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No 1967 « Editions Fleuve Noir », Paris. Reproduction et traduction, même partielles. Interdites. Tous droits réservés pour tous pays, y compris l’U.R.S.S. et les pays scandinaves.
En raison du caractère d’actualité de cet ouvrage, l’auteur tient à préciser que toute ressemblance entre certains personnages présentés ici et des personnes vivantes ou ayant vécu ne pourrait être que le fait d’une coïncidence. De même, l’interprétation de certains événements qui sont du domaine de l’actualité ne relève que de la fiction romanesque. L’auteur décline toute responsabilité à cet égard et rappelle qu’il s’agit ici d’une œuvre de pure imagination.
Paul Kenny.
CHAPITRE PREMIER
Après les formalités habituelles des contrôles de police et de douane. Francis Coplan empoignant sa valise de cuir, se dirigea d’un pas tranquille vers la sortie de l’aérogare.
L’incroyable tohu-bohu qui régnait dans le vaste hall de l’aéroport international de Galeao n’avait rien de surprenant malgré l’heure tardive. Pour Rio de Janeiro, c’était la période de pointe de l’année : des quatre coins du monde, les touristes affluaient par milliers, par centaines de milliers même.
En revanche, ce qui étonna Coplan lorsqu’il déboucha sur l’esplanade, c’est l’énorme chaleur moite, presque gluante, qui lui sauta au visage. Une véritable étuve. Et l’humidité de l’air nocturne n’arrangeait rien.
Arrivé devant le point de stationnement des taxis et des autocars, il déposa sa valise, vérifia si le titre rouge du magazine qu’il avait glissé dans la poche gauche de son veston était bien visible. Le périodique en question devait jouer le rôle d’élément de repérage.
Une dizaine de minutes s’écoulèrent.
Coplan très décontracté, ne se tracassait pas.
Dans ce tourbillon effervescent qui l’entourait, le ratage d’une prise de contact ne l’aurait pas épaté outre mesure. Des gens galopaient dans toutes les directions, des grappes humaines s’aggloméraient autour des autobus, des familles excitées se congratulaient et s’embrassaient, les chauffeurs de taxis se ruaient sur les bagages des voyageurs en perdition, les délégués des agences touristiques agitaient des pancartes en criant des noms abracadabrants, on nageait en pleine confusion.
Coplan, amusé, observait deux vieux curés suants et gesticulants qui essayaient de regrouper dans ce déluge leurs ouailles, tandis que des religieuses intrépides s’élançaient dans la foule, à la recherche de leurs sœurs égarées. Le spectacle, hautement pittoresque, tenait du cirque et de la Tour de Babel, car on entendait fuser de ce magma toutes les langues de la planète et même quelques idiomes qui paraissaient fort improbables.
Coplan jeta un regard à sa montre-bracelet. Minuit trente-cinq, et c’était l’heure brésilienne puisqu’il avait réglé sa montre dans l’avion.
Mentalement, il décida de patienter encore une demi-heure. De toute manière, il avait dans sa poche un numéro de téléphone qu’il pourrait sonner en cas de besoin.
— Monsieur Carlin ?
— C’est moi, répondit Francis.
— Ravie de faire votre connaissance. Je m’appelle France Langon.
Sur le moment même, Coplan pensa que c’était encore une facétie des copains du Service et il ne put s’empêcher de sourire. La fille qui se tenait devant lui et le dévisageait avec sympathie était une ravissante Noire dont la peau couleur d’ébène et la bouche aux grosses lèvres roses n’évoquaient vraiment pas le terroir bordelais.
— Je commençais à me demander si j’allais vous retrouver dans cette cohue, reprit-elle dans un français un peu chantant mais d’une absolue perfection. Je m’étais postée à la sortie du hall d’arrivée, mais la foule était tellement compacte que je ne pouvais pas distinguer la poche gauche de tous les messieurs ! Vous n’avez que cette valise comme bagage ?
— Oui.
— Venez, ma voiture est à l’autre bout du parking.
Très décidée, elle prit les devants et il la suivit à travers le flot des véhicules qui embouteillaient l’esplanade devant l’aérogare.
Elle portait un pantalon bleu électrique et une petite veste jaune à fleurs blanches qui modelaient d’une façon assez suggestive ses formes féminines. Elle était superbement balancée, élégante, moderne, sportive et dynamique. Elle devait avoir dans les vingt-cinq ans.
Elle s’arrêta devant une Volkswagen verte, déverrouilla les portières, se glissa au volant tandis que Francis casait sa valise sur le siège arrière.
— Je ne sais pas pourquoi, dit-elle en mettant le moteur de la Volks en marche, je vous imaginais moins grand, moins costaud. En général, les Français sont moins balèses, non ?
