A 17 heures 42, un train de luxe chaudement illuminé s’ébranla en silence, suivi par les regards admiratifs des gens qui, sur divers quais, s’avisèrent de son départ.
Le Trans-Europ Express à destination de la Ruhr quitta la Gare du Nord et Paris avec la grâce puissante d’une fusée. Il franchit à quatre-vingts à l’heure les aiguillages de Saint-Denis puis, accélérant toujours, il fonça dans la nuit vers la frontière franco-belge.
Moins de deux heures plus tard, il s’arrêta brièvement à Maubeuge, où policiers et douaniers belges montèrent à bord pour les vérifications d’usage.
Confortablement installé dans son fauteuil près de la fenêtre, Herman Ried tendit son passeport sans même regarder le fonctionnaire qui, un tampon dans la main, effectuait le contrôle des voyageurs. Il entendit le déclic du cachet, reprit le livret qu’on plaçait dans sa main ouverte, continua de lire son journal.
L’interpellation rituelle d’un douanier en uniforme kaki le contraignit à lever les yeux. Sa tête esquissa un signe négatif. Courtois, le Belge le crut sur parole. Néanmoins, avisant un petit poste à transistors, modèle de poche, qui se trouvait sur la tablette devant Ried, il le montra de l’index et demanda :
- Acheté en France ?
Le visage de Ried perdit son expression lointaine. L’ombre d’un sourire naquit sur ses traits lorsqu’il répondit :
- Oui... La preuve, c’est qu’il ne marche déjà plus.
Avec n’importe qui d’autre, le douanier belge aurait ri aussi. Mais pas avec un Allemand.
- Ah non ? s’étonna-t-il. Vous permettez ?
Ried lui adressa un battement de paupières approbateur. Le douanier s’empara du récepteur, appuya sur le contact d’allumage. En approchant le boîtier de son oreille, il perçut un léger souffle. Du pouce, il fit tourner le bouton molleté destiné au réglage, mais ne recueillit aucun signal.
- C’est peut-être parce que les ondes ne peuvent pas pénétrer dans ces voitures métalliques, émit le Belge, perplexe, tout en ouvrant la partie arrière du poste. Un petit appareil tout neuf, comme ça, ça devrait marcher.
- Oui, en principe, convint Ried. Il se peut aussi que la pile soit à plat, d’avoir été stockée trop longtemps.
Le douanier examina l’intérieur du boîtier, le referma, puis le restitua à son propriétaire.
- C’est possible, admit-il. Il suffit d’un rien... Bonsoir, Monsieur.
Il passa aux fauteuils suivants et Ried se replongea dans sa lecture. Délivré d’une très légère appréhension.
A dix heures du soir, à Aix-la-Chapelle, les formalités de passage sur le territoire de la République Fédérale furent réduites au minimum. Personne ne se préoccupa du récepteur portatif placé bien en évidence, et dont la libre circulation est à présent tolérée comme celle d’appareils photographiques de modèle courant.
Trois quarts d’heure plus tard, Ried enfila son pardessus de tweed, dans la poche duquel il fourra son poste. Le train entrait en gare de Cologne.
Muni d’une valise en cuir, Herman Ried descendit du wagon et se mêla aux autres voyageurs marchant vers la sortie.
Débouchant en plein cœur de la ville, à deux pas de la cathédrale dont les tours se profilaient en noir sur le halo créé par des centaines d’enseignes lumineuses, l’arrivant monta dans un taxi.
- Dürenerstrasse, indiqua-t-il au chauffeur. Je ne peux pas vous dire le numéro, c’est assez loin au-delà de la limite de la ville. Je vous montrerai.
La voiture s’engagea dans un large boulevard qui décrivait un quart de cercle puis, bifurquant sur la droite, elle emprunta une artère bordée de grands immeubles très modernes et, au carrefour suivant, vira dans la rue de Düren.
Au bout d’un quart d’heure, le taxi roula dans une banlieue industrielle où les usines s’espacèrent progressivement. Ce ne fut qu’au bout d’une dizaine de kilomètres que Ried annonça au chauffeur qu’il pouvait s’arrêter. Il régla le montant de la course avant de descendre, disparut de la zone éclairée par les lampadaires avant que la voiture eût accompli son demi-tour pour regagner Cologne.
On aurait difficilement trouvé un endroit plus propice à un contact direct, surtout à cette heure-ci. Tout en déambulant dans un chemin secondaire, dans un obscurité telle qu’il ne voyait pas à plus d’une dizaine de mètres, Ried regretta le tiède confort de son wagon, bien que la température fût plutôt douce.
Il atteignit enfin le point convenu : un hangar au toit de tôle ondulée, ouvert à tous vents, dans lequel s’amoncelaient des pyramides de barils. A l’instant précis où l’Allemand allait s’abriter derrière l’une d’elles, les phares d’une auto venant de la route de Düren projetèrent un faisceau qui, épousant le virage, balaya des terrains incultes avant de se braquer dans la direction du hangar.
La silhouette de Ried, fugitivement éclairée, disparut derrière un entassement de fûts métalliques. II n’avait pas cherché à se dissimuler, la voiture étant certainement celle de l’homme qu’il devait rencontrer.
De fait, le véhicule ralentit et ses feux s’éteignirent. Une ombre profonde ensevelit le chemin, le hangar et la voiture.
Ried se débarrassa de son pardessus qu’il replia et posa sur sa valise. Il entendit claquer une portière, se prépara à interpeller Roggendorf.
Ce dernier vint vers son compatriote. A un mètre de distance, Ried put le dévisager. Ses nerfs subirent une décharge, car l’homme n’était pas Roggendorf. Le masque de granit de l’inconnu resta totalement indéchiffrable quand, brandissant avec une vitesse fulgurante le pistolet qu’il tenait à bout de bras, il en frappa Ried d’un coup oblique, à hauteur de la tempe.
La bouche ouverte, les paupières serrées, l’Allemand s’effondra en pivotant sur lui-même. Il avait eu le temps d’avoir peur, mais pas de comprendre.
Cinq jours plus tard, quand Francis Coplan pénétra dans le bureau de son chef, il vit tout de suite que le Vieux traversait une mauvaise période.
La face bougonne, ses lunettes posées de guinguois, mâchonnant le tuyau d’une pipe non allumée, le respectable sexagénaire l’accueillit d’une voix bourrue :
- ...Z’êtes déjà là ? Quand je vous appelle, c’est toujours urgent, vous devriez le savoir.
Coplan avait reçu le pneu trente-cinq minutes auparavant, montre en main.
- Excusez-moi, j’ai avalé ce que j’avais dans la bouche avant de me mettre en route, persifla-t-il sur un ton prouvant à suffisance qu’une remarque de cet ordre le laissait froid.
- Débarrassez-vous, enjoignit le Vieux. Et faites-moi grâce de vos insolences. Je finirai par croire que tout le monde se donne le mot...
Il ouvrit et referma les six tiroirs de son bureau, ne se souvenant plus de l’endroit où il avait rangé ses pièces à conviction; puis, outré par cette nouvelle manifestation de la loi des vexations universelles, il résolut de se passer provisoirement des objets qu’il cherchait.
Coplan accrocha son pardessus à une patère. Au moment de s’asseoir, il s’aperçut avec ravissement que l’Administration avait enfin remplacé le fauteuil bancal réservé aux visiteurs.
Il logea ses quatre-vingt-dix kilos sur le siège en tubes chromés en songeant que la Ve République faisait bien les choses.
Sans rancune, il demanda :
- Voulez-vous des allumettes, Monsieur le Directeur ?
Le Vieux, dardant sur lui un regard acerbe, faillit lui décocher une phrase mordante, mais il réalisa que sa pipe éteinte avait, concurremment à ses vaines recherches, induit Coplan en erreur.
- Non, merci, maugréa-t-il en se tâtant les poches, sans d’ailleurs parvenir à localiser celle qui contenait (ou devait contenir) sa boîte personnelle.
Il la découvrit au terme d’une double exploration. Rasséréné, il l’ouvrit et constata qu’elle était vide.
Prévoyant d’autres récriminations, Coplan se hâta de présenter du feu à son chef. Le front barré d’une triple ride, ce dernier provoqua un épais nuage de fumée avant d’aborder l’entretien.
- Il est plutôt rare qu’on nous fasse des cadeaux, grogna-t-il, bien calé contre son dossier, ses mains arc-boutées au rebord de la tablette de son bureau. Mais quand cela se produit, je m’interroge toujours sur les intentions du donateur.
Coplan préleva distraitement son paquet de cigarettes dans la poche gauche de son veston.
- On vous a envoyé une boîte de chocolats ? s’enquit-il d’un air suave, tout en craquant une seconde allumette.
- Ça y ressemble un peu, dit le Vieux. En ce sens que cela me pèse sur l’estomac. Devinez l’expéditeur...
- Félix Potin.
- Zéro. L’Ambassade d’U.R.S.S.
Coplan haussa un sourcil intéressé. Il questionna :
- Sans intermédiaire ?
- Via le Quai d’Orsay, bien entendu. Un petit colis avec un billet d’accompagnement disant en substance : « Nous croyons bien faire en vous restituant ceci, qui doit vous appartenir. Salutations distinguées ». Le colis contenait un petit appareil de radio à transistors comme on en trouve des dizaines dans le commerce. Il n’offrait qu’une particularité : celle de ne pas fonctionner.
Un filet de fumée s’évada des lèvres de Coplan, dont les traits reflétèrent une meilleure attention.
- Comme ils sont parfois futés, au Quai d’Orsay, ils m’ont refilé l’engin par la voie hiérarchique, poursuivit le Vieux avec une nuance de sarcasme. Peut-être simplement pour le faire dépanner... Nous avons un labo, pas vrai ?
- C’est de notoriété publique, affirma Coplan. Et qu’a-t-on découvert dans le bidule-surprise ?
Rembruni, le Vieux déclara :
- Une bricole qui n’aurait pas dû s’y trouver, en tout cas. Attendez, que je remette la main dessus...
Il allait plonger derechef dans ses tiroirs quand il se rappela soudain où il avait placé les deux paquets retournés par la section d’électronique du laboratoire : sur l’étagère supérieure de l’armoire métallique. C’était le rapport, et lui seulement, qu’il avait gardé à portée de la main.
Il se leva pour aller ouvrir les deux battants du meuble, attrapa les boîtes en carton, l’une grande comme une caissette à cigares, l’autre menue comme l’écrin d’une bague. Il déposa la première sur l’angle de son bureau, ouvrit la seconde pour la placer sous les yeux de Coplan.
Sur un nid d’ouate gisait un minuscule objet de forme ovale, d’environ huit millimètres sur cinq. Il ressemblait vaguement à un tour monté sur une plate-forme, de laquelle sortaient trois fils aussi minces, sinon plus, que des cheveux.
- Un transistor ? demanda Coplan après examen.
- Pas exactement, dit le Vieux, penché lui aussi sur l’étrange assemblage Les spécialistes appellent cela un « tecnétron ». C’est un transistor perfectionné : ses performances sont de loin supérieures à celles des cristaux de germanium dont l’usage s’est répandu ces dernières années. Surtout dans les hyper-fréquences, un domaine jusqu’à présent fermé aux transistors courants. Une invention française...
- Couverte par le secret militaire ?
- N... non, encore qu’elle puisse servir à une foule d’applications dans les équipements des armes modernes, entre autres à un nouveau type de radar.
Il reprit la boîte dont il s’était dessaisi un instant, la conserva dans sa main tandis qu’il regagnait sa place.
- Alors ? fit Coplan. Où gît le problème ?
- C’est précisément ce que je me demande, articula le Vieux. Les Russes ont l’esprit machiavélique. Quel a été leur but en nous faisant parvenir cet appareil ? On peut leur attribuer des mobiles complètement opposés, aussi valables les uns que les autres.
Coplan avança la première hypothèse qui lui vint à l’idée :
- Une façon un peu lourde de se payer notre tête ? Voici ce que nous vous avions fauché mais, pardon, il y a erreur : nous avons mieux chez nous.
Le Vieux fit un signe de dénégation :
- Ce serait contraire à toutes les règles du métier : on n’instruit pas un adversaire d’une opération menée avec succès sur son propre territoire, même si, à la sortie, elle se révèle peu rentable. Non, je serais plutôt tenté de voir dans leur démarche une sorte d’avertissement : « Méfiez-vous, on vous dérobe certaines découvertes.. Sachez cependant que nous ne sommes pas dans le coup. » Ceci me paraît plus conforme à leur volonté de détente et d’apaisement.
Coplan réfléchit deux secondes, puis il objecta :
- A moins que, édifiés sur la nationalité des auteurs du vol, ils espèrent déclencher une enquête dont le résultat serait, finalement, de nous brouiller avec un de nos partenaires.
Le Vieux ne rejeta pas cette éventualité.
- Cette tactique ne manquerait pas d’habileté, reconnut-il. Ce serait même du grand art. Quoi qu’il en soit, j’aimerais savoir à quoi m’en tenir. Puisqu’ils ont donné le coup d’envoi, nous allons leur relancer la balle, même au risque de jouer dans leurs cartes.
Coplan tira une dernière fois sur sa Gitane avant de l’écraser dans le cendrier. Maintenant, il devinait pourquoi le Vieux l’avait convoqué.
- Vous désirez que j’aille demander quelques détails à l’ambassade ?
- Oui. Vous parlez le russe, vous connaissez la psychologie slave... Appuyez sur la pédale : nous sommes très touchés par leur geste, nous apprécions infiniment leur coopération, etc... Cela étant, comment sont-ils entrés en possession du petit poste et à qui l’ont-ils subtilisé ?
- Très bien, dit Coplan. Notez que je suis plutôt sceptique : s’ils n’envisageaient pas de nous laisser nous dépatouiller tout seuls, ils auraient inclu quelques renseignements supplémentaires dans l’envoi.
Le Vieux arbora son sourire de mandarin.
- Non, car dans ce cas, ils n’auraient pas su si nous marchions dans la combine ou non. Or, puisqu’ils ont sûrement un objectif en vue, ils doivent attendre notre réaction. Et le meilleur moyen de la connaître, c’était de nous fournir trop peu d’éléments.
- Donc ils vont me recevoir à bras ouverts, renchérit Coplan tout en se levant. Qui devrai-je voir ?
Son chef ouvrit à demi le tiroir de gauche, en sortit une chemise cartonnée.
- Vous demanderez l'Attaché Militaire… En fait, j’ai déjà préparé l’entrevue : voici une lettre d’introduction selon laquelle vous êtes un émissaire du Quai d’Orsay. Ils sauront, évidemment, que c’est du bidon mais les formes seront sauvegardées.
Coplan prit le feuillet à l’en-tête du Ministère des Affaires Étrangères, en parcourut le texte : c’était une lettre de créance banale au nom de M. Pierre Manceau.
Coplan la plia en quatre, l’inséra dans l’enveloppe rehaussée des armes de la République Française.
- Quand dois-je y aller ?
- A l’instant même. Le rendez-vous a été pris pour quatre heures.
- Dois-je avoir l’air de prendre l’affaire au tragique ou la traiter sur un plan mondain ?
Le Vieux rajusta ses lunettes, se pinça le nez.
- Soyez très réservé, de manière qu’ils ne puissent se rendre compte de l’importance réelle que nous accordons à cette fuite. Entre nous, je peux vous avouer que je ne suis guère fixé moi-même... La découverte du tecnétron a été divulguée dans des revues spécialisées, ses principes et sa construction ont été décrits, on en a même publié des photos. Néanmoins, cela ne signifie pas qu’on soit disposé à en distribuer à droite et à gauche : ce petit appareil est trop riche en possibilités pour que nous le laissions copier avant même qu’ait démarré sa production en quantités industrielles.
Tout en enfilant son pardessus, Coplan déclara :
- Au fond, l’auteur du vol s’est approprié un objet qui se trouvera bientôt dans le commerce ?...
- Oui. Et ceci peut s’interpréter de deux manières : ou bien il s’est mépris sur la valeur intrinsèque de cet amplificateur électronique, ou bien...
Le Vieux s’interrompit pour mieux exprimer sa pensée.
- .. il était fort pressé de s’en servir pour une application qu’il veut mettre au point le premier.
- A laquelle nous ne pensons peut-être pas ?
- Sans doute. Ce qui est cependant certain, c’est que le coup venait de l’étranger : le meilleur moyen de camoufler un tecnétron pour lui faire passer la frontière consistait, de toute évidence, à le mettre à la place d’un transistor dans un poste portatif, fût-ce sans brancher les connexions pour ne pas l’abîmer.
Les mains accrochées à ses revers, Coplan plissa les lèvres et dit :
- Ça sent le réseau privé, vous ne trouvez pas ?
- Assurément. Un S.R. officiel aurait microfilmé la documentation... Ici, on n’a réalisé qu’un travail sommaire, hâtif. Il n’empêche que nous devons élucider pourquoi il a été entrepris.
CHAPITRE II
A l’ambassade d’U.R.S.S., rue de Grenelle, Coplan fut conduit par un huissier dans le bureau de l’Attaché Militaire. Ce dernier, un homme d’environ quarante-cinq ans, taillé en force et vêtu d’un costume bleu foncé à fines rayures, reçut son visiteur avec affabilité.
- Général Korovin... Ravi de vous rencontrer, monsieur Manceau, prononça-t-il en excellent français.
- Je suis très honoré, mon général, répondit Coplan en russe. Permettez-moi tout d’abord de vous remercier pour votre aimable envoi. Votre geste a été très apprécié en haut lieu.
Korovin leva la main en un geste d’opposition.
- La restitution d’un objet perdu ne mérite pas tant de louanges, dit-il avec un sourire ambigu. Agir autrement que nous ne l’avons fait eût été, inconvenant.
Étant donné le terrain sur lequel la conversation était engagée, les propos du général Korovin ne manquaient ni de saveur, ni d’humour.
- Vous concevez sans peine que la réception de cette radio de poche a quelque peu éveillé notre curiosité, reprit Coplan sur un ton plutôt léger. Serait-il indiscret de vous demander par quel heureux concours de circonstances ce poste est tombé entre vos mains ?
Le sourire de Korovin disparut. Son visage devint hermétique.