Кенни Поль : другие произведения.

Coplan Dans Le Labyrinte

Самиздат: [Регистрация] [Найти] [Рейтинги] [Обсуждения] [Новинки] [Обзоры] [Помощь|Техвопросы]
Ссылки:
Школа кожевенного мастерства: сумки, ремни своими руками
 Ваша оценка:

  PAUL KENNY
  
   COPLAN DANS LE LABYRINTE
  
  
  ROMAN D’ESPIONNAGE
  
  
  
  
  EDITIONS FLEUVE NOIR
  
   69, Boulevard Saint – Marcel, PARIS – XIIIe
  
  
  
  
  
   La loi du 11 mars 1957 n’autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l’Article 41, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective, et, d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayant cause, est illicite (alinéa 1er de l’Article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les Articles 425 et suivants du Code Pénal.
  
  
  
   No 1967 « Editions Fleuve Noir », Paris. Reproduction et traduction, même partielles. Interdites. Tous droits réservés pour tous pays, y compris l’U.R.S.S. et les pays scandinaves.
  
  
  
  
  
   En raison du caractère d’actualité de cet ouvrage, l’auteur tient à préciser que toute ressemblance entre certains personnages présentés ici et des personnes vivantes ou ayant vécu ne pourrait être que le fait d’une coïncidence. De même, l’interprétation de certains événements qui sont du domaine de l’actualité ne relève que de la fiction romanesque. L’auteur décline toute responsabilité à cet égard et rappelle qu’il s’agit ici d’une œuvre de pure imagination.
  
   Paul Kenny.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  
  
   Après les formalités habituelles des contrôles de police et de douane. Francis Coplan empoignant sa valise de cuir, se dirigea d’un pas tranquille vers la sortie de l’aérogare.
  
   L’incroyable tohu-bohu qui régnait dans le vaste hall de l’aéroport international de Galeao n’avait rien de surprenant malgré l’heure tardive. Pour Rio de Janeiro, c’était la période de pointe de l’année : des quatre coins du monde, les touristes affluaient par milliers, par centaines de milliers même.
  
   En revanche, ce qui étonna Coplan lorsqu’il déboucha sur l’esplanade, c’est l’énorme chaleur moite, presque gluante, qui lui sauta au visage. Une véritable étuve. Et l’humidité de l’air nocturne n’arrangeait rien.
  
   Arrivé devant le point de stationnement des taxis et des autocars, il déposa sa valise, vérifia si le titre rouge du magazine qu’il avait glissé dans la poche gauche de son veston était bien visible. Le périodique en question devait jouer le rôle d’élément de repérage.
  
   Une dizaine de minutes s’écoulèrent.
  
   Coplan très décontracté, ne se tracassait pas.
  
   Dans ce tourbillon effervescent qui l’entourait, le ratage d’une prise de contact ne l’aurait pas épaté outre mesure. Des gens galopaient dans toutes les directions, des grappes humaines s’aggloméraient autour des autobus, des familles excitées se congratulaient et s’embrassaient, les chauffeurs de taxis se ruaient sur les bagages des voyageurs en perdition, les délégués des agences touristiques agitaient des pancartes en criant des noms abracadabrants, on nageait en pleine confusion.
  
   Coplan, amusé, observait deux vieux curés suants et gesticulants qui essayaient de regrouper dans ce déluge leurs ouailles, tandis que des religieuses intrépides s’élançaient dans la foule, à la recherche de leurs sœurs égarées. Le spectacle, hautement pittoresque, tenait du cirque et de la Tour de Babel, car on entendait fuser de ce magma toutes les langues de la planète et même quelques idiomes qui paraissaient fort improbables.
  
   Coplan jeta un regard à sa montre-bracelet. Minuit trente-cinq, et c’était l’heure brésilienne puisqu’il avait réglé sa montre dans l’avion.
  
   Mentalement, il décida de patienter encore une demi-heure. De toute manière, il avait dans sa poche un numéro de téléphone qu’il pourrait sonner en cas de besoin.
  
   — Monsieur Carlin ?
  
   — C’est moi, répondit Francis.
  
   — Ravie de faire votre connaissance. Je m’appelle France Langon.
  
   Sur le moment même, Coplan pensa que c’était encore une facétie des copains du Service et il ne put s’empêcher de sourire. La fille qui se tenait devant lui et le dévisageait avec sympathie était une ravissante Noire dont la peau couleur d’ébène et la bouche aux grosses lèvres roses n’évoquaient vraiment pas le terroir bordelais.
  
   — Je commençais à me demander si j’allais vous retrouver dans cette cohue, reprit-elle dans un français un peu chantant mais d’une absolue perfection. Je m’étais postée à la sortie du hall d’arrivée, mais la foule était tellement compacte que je ne pouvais pas distinguer la poche gauche de tous les messieurs ! Vous n’avez que cette valise comme bagage ?
  
   — Oui.
  
   — Venez, ma voiture est à l’autre bout du parking.
  
   Très décidée, elle prit les devants et il la suivit à travers le flot des véhicules qui embouteillaient l’esplanade devant l’aérogare.
  
   Elle portait un pantalon bleu électrique et une petite veste jaune à fleurs blanches qui modelaient d’une façon assez suggestive ses formes féminines. Elle était superbement balancée, élégante, moderne, sportive et dynamique. Elle devait avoir dans les vingt-cinq ans.
  
   Elle s’arrêta devant une Volkswagen verte, déverrouilla les portières, se glissa au volant tandis que Francis casait sa valise sur le siège arrière.
  
   — Je ne sais pas pourquoi, dit-elle en mettant le moteur de la Volks en marche, je vous imaginais moins grand, moins costaud. En général, les Français sont moins balèses, non ?
  
   « Bonté divine, pensa Coplan, elle connaît même l’argot ! »
  
   La petite voiture verte déboîta, roula vers la sortie du parking.
  
   Coplan prononça sur un ton un peu railleur :
  
   — À quoi reconnaissons-nous un être vivant que nous ne voyons pas ?
  
   Elle enchaîna sans hésiter :
  
   — Au mouvement qu’il détermine.
  
   Spontanément, ils se mirent à rire tous les deux.
  
   Elle questionna :
  
   — C’est vous qui avez inventé ce mot de passe ?
  
   — Non, ce sont nos distingués confrères de Paris qui mettent ces formules au point.
  
   — Ils ont l’imagination plutôt biscornue, vous ne trouvez pas ?
  
   — Détrompez-vous, les ronds-de-cuir du Service n’ont aucune imagination. Ils piquent ces phrases dans des bouquins.
  
   — Pourquoi avez-vous fait le détour par la Colombie ?
  
   — Je n’ai pas fait de détour. Je me trouvais depuis une dizaine de jours à Bogota où j’avais à régler quelques questions administratives qui mettaient le point final à une mission antérieure (1). Je m’apprêtais à regagner la France quand j’ai reçu un message du Vieux me priant de me rendre à Rio pour une mission de routine. Je dois me mettre à la disposition de notre agent A.E. 331. Je suppose que c’est vous, A.E. 331 ?
  
   — Non, ce n’est pas moi. Je suis chargée d’assurer la liaison entre A.E. 331 et les autres membres de la mission. Deux autres camarades de Paris sont arrivés hier.
  
   — Diable ! Pour une simple mission de routine ?
  
   — Oui.
  
   — De quoi s’agit-il ?
  
   — Surveillance passive d’un suspect. Je vous donnerai toute la documentation tout à l’heure, quand nous serons arrivés. Le travail sera très difficile.
  
   — Ah oui ?
  
   Elle lui jeta un bref regard, puis se concentra de nouveau sur la conduite de sa Volks. La route qui filait vers Rio – vingt kilomètres séparent l’aéroport de la capitale – avait beau être large et comporter plusieurs voies, la circulation y était néanmoins dangereuse. Le trafic était extraordinairement intense, et les voitures roulaient à tombeau ouvert. De toutes les grandes villes du monde, Rio est sans doute celle où les chauffeurs font les moyennes les plus élevées.
  
   Elle demanda :
  
   — Vous connaissez bien Rio ?
  
   — J’y suis venu trois ou quatre fois.
  
   — Récemment ?
  
   — Mon dernier séjour remonte à cinq ans.
  
   — Vous étiez en mission ?
  
   — Oui, une histoire de brevets (2).
  
   — Vous avez déjà vécu le carnaval ?
  
   — Non.
  
   — Eh bien, vous m’en direz des nouvelles ! s’exclama-t-elle en esquissant une grimace. Surveiller un quidam pendant le carnaval, c’est pas du gâteau ! Par comparaison, la fameuse aiguille dans la botte de foin serait un jeu d’enfant.
  
   — On verra ce qu’on peut faire, murmura Francis. Dites donc, il y a du changement par ici.
  
   — Et comment ! Il y a des quartiers de Rio que vous ne reconnaîtrez plus.
  
   Effectivement, comme on approchait de la capitale, Coplan découvrait une banlieue industrielle toute neuve, avec ses buildings, ses usines, ses enseignes au néon.
  
   La chaleur était toujours aussi écrasante. Il s’y mêlait à présent la lourde odeur de l’essence brûlée, du goudron surchauffé, des émanations provenant des fabriques de produits chimiques.
  
   Coplan desserra sa cravate, rabaissa complètement la vitre de la portière. Avisant alors un macaron blanc et bleu collé dans le coin supérieur du pare-brise. il interrogea :
  
   — C’est un insigne officiel d’interprète que vous avez là ?
  
   — Oui, c’est ma profession. Je suis interprète au ministère des Affaires étrangères, département des Relations publiques.
  
   — Vous êtes polyglotte ?
  
   — N’exagérons rien. Je ne pratique que le français, l’anglais, l’allemand et l’espagnol.
  
   — Et le portugais, j’imagine ?
  
   — C’est ma langue natale.
  
   — Où avez-vous appris le français ? Vous le parlez mieux que moi.
  
   — Je vous expliquerai. C’est une chose qui intrigue beaucoup les camarades de Paris.
  
   Elle eut un sourire.
  
   Coplan reconnut soudain, au passage, l’aéroport Santos Dumont.
  
   — Je commence à m’y retrouver, annonça-t-il. Lors de mon dernier séjour, j’ai beaucoup fréquenté une rue qui n’est pas loin d’ici, la rue Paysandù.
  
   — Tant mieux, opina-t-elle, enjouée. J’habite à quelques centaines de mètres de la rue Paysandù et notre suspect loge à l’hôtel Novo Mundo qui se trouve à deux pas. Pour une fois, le hasard nous facilite la besogne.
  
   — Et moi ? Dans quel hôtel m’avez-vous fourré ?
  
   — Vous n’allez pas à l’hôtel, vous prenez pension chez moi.
  
   — Ah bon ?
  
   — C’était la meilleure solution. D’une part, on ne trouve pas facilement une chambre pendant la période du carnaval, et d’autre part ça me simplifiera le boulot. Je ne serai pas obligée de cavaler pour vous passer les consignes.
  
   Il ne répondit pas. Elle murmura, malicieuse :
  
   — J’espère que vous n’êtes pas raciste et que ça ne vous contrarie pas de vous installer dans l’appartement d’une jeune femme noire ?
  
   — Merci pour le compliment, ricana-t-il. Je ne savais pas que j’avais une figure d’idiot.
  
   — Je plaisantais.
  
   — Vous avez un mari, des enfants ?
  
   — Non, je suis célibataire et je vis seule. Mais j’ai un père qui habite dans le même immeuble.
  
   — Il est large d’esprit, je suppose ?
  
   — Oui, je l’ai bien éduqué ! riposta-t-elle, égayée.
  
   Puis, braquant pour s’engager dans une avenue parallèle qui longeait la mer plus près des immeubles édifiés face à la Praia do Flamengo, elle annonça :
  
   — Nous allons passer devant le porche de l’hôtel Novo Mundo. Regardez… c’est là.
  
   Il put lire l’enseigne et il aperçut un lion de bronze qui montait la garde devant le porche de l’établissement.
  
   La Volks s’engagea dans la rue qui s’étirait entre l’hôtel et la grille d’un jardin public.
  
   — C’est un bon hôtel, commenta-t-elle. Il est central et on y mange proprement. C’est plutôt ce qu’on appelle un hôtel pour hommes d’affaires.
  
   Elle ajouta, sérieuse :
  
   — Ce que les businessmen apprécient le plus, dans cet établissement, c’est le bar.
  
   — Pourquoi cela ?
  
   — À partir d’une heure du matin, le bar change complètement d’aspect et d’ambiance. Dans la journée, c’est un lieu fort respectable où les vieilles Américaines peuvent siroter leur whisky en toute quiétude. Mais, après minuit, ce n’est plus pareil. On baisse la lumière, on met des disques langoureux, et les plus élégantes prostituées de Rio prennent possession des petites tables. Certaines nuits, elles sont au moins quarante à offrir leurs charmes aux riches touristes à dollars. C’est le marché aux esclaves ! Les clients sont aux anges, vous pensez !
  
   — Voilà un tuyau qui ne tombe pas dans l’oreille d’un sourd, acquiesça Francis, imperturbable.
  
   Elle le regarda, mais elle ne devina pas s’il avait parlé sérieusement ou s’il avait blagué.
  
   — Mince ! reprit-il tout content. Voilà cette bonne vieille rue Catete si je ne m’abuse ?
  
   — Exact. Vous connaissez ?
  
   — Naturellement ! De mon temps, il y avait un bobinard toutes les trois maisons dans cette rue. Et les enseignes indiquaient : pension de famille. J’avais trouvé ça merveilleux comme formule.
  
   — Vous avez une mémoire d’éléphant, ma parole ! Eh bien, ça n’a pas changé. Mais le quartier doit être démoli sous peu, hélas. J’adore l’ambiance de Catete. C’est tellement typique.
  
   La Volks ralentit pour se ranger en bordure d’un trottoir et s’arrêter.
  
   — Terminus, dit-elle en coupant le contact. J’habite là, dans ce bloc, au quatrième étage.
  
   Ils débarquèrent, et Coplan empoigna sa valise. Le bloc en question, un vaste immeuble érigé derrière une grille, ressemblait à une caserne. Une faune étrange peuplait la cour d’entrée : des Indiens à plumes, des Noirs en tunique gréco-romaine, des Arlequins.
  
   — Ils vont au carnaval, dit la jeune Noire. C’est le premier soir et il y a toujours des retardataires. Venez, suivez-moi.
  
   Ils traversèrent la cour. France Langon distribuait au passage des salutations et des quolibets aux jeunes colocataires qu’elle croisait.
  
   Ils franchirent une des portes de l’énorme H.L.M. et ils escaladèrent les marches de ciment jusqu’au quatrième étage. Coplan apprécia d’un œil connaisseur le jeu élastique de la croupe appétissante que moulait le pantalon bleu de sa jeune collègue.
  
   Elle montait en souplesse, avec un déhanchement félin, son sac à main coincé sous son aisselle gauche.
  
   Au palier du quatrième, elle prit une clé de cuivre dans son sac, ouvrit une des deux portes, fit de la lumière dans un minuscule hall.
  
   — Entrez, dit-elle en s’effaçant pour le laisser passer avec sa valise.
  
   Elle referma l’huis, jeta son sac sur une chaise, s’avança dans l’appartement pour allumer dans le living.
  
   — Vous êtes chez vous, dit-elle. Si vous désirez prendre une douche, le cabinet de toilette est au fond, à droite. Je n’ai pas de baignoire… Je vous sers un scotch ?
  
   — Volontiers, merci. Sans eau, si possible.
  
   — O.K. Venez voir la cuisine. Vous devrez vous débrouiller quand vous serez seul.
  
   — Dites-moi, vos voisins ne vont pas s’étonner de ma présence ici ?
  
   — Pensez-vous ! Ils sont habitués, ils me connaissent. Je reçois souvent des amis, des amis qui viennent de l’étranger. Comme je suis interprète et que je dois me perfectionner dans les langues, ils admettent.
  
   — Votre père aussi ?
  
   — Bien sûr.
  
   Elle était expéditive, gracieuse, et elle avait des gestes précis.
  
   — Vous fumez ? s’enquit-elle.
  
   — Oui, mais je suis obligé de freiner ma consommation, car j’arrive au bout de ma provision de Gitanes. Si mes souvenirs sont exacts, on ne trouve pas de cigarettes françaises au Brésil ?
  
   Elle déposa deux verres de whisky sur la table basse qui occupait le centre du living, se dirigea vers une commode, ouvrit un des tiroirs du meuble.
  
   — Attrapez, dit-elle en lui lançant un paquet de cigarettes. C’est ce qui se rapproche le plus du caporal ordinaire et tous nos amis qui viennent de France les adoptent sans trop de déplaisir.
  
   Il attrapa le paquet au vol, examina l’emballage blanc à bande bleue, lut la marque : Minister.
  
   Après avoir allumé une cigarette et tiré quelques bouffées, il murmura :
  
   — Pas mauvais, ce tabac, en effet.
  
   Elle prit place dans un des fauteuils, saisit un des deux verres, se laissa aller à la renverse contre le dossier de son siège en allongeant les jambes :
  
   — Et maintenant, dit-elle, asseyez-vous dans ce fauteuil, en face de moi. Nous avons à causer.
  
   Il obtempéra, prit l’autre verre et but une gorgée de scotch. Elle reprit :
  
   — Pour satisfaire votre curiosité, je commence par vous parler de moi. Mon père est d’origine française. Il est né à Bordeaux et il vit au Brésil depuis plus de 30 ans. Il est sous-directeur d’une grosse agence immobilière de Rio. Il s’est naturalisé Brésilien un peu avant d’épouser ma mère. Ma mère est noire comme le cirage. C’est une créature un peu simple mais d’une bonté sans limite. Il paraît qu’elle était très belle à vingt ans et je la trouve toujours adorable bien qu’elle ait pris de la bouteille. Mon père est d’ailleurs toujours amoureux d’elle et c’est un mari sensationnel. Je vous le présenterai tout à l’heure. Il est au courant de mes activités et c’est par lui, par ses relations plus exactement, que je suis entrée au S.D.E.C. (3). Mes parents habitent l’étage en dessous. J’ai fait une partie de mes études à Rio et une partie à Bordeaux, chez les religieuses. J’ai mes deux bachots et un diplôme de l’École d’interprètes. Comme je vous l’ai dit, je suis fonctionnaire au ministère des Affaires étrangères, ce qui me permet de fournir pas mal de tuyaux de première main au Vieux. En plus de ce travail, je m’occupe généralement de l’accueil des camarades qui viennent de France pour remplir une mission dans ce pays-ci. Sur le plan hiérarchique, j’opère sous l’autorité de A.E. 331 qui est mon chef de secteur et qui dépend lui-même de notre résident de Rio.
  
   — Vous permettez ? intercala Francis. Qui est responsable en titre de la mission à laquelle je vais participer ?
  
   — A.E. 331 précisément, c’est-à-dire mon chef direct. C’est un homme remarquable. Il se nomme Jorge de Ranhao et il est contrôleur au service du personnel de la Sûreté.
  
   — C’est lui qui centralise ?
  
   — Oui, et c’est également lui qui assure le dispatching.
  
   — Parfait, acquiesça Francis.
  
   La jeune femme se leva, alla prélever un dictionnaire dans le meuble-bibliothèque qui garnissait un des murs de la pièce.
  
   Extirpant quelques documents glissés dans la reliure du volume, elle tendit à Coplan trois agrandissements photographiques en noir et blanc :
  
   — Voici l’objectif, dit-elle (4). Marcel Mounot, 34 ans, de nationalité française, domicilié à Paris. Profession : délégué prospecteur pour le compte d’une agence de tourisme installée à Paris.
  
   Francis étudia les photos. On y voyait un grand gaillard athlétique au visage rectangulaire, osseux, aux traits plutôt rudes, aux cheveux taillés en brosse, à la bouche volontaire. Les photos avaient manifestement été prises à la sauvette, mais elles étaient néanmoins suffisantes pour permettre une identification sûre.
  
   Coplan demanda :
  
   — Quand est-il arrivé à Rio ?
  
   — Hier, dans le même avion que nos deux camarades.
  
   — Ils arrivaient de Paris ?
  
   — Oui. Mounot avait une chambre réservée depuis plus d’un mois au Novo Mundo. Son voyage à Rio n’est donc pas un déplacement improvisé.
  
   — Qu’a-t-il fait depuis hier ?
  
   — Il n’a rencontré personne, mais il a eu, dès son arrivée, un entretien téléphonique avec un certain John Gresham qui loge au Palace, à Copacabana.
  
   — Compliments ! fit Coplan, admiratif. Vous avez d’excellents points de surveillance, à ce que je vois ?
  
   — Notre réseau est bien implanté, confirma-t-elle. Nous avons un ami fort débrouillard à l’hôtel Novo Mundo.
  
   — Quelle est la situation présente ?
  
   — Mounot a quitté son hôtel vers 22 heures. Il est sous contrôle, mais un relais a été prévu à 3 heures du matin.
  
   — Sans blague ? s’étonna Francis. Vous avez l’impression qu’il sera encore en balade à 3 heures du matin ?
  
   — Sûrement ! Pendant les cinq jours du carnaval, aucun touriste valide ne se couche avant l’aube.
  
   Elle se leva, alla tourner le bouton d’un transistor posé sur la commode. Instantanément, une samba échevelée envahit le living, accompagnée de cris et de chants, avec l’énorme rumeur d’une foule en liesse comme fond sonore.
  
   — Vous vous rendez compte ! jeta-t-elle. La fête bat son plein.
  
   Comme électrisée d’une façon irrésistible par le rythme lancinant de la musique, elle se mit à tourner dans la pièce en esquissant le pas déhanché de la samba et en faisant osciller en cadence son joli derrière modelé par son pantalon.
  
   — Avouez que je manque de chance, maugréa-t-elle. Une mission juste au moment du carnaval !
  
   — Vous auriez préféré participer à la fiesta ?
  
   — Ben, naturellement ! répliqua-t-elle. C’est fantastique, vous savez ! Il n’y a rien de plus formidable au monde. Vous verrez ! Nous aurons certainement l’occasion d’y aller ensemble, et peut-être d’y participer.
  
   — Pour parler franc, marmonna Francis, je vous préviens tout de suite que je ne suis pas très porté sur ce genre de réjouissances. Les carnavals, cortèges folkloriques et autres corsos, ça ne m’a jamais excité. J’ai vu le film Orfeo Negro, comme tout le monde, et je reconnais que ça doit être un spectacle envoûtant, mais ça me laisse de marbre.
  
   — Vous changerez d’avis, j’en suis persuadée.
  
   Elle ferma le transistor, revint s’asseoir dans son fauteuil, prit son verre.
  
   Coplan questionna :
  
   — Pour quel motif ce Marcel Mounot est-il suspect ?
  