« Bonté divine, pensa Coplan, elle connaît même l’argot ! »
La petite voiture verte déboîta, roula vers la sortie du parking.
Coplan prononça sur un ton un peu railleur :
— À quoi reconnaissons-nous un être vivant que nous ne voyons pas ?
Elle enchaîna sans hésiter :
— Au mouvement qu’il détermine.
Spontanément, ils se mirent à rire tous les deux.
Elle questionna :
— C’est vous qui avez inventé ce mot de passe ?
— Non, ce sont nos distingués confrères de Paris qui mettent ces formules au point.
— Ils ont l’imagination plutôt biscornue, vous ne trouvez pas ?
— Détrompez-vous, les ronds-de-cuir du Service n’ont aucune imagination. Ils piquent ces phrases dans des bouquins.
— Pourquoi avez-vous fait le détour par la Colombie ?
— Je n’ai pas fait de détour. Je me trouvais depuis une dizaine de jours à Bogota où j’avais à régler quelques questions administratives qui mettaient le point final à une mission antérieure (1). Je m’apprêtais à regagner la France quand j’ai reçu un message du Vieux me priant de me rendre à Rio pour une mission de routine. Je dois me mettre à la disposition de notre agent A.E. 331. Je suppose que c’est vous, A.E. 331 ?
— Non, ce n’est pas moi. Je suis chargée d’assurer la liaison entre A.E. 331 et les autres membres de la mission. Deux autres camarades de Paris sont arrivés hier.
— Diable ! Pour une simple mission de routine ?
— Oui.
— De quoi s’agit-il ?
— Surveillance passive d’un suspect. Je vous donnerai toute la documentation tout à l’heure, quand nous serons arrivés. Le travail sera très difficile.
— Ah oui ?
Elle lui jeta un bref regard, puis se concentra de nouveau sur la conduite de sa Volks. La route qui filait vers Rio – vingt kilomètres séparent l’aéroport de la capitale – avait beau être large et comporter plusieurs voies, la circulation y était néanmoins dangereuse. Le trafic était extraordinairement intense, et les voitures roulaient à tombeau ouvert. De toutes les grandes villes du monde, Rio est sans doute celle où les chauffeurs font les moyennes les plus élevées.
Elle demanda :
— Vous connaissez bien Rio ?
— J’y suis venu trois ou quatre fois.
— Récemment ?
— Mon dernier séjour remonte à cinq ans.
— Vous étiez en mission ?
— Oui, une histoire de brevets (2).
— Vous avez déjà vécu le carnaval ?
— Non.
— Eh bien, vous m’en direz des nouvelles ! s’exclama-t-elle en esquissant une grimace. Surveiller un quidam pendant le carnaval, c’est pas du gâteau ! Par comparaison, la fameuse aiguille dans la botte de foin serait un jeu d’enfant.
— On verra ce qu’on peut faire, murmura Francis. Dites donc, il y a du changement par ici.
— Et comment ! Il y a des quartiers de Rio que vous ne reconnaîtrez plus.
Effectivement, comme on approchait de la capitale, Coplan découvrait une banlieue industrielle toute neuve, avec ses buildings, ses usines, ses enseignes au néon.
La chaleur était toujours aussi écrasante. Il s’y mêlait à présent la lourde odeur de l’essence brûlée, du goudron surchauffé, des émanations provenant des fabriques de produits chimiques.
Coplan desserra sa cravate, rabaissa complètement la vitre de la portière. Avisant alors un macaron blanc et bleu collé dans le coin supérieur du pare-brise. il interrogea :
— C’est un insigne officiel d’interprète que vous avez là ?
— Oui, c’est ma profession. Je suis interprète au ministère des Affaires étrangères, département des Relations publiques.
— Vous êtes polyglotte ?
— N’exagérons rien. Je ne pratique que le français, l’anglais, l’allemand et l’espagnol.
— Et le portugais, j’imagine ?
— C’est ma langue natale.
— Où avez-vous appris le français ? Vous le parlez mieux que moi.
— Je vous expliquerai. C’est une chose qui intrigue beaucoup les camarades de Paris.
Elle eut un sourire.
Coplan reconnut soudain, au passage, l’aéroport Santos Dumont.
— Je commence à m’y retrouver, annonça-t-il. Lors de mon dernier séjour, j’ai beaucoup fréquenté une rue qui n’est pas loin d’ici, la rue Paysandù.
— Tant mieux, opina-t-elle, enjouée. J’habite à quelques centaines de mètres de la rue Paysandù et notre suspect loge à l’hôtel Novo Mundo qui se trouve à deux pas. Pour une fois, le hasard nous facilite la besogne.
— Et moi ? Dans quel hôtel m’avez-vous fourré ?
