussi, par signe, à fermer son caquet. Sit down.
  
  Sener décerna un regard accablé à son épouse. D’un haussement d’épaules, il lui signifia qu’il ne pouvait rien faire devant des hommes armés.
  
  - Allons, écris ! intima Coplan, les traits durs. Je les veux tous. Ceux d’Italie, de France, d’Allemagne, de Hollande, de Grande-Bretagne...
  
  Les mâchoires serrées, l’autre réfléchit un court instant, puis il se mit à l’ouvrage. Mais, sur ces entrefaites, ce fut Cartier qui apparut, l’air embêté.
  
  Il déclara :
  
  - Deux gamines de 14 à 16 ans dorment à poings fermés là-haut. Qu’est-ce que j’en fais ?
  
  Une chose à laquelle Coplan n’avait vraiment pas pensé, c’est qu’il pouvait y avoir des enfants dans la maison.
  
  - Merde, prononça-t-il, déconcerté.
  
  Que cet individu, qui concourait activement à fomenter des attentats de toute espèce, pût mener une existence paisible de père de famille, c’était le bouquet !
  
  Francis dit à Cartier :
  
  - Enfermez-les. Et si vous ne le pouvez pas, montez la garde devant leur chambre. Vous, Bruno, allez sur la terrasse.
  
  Lorsque tous deux se furent éloignés, il s’approcha de Sener, pistolet au poing, afin de lire ses annotations. Le Turc, apparemment persuadé que sa seule chance de s’en tirer à moindre mal consistait à fournir les renseignements exigés, écrivait d’une main fébrile.
  
  Quand, en quatrième position, il traça : « Jules Marigot, 127 rue des Templiers, Marseille », Coplan l’interrompit :
  
  - Pourquoi a-t-il abattu Jean-Pierre Janvier, celui-là ?
  
  Sener le regarda, interdit.
  
  - Mais... je ne sais pas, bredouilla-t-il. Êtes-vous sûr qu’il l’a fait ?
  
  - Lui seul était capable de le faire, puisqu’il connaissait le point de ralliement de la bande après le hold-up. Comment est-il, ce type ?
  
  - Je ne l’ai jamais vu, assura Sener, la gorge sèche, redoutant des sévices.
  
  Après tout, c’était possible.
  
  - Continuez, dit Coplan, troublé une fois de plus par les multiples anomalies sur lesquelles il butait depuis le début de sa mission.
  
  Le Turc et ses acolytes n’étaient d’ailleurs pas mieux lotis que lui, à cet égard, si l’on en jugeait par les questions qu’ils avaient posées sur la route de Bebek.
  
  La femme de Sener, elle, était complètement perdue. Elle avait des formes opulentes qui contrastaient avec la finesse de son visage. Le décolleté de sa chemise de nuit laissait voir ses gros seins ; le nylon épousait étroitement ses cuisses rebondies, accusant même la forme de son pubis, qui devait être très poilu.
  
  Elle fixait Coplan comme s’il s’apprêtait à l’égorger, se demandant pourquoi ces bandits ne réclamaient pas d’argent.
  
  Sener inscrivit rapidement une neuvième adresse, détacha le feuillet et le tendit au Français.
  
  - Voilà, murmura-t-il, la figure défaite. Ils y sont tous, je vous le garantis. Est-ce tout ce que vous désirez ?
  
  - Pas encore. Qui étaient ces rigolos que vous avez lancés à mes trousses, et qui ne forment plus qu’un petit tas de cendres à l’heure actuelle ?
  
  - Vous les avez tués ? questionna Sener, pas trop ému.
  
  - Disons qu’ils se sont tués eux-mêmes en percutant ma voiture. Si vous tenez à rester vivant, expliquez-moi toute la combine.
  
  Sener médita, le front baissé. Maintenant qu’il avait accompli un grand pas dans la voie de la trahison, il n’avait plus beaucoup d’illusions à se faire. Un peu plus tôt, un peu plus tard, ils en auraient connaissance et le rattraperaient au tournant. Mais il fallait parer au plus pressé.
  
  - Ces hommes n’étaient pas à mon service, dévoila-t-il d’un ton neutre. En réalité, c’est moi qui travaillais pour eux. Ils appartenaient à une organisation qui s’appelle le Croissant Noir, et dont le siège est dans un camp de réfugiés palestiniens, au Liban. J’ai bien été forcé de leur signaler que vous m’aviez rendu visite cet après-midi.
  
  - Non, dit Coplan. C’est là que ça cloche. En venant vous voir, je n’avais encore aucun soupçon à votre sujet. Vous m’avez répondu d’une manière très habile, sans tomber dans le panneau et en me dirigeant vers une excellente voie de garage. Quand et comment avez-vous appris que je représentais un réel danger pour vous ?
  
  Sener, plissant le front et les lèvres, garda le silence.
  
  Coplan railla, sarcastique :
  
  - Ne craignez pas de mettre dans le bain le propriétaire de l’agence de location de voitures. Qu’il soit votre partenaire, je n’en doute plus depuis ce soir. Mais ce que je vois mal, c’est pourquoi, d’emblée, vous lui avez recommandé de trafiquer la Taunus qu’il venait de me louer. Cela s’imposait d’autant moins que vous pouviez me tendre un piège à l'lnflot. Alors, pourquoi cette curieuse précipitation ? Qui vous a informé que j’étais allé à Milan ?
  
  Le Turc ne sortit pas de son mutisme.
  
  Coplan ne comprit pas pourquoi il s’obstinait à se taire, alors qu’il avait déjà divulgué l’essentiel. Raison de plus pour lui arracher un aveu sur ce point. Mais Francis n’envisageait pas de gaieté de cœur de le soumettre à la torture pour le forcer à parler. Ses cris feraient hurler sa femme et réveilleraient les deux jeunes filles.
  
  - Qu’est-ce qui vous retient ? s’enquit Coplan. Ce secret vaut-il le sacrifice de votre vie ?
  
  - Vous me liquiderez de toute façon, rétorqua Sener. Je viens de m’en rendre compte.
  
  Inopinément, la lumière s’éteignit.
  
  Coplan, d’instinct, se déplaça d’un pas sur la droite, jambes fléchies. Il perçut un bruit sourd, tout proche, comme si Sener était tombé de sa chaise. A l’étage, une porte grinça. Dans la seconde suivante, la chute d’un corps ébranla le plafond de la pièce.
  
  Sur le qui-vive, entouré d’une obscurité opaque, Coplan recula de manière à s’adosser à une cloison. Le doigt sur la détente, il se tint prêt à tirer. Puis ses yeux s’accoutumèrent à la faible lueur dispensée par le ciel étoilé.
  
  - Ne bougez pas, Sener, gronda-t-il d’une voix contenue. Je vous vois suffisamment pour vous expédier une balle dans le buffet.
  
  - Ce... ce doit être une panne, chuchota l’interpellé qui ajouta quelques mots en turc à l’adresse de son épouse.
  
  Coplan plongea sa main gauche dans une poche intérieure, en extirpa un stylo. Une pression sur l’agrafe provoqua un rais de lumière, lequel repéra Sener tassé sous son bureau.
  
  Entre-temps, Bruno Leconte avait traversé toute la largeur de la terrasse et, planté au seuil de la porte-fenêtre, il s’inquiéta :
  
  - Que se passe-t-il, Coplan ? Est-ce vous qui avez éteint ?
  
  - Non, lui renvoya Francis. Faites gaffe. Quelqu’un a coupé le courant. Voyez-vous des lumières aux environs ?
  
  - Oui, quelques-unes.
  
  - Alors, ce n’est pas le secteur.
  
  Les nerfs à vif, Leconte pénétra dans la salle de séjour, la balaya d’un regard scrutateur. Lui aussi se munit de son stylo-lampe, expédia un rond de clarté sur la paroi opposée.
  
  Un cri terrible, d’agonie, retentit dans le haut de la maison faisant tressaillir des pieds à la tête tous ceux qui l’entendirent. Le râle affreux de quelqu’un frappé d’un coup de poignard.
  
  Ce ne pouvait être que Gilbert Cartier.
  
  La silhouette de Coplan se dessina dans l’encadrement de la porte de communication alors que des glapissements juvéniles, terrorisés, perçaient le silence retombé.
  
  - J’y vais, jeta Coplan à son collègue. Assommez Sener et sa bonne femme, ça va barder.
  
  Il courut vers le hall intérieur, où devait s’amorcer l’escalier, pendant que Leconte fonçait vers le bureau.
  
  Une lourde masse dévalait l’escalier lorsque Coplan s’élança pour gravir les marches. Mais avant qu’il les eût atteintes, une matraque s’abattit sur son poignet droit. La couleur fut telle qu’il laissa échapper simultanément son pistolet et sa lampe, laquelle tomba sur un tapis en restant allumée.
  
  Trébuchant, il vit fondre sur lui l’hercule au crâne rasé qui venait de l’étage, eut le réflexe de plier des genoux pour esquiver le choc. L’espèce d’hippopotame qui voulait l’empoigner ne happa que le vide, heurta Francis et dégringola pardessus lui, faisant trembler la maison.
  
  Coplan se redressa, distingua vaguement son premier agresseur. Privé de l’usage d’un de ses bras, il pivota sur une jambe et expédia sa chaussure dans l’abdomen du type qui avançait vers lui pour le frapper une seconde fois. La décharge parvint à destination, pliant en deux le bénéficiaire. Mais Francis n’eut pas le temps de s’en féliciter car, s’étant hissé sur ses pattes après sa plongée, l’autre colosse repartait à l’attaque en soufflant comme un phoque.
  
  Un poing énorme passa juste à ras de l’épaule droite de Francis ratant sa cible d’une fraction de seconde. Ce direct-là lui aurait mis la figure en bouillie. Il riposta d’un crochet vicieux de son bras valide, au foie de son adversaire. Un grognement inarticulé prouva que ce dernier accusait le coup, mais il en fallait davantage pour briser sa combativité. Il saisit à pleines mains les biceps de Coplan en vue de le paralyser, reçut un coup de genou à l’entrejambe et dut lâcher prise.
  
  Pendant que se déroulait ce combat, les criailleries redoublaient au premier étage. Coplan se demanda ce qu’attendait Leconte pour venir à la rescousse. Or il entendit une exclamation, le bruit d’une autre bagarre, ne put éviter le coup de tête qui l’envoya valdinguer de l’autre côté du hall, les quatre fers en l’air.
  
  Il gigotait pour se relever quand ses deux antagonistes lui tombèrent dessus. Il tenta d’en dévier un mais eut la sensation qu’une dalle de granit s’effondrait sur son crâne.
  
  
  
  
  
  A trois heures du matin, fatigué de tourner comme un lion en cage, Fehim Kayra n’y tint plus. Les Français auraient dû lui ramener sa Mercedes une heure plus tôt, ainsi qu’il était convenu.
  
  Un événement fâcheux avait dû se produire, sans quoi ils n’auraient pas renié leur promesse solennelle de restituer sa voiture.
  
  Assailli par de sombres pressentiments, le Turc se rhabilla, glissa dans ses poches, à toutes fins utiles, quelques outils dont il pourrait avoir besoin. Encore une veine qu’il ait eu à sa disposition la 5 CV Renault de sa femme...
  
  Il l’avait bien prévu, que cette histoire allait lui attirer des ennuis ! Avec Paris, ce qui serait le moins grave, mais aussi avec la police turque. Si Coplan et ses acolytes avaient des démêlés avec elle, comment expliqueraient-ils l’emploi de la Mercedes ?
  
  Sorti de chez lui, Kayra resta encore un moment devant la porte de son garage, guettant un éventuel bruit de moteur. Puis, se disant que cet espoir devenait grotesque, il se mit en devoir de sortir la petite Renault.
  
  Il descendit la pente sinueuse conduisant à Bebek, vira dans la route côtière. A cette heure, un simple déplacement pouvait sembler suspect, susciter un contrôle d’identité. Depuis la tension des rapports avec la Grèce, au sujet de la propriété des fonds marins en Mer Égée, les routes de la partie européenne du pays étaient plus étroitement surveillées.
  
  A Emirgan, la Renault traversa lentement l’agglomération et, à la même allure, remonta la route de la forêt. Kayra, mal à l’aise, observa plus attentivement la colline sur la droite. Après quelques méandres, il distingua une belle villa bâtie à flanc de coteau, avec une terrasse en encorbellement. Et quand un dernier tournant l’eut conduit à une centaine de mètres de cette demeure, il vit sa Mercedes en stationnement près de l’escalier d’accès.
  
  Tout avait l’air parfaitement calme. Pas une lumière ne brillait à l’intérieur de la bâtisse, très moderne d’aspect, de construction récente certainement.
  
  Perplexe, Kayra dépassa la villa pour se donner un temps de réflexion. Que sa voiture fût là semblait signifier que les Français n’avaient pas encore quitté l’habitation de Sevkhet Sener. Mais pourquoi s’y attardaient-ils tellement ?
  
  La Renault continua de gravir la pente, si bien qu’après un autre virage elle se trouva à l’arrière de la villa et en position dominante. Kayra pouvait même voir une partie de la terrasse, avec une balancelle, une table et des fauteuils de jardin.
  
  Il s’arrêta un peu plus loin, fit demi-tour, revint en sens inverse. Une telle tranquillité finissait par lui flanquer la frousse. Il était tout de même difficilement concevable que le propriétaire de cette maison fût venu à bout de trois solides gaillards, armés par surcroît...
  
  Kayra stoppa sur le bas-côté, maîtrisant avec peine un énervement croissant. Jamais une décision ne lui avait paru aussi difficile. Rentrer chez lui sans avoir un début d’explication, il ne pourrait s’y résoudre. Et il ne pouvait pas non plus attendre là jusqu’à l’aube.
  
  Il sortit de sa voiture, la referma à clé, se dirigea vers sa Mercedes. Celle-ci n’avait pas une égratignure ; la clé de contact n’était pas fichée dans le Neiman.
  
  Plutôt désemparé, Kayra fit une courte prière, puis il emprunta l’escalier tout en tendant l’oreille, prêt à décamper à la moindre alerte. Mais rien n’interrompit son ascension. Il tâcha de préparer mentalement un prétexte, pour le cas où quelqu’un l’apostropherait, mais ne put en imaginer un.
  
  Ayant bifurqué lorsqu’il eut atteint la terrasse, il se figea. Les battants de la porte-fenêtre étaient fermés, mais un trou avait été pratiqué dans la vitre, à mi-hauteur. Le Turc s’en approcha, écouta. Pas le moindre signe de vie n’était perceptible.
  
  Ne sachant trop comment interpréter un silence si parfait qu’il en devenait angoissant, Kayra se dit qu’il était allé trop loin pour s’en retourner bredouille. Il manœuvra l’espagnolette avec prudence, fit pivoter un des battants, pénétra à pas de loup dans la grande salle de séjour. Avisant la porte, restée large ouverte, donnant sur la pièce voisine, il domina la crainte qui l’envahissait et marcha jusqu’à l’encadrement.
  
  Alors, un frisson lui parcourut l’échine. Il faillit prendre ses jambes à son cou pour fuir le spectacle hallucinant qui s’offrait à sa vue dans la faible clarté nocturne.
  
  Deux corps étaient allongés par terre, ceux d’un homme et d’une femme en chemise de nuit. Kayra projeta sur eux, fugitivement, la lumière de sa lampe de poche, juste le temps de s’apercevoir qu’ils avaient été abattus d’une balle dans la tête.
  
  Une nausée lui souleva le cœur, un vertige fit tourbillonner ses pensées. Si c’étaient Coplan et ses camarades qui avaient commis ce double meurtre, pourquoi avaient-ils abandonné la villa en laissant sur place la Mercedes ?
  
  Cloué au sol, cherchant vainement une réponse à cette énigme, Kayra fut gagné par la conviction qu’il n’y avait plus personne d’autre dans cette demeure.
  
  Et si les Français avaient été tués, eux aussi ?
  
  Fehim Kayra respira profondément, plusieurs fois, pour reprendre son sang-froid. Il devait savoir à quoi s’en tenir, à tout prix.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  
  
  
  A peine eut-il entreprit l’exploration du rez-de-chaussée qu’il regretta de ne pas avoir déguerpi.
  
  Sur l’escalier qui menait à l’étage gisaient deux adolescentes en pyjama, mortes également. L’une avait dégringolé au bas des marches et s’était complètement recroquevillée, les cheveux en désordre. La seconde, en chemise, frappée par un projectile alors qu’elle se disposait à descendre, avait été rejetée en arrière, sur le dos, ses jambes ouvertes pendant sur les marches.
  
  Les deux malheureuses avaient reçu une balle en pleine figure.
  
  Le Turc, oppressé, essuya du revers de la main la sueur qui perlait sur son front. Ce n’était pas possible... Même si Sevkhet Sener était le chaînon principal dans la filière, cela ne justifiait pas un pareil massacre !
  
  Bien que talonné par une formidable envie de s’évader du lieu de cette tuerie, Kayra poursuivit rapidement sa perquisition.
  
  A l’étage, il releva des traces de sang dans le couloir. Les portes de toutes les chambres étaient ouvertes, les lits défaits.
  
  A qui ce sang appartenait-il, puisque les occupantes avaient été assassinées ailleurs ?
  
  En redescendant, les jambes molles, Kayra s’avisa de l’existence d’une trappe dans une pièce qui jouxtait le hall. Le couvercle relevé s’appuyait contre le mur.
  
  Lampe de poche en batterie, le Turc emprunta les degrés de béton menant au sous-sol. Ici encore, des traces de sang étaient visibles. Chaufferie et buanderie avaient dû être aménagées dans le soubassement, partiellement encastré dans le roc, de la villa.
  
  Il y avait là le tableau de distribution de l’électricité, le compteur d’eau. Plus loin, un battant de bois équipé d’un solide verrou devait fermer une cave à provisions, sans doute, mais la tige du verrou n’était pas poussée dans la gâche.
  
  Kayra voulut jeter un coup d’œil dans ce réduit. Il attira le panneau, braqua sa lampe vers l’intérieur, laissa échapper une exclamation.
  
  Trois hommes se trouvaient là, sur des couchettes. Deux d’entre eux, ligotés, une bande de sparadrap collée sur la figure, clignaient des yeux sous la lumière trop vive qui les enveloppait : Coplan et Leconte. Quant au troisième, Gilbert Cartier, il était affalé sur le ventre, une large tache de sang au milieu du dos.
  
  Revenu de sa stupeur, Kayra posa sa lampe sur la couchette la plus proche, le réflecteur dirigé vers le plafond. Puis, à l’aide d’un gros canif, il entreprit de délivrer les deux prisonniers tout en grommelant des paroles sans suite.
  
  Dès que ses liens eurent été coupés, Coplan se débarrassa précautionneusement du bâillon qui adhérait à sa peau ; ensuite il maugréa :
  
  - Eh bien, vous avez mis le temps... Je nous voyais déjà condamnés à finir dans le Bosphore après un interrogatoire gratiné.
  
  Puis, éberlué :
  
  - La maison est-elle donc vide ?
  
  Kayra, qui achevait de trancher les cordes enserrant les chevilles de Leconte, dit d’une voix enrouée :
  
  - Vide ? Ce n’est pas le mot. Vous n’avez donc rien entendu ?
  
  Coplan, en train de se fouiller les poches, marmonna :
  
  - Entendu quoi ? Vous savez, il n’y a qu’une demi-heure que j’ai repris conscience. Ils m’avaient vachement assommé, ces malabars.
  
  Ses yeux se posèrent sur le corps de Cartier, s’écarquillèrent. Leconte, s’appliquant au décollement de son bâillon, vit néanmoins le changement de physionomie de Francis, en découvrit la raison.
  
  - Sacré bon sang, murmura-t-il, consterné. Ils l’ont buté.
  
  L’obscurité totale dans laquelle ils baignaient, de même que le silence auquel ils étaient contraints, ne leur avaient pas permis de se rendre compte que leur collègue était mort.
  
  Coplan ramassa la lampe afin de mieux éclairer le dos de Cartier. Décelant la cause de l’hémorragie, il laissa tomber :
  
  - Coup de poignard. Ils ont dû l’avoir par surprise quand il gardait la chambre des filles... Pas moyen de l’emmener, le pauvre.
  
  - Partons d’ici, le pressa Kayra. Nous ne pouvons plus rien pour lui. Maintenant, ce sont mes deux voitures qui stationnent sur cette route...
  
  Coplan, lui restituant sa lampe, recommença à explorer ses poches.
  
  - Naturellement, ils m’ont fauché la liste, grinça-t-il, furibard. Cartier aura laissé sa peau dans l’opération pour des nèfles. Bruno, récupérez en vitesse tout ce qu’il a sur lui.
  
  Les idées pas très bien en place, il se remémora le dialogue entamé un peu plus tôt avec leur sauveteur et lui demanda :
  
  - Qu’est-ce que vous disiez ? Il y a encore quelqu’un là-haut ?
  
  - Toute la famille, articula son interlocuteur, les lèvres sèches. Vous allez voir...
  
  Il fit demi-tour et grimpa les marches, entraînant les deux rescapés à sa suite.
  
  Quand Francis aperçut les gamines, son estomac se crispa. Avant qu’il eût ouvert la bouche, Kayra l’entraîna dans le bureau en disant :
  
  - Ce n’est pas tout. Regardez-moi ça... Une hécatombe. Voilà pourquoi je vous demandais si vous n’aviez rien entendu. Tous les quatre ont été abattus à coups de pistolet.
  
  Sidérés, les deux agents français s’immobilisèrent sur le seuil de la pièce. Kayra éteignit sa lampe, ajouta fébrilement :
  
  - On s’expliquera plus tard. Foutons le camp au plus vite !
  
  - Hé ! Une seconde, dit Coplan tout en lui agrippant la manche. Attendez...
  
  Il avança jusqu’à la table en évitant de toucher du pied les deux cadavres, saisit entre le pouce et l’index le feuillet de couverture du bloc-notes et le rabattit afin d’arracher la première page vierge.
  
  - L’écriture de Sener a peut-être laissé une empreinte, quand il a rédigé sa liste, confia-t-il à Leconte. J’avais reçu de lui les noms et adresses de tous ses subordonnés en Europe.
  
  Il détacha vivement la page et la plia pour la glisser dans sa poche, rejoignit Kayra qui piaffait d’impatience. Ce quadruple meurtre laissait Francis pantois, d’autant plus que les individus avec lesquels ils s’étaient bagarrés devaient être hébergés par Sener.
  
  Avant de dévaler l’escalier extérieur, les fugitifs épièrent encore les alentours. Aucun véhicule, à deux ou à quatre roues, ne se déplaçait dans le secteur.
  
  Alors ils descendirent en file indienne jusqu’au niveau de la route. Kayra tendit les clés de la Renault à Leconte.
  
  - Prenez, vous, la 5 CV, chuchota-t-il. J’emmène Coplan dans la Mercedes.
  
  Soudain transpercé par une crainte supplémentaire, il demanda à Francis :
  
  - On ne vous a pas volé mon trousseau de clés, au moins ?
  
  - Je l’ai, le rassura ce dernier, épaté lui-même qu’on ne le lui eût pas subtilisé.
  
  
  
  
  
  Ils rallièrent tous les trois, sans autre incident, le domicile de Fehim Kayra. Avant toute chose, Coplan demanda des aspirines et de l’eau oxygénée, car le coup qu’il avait reçu sur l’occiput avait entaillé vilainement son cuir chevelu. Bruno Leconte s’octroya d’ailleurs les mêmes soins, pour les mêmes motifs.
  
  Le Turc, lui, s’offrit une copieuse rasade d’arak pour se remettre de ses émotions. Jamais, de sa vie, il n’avait participé à une expédition aussi sinistre.
  
  Finalement, avec ses hôtes, il voulut tout de même essayer de comprendre les événements qui s’étaient succédés au cours de la nuit.
  
  - Qui vous a bouclés dans cette cave ? Comment se fait-il que vous n’ayez pu vous défendre ? questionna-t-il sur un ton anxieux. Moi, j’ai cru d’abord que c’était vous qui aviez supprimé Sener et ses proches.
  
  Coplan avait encore du mal à mettre de l’ordre dans ses idées. Il ne discernait pas mieux que son interlocuteur une explication rationnelle de toute cette histoire. Il révéla cependant :
  
  - Les hommes qui nous ont attaqué devaient loger dans la pièce où vous nous avez trouvés. Ils connaissaient mieux que nous l’agencement de la villa et, peut-être, Sevkhet Sener a-t-il pu les appeler au secours par un signal quelconque. J’étais d’ailleurs un peu étonné par sa docilité, je dois l’avouer. Non seulement il m’a mis sur papier les noms des membres de son réseau, mais il a aussi reconnu qu’il opérait pour un groupement palestinien appelé « Le Croissant Noir ».
  
  Bruno Leconte dit à Kayra :
  
  - Ses gorilles ont coupé le courant avant de passer à l’attaque. Gilbert Cartier a dû être leur première victime, car nous avons entendu un cri terrible à l’étage avant d’être assaillis à notre tour.
  
  Le Turc, soucieux, secoua la tête.
  
  - En somme, dit-il, vous pensez que ces individus étaient les protecteurs de Sener. Mais alors pourquoi l’ont-ils éliminé avec tous les siens ? En vous laissant la vie sauve, à vous !
  
  Coplan, affalé dans un fauteuil les deux mains derrière la nuque, émit une supposition :
  
  - Ils comptaient revenir pour nous emmener ailleurs. A mon sens, ils sont allés prévenir quelqu’un et demander des directives.
  
  - Après le carnage, ça me paraît un peu tard, ironisa Leconte. Un autre point bizarre, c’est qu’ils n’aient pas utilisé la Mercedes pour se débiner.
  
  Mentalement, Coplan s’efforçait de relier l’un à l’autre tous les faits de la soirée, depuis le dialogue-radio avec la voiture poursuivante jusqu’à l’empoignade ayant fait suite à l’interrogatoire de Sener.
  
  Le « Croissant Noir » avait-il voulu faire payer au Turc la mort des passagers de la Lada ? Ce n’était pas exclu, surtout si les gardes du corps planqués dans la cave avaient pu suivre la conversation entre Francis et Sener, grâce à un système d’écoute intérieur. Restait à élucider pourquoi le directeur de l’agence d’autocars avait renâclé quand Coplan lui avait posé ses deux dernières questions, somme toutes mineures.
  
  Francis se frotta les arcades sourcilières. La fin brutale de Cartier le tarabustait, en sus du reste. Il se voyait mal, rentrant à Paris les mains vides, raconter au Vieux qu’il avait perdu un de ses hommes et que rien n’était résolu.
  
  Ceci le fit songer au feuillet qu’il avait détaché du bloc-notes de Sener. Il plongea la main dans sa poche, en retira le papier, qu’il déplia pour l’examiner par transparence.
  
  - Vous pouvez lire quelque chose ? s’informa Leconte, curieux.
  
  Coplan fit une mimique négative, mais une inscription tracée au stylo-bille dans le coin supérieur de la page mobilisa son attention : « Hilton 427 »
  
  Sener avait donc noté cela après avoir détaché la page précédente, celle qu’il avait remise à Coplan.
  
  Ce dernier prononça :
  
  - S’il subsiste une empreinte de la liste, elle n’est pas visible à l’œil nu. Mais voyez ce que Sener a écrit entre le moment où la bagarre s’est déclenchée et l’exécution collective de sa famille.
  
  Kayra et Leconte fixèrent les yeux sur l’annotation.
  
  - C’est un numéro de chambre, évidemment, marmonna le Turc. Sener aurait-il craint de l’oublier ?
  
  - Précaution plutôt superflue s’il se savait en danger de mort, souligna Coplan. Je serais plutôt enclin à voir là un message... le dernier recours d’un homme qui sent approcher une menace. J’aimerais bien savoir à qui cette indication était destinée.
  
  Hochant la tête, il replia le feuillet et l’enfouit dans sa poche. Après quoi il éprouva un irrésistible besoin de fumer, signe que son mal au crâne s’atténuait.
  
  - Eh bien, conclut-il en s’entourant d’un nuage bleuté, j’ai l’impression que nous ferions bien d’aller roupiller. J’en ai marre de me cogner sans arrêt à des problèmes insolubles. Kayra, pouvons-nous regagner notre hôtel avec votre Renault ?
  
  - Excusez-moi, dit le Turc avec une expression excédée. Vous commencez sérieusement à me casser les pieds... C’est presque un miracle que nous ne soyons pas tous aux mains de la police ou à celles de ces terroristes. Laissez-moi désormais en dehors de vos machinations, et n’essayez plus d’affronter sur leur terrain des gens qui sont beaucoup mieux organisés que vous. Vous quitterez peut-être Istanbul sains et saufs, mais moi je continuerai d’y vivre, exposé aux mêmes risques que Sevkhet Sener.
  
  Il y eut un silence. In petto, Leconte ne put donner tort à leur hôte. Ils pouvaient déjà lui brûler une fière chandelle.
  
  Coplan, pour sa part, n’avait plus l’envie d’entamer une controverse.
  
  - Okay, acquiesça-t-il. Préférez-vous nous héberger jusqu’à demain matin ? Moi, je veux bien prendre l’autobus à la première heure. Mais qu’est-ce que ça changera ? Vous êtes déjà sur leur liste noire, aussi bien que nous. Ce n’est pas le prêt de votre 5 CV qui vous compromettra davantage.
  
  La face tourmentée, le Turc réfléchit. Il se servit encore un verre d’arak qu’il avala d’un trait.
  
  - Bon, bougonna-t-il. A tout prendre, j’aime mieux que vous dormiez ici. Mais je ne serai plus jamais tranquille tant que cette bande n’aura pas été mise hors d’état de nuire. Pourquoi ne proposeriez-vous pas au Vieux d’informer le contre-espionnage turc, afin que ce dernier se charge du nettoyage ? Vous avez assez d’éléments, que diable !
  
  - C’est une idée, concéda Coplan. Nous en reparlerons demain matin. En attendant, je boirais volontiers un verre d’arak.
  
  
  
  
  
  Le soleil s’était levé depuis plus de deux heures au-dessus des collines de l’Anatolie et il commençait à se refléter dans les eaux du Bosphore. Installés à une table devant une large fenêtre, Fehim Kayra et ses invités déjeunaient tout en jetant parfois un regard sur le panorama. Fidèle, aux traditions d’hospitalité, le Turc s’abstenait d’aborder pendant le repas un sujet qui pouvait déplaire aux deux Français, bien que, en lui-même, il ne cessât d’y penser.
  
  Devinant ses préoccupations, ce fut Coplan qui mit les pieds dans le plat.
  
  - J’ai réfléchi à votre suggestion, dit-il soudain en déposant sa tasse de café. Eh bien, franchement, ça me paraît prématuré. Dans un sens, la situation est encore moins bonne que quand nous avons débarqué.
  
  - Ah oui ? Vous trouvez ? fit Kayra, l’air désappointé.
  
  Leconte observa du coin de l’œil ses deux compagnons tout en mangeant sa tartine. Il l’avait subodoré, que Coplan n’allait pas lâcher prise, en dépit de tous les risques.
  
  - Oui, affirma Francis. Que savons-nous, que je puisse signaler à Paris pour retransmission aux services de sécurité turcs ? Les activités occultes de Sener ? Il est mort. Qui l’a assassiné ? Nous n’en savons rien. Où est la centrale du Croissant Noir à Istanbul ? Pas la moindre idée. Va-t-elle continuer à fonctionner ? Rien n’est moins sûr, puisqu’elle a sacrifié le maillon principal entre la direction du mouvement et ses « résidents » en Europe. Avouez que j’aurais bonne mine si je rentrais à Paris dans ces conditions-là !
  
  Kayra lâcha un immense soupir.
  
  - Mais enfin, qu’espérez-vous donc ? s’exclama-t-il. Pourquoi vous acharner ? Vous le savez, que nous sommes dans le collimateur de ces terroristes, et vous reconnaissez en plus que vous ignorez quasiment tout d’eux. Auriez-vous la vocation du suicide, par hasard ? La perte d’un collègue ne vous suffit pas ?
  
  Les traits de Coplan changèrent.
  
  - Je fais mon métier, rétorqua-t-il assez sèchement. Si nous devions reculer chaque fois qu’un danger nous guette, nous ne servirions pas à grand-chose. Il me faut assez de renseignements et de preuves pour qu’on puisse ramasser en une fois tous les affiliés du Croissant Noir qui opèrent à Istanbul et dans les pays de la Communauté : voilà quel est mon job.
  
  Un silence plana, au cours duquel Coplan regretta son mouvement d’humeur. Il reprit d’une voix conciliante :
  
  - Écoutez, Kayra. Je sais que je devrais plutôt vous remercier. Vous nous avez sortis d’un sale guêpier, je n’en disconviens pas, et le langage que vous me tenez part d’un bon sentiment. De plus, vos appréhensions sont fondées, je ne peux le nier. Mais admettez aussi que notre retour en France n’arrangerait rien pour vous. Mieux vaut crever l’abcès une bonne fois. Pourquoi ne pas vous mettre au vert quelque part ? Ne pourriez-vous pas rejoindre votre femme en Égypte ?
  
  Méditatif, le Turc alluma une longue cigarette de tabac blond. Les dernières phrases du Français lui avaient mis un peu de baume sur le cœur. Il répondit :
  
  - Ma place est ici. Je n’ai pas le droit de m’en aller. Je suis une sentinelle, comprenez-vous ? Ça, c’est mon job. Cela dit, je ne vois pas comment vous allez procéder pour repêcher des agents du Croissant Noir. Sener était votre seule piste, ne l’oubliez pas.
  
  - Exact, opina Francis. Seulement, Bruno et moi, nous représentons un espoir pour eux, et c’est ce qui va les faire sortir de leur trou. La disparition de ces centaines de millions de lires leur est restée en travers de la gorge ; ils ne renonceront pas à les récupérer.
  
  Leconte dissimula son manque d’enthousiasme. En clair, Coplan et lui allaient encore jouer le rôle d’appât, avec deux alliés en moins.
  
  Ayant vidé sa troisième tasse de café, Kayra conclut :
  
  - Très bien. De toute façon, n’ayez plus de contact avec moi qu’en cas d’extrême nécessité. Maintenant, vous permettez, je vais allumer la radio. Peut-être va-t-on mentionner les crimes commis dans la villa de Sener.
  
  Tandis que l’istanbuliote se dirigeait vers son récepteur, Leconte dit à Coplan :
  
  - Dans l’immédiat, on fait quoi ?
  
  - Regagnez seul votre hôtel et changez-vous. Quelle heure est-il ? Huit heures, pratiquement. Eh bien, venez au Divan vers dix heures et prenez-moi en filature quand je sortirai, voyez si quelqu’un s’intéresse à moi. Ils vont renouer la piste au plus vite, certainement.
  
  - D’accord. Mais ensuite, si on tente de vous emmener en balade ?
  
  La musique orientale que diffusait l’appareil s’estompa, puis une voix masculine annonça les informations. Ne pigeant rien à cette langue, Coplan répondit à Bruno :
  
  - Dans ce cas-là, n’intervenez pas. Essayez seulement de ne pas perdre ma trace. Je parviendrai bien à les lanterner pendant quelques heures. Entre-temps, vous...
  
  Kayra, les traits tendus, lui fit soudain signe de se taire. Immobile près du poste, les mains enfouies dans ses poches, il écoutait avec concentration. Selon toute probabilité, le rédacteur du bulletin devait évoquer le drame de Bebek.
  
  Patient, Francis massa son poignet encore endolori, ses yeux errant sur l’eau bleue du Bosphore. Il songea aux consignes qu’il allait donner à Bruno. Alerter le Vieux par téléphone ? Ou Mondovi, plus proche d’Istanbul ? Tous deux disposaient de brigades volantes pour intervention rapide...
  
  Fehim Kayra proféra quelque chose qui devait être un juron ou une insulte. Coplan détourna la tête vers lui, alors que Leconte faisait de même. Le Turc semblait abasourdi. Il voulait manifestement leur dire ce qu’il entendait, mais craignait de perdre une parole du speaker. Son attitude fit naître de l’anxiété chez les deux Français, car tout donnait à penser que les nouvelles l’inquiétaient.
  
  Enfin, il prononça :
  
  - La villa de Sener a été dynamitée. On a trouvé neuf cadavres dans les décombres !
  
  - Quoi ? jeta Leconte. Neuf cadavres ?
  
  - Oui... Ceux de six hommes, d’une femme et de deux jeunes filles. L’explosion a eu lieu vers cinq heures du matin. Un engin de forte puissance, paraît-il. La route est obstruée par des blocs de béton et de maçonnerie.
  
  Coplan s’était levé, deux rides verticales entre ses sourcils.
  
  - Ça signifie qu’il y avait quatre nouveaux visiteurs dans la maison, émit-il sur un ton incisif. Serait-ce eux qui avaient apporté cette bombe ?
  
  - Les gorilles, dit Leconte. Ils sont revenus pour nous enlever de là, comme vous l’aviez prévu. Cartier est vengé !
  
  Les trois hommes, déconcertés, se dévisagèrent mutuellement, se demandant s’ils devaient danser de joie ou voir dans cet attentat un mauvais présage.
  
  Coplan laissa tomber :
  
  - Trois types hier soir et quatre à l’aube. A ce rythme-là, l’effectif de nos adversaires diminue à vue d’œil. La poisse les poursuit, pas de doute !
  
  Un sourire incertain se dessina sur les lèvres de Kayra.
  
  - Dépêchez-vous de mettre le grappin sur un membre du Croissant Noir avant qu’il n’en reste plus, persifla-t-il. Leur malchance persistante va nous jouer un mauvais tour.
  
  Coplan puisa une cigarette dans sa poche, se la ficha au coin des lèvres. A vrai dire, cette malchance durait depuis un fameux bout de temps.
  
  Depuis le coup manqué de Marseille, en fait. Avec une régularité surprenante, les terroristes encaissaient revers sur revers, comme si un démon prenait un malin plaisir à détraquer leurs complots. Et ces infortunes diverses n’étaient pas toutes dues à l’action des polices ou à celle des agents du S.D.E.C.
  
  Répondant à Kayra, Francis conclut :
  
  - Je ne vais pas modifier mon programme, encore que l’examen des corps pourrait réserver des surprises aux inspecteurs et les brancher sur une piste. A la place des gens du Croissant Noir, je crois que je plierais bagage.
  
  - Vous ? ricana Kayra. Vous vous entêteriez, au contraire. Jusqu’à ce que mort s’ensuive.
  
  Coplan haussa les épaules.
  
  
  
  
  
  A dix heures du matin, il sortit de l’hôtel Divan et s’engagea d’un pas de promenade dans Cumhuriyet Caddesi. Ensoleillée, la journée promettait aussi d’être chaude.
  
  De nombreuses passantes arboraient déjà des toilettes d’été, bien des hommes se baladaient en bras de chemise.
  
  Coplan, dans cette ambiance, aurait donné gros pour n’être qu’un simple touriste assoiffé de mosquées et de mosaïques byzantines. Il traversa le boulevard et entra à l’agence de locations de voitures, aperçut derrière le comptoir l'employé auquel il avait eu affaire la veille.
  
  Si les traits de l’homme bougèrent, ce ne fut que pour exprimer un intérêt poli.
  
  - La Taunus ne vous donne pas satisfaction, sir ? demanda-t-il avec sollicitude.
  
  - Je ne la trouve pas au parking, dit Coplan. Est-ce vous qui l’avez fait reprendre ?
  
  - Moi ? fit l’autre, éberlué. En aucun cas.
  
  - Alors, on l’a volée. Dites-moi où je dois aller porter plainte.
  
  L’employé eut l’air très ennuyé.
  
  - Vous en êtes-vous servi hier soir ? s’informa-t-il.
  
  - Non. Je n’ai fait qu’un tour à pied. Elle était encore là vers dix heures, quand je suis rentré à l’hôtel.
  
  Son interlocuteur médita, puis il confia :
  
  - Le patron n’est pas là. Je ne sais quoi vous dire.
  
  - Eh bien, dites-moi simplement où se trouve le poste de police du quartier.
  
  - Ben... Je ne suis pas sûr que ce soit vous qui deviez porter plainte. Le véhicule ne vous appartient pas, n’est-ce pas ?
  
  - Non. Mais, du fait du contrat de location, j’encours une certaine responsabilité, me semble-t-il ?
  
  L’employé se pétrit le menton. Le problème le dépassait.
  
  - Si je puis vous donner un conseil, hasarda-t-il, revenez nous voir cet après-midi. Ne faites rien entre-temps. De toute façon, vous êtes couvert par l’assurance. Donc, ne vous alarmez pas. Voulez-vous une autre voiture ?
  
  - Non, merci, dit Francis. Je préfère m’en passer. Alors, à tout à l’heure.
  
  - Au revoir, sir.
  
  Coplan sortit, à peu près persuadé que ce gars-là n’était au courant de rien. Tout en arpentant le trottoir, il lança un regard de l’autre côté du boulevard, à « Tour Travel Services ».
  
  Là, il y avait un attroupement entre les cars en stationnement et la devanture de l’agence. Le personnel avait dû apprendre la tragédie de Bebek. Des commerçants voisins s’étaient mêlés au groupe pour commenter l’événement.
  
  Francis ne jugea pas indispensable d’aller se montrer aux employés auxquels Sevkhet Sener l’avait chaleureusement recommandé la veille. C’étaient certainement des braves gens, tenus tout à fait à l’écart des activités occultes de leur patron. L’attitude de l’interprète féminine avait été symptomatique à cet égard : elle ignorait que Sener s’était occupé des Libanais.
  
  Par association d’idées, Coplan pensa à la fille des Ioniki Lines. Celle-là, il l’aurait volontiers invitée à dîner, en d’autres circonstances.
  
  Il poursuivit son chemin pendant une centaine de mètres, puis il traversa de nouveau en vue d’entrer au Hilton.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  
  
  
  Dans le grand hall de l’hôtel, Coplan défila devant la réception et la conciergerie, le temps de voir au passage si la clé du 427 était suspendue au crochet correspondant.
  
  Elle n’y était pas.
  
  Négligeant boutiques et kiosque à journaux, il s’en fut dans un des box téléphoniques où l’appareil permettait d’avoir directement, soit une des chambres, soit une ligne extérieure. Il forma le 427 avec la vague idée qu’il risquait de provoquer une réaction en chaîne aux conséquences incontrôlables. Il dédia une pensée à Bruno Leconte, qui devait glander à l’extérieur en pestant contre cette initiative dont il n’avait pas été avisé.
  
  - Hello, fit une voix masculine, dans l’écouteur.
  
  - Parlez-vous anglais ? demanda Coplan dans cette langue.
  
  - Oui, certainement. Que désirez-vous ?
  
  - Je voudrais vous communiquer un message de Mister Sevkhet Sener.
  
  Un silence.
  
  - Aoh, fit l’homme. Et quel est-il, ce message ?
  
  - Il serait préférable que je vous voie. C’est confidentiel.
  
  - Qui êtes-vous ?
  
  - Ceci est secondaire. Vous ne me connaissez pas. Et moi je ne vous connais pas non plus, du reste. Mister Sener m’a uniquement donné votre numéro de chambre.
  
  Autre pause.
  
  - Okay, reprit le personnage sur un ton désinvolte. D’où m’appelez-vous ?
  
  - Du hall de l’hôtel.
  
  - Eh bien, attendez-moi. Je descendrai dans un quart d’heure. Un chasseur circulera dans le hall avec une ardoise sur laquelle sera inscrit mon numéro de chambre. Il vous mènera jusqu’à moi.
  
  Coplan raccrocha, se gratta derrière l’oreille.
  
  Ce particulier-là était un Anglais, il n’y avait pas à s’y tromper. Impossible de déceler dans ses intonations s’il savait que le Turc était mort. Ou si cette communication l’avait surpris.
  
  Francis consulta la montre du hall : dix heures trente-deux. Pour tuer le temps, il prit le parti de baguenauder de droite et de gauche, de vitrines en boutiques.
  
  Il avait été là douze heures auparavant, et cela lui paraissait déjà si lointain. Douze personnes avaient péri, à la suite de cette soirée. Si Mondovi l’avait su, il aurait encore prétendu que Francis jetait le mauvais sort.
  
  Le triangle formé par le Hilton et les deux agences était pire que le triangle des Bermudes !
  
  Au kiosque, Coplan acheta un exemplaire du Turkish Daily News, le déplia pour voir en entier la première page, tout en se dirigeant vers l’un des fauteuils disponibles. Tirée au cours de la nuit, cette édition ne pouvait rien contenir au sujet de l’affaire de Bebek. Un titre, avec renvoi en 3e page, évoquait cependant l’accident d’Arnaut Köy.
  
  Relevant les yeux, Francis aperçut une superbe créature à longue chevelure blonde, vêtue d’une robe un peu excentrique qui mettait admirablement en valeur sa silhouette élancée. Sac en crocodile tenu à bout de bras, cette fascinante nana semblait chercher quelqu’un.
  
  Une fraction de seconde, Francis envia l’heureux mortel qui occupait l’esprit de la dame. Or, le regard de celle-ci ayant croisé le sien, elle marcha dans sa direction.
  
  - Monsieur Coplan ! s’exclama-t-elle, apparemment ravie. Voilà une heureuse surprise.
  
  Coplan la considéra, plutôt estomaqué. Ne songea qu’avec un peu de retard à s’extraire de son siège pour serrer la main tendue. Il n’avait jamais vu cette femme de sa vie, il en était certain.
  
  - Désolé, prononça-t-il. Je ne me souviens absolument pas de votre nom.
  
  - Vous ne le pourriez pas, dit-elle, le visage impénétrable. Est-ce vous qui avez appelé le 427 ?
  
  Il eut l’impression qu’il était en train de filer sur un toboggan.
  
  - Oui, déclara-t-il en la fixant dans le blanc des yeux.
  
  - Ah, très bien. Alors, ayez la gentillesse de m’accompagner. Je dois faire une course et nous pourrons bavarder en cours de route.
  
  Partagé entre sa curiosité native et une réticence intérieure, Coplan songea que, puisqu’il avait décidé de se jeter dans la gueule du loup, ce n’était pas le moment de se dégonfler. Il emboîta le pas à la mystérieuse émissaire.
  
  Une Rolls Royce « Silver Shadow » stationnait devant l’entrée. En voyant déboucher la jeune femme, un chauffeur ôta précipitamment sa casquette tout en ouvrant la porte arrière.
  
  Francis monta derrière l’inconnue, s’assit à sa droite.
  
  - A l’oasis, John, indiqua-t-elle au chauffeur avant qu’il eut refermé.
  
  - Bien, Milady.
  
  La somptueuse voiture parut démarrer sur un coussin d’air.
  
  - Ne vous laissez pas impressionner, dit la passagère à Coplan. Je ne suis pas exactement une lady.
  
  Il s’en doutait un peu. Une vitre épaisse les séparait du conducteur, l’empêchant d’entendre les conversations.
  
  - Vous déplairait-il de vous présenter ? s’informa Francis tout en pensant à la tête qu’avait dû faire Leconte en l’apercevant avec cette étonnante donzelle.
  
  - Je m’appelle Selma Lundkist, dit-elle en posant sur lui un regard de sirène.
  
  - Logez-vous au 427 ?
  
  - De temps à autre.
  
  - Pour quel motif désirez-vous me parler ?
  
  - Pardon. C’est vous qui vouliez nous faire part d’un message de Sevkhet Sener, n’est-ce pas ? Eh bien, je vous écoute.
  
  - Auparavant, dit Francis, j’aimerais que vous me disiez comment vous avez appris mon nom.
  
  Le beau visage au teint d’une fraîcheur éblouissante exprima un léger amusement.
  
  - Mauvaise question, prononça Selma Lundkist. J’ai fait votre connaissance en trois temps. D’abord, de votre voix. Puis de votre apparence physique, et enfin de votre nom. Et maintenant que vous voilà tout entier, jouons cartes sur table. D’où tenez-vous le numéro de cette chambre au Hilton, monsieur Coplan ?
  
  - De ce Turc... Sener.
  
  La blonde secoua la tête d’un air désapprobateur.
  
  - Vous avez tort de mentir, déplora-t-elle. C’est très regrettable. Pour nous, ce point à une importance capitale. Nous savons avec certitude que Sener ne vous a pas parlé de nous, et qu’il est mort.
  
  D’où tombait cette ensorceleuse, trop franche pour être honnête ?
  
  Croissant Noir ? Service soviétique ? Ou bulgare ?
  
  La Rolls sortait d’Istanbul par la route conduisant vers le nord, plus ou moins parallèle à celle qui longe la côte du Bosphore. Grosso modo, elle empruntait la direction de la forêt de Belgrade.
  
  Comme Francis n’ouvrait plus la bouche, la Scandinave décrocha le téléphone permettant de communiquer avec le chauffeur et lui dit quelques mots en arabe :
  
  - Prévenez Mister Drivers qu’il doit s’occuper de l’autre Français, ce nommé Leconte, je crois.
  
  Coplan, qui avait compris sa phrase, afficha une mine hostile.
  
  - Qu’entendez-vous par là ? s’enquit-il dès que la fille eut raccroché.
  
  - Ce n’est pas la peine qu’il s’efforce de nous courir après, émit-elle avec un sourire crispé. Autant qu’on l’emmène à l’endroit où nous nous rendons, cela lui simplifiera la besogne.
  
  Puis elle prévint :
  
  - Abstenez-vous de tout geste inconsidéré. Les portières de cette voiture sont verrouillées ; toutes les vitres, en verre blindé, résistent aux balles de gros calibre. Et si vous tentiez de m’agresser, une bouffée de gaz envoyée par le chauffeur nous plongerait tous les deux dans une agréable somnolence, jusqu’à notre arrivée à destination. Alors, soyez raisonnable.
  
  Coplan inspira profondément. Si séduisante fût-elle, cette souris commençait à lui taper sur les nerfs.
  
  Comme si elle avait lu dans ses pensées, Selma Lundkist poursuivit :
  
  - Vous êtes un entêté, décidément. Je ne vous en fais pas grief, mais pourquoi vous obstiner à ne pas répondre à ma question ? Nous pouvons allez très loin, vous savez, quand nous voulons élucider un problème.
  
  - Mais je vous ai répondu et je n’ai pas menti, affirma Francis, de mauvais poil. C’est bien par Sevkhet Sener que j’ai obtenu ce numéro de chambre !
  
  - Impossible, trancha-t-elle, catégorique. Vous comprendrez bientôt pourquoi je suis sûre de ce que j’avance.
  
  La voiture filait bon train dans une région où, très espacées, des propriétés privées alternaient avec des installations industrielles ultra-modernes dont certaines arboraient le nom de grandes firmes multi-nationales.
  
  Un instant, Coplan se demanda si la Rolls ne les conduisait pas à la villa de Fehim Kayra ! L’itinéraire suivi pouvait y mener.
  
  En fait, lorsque la limousine atteignit un échangeur routier, elle continua de rouler vers la forêt de Belgrade, délaissant Bebek sur sa droite. Alors qu’elle contournait un vaste ensemble résidentiel, Francis constata qu’elle allait forcément arriver à l’embranchement de la route descendant vers Emirgan.
  
  La blonde Selma ne songeait tout de même pas à le ramener à la propriété, détruite à l’explosif, de Sevkhet Sener ?
  
  Une fois de plus, cette hypothèse fut démentie. Au-delà du croisement, la Rolls vira dans un chemin secondaire. Au bout de quelques centaines de mètres, elle pénétra dans un parc privé, décrivit un dernier virage pour venir s’immobiliser devant le perron d’une splendide résidence.
  
  A peine eût-elle stoppé que trois hommes, pistolet au poing, vinrent l’encadrer. Le chauffeur cala le frein à main, actionna un dispositif logé sous le tableau de bord puis, se décoiffant, il vint ouvrir la portière du côté de Coplan.
  
  Francis, impavide, mit pied à terre. Les individus qui l’entouraient avaient des faciès européens et l’élégance un peu suspecte de gardes du corps professionnels.
  
  Descendue après lui, Selma Lundkist dit sur un ton railleur :
  
  - Vous êtes le bienvenu, monsieur Coplan. Veuillez m’accompagner.
  
  Le précédant avec un déhanchement qu’il n’eût pas manqué d’admirer en d’autres circonstances, elle lui fit traverser l’édifice de part en part, si bien qu’ils aboutirent à un très large balcon d’où la vue était féerique. Au premier plan, une pente assez douce, boisée, entraînait le regard jusqu’à la rive du Bosphore et aux toits des maisons d’Emirgan. Au-delà, les eaux du bras de mer et une forteresse sur l’autre rive noyée de brume.
  
  Selma Lundkist préleva une paire de jumelles posée sur le coussin d’un fauteuil, la tendit à Coplan.
  
  - Regardez, invita-t-elle. Là-bas, légèrement sur la droite, en contrebas. Distinguez-vous des ruines ?
  
  Pour sûr, qu’il les distinguait. C’étaient celles de la villa de Sener, distante de moins de trois cents mètres.
  
  Il rabaissa l’instrument d’optique, considéra son interlocutrice. Les gorilles le tenaient à l’œil.
  
  - Oui, dit-il. Je vois fort bien. Pourquoi me montrez-vous ça ?
  
  - Parce que, d’ici, nous pouvions encore mieux entendre ce qui se passait dans cette demeure que voir ses occupants sur la terrasse, expliqua la Scandinave en récupérant les jumelles. Nous avons pu suivre mot à mot votre dialogue avec Sener, la nuit passée. A aucun moment, ni l’un ni l’autre vous n’avez parlé du Hilton. Alors maintenez-vous cette position idiote ?
  
  Francis tâcha de faire le point. Quels qu’ils fussent, ces gens n’ignoraient rien de lui, de toute évidence. Ils ne pouvaient pas être des alliés ou des complices de Sener, sans quoi ils auraient volé à son secours quand, avec Leconte et Cartier, Coplan avait surpris ce dernier.
  
  - Je crains qu’il y ait un malentendu, dit Francis d’une voix calme. Nous jouons sur les mots. Puisque vous êtes au courant de notre incursion chez Sener, vous devez savoir qu’elle ne s’est pas terminée à notre avantage. Nous nous sommes bagarrés avec ses protecteurs, et ceux-ci m’ont dérobé un papier sur lequel le Turc avait inscrit les noms et adresses de ses correspondants en Europe. Plus tard, quand Leconte et moi avons été délivrés, j’ai voulu vérifier si l’écriture de Sener n’avait pas laissé des traces sur le feuillet suivant. J’ai arraché ce dernier et l’ai fourré dans ma poche. Par la suite, en l’examinant en pleine lumière, j’ai vu l’inscription faite par Sener ; la preuve, la voici...
  
  Il tira un billet plié de sa poche de pantalon, le remit à la Scandinave. Or, sur ces entrefaites, un groupe apparut à l’entrée du balcon : Leconte, les mains en l’air, tenu en joue par deux espèces de truands, suivis par un personnage plus distingué, aux cheveux châtains ondulés, vêtu d’un blazer bleu marine.
  
  - Ah ! Stan ! s’écria Selma Lundkist. Vous tombez à pic, car cela devient encore plus incompréhensible. Le Français vient de me dire qu’il avait trouvé ceci sur le bloc-notes de Sener.
  
  L’homme contempla le feuillet, sourcils froncés.
  
  - Quand avez-vous prélevé cette page ? demanda-t-il à Coplan, l’air suspicieux.
  
  Francis le redit. Il avait reconnu la voix qui lui avait répondu au Hilton, et sa conviction que ce type était anglais fut renforcée par son aspect physique.
  
  Avec flegme, le nommé Stan déclara soudain à la jeune femme :
  
  - Mais non, ma chère, il n’y a plus lieu de nous tracasser. C’est très clair : cette vieille fripouille de Sener a essayé de nous trahir à la dernière minute, tout simplement. Il n’a pas pensé un quart de seconde que ce papier allait tomber dans les mains de Mister Coplan. Il l’avait destiné à ses commanditaires du Croissant Noir.
  
  Leconte, les bras toujours levés, battait visiblement la campagne. Il décochait à Francis, qui ne le remarquait pas, des regards bourrés d’interrogation.
  
  Selma Lundkist, après une brève réflexion, parut avoir saisi le raisonnement de son partenaire. Elle fit un pas vers Coplan et lui appliqua un rapide baiser sur la bouche.
  
  - Vous ne pouvez deviner à quel point vous nous rassurez, lui déclara-t-elle. Pourquoi ne pas l’avoir dit tout de suite ?
  
  - Mais je vous l’ai dit et répété ! s’exclama Francis, éberlué par les manières de la fille. Toutefois, si ça ne vous dérange pas, je voudrais que mon ami puisse baisser les mains, et qu’ensuite vous éclairiez un peu ma lanterne.
  
  Stan donna un ordre à ses sbires puis, sur un ton nettement plus amène, il confia comme si c’était la chose la plus naturelle du monde :
  
  - C’est nous qui avons fait sauter la villa de Sener, évidemment. Il n’y avait plus d’autre solution. Venez, allons tous boire un cocktail.
  
  Coplan avait surtout l’envie d’allumer une Gitane. Il le fit tout en refluant avec les autres à l’intérieur d’un énorme salon dont l’ameublement et les tapis évoquaient la demeure d’un nabab oriental.
  
  Deux des gardes du corps se retirèrent, les trois autres restèrent dans la pièce mais allèrent s’installer dans des fauteuils blancs autour d’une table en cuivre. Selma Lundkist, Stan Drivers, Leconte et Francis prirent place, les deux premiers sur un vaste canapé, les seconds dans des sortes de bergères.
  
  Les Français restèrent sur le qui-vive, se demandant ce que signifiait au juste le revirement de leurs hôtes. Un serviteur apporta un bar roulant garni de verres et de bouteilles.
  
  - Cigare ? offrit Drivers à Leconte.
  
  Ce dernier, guindé, fit un signe de refus.
  
  - Noble attitude, opina l’Anglais. Vous ne pactisez pas avec l’ennemi. Mais vous ne dédaignerez pas un Scotch, j’espère ?
  
  Promenant les yeux sur les bouteilles, Leconte grommela :
  
  - Je préférerais un Ricard, puisque vous en avez.
  
  - A votre choix... Vous, Coplan ?
  
  - Un Spey Royal, sans eau et sans glace.
  
  - Comme moi, ponctua l’Anglais. Et vous, ma chère ?
  
  - Vodka orange, Stan.
  
  Quand tout le monde fut servi, l’homme du Hilton enchaîna :
  
  - Well... Il faut d’abord que vous sachiez que Sener était un agent double. Vous avez découvert ses fonctions à Istanbul, au service du mouvement terroriste Le Croissant Noir. Mais nous l’avions contraint de travailler pour nous également, à la fois par un chantage et par...
  
  Du bout des doigts, il fit le petit geste qui est compris dans le monde entier : l’argent.
  
  - Sa villa, nous la lui avions payée. Elle était truffée de micros. Ni lui, ni les gens du Croissant Noir ne s’en doutaient. Ainsi, hier soir, nous avons suivi confortablement toutes vos péripéties.
  
  Le menton sur ses poings joints, sa cigarette au coin de la lèvre, Francis l’observait, les yeux mi-clos pour les protéger de la fumée.
  
  - Vous auriez pu intervenir quand les choses ont tourné mal, intercala-t-il.
  
  - Certainement pas, rétorqua Drivers avec désinvolture. Nous voulions savoir quelles décisions allaient prendre Sener et ses acolytes, après cet affrontement. Ceux-ci ont dit qu’ils reviendraient vous chercher, après avis de leur chef - un certain Husseini, Youssef - mais qu’en ce qui le concernait lui, Sevkhet Sener, son rôle était terminé.
  
  Pendant que Drivers buvait une gorgée de whisky, Selma Lundkist conclut paisiblement :
  
  - Dès lors, il ne pouvait plus nous servir à rien, vous comprenez ? Par contre, il pouvait devenir dangereux. Alors, un commando est allé le liquider. Sener s’est douté que nous le ferions, et c’est pourquoi, dans l’espoir d’une vengeance posthume, il a inscrit ce numéro de chambre au Hilton pour nous désigner à l’attention du Croissant Noir. C’était son seul point de contact avec nous. Par chance, c’est vous qui avez emporté le papier.
  
  - Alors, c’est donc vous les auteurs de cette tuerie ? questionna Coplan. Homme, femme, enfants, vous avez tout supprimé ?
  
  - Je regrette, dit Drivers. Nous combattons les terroristes à armes égales. Il ne fallait pas qu’il reste des témoins. A ce moment-là, nous ne pensions pas encore à faire sauter la maison, sans quoi cette expédition aurait été superflue. L’idée nous est venue plus tard, quand votre ami turc est venu vous délivrer. Ceci modifiait l’aspect des choses.
  
  - En d’autres termes, vous n’auriez pas bougé si les types du Croissant Noir étaient revenus pour nous embarquer ?
  
  - Naturellement. Ce sont les risques de votre métier, Mister Coplan. Nous ne sommes pas une œuvre de bienfaisance. Tôt ou tard les soupçons du contre-espionnage turc se seraient orientés vers ces gens du Croissant Noir, à propos de l'exécution de la famille Sener. Mais puisqu’il nous était donné de pulvériser quatre membres de cette organisation sans risquer de vous tuer, nous n’avons pu résister à la tentation. D’autant plus que la police les soupçonnera quand même d’avoir amené sur place une bombe trop sensible.
  
  Coplan fit errer son regard sur Selma et sur l’Anglais. Ce n’était sûrement pas eux qui avaient, de leur propre initiative, entamé une croisade contre le mouvement palestinien. Ils s’exprimaient avec trop de détachement, en techniciens. Quelle idée avaient-ils derrière la tête, pour la suite, en ce qui le concernait ? Leurs confidences trop volubiles n’auguraient rien de bon.
  
  - Je crois, dit-il, que nous ferions bien de repartir depuis le début, c’est-à-dire ma visite d’hier après-midi à l’agence de Sener. A qui appartient le bureau de locations de voitures, de l’autre côté du boulevard ?
  
  - A nous, bien sûr, articula Drivers. A peine aviez-vous loué votre Taunus que Sener m’a appelé au Hilton pour m’en prévenir et me demander ce qu’il devait faire. Je lui ai conseillé d’alerter ses amis du Croissant Noir et, bien entendu, j’ai fait placer une écoute dans la Taunus avant sa livraison.
  
  - Et vous avez même poussé l’obligeance jusqu’à y installer une charge de plastique, persifla Coplan. Je ne sais comment vous en remercier.
  
  - Non, là vous faites erreur, objecta l’Anglais. Il nous intéressait de vous mettre aux prises avec ces individus, puisque tel était votre but, mais nous ne désirions certainement pas vous éliminer. Au moment où vous êtes allé dîner avec vos collègues, après l’entretien que vous aviez eu à 7 heures dans la voiture, j’ai communiqué à Sener quelques renseignements qu’il s’est empressé de retransmettre à ses complices du Croissant Noir. Ce sont ces derniers qui ont alors trafiqué votre berline pendant que vous veniez rencontrer au Hilton votre correspondant turc. La suite, vous la connaissez.
  
  Coplan se croisa les bras.
  
  - Mais enfin, quel est votre jeu ? questionna-t-il avec un début d’irritation. A quoi rimait cette tactique de favoriser tour à tour les amis de Sener et ses adversaires ? Êtes-vous pour ou contre moi, en définitive ?
  
  Drivers manipula distraitement un superbe étui à cigarettes en argent, finement ouvragé, qui avait dû être ciselé par un artisan de Damas ou de Bagdad.
  
  Selma Lundkist, les jambes haut croisées, contempla fixement son verre d’orangeade enrichi de vodka.
  
  Finalement, l’Anglais sortit de son mutisme :
  
  - Notre position est simple. Comme notre intention est de combattre à outrance les organisations de terrorisme, leur flanquer sur le dos des conflits avec les services secrets occidentaux constitue pour nous un objectif privilégié. Vous y êtes ? Si vous aviez laissé votre peau dans ce duel, votre ami Kayra l’aurait fait savoir à Paris, n’est-ce pas ? Nous n’avons pas le droit d’être sentimentaux.
  
  - Et vous ne tenez pas davantage, je présume, qu’on dénonce vos agissements clandestins aux autorités de ce pays ?
  
  - Précisément, reconnut Drivers. Voilà pourquoi vous avez été amené ici, avec votre camarade.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  
  
  
  Un silence régna dans le grand salon. Coplan et Leconte avaient échangé un coup d’œil, sentant l’un et l’autre qu’on en arrivait au point critique.
  
  - Étalez vos cartes, invita Coplan, la tête tournée vers l’Anglais. Vous m’avez dit que vous n’étiez pas sentimentaux.
  
  - Oui, dit Drivers. Nous sommes réalistes, avant tout. Voici l’alternative : êtes-vous disposé à travailler pour nous au tarif de 4000 dollars par mois, plus 500 dollars par terroriste abattu, ou à prendre l’engagement de ne pas divulguer l’existence de notre réseau ?
  
  Coplan, perplexe, se pinça le nez. Les chiffres cités lui avaient donné un choc. Selma Lundkist lui décernait un sourire engageant, prometteur.
  
  - J’aime savoir où je mets les pieds, déclara Francis en regardant à tour de rôle ses deux interlocuteurs. Qui finance votre Armée du Salut ?
  
  - Le pétrole, affirma l’Anglais. Il n’y a pas de mystère. Depuis que les potentats du Moyen-Orient investissent leurs capitaux en Europe, ils redoutent que ces pays tombent sous la coupe de régimes collectivistes. Le développement de la violence et du terrorisme, qu’on présente insidieusement comme des maladies du capitalisme, vise à faire d’eux des proies faciles pour l’U.R.S.S. Pour combattre le mal dans sa racine, il faut donc contrer ces manœuvres et, de toutes les façons possibles, détraquer cette fabuleuse escroquerie idéologique qu’on appelle le communisme. Voilà quelle est notre tâche.
  
  Coplan écrasa sa cigarette, logea son genou dans ses mains entrelacées.
  
  - Intéressant, admit-il. Ceci explique les moyens considérables dont vous disposez.
  
  - Ils sont supérieurs à ce que vous imaginez. Je ne sais pas si vous êtes au courant, mais, avant sa mort, le roi Fayçal d’Arabie Saoudite avait chiffré à plusieurs milliards de dollars la somme qu’il consacrerait à l’expulsion des Russes d’Égypte, en dix ans (Authentique. Ce souverain l’avait confié à un émissaire français). Il y est parvenu dans un délai beaucoup plus court. Maintenant, d’autres milliards de dollars vont servir à démolir leur influence dans le monde et à accélérer leur ruine. Par leurs investissements colossaux et par leurs commandes de matériel en Occident, des princes arabes acculent l’U.R.S.S. à s’essouffler dans une course industrielle qui réduit ses citoyens à la misère et soulève une contestation de plus en plus véhémente dans tous les pays de l’Est. Le système de ceux-ci doit craquer, inévitablement. La compétition avec les économies libérales leur devient insupportable. Et s’ils doivent, en plus, renoncer à pourrir de l’intérieur les régimes pluralistes de l’Europe occidentale, leur effondrement n’est plus qu’une question de quelques années (Voir L’U.R.S.S. survivra-t-elle en 1984 ? d’Andrei Amalrik). N’en apercevez-vous pas déjà certains signes ?
  
  Effectivement, la naissance d’un eurocommunisme très embarrassé, tendant à se désolidariser de Moscou, les protestations de plus en plus nombreuses de l'intelligentsia et des peuples de l’autre côté du Rideau de fer, l’endettement croissant du bloc soviétique vis-à-vis de l’Ouest (40 milliards de dollars à fin 1976), son incapacité chronique à couvrir ses besoins alimentaires et le retard incurable de sa technologie dans les industries de consommation semblaient confirmer la thèse de Drivers.
  
  Coplan déclara :
  
  — Vous avez perdu de vue un détail. Ni Leconte ni moi n’avons des âmes de mercenaires. Nous servons notre pays, sans plus, et nous traquons ceux qui, par la violence, empêchent nos compatriotes de vivre en paix. En conséquence, nous réprouvons aussi bien le terrorisme qu’un contre-terrorisme incontrôlé. Vos manigances en Turquie ne nous regardent pas. En France, je serais votre adversaire, inconditionnellement.
  
  Agacé, Drivers haussa les épaules.
  
  - Vous êtes bien un peuple de raisonneurs, vous, les Français, bougonna-t-il. Vous avez signé une convention pour la répression du terrorisme avec les Neuf, une autre avec les 19 États membres du Conseil de l’Europe. Et que voit-on ? La peste gauchiste gagne du terrain en Italie, où les forces de l’ordre sont presque débordées. En Angleterre, n’en parlons pas : les attentats se succèdent à un rythme tel que la presse peut à peine suivre. Les Allemands ont une frousse bleue d’arrêter des bandits internationaux venus du Moyen-Orient et vous, en France, vous vous contorsionnez pour ne mécontenter personne. A ce train-là, vous seriez tous perdants si notre organisation n’agissait pas avec la plus grande vigueur. Alors, c’est oui ou c’est non ?
  
  - C’est non.
  
  Drivers adressa un regard fataliste à Selma Lundkist.
  
  - Vous voyez, je vous l’avais bien dit. Ces types sont d’irréductibles fonctionnaires. Vous ne les ferez pas changer d’avis. Enfin... Malgré tout, ce sont des alliés objectifs.
  
  La Scandinave ne masqua pas son désappointement.
  
  - Mais vous feriez le même job et ça vous rapporterait cinq fois plus ! s’exclama-t-elle, visiblement atterrée par l’attitude de Coplan.
  
  - Nous, on n’a pas de pétrole mais on a des principes, railla-t-il. Par exemple, il ne me serait jamais venu à l’esprit, à moi, de faucher à Gorini l’argent d’une rançon, sinon pour le restituer aux victimes. L’avez-vous fait ?
  
  Interloquée, la jeune femme pinça les lèvres.
  
  Drivers intervint :
  
  - Si je l’avais envoyé à la police italienne, je doute que la famille en aurait revu la couleur. En revanche, est-ce que c’est vous qui avez fait sauter ces énergumènes dans l’entrepôt de Milan ?
  
  - Non.
  
  - Eh bien, c’est moi. Et je peux bien vous dévoiler une de nos astuces, parmi d’autres : nous avons mis en circulation, parmi ces contestataires, des manuels de fabrication de bombes soi-disant imprimés à Pékin. Celui qui se fie à ces recettes a toutes les chances de voler en l’air avant d’avoir terminé son engin. Ça, c’est du bon travail. N’introduisez pas la moralité dans une bataille comme celle-là : elle ne sert que votre ennemi. Lui n’en a aucune.
  
  Quelques instants s’écoulèrent, comme si chacun éprouvait le besoin de clarifier en lui-même ses mobiles et ses motivations.
  
  - En bref, dit Coplan, étant donné que mon refus de travailler pour vous est irrévocable, et que je ne veux prendre aucun engagement quel qu’il soit, que comptez-vous faire de nous ?
  
  Stan Drivers fit une mimique d’indifférence.
  
  - Vous mettre dans un avion pour Paris, évidemment, marmonna-t-il. Istanbul, c’est fini, pour nous comme pour vous. La filière du Croissant Noir ne fonctionnera plus. Elle devra être reconstituée ailleurs, sur d’autres bases et avec un autre personnel. Et nous la briserons de nouveau.
  
  - Vous en êtes si sûr ?
  
  - Positivement, affirma Drivers avec un sourire sarcastique. Maintenant, nous connaissons parfaitement le mécanisme. Il se reproduira parce que ces terroristes ne peuvent agir autrement. Les hommes envoyés à l’Est par le Croissant Noir pour leur stage de formation doivent s’appuyer sur une infrastructure locale quand ils se sont infiltrés à l’Ouest. Dans chaque pays, il y a un, deux ou trois « résidents » qui leur procurent le nécessaire ; ces résidents sont en liaison avec un chef d’orchestre, lequel reçoit lui-même des directives de la haute direction du mouvement. Et je peux vous garantir que, chaque fois, nous serons capables de remonter cette filière. Vous aussi, du reste.
  
  L’Anglais contemplait Francis d’une façon à la fois bienveillante et narquoise. Coplan, tout en dévisageant son interlocuteur, fut soudain illuminé. Riant sous cape, il articula :
  
  - Les passeports libanais, c’est vous qui les avez volés ?
  
  Une étincelle de gaieté dans ses yeux pâles, Stan Drivers garda un visage de Sphynx. Puis il déclara :
  
  - La liste qu’on vous a dérobée, et pour laquelle vous vous êtes donné tant de mal, ne vous tracassez plus à son sujet. Il y a longtemps que Sener nous l’avait fournie. Je vais vous en donner une copie que vous emporterez à Paris.
  
  
  
  
  
  Il faisait nettement plus frais à Paris qu’à Istanbul. Coplan et Leconte, dans le car d’Air-France qui les ramenait d’Orly-Sud aux Invalides, auraient retrouvé la capitale avec satisfaction si le souvenir de Gilbert Cartier n’avait assombri leurs pensées.
  
  Peut-être son cadavre ne serait-il jamais identifié par les autorités turques, après l’explosion qui l’avait enseveli sous les décombres de la villa. Et personne ne saurait où, finalement, il avait été enterré. Sur sa fiche, au S.D.E.C. figurerait simplement la mention affreusement laconique : « Mort en service commandé ».
  
  Ce fut, évidemment, la première nouvelle dont ils firent part au Vieux. Il dit avec amertume :
  
  - Ainsi, en dépit de mes recommandations, vous avez quand même croisé le fer avec ces individus.
  
  - Ce n’est pas nous qui avons ouvert le feu les premiers, renvoya Coplan. Il s’en est fallu de peu que nous sautions tous les trois, le lendemain de notre arrivée à Istanbul, dans une voiture piégée.
  
  - Ah ? s’étonna le Vieux, les sourcils froncés. Vous vous êtes donc fait repérer aussi vite que ça ? Félicitations.
  
  Coplan se retint de répliquer vertement.
  
  - Vous vouliez des renseignements, nous les avons, dit-il d’un ton froid. Et plus que vous ne le supposez. Nous les avons payés cher, d’accord, mais le clan adverse a trinqué beaucoup plus que nous.
  
  - J’ai été contacté par Fehim Kayra, émit le Vieux. Il ne consent à rester notre antenne que s’il n’est plus mêlé à d’autres activités. De quoi a-t-il peur ?
  
  - Il n’a plus besoin de s’en faire. Si j’avais pu le revoir avant mon départ, je le lui aurais expliqué. Mais nous n’avons pas été lâchés d’une semelle par des amis un peu trop empressés.
  
  - Cessez de parler par énigmes, dit le Vieux, comminatoire. Quels sont les résultats ?
  
  - Très bien. Procédons par ordre. Les fameux passeports libanais avaient été subtilisés à Beyrouth par une organisation dénommée « La Brigade Bleue », financée par des émirs du Golfe Persique pour combattre l’extrême-gauche palestinienne.
  
  - Quoi ? s’exclama le Vieux, incrédule. Ne venez pas me raconter que...
  
  - Non, coupa Coplan. Les porteurs de ces passeports n’appartiennent pas à cette brigade. Celle-ci en a refilé une partie, grâce à des intermédiaires, à une centrale de terrorisme du sud-Liban appelée « Le Croissant Noir ». Votre correspondant à Beyrouth en a été obligeamment informé par un indicateur et, selon vos instructions, j’ai dévoilé ce fait à Dublin. Dès lors, la Brigade Bleue a joué sur le velours : chacun des types dont elle voulait la perte a été pris en chasse par les services de sécurité occidentaux, qui ont pu étouffer dans l’œuf des projets d’attentats ou ramasser sur-le-champ les gredins qui s’apprêtaient à les commettre. Parallèlement, la Brigade Bleue éliminait petit à petit les « résidents » qui n’étaient pas identifiés par la police ou le contre-espionnage.
  
  - Machiavélique, admira le Vieux, expert en coups tordus. L’assassinat de Jean-Pierre Janvier serait donc à mettre à l’actif de membres de cette brigade ?
  
  - Non seulement celui de Janvier, mais encore celui d’un certain Jules Marigot, lequel avait fourni les armes à Sabri Khalil. Marigot, agent soviétique chargé de manipuler les clans gauchistes, aidait naturellement les Palestiniens formés en U.R.S.S. A Marseille, il avait patronné le hold-up du bureau de poste et savait où la bande devait se réunir pour partager le butin. Si le coup avait réussi, elle aurait été massacrée jusqu’au dernier homme dans la bastide, par les contre-terroristes. Comme il a raté, ils ont liquidé Jean-Pierre, puis ils sont allés régler son compte à Marigot. La brigade anti-gang n’a probablement pas fait le rapprochement entre les deux crimes.
  
  - Détrompez-vous. Hier, la D.S.T. m’a prévenu qu’on avait découvert un stock d’armes et de documents chez ce particulier, trouvé criblé de balles de 9 mm analogues à celles qui avaient tué Janvier. Mais comment la Brigade Bleue avait-elle localisé ce Marigot ?
  
  - De la façon la plus simple qui soit : elle avait retourné son chef, un Turc d’Istanbul appelé Sevkhet Sener, si bien qu’elle était en possession de la liste complète des agents qui, en Europe, accueillent les fauteurs de troubles du Moyen-Orient. Cette liste, je vous en apporte une copie.
  
  Joignant le geste à la parole, Coplan tendit un feuillet à son chef, lequel le parcourut d’un regard scrutateur.
  
  - Ah ! Je vois que Gorini y figure aussi, nota le Vieux, égayé. Celui-là leur a épargné le travail : il s’est flingué lui-même !
  
  - Oui, parce qu’ils l’y avaient acculé en lui dérobant la part de rançon qui lui revenait ou, plutôt, qu’il aurait dû verser à ses supérieurs.
  
  Le Vieux fit une grimace tout en regardant toujours le papier.
  
  - Eh bien, voilà qui va permettre de sacrés coups de filet, supputa-t-il. Nos collègues de la Communauté Européenne vont nous tresser des couronnes.
  
  Puis, très intéressé, il s’informa :
  
  - Pour quel motif, exactement, ces rois du pétrole ont-ils tourné casaque ? Il n’y a pas si longtemps, ils arrosaient de leurs largesses les pirates aériens et autres maîtres-chanteurs à la bombe. Ils leur offraient même l’hospitalité en cas de besoin, pour les mettre à l’abri de la Justice.
  
  Coplan esquissa une mimique désabusée.
  
  - Parce qu’ils ont fini par comprendre qu’ils nourrissaient la bête qui méditait de les dévorer. Si l’Occident tombait aux mains du communisme, ces potentats seraient balayés, dépouillés de leurs dizaines de milliards de dollars. Alors, ils préfèrent désormais soutenir les États-Unis et l’Europe de l’Ouest, les solides remparts d’un monde opposé au marxisme-léninisme, doctrine incompatible avec les enseignements du Coran.
  
  - C’était à prévoir, convint le Vieux. Dans le fond, les Arabes même socialisants supportent mal la tutelle de Moscou. Il faut vraiment qu’ils ne sachent plus à qui se raccrocher pour en venir à solliciter l’appui des Russes. Mais que savez-vous, au juste, de l’implantation de cette Brigade Bleue ? Nous ne pouvons pas tolérer qu’elle opère sur notre territoire.
  
  Coplan acquiesça, tout en affichant une mine ambiguë.
  
  - On ne m’a pas donné beaucoup de détails, figurez-vous. Cette organisation est dirigée de main de maître, par de vrais professionnels. Je ne serais pas extrêmement surpris si certains d’entre eux avaient été recrutés à prix d’or dans les cadres de l'Intelligence Service. Incidemment, je vous signale qu’on nous a fait des offres mirobolantes, à Leconte et moi. Ça, au moins, ce sont des gens qui savent reconnaître les mérites !
  
  Le Vieux parut s’absorber dans la recherche d’un dossier.
  
  - Un crime est un crime, bougonna-t-il. Ses auteurs doivent être poursuivis. Marigot et Janvier auraient dû être arrêtés par les services compétents et déférés à la Justice. Moi, je ne vois que ça !
  
  C’était un phénomène très curieux, de voir comment sa surdité s’aggravait subitement dès qu’on évoquait des questions de salaire. Coplan et Leconte échangèrent un clin d’œil. Leur avancement n’était pas à l’ordre du jour. Plan Barre.
  
  - Eh bien, dit Francis avec sérieux, je crains que Tourain n’aille au-devant des pires embêtements s’il réussit à épingler les coupables.
  
  - Et pourquoi donc, je vous prie ? s’enquit le Vieux, acerbe.
  
  - Parce que cela pourrait nous priver de quelques commandes, répliqua Francis avec un sourire suave. Ces gens-là n’ont pas de principes, mais ils ont des dollars. Des montagnes…
  
  
  
  
  
  Pendant deux mois encore, Octopus enregistra les arrivées de porteurs de passeports libanais répertoriés, dans divers pays de la Communauté. A quelques rares exceptions près, tous furent arrêtés ou tués lors d’affrontements avec les forces de l’ordre.
  
  Chaque fois, les opérations de police firent boule de neige car les intéressés s’étaient associés avec des casseurs, des drogués ou des extrémistes pour perpétrer leurs actes de banditisme. En cela, ils avaient bien joué le rôle de poisson-pilote prévu à Dublin par le délégué allemand Helmut Rheinberg.
  
  Puis, l’offensive s’étant soldée par une succession d’échecs cuisants pour les stratèges du Croissant Noir, la source se tarit. Une page de l’action révolutionnaire visant à détruire l’Europe moralement, politiquement et économiquement, était tournée une fois de plus.
  
  Jusqu’au jour où, par l’intermédiaire d’un trafiquant du Caire, la Brigade Bleue vendit un autre lot de 300 passeports libanais à une toute nouvelle organisation terroriste, brûlante de projets catastrophiques.
  
  Alors, Octopus se remit à l’œuvre.
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
  ACHEVÉ D’IMPRIMER LE 20 JUIN 1977 SUR LES PRESSES DE L’IMPRIMERIE BUSSIÈRE, SAINT-AMAND (CHER)
  
  
  
  
  
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