   — Je n’en sais rigoureusement rien. J’ai posé la question à mon chef et aux deux camarades de Paris, ils n’en savent rien non plus. Mounot est sous surveillance en France depuis environ trois semaines et notre mission est tout simplement la continuation d’une opération en cours.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  
  
   Le silence était retombé dans la pièce. Silence tout relatif d’ailleurs, car on entendait des échos lointains de chants et de tambours qui provenaient de la rue.
  
   Coplan, après avoir examiné une dernière fois les photos de Marcel Mounot, redéposa les agrandissements sur la table basse, vida son verre, alluma une nouvelle cigarette.
  
   La jeune femme jeta un bref regard vers la pendulette qui se trouvait sur la commode.
  
   — Je dois me mettre en route dans trois quarts d’heure, murmura-t-elle. Si vous êtes fatigué, vous pouvez vous coucher.
  
   Elle se leva :
  
   — Je vais vous montrer la chambre, venez.
  
   Il la suivit dans une pièce contiguë, plus petite que le living, meublée d’un lit moderne, d’une penderie, d’une table de bois transformée en coiffeuse et de deux chaises.
  
   — C’est ma chambre, mais vous pouvez vous y installer.
  
   — Et vous ?
  
   — Oh, pour ce que je dormirai, le divan du living fera très bien l’affaire.
  
   — Pas question. Je prends le divan et vous gardez votre chambre.
  
   — Je vous en prie, riposta-t-elle, ne faites pas de chichis ! Ce n’est pas par bonté d’âme que je vous cède mon lit, c’est pour ma facilité. Quand je suis sur un boulot, j’ai besoin de ma liberté de mouvements. Comme je n’arrête pas d’aller et de venir, ça me gênerait si vous dormiez dans le living. Du reste, ne faites pas de simagrées, tous les copains que j’héberge, je les case automatiquement dans ma chambre.
  
   Elle ajouta, un peu acerbe :
  
   — N’ayez crainte, j’ai mis des draps propres.
  
   — Je l’espère bien ! renvoya-t-il du tac au tac.
  
   Ils retournèrent au living. Coplan demanda alors :
  
   — Quel est mon programme, dans l’immédiat ?
  
   — Comme vous venez d’arriver, vous pouvez vous coucher. Vous devez être fatigué, j’imagine ?
  
   — Vous voulez rire ? J’ai eu beaucoup de temps morts à Bogota et j’ai roupillé dans l’avion. Par conséquent, si vous avez besoin de moi, je suis à votre entière disposition.
  
   — Dans ce cas, nous ferons équipe pour le relais de trois heures. Mais je vais d’abord vous présenter à mon père.
  
   Elle rangea les photos et les documents dans la couverture du volume cartonné, remit le volume dans la bibliothèque. Ensuite, ils descendirent d’un étage et elle frappa à la porte de l’appartement de ses parents.
  
   Un homme d’environ soixante ans, de forte corpulence, au teint mat, au crâne chauve, vint ouvrir l’huis.
  
   — Ah, voilà le voyageur ! s’exclama-t-il d’une grosse voix chantante imprégnée de bonhomie. Entrez, mon ami.
  
   Il tendit sa puissante main velue.
  
   — Robert Langon, se présenta-t-il.
  
   — François Carlin, répondit Francis en serrant la main du quinquagénaire.
  
   Ils pénétrèrent dans un living exactement semblable à celui de la jeune femme. Langon s’excusa :
  
   — Ma tenue est un peu débraillée pour accueillir un visiteur, mais comme vous avez pu vous en rendre compte, il fait chaud à Rio.
  
   Il était en pantalon de pyjama bleu marine avec un gilet de corps blanc qui dévoilait sa musculature impressionnante. L’empâtement de l’âge ne semblait pas avoir entamé sa robustesse.
  
   — Vous prendrez bien un petit coup de rouge proposa-t-il. Ma famille m’envoie régulièrement du Médoc et si vous aimez les vins de Bordeaux vous ne…
  
   — Vous êtes trop aimable, coupa Francis, mais si ça ne vous fait rien, je préfère m’abstenir. Je viens de boire un whisky et je me méfie des mélanges.
  
   — Comme vous voudrez. Ma femme est partie au carnaval, mais vous la verrez sans doute demain. Je suppose que vous avez hâte d’aller voir ça, vous aussi ? Est-ce la première fois que vous venez au carnaval ?
  
   — Oui.
  
   — Je suis sûr que vous serez emballé, émerveillé. La première fois, ça donne un choc.
  
   Il plissa la bouche d’un air un peu sceptique, ajouta :
  
   — Moi, depuis le temps que je vis à Rio, ça me casse plutôt les pieds, entre nous soit dit. Pendant cinq jours, la vie normale de la ville s’arrête pour laisser la place à la foule en délire. Les bureaux, les magasins, les banques, les administrations, tout est fermé. C’est assommant.
  
   Il haussa les épaules, reprit sur un ton plus railleur :
  
   — Tout le gratin de Rio se fait un point d’honneur de foutre le camp à la campagne pendant le carnaval. Je parle de notre élite de race blanche. Ils abandonnent la cité aux Noirs, et ils s’en vont pour ne pas voir un spectacle qui les écœure.
  
   Coplan ne pigeait pas. Il murmura :
  
   — Vous voulez dire que les citadins de pure souche blanche ne participent pas à ces réjouissances ?
  
   — Quelques-uns, oui. Mais la majorité, non.
  
   — C’est bien la première fois que j’entends parler d’une discrimination raciale au Brésil, s’étonna Francis.
  
   — C’est plus subtil que ça, fit remarquer Langon. Il y a aussi une question de classes sociales, de castes, qui intervient. En fait, le carnaval est surtout l’affaire des Noirs. Ils sont plus d’un million qui descendent des collines et des fave las (5) pour envahir les rues de Rio et danser nuit et jour pendant cinq jours. Or, ces Noirs sont pauvres. Les bourgeois de Rio leur reprochent tout à la fois la couleur de leur peau et leur misère. Dans le fond, ils ont peur quand ces gens prennent la ville d’assaut. Ces misérables cités sans eau ni électricité sont constituées de baraques très sommaires où vivent plus d’un million de Noirs.
  
   Il se tourna vers sa fille en disant :
  
   — Le Blanc est toujours raciste, même quand il s’imagine qu’il est au-dessus de ce préjugé. Pourtant, avouez qu’elle est mignonne, ma petite perle noire.
  
   Il s’avança vers sa fille et la prit tendrement dans ses bras.
  
   Coplan fut frappé par l’expression de Langon et de sa fille. Leurs traits étaient comme chaudement éclairés de l’intérieur, comme si leur affection réciproque comportait aussi une mystérieuse complicité.
  
   — Si seulement elle voulait se marier, soupira Langon. Je me sens une terrible vocation de grand-père, figurez-vous.
  
   France se dégagea des bras de son père et dit :
  
   — Tu nous excuseras, papa, mais il faut que nous partions. L’heure avance et mon ami est sans doute impatient.
  
   — Allez, allez, fit Langon, indulgent. Et amusez-vous bien.
  
   Ils prirent congé, remontèrent à l’appartement de France.
  
   — Il faut vous changer, suggéra la jeune femme. Votre costume de voyage est trop guindé. Vous avez peut-être quelque chose de plus léger dans votre valise ?
  
   — Un polo bleu, c’est tout ce que j’ai.
  
   — Attendez, j’ai mieux que ça.
  
   Elle fila vers la chambre à coucher, se ramena avec une chemisette américaine à fleurs bariolées.
  
   — Mettez ceci, lui ordonna-t-elle. Moi, je vais mettre la robe que j’avais faite tout exprès pour le carnaval.
  
   Elle disparut, revint cinq minutes plus tard vêtue d’une robe rouge à grosses taches noires, très ajustée et tombant à mi-cuisses. Ses cheveux noirs et lisses, dénoués, lui venaient aux épaules. L’ensemble était d’une beauté à couper le souffle.
  
   — Je vous plais comme ça ?
  
   — Sensationnel, dit-il.
  
   — Vous êtes épatant, vous aussi, avec cette chemisette. Venez, c’est l’heure.
  
   La police avait établi des barrages interdisant la circulation automobile dans l’avenida Rio Branco et dans l’avenida Présidente Vargas, les deux artères principales du centre de la ville.
  
   De hautes colonnes lumineuses aux couleurs vives avaient été dressées au milieu de ces deux voies, des tribunes en planches avaient été aménagées sur les trottoirs pour les spectateurs, des haut-parleurs transmettaient la musique des orchestres.
  
   France avait rangé sa Volks dans une des rues adjacentes, et c’est à pied qu’ils avaient rejoint le Rio Branco.
  
   Effectivement, le spectacle était fabuleux. Par groupes de cinquante ou de cent membres, les académies de danse défilaient en un cortège qui semblait n’avoir ni commencement ni fin.
  
   Chaque académie avait un déguisement distinct, son orchestre, sa reine de beauté, ses danseurs solistes et son meneur de jeu. Les costumes étaient d’un luxe étourdissant. Il y avait des marquises en crinoline à dentelles, des Sioux, des Pierrots Lunaires, des Canaques en pagne blanc et noir, des fantômes en longue robe blanche, des Spartiates en peau de tigre, etc.
  
   Comme l’avait dit Langon, l’élément noir dominait très nettement, mais la gamme des coloris de peau allait de l’ébène le plus sombre au bistre pâle en passant par toutes les nuances intermédiaires. Ce qu’il y avait de plus saisissant, c’était le rythme continu, fracassant, obsédant de la samba dont les cadences syncopées étaient soulignées par les tambours. Et toute cette foule compacte dansait et chantait sans le moindre répit, malgré la chaleur accablante de la lourde nuit d’été.
  
   De temps à autre, la musique s’emballait, les tambours devenaient comme fous et saccadés, le rythme atteignait un paroxysme, et toutes les filles de l’immense cortège agitaient leur croupe à une vitesse inimaginable. C’était effroyablement sensuel, d’une densité érotique indicible. Coplan avait l’impression de revoir ici, dans la plus belle avenue de cette capitale, les danses initiatiques et les transes sacrées qu’il avait connues dans le secret des forêts vierges d’Afrique.
  
   De toute évidence, un sortilège s’était emparé de cette masse humaine, de ce peuple à la peau noire, qui se défoulait en obéissant à d’étranges impératifs venus du fond des âges et du fond d’un atavisme obscur.
  
   La police à cheval surveillait le cortège, mais sans avoir à intervenir. Car cette magie était celle du rythme, du symbole, du rite. Ces jeunes corps célébraient certes l’amour dans ce qu’il a de plus charnel, de plus agressif et de plus éloquent, mais sur un plan sublimé.
  
   Pendant quelques instants, Francis observa attentivement un couple de solistes qui dansaient au milieu d’un des groupes : une superbe Noire de vingt ans, à peu près nue, mimait les préludes de l’accouplement et la frénésie de l’étreinte, tandis que son partenaire, un géant au teint de métis, esquissait devant elle la parade de la séduction. Toute la sombre ardeur du rut animait les deux danseurs, mettait des lueurs d’extase dans leurs prunelles, agitait leurs membres et leurs flancs, faisait vibrer leurs nerfs fouettés par la musique. Autour d’eux, la ronde battait des mains et participait d’une façon très directe à l’émotion de l’acte que la danse exprimait si suggestivement. Et cependant, ni les participants ni les spectateurs n’avaient le moindre geste obscène, la moindre parole licencieuse, aucune attitude équivoque.
  
   Coplan glissa un bref regard en coulisse vers sa compagne. Celle-ci suivait les danseurs d’un œil enfiévré, le visage tendu, ses grosses lèvres roses serrées, tandis que son corps se déhanchait imperceptiblement pour répondre au rythme des tambours.
  
   Il lui donna un petit coup de coude.
  
   — Vous avez envie d’y aller, hein ? chuchota-t-il, souriant et goguenard.
  
   — Elle danse admirablement, la fille, vous avez vu ?
  
   — Oui, j’ai vu, dit Coplan.
  
   La jeune femme se secoua pour échapper à la fascination de ce spectacle, prit le bras de Francis.
  
   — Allons, venez. Je crois que notre ami nous attend maintenant.
  
   Ils durent manœuvrer avec énergie pour se frayer un chemin jusqu’à l’angle de l’avenida Floriano.
  
   Coplan reconnut d’emblée le jeune gars en pantalon de tergal gris perle et chemisette Lacoste rouge qui poireautait devant l’étal jaune d’un marchand de limonade.
  
   — Salut, Mandier, jeta-t-il à mi-voix. Tu me reconnais ? François Carlin.
  
   Mandier, qui allait prononcer le nom de Coplan, se retint de justesse et dit un peu bêtement :
  
   — Ah ?… Carlin… Comment vas-tu ?
  
   — Je vois que vous vous connaissez, intervint France. Où en sommes-nous, Louis ?
  
   Louis Mandier, s’adressant à la jeune femme, expliqua sur un ton confidentiel :
  
   — Raymond vous attend au Club des Régates de Flamengo. Vous voyez où ça se trouve ?
  
   — Oui, je connais.
  
   — Notre bonhomme est là-bas en compagnie d’un Amerloque qui doit être son copain de Copacabana. Ils ont deux filles avec eux, deux chouettes nanas qui me paraissent made in California. Si vous pouviez y aller dare-dare, ça serait bien. Raymond en a plein le c…, sauf votre respect. La chaleur qu’il fait dans cette baraque, c’est pas possible. Je parie que j’ai sué cinq kilos depuis minuit.
  
   — Bien, on y va, enchaîna France qui avait l’air enchantée. Vous aurez des nouvelles demain.
  
   — D’accord, acquiesça Mandier.
  
   Un sourire sarcastique distendit sa bouche.
  
   — Amusez-vous bien, lança-t-il.
  
   Comme la plupart des grandes associations de Rio, le Club des Régates de Flamengo organisait chaque nuit, pendant les cinq jours du carnaval, un bal qui se déroulait jusqu’au matin dans ses locaux.
  
   En l’occurrence, cela se passait au premier étage d’un imposant immeuble dont la façade prétentieuse regardait la praia de Botafogo.
  
   À condition de payer un droit d’entrée (assez élevé) et d’être accompagné d’une dame, on pouvait assister au bal sans être membre du club.
  
   Ici, le carnaval avait un autre aspect que dans le Rio Branco. Ni service d’ordre ni groupes organisés. Les danseurs, déguisés ou non, alignés par rangs de cinq, tournaient sans arrêt autour de la piste, au son d’un orchestre jouant des sambas non-stop. Chacun dansait à sa guise, sans se soucier de son voisin, chantant à tue-tête les airs que jouait l’orchestre, exécutant les figures prévues par la musique, figures que tout le monde connaissait ou apprenait rapidement.
  
   L’ambiance était amicale, empreinte d’une sorte de laisser-aller bon enfant, unanimement joyeuse. Comme l’orchestre ne s’arrêtait jamais, on entrait dans la ronde quand on voulait, on dansait la samba en tournant autour de la piste et en beuglant, on se retirait quand on en avait marre. C’était plutôt une procession qu’un bal, en fait. Les Blancs étaient plus nombreux ici que dans la rue, encore que le contingent noir dominât largement.
  
   Louis Mandier n’avait pas exagéré : la chaleur qui régnait dans ce local était tout simplement phénoménale. C’était à se demander comment tous ces gens parvenaient à danser, à crier, à gesticuler pendant des heures sans tomber dans les pommes !
  
   En voyant ces déguisements disparates et ces visages congestionnés, luisants de transpiration, altérés, Coplan se remémora certaines gravures anciennes : à peu de chose près, c’était ainsi que les artistes primitifs représentaient les damnés en enfer. Jérôme Bosch aurait aimé ce spectacle.
  
   D’un geste sans réplique, France Langon saisit la main de Francis.
  
   — Allons-y, dit-elle, enthousiaste.
  
   Et elle l’entraîna dans la ronde.
  
   Pendant cinq minutes, Coplan se sentit profondément ridicule. Exécutant le pas de la samba, lançant ses bras vers le plafond, balançant les épaules, il ne put s’empêcher de penser : « Doux Jésus, il m’en aura fait faire des choses, le Vieux ! »
  
   Devant lui, derrière lui, à sa droite, à sa gauche, les danseurs se livraient avec conviction et sans arrière-pensée à la magie de ce rythme irrésistible.
  
   Peu à peu, toutefois, dans cette foule compacte et bigarrée, l’œil attentif de Coplan commençait à repérer pas mal de choses captivantes : de jeunes métisses en pagne, des Noires en minijupes, quelques Blanches aussi qui portaient en guise de travesti un short minuscule et un sweater qui ne voilaient pas grand-chose de leur sculpturale beauté.
  
   La plupart des filles – et ça se voyait – étaient quasi nues sous leur robe courte et légère. Celles qui dansaient depuis longtemps, avaient aux aisselles, dans le dos et au corsage de larges cercles noirs provoqués par la sueur. La plupart des hommes, en chemisette, donnaient l’impression de sortir d’un baquet d’eau : ils dégoulinaient.
  
   Coplan identifia très vite l’objectif. Marcel Mounot, le torse nu, la face passée au fond de teint ocre, un collier de fleurs en papier passé autour du cou, se démenait allègrement dans la ronde. Avec son faciès osseux et ses cheveux en brosse, il ne risquait pas de passer pour un Tahitien, malgré son déguisement sommaire. Il dansait à côté d’une fausse vahiné avec laquelle il échangeait de temps à autre quelques phrases en anglais. La fille en question – elle devait avoir une trentaine d’années – s’amusait de tout son cœur. Elle était blonde et superbe. Longues jambes fuselées, jolies épaules, poitrine impeccable, fesses galbées à souhait. Le type même de l’Américaine réussie.
  
   Coplan aperçut alors le petit Raymond Sugelle : maigre, la tignasse blonde en bataille, l’air rigolard. Il s’était mis un peu à l’écart pour souffler et il tenait dans la main une bouteille de bière.
  
   Coplan n’avait jamais travaillé avec Sugelle, mais il le connaissait de vue. Sortant tranquillement de la ronde, Coplan s’approcha de son collègue.
  
   — Salut, petit père, chuchota-t-il. Je me présente : François Carlin.
  
   — Mince, fit Sugelle, tu es de la fiesta, toi aussi ! Tu parles d’une mascarade. Ils sont dingues, je te jure.
  
   — Avoue que ça vaut le coup d’œil, non ?
  
   — Merci bien, grinça Sugelle, acide, ça va faire quatre heures que je m’agite dans cette fournaise. Faut le faire, mon vieux. Et tout ça pour des prunes ! Si encore on pouvait draguer une de ces pépées noires.
  
   — Comment ça, pour des prunes ? objecta Francis.
  
   — Ben oui, quoi ! On perd son temps dans ce patelin. Ce gars qu’on tient à l’œil est tout bonnement ici pour rigoler. C’est un touriste comme un autre, un amateur de carnaval. C’est visible. Tu l’as repéré ?
  
   — Oui.
  
   — Parfait. Tu prends le relais avec la petite Langon ?
  
   — Oui.
  
   — Bonne affaire ! Moi, je me débine. Tiens, prends ça. Tu vas crever de soif dans moins de dix minutes. Tchau, Cop… Euh, Carlin. À la revoyure.
  
   Il mit d’autorité sa bouteille de bière dans les mains de Coplan et il se dirigea aussitôt vers la sortie.
  
   Cette hâte ne surprit pas Francis. Passer quatre heures dans ce bain-marie et dans ce vacarme, il y avait de quoi être écœuré.
  
   Néanmoins, les autochtones avaient l’air de savourer la plus complète béatitude. France Langon, noyée dans la masse des danseurs, s’en payait une tranche. Quand le tam-tam de l’orchestre entamait un passage frénétique, elle tortillait de la croupe avec une vélocité qui donnait à réfléchir. Sa robe rouge à motifs noirs commençait déjà à trahir la température survoltée de son adorable corps de déesse noire.
  
   Peu désireux de se fondre derechef dans le cortège de la samba, Francis dégusta tranquillement la bouteille de bière que son copain lui avait léguée. Il fuma une demi-douzaine de cigarettes brésiliennes, observant d’une prunelle distraite (pas si distraite que ça, en réalité) ce qui se passait autour de lui.
  
   Vers cinq heures du matin, France Langon s’amena discrètement près de Coplan.
  
   — Notre gars et ses amis se préparent à partir, glissa-t-elle tout bas. Je me charge d’eux. Êtes-vous capable de rentrer seul ?
  
   — Oui, évidemment.
  
   — Prenez un taxi. La rue où j’habite s’appelle rua Silveira Martins.
  
   — Ne vous tracassez pas, je ne me perdrai pas. Mais vous ?
  
   — Je continue le boulot. Ensuite, j’irai rendre compte à mon patron et je rentrerai. Si vous avez faim ou soif, vous trouverez le nécessaire dans le réfrigérateur. Prenez les clés.
  
   Elle lui mit dans la main deux petites clés attachées à un anneau.
  
   Effectivement, Marcel Mounot, son ami et les deux femmes qui les accompagnaient se dirigeaient vers la sortie.
  
   Dès qu’ils eurent quitté la salle, France Langon leur emboîta le pas.
  
   Coplan s’attarda encore pendant quelques minutes, après quoi il sortit à son tour. Dehors, la nuit était toujours aussi chaude, mais il faisait quand même moins étouffant que dans la salle de bal.
  
   Histoire d’aérer ses poumons, Coplan décida de rentrer à pied. Sa montre indiquait cinq heures vingt. Des groupes de jeunes gens et de jeunes filles, tous travestis, arpentaient les avenues. De nombreuses voitures circulaient encore. On sentait que la ville n’avait pas l’intention de dormir.
  
   À titre de curiosité, Coplan poussa sa promenade jusqu’au Rio Branco. Cette fois, malgré tout, c’était l’accalmie. Quelques acharnés continuaient à danser au son des orchestres réduits à deux ou trois tambours, mais ce n’était plus la cohue. Partout, le long des trottoirs et dans les parcs, les Noirs couchés à même le sol dormaient à la belle étoile. C’était inattendu et parfois touchant. On voyait de ravissantes filles noires, vêtues de leurs robes étincelantes, endormies, terrassées par la fatigue, la tête posée sur les jambes de leur cavalier, ce dernier allongé sur un journal et dormant également. Parfois, c’était un vrai tableau de famille : la mère, une plantureuse négresse d’âge mur, dormait, la bouche ouverte, entourée de sa marmaille, les gosses en chien de fusil roupillant à poings fermés.
  
   Francis n’eut aucune peine à retrouver le H.L.M. de France Langon.
  
   Il monta à l’appartement, se prépara un long-drink glacé à base de Martini, se déshabilla, fuma une dernière cigarette – une Gitane de sa provision
  
   — en dégustant sa boisson.
  
   Chose étrange, il se sentait vaguement soucieux. Mais il ne parvenait pas à cerner ce qui le turlupinait.
  
   Finalement, il se coucha.
  
   Après dix minutes, il dut se relever pour ôter son pyjama et dormir nu. La moiteur de la nuit était suffocante.
  