— Vous n’allez pas à l’hôtel, vous prenez pension chez moi.
— Ah bon ?
— C’était la meilleure solution. D’une part, on ne trouve pas facilement une chambre pendant la période du carnaval, et d’autre part ça me simplifiera le boulot. Je ne serai pas obligée de cavaler pour vous passer les consignes.
Il ne répondit pas. Elle murmura, malicieuse :
— J’espère que vous n’êtes pas raciste et que ça ne vous contrarie pas de vous installer dans l’appartement d’une jeune femme noire ?
— Merci pour le compliment, ricana-t-il. Je ne savais pas que j’avais une figure d’idiot.
— Je plaisantais.
— Vous avez un mari, des enfants ?
— Non, je suis célibataire et je vis seule. Mais j’ai un père qui habite dans le même immeuble.
— Il est large d’esprit, je suppose ?
— Oui, je l’ai bien éduqué ! riposta-t-elle, égayée.
Puis, braquant pour s’engager dans une avenue parallèle qui longeait la mer plus près des immeubles édifiés face à la Praia do Flamengo, elle annonça :
— Nous allons passer devant le porche de l’hôtel Novo Mundo. Regardez… c’est là.
Il put lire l’enseigne et il aperçut un lion de bronze qui montait la garde devant le porche de l’établissement.
La Volks s’engagea dans la rue qui s’étirait entre l’hôtel et la grille d’un jardin public.
— C’est un bon hôtel, commenta-t-elle. Il est central et on y mange proprement. C’est plutôt ce qu’on appelle un hôtel pour hommes d’affaires.
Elle ajouta, sérieuse :
— Ce que les businessmen apprécient le plus, dans cet établissement, c’est le bar.
— Pourquoi cela ?
— À partir d’une heure du matin, le bar change complètement d’aspect et d’ambiance. Dans la journée, c’est un lieu fort respectable où les vieilles Américaines peuvent siroter leur whisky en toute quiétude. Mais, après minuit, ce n’est plus pareil. On baisse la lumière, on met des disques langoureux, et les plus élégantes prostituées de Rio prennent possession des petites tables. Certaines nuits, elles sont au moins quarante à offrir leurs charmes aux riches touristes à dollars. C’est le marché aux esclaves ! Les clients sont aux anges, vous pensez !
— Voilà un tuyau qui ne tombe pas dans l’oreille d’un sourd, acquiesça Francis, imperturbable.
Elle le regarda, mais elle ne devina pas s’il avait parlé sérieusement ou s’il avait blagué.
— Mince ! reprit-il tout content. Voilà cette bonne vieille rue Catete si je ne m’abuse ?
— Exact. Vous connaissez ?
— Naturellement ! De mon temps, il y avait un bobinard toutes les trois maisons dans cette rue. Et les enseignes indiquaient : pension de famille. J’avais trouvé ça merveilleux comme formule.
— Vous avez une mémoire d’éléphant, ma parole ! Eh bien, ça n’a pas changé. Mais le quartier doit être démoli sous peu, hélas. J’adore l’ambiance de Catete. C’est tellement typique.
La Volks ralentit pour se ranger en bordure d’un trottoir et s’arrêter.
— Terminus, dit-elle en coupant le contact. J’habite là, dans ce bloc, au quatrième étage.
Ils débarquèrent, et Coplan empoigna sa valise. Le bloc en question, un vaste immeuble érigé derrière une grille, ressemblait à une caserne. Une faune étrange peuplait la cour d’entrée : des Indiens à plumes, des Noirs en tunique gréco-romaine, des Arlequins.
— Ils vont au carnaval, dit la jeune Noire. C’est le premier soir et il y a toujours des retardataires. Venez, suivez-moi.
Ils traversèrent la cour. France Langon distribuait au passage des salutations et des quolibets aux jeunes colocataires qu’elle croisait.
Ils franchirent une des portes de l’énorme H.L.M. et ils escaladèrent les marches de ciment jusqu’au quatrième étage. Coplan apprécia d’un œil connaisseur le jeu élastique de la croupe appétissante que moulait le pantalon bleu de sa jeune collègue.
Elle montait en souplesse, avec un déhanchement félin, son sac à main coincé sous son aisselle gauche.
Au palier du quatrième, elle prit une clé de cuivre dans son sac, ouvrit une des deux portes, fit de la lumière dans un minuscule hall.
— Entrez, dit-elle en s’effaçant pour le laisser passer avec sa valise.
Elle referma l’huis, jeta son sac sur une chaise, s’avança dans l’appartement pour allumer dans le living.
— Vous êtes chez vous, dit-elle. Si vous désirez prendre une douche, le cabinet de toilette est au fond, à droite. Je n’ai pas de baignoire… Je vous sers un scotch ?