Sur l'écran, policiers et manifestants s'affrontaient. Le film était muet, et le silence dans lequel se déroulaient ces scènes d'échauffourées en accentuait plutôt le caractère dramatique.
D'un côté, des agents casqués, le visage protégé par un écran arrondi en matière plastique, munis d'un bouclier et armés de longues matraques. De l'autre, une meute de jeunes gens, disparates, vêtus des façons les plus diverses, mais ayant tous sur la figure une expression hostile, voire haineuse.
Sporadiquement, après des jets de projectiles vers les forces de l'ordre, des rixes empreintes de brutalité amenaient au corps à corps les policiers et de petits groupes d'émeutiers qui refusaient de reculer d'un pouce. De part et d'autre, des antagonistes frappés durement s'écroulaient sur la chaussée tandis qu'à l'arrière-plan la masse des manifestants continuait à vociférer des insultes et à lancer des boulons.
La caméra, distante, négligeait assez vite les bagarres en cours : les plus agressifs de ces fauteurs de troubles allaient être appréhendés sur-le-champ. Elle se déplaçait vers les rangs des factieux, s'attardait sur certains secteurs de cette marée humaine agitée de mouvements internes. Parfois, elle se fixait et, par une variation progressive de la focale, donnait soudain une image fortement agrandie de quelques-uns des éléments séditieux, pris sur le vif dans leur fureur révolutionnaire.
- Stop ! requit une voix dans l'obscurité du studio.
L'image se figea, pétrifiant dans leur attitude les personnages captés par l'objectif. Un silence plana. Puis, parmi les spectateurs, quelqu'un quitta sa place, alla vers l'écran. L'ombre mouvante d'une longue règle bougeant dans le faisceau lumineux dessina une arabesque avant de se poser sur la poitrine d'un des participants de la manifestation.
- Celui-là, désigna posément la voix, nous l'avons déjà vu sur une autre bande, et sa tête me dit quelque chose. Cet individu est-il connu de l'un de vous ?
L'homme qui venait de poser cette question était Pierre Leroy, un fonctionnaire des Renseignements Généraux, et il s'adressait à des collègues appartenant, tous, à divers services de police.
Il y avait là des gradés des multiples départements de la P.J. : Brigades territoriales, Brigade Mondaine, Brigades de la voie publique, des Mineurs, Criminelle, Brigade de Recherches et d'Interventions, cette dernière étant mieux connue sous le surnom d'antigang. Des officiers des Compagnies Républicaines de Sécurité, de la Gendarmerie et aussi de la D.S.T., confraternellement mélangés, assistaient à l'une de ces séances périodiques ayant pour objet d'identifier des personnages douteux mêlés à des désordres sociaux.
S'il y eut un léger remue-ménage parmi les spectateurs, aucun ne répondit à la question. Apparemment, l'inconnu signalé par Leroy n'avait pas encore été fiché par les services des fonctionnaires présents. Donc il n'avait pas eu de comptes à rendre à la Justice.
Mais c'était vrai que cette physionomie d'apôtre exalté avait été discernable sur un film antérieur, relatant les heurts violents qui s'étaient produits aux abords du Palais des Sports, entre mouvements gauchistes et d'extrême-droite séparés de force par les agents de l'autorité.
L'homme en question, de taille moyenne, mince, avait des cheveux longs tombant sur ses épaules, une moustache rejoignant un collier de barbe, un regard clair, des traits réguliers qui n'eussent pas manqué d'agrément si un rictus vindicatif ne les avait passagèrement déformés. Vêtu d'un polo à col ouvert, une large ceinture retenant sur ses hanches basses un jean délavé, il devait avoir entre 25 et 30 ans.
Leroy, désappointé par le mutisme persistant de l'auditoire, dit à l'opérateur :
- Je voudrais quelques clichés de ce particulier. Je suis persuadé de l'avoir déjà vu. Poursuivez la projection.
Il regagna sa place et le film reprit son cours. Dans la foule, on n'aperçut plus que pendant deux ou trois secondes le type à l'allure de hippie, qui dut se replier avec la tête du cortège devant un vigoureux assaut des forces policières.
Peu après, ce fut Dangier, commissaire à la D.S.T., qui demanda un arrêt. A son tour, il se dirigea vers l'écran et pointa la règle vers un des perturbateurs en train de clamer des slogans injurieux.
- Fontard, cita-t-il. Un cheval de retour... Je ne savais pas qu'il était sorti de taule. Il ne tardera pas à y retourner, si je ne m'abuse. On va le tenir à l'oeil. Leroy I... Je vous enverrai son curriculum.
- D'accord. De quelle tendance est-il ?
- Maoïste. Il a été inculpé pour trafic de revues subversives interdites.
A l'opérateur :
- Vous pouvez continuer.
Deux ou trois minutes plus tard, il fallut changer la bobine de pellicule. La suivante comportait des prises de vues relatives à des incidents qui s'étaient passés en province, notamment à Reims, à la suite d'une condamnation infligée à des étudiants.
Pendant cet entracte, la lumière fut rallumée dans le studio. Des conversations s'engagèrent.
Le délégué des Renseignements Généraux se creusait la cervelle pour se souvenir des circonstances dans lesquelles il avait eu l'occasion de contempler les traits du jeune contestataire a la barbe d'artiste. Journellement, des centaines de photos défilaient devant ses yeux.
S'il s'était agi d'un délinquant déjà condamné, il eût suffi de recourir au fichier du Centre d'Informations et de Recherches criminelles : grâce à une carte perforée détaillant le signalement du suspect, celui-ci aurait été rapidement identifié par un tri (au rythme de 900 000 fiches à la minute) des quelque trois millions d'individus répertoriés. Mais, en l'occurrence, l'intéressé semblait n'avoir jamais été déféré au Parquet.
Se penchant vers son voisin, un membre de la direction des Affaires Techniques de la Police Judiciaire, Leroy lui dit :
- C'est curieux, je ne parviens pas à situer ce bonhomme. Ne pourriez-vous pas obtenir un tuyau par vos indicateurs qui gravitent dans les milieux estudiantins ?
- Oui, peut-être. Je ferai circuler la photo. Mais pourquoi pensez-vous que ce type est un étudiant ?
Leroy plissa le front. De fait, la manifestation en cause rassemblait des militants de diverses origines et ne groupait pas une catégorie bien délimitée de mécontents.
- Effectivement, ce n'est qu'une impression, reconnut Leroy. Inconsciemment, je dois me référer à un fait qui m'est sorti de la mémoire... En tout cas, cet individu pourrait bien être un de ces meneurs habiles qu'on a du mal à coincer. Ils se tiennent en retrait, excitent les autres et se gardent bien d'entrer en contact direct avec les défenseurs de l'ordre.
Son interlocuteur approuva de la tête.
- D'où l'utilité de réunions de ce genre, conclut-il. Le témoignage cinématographique fait immanquablement sortir de l'ombre des trublions qui, se croyant noyés dans la masse populaire, déploient à leur aise leurs talents d'agitateurs.
Plafonniers et appliques s'éteignirent, interrompant ce bref échange de vues.
Les assistants se carrèrent derechef dans leur fauteuil, le regard aiguisé, prêts à détecter des faciès significatifs parmi les protestataires de Reims, au quatrième ou au cinquième rang derrière les lanceurs de pavés.
Lorsque, après cette séance qui avait eu lieu au Quai des Orfèvres, Leroy regagna à pied son bureau de la Préfecture, il s'irrita confusément de ne pas se rappeler où il avait entrevu cet illuminé au masque de philosophe.
Homme pondéré, bon époux, fonctionnaire consciencieux, Leroy détestait les casseurs. Les dégâts considérables que ceux-ci avaient commis dans de grandes écoles lui apparaissaient comme des actes inqualifiables, relevant d'une mentalité crapuleuse.
Chacun avait le droit d'exprimer une opinion, fût-elle extrémiste et subversive, mais non de détruire pour cela le patrimoine le plus précieux de la nation : les établissements où l'élite d'une génération préparait son avenir et celui de tout le pays. Aux frais des contribuables.
En traversant le pont qui enjambait la Seine, Leroy ne put s'empêcher de remarquer que le printemps se décidait enfin à égayer Paris. Un air plus doux, une lumière blonde tombant sur la Conciergerie, de nombreux touristes à bord d'un bateau-mouche qui descendait le fleuve, autant de signes que la mauvaise saison était reléguée dans le passé.
A propos de printemps, Leroy allait fêter très bientôt son quarante-sixième anniversaire. N'était-ce pas à cela qu'étaient dues ces petites absences de mémoire qui l'agaçaient comme s'il en était responsable ?
Il ne pouvait pourtant pas lancer un avis de recherche concernant ce jeune type. Jusqu'à preuve du contraire, ce dernier ne pouvait faire l'objet que d'une inculpation mineure. A ce train-là, on devrait en poursuivre des milliers.
Faute de mieux, Leroy serait contraint d'attendre qu'un renseignement soit fourni par un indicateur. Cela risquait de durer des semaines. Et pendant ce temps-là, le suspect continuerait d'exciter les têtes chaudes.
Leroy se promit de dépêcher deux ou trois inspecteurs à la première manifestation qui se produirait dans la région parisienne. Avec mission de repérer l'individu et, le cas échéant, de procéder à une vérification d'identité.
Ayant d'autres chats à fouetter, Leroy s'adonna à des occupations plus importantes dans les jours qui suivirent. Affecté à l'état-major chargé de la synthèse des informations obtenues par la surveillance de divers milieux, jeux, hippodromes, étrangers et mouvements politiques, sa tâche consistait à prévenir les actions susceptibles de troubler la sécurité de l'Etat ou l'ordre public.
En cette période de remous sociaux et d'accroissement continu de la main-d'oeuvre étrangère, la Direction des Renseignements Généraux avait du pain sur la planche.
Or, alors qu'il n'y pensait plus, Leroy reçut un coup de fil de son collègue de la Police Judiciaire auquel, lors de la séance de cinéma, il avait demandé ses bons offices.
- Leroy ? J'ai reçu l'information que vous souhaitiez au sujet de ce barbu. Il s'appelle Ralph Cowley et il est inscrit aux cours de l'Institut Poincaré, section « Physique des Solides ».
- Bigre, fit Leroy, qui connaissait le haut niveau des études dans ce centre d'enseignement et de recherche. Vous ne savez rien de plus ?
- Non. Le gars qui nous a renseignés ne le fréquente pas. Il suit les cours d'une autre section. Vous désiriez autre chose ?
- Pas pour l'instant, merci. L'essentiel, c'était le nom de cet individu. Pour le reste, je me débrouillerai. Si nous possédons quelque chose sur lui, je vous tiendrai au courant, bien entendu.
- Parfait. Au revoir, Leroy.
- Au revoir.
Leroy raccrocha, pensif.
Cowley... Oui, maintenant il se souvenait. Une demande de permis de séjour, et l'enquête de routine ultérieure. Cela remontait à plusieurs mois.
Leroy se gratta le front, puis il reprit son travail. Lorsqu'il eut achevé de collationner un certain nombre de rapports, il appela les Archives.
- Veuillez me faire parvenir le dossier d'un nommé Cowley... (Il épela.) Ralph, titulaire d'un permis d'un an. Oui, le plus vite possible.
Ainsi, c'était un étranger. S'il ne se tenait pas tranquille, celui-là, il bénéficierait sans tarder d'une mesure d'expulsion. Il n'aurait qu'à faire le zouave dans son pays d'origine !
C'était un peu excessif, quand même ! Ces gens qu'on autorisait à venir se spécialiser dans les disciplines les plus avancées, et qui incitaient des hurluberlus à se colleter avec la police ou à casser le matériel... Une plaie pour la société, ces intellectuels nihilistes, imbus de doctrines fumeuses et s'attaquant à un système dont ils étaient les privilégiés !
Quand il fut en possession du dossier de Cowley, Leroy le parcourut d'un oeil expert.
Nationalité américaine. Né en 1947. Antérieurement domicilié à Cambridge, Massachusetts. Diplômé du M.I.T. (Massachusetts Institute of Technology : une des universités américaines les plus réputées) Ingénieur du génie atomique. Aucune condamnation. Célibataire. Tendances politiques : pacifiste, socialisant, disciple de Marcuse. (Herbert Marcuse. Professeur à l'Université de Californie, d'origine allemande (ayant été l'assistant du philosophe Heidegger) il a été le maître à penser des contestataires de la Société industrielle et capitaliste). Adresse en France : Hôtel Stella, rue de l'Estrapade, Paris 5e.
Pas de toute possible : la photo d'identité attestait qu'il s'agissait bien du personnage vociférant qu'avait saisi la caméra.
En dépit de son bon vouloir, Leroy ne parvenait pas à comprendre. Comment un type aussi calé pouvait-il gaspiller son temps à brailler dans des manifestations dont les objectifs, de toute évidence, devaient lui être totalement indifférents ?
Défoulement ? Plaisir de semer la pagaille ou attitude mûrement concertée, visant un but précis ?
Quoi qu'il en fût, ce zèbre n'allait plus longtemps défiler dans les rues en criant des slogans incendiaires.
Mais Leroy ne céda pas à une mauvaise humeur qui menaçait d'altérer son jugement. A tout péché miséricorde, surtout quand ce n'est qu'un péché de jeunesse. De plus, la prévention n'était pas établie. Il eût fallu entendre ce qu'il avait clamé à l'intention de la police ou de ses compagnons. Sa présence dans les rangs des manifestants ne constituait pas, à elle seule, une infraction.
Un rappel à l'ordre et une bonne mise en garde suffiraient sans doute à convaincre Cowley qu'il avait intérêt à ne pas trop chahuter. Le sentiment d'être observé par la police tempérerait son ardeur réformatrice, si besoin était.
L'inspecteur Merlut, chargé d'accomplir cette petite mission quasi paternelle à laquelle le prédisposait son physique grassouillet, se rendit à l'hôtel Stella, un matin, de bonne heure.
Il voulut cependant avoir, au préalable, un entretien avec le patron de l'établissement, un certain Laplade, Auvergnat, qu'il avait déjà rencontré en maintes occasions, beaucoup d'étudiants étrangers logeant dans ce quartier.
Merlut entra d'emblée dans la pièce attenante à la « réception », une sorte de bureau-cuisine où l'hôtelier et son épouse étaient en train de manger un morceau de baguette avec leur café-crème.
- Ho ! Bonjour, inspecteur, dit Laplade, la bouche pleine. Qu'y a-t-il encore pour votre service ? Vous prendrez bien un bol de café avec nous ?
- Non, merci, fit Merlut en levant la main. Je viens de déjeuner. Dites-moi, vous hébergez un Américain du nom de Cowley, si je ne m'abuse ?
L'hôtelier grommela :
- Héberger... C'est beaucoup dire. On ne le voit pas souvent. Il n'est pas en règle ?
- Si. Je voudrais simplement lui dire deux mots. Est-il là-haut ?
- Ça m'étonnerait, émit Mme Laplade sur un ton un peu acide. Tenez, allez voir si sa clé pend au clou. Le numéro 19.
Merlut se retourna, rouvrit la porte et jeta un coup d'oeil au tableau, de loin. La clé était accrochée au crochet du 19. L'inspecteur referma le battant.
- Cowley découche-t-il souvent ? s'informa-t-il en s'asseyant sur une chaise, à côté d'un buffet Henri III.
Laplade vida son bol, s'essuya les lèvres, puis déclara en arborant une mimique évasive :
- Il dort rarement ici, figurez-vous. Pour nous, c'est le client idéal, en un sens. Il ne fait que de brèves apparitions pour ramasser son courrier, ne reçoit personne dans sa chambre et paie sa note rubis sur l'ongle, par anticipation.
- Ah ? fit Merlut, intéressé. Si bien que j'ai peu de chances de le voir, à n'importe quelle heure ?
Mme Laplade intervint :
- Moi, à votre place, je déposerais une convocation, sinon vous allez lui courir après pendant des jours. Il doit vivre avec une fille, j'en mettrais ma main au feu.
L'inspecteur n'était pas partisan de la convocation, dans un cas comme celui-ci. Il préférait cueillir le bonhomme à froid.
- Quelle est votre opinion sur lui ? s'enquit-il, l'oeil amical.
- Un type plutôt bien, jugea l'hôtelier. Propre, correct. Ses histoires de fesses, vous comprenez, ça ne nous regarde pas.
Sa femme renchérit :
- Du moment que ça se passe ailleurs... Ici, c'est une maison sérieuse, respectable. Les joueurs de guitare, les drogués et les amateurs de partouze, moi je les vire. Mais je ne vois pas pourquoi cet Américain nous paye un loyer, vu qu'il n'est jamais là. Ils ont trop de fric, ces gars-là !
Merlut reporta son regard sur elle.
- Sûrement, madame Laplade. Mais il a peut-être trop de fourbi dans sa chambre pour le déménager chez une copine ?
- Pensez-vous ! Une cantine de voyage en métal, quelques vêtements, une douzaine de bouquins, et c'est tout.
L'inspecteur se pétrit le menton. Il lui restait la ressource d'aller attendre Cowley aux abords de l'Institut Poincaré, rue de la Montagne Sainte Geneviève.
- Reçoit-il beaucoup de lettres et de publications ? questionna-t-il, le front plissé.
- Non, pas grand-chose. De temps en temps, une lettre venant des Etats-Unis, des bulletins scientifiques en anglais.
- Quand il vient ici, vous n'avez pas l'impression qu'il est nerveux, ou inquiet, comme quelqu'un qui aurait des raisons de se cacher ?
Le couple fit un signe de dénégation.
- Oh ! non, inspecteur, rétorqua Laplade. Il est plutôt du genre décontracté. Son incursion dans sa chambre dure parfois une heure ou deux, et puis il ne manque pas de bavarder quelques minutes avec l'un de nous.
S'appuyant des deux mains sur ses genoux, Merlut se leva.
- Très bien, dit-il. Mais s'il se montre ces prochains jours, ne lui dites pas que je désire le voir. D'accord ?
Ses hôtes opinèrent.
CHAPITRE II
Merlut ne savait trop que penser du comportement de l'Américain. En somme, Cowley avait un domicile fictif. Que ce fût pour des raisons sentimentales ou autres, cela n'était pas très régulier. Officiellement inscrit à une adresse, il vivait ailleurs. Se faisait peut-être envoyer son courrier à deux endroits différents, pour déjouer une éventuelle surveillance.
L'inspecteur fut tenté, tout en déambulant dans la rue de l'Estrapade, de retourner à la Préfecture et d'y faire un rapport. Son chef ne verrait peut-être plus les choses sous le même angle quand il serait mis au courant.
Arrivé à l'angle de la rue Clotilde, Merlut hésita sur la direction à prendre. Il devait choisir maintenant.
Pouvait-on considérer qu'un individu suivant des cours dans une école publique essayait de se dérober aux « Recommandations » figurant sur sa carte de résident parce qu'il avait deux logements ?
Le paragraphe 2 stipulait en effet : « Tout étranger changeant le lieu de sa résidence effective, habituelle et permanente, doit en faire la déclaration au Commissariat de Police ou à la Mairie de la résidence qu'il quitte. »
Mais l'école qu'il fréquentait formait un point de repère où on pouvait le trouver... Le prendre en filature si l'on avait des raisons de le faire.
Perplexe, Merlut opta pour la formule qui donnerait à Cowley la meilleure chance de revenir dans le droit chemin. Il emprunta la rue Clotilde pour gagner la rue Montagne-SainteGeneviève.
En cours de route, cependant, d'autres réflexions lui firent apparaître le côté aléatoire de sa démarche. Il lui faudrait un fameux coup de veine pour interpeller Cowley ce matin-là : à Poincaré, les élèves étaient maîtres de leur horaire et du programme des cours qu'ils suivaient. Leurs heures de présence dépendaient d'eux-mêmes, selon la nature des travaux d'étude et de recherche auxquels ils se livraient.
Se renseigner auprès du Secrétariat de l'Institut, au sujet de l'horaire des branches enseignées dans la section « Physique des Solides », ne servirait pas à grand-chose, attendu que chaque étudiant pouvait, en fonction de sa formation antérieure, négliger certaines d'entre elles en toute liberté.
Parvenu à la petite place à l'arrière du Panthéon, l'inspecteur s'arrêta de nouveau et soupira. En continuant, il risquait fort de perdre son temps. Il n'allait pas passer sa journée à poireauter dans les environs pour une entrevue problématique et, au fond, ne présentant qu'un intérêt relativement mince.
Tant pis pour le zigomar, après tout
La conscience tranquille, Merlut contourna le Panthéon et descendit la rue Souflot. De nombreux cars de police, prêts à acheminer d'importants renforts si des troubles éclataient au Quartier latin, stationnaient aux abords du commissariat du 5e arrondissement. Qu'avaient-ils donc, ces jeunes, à vouloir tout chambarder ? Ils ne connaissaient pas leur bonheur, de vivre dans un pays en paix, et de ne pas devoir travailler en usine grâce à l'argent de papa.
Au boulevard Saint-Michel, les filles arboraient des tenues d'été qui, pour être parfois excentriques, avaient au moins le mérite de les rendre désirables en dévoilant leurs jolies jambes.
Un quart d'heure plus tard, Merlut pénétra dans la cour de la Préfecture, se dirigea vers le bâtiment où siégeait son supérieur hiérarchique, le commissaire Degèvre. Il put le voir sans attendre.
Comme il se préparait à rendre compte de sa visite à l'hôtel Stella, son chef lui coupa la parole en disant :
- Un instant, Merlut. On m'a prié de vous envoyer chez M. le divisionnaire Leroy dès que vous rentrerez. Vous savez où c'est, n'est-ce pas ?