   Il commençait à s’enfoncer lentement dans les brumes du sommeil lorsqu’il entendit des pas dans le living. France venait de rentrer. Il l’entendit ouvrir le réfrigérateur, tripoter dans la cuisine. Un peu plus tard, il perçut un léger bruit dans la chambre et la lampe de chevet s’alluma près du lit.
  
   Entrouvrant les yeux, il vit sa jeune amie, nue, qui cherchait un vêtement dans la penderie.
  
   Comme France lui tournait le dos, Coplan put contempler avec une secrète complaisance le spectacle émouvant et somptueux qu’elle lui offrait sans le savoir. Dans la lumière rose, tamisée, de la lampe de chevet, la chair sombre de la jeune femme se drapait de reflets chauds qui magnifiaient le relief de son corps.
  
   « Ferme les yeux, crétin ! » se morigéna-t-il intérieurement. « Ce n’est pas une vision de ce genre qui te facilitera le sommeil. »
  
   Par discipline personnelle, il se força à tenir ses paupières closes. La lampe de chevet s’éteignit avec un faible déclic. Et, dans la minute qui suivit, Coplan sentit bouger le drap qui le couvrait et il éprouva, avec une sorte de stupeur, le contact brûlant d’un corps souple qui se pressait doucement, tendrement, contre son propre corps dénudé.
  
   Il se contraignit à ne pas bouger. Mais comment feindre plus longtemps ? Une main vagabonde, audacieuse, le caressait, l’explorait.
  
   — Vous dormez ? haleta une petite voix frémissante.
  
   — Plus maintenant, articula Francis, réticent.
  
   — Je vous en prie, prenez-moi dans vos bras.
  
   — Qu’est-ce qui vous arrive ? Vous avez eu des ennuis ?
  
   — Non… Je vous en prie, répéta-t-elle sur un ton suppliant, presque plaintif, prenez-moi dans vos bras, faites-moi l’amour. J’en ai tellement envie.
  
   Elle se nouait à lui comme une liane, et ses mains impatientes ne restaient pas inactives. Elle parvint à lui imposer un baiser de ses lèvres gourmandes et pulpeuses, écrasa contre lui les rondeurs de son buste à la fois doux et ferme.
  
   L’ardeur de ce profond baiser d’amoureuse eut raison de la réserve et des scrupules de Coplan. Même un paralytique n’aurait pu échapper aux injonctions sensuelles de cette chair torride qui quémandait la délivrance du plaisir.
  
   La vive lumière du jour filtrait à travers les persiennes de la chambre lorsque Coplan se réveilla.
  
   Pendant une fraction de seconde, il ne réalisa pas très exactement. Cette pièce qu’il connaissait mal, ce lit défait, sa propre nudité, ce merveilleux corps d’ébène allongé sans voiles près de lui.
  
   Naturellement, sa lucidité revint promptement.
  
   Il esquissa un geste prudent pour quitter le lit, mais un bras l’emprisonna aussitôt.
  
   — Reste un moment, souffla-t-elle. J’attendais que tu te réveilles. Bonjour.
  
   Elle ajouta dans un murmure, souriante et confuse :
  
   — Mon beau chéri.
  
   Coplan, les sourcils arqués, ne savait trop quelle contenance prendre.
  
   — Bonjour, dit-il.
  
   — Donne-moi un baiser, François.
  
   Il s’exécuta, attrapa le drap pour couvrir son anatomie intime, regarda la jeune femme.
  
   — Comme tu es beau, dit-elle. Solide, costaud. Je n’avais jamais vu un homme aussi bien fait que toi.
  
   Il toussota, embarrassé.
  
   — Dis-moi, fillette, c’est toujours comme ça que tu reçois tes amis ?
  
   — Oui, répondit-elle paisiblement. Tu n’as pas aimé ?
  
   — J’ai évidemment apprécié, mais je me pose des questions à présent. Je ne me sens pas trop fier, entre nous soit dit.
  
   Elle le dévisagea, fronça les sourcils.
  
   — Pourquoi ? fit-elle, étonnée. Tu n’es pas responsable, puisque c’est moi qui me suis jetée dans tes bras.
  
   — Oui, bien sûr, mais enfin, j’ai l’impression d’avoir abusé de la situation. Je ne me suis pas…
  
   Elle coupa sèchement :
  
   — Tu regrettes ?
  
   — Je serais mal venu, reconnut-il en souriant.
  
   — Alors, quoi ?
  
   — Eh bien, je ne sais pas mais… vis-à-vis de ton père, et pour toi-même ?
  
   Elle se mit sur son séant, replia ses deux jambes noires. Son visage prit une expression grave, presque triste.
  
   — Tu méjuges mal ? prononça-t-elle. Ma conduite te choque, en somme ?
  
   Comme il ne répondait pas, elle reprit d’une voix décidée :
  
   — Si tu estimes que ma façon d’agir est indécente, vulgaire, dis-le-moi carrément. Mais, dans ce cas, je renonce.
  
   — Tu renonces à quoi ? Que veux-tu dire ?
  
   — Jusqu’à présent, je ne me suis guère souciée de ce que les autres pouvaient penser de moi. Mais toi, ce n’est pas pareil. Je ne sais pas pourquoi, mais ton opinion à mon sujet me paraît importante, très importante. Seulement, je n’ai pas le choix.
  
   Coplan était ébahi.
  
   — Je ne sais pas si je suis mal réveillé, grommela-t-il. mais je ne te suis pas du tout.
  
   — Ce n’est pourtant pas compliqué. Je suis jeune, j’ai une santé de fer, j’ai du tempérament et rien ne me rend plus heureuse que de vibrer dans les bras d’un garçon. Je voudrais bien faire comme les autres femmes de mon âge : avoir un fiancé, me marier.
  
   Seulement, voilà : ce n’est pas possible. Aussi longtemps que je travaillerai pour le Vieux, je n’aurai pas le droit de lier ma vie à un homme auquel je serais obligée de cacher cette partie essentielle de mon existence, je veux dire mon activité clandestine. Je ne pourrais plus travailler pour le S.D.E.C. si j’avais un mari qui se mêlerait obligatoirement et légitimement de mes affaires. Alors, je sacrifie mes aspirations personnelles et je me débrouille comme je peux. Quand un camarade du Service loge ici et quand il me plaît, j’en profite. Au moins, avec un confrère, je ne cours pas de risques et je n’en fais pas courir à notre réseau. Tant pis si ce n’est pas convenable, mais chacun adapte sa moralité à sa situation. Je veux bien me sacrifier pour ton pays, mais je ne veux pas devenir vieille fille sans avoir connu ces plaisirs sur lesquels je suis très portée, je l’avoue.
  
   — Tu es un ange, murmura Francis.
  
   Instantanément rassurée, elle l’enlaça :
  
   — Tu me jures que tu ne me reproches rien ?
  
   — Au contraire ! Je t’approuve et je t’admire. Il y a bien des Français qui hésiteraient à sacrifier leur vie de famille pour mieux servir leur patrie.
  
   Elle rayonnait, de nouveau heureuse. Elle lui tendit ses lèvres, articula d’une voix sourde :
  
   — Prends-moi encore, c’était si bon. Embrasse-moi partout. Quand tu me touches, je fonds.
  
   Au vrai, il ne dut pas se cravacher pour lui donner ce qu’elle réclamait si gentiment.
  
   La pendulette posée sur la commode du living marquait onze heures et quelques minutes.
  
   France Langon, vêtue d’un vaporeux déshabillé rose bonbon, avait préparé le petit déjeuner qu’ils prenaient en tête à tête. L’odeur du café brûlant était agréable, les petits pains dorés étaient savoureux.
  
   — C’est marrant, dit France en souriant, l’amour me donne de l’appétit. Pas toi ?
  
   — Pas spécialement. J’ai toujours bon appétit.
  
   Ils se sentaient très décontractés l’un et l’autre. Dehors, le soleil étincelant triomphait. Il faisait une chaleur lourde.
  
   Après avoir vidé sa troisième tasse de café, Francis se leva pour aller chercher son dernier paquet de Gitanes dans la poche de son pantalon. Le torse nu, il avait simplement passé un short tout chiffonné qu’il avait retrouvé dans le fond de sa valise.
  
   France, tout en dévorant son cinquième petit pain, admirait sans fausse honte l’impressionnante académie de son hôte occasionnel. Elle paraissait subjuguée par la carrure de Coplan, par la vigueur de son torse athlétique, par l’équilibre harmonieux de sa musculature puissante et féline.
  
   Il revint dans le living, alluma sa cigarette, aspira avec une évidente satisfaction les premières bouffées de fumée.
  
   — Quel est le programme ? questionna-t-il.
  
   — J’irai aux nouvelles à douze heures trente.
  
   — Comment cela se passe-t-il ?
  
   — Je contacte mon chef et il me donne les consignes. Dans les cas d’urgence, il me fait porter un message ici.
  
   — Parfait, acquiesça Francis. Pendant ton absence, je me raserai et je prendrai une douche. Je serai fin prêt quand tu reviendras… Ce déshabillé rose te va à ravir.
  
   — Le rose est toujours flatteur pour les négresses, dit-elle paisiblement.
  
   Puis, sur le même ton égal, elle demanda :
  
   — Que penses-tu de notre suspect ?
  
   — Rien. Pourquoi ?
  
   — Jorge a l’impression que nous nous donnons beaucoup de mal pour pas grand-chose.
  
   — Jorge ?
  
   — Ben oui, Jorge de Ranhao, mon chef de réseau. À son avis, Mounot est tout bonnement à Rio pour assister au carnaval comme des milliers de touristes qui ne viennent que pour ça.
  
   — C’est aussi l’avis de notre camarade Raymond Sugelle, émit Coplan d’un air pensif. Il m’en a fait part cette nuit, quand nous avons échangé quelques mots au bal.
  
   — C’est plausible, non ? Bien qu’étant suspect en France, un individu peut fort bien venir à Rio sans autre but que de voir le carnaval.
  
   — Bien entendu, concéda-t-il. C’est d’autant plus vraisemblable que ce type exerce la profession d’agent de tourisme. Dans cette corporation, le carnaval de Rio est une attraction de tout premier plan. Néanmoins…
  
   Il laissa sa phrase en suspens, expulsa quelques ronds de fumée.
  
   Elle le dévisagea, un peu surprise par son attitude vaguement sceptique.
  
   — Ce n’est pas ton avis ? interrogea-t-elle.
  
   — Je ne sais pas.
  
   Il eut un sourire affectueux, regarda le bout incandescent de sa cigarette :
  
   — Je m’en voudrais de semer le trouble dans ton esprit et dans celui de ton chef, mais, personnellement, je doute que ce Mounot soit venu à Rio pour faire le fou en costume de Tahitien.
  
   — Mais… sur quoi te bases-tu pour parler ainsi ?
  
   — Mon instinct.
  
   — Ton instinct ? répéta-t-elle, plutôt interloquée.
  
   — Façon de parler, évidemment. En fait, pour ne rien te cacher, je crois que j’ai enregistré diverses petites choses qui m’ont mis la puce à l’oreille. Je me trompe peut-être, mais j’ai dans l’idée que Mounot est à Rio en service commandé.
  
   — Par exemple !
  
   — Et toujours pour ne rien te cacher, je suis presque convaincu que Mounot remplit une mission qui ressemble fichtrement à la mienne, à la nôtre : il surveille quelqu’un.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  
  
   Décontenancée, perplexe, France Langon baissa la tête, mastiqua en silence la dernière bouchée d’un ultime petit pain, vida sa tasse de café, s’essuya lentement, machinalement, les lèvres au moyen d’une serviette en papier.
  
   — Tu es bien le seul à avoir remarqué quelque chose d’insolite dans le comportement de Mounot, dit-elle enfin.
  
   — Comme tu as pu le voir, rappela-t-il, je me suis tenu un bon bout de temps à l’écart de la ronde pour vider ma bouteille de bière et fumer des cigarettes. Je m’étais arrangé pour être plus ou moins masqué par d’autres personnes qui reprenaient leur souffle au bord de la piste, mais j’ai beaucoup observé Mounot, son ami américain et les deux femmes qui les accompagnaient… Pour qui possède une certaine expérience, il y a des regards, des attitudes, de brefs chuchotements qui sont assez significatifs… Pour moi, la cause est pratiquement entendue : Mounot, son copain et les deux beautés made in U.S.A. n’étaient pas venus à ce bal pour rigoler, mais pour suivre les faits et gestes d’un grand gaillard déguisé en Iroquois, un Noir qui portait une sorte de pagne blanc à dessins rouges, un collier de dents de requin autour du cou, un bandeau blanc orné de plumes blanches autour du front, deux bracelets de cuivre à chaque bras et des lignes de craie sur les joues. Tu as dû voir cet homme, non ?
  
   — Il y en avait des tas qui étaient déguisés ainsi. Tout un groupe même. Et plusieurs d’entre eux étaient grands, athlétiques.
  
   — Exact, il faisait partie d’un groupe. Seulement, il se distinguait des autres par un détail qui m’a frappé et que j’ai tenu à vérifier : il ne parlait pas le portugais tel qu’on le parle ici. Et même, à plusieurs reprises, il s’expliquait en anglais.
  
   — Et alors ? Quelles conclusions tires-tu de tout ça ?
  
   — Je ne tire aucune conclusion. J’enregistre, je constate, je réfléchis.
  
   — Mounot serait un agent secret ? Un agent de la C.I.A. peut-être (6) ?
  
   — L’hypothèse n’est pas à rejeter, bien qu’elle soit un peu prématurée. De toute manière, si le Vieux le considère comme un suspect et se donne la peine de le faire surveiller jusqu’ici, c’est qu’il y a anguille sous roche. En principe, le Service ne s’amuse pas à mettre sous contrôle permanent un citoyen ordinaire.
  
   — Naturellement, opina-t-elle, ce n’est pas sans raison qu’on nous a chargés de suivre Mounot. Il faut que je transmette à Jorge ce que tu viens de me dire. C’est important.
  
   — Si je pouvais rencontrer moi-même ton chef, ça vaudrait peut-être mieux, non ? Du moins, si c’est possible.
  
   — Ah ? Il y a des choses que tu veux lui dire mais que tu ne veux pas me dire à moi ?
  
   — Mais non, protesta-t-il en riant. Je voudrais voir ton chef pour faire sa connaissance, sans plus. Comme l’occasion ne s’est pas présentée lors de mes précédents séjours à Rio, c’est le moment ou jamais. En outre, un contact direct n’est jamais inutile. Je voudrais faire quelques suggestions qui pourraient renforcer notre efficacité dans l’affaire qui nous occupe actuellement.
  
   — Bien, dit-elle en se levant, l’air un peu offusqué malgré tout.
  
   Il écrasa sa cigarette dans sa soucoupe, se leva à son tour, s’approcha de la jeune femme et la prit tendrement dans ses bras.
  
   — Tu me fais l’effet d’une petite personne bien susceptible, murmura-t-il, affectueux. Pourquoi diable aurais-je des choses à te cacher ?
  
   — Oui, c’est vrai, je suis terriblement susceptible, confessa-t-elle d’un air contrit en se pressant contre lui. C’est un défaut de mon caractère. Je crois que c’est une tare.
  
   — À bon ! s’exclama-t-il en riant.
  
   — Non, je ne plaisante pas. J’ai une âme de Blanche dans un corps de négresse, et je t’assure que ce n’est pas tellement commode. Je me sens toujours sur la défensive.
  
   — Dans notre métier, c’est une excellente disposition d’esprit, fit-il remarquer. Les meilleurs agents secrets sont ceux qui sont toujours sur la défensive. Mais, avec moi, tu peux rentrer tes griffes et faire patte de velours.
  
   — Oui, c’est vrai, admit-elle.
  
   Son léger déshabillé s’était entrouvert par inadvertance et elle prolongeait avec une sensuelle délectation le contact de sa gorge ferme contre le torse nu de Francis.
  
   Pendant quelques longues minutes, le monde parut suspendre sa course et les tentations de la volupté se réveillèrent. Mais Coplan mit un terme au sortilège.
  
   — N’abusons pas des bonnes choses, dit-il en la repoussant avec douceur mais fermeté. Habille-toi et va aux nouvelles.
  
   — Rien, ne presse, affirma-t-elle. Je ne mets pas une demi-heure pour faire ma toilette.
  
   Elle voulut s’accrocher à lui, mais elle renonça en voyant son attitude résolue.
  
   — Un homme comme toi, articula-t-elle d’une voix sourde, ça me plairait bien de le tuer de plaisir.
  
   — Bigre ! Tu n’es pas une perle noire, comme dit ton père, tu es un tigresse noire.
  
   — Tu ne relèves pas le défi ?
  
   — Non, laissa-t-il tomber froidement. Quand je travaille, je m’économise. Allez, à la douche, et plus vite que ça !
  
   Elle lui tira la langue avant de filer vers le cabinet de toilette.
  
   Lorsqu’elle revint à l’appartement après avoir contacté son chef de réseau, elle arborait une expression bizarrement concentrée.
  
   Coplan, rasé de frais et vêtu d’une chemise blanche immaculée, questionna :
  
   — Quelque chose qui cloche ?
  
   — Non. Jorge est d’accord pour te rencontrer, mais il faut que nous y allions tout de suite. Il nous attend.
  
   — Pourquoi fais-tu cette tête ?
  
   — Quelle tête ?
  
   — Ben, je ne sais pas. On dirait que tu viens d’apprendre que la fin du monde est pour ce soir.
  
   Un sourire juvénile la dérida :
  
   — Maintenant que je suis au courant, tu m’impressionnes dit-elle. Louis Mandier a raconté à Jorge que tu es considéré à Paris comme le numéro UN du Service ! Il paraît que tu as même remplacé le Vieux quand il a été malade !
  
   — Balivernes ! lança-t-il en haussant les épaules. Il n’y a pas de numéro UN au Service.
  
   — On y va ? fit-elle, impatiente.
  
   — Je suis à ta disposition.
  
   Ils quittèrent l’appartement.
  
   À cause des barrages qui isolaient le Rio Branco et l’avenida Vargas, France dut faire un grand détour pour atteindre, par les quais, le praça Mauà où Jorge de Ranhao les attendait dans un petit restaurant d’aspect populaire situé non loin du Bâtiment du Touring Club do Brasil.
  
   D’emblée, le Brésilien impressionna favorablement Coplan. Jorge de Ranhao était un homme de taille moyenne, fortement râblé, au teint sombre, aux yeux noirs et vifs protégés par des lunettes cerclées d’or, aux verres légèrement colorés. Il était vêtu d’un costume gris perle de très bonne coupe et sa chemise blanche à col ouvert était en soie.
  
   Attablé dans un coin, tout à fait au fond de la salle rectangulaire du restaurant, il esquissa un geste courtois pour saluer Francis et sa compagne.
  
   — Heureux de faire votre connaissance, dit-il d’une voix feutrée, étrangement douce, en tendant à Coplan une main soignée, aux ongles polis.
  
   Coplan et France s’installèrent à la table du policier brésilien. Coplan murmura en souriant :
  
   — Vous parlez admirablement le français. Êtes-vous un authentique Carioca (7) ?
  
   — Bien sûr, répondit-il, mais j’ai passé la plus grande partie de mon enfance en France et j’ai terminé mes études à Genève. Mon père était attaché consulaire ; toute sa carrière s’est déroulée dans des pays de langue française. Il était poète, fin lettré, amateur passionné de littérature française. Je suppose qu’il m’a légué cette passion, car il m’arrive d’écrire des poèmes en français. Mais tout cela ne m’empêche pas d’être un vrai Brésilien et d’aimer Rio, ma ville natale.
  
   Coplan connaissait ce genre de flics de la nouvelle école : distingués, cultivés, adversaires des méthodes brutales, théoriciens de premier ordre en matières de criminalité, conscients de leur rôle social qu’ils considèrent plus volontiers en termes de sociologues qu’en qualité d’agents répressifs.
  
   — Notre amie France m’a fait part de vos remarques au sujet de l’objectif, reprit-il de cette voix confidentielle qui semblait être sa façon habituelle de s’exprimer. Sur le moment même, j’ai été un peu surpris, je l’avoue. Aucun de ceux qui participent à la surveillance ne m’avait signalé le moindre indice insolite dans le comportement de votre compatriote Mounot. Mais les événements sont en train de vous donner raison. Ce matin, vers onze heures, une voiture de location a cueilli Mounot à son hôtel et cette voiture, une Chevrolet gris foncé, modèle Impala, pilotée par une de ses amies américaines, celle qui a des cheveux roux, est allée se ranger dans l’avenida Pessoa, non loin d’une des villas de ce quartier résidentiel.
  
   — Où se trouve cette avenue ? demanda Coplan.
  
   — C’est l’artère qui fait le tour du lac Rodrigo de Freitas, à l’ouest de Copacabana.
  
   — Oui, je vois.
  
   — Louis Mandier, qui suivait en taxi, à bonne distance, a été ensuite le témoin du fait suivant : la femme est descendue de la voiture et s’en est allée à pied, d’un pas de promenade, vers le jardin botanique. Mounot est resté dans le véhicule. Il s’est installé au volant, s’est mis à faire semblant de lire un quotidien du matin tout en épiant, sans en avoir l’air, la villa en question. Un peu avant midi, trois Noirs sont sortis de la villa, sont montés dans une Opel jaune qui a démarré aussitôt en direction de Copacabana. Mounot, repliant son journal, a aussitôt pris l’Opel en filature… Ces nouvelles sont toutes fraîches, puisqu’elles me sont parvenues via Raymond Sugelle voilà vingt minutes environ.
  
   — Et Mandier ? questionna Francis, attentif.
  
   — Eh bien, n’ayant pas trouvé de taxi, il a dû renoncer.
  
   — Le contrôle est donc momentanément interrompu ?
  
   — Oui, hélas.
  
   — Je dirais plutôt : tant mieux, émit Coplan sur un ton calme.
  
   — Comment cela, tant mieux ? s’étonna le Brésilien.
  
   — Vous n’avez pas envisagé l’éventualité d’une contre-filature organisée par les amis américains de Mounot ?
  
   — Non. D’ailleurs, jusqu’ici, la question ne se posait pas. Comme on vous l’a expliqué, depuis son arrivée à Rio, Mounot s’est conduit comme un touriste ordinaire.
  
   Coplan resta pensif un instant, puis :
  
   — Je crois que le moment est venu de prendre certaines précautions.
  
   — Tout à fait d’accord, acquiesça Jorge de Ranhao. J’ai déjà mobilisé quelques-uns de mes collaborateurs habituels afin de renforcer notre dispositif.
  
   — Peut-être serait-il opportun aussi de doter les équipes d’un minimum de matériel : voitures, transmissions radio et appareils de photo, qu’en pensez-vous ? suggéra Coplan.
  
   — Oui, peut-être, accorda le Brésilien. Cela ne soulève pas de problèmes, mais vous croyez réellement que Mounot est venu ici pour accomplir une mission en cheville avec cet Américain John Gresham et les deux femmes qui l’accompagnent ?
  
   — Oh, vous savez, ce n’est qu’une hypothèse. Elle m’est venue à l’esprit pendant que j’observais ce quatuor au bal, cette nuit. Les apparences sont parfois bien trompeuses, surtout quand on est atteint, comme moi, du virus de la déformation professionnelle.
  
   — D’après vos amis Mandier et Sugelle, glissa Jorge en souriant, vous avez la réputation de ne pas vous tromper souvent. Maintenant que je connais votre renommée, je vois cette affaire d’un autre œil. Les ordres de Paris ne parlaient que d’une simple mission de routine.
  
   — Je vous assure que mon intervention est absolument fortuite, affirma Francis. Comme je n’avais pratiquement plus rien à faire à Bogota, le Vieux a sans doute jugé que je pourrais vous donner un coup de main.
  
   — Cela prouve quand même qu’il attache une certaine importance aux gestes de Mounot, conclut le chef de réseau. Dès cet après-midi, je vais réviser mes plans.
  
   — Puis-je vous poser quelques questions ?
  
   — Oui, évidemment.
  
   — Surtout, ne le prenez pas en mauvaise part, vous êtes le patron de ce boulot et je n’ai pas du tout l’intention d’empiéter sur vos attributions ni sur votre autorité. Mais comme je travaille presque toujours seul, j’ai la mauvaise habitude de vérifier personnellement toutes les données d’un problème.
  
   — N’ayez crainte, je ne suis pas ombrageux à ce point.
  
   — Je suppose que vous vous êtes documenté sur ce Gresham que Mounot a contacté dès le lendemain de son arrivée ?
  
   — Oui, naturellement. Un rapport est déjà en route à ce sujet. Vous permettez ?
  
   Jorge sortit un agenda de sa poche, le compulsa.
  
   — Voici les renseignements recueillis : John Gresham, né à Atlanta, âgé de 38 ans, domicilié à Chicago, 138, La Salle Street. Profession : courtier en matériel électro-ménager… Les deux femmes qui sont avec lui : Miss Merle Wellic, 32 ans, secrétaire, domiciliée à Atlanta. C’est la blonde. Quant à la rousse, il s’agit de miss Anne Dyner, 29 ans, sans profession, également domiciliée à Atlanta.
  
   — Curieux, murmura Coplan, songeur. Gresham est originaire du Deep South, où vivent ses deux copines (8). Est-ce qu’il vous serait possible d’avoir des tuyaux sur ces Noirs qui habitent la villa de l’avenida Pessoa que Mounot surveillait ce matin ?
  
   — Mon métier de policier me facilite ce genre de besogne, susurra Jorge avec un imperceptible sourire.
  
   — Oui, mais il faudrait agir sur la pointe des pieds, si vous voyez ce que je veux dire. Nous ne devons pas éveiller la méfiance de ces Noirs.
  
   — Je n’oublie pas mes instructions, dit le Brésilien. Paris a bien souligné qu’il ne s’agissait que d’une surveillance passive… Si Mounot est un agent de la C.I.A., le Vieux sera ravi d’en avoir la preuve, n’est-ce pas ?
  
   — La C.I.A. est très active ici ?
  
   — Comme dans toute l’Amérique latine.
  
   — C’est une indication à ne pas négliger, jugea Francis. Quel sera mon programme pour aujourd’hui ?
  
   — Je n’en sais rien moi-même. Comme nous avons perdu de vue provisoirement l’objectif, il faudra patienter. Il rentrera sûrement à son hôtel avant ce soir. À ce moment-là, nous pourrons enchaîner. Mais, dans l’immédiat, j’espère que vous me ferez le plaisir de déjeuner avec moi ? On mange fort convenablement ici, n’est-ce pas, France ?
  
   — Oui, c’est irréprochable, convint la jeune femme.
  
   Coplan était sûr que ce restaurant avait des accointances avec la police. La discrétion des serveurs à l’endroit de Jorge de Ranhao montrait bien qu’ils savaient à quoi s’en tenir.
  
   Après un déjeuner à la fois copieux et d’une simplicité de bon aloi, Coplan et France prirent congé du Brésilien pour regagner l’appartement de la jeune femme.
  
   En allant à pied rejoindre la Volks de son amie, Francis eut l’occasion de jeter un coup d’œil sur l’avenida Vargas où les groupes carnavalesques avaient déjà repris leur défilé dansant et tonitruant. La foule, massée sur les trottoirs, suivait avec enthousiasme et avidité les exhibitions des solistes que le tam-tam excitait.
  
   La chaleur était encore plus terrifiante que la veille.
  
   Plutôt sidéré par le spectacle, Coplan demanda à France avec une pointe d’incrédulité :
  
   — Ils vont danser comme ça jusqu’à l’aube ?
  
   — Oui, évidemment. Et ils recommenceront dès demain matin à dix heures.
  
   — Comment font-ils pour tenir le coup ? Je me croyais solide, mais je n’ai pas l’impression que je pourrais tenir ce rythme hallucinant pendant cinq jours.
  
   — Oh, il faut être dans l’ambiance ! Quand on regarde ça d’un œil froid et détaché, ce n’est pas du tout pareil. Ils sont soutenus par la musique et par le plaisir. Il y a comme un courant électrique qui décuple leur ardeur, qui les survolte.
  
   Elle ajouta, plus bas :
  
   — Il y en a aussi beaucoup qui se droguent pour stimuler leur résistance à la fatigue.
  
   — Ils doivent quand même être crevés après cinq jours et cinq nuits, non ?
  
   — Forcément, admit-elle. On raconte d’ailleurs que certains y laissent leur peau.
  
   Ils s’éloignèrent du vacarme. Cette étrange frénésie laissait Coplan rêveur.
  
   Tandis que la Volks roulait pour retourner à Catete, Francis put constater à quel point le père de France avait raison : la cité était réellement aux mains des Noirs. On eût dit qu’une ville peuplée exclusivement de gens de couleur s’était substituée comme par magie à la grande ville que Coplan avait connue lors de ses précédents séjours.
  
   Dès qu’ils furent à l’appartement, France proposa :
  
   — Si ça te plaît, nous pouvons aller nous baigner à Copacabana ou même à deux pas d’ici, à la plage de Flamengo.
  
   — Je n’y tiens pas spécialement, déclina Francis. Le soleil me paraît bien meurtrier, soit dit en passant. Je serais plutôt enclin à m’offrir une petite sieste.
  
   — Ce que tu es bourgeois ! s’exclama-t-elle en riant.
  
   Puis, se ravisant :
  
   — À moins que tu ne m’autorises à partager ta sieste ?
  
   — Tu peux me traiter de bourgeois, dit-il sur un ton narquois, je ne considère pas ça comme une insulte. La vie bourgeoise est à mes yeux le sommet de la vie bien comprise : équilibrée, sage, confortable, civilisée. Bref, tout le contraire de la nôtre. Pour le reste, si tu juges agréable de prendre un peu de repos à mes côtés, je ne demande pas mieux. Par cette température, rien de tel que de savourer quelques heures de dolce farniente.
  
   Ils se mirent à l’aise, s’allongèrent sur le lit de la chambre à coucher. Les persiennes closes, la fenêtre ouverte, ils bavardèrent. La rumeur sourde et profonde de la ville, des relents de musique lointaine, le roulement des voitures et des autobus qui sillonnaient la rue Catete, tout cela formait un bruit de fond qui n’était pas gênant.
  
   Pendant une bonne demi-heure, Coplan évoqua des souvenirs de voyage en feignant de ne pas s’apercevoir de l’attente de sa jeune amie. Mais, finalement, il dut s’avouer qu’il avait tort de réfréner le désir qui crépitait doucement en lui.
  
   Sortant de sa passivité, il bougea le bras et mit sa main sur la cuisse brune de France. Elle eut un frémissement, soupira, ferma les yeux.
  
   La nuit était tombée quand un porteur apporta un message dans lequel Jorge priait France de contacter Mandier à 21 heures précises dans le hall de l’aéroport Santos-Dumont.
  
   Elle se rendit à ce rendez-vous, se ramena trois quarts d’heure plus tard à l’appartement et annonça à Coplan :
  
   — La piste est renouée. Mounot est rentré vers 19 heures à son hôtel et il s’y trouve toujours à l’heure actuelle. Nous ne sommes pas mobilisés pour la nuit, mais nous devrons prendre le relais demain matin à 8 heures… Jorge a triplé les effectifs qui s’occupent de l’affaire.
  
   — Bravo, acquiesça Francis. Je me sens en vacances. Pas de nouvelles au sujet des Noirs de la villa de l’avenida Pessoa ?
  
   — Non, pas encore. Comme il s’agit d’une habitation particulière, Jorge ne peut pas agir trop brutalement.
  
   — Exact, opina Coplan.
  
   — Puisque nous sommes libres, nous pouvons sortir. Nous avons toute la nuit pour nous.
  
   — D’accord pour une balade, accepta-t-il. Mais ne compte pas sur moi pour aller faire le zouave jusqu’à l’aube à ton carnaval. À la rigueur, si tu as des copains et des copines que tu désires rejoindre, n’aie pas de scrupules. J’adore me promener seul.
  
   — Non, je ne peux pas t’abandonner comme ça, protesta-t-elle mollement.
  
   — Et pourquoi pas ? Dans un sens, il est préférable que nous ne sortions pas ensemble quand ce n’est pas une nécessité de service.
  
   — Tu crois ?
  
   — J’en suis sûr.
  
   Il lui expliqua son point de vue, et il n’eut pas de mal à la convaincre. En fait, elle mourait d’envie d’aller danser la samba au son des tambours au Rio Branco.
  
   De son côté, Coplan flâna tranquillement le long de l’avenue Atlantica, à Copacabana, et il poussa une pointe jusqu’à l’avenida Pessoa, histoire de se faire une idée personnelle du lieu où résidaient les Noirs auxquels Marcel Mounot avait paru s’intéresser la nuit précédente.
  
   Ennemi de l’improvisation inutile, Francis tenait à se familiariser avec ce décor, car c’était là qu’il devait, selon les instructions de Jorge, commencer son tour de surveillance le lendemain matin, en compagnie de France.
  
   En fait, cette exploration se révéla extrêmement judicieuse. Coplan découvrit un endroit de l’avenida Pessoa, juste à l’amorce de l’une des courbes de cette avenue circulaire, d’où l’on pouvait observer les parages de la villa sans stationner dans le voisinage immédiat de l’immeuble.
  
   C’est à cet endroit précis qu’il conseilla à France, le lendemain matin un peu avant huit heures, de ranger sa Volks.
  
   L’attente risquait d’être longue. Elle risquait aussi d’être parfaitement stérile, comme c’est le cas neuf fois sur dix dans des opérations de cette nature. Si les occupants de la villa étaient rentrés aux petites heures, ils ne sortiraient pas de sitôt. Or, le roulement établi par A.E. 331 prévoyait que le tandem Carlin-France ne serait relayé qu’à 13 heures.
  
   La perspective de poireauter pour rien pendant cinq heures démoralisait la jeune femme.
  
   — En l’espace de vingt-huit mois, c’est-à-dire depuis que je fais partie du réseau de Jorge, je n’ai pas accompli plus de cinq ou six missions de surveillance, dit-elle à Coplan. Ce n’est pas ma branche et je déteste ça.
  
   — Je reconnais que ce n’est pas marrant, concéda Francis. Et pourtant, c’est une des activités de base de notre métier.
  
   — C’est possible, mais je ne serais pas longue à donner ma démission si on me forçait à faire ce boulot-là.
  
   La conversation tomba très vite et c’est en silence qu’ils continuèrent à surveiller la villa.
  
   Soudain, un peu après neuf heures, Francis donna un bref coup de coude à sa jeune amie.
  
   — Regarde, murmura-t-il. La Chevrolet gris foncé. C’est une des copines de Gresham qui tient le volant et l’autre donzelle est avec elle.
  
   La Chevrolet Impala se rangea derrière d’autres voitures qui stationnaient le long du trottoir. Une des deux Américaines, la rousse, mit pied à terre, s’éloigna vers le jardin botanique. L’autre, celle qui était assise au volant, ouvrit un journal et se plongea dans la lecture.
  
   France murmura :
  
   — Exactement ce qui s’est passé hier. Cette fois, pas de doute, leur manège est clair.
  
   — Pas si clair que ça, marmonna Coplan. Au fond, rien ne prouve que Gresham, Mounot et ces deux femmes rôdent autour de cette villa pour en surveiller les occupants.
  
   — Mais… c’est visible, non ?
  
   — Oui, d’accord, mais si c’était le contraire de ce que j’ai pensé d’abord ?
  
   — Que veux-tu dire ?
  
   — Gresham et ses acolytes sont peut-être chargés de la protection secrète de ces Noirs qui habitent la villa. Des gardes du corps, pour parler plus explicitement.
  
   — Tu crois que ce sont des professionnelles, ces deux Américaines ?
  
   Coplan hésita un instant, puis :
  
   — Je n’en sais rien, évidemment. Mais ce que je sais, c’est que ce ne sont pas des spécialistes du guet. Elles n’ont pas choisi un bon emplacement pour ranger leur Impala.
  
   — Le meilleur emplacement c’est nous qui l’occupons.
  
   — Oui, mais il y en a d’autres qui ne sont pas mal non plus. Comme poste d’observation, l’endroit où elles se sont garées n’est vraiment pas fameux.
  
   France ne répondit pas. Après un moment, Coplan reprit :
  
   — Tu ferais peut-être bien d’aller faire un tour du côté où la rousse est partie à pied.
  
   — Pourquoi ?
  
   — Histoire de vérifier si elle a vraiment quitté les abords de la villa. Je ne serais pas étonné qu’elle soit en train de flâner dans les parages.
  
   — J’y vais, acquiesça-t-elle.
  
   Quand elle revint, un quart d’heure plus tard, elle se glissa discrètement dans la Volks et annonça :
  
   — Tu avais raison. Elle n’a pas quitté le quartier. Elle se promène, le nez au vent, entre cette partie-ci de l’avenue et l’avenue parallèle.
  
   — C’est bien ce que je prévoyais. Il faudra manœuvrer avec circonspection si les événements nous obligent à entamer une filature. L’Américaine qui se promène est chargée de contrôler le déroulement des opérations.
  
   C’est à dix heures moins le quart qu’un fait nouveau se produisit. Une Opel jaune vint s’arrêter juste devant le portillon de bois de la villa doublement surveillée.
  
   Le chauffeur, un jeune Noir en pantalon gris et chemisette blanche, débarqua, poussa le portillon, traversa le jardinet, grimpa les quatre marches du perron et appuya un doigt décidé sur le bouton de cuivre de la sonnerie.
  
   La porte s’ouvrit.
  
   Le chauffeur de l’Opel échangea quelques phrases avec un interlocuteur qu’on ne pouvait pas distinguer du dehors. Puis, deux minutes plus tard, trois Noirs apparurent sur le perron. Ils étaient en costume de ville : pantalons de tergal beige, polos gris.
  
   En compagnie du chauffeur, le trio se dirigea vers l’Opel. Coplan reconnut aisément, à sa stature et à son air olympien, le gaillard de couleur qu’il avait vu déguisé en chef indien au bal du Club des Régates. Le type portait en bandoulière un appareil de photo, un Zeiss-Ikon enfermé dans un étui de cuir brun.
  
   Les trois Noirs montèrent dans l’Opel. Le chauffeur se remit au volant, la limousine démarra. Dès qu’elle eut viré à la première courbe de l’avenue, en direction du centre-ville, la Chevrolet Impala démarra à son tour.
  
   France questionna à mi-voix :
  
   — Qu’est-ce que je fais ?
  
   — Attends une seconde. Je vais me planquer derrière pour passer inaperçu. Toi, on te remarquera moins.
  
   — Je fais couleur locale, articula-t-elle entre ses dents.
  
   Coplan se tassa derrière le siège avant et ordonna :
  
   — Vas-y maintenant.
  
   L’Impala tournait justement pour enfiler la rue Fonte de Saudade. L’Opel jaune avait disparu.
  
   Il fallut attendre la longue ligne droite de la Praia do Flamengo pour se rendre compte que tout allait bien. L’Opel filait en tête vers la Praça Paris, puis venait l’impala, et enfin la Volks verte de France Langon.
  
   C’est à la place du 15-Novembre – Praça Quinze pour les Cariocas – que les trois hommes de la villa descendirent de l’Opel.
  
   L’Impala traversa la vaste esplanade en direction des docks du bord de mer.
  
   — Elle ne s’arrête pas, dit France en ralentissant pour se garer en bordure de la place.
  
   — T’en fais pas, grinça Coplan, elle n’ira pas loin. Elle va rappliquer à pied dès qu’elle aura pu caser sa bagnole.
  
   — Mince, dit la jeune amie de Francis, étonnée. Ils vont au quai des bateaux… Si j’allais jeter un coup d’œil ?
  
   — Excellente idée. Je ne bouge pas d’ici.
  
   Avec des mouvements d’une précision et d’une rapidité qui auraient fait crier d’admiration un esthète, France s’extirpa de derrière son volant, referma sa portière sans la claquer, se fondit dans la foule.
  
   La place du 15-Novembre, bordée de bâtiments blancs, ornée d’arbres, était une vision plaisante. Très animée, agrémentée d’échoppes où des marchands débonnaires vendaient des fruits, des bouteilles de limonade et des bonbons, elle donnait une idée sympathique de la vraie Rio : ville splendide, sensible, habitée par des gens aimables. La mer, toute proche, rafraîchissait l’esplanade de son souffle plein de senteurs évocatrices.
  
   France rappliqua au trot accéléré :
  
   — Viens ! Ils ont pris des billets pour une excursion en mer.
  
   Coplan fronça les sourcils :
  
   — Une promenade en bateau ?
  
   — Ben, naturellement, pas en pédalo !
  
   — Très peu pour moi, déclina Francis.
  
   — Tu n’as rien à craindre, insista-t-elle, encore un peu essoufflée. Je connais ce bateau. Tu ne risques pas de te faire repérer. Viens. J’ai pris deux billets.
  
   Il hésita, accepta finalement.
  
   France, sous pression, le guida vers l’embarcadère. Au moment où ils allaient franchir le contrôle des billets, ils aperçurent Raymond Sugelle qui avait l’air d’être dans ses petits souliers.
  
   En voyant Coplan, Sugelle s’approcha.
  
   — Je suis emmerdé, chuchota-t-il. Mounot et Gresham ont pris des billets pour l’île de Paquetà. Comme je ne sais rien au sujet de cette foutue île, je me demande ce que je dois faire.
  
   — Laisse tomber, lui indiqua promptement Coplan. Nous sommes du voyage. Nous avons nos billets.
  
   — Tant mieux, opina Sugelle, soulagé. Mais faites gaffe, les deux Américaines sont là aussi.
  
   — C’est une assemblée générale, persifla Francis.
  
   — Hé, minute ! Prends ce bidule, dit Sugelle sans remuer les lèvres. Si tu en as la possibilité, ne sois pas avare du déclic. Notre ami Jorge désire des photos.
  
   Il fit passer dans la main de Coplan un briquet-miniphot, ajouta :
  
   — Tu as une pellicule vierge à ta disposition, ce qui te fait 72 clichés. Tchau !
  
   La sirène d’un bateau lança un ronflement qui fit vibrer l’air chaud de la fin de cette superbe matinée d’été.
  
   France secoua le bras de Coplan.
  
   — Allez, viens, jeta-t-elle, on embarque.
  
   C’était un grand bateau blanc, avec un double pont couvert, des bancs alignés comme dans une classe d’école pour les passagers qui voulaient s’asseoir, une vaste plage à l’arrière et une à l’avant pour ceux qui préféraient déambuler à l’air libre.
  
   France, toujours astucieuse, conduisit Coplan vers une minuscule banquette installée sous l’échelle qui reliait le pont inférieur au pont supérieur.
  
   — Mettons-nous ici, chuchota-t-elle, satisfaite. On voit tout sans être vu. Et on est à l’ombre.
  
   — Où allons-nous, en définitive ?
  
   — Eh bien, je te l’ai dit : à Paquetà.
  
   — Où est-ce ?
  
   — Le trajet en bateau dure environ une heure 40. C’est une merveilleuse petite île où il n’y a pas d’automobiles. C’est un peu l’excursion favorite des Cariocas. Un vrai petit paradis. Quelques milliardaires de Rio ont une propriété de week-end sur l’île.
  
   Le bateau lança ses trois saluts ronflants traditionnels, et il leva l’ancre.
  
   La brise de mer devint presque tout de suite perceptible, apportant aux passagers une ventilation délicieuse.
  
   Coplan se pencha vers sa compagne pour lui parler à l’oreille :
  
   — Tu crois que tu pourrais faire quelques photos de ces trois Noirs, et aussi de Gresham ?
  
   — Sans aucun doute.
  
   — Prends ce briquet. Je suppose que tu peux t’en servir ?
  
   — Oui.
  
   — Personnellement, je préfère rester dans mon coin.
  
   — Tu as peur de te faire repérer ?
  
   — Non, car je ne crois pas qu’ils aient pu me voir au bal, l’autre nuit. Mais je pense à l’avenir. Le boulot n’est pas terminé. Si je me montre ici à visage découvert, ça peut me poser de sérieux problèmes demain ou après-demain.
  
   — Bon, je vais voir ce que je peux faire.
  
   Elle prit le briquet-miniphot, sortit un paquet de cigarettes Minister de son sac à main, se leva, s’éloigna vers la poupe.
  
   Le bateau blanc cinglait à bonne allure, creusant dans les eaux sombres de la baie un immense sillage argenté. Les deux ponts, les couloirs, les plages avant et arrière étaient pleins à craquer : des familles entourées de gosses turbulents, des couples, des bandes d’adolescents, des touristes, des provinciaux vêtus de vêtements sombres, il y avait de tout à bord. Des haut-parleurs transmettaient la musique syncopée de la samba du carnaval, des marchands ambulants offraient à boire et à grignoter.
  
   Soudain, de sa banquette, Coplan put contempler la vue panoramique de toute la baie de Guanabara qui se déployait en s’élargissant à mesure que le bateau s’éloignait de la terre.
  
   La beauté de cette vision était indicible.
  
   L’océan, les plages ourlées de lumière, la ville immense en amphithéâtre, le légendaire Pain de Sucre, le Corcovado.
  
   C’est alors qu’il avisa, du coin de l’œil, deux hommes de puissant gabarit qui étaient venus s’accouder à la rambarde, à moins de deux mètres de l’échelle reliant les deux ponts.
  
   Gresham et Marcel Mounot.
  
   Les deux hommes, l’Américain et le Français, admiraient eux aussi le spectacle qui s’étalait devant leurs regards : la baie de Rio.
  
   Gresham fumait, ce qui l’obligeait parfois à se détourner pour éviter que la fumée de sa cigarette ne pénètre dans ses yeux.
  
   Les deux hommes bavardaient tout bas. Coplan ne pouvait voir leurs traits, mais il avait la sensation très nette qu’il y avait une sorte de tension entre eux. De temps à autre, Mounot haussait les épaules d’un air énervé, excédé, tandis que Gresham arrondissait les épaules, se penchait plus près de son interlocuteur comme pour se faire plus persuasif.
  
   Cette scène, malheureusement muette pour Coplan, l’intriguait vivement.
  
   « Si seulement le Vieux avait eu la bonne idée de stipuler pour quel motif ce Mounot est suspect ! » pensa-t-il en déplorant cette lacune.
  
   Une petite fille au teint bistre – elle pouvait avoir cinq ou six ans – s’était approchée de Coplan. C’était une adorable poupée aux grands yeux, aux cheveux frisés, à la bouche lippue. Une métisse.
  
   Coplan lui fit signe, lui tendit un billet et lui murmura :
  
   — Veux-tu m’acheter un paquet de bonbons ? Le marchand est là-bas.
  
   Elle acquiesça, prit l’argent, fila comme une flèche vers le marchand, revint avec un sachet de caramels.
  
   — Ouvre tes mains, lui dit Francis. Nous allons partager.
  
   À cet instant, Gresham s’était retourné une fois de plus. Son regard passa machinalement sur Coplan et sur la fillette qui étaient en pleine conversation. Mais Coplan avait eu soin de détourner le visage.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  
  
   Coplan trouvait le temps long. Assis sur sa banquette, il fumait d’un air maussade et songeur. La petite métisse avait disparu, Gresham et Mounot étaient allés poursuivre ailleurs leur conversation.
  
   Enfin, France Langon se pointa. Le visage candide, la démarche désœuvrée, elle lança un bref clin d’œil à Francis et murmura en s’asseyant près de lui :
  
   — J’ai fait une vingtaine de clichés et je crois que les photos seront du tonnerre, surtout celles des trois Noirs. J’ai pris Gresham aussi, mais les autres seront sûrement meilleures.
  
   — Félicitations.
  
   — Oh, ce n’était pas difficile. C’est étonnant comme ces Noirs sont décontractés, insouciants. Ils sont à mille lieues de se douter qu’il y a sur ce bateau six personnes au moins qui ne sont là que pour les tenir à l’œil. J’ai même échangé quelques mots avec le beau grand gars qui trimbale un Zeiss en bandoulière.
  
   Coplan fronça les sourcils :
  
   — Méfie-toi. Quand on veut trop bien faire…
  
   — Ne t’inquiète pas, c’est venu tout naturellement. Comme je faisais semblant de vouloir allumer ma cigarette avec le miniphot, un des trois types m’a donné du feu avec une allumette et c’est alors que le plus costaud des trois m’a dit en blaguant qu’une belle fille comme moi ferait mieux de respirer l’air pur de la mer plutôt que la fumée d’une cigarette. Comme tu l’avais noté au bal, cet homme n’est pas un Brésilien. Il est ici en touriste et il n’en finissait pas de s’extasier sur la beauté de la baie. Ce qui m’a frappé, c’est son élégance. Il a des mains soignées comme des mains de grande coquette, et son bracelet-montre en or n’est pas du toc. Il a sûrement beaucoup de fric.
  
   Coplan hocha la tête, pensif. Puis :
  
   — J’espère qu’on va arriver bientôt, non ?
  
   — Dans dix minutes. Regarde, on aperçoit Imbuca, une des pointes de l’île.
  
   — Elle est grande, cette île ?
  
   — Un peu plus de deux kilomètres d’un bout à l’autre. Il y a six mille habitants et une demi-douzaine d’hôtels-restaurants de bonne classe.
  
   Le bateau contourna la pointe de Imbuca, passa près d’une autre île minuscule et s’accosta à un ponton qui longeait une plage où de nombreux baigneurs s’ébattaient joyeusement.
  
   France Langon, entraînant Coplan, se débrouilla pour être parmi les premiers passagers qui débarquaient.
  
   — Installons-nous un peu à l’écart, proposa-t-elle. Nous pourrons voir ce que les autres vont faire.
  
   Immergés dans la foule qui encombrait le quai, Coplan et son amie purent assister au débarquement des trois Noirs. Ils virent ensuite les deux Américaines, puis Gresham et Mounot. Détail à signaler : ces derniers feignaient de ne pas connaître leurs deux amies.
  
   France chuchota :
  
   — Ils ont pris des précautions pour éviter de se faire remarquer.
  
   — Je me demande ce qu’ils mijotent, grommela Francis. Ce qui me contrarie, c’est qu’ils vont peut-être nous empêcher de garder le contact avec les trois Noirs.
  
   — Oh, rassure-toi, ça ne pose aucun problème ! Il n’y a qu’une seule promenade autour de l’île et, pour passer le temps, les passagers du bateau n’ont qu’un choix fort limité : ou bien tourner en rond, ou bien se baigner, ou bien déjeuner dans un des restaurants. Ce n’est pas ici que nous perdrons une piste.
  
   — Combien de temps avons-nous ?
  
   — Un peu plus de deux heures et demie.
  
   — Que faisons-nous ?
  
   Elle haussa les épaules d’un air dégagé :
  
   — Comme tout le monde. Un petit tour de l’île et ensuite casser la graine. Si tu te sens romantique, nous pouvons louer une calèche et…
  
   Elle s’interrompit brusquement, se mordilla la lèvre inférieure, prononça d’une voix contenue :
  
   — Viens, je connais un raccourci. Les trois occupants de la villa ont quitté le bord de mer, il y a une seconde, d’un air curieusement décidé.
  
   Elle fit demi-tour, marcha vers une étroite rue perpendiculaire au ponton de débarquement. Coplan lui emboîta le pas.
  
   Ils longèrent le mur blanc d’une jolie propriété, s’engagèrent dans une ruelle étroite et paisible, tournèrent encore à droite.
  
   Comme ils débouchaient sur une petite place ornée de hauts buissons fleuris, elle désigna un banc :
  
   — Asseyons-nous là. Nous les verrons passer sans qu’ils puissent s’aviser de notre présence.
  
   Effectivement, trois ou quatre minutes plus tard, les Noirs apparaissaient au coin de l’une des rues qui convergeaient vers la placette. Le plus grand des trois, celui qui se promenait avec un Zeiss-Ikon, racontait une histoire qui, visiblement, mettait en joie ses deux compagnons. Ils riaient en découvrant largement leurs dents blanches.
  
   Tout à coup, un autre Noir – nettement plus âgé, vêtu d’un vieux pantalon qui n’avait plus de couleur et d’une chemisette verte, les yeux protégés par des lunettes à monture d’acier – s’amena à la rencontre du trio. Sans tergiverser, il aborda ses trois frères de race. Il y eut alors, pendant quelques minutes, des effusions chaleureuses et le costaud au Zeiss-Ikon étreignit longuement dans ses deux mains la main de l’homme à la chemisette verte.
  
   France Langon lâcha d’une voix à peine audible :
  
   — Grands dieux ! Ce n’est pas possible !…
  
   Rapide comme la foudre, elle prit dans son sac le miniphot, plia le buste pour photographier à travers les feuillages des buissons le groupe des quatre hommes de couleur.
  
   Elle fit au moins une dizaine de clichés de la scène, le visage crispé, toute tendue par son application à réussir ces instantanés auxquels elle avait l’air d’attacher une importance exceptionnelle.
  
   — Si je m’attendais à ça ! souffla-t-elle en replaçant le miniphot dans son sac. Ne bouge pas d’ici, je vais essayer de voir où ils vont.
  
   De son pas élastique, elle traversa la placette, longea les grilles d’une importante maison blanche qui formait l’angle de deux petites rues.
  
   Les quatre personnages venaient de tourner sur la gauche. À peine engagés dans une étroite ruelle, ils disparurent subitement derrière la haie fleurie de l’une des propriétés qui bordaient cette voie dont la largeur dépassait à peine deux mètres. Des gosses en bicyclette débouchèrent de la ruelle et se mirent à tourner autour de la place en criant allègrement.
  
   Coplan, immobile sur son banc, aperçut à cet instant l’Américain Gresham qui arrivait, l’allure faussement nonchalante.
  
   Gresham, visiblement déconcerté par la disparition des trois Noirs qu’il filait, hésita, alla inspecter la première ruelle qui s’amorçait à sa gauche, puis la rue suivante. Perplexe, il revint sur ses pas, promena un regard circulaire autour de la place, fit demi-tour et s’éclipsa.
  
   Cinq minutes plus tard, France Langon vint rejoindre Coplan.
  
   — La vie est décidément pleine de surprises, chuchota-t-elle, excitée. Viens, ne restons pas ici. Gresham va probablement rappliquer. Il a perdu le contact et il doit se demander ce que les trois Noirs sont devenus.
  
   Prenant le bras de Coplan, elle l’entraîna promptement vers une artère qui coupait en direction du bord de mer.
  
   — Qu’est-ce qui se passe ? demanda Francis, intrigué. On dirait que tu viens de rencontrer le diable en personne.
  
   — C’est un peu ça, jeta-t-elle sans rire. Tu as vu ce Noir en chemisette verte, avec des cheveux grisonnants et des lunettes ?
  
   — Oui, évidemment
  
   — C’est Dalmano ! Le fameux Dalmano, tu te rends compte !
  
   Coplan esquissa une moue. Non, il ne se rendait pas compte. Ce nom de Dalmano ne lui était pas totalement inconnu mais, en fait, ça ne lui rappelait rien de précis.
  
   France le regarda d’un œil incrédule.
  
   — Tu ne vas pas me dire qu’on ne connaît pas Paulo Dalmano en Europe ? fit-elle, presque agressive.
  
   Puis, sur le même ton aigre :
  
   — Le leader des favelas, l’agitateur, l’ennemi des capitalistes, le porte-drapeau de tous les parias de l’Amérique du Sud !
  
   Coplan opina :
  
   — Oui. maintenant, je me souviens vaguement de ce nom. Mais ça fait des années qu’il ne fait plus parler de lui. non ?
  
   Ils avaient atteint une des plages, au nord de l’île. D’autorité, France guida Coplan vers une espèce de guinguette dont les tables et les parasols multicolores encombraient le trottoir. Des touristes épanouis passaient dans des calèches qui devaient dater du Second Empire et que tiraient sans hâte de pauvres haridelles poussiéreuses.
  
   — Entrons là, indiqua France. Il fait meilleur dehors mais nous serions un peu trop visibles.
  
   Ils pénétrèrent dans une longue salle rectangulaire noyée d’ombre fraîche. L’établissement était désert.
  
   Une gamine, qui n’avait guère plus de neuf ou dix ans, une ravissante métisse en robe blanche, vint leur demander ce qu’ils désiraient.
  
   France déclara sur un ton péremptoire :
  
   — Pour moi, un guarana. Je suis morte de soif.
  
   Elle se tourna vers Coplan :
  
   — Et toi ?
  
   — C’est du jus de fruit, le guarana ?
  
   — Oui, du jus de guarana, comme son nom l’indique.
  
   — Je prendrai plutôt une bière, bien frappée si possible.
  
   La fillette acquiesça, voulut s’éloigner vers le comptoir, mais France lui attrapa le bras.
  
   — Ensuite, nous voulons déjeuner. Que peux-tu nous proposer de bon ?
  
   — Je vais appeler ma mère, dit la gosse. Moi je sers seulement les boissons.
  
   Elle apporta sur un plateau une bouteille de guarana et une bouteille de bière toute couverte de buée, deux verres et un décapsuleur.
  
   Pendant que France remplissait les verres, une Noire aux formes rebondies survint avec un menu. La composition du repas fut vite décidée.
  
   Lorsqu’ils furent enfin tranquilles, Coplan murmura en coulant vers son amie un regard un peu ironique :
  
   — À présent que tu es remise de tes émotions, si tu me parlais de Dalmano ? Cette histoire devient bougrement intéressante.
  
   — Il n’y a pas grand-chose à dire, articula-t-elle en prenant une voix confidentielle. C’est à l’époque des grandes bagarres populaires contre le gouvernement au sujet de l’A.P.P. (9) que Paulo Dalmano est entré en scène pour la première fois.
  
   Elle se reprit pour corriger :
  
   — Plus exactement, c’est à ce moment-là que Dalmano est sorti de la coulisse et que la presse a révélé au public le rôle qu’il jouait en sa qualité de meneur syndicaliste au sein des masses ouvrières noires de Rio. Il y a eu de nombreux morts et des tas de blessés au cours de ces manifestations de rue. Dalmano, considéré comme principal responsable, a été condamné à quinze ans de prison. Bien entendu, il avait eu soin de disparaître et la police ne l’a jamais retrouvé.
  
   — En somme, marmonna Francis, si je comprends bien, notre ami Jorge va sauter en l’air quand il va voir les photos que tu viens de prendre ?
  
   — Tu parles ! Personne n’a jamais imaginé que Dalmano aurait le culot de se cacher à Paquetà. Un endroit aussi fréquenté, à moins de deux heures de Rio. Tout le monde se figure qu’il se terre dans un maquis de la jungle d’Amazonie.
  
   — Curieux micmac, grommela Coplan en se grattant la tempe.
  
   — Dalmano a de la chance que Gresham n’ait pas assisté à la rencontre dont nous avons été les témoins !
  
   — Pourquoi ?
  
   — Ben dame ! Si Gresham est un agent de la C.I.A. comme nous le pensons, tu devines la conclusion. Le moins qu’on puisse dire, c’est que les hommes de Washington ne portent pas Dalmano dans leur cœur. En fait, ils l’accusent d’être bassement arriviste et de torpiller par ambition personnelle leur politique de progrès social en Amérique latine.
  
   — Encore maintenant ?
  
   — Oh, Dalmano ne se laisse pas oublier ! De sa cachette, il continue à rédiger des tracts dans lesquels il entretient la haine des U.S.A. parmi les populations noires du Brésil.
  
   — Que reproche-t-il aux Américains ?
  
   — Leur racisme hypocrite et leurs manœuvres pour endormir les Noirs.
  
   Coplan soupira :
  
   — Tragique malentendu. J’ai pourtant l’impression que les Américains ne demanderaient pas mieux que de résoudre ce problème épineux.
  
   — J’en suis tout à fait convaincue, admit France. Tout au moins, certains Américains. Mais il faut avoir la peau noire, comme c’est mon cas, pour savoir à quel point c’est facile de créer des conflits artificiels entre nous et les capitalistes blancs. Nous avons l’épiderme ultra-sensible.
  
   Il y eut un silence. Une bonne odeur de viande grillée arrivait de la cuisine.
  
   La jeune femme, après avoir vidé son verre de guarana, reprit :
  
   — Un qui va être content, c’est Jorge, mon chef de réseau. Je suis sûre qu’il va obtenir de l’avancement quand il va révéler à ses collègues des Brigades de Recherche qu’il a découvert la cachette de Dalmano.
  
   Coplan baissa la tête, contempla son verre de bière.
  
   — À mon humble avis, murmura-t-il, Jorge ferait mieux de la boucler. Et cela, pour deux raisons. Primo : comment va-t-il expliquer ce coup d’éclat à ses collègues ? Secundo : si la police arrête Dalmano ça risque d’avoir des répercussions fâcheuses sur notre mission. Or, tu en conviendras, cette mission est déjà bien assez compliquée comme ça.
  
   — Il faut tout de même que je remette mon film à mon chef, non ?
  
   — Bien sûr ! Mais tu pourrais t’arranger pour me laisser ce soin. J’en profiterais pour mettre Jorge en garde. Nous, ce qui nous intéresse, c’est de tirer au clair le jeu de Marcel Mounot dans cette affaire.
  
   Comme France ne réagissait pas. Coplan résuma :
  
   — Un citoyen français, agent de tourisme, domicilié à Paris, opère à Rio avec des Américains pour surveiller trois hommes de couleur parmi lesquels un non-Brésilien qui rencontre en catimini un agitateur noir recherché depuis plusieurs années par la police. Comme cirage, on ne fait pas mieux.
  
   France retrouva subitement sa bonne humeur juvénile et son humour acide :
  
   — Comme disaient mes petites amies de lycée, à Bordeaux, c’est aussi clair qu’un combat de nègres dans un tunnel.
  
   Puis, voyant la patronne de l’établissement qui arrivait avec des plats fumants :
  
   — Voilà nos churrascos. J’espère que tu aimeras (10).
  
   — Rassure-toi, ce n’est pas la première fois que j’en mange.
  
   Pendant le trajet du retour, Coplan et France ne quittèrent pas le pont inférieur du bateau. Ils avaient trouvé deux places sur un des bancs de bois et ils avaient décidé d’un commun accord de ne plus s’occuper de leurs suspects.
  
   Gresham, Mounot, les deux Américaines et les Noirs de la villa de l’avenida Pessoa étaient également à bord. La chose n’avait rien de surprenant, puisque c’était le dernier passage de Paquetà à Rio.
  
   Les haut-parleurs continuaient à diffuser les sambas du carnaval, mais l’ambiance était calme. Les passagers, gorgés de soleil et d’air vif, affichaient des visages las et mélancoliques, les éternels visages des retours de promenade. Les enfants, abrutis de fatigue, se tenaient tranquilles.
  
   Lorsqu’ils débarquèrent à la Praça Quinze, Coplan et France aperçurent Jorge de Ranhao qui faisait le badaud près d’une échoppe débordante de fruits. À le voir ainsi, les mains dans les poches, indifférent et désœuvré, personne ne se serait douté que c’était un flic de haut grade. D’un bref hochement de la tête, il fit comprendre à Coplan et à France qu’il les avait vus, et il s’éloigna paisiblement en direction de la Volks verte qu’il avait repérée avant l’arrivée du bateau.
  
   Dès qu’ils furent réunis dans la voiture, Jorge, qui était monté à l’avant, à côté de la conductrice, annonça :
  
   — Batista et Reinaldo se trouvent sur le quai pour prendre la relève. Vous êtes libres tous les deux jusqu’à dix heures du soir. À ce moment-là, si j’ai besoin de vous, je vous préviendrai. Rien de particulier à signaler ?
  
   — Si, beaucoup de choses, dit France.
  
   Elle mit le contact, lança son moteur, débraya pour passer la première et déboîter.
  
   Jorge se retourna vers Coplan.
  
   — Ce n’était pas une simple promenade ? s’enquit-il.
  
   — Non, c’était mieux que cela, affirma Coplan. France va vous raconter les événements et vous remettre un film à développer de toute urgence. Nous avons vécu quelques heures très intéressantes à Paquetà.
  
   France, impatiente, jeta sans se distraire de sa conduite :
  
   — Nous avons rencontré Paulo Dalmano à Paquetà ! C’est pour le contacter et avoir une entrevue avec lui que les occupants de la villa de l’avenida Pessoa sont allés là-bas.
  
   — Tiens, fit Jorge sur un ton placide, comme le monde est petit !
  
   France, décontenancée, maugréa :
  
   — C’est tout l’effet que cela vous fait ?
  
   Jorge ne put réprimer un léger sourire :
  
   — Je ne vais tout de même pas sauter par la portière parce que vous avez aperçu Dalmano, que diable !
  
   France tombait littéralement des nues. Coplan pas. II avait pigé depuis belle lurette.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  
  
   Ce même soir, un peu avant dix heures, Jorge faisait parvenir à France Langon un message par lequel il la convoquait – ainsi que Coplan – au petit restaurant de la Praça Mauà.
  
   Dès qu’ils l’eurent rejoint, il leur déclara :
  
   — Les photos sont excellentes. Nous en reparlerons demain, car ce n’est pas à ce sujet-là que je vous ai appelés. Je suis forcé de vous mobiliser cette nuit : les deux amies de Gresham ont quitté le Palace, il y a environ vingt minutes, séparément. Batista en a pris une en filature, Reinaldo l’autre. Elles avaient toutes les deux revêtu leur déguisement de carnaval. Mandier fait le guet au Novo Mundo, Sugelle est en repos. Conclusion : si Gresham et Mounot sortent séparément, eux aussi, nous ratons une des deux pistes.
  
   — Compris, opina France, nous devons aller au Palace ?
  
   — Oui, mais pas tout de suite.
  
   Il s’adressa tout particulièrement à France :
  
   — Faites un saut jusque chez Tonio Barros et ramenez-le ici. Il a été prévenu et je pense qu’il sera prêt. Pendant que vous irez vous habiller à tour de rôle pour le carnaval, Barros fera équipe au Palace avec vous d’abord, avec Carlin ensuite pour contrôler le départ de Gresham et de Mounot. De cette manière, quoi qu’il arrive, nous ne serons pas pris de court.
  
   — Bien, j’y vais, acquiesça la jeune femme.
  
   Lorsqu’elle fut sortie, Jorge de Ranhao dit à mi-voix à Coplan :
  
   — À titre confidentiel, je vous signale que la découverte du repaire de Dalmano n’est pas une découverte pour moi. Nous savons depuis longtemps, à la Sûreté de l’État, que Dalmano a trouvé asile chez un de ses neveux, un Noir qui travaille comme jardinier dans une propriété de Paquetà.
  
   — Confidence pour confidence, répondit Francis en souriant, vous ne m’apprenez rien. Quand j’ai vu le comportement de ce Dalmano, je me suis douté de ce que vous venez de me dire.
  
   — Ah ? Et comment ça ? fit Jorge, surpris.
  
   — Vous savez, on finit par acquérir un sixième sens dans notre métier. Quand France m’a expliqué qui était cet individu, je me suis fait la réflexion que ça ne collait pas. Dalmano n’avait pas cette allure tendue, fébrile, inquiète d’un homme traqué par toutes les polices de son pays. D’autre part, je sais par expérience qu’il est parfois préférable de ne pas arrêter ces gens-là. Du moment qu’ils sont localisés, ils rendent plus de services en liberté qu’en prison.
  
   — C’est l’évidence même. Bien entendu, nous avons un indicateur dans la place. Un homme très habile et qui sait se servir de la technique moderne. Dès demain, je saurai de quoi il a été question au cours de l’entrevue de Dalmano et des trois zèbres de l’avenida Pessoa. J’espère aussi que cela me permettra d’identifier à coup sûr ce grand gaillard noir qui joue les touristes et qui paraît bien être un étranger.
  
   — Ce qui me semble plus étonnant, c’est que Dalmano ne se rende pas compte à quel point la liberté dont il jouit est insolite.
  
   Le policier brésilien hésita, puis, baissant encore la voix, il articula :
  
   — Nous avons passé un accord secret avec les syndicats dont Dalmano était le chef de file. Nous avons promis de bloquer les recherches à condition que Dalmano s’abstienne de participer en personne aux manifestations publiques. Vous comprenez, le gouvernement actuel n’est plus celui d’il y a cinq ans.
  
   — Je comprends fort bien, opina Coplan en souriant derechef. Aussi longtemps que Dalmano agit dans la clandestinité, son influence occulte est un moyen de chantage que votre gouvernement a intérêt à garder en réserve. Washington a horreur des revendications de la population ouvrière noire. C’est contagieux.
  
   Jorge regarda Francis dans le blanc des yeux et murmura :
  
   — Le Vieux n’a pas tort de vous accorder sa confiance, vous me paraissez très doué pour flairer le dessous des cartes. Il va de soi que tout ceci doit rester entre nous, n’est-ce pas ?
  
   — Cela tombe sous le sens. Du reste, la petite cuisine intérieure de la Sûreté brésilienne ne me concerne absolument pas. Ce qui m’intéresse, c’est Mounot.
  
   — Pour moi, son cas me semble tout à fait clair maintenant : votre compatriote est un agent de la C.I.A. et sa mission à Rio est une mission d’appui au bénéfice et sous l’égide de ce John Gresham.
  
   — Mission dont l’objectif serait bien le grand touriste noir de l’avenida Pessoa, nous sommes d’accord ?
  
   — Oui, telle est mon opinion.
  
   Coplan se caressa machinalement le menton. Jorge questionna :
  
   — Des objections ? N’oubliez pas que cette hypothèse est la vôtre depuis le début de votre intervention.
  
   — Je n’ai pas changé d’avis, marmonna Francis, mais ça ne me dit rien qui vaille. Quand un Service secret fait appel au concours d’un agent qui vient tout spécialement de l’extérieur, vous savez ce que cela signifie ? Neuf fois sur dix, c’est qu’il s’agit d’une mission ponctuelle.
  
   — J’y ai pensé, oui. Mais les ordres du Vieux sont précis, je vous le rappelle une fois de plus : surveillance passive.
  
   Coplan haussa faiblement les épaules.
  
   — Qui vivra verra, dit-il. Après tout, nous sommes trop peu documentés sur Mounot pour nous faire une idée exacte de son rôle. Son voyage à Rio ne veut peut-être rien dire du tout.
  
   — Nous aurons fait un grand pas en avant lorsque nous aurons découvert l’identité de cet individu auquel Gresham et son équipe s’intéressent. Et cela ne saurait tarder.
  
   *
  
   * *
  
   D’emblée, les opérations de cette soirée furent mouvementées. Comme Jorge de Ranhao l’avait prévu, John Gresham, Marcel Mounot, l’Américaine aux cheveux blonds et la rousse paraissaient avoir pris la décision de s’amuser au carnaval en ordre dispersé.
  
   Les filatures ne furent pas commodes et, malgré les effectifs renforcés, il y eut des moments de flottement dans l’équipe dont faisaient partie France Langon et Coplan.
  
   Par chance, Mounot avait adopté un nouveau déguisement qui permettait de le récupérer sans trop de peine quand on l’avait perdu de vue un moment. Détail bizarre, Mounot n’avait pas regagné son hôtel, le Novo Mundo, en rentrant de Paquetà. Il était resté en compagnie de Gresham et, avec celui-ci, il s’était rendu au Palace, à Copacabana, où Gresham et les deux Américaines avaient leurs chambres.
  
   C’est affublé d’un costume de chef de tribu nigérien que Mounot avait quitté le Palace, seul, vers 23 heures. Il avait certes fière allure dans cet accoutrement, mais il devait crever de chaud. Vaste robe aux couleurs éclatantes, turban doré, énorme foulard rouge dissimulant tout le bas de son visage passé au noir de fumée, lourds colliers chargés d’amulettes autour du cou, c’était très réussi. Où diable avait-il déniché ces fastueux vêtements qui avaient l’air de venir tout droit de la garde-robe d’un émir africain ?
  
   France Langon avait remis sa robe rouge à motifs noirs, mais elle avait changé sa coiffure ; ses cheveux, emprisonnés dans une coiffe pourpre, étaient ramenés dans la nuque, ce qui mettait en relief la pureté de son visage d’idole noire.
  
   Coplan, pour sa part, s’était contenté d’une métamorphose à la fois plus simple et plus agréable. Le corps entièrement passé au fond de teint ocre (puisé dans les réserves de son amie), il ne portait qu’un short blanc, trois colliers et un chapeau de paille.
  
   En taxi dans le sillage de Mounot. ils commencèrent par faire une virée dans la cohue du Rio Branco.
  
   Contrairement à ce que Coplan s’était imaginé, cette troisième nuit de carnaval était encore plus frénétique que les précédentes. Les danseurs, les musiciens, la foule même manifestaient une ardeur époustouflante. On eût dit que la fatigue, au lieu d’entamer leur dynamisme, décuplait leur délire.
  
   « C’est de la rage ! » pensa Coplan, un peu ahuri par ce déferlement inconcevable.
  
   Les tambours étaient déchaînés, tous les groupes dansaient sans répit, les spectateurs criaient, chantaient, applaudissaient. Les reines de beauté, perchées au sommet des chars fleuris, défaillaient sous le poids de leurs casques à plumes et autres ornements bigarrés.
  
   Certains danseurs noirs – admirables athlètes – étaient couverts de sueur.
  
   Coplan lui-même, qui ne gesticulait pourtant pas, transpirait abondamment.
  
   — Il fait irrespirable, dit-il à France. Quelle fournaise !
  
   — C’est orageux.
  
   — Tu crois que ça va éclater ?
  
   — Non, pas cette nuit. Demain probablement.
  
   À distance, ils suivaient Mounot qui déambulait majestueusement et qui esquissait de temps à autre le pas de la samba.
  
   France chuchota :
  
   — Attention, voilà du nouveau. La copine blonde de Gresham vient de rejoindre Mounot. Elle l’entraîne hors du cortège.
  
   Effectivement, la superbe blonde, déguisée en esclave de harem, guidait Mounot vers une des rues adjacentes.
  
   Sept ou huit minutes plus tard, Mounot et l’Américaine grimpaient dans un taxi.
  
   Réagissant promptement, Francis et son amie sautèrent à leur tour dans un taxi.
  
   — Suivez le collègue qui vient de démarrer, lança France au chauffeur.
  
   Ils arrivèrent de la sorte à Copacabana, à deux blocs du Palace, sur une place carrée, la Praça Bernardeli, où une demi-douzaine d’orchestres (réduits aux tambours et aux trompettes) donnaient un bal en plein air.
  
   La petite place, noire de monde, avait l’air d’osciller tout entière au rythme balancé de la samba.
  
   Les tam-tams martelaient à tout casser.
  
   Ici, la liesse était plus populaire qu’au Rio Branco, la foule plus mélangée. On voyait parmi les danseurs des gamines brunes, à peu près nues, agitant avec une belle ferveur leur croupe à peine nubile. On voyait aussi de jeunes mamans noires gigotant avec leur nourrisson dans les bras.
  
   Coplan et France se jetèrent dans la mêlée.
  
   Tout en gesticulant en cadence, Coplan ouvrait l’œil. Et, très vite, il nota un phénomène qui l’intrigua. Mounot, Gresham et les deux Américaines avaient fait leur jonction au sein même de la foule massée au centre de la place. Non loin d’eux, déguisés en sorciers ghanéens, les trois Noirs de la villa Pessoa dansaient avec conviction. Parmi ce trio, le grand costaud se distinguait par un entrain qui frisait la démence. En passant près de lui, toujours en dansant, Coplan eut l’impression très nette que le type était à moitié ivre.
  
   Coïncidence ou rappel de mémoire, le géant noir, apercevant France, lui saisit le poignet d’un geste impérieux et l’invita à danser en duo avec lui. Face à face, sans se lâcher du regard, ils exécutèrent quelques figures plus suggestives, plus lascives aussi, que les tambours les plus proches stimulèrent instantanément.
  
   Tout à coup, le grand Noir lâcha un cri étouffé, tituba, tomba sur les genoux.
  
   Coplan vit Mounot qui refermait prestement les pans de sa robe de roi nègre tout en s’écartant du grand Noir qui s’était écroulé au sol et que d’autres danseurs, qui n’avaient rien vu, piétinaient. Cependant, alors que Mounot essayait vainement de se frayer un chemin dans la masse mouvante et compacte des danseurs, il fut brutalement heurté par un des deux compagnons du grand Noir. Coplan, qui se trouvait à moins de deux mètres, entrevit le rapide scintillement d’une lame, le mouvement sec et violent exécuté par l’homme déguisé en Ghanéen, le sursaut de Mounot qui trébucha à reculons avant de s’affaisser. Les tambours et les trompettes couvrirent de leur infernal vacarme les gémissements qui s’échappaient de la bouche tordue de Mounot. Celui-ci, empêtré dans sa robe d’émir, gisait entre les jambes des danseurs et se tordait de douleur, les deux mains crispées sur la poitrine.
  
   Une femme poussa soudain un glapissement strident, des gamines épouvantées cherchèrent à fuir en criant de leurs voix suraiguës :
  
   — Cuidado ! Cuidado (11)
  
   Tout cela se passait tellement vite que Coplan ne réalisait pas très bien. Il aperçut Gresham et les deux Américaines qui s’éclipsaient.
  
   France Langon, se jetant contre Coplan, haleta :
  
   — Viens, partons, je crois que le grand Noir avec lequel je dansais a été assassiné.
  
   La poigne de Francis fit merveille. À peine étaient-ils parvenus à se dégager de la cohue que déjà de brefs coups de sirène retentissaient. Débouchant comme par magie de l’avenue de Copacabana, deux limousines noires de la police municipale s’amenèrent sur la place, éjectèrent à toute allure une douzaine de flics en uniforme qui, matraque au poing, foncèrent dans la foule.
  
   — Je vais rester, dit Coplan à son amie. La suite des événements m’intéresse.
  
   — Non, fit-elle, les nerfs à vif, pas toi ! S’il y a une rafle, tu auras des embêtements comme étranger. Rentre à l’appartement, je vais rester.
  
   — D’accord.
  
   Pas fâché de se retrouver hors du tumulte et de la mascarade, Coplan commença par s’octroyer une bière bien fraîche puisée dans le réfrigérateur. Ensuite, il passa vingt minutes sous la douche pour se débarrasser du fond de teint qui collait à sa peau et que la sueur avait rendu poisseux.
  
   Enfin, après avoir enfilé un slip, une chemise propre et un pantalon gris clair, il alluma une cigarette.
  
   Tout en déambulant dans l’appartement, il tenta de faire le point.
  
   D’après ce qu’il avait pu saisir de la scène dont il avait été témoin, ce ne pouvait être que Mounot qui d’une façon assez mystérieuse, avait frappé le grand Noir pendant que celui-ci dansait avec France. Mais, alors que Mounot se débinait, un des autres occupants de la villa de l’avenida Pessoa avait riposté en poignardant Mounot.
  
   De toute évidence, quelque chose avait dû foirer dans le scénario de l’agression préméditée par Mounot. Sans doute avait-il sous-estimé la vigilance des deux copains du grand Noir.
  
   Coplan en était là dans ses cogitations quand France arriva.
  
   — Je ne sais rien de plus que ce que tu as vu, dit-elle. Une ambulance de la police a emmené Mounot et le grand Noir.
  
   — Il n’y a pas eu de rafle ?
  
   — Non. Les flics se sont contentés d’interroger quelques-uns des musiciens pour savoir comment cette rixe avait commencé, mais personne n’y comprenait rien. J’ai entendu une femme qui affirmait qu’elle se trouvait juste à côté de l’ambulance et qu’elle avait surpris un des infirmiers indiquant par un geste catégorique à ses collègues que le grand Noir était fini.
  
   — Et Mounot ?
  
   — Il paraît qu’il perdait beaucoup de sang mais qu’il n’était pas mort. Quelle histoire, non ?
  
   — Je mentirais en disant que je suis étonné. Je m’attendais à un coup de ce genre. J’en avais parlé à Jorge au début de la soirée. Mais je ne pensais pas que l’affaire aurait lieu en plein carnaval. Il y a des endroits plus discrets pour liquider un type, surtout dans les environs immédiats de Rio.
  
   — Tu te trompes. C’est une combine très astucieuse pour commettre une agression : profiter de la cohue et du délire général. De plus, pendant les nuits de carnaval, la police ne se décarcasse guère pour mener des enquêtes. Elle rétablit l’ordre et puis bonsoir. L’ambulance était à peine repartie que le bal reprenait.
  
   — Il faut alerter Jorge, décida Coplan. Au besoin, tire-le de son lit. Mais il faut que nous sachions à quoi nous en tenir au sujet de Mounot.
  
   — Si tu te figures que Jorge se couche pendant les cinq nuits du carnaval ! À cette période-ci, il n’y a pas un policier sur cent qui voit son lit pendant cinq jours et cinq nuits. Ils ont tout juste le droit de se reposer quelques instants sur un lit de camp à leur permanence. Au demeurant, ne te mets pas martel en tête : Jorge est déjà prévenu. Notre camarade Batista, qui se trouvait également à la praça Bemardeli, est allé à toute allure informer notre patron.
  
   — Dans ce cas attendons les nouvelles. Tu retournes danser ?
  
   — Non. J’ai dit à Batista que je resterais de garde ici.
  
   — Parfait. Je ne suis pas mécontent de pouvoir aller au dodo à une heure raisonnable.
  
   — Mets-toi au lit sans t’occuper de moi. Je vais prendre une douche et je m’installerai au living.
  
   Coplan, ébahi, arqua les sourcils.
  
   — Fatiguée, la petite perle noire ? demanda-t-il en souriant.
  
   Elle répondit presque sèchement :
  
   — Pas fatiguée mais prudente.
  
   — Qu’est-ce que cela veut dire : prudente ?
  
   — Je me comprends. Si j’ai envie de dormir seule, c’est bien mon droit, non ?
  
   — Bon, bon, ne te fâche pas ! Je n’ai pas l’habitude de m’imposer quand j’ai cessé de plaire.
  
   Elle haussa les épaules. Le visage boudeur, elle soupira :
  
   — Ce que tu peux être bête ! Tu n’as pas cessé de me plaire, tu ne me plais que trop !
  
   — Curieuse explication, glissa-t-il. Je ne comprendrai jamais rien aux femmes.
  
   — Si tu te mettais à ma place, tu comprendrais tout de suite. Notre situation n’est plus la même à présent.
  
   — Je ne vois pas ce qui a changé.
  
   Elle baissa les yeux, murmura :
  
   — Que Mounot soit mort ou blessé, ton rôle à Rio est pratiquement fini puisque la surveillance va s’arrêter. Or, si tu quittes Rio demain ou après-demain, j’en connais une qui va sombrer dans un cafard dont elle ne se remettra pas facilement. Tu es un homme dangereux pour les femmes, voilà la vérité. Jouer avec le feu est une chose, se brûler les ailes en est une autre…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  
  
   C’est un peu avant midi, le lendemain, que Coplan et France Langon retrouvèrent Jorge de Ranhao dans son coin habituel de la praça Mauà.
  
   Le policier brésilien paraissait fatigué. Tassé sur son siège, les épaules un peu voûtées, il annonça d’une voix teintée de lassitude :
  
   — Marcel Mounot a rendu l’âme à deux heures du matin. Ils ont fait tout ce qu’ils ont pu, à l’hôpital, pour le sauver, mais sa blessure était trop grave. Le coup de poignard avait tranché je ne sais quelle région du cœur.
  
   Coplan eut une mimique fataliste.
  
   — L’objectif n’étant plus de ce monde, conclut-il, la mission de surveillance s’éteint d’elle-même.
  
   Puis, sur un ton plus positif :
  
   — Ce qui compte maintenant, ce sont les suites de cette affaire. Le grand Noir est mort également, d’après ce que France m’a dit ?
  
   — Oui, mais son cas est plus troublant. Enfin, entendons-nous, troublant pour mes collègues de la Brigade Criminelle, pas pour nous. Cet individu se nomme Vasco Luanda. Comme son nom l’indique, c’est un Angolais.
  
   France intervint avec vivacité :
  
   — Je ne vois pas le rapport.
  
   Jorge la regarda et lui expliqua :
  
   — Luanda, c’est le nom de la capitale de l’Angola. Je suppose d’ailleurs que c’est en guise de nom de guerre que cet individu avait adopté ce patronyme. À notre département des affaires raciales, on m’a montré une fiche le concernant. Cet homme n’est pas un inconnu pour nos spécialistes. Il avait fait de bonnes études et les Portugais comptaient sur lui pour remplir de hautes fonctions dans leur colonie africaine. Mais le bonhomme a évolué plus vite et plus loin que Lisbonne ne le prévoyait. Bref, il s’était rallié à l’opposition et s’était exilé aux États-Unis d’où il écrivait des livres qui prônaient le recours à la violence contre les nouveaux occupants de son pays natal.
  
   Coplan questionna :
  
   — Où vivait-il aux États-Unis ?
  
   Jorge fixa Francis et prononça :
  
   — À Chicago, comme vous l’avez déjà deviné, n’est-ce pas ?
  
   — Qu’est-ce qu’il y a de troublant dans la mort de Luanda ? intervint derechef France Langon, très attentive.
  
   — C’est un minuscule projectile au cyanure qui l’a tué.
  
   Coplan laissa tomber :
  
   — Je l’aurais parié. Et je suis tout à fait sûr à présent que c’est bien Mounot qui a fait le coup.
  
   — Pourquoi pas Gresham ou l’une des deux Américaines ? objecta Jorge.
  
   — La position des protagonistes au moment de l’action, dit Coplan.
  
   — En tout état de cause, reprit le Brésilien, Mounot a dû se défaire instantanément de l’appareil lance-projectiles. On ne l’a pas retrouvé sur lui.
  
   — Un simple paquet de cigarettes, émit Coplan. C’est devenu classique. Mais l’enquête ? Où cela va-t-il nous mener ?
  
   — L’affaire est déjà classée, révéla Jorge en se massant le front. J’ai poussé à la roue, bien entendu, et le parquet ne demandait pas mieux. C’est une règle que nous avons ici : dans la mesure du possible, étouffer tous les crimes qui se produisent pendant la période du carnaval.
  
   — Voilà un principe qui nous arrange, fit remarquer Francis.
  
   — Il arrange tout le monde, appuya Jorge. Le carnaval est un spectacle qui fait vivre toute notre industrie touristique.
  
   — Il y a souvent des crimes à ce moment-là ? s’enquit Coplan.
  
   — Entre dix et vingt par nuit. Mais ce sont presque toujours des histoires entre Noirs. La drogue et l’hystérie sont les causes habituelles de ces meurtres. À part quelques très rares exceptions, il n’y a jamais de victimes parmi les Blancs et encore moins parmi les touristes.
  
   — Que va faire la presse ? questionna encore Francis.
  
   — Rien du tout. Au maximum, trois lignes en petits caractères au bas d’une page intérieure. Et dans l’affaire qui nous occupe, il n’y aura même pas les trois lignes. Le procureur a ordonné le black-out jusqu’à nouvel ordre. Il veut un complément d’information au sujet de la personnalité des deux victimes.
  
   — Gresham n’a pas été interrogé ?
  
   — Si, et j’ai assisté à son interrogatoire. Pour mes collègues, il s’agissait surtout d’établir l’identité de Mounot, vu que ce dernier n’avait aucun papier sur lui. Gresham s’en est fort bien sorti. Il a déclaré que le Français était une simple relation de voyage. Il l’avait rencontré en Europe et ils avaient décidé de se retrouver au carnaval.
  
   — L’ambassade de France a été prévenue ?
  
   — Pas encore.
  
   — Je vais leur demander de freiner le dossier. Le Vieux jugera peut-être opportun de ne pas ébruiter tout de suite la mort de Mounot.
  
   — Vraisemblablement.
  
   — Et votre indicateur de Paquetà, que raconte-t-il ?
  
   — Vasco Luanda était allé voir Paulo Dalmano pour un motif très précis. Il préparait un ouvrage collectif pour lequel il voulait la collaboration de tous les grands leaders révolutionnaires de race noire. Un livre de combat, évidemment. Avec des textes émanant des quatre continents.
  
   Coplan hocha la tête, resta pensif. Le policier brésilien reprit :
  
   — De tout cela, on peut déduire que John Gresham est bien venu ici pour liquider Luanda. La C.I.A. a sans doute estimé qu’il était temps de mettre un terme à l’action subversive de cet intellectuel angolais.
  
   France glissa d’une voix âpre :
  
   — C’est typiquement un procédé yankee. Officiellement, le gouvernement des États-Unis respecte la liberté des meneurs noirs, mais il les fait zigouiller en douce quand il est sûr de ne pas être compromis.
  
   Il y eut un silence. Jorge ne put réprimer un bâillement.
  
   — Il faut que j’aille m’allonger une heure ou deux, grommela-t-il. Je suis tellement crevé que je ne vois plus clair.
  
   Bâillant derechef, il s’excusa. Puis, à Francis :
  
   — Le mieux que vous ayez à faire, à mon humble avis, ce serait de prendre le premier avion à destination de l’Europe. Vos deux camarades resteront en attendant les ordres du Vieux.
  
   — Oui, c’est ce que je vais faire, confirma Coplan.
  
   — En partant aujourd’hui même, vous avez une chance de trouver une place dans un avion. Demain, il n’en sera pas question. Dès que le carnaval est fini, tous les avions sont remplis. Les réservations sont faites depuis des mois et des mois.
  
   Ce même jour, à bord d’un DC-8 de la Luftansa, Coplan s’envolait à 20 h 40 à destination de Paris.
  
   Le lendemain, après un rapide passage à son domicile, il rencontrait en fin de journée son directeur qui rentrait d’un bref voyage à Zürich.
  
   Le Vieux paraissait d’excellente humeur.
  
   — Alors ? attaqua-t-il en désignant à Coplan l’antique fauteuil réservé aux visiteurs. Vous êtes content, j’espère ?
  
   Coplan afficha un air surpris :
  
   — Content de quoi ?
  
   — Vous ne manquez pas de toupet, vous ! maugréa le Vieux. Pour une fois que je vous fais une fleur, vous pourriez me remercier. J’aurais très bien pu envoyer Fondane à Rio ! Il était disponible et je l’avais sous la main. Mais j’ai pensé que cela vous ferait plaisir d’assister à ce célèbre carnaval.
  
   Coplan eut une moue réservée. Le Vieux articula :
  
   — Est-ce que vous vous rendez compte qu’il y a des milliers de gens qui casquent plus d’un million d’anciens francs pour voir le Carnaval de Rio ? Je vous offre ce spectacle aux frais de la princesse et vous faites le dégoûté !
  
   — Bon, très bien, je vous remercie infiniment, dit Francis en souriant.
  
   — Vous n’avez pas aimé ?
  
   — Si, reconnut Coplan, sincère. En principe, je ne suis guère amateur de ce genre de réjouissances. Mais j’avoue que le carnaval de Rio, c’est autre chose. Vous y êtes déjà allé ?
  
   — Non, jamais.
  
   — Eh bien, ça vaut le coup d’œil ! Au début, je n’étais pas emballé. Mais maintenant, avec un peu de recul, je dois admettre que c’est une vision assez fantastique. Sur le plan purement esthétique, ça vaut le déplacement.
  
   Le Vieux, une lueur concupiscente dans le regard, murmura :
  
   — Rousseaux m’assure que c’est au carnaval de Rio qu’on voit les plus belles négresses de la planète. Et peu vêtues.
  
   — C’est exact.
  
   — Vous connaissant comme je vous connais, je suppose que vous en avez profité ?
  
   — Mais… qu’entendez-vous par là ? fit Coplan, égayé.
  
   — Vous avez bien trouvé le moyen d’en sauter une ou deux, non ?
  
   Voyant l’air intéressé de son directeur, Francis ne put réprimer un rire joyeux, spontané.
  
   — Désolé de vous décevoir, mais le carnaval populaire est plus convenable qu’on ne l’imagine. Ce n’est pas comme à Münich.
  
   — Diable ! Vous avez dû vous embêter, dans ce cas ?
  
   — Pas une seconde. Quant au domaine auquel vous faites allusion, je me suis rattrapé avec ma ravissante petite camarade France Langon.
  
   Le Vieux fronça les sourcils.
  
   — Vous savez que je désapprouve ces relations amoureuses dans le cadre du Service.
  
   — Oui, je sais, dit Coplan. Mais je ne suis pas un mufle. Quand une jolie fille me fait des propositions, je ne me dégonfle pas.
  
   Le Vieux haussa les épaules, puis :
  
   — Avant de partir à Zürich, ce matin, j’ai reçu un télégramme chiffré m’annonçant la mort de Marcel Mounot. Comment cela s’est-il passé ?
  
   Coplan relata les événements tels qu’il les avait vécus. En guise de conclusion, il questionna :
  
   — Cette affaire était-elle importante ?
  
   — Elle ne l’était pas, grommela le Vieux, mais elle est peut-être en train de le devenir.
  
   — À Rio, nous nous demandions tous pour quel motif Mounot avait été placé sous surveillance. Est-ce à dessein que vous aviez omis de tuyauter Jorge de Ranhao à ce sujet ?
  
   — Évidemment ! On ne joue pas avec la réputation d’un homme avant de savoir si les soupçons qui pèsent sur lui sont fondés ou non.
  
   — De quoi Mounot était-il soupçonné ?
  
   — Ne vous excitez pas, émit le Vieux avec un geste apaisant de la main. J’ai préparé tout le dossier et nous allons en parler calmement.
  
   Il se leva pour aller prendre une chemise cartonnée rouge, posée sur une des tablettes de son coffre-fort.
  
   — L’affaire Mounot est toute récente, expliqua-t-il. Elle a commencé le 28 janvier, c’est-à-dire il y a un mois. Convoqué au Quai d’Orsay, j’y ai rencontré deux émissaires de notre ami britannique, l’honorable Mr Smith, le directeur de l’Intelligence Service (12). Ces deux gentlemen, avec des tas de précautions, désiraient avoir des informations confidentielles concernant Marcel Mounot, agent de tourisme, citoyen français, domicilié à Paris. Les raisons de cette démarche ? Une mystérieuse histoire d’assassinat politique. Vous trouverez les détails dans le dossier, mais je vous les résume. En décembre de l’année dernière, un avocat sud-africain, un certain Charles Mukuling, a été victime d’un accident mortel dont les circonstances étaient bizarres. Ce Mukuling, en sortant d’un restaurant situé dans la banlieue de Londres, avait été déchiqueté avec sa voiture qui avait explosé au moment où il avait mis le contact. J’oublie de vous dire que ce Sud-Africain était un Noir et qu’il militait dans les rangs des ennemis de la République d’Afrique du Sud. Les investigations conjuguées de Scotland Yard et de l’Intelligence Service n’ont abouti à rien, sinon à la certitude qu’il s’agissait d’un acte de terrorisme perpétré par des spécialistes. Cependant, divers témoignages ont amené les enquêteurs à soupçonner un individu qui se faisait appeler Jacques Laudrin, qui séjournait depuis une quinzaine de jours à Londres avec un passeport helvétique et en compagnie duquel on avait aperçu Mukuling. Or, vérifications faites, la police des étrangers n’avait aucune entrée au nom de Laudrin, mais les signalements ressemblaient étrangement à un Français nommé Marcel Mounot, descendu au Strand Hôtel. Vous connaissez les Anglais : n’ayant que des présomptions, ils n’ont pas voulu inquiéter Mounot. Néanmoins, ils ont jugé utile de nous contacter pour nous questionner et nous alerter. Moi, selon l’usage, j’ai informé la D.S.T. et j’ai mis Mounot sous surveillance passive jusqu’à nouvel ordre. Et voilà toute l’histoire.
  
   — Sauf coïncidence improbable, commenta Coplan, nos collègues britanniques auraient vu juste. À la lumière des événements qui se sont déroulés au Brésil, tout semble indiquer que Mounot, sous le couvert de sa profession d’agent de tourisme, était bel et bien un tueur patenté.
  
   — Oui. c’est curieux, marmonna le Vieux, mi-perplexe mi-rêveur. En admettant le bien-fondé des soupçons de l’I.S., on pourrait presque penser que Mounot s’était spécialisé dans un domaine très particulier : l’élimination discrète des leaders révolutionnaires de race noire. Car le rapprochement est frappant : cet avocat sud-africain Mukuling et cet Angolais Luanda étaient tous les deux des militants actifs de la même cause. Et des hommes plutôt virulents.
  
   — Nous avons de la documentation sur ces deux Noirs ?
  
   — Pas grand-chose, en fait. Mais j’ai eu la chance de rencontrer à Zürich mon ami Roval, qui est un des journalistes les mieux informés de ces problèmes. Il m’a fait lire quelques textes terriblement édifiants. Mukuling, Luanda et même ce Dalmano auquel Jorge de Ranhao faisait allusion dans son message ont toujours prôné la violence, la haine du Blanc, l’action directe et le terrorisme sous toutes ses formes. Vasco Luanda, pour ne parler que de lui, proclamait qu’il fallait aller plus loin que Malcolm X. Vous voyez ce que cela signifie (13) ?
  
   Coplan opina en silence.
  
   Après un moment, le Vieux reprit :
  
   — Ce qui m’intrigue surtout, dans le cas de Marcel Mounot, c’est son appartenance éventuelle à la C.I.A. Car nous savons de source sûre que nos amis de Washington ont renforcé leurs réseaux secrets en France depuis les histoires de l’O.T.A.N. Inutile de vous dire qu’une confirmation concrète serait bien accueillie en haut lieu. En creusant les tenants et aboutissants de Mounot, nous avons une chance de découvrir les liens occultes qui le liaient à la C.I.A. Et c’est cela qui est important, très important.
  
   Coplan questionna :
  
   — Vous aviez déjà des soupçons à ce sujet ?
  
   — À quel sujet ?
  
   — Eh bien, au sujet des liens qui auraient existé entre Mounot et les services secrets américains.
  
   — Absolument pas. Je ne disposais d’aucune information pouvant me mettre sur la voie. Vous verrez le dossier. Il ne contient aucun élément révélateur, ni dans ce sens-là ni dans un autre. En fait, il ne contient pas grand-chose. Ce Mounot était un individu d’une discrétion rare. Mais c’est notre ami Jorge de Ranhao qui m’a communiqué cette hypothèse en spécifiant du reste qu’elle venait de vous. Je reconnais qu’elle me paraît valable, maintenant que je suis au courant de ce qui s’est passé à Rio.
  
   — Vous savez, murmura Francis, une hypothèse n’est qu’une hypothèse. Je n’ai pas de preuves. Pour être tout à fait franc, j’en arrive à me demander si je n’ai pas été victime des apparences.
  
   — Comment cela ?
  
   — Dans l’avion qui me ramenait du Brésil, j’ai eu le temps de réfléchir. L’assassinat perpétré par Mounot ne me semble pas tellement convaincant. En tout cas, ce n’était pas un chef-d’œuvre du genre.
  
   — Tout est relatif, émit le Vieux. Il faut si peu de chose pour faire louper une action, même quand cette action a été soigneusement élaborée.
  
   — Il y a du pour et du contre, prononça Coplan dont le visage avait pris une expression à la fois soucieuse et méditative. Certains indices me paraissent évidents, d’autres me troublent.
  
   — Expliquez-vous, je vous donnerai mon avis.
  
   Coplan sortit son paquet de Gitanes et alluma une cigarette.
  
   — Essayons d’être objectifs, dit-il en expirant un nuage de fumée. Les deux meurtres commis par Mounot correspondent aux objectifs éventuels des services spéciaux des U.S.A. Tout le monde sait que Washington voue une haine féroce aux théoriciens noirs qui, tant par leurs écrits que par leurs campagnes publiques, poussent leurs frères de couleur à la révolte armée contre les Blancs. Par conséquent, la disparition brutale de Mukuling et celle de Vasco Luanda constituent deux opérations profitables à l’Amérique. En revanche, la maladresse qui caractérise ces deux assassinats est bien étonnante. À Londres, Mounot finit par se faire suspecter, et à Rio il se fait poignarder. Vous avouerez que pour des professionnels…
  
   Le Vieux eut un bref accès d’hilarité :
  
   — Vous ne croyez pas que ce serait plutôt une confirmation ? La balourdise des gens de la C.I.A. est en passe de devenir légendaire.
  
   Cette boutade ne dérida pas Coplan. Il maugréa :
  
   — Compte tenu du nombre d’opérations clandestines menées par nos confrères de la C.I.A., leurs ravages sont moins nombreux qu’on ne l’imagine, vous le savez bien.
  
   — D’accord, grommela le Vieux. Mais à quoi bon épiloguer là-dessus ? Vous allez étudier le dossier Mounot et vous verrez ce que vous pouvez faire pour exploiter cette affaire.
  
   — Vous me confiez cette mission ?
  
   — Oui, et je vous donne carte blanche pour mener les investigations comme vous l’entendez. Fondane et Legay sont libres. La petite Lorelli aussi. Je peux les mettre à votre disposition. Tenez, examinez ce qu’il y a là-dedans.
  
   Il remit à Coplan le dossier rouge, ajouta en guise de commentaire :
  
   — C’est Gaudel et son équipe qui se sont occupés de la surveillance de Mounot jusqu’à son départ pour Rio. J’ai convoqué Gaudel pour vous parler de tout cela.
  
   — Pourquoi n’avez-vous pas envoyé la même équipe à Rio ?
  
   — Ben dame ! s’exclama le Vieux. Je ne pouvais pas prévoir ce déplacement au Brésil, moi ! Or ni Gaudel ni aucun de ses équipiers ne parlent le portugais.
  
   — Oui, c’est juste, admit Francis. Quand est-ce que je pourrai voir Gaudel ?
  
   — Il doit être ici en ce moment. Installez-vous dans le bureau 14, je vais vous envoyer votre collègue immédiatement. Et n’oubliez pas de signaler au commissaire Tourain que vous prenez cette affaire en main.
  
   *
  
   * *
  
   Ayant pris possession de l’un des petits bureaux tristes et impersonnels situés au troisième étage du bâtiment du S.D.E.C., côté cour, Coplan jeta un rapide coup d’œil sur les rapports que contenait la chemise cartonnée rouge.
  
   Ces comptes rendus de routine étaient d’une monotonie déprimante.
  
   « Quitté son domicile à neuf heures pour se rendre à l’agence de la rue Taitbout. Sorti à 13 heures, restaurant de la rue de la Chaussée-d’Antin. Retour à l’agence. Sorti à 19 heures pour regagner son domicile. Pas de sortie ultérieure. »
  
   Il y en avait toute une série du même genre.
  
   Coplan fut interrompu dans sa lecture par l’arrivée de Gérard Gaudel, un jeune type blond d’une trentaine d’années, au faciès mou, aux vêtements gris moyen, aux gestes mesurés.
  
   En fait, ce personnage falot, presque minable, était considéré comme un des meilleurs spécialistes du Service en matière de surveillances et filatures dans Paris.
  
   — Salut, Coplan, dit-il en pénétrant dans la petite pièce à peine meublée. Vous avez besoin de moi ?
  
   — Asseyez-vous, nous avons à bavarder. C’est au sujet de Marcel Mounot.
  
   — Tiens ? C’est vous qui reprenez le flambeau ?
  
   — Si l’on peut dire. Comme flambeau, c’est plutôt maigre. De plus, la flamme s’est éteinte. Je ne sais pas si le Vieux vous a mis au courant : Mounot s’est fait zigouiller à Rio.
  
   — Merde ! lâcha Gaudel, sidéré.
  
   — On dirait que cela vous en bouche un coin ?
  
   — Oui, et même doublement. Pour une fois que ce type avait l’occasion de rigoler, il se fait descendre. Il n’y a pas de justice. Comment est-ce arrivé ?
  
   Coplan relata succinctement dans quelles circonstances Mounot avait été mortellement poignardé.
  
   Ce récit laissa Gaudel rêveur.
  
   — Marrant, émit-il à mi-voix. Je savais que les Anglais le suspectaient d’avoir bousillé un Noir à Londres, mais je n’y croyais pas sérieusement. Depuis que je surveille des bonshommes, je n’avais jamais vu un mec de ce genre. Sérieux, taciturne, toujours à l’heure à son boulot et jamais de sorties nocturnes. Un exemple, quoi ! Je parie qu’un moine ne m’aurait pas donné le spectacle d’une existence aussi édifiante. Même que je me disais : c’est trop.
  
   — Trop quoi ?
  
   — Trop sage pour être honnête. Pendant trois semaines, je ne l’ai pas vu sourire. Pas de filles, pas de cinéma, pas de visites amicales. Il achetait beaucoup de journaux et il faisait souvent un crochet par la librairie américaine de l’avenue de l’Opéra pour acheter des bouquins en anglais, mais à part ça : zéro. On peut être fanatique de la lecture, mais à ce degré-là, c’est pas normal.
  
   — J’ai noté qu’il habitait rue Rennequin, dans le 17e.
  
   — Oui, trois pièces dans un immeuble bourgeois. Au quatrième étage.
  
   — Il y a une concierge ?
  
   — Non, c’est une maison particulière.
  
   — Vous croyez que je pourrais faire un tour dans cet appartement sans attirer l’attention ?
  
   — Facile. En compulsant mes notes, je vous indiquerai le moment le plus favorable. Je connais les habitudes de tous les locataires… Si cela peut vous rendre service, je me chargerai de prendre un moulage de la serrure de la porte de rue et de celle de l’appartement.
  
   — Volontiers, acquiesça Francis.
  
   — Je m’en occuperai demain.
  
   — Et cette agence où il travaillait ?
  
   Les lèvres fades et mal dessinées de Gaudel esquissèrent une moue dédaigneuse.
  
   — Miteuse, laissa-t-il tomber, incroyablement miteuse. Quelques pièces dégueulasses au second étage d’un de ces vieux immeubles de la rue Taitbout. Pas de salon de réception, pas la moindre pin-up d’accueil, pas de publicité, pas de prestige, vraiment moche, quoi !
  
   — Du personnel ?
  
   — Parlons-en ! J’y suis allé un jour, en l’absence de Mounot, et j’ai eu l’impression de m’être fourvoyé dans le Bureau des Bonnes Œuvres d’une paroisse pauvre de province. Sans tenir compte de Mounot, il y a quatre personnes qui occupent les locaux et qui font semblant de tripoter des papiers. Deux femmes d’âge mûr, genre dames patronnesses ; une jeune fille avec des lunettes et des nattes, aussi élégante qu’un boy-scout, et un petit gars boutonneux qui porte les circulaires à la poste. En plus, il y a un vieux comptable qui travaille à mi-temps, de 14 à 19 heures. C’est un nommé Paretti, militaire à la retraite, invalide de guerre, qui marche péniblement en s’appuyant sur une canne. Dans un sens, on comprend qu’à force de vivre tous les jours en compagnie de collègues de cet acabit, le moral de Mounot n’ait pas été folichon.
  
   — Nous avons des renseignements sur ces gens ?
  
   — Deux fois rien. Le Vieux m’avait simplement demandé d’établir un relevé d’identité concernant le personnel de cette agence. Mon rapport doit se trouver dans le dossier.
  
   Coplan compulsa les documents du dossier rouge, s’arrêta sur un feuillet.
  
   — Agence Coopérative Européenne de Tourisme, lut-il à haute voix. C’est le nom de la boîte ?
  
   — Oui, ils sont modestes ! ricana Gaudel. Sur leur papier à lettres, ils annoncent comme spécialité l’organisation des voyages culturels. Si les voyages en question sont préparés par les deux bonnes femmes, ça doit être rigolo.
  
   — Qui dirige l’agence ?
  
   — Officiellement, un comité. Mais je pense que Mounot était la cheville ouvrière de la firme, le gérant en quelque sorte. Comme il s’agit d’une société coopérative, je suppose que le comité ne s’occupe pas de la gestion proprement dite. C’est de la garniture, quoi.
  
   Tout en écoutant d’une oreille très attentive les commentaires de son camarade, Francis continuait à feuilleter les papiers classés dans la chemise cartonnée.
  
   — Tiens ? fit-il. Une note émanant des Renseignements Généraux (14) ?
  
   — Oui, c’est le commissaire Tourain qui m’a remis cela. Mais il ne s’agit pas d’une affaire sérieuse. Comme l’agence ne déclarait pas de bénéfices, le fisc avait réclamé une enquête et les inspecteurs de la Brigade Financière ont procédé à quelques vérifications. Cela date d’il y a deux ou trois ans, je crois. Finalement, tout s’est bien terminé. À part un virement de fonds provenant de la Suisse et qui n’était pas tout à fait régulier vis-à-vis de l’Office des Changes, le reste était sincère.
  
   — Ils ne font pas de bénéfices ? demanda Coplan en levant les yeux.
  
   — Non, et ça ne m’étonne pas ! Ils seraient en faillite depuis longtemps si le comité ne leur versait des subsides.
  
   — Quels sont les membres de ce comité ?
  
   — La liste est dans le dossier. C’est la D.S.T. qui l’a établie. Ce sont des gens parfaitement honorables : des professeurs, des avocats, des médecins, des généraux, quelques académiciens même. Du monde bien.
  
   — Des gens honnêtes, soupira Coplan. Comme Marcel Mounot, en somme ?
  
   Gaudel, haussant légèrement les épaules d’un air résigné, articula :
  
   — Vous connaissez la musique, non ? Je ne suis peut-être pas un aigle, mais j’ai fait de mon mieux. Entre la surveillance passive d’un quidam sur lequel pèsent de vagues soupçons et une enquête approfondie concernant un individu dont les activités suspectes sont démontrées, il y a un abîme.
  
   — Mais je ne vous reproche rien, protesta Coplan, un peu surpris par la réaction de son collègue.
  
   — C’est entendu, vous ne me reprochez rien, admit Gaudel, mais je ne voudrais pas que vous fassiez la gueule en voyant mes rapports. Mes notes sont forcément sommaires, superficielles. Ce n’est pas en observant les allées et venues d’un gars qu’on peut se faire une idée exacte de lui. Si vous êtes chargé par le Vieux de tirer cette histoire au clair, il faudra reprendre tout à zéro. Et contacter Tourain. car il a aussi un dossier au sujet de Mounot.
  
   — C’est ce que je vais faire, dit Coplan. Mais j’ai besoin de vous et de votre équipe.
  
   — Nous sommes à votre entière disposition.
  
   Coplan referma la chemise rouge, alluma une
  
   Gitane, se leva pour faire quelques pas dans le petit bureau. Puis, s’arrêtant devant Gaudel, il lui demanda :
  
   — Maintenant que les agissements clandestins de Mounot ne peuvent plus être mis en doute, est-ce que votre opinion au sujet de cet homme a changé ? Je veux dire ceci : sachant ce que nous savons et compte tenu de ce qui s’est passé à Rio. Est-ce que vous ne voyez rien de spécial à me signaler ? Vous saisissez le sens de ma question, je suppose ? Parfois, à la lumière de certains faits nouveaux, il y a des détails sans importance qui, a posteriori, prennent un relief qu’ils n’avaient pas, qu’ils ne pouvaient pas avoir.
  
   Gaudel pencha la tête, se massa distraitement le menton.
  
   — Je comprends très bien le sens de votre question, murmura-t-il. Mais, en réalité, ce qui me surprend le plus, maintenant, c’est justement cet aspect trop neutre, trop normal, trop lisse de la vie quotidienne de Mounot. Vous voyez ce que je veux dire ? Un type comme lui, costaud, bien bâti, énergique et tout, ne mène pas une existence aussi sévère, aussi austère. À 34 ans, un homme normalement constitué a d’autres passions, d’autres raisons de vivre que son boulot et ses bouquins. On ne devient pas ermite à 34 ans.
  
   Comme Coplan demeurait silencieux et pensif, Gaudel ajouta :
  
   — Seulement, je vous le répète, je n’ai guère observé Mounot que pendant deux bonnes semaines.
  
   Relevant le front avec vivacité, il dévisagea Francis et questionna :
  
   — Au fond, ce qui serait instructif, ce serait de savoir si Mounot est parti à Rio au pied levé ou bien si ce voyage était prévu depuis un certain temps.
  
   — Oui, vous avez raison, opina Coplan, c’est un détail qui a son importance. Et nous avons une indication à ce propos : Mounot avait réservé sa chambre d’hôtel, à Rio, depuis la mi-janvier. C’est-à-dire un mois avant son départ.
  
   — Dans ce cas, tout s’explique. Il savait qu’il allait là-bas pour remplir une mission délicate et il s’y préparait moralement. Tous les tueurs professionnels prétendent qu’ils ont besoin d’une période de recueillement, de concentration, avant d’aller accomplir leur sinistre tâche.
  
   Coplan approuva ces paroles en hochant lentement la tête. Puis, tirant une longue bouffée de sa cigarette, il énonça dans un nuage de fumée :
  
   — Ceci nous amène à un élément qui n’avait pas retenu notre attention jusqu’ici : cet Américain qui dirigeait les opérations à Rio savait depuis plus d’un mois que sa victime irait au carnaval de Rio, ce qui prouve qu’il était bien informé. De plus, il avait déjà recruté Mounot. Comment ? Par quel truchement ? À la suite de quelles tractations ? Voilà le mystère.
  
   — Une perquisition au domicile de Mounot vous renseignera probablement.
  
   — C’est possible, mais je n’en suis pas sûr. Un assassin qui prémédite son acte si longtemps d’avance prend des précautions.
  
   — La mort de Mounot a-t-elle été rendue publique ?
  
   — Non, pas encore. Mais je ne me fais pas d’illusions à ce sujet. Son complice américain de Rio était bien placé pour connaître la vérité.
  
   Gaudel fit de nouveau la grimace.
  
   — Évidemment, maugréa-t-il, si Mounot faisait partie d’un réseau américain opérant en France, ses copains sont déjà au parfum. Et ça, c’est plus emm… Votre visite à l’appartement risque de ne pas passer inaperçue. Chose plus grave, elle risque de vous attirer de gros ennuis. Ce serait bête d’aller se flanquer dans une souricière.
  
   — Il faut de toute façon que j’y aille, dit Coplan. Comment voulez-vous que j’entame les opérations ? Je ne peux tout de même pas aller interviewer cet Américain John Gresham à Chicago ! J’aurais tous les services spéciaux de Washington sur le dos.
  
   — À votre place, je commencerais par assurer mes arrières et je regarderais où je pose les pieds.
  
   — N’ayez crainte, dit Francis en souriant. J’irai chez Mounot dès demain, mais je serai protégé dans toute la mesure du possible.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  
  
   André Fondane arrêta sa DS au coin de l’avenue Niel et dit à Coplan :
  
   — Dès que j’aurai pu me garer, je vous rejoindrai. En cas de pépin, que Gaudel me prévienne.
  
   — De toute façon, ouvre l’œil, recommanda Francis à son assistant.
  
   Il débloqua la portière, débarqua, s’engagea d’un pas dégagé dans la rue Rennequin.
  
   Tout en observant le mouvement de la rue, il releva le col de son pardessus d’hiver. La température avait considérablement baissé au cours de la nuit et un froid vif avait succédé à la grisaille humide des jours précédents.
  
   Coplan pensa avec une pointe de nostalgie au soleil éclatant qui l’avait fait transpirer à Rio moins d’une semaine auparavant. Et cette évocation fit surgir dans sa mémoire, comme une brève séquence de film, le tumulte coloré du carnaval, les visages énigmatiques de John Gresham et de Marcel Mounot, l’adorable souvenir de la nudité d’ébène de France Langon.
  
   Que tout cela était loin déjà, et cependant si proche dans le temps !
  
   Apparemment absorbé par ses visions intérieures, Coplan passa devant l’immeuble où Mounot avait son appartement au quatrième étage. Sans interrompre sa promenade, il poursuivit son chemin jusqu’au moment où il repéra la Peugeot noire de Gérard Gaudel rangée le long du trottoir.
  
   Gaudel, qui avait également aperçu Francis, se contenta de lui faire un signe de la main, le pouce levé, pour lui annoncer que tout allait bien et que la voie était libre.
  
   En plus de Gaudel et de son équipe, Legay et Suzy Lorelli se trouvaient aussi dans les parages. Dès l’aube, toute la petite troupe mobilisée pour seconder Coplan avait manœuvré discrètement dans le quartier afin de s’approprier les meilleurs endroits pour stationner.
  
   Faisant demi-tour, Francis se dirigea tranquillement vers la maison qui l’intéressait.
  
   La clé joua sans difficulté dans la serrure de la porte de rue. Le large couloir d’entrée était calme, paisible. Coplan monta au quatrième. En passant, il nota l’écho d’une radio qui diffusait en sourdine, chez la locataire du second, un concerto de Mozart.
  
   Gaudel avait assuré que la vieille dame qui occupait cet étage ne sortait que le dimanche pour aller à la messe.
  
   La porte palière de l’appartement de Mounot s’ouvrit aussi aisément que celle de la rue. Mounot n’avait installé aucun dispositif destiné à renforcer la sûreté de la serrure, ce qui n’était pas un bon signe.
  
   En fait, dès qu’il eut refermé l’huis, Coplan éprouva une sensation plutôt pessimiste. L’ordre qui régnait dans le hall et dans le living (que l’on voyait de l’entrée) avait quelque chose d’impersonnel, de rigide, d’austère même qui correspondait exactement à ce que l’on savait de la personnalité de Mounot.
  
   Coplan s’avança dans le living, traversa la pièce, ouvrit une porte, examina les lieux : une chambre à coucher bourgeoise, plutôt désuète, d’une propreté maniaque.
  
   Poussant plus loin son exploration, Francis découvrit une troisième pièce, plus petite que les deux autres, aménagée en bureau-bibliothèque. Les deux murs principaux de ce local étaient garnis de rayonnages remplis de livres rangés dans un ordre impeccable. Une fenêtre qui prenait jour sur la cour intérieure de l’immeuble était ornée d’un voilage.
  
   Revenant sur ses pas, Coplan retourna dans la salle de séjour, franchit une porte latérale, enfila un étroit couloir intérieur qui le conduisit à la cuisine d’abord, à la salle de bains ensuite.
  
   De toute évidence, cet appartement avait été rénové, transformé depuis peu d’années. Les murs et les plafonds, les boiseries et la décoration avaient un état de fraîcheur qui contrastait avec la vétusté extérieure de la maison. Au demeurant, l’architecte qui avait rajeuni cette habitation avait très habilement tiré parti des lieux.
  
   Revenu derechef dans le living, Francis resta un moment immobile au centre de la pièce, histoire de s’imprégner de ce qu’il appelait dans son jargon personnel l’âme du logis.
  
   En l’occurrence, l’âme de cet appartement vide et silencieux dégageait une impression de rigueur et de discipline. À en juger d’après le décor de sa vie privée, Mounot devait attacher plus d’importance à la netteté presque ascétique des choses qu’à leur côté agréable ou confortable.
  
   À vrai dire, cela reflétait assez bien la biographie de l’homme qui avait vécu dans ce cadre peu chaleureux. Marcel Mounot fils unique et posthume d’un lieutenant de l’aéronavale qui s’était tué au cours d’un exercice trois mois après son mariage, avait été élevé par sa mère. Entré à 17 ans dans la Marine Nationale, il était arrivé, à 31 ans, au grade de capitaine de corvette. Moins d’un an plus tard, pour des motifs que l’enquête de la D.S.T. ne mentionnait pas. il quittait la Marine pour devenir employé de l’Agence Coopérative Européenne de Tourisme. Entre le moment où il avait quitté l’uniforme et le moment où il était devenu suspect à la suite de la démarche des Services Spéciaux britanniques, son curriculum ne comportait absolument aucune indication.
  
   Foulant d’un pas léger le faux tapis de Chiraz qui recouvrait le parquet, Coplan fit le tour de la pièce et regarda les quelques portraits de famille accrochés aux murs : des officiers de marine, un magistrat en toge, deux femmes vêtues de noir, au maintien respectable.
  
   Sans grande conviction, Coplan ouvrit un à un les trois tiroirs du bahut breton qui constituait le meuble le plus important de la pièce. Ensuite, il ouvrit les armoires.
  
   À cet instant, Fondane fit une entrée discrète et feutrée dans l’appartement. Il promena un long regard circulaire, fit une moue, chuchota à Coplan :
  
   — Cela me paraît aussi naturel qu’un décor de théâtre.
  
   — Il avait sans aucun doute la passion de l’ordre, acquiesça Francis à mi-voix. Toutes les autres pièces sont aussi ordonnées que celle-ci. Pas un objet qui traîne, la vaisselle rangée, les couverts briqués, le lit refait.
  
   — À mon avis, nous n’avons rien à espérer ici. supputa Fondane. Mounot s’est arrangé pour gommer toute trace de vie intime avant de partir au Brésil. C’est d’ailleurs exactement ce que je fais quand je pars en mission à l’étranger.
  
   — Il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre, cita Coplan. Nous allons fouiner dans sa bibliothèque. Amène-toi. Tu jetteras un coup d’œil sur les bouquins pendant que je visiterai le bureau.
  
   Comme l’avait signalé Gaudel, Mounot était un passionné de lecture. Mais un simple regard sur les livres qu’il conservait si soigneusement révélait qu’il ne s’intéressait guère à la littérature proprement dite : à quelques exceptions près, tous les ouvrages rangés dans les rayons étaient des livres de politique, d’histoire contemporaine, de sociologie. Une bonne moitié des rayonnages était occupée par des livres édités aux États-Unis : récits de guerre, études stratégiques, théories nationalistes ou révolutionnaires, etc.
  
   Fondane, le bras tendu, montra à Coplan toute une rangée de bouquins consacrés aux problèmes raciaux. Coplan opina, parcourut les titres.
  
   — Jamais vu une collection aussi complète que celle-ci, murmura-t-il. Luther King, Baldwin. Fanon. Mills, Malcolm X, Woussaga, Lutuli. Patton, Lumumba, Krumah. ils y sont vraiment tous… Tiens, c’est le bouquet !…
  
   Il retira un ouvrage cartonné, l’ouvrit, montra la page de titre à Fondane : « Nous serons les plus forts » par Vasco Luanda.
  
   Fondane, les sourcils arqués, articula :
  
   — C’est le Noir que Mounot a liquidé en plein carnaval ?
  
   — Oui.
  
   — Qu’on le veuille ou non, cela prouve qu’il savait à qui il avait affaire.
  
   Coplan feuilleta le livre, qui s’ouvrit pour ainsi dire de lui-même à un passage qu’une main ferme avait souligné au crayon rouge : « Chercher la paix raciale est une trahison. Les races existent, et l’heure est venue de proclamer par notre action que la race noire est la plus forte. Depuis des siècles, l’homme blanc corrompt l’univers, mais son règne est fini. Et l’arme de notre victoire, c’est la haine. Notre devoir, c’est désormais la violence. Nous voulons que notre lutte courageuse ne soit pas seulement un conflit racial, mais un conflit international qui opposera les races dans une guerre sanglante dont nous serons les vainqueurs. »
  
   Fondane, qui avait lu ces lignes en même temps que Coplan, laissa tomber d’une voix caverneuse :
  
   — Il n’y allait pas de main morte, le gars ! Il appelait la violence, il a été servi.
  
   Coplan remit l’ouvrage en place.
  
   — Désolé de t’imposer cette corvée, dit-il à son assistant, mais je crois que tu devrais feuilleter tous ces bouquins un à un pour vérifier si tu ne découvres pas un indice : message, document, code. Sans oublier d’examiner les reliures.
  
   — Je vais en avoir pour un sacré bout de temps, soupira Fondane.
  
   — Quelle importance ? Ce n’est pas Mounot qui viendra te déranger et c’est un boulot qui doit être fait.
  
   — Bon, j’attaque, se résigna Fondane.
  
   Coplan porta alors son attention sur le bureau de Mounot, un vieux meuble en chêne qui comportait un tiroir central et deux rangées latérales de trois tiroirs.
  
   À première vue, les papiers classés dans ce meuble étaient aussi impersonnels que tout ce qui se trouvait dans l’appartement : des factures de gaz, d’électricité, de téléphone ; des quittances de loyer ; d’anciens papiers militaires ; des catalogues de librairie ; des programmes de voyages, etc.
  
   Coplan commençait à désespérer lorsqu’il tomba sur un petit portefeuille noir, élimé, rangé dans le dernier tiroir de la rangée de droite. Ce portefeuille hors d’usage contenait une série de cartes au nom de Marcel Mounot, des cartes d’adhésion à divers organismes : Touring-Club, Fédération des Agences de Tourisme, Club du Livre d’Histoire, Amis des Musées, etc. Parmi ces cartons, il y en avait un qui émanait d’une association ayant son siège à Paris, rue Pierre-Lescot, association intitulée : LIDACO. (Ligue Internationale pour la Défense Artistique et Culturelle de l’Occident).
  
   Coplan hésita, glissa toutes les cartes dans sa poche.
  
   Dans ce même tiroir, il dénicha ensuite une liasse de lettres ficelées au moyen d’une cordelette rouge. Il tourna et retourna le paquet dans sa main, dénoua la cordelette.
  
   Le premier pli, une enveloppe bleue, contenait la lettre suivante, écrite d’une petite écriture un peu molle, un peu enfantine :
  
  
  
   « Marcel,
  
  
  
   « Je ne veux pas conserver tes lettres. Je ne veux pas non plus les détruire, car j’estime qu’elles ne m’appartiennent plus à présent.
  
   « Je te demande encore pardon de la peine que ma décision a pu te faire, mais je serais impardonnable si j’acceptais de devenir, devant Dieu, la femme d’un homme que j’ai cessé d’aimer.
  
   « J’ai bien réfléchi, crois-moi. Je suis tout à fait sûre que ma décision, irrévocable, est un bien pour toi tout autant que pour moi. Nous sommes trop différents l’un de l’autre, et il ne suffit pas de s’aimer pour être heureux en ménage.
  
   « Je t’en supplie, ne cherche pas à me revoir, laisse-moi la liberté de faire ma vie comme j’entends la faire. Je compte sur ta loyauté.
  
   Adieu,
  
   Anne-Marie.
  
  
  
   Cette lettre de rupture remontait à deux ans. Au dos de l’enveloppe bleue, l’expéditrice avait indiqué son nom et son adresse : Anne-Marie Venay, 271 ter rue des Cerisiers, Colombes (Seine).
  
   La deuxième lettre de la petite pile était de la main de Mounot, et c’était la missive laquelle répondait celle d’Anne-Marie.
  
  
  
   « Ma chérie,
  
  
  
   « Je t’en conjure, réfléchis encore. Il m’est impossible, comme je te le disais au cours de notre discussion d’hier, d’accepter ta décision de rompre. Je te répète que je suis l’homme d’un seul amour. Aucune femme n’est entrée dans mon cœur avant toi, aucune n’y entrera jamais si tu me quittes. J’en fais le serment.
  
   « Ce qui te fait peur n’est qu’une chimère. La mission que je veux accomplir n’est pas incompatible avec notre amour, bien au contraire. Un homme sans vocation spirituelle, sans destin, sans raison de vivre ne serait pas digne de toi.
  
   « Téléphone-moi, accepte de me revoir, que je puisse encore t’expliquer mon point de vue et dissiper ce malentendu qui t’inspire des craintes sans fondement.
  
  
  
   Je t’aime à jamais,
  
   Marcel.
  
  
  
   Toutes les autres lettres de la liasse – classées en ordre chronologique reculant dans le temps – étaient de la main de Mounot. La plus ancienne, datée de Toulon, remontait à cinq ans et paraissait marquer le début de ce grand amour. Elle évoquait les heures grisantes d’un bel été de vacances à Saint-Tropez.
  
   Coplan en parcourut quelques-unes. La passion qui s’y exprimait était d’une noblesse peu commune. Mounot y dévoilait une âme ardente mais lucide, une exaltation sentimentale sincère mais contrôlée, une volonté constante de placer l’amour à son niveau le plus élevé, au niveau d’un absolu où l’esprit et la chair se fondent dans une dignité très haute, très ambitieuse aussi.
  
   Fondane, voyant son patron captivé, demanda :
  
   — Quelque chose à récolter dans ces papiers ?
  
   — Oui peut-être. Ce sont des lettres d’amour que Mounot adressait à une fille de Colombes, une certaine Anne-Marie Venay. Cette liaison a été rompue par la fille voilà deux ans environ, mais j’ai l’impression que ça vaudrait le coup d’aller interviewer cette demoiselle. Dans une de ses dernières missives, Mounot fait allusion à la mission qu’il veut accomplir.
  
   — Sans blague ?
  
   — En tout état de cause, j’emporte ce roman d’amour. Toujours rien de ton côté ?
  
   — Je n’ai fait que deux rangées.
  
   — Dès que j’aurai terminé mon inspection, je te donnerai un coup de main.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  
  
   Le lourd faciès revêche du commissaire principal Tourain s’éclaira d’un sourire amical lorsque Coplan entra dans le bureau.
  
   — Toujours enchanté de vous revoir, mon cher Coplan, dit le policier de la D.S.T.
  
   — Vous avez du mérite, ironisa Francis en serrant la main de son collègue. Je ne vous apporte jamais que des corvées.
  
   — Enlevez votre pardessus et asseyez-vous. Je suppose que vous désirez faire un tour d’horizon concernant cette affaire Mounot ?
  
   — Oui, et vous remettre le butin que je viens de récolter en perquisitionnant chez l’intéressé.
  
   — Ah ? Auriez-vous trouvé quelque chose ?
  
   — Oui et non, murmura Coplan en déposant sur le bureau du commissaire une liasse de lettres, quelques documents et quelques photos. Comme il fallait s’y attendre, je n’ai déniché aucun indice capital. Mounot était aussi prudent que discret. Néanmoins, il y a peut-être un fil conducteur là-dedans qui pourrait nous permettre de remonter une piste.
  
   Il ôta son pardessus, l’accrocha à une patère, sortit son paquet de cigarettes. Puis, prenant place sur un siège, devant la table de Tourain, il alluma sa Gitane et dit :
  
   — Le paquet d’enveloppes que vous voyez là, c’est le roman d’amour de Mounot. Il s’agit d’une idylle qui a duré un peu plus de deux ans et qui s’est terminée par une rupture, il y a environ trois ans. Toutes les lettres sont de la main de Mounot, sauf la dernière qui émane de la demoiselle… J’aimerais que vous preniez connaissance de ces missives dès que vous aurez un moment.
  
   Tourain, dont la misogynie était légendaire, grimaça en maugréant :
  
   — Du croustillant, hein ?
  
   — Non, justement, elles témoignent d’une noblesse d’âme qui ne doit pas être courante par les temps qui courent. Et si je vous en parle, c’est parce qu’elles éclairent le personnage de Mounot. De toute évidence, cet homme n’était pas le premier venu. Il avait une haute idée de la dignité humaine, une conception très belle, très élevée du devoir, et un civisme remarquable. Bref, le contraire d’un salaud. Et, logiquement, cela paraît inconcevable qu’un individu de cette qualité, ancien officier de la Marine Nationale française, en soit arrivé à vendre ses services à une puissance étrangère.
  
   — Et quels services ! ricana Tourain. Tueur professionnel, c’est vraiment le bas de l’échelle. Mais vous dites que cette liaison s’est terminée par une rupture ?
  
   — Oui, provoquée par la fille, comme vous l’apprendrez en lisant les lettres.
  
   — Voilà sans doute qui explique le côté renfermé austère de Mounot, ce côté qui impressionnait si vivement votre collègue Gaudel.
  
   — En effet. Dans la dernière lettre qu’il adressait à sa dulcinée, Mounot lui faisait le serment de ne jamais aimer une autre femme.
  
   Tourain dévisagea Coplan.
  
   — Si je saisis bien votre pensée, émit-il, vous croyez que Mounot s’est lancé dans la vie aventureuse d’un tueur par réaction ? Par désespoir, en somme ?
  
   — C’est possible, mais je ne le crois pas. Ce qui a éveillé mon attention, c’est autre chose. Mounot, à plusieurs reprises, fait allusion, dans ses lettres, à sa mission. Quelle mission ? Mystère, car il ne s’étend pas une seule fois sur cette question. Or, et c’est là que ça devient troublant, c’est précisément cette histoire de mission qui a l’air de déplaire à la fille, qui l’effraie même, et qui provoque finalement la brouille définitive entre elle et lui.
  
   — Il faut absolument voir cette femme, suggéra Tourain, positif et direct selon son habitude.
  
   — Telle est bien mon intention. Mais je voudrais d’abord vous demander de faire procéder à une vérification. Depuis cette rupture, l’eau a passé sous les ponts. Il faudrait qu’un de vos inspecteurs procède à une rapide enquête afin de s’assurer si la demoiselle habite toujours à Colombes. Vous avez l’adresse au dos de l’enveloppe bleue.
  
   Coplan se leva, alla dénouer la liasse de lettres, poussa le premier pli vers le commissaire qui, ayant pris connaissance de l’adresse en question, promit :
  
   — Vous aurez ma réponse demain matin.
  
   — Le reste est moins important, reprit Francis.
  
   J’ai rapporté quelques photos dont il faudrait me tirer des reproductions. Les groupes, surtout.
  
   Le policier examina les photographies. Il s’agissait d’instantanés de vacances sur lesquels on voyait deux couples : Mounot en uniforme d’officier de marine, tenant la main d’une ravissante fille blonde au visage rieur, et un autre officier de marine en compagnie d’une superbe créature aux longs cheveux bruns, aux yeux un peu bridés, aux lèvres ourlées.
  
   — Qui est-ce, l’autre marin ? questionna-t-il.
  
   — Je l’ignore, mais je le demanderai à l’ancienne amie de Mounot.
  
   — Vous aurez vos copies demain matin également.
  
   — Les cartons qui sont entourés d’un élastique, ce sont diverses cartes de membre au nom de Mounot. La seule qui m’intrigue, c’est celle d’une association dénommée LIDACO. Personnellement, je n’avais jamais entendu parler de cette société.
  
   Tourain prit les cartons, retira l’élastique, passa les cartes en revue, s’arrêta sur celle que Coplan venait de mentionner et la lut à voix haute :
  
   — Ligue Internationale pour la Défense Artistique et Culturelle de l’Occident. Inconnu au bataillon.
  
   — Essayez de m’avoir quelques tuyaux sur cette ligue.
  
   — Oh, ce n’est sûrement pas un truc important, grommela le commissaire. Je connais par cœur la plupart des sociétés françaises, mais il y a des milliers de groupuscules dont le nom ne mérite même pas d’être retenu.
  
   — Je devine à peu près de quoi il s’agit, dit Francis. Une espèce d’Amis des Musées.
  
   — Je vérifierai, promit derechef Tourain.
  
   — Et maintenant, venons-en à notre tour d’horizon. Mais j’ai encore une question à vous poser. Vous aviez placé Mounot sous grille, j’imagine (15) ?
  
   — Oui, à la requête de votre directeur, il y a environ un mois.
  
   — C’est ce qu’il m’a dit. Que donne le courrier de Mounot ?
  
   — Zéro. Des prospectus, des catalogues, des relevés de compte, des factures. Aucune lettre personnelle.
  
   — Et son téléphone ?
  
   — Rien de particulier. Comme il était absent presque toute la journée, l’écoute de sa ligne n’a rien apporté. Bien entendu, je vais maintenant élargir mon champ d’opération. Depuis votre coup de fil d’hier, mon optique a changé du tout au tout, vous vous en doutez. Entre un vague suspect et un tueur à la solde de la C.I.A., il y a un monde.
  
   — Actuellement, qu’est-ce que vous avez dans vos dossiers ?
  
   — Des vérifications de routine, rien de plus. Je vais vous faire voir.
  
   Il prit un dossier dans un des tiroirs de sa table.
  
   Il était un peu plus de trois heures, le lendemain après-midi, lorsque Coplan appuya sur le bouton de sonnerie d’un appartement situé au cinquième étage d’un building moderne de la rue des Cerisiers, à Colombes.
  
   La jeune femme qui vint ouvrir était très jolie. Grande, svelte, blonde comme les blés, elle était vêtue d’une robe en lainage rouge qui détaillait avec élégance les formes féminines de son corps superbe.
  
   — Madame Deller ? s’enquit Coplan avec son plus aimable sourire.
  
   — Oui, c’est moi, acquiesça la blonde, étonnée.
  
   — Pardonnez-moi de vous déranger, je suis délégué au ministère des Affaires Sociales. Pouvez-vous m’accorder quelques minutes d’entretien ?
  
   — Euh, oui, dit la jeune femme en jetant un coup d’œil sur la carte barrée d’une ligne tricolore que Coplan lui montrait. Entrez.
  
   Elle le conduisit dans une coquette salle de séjour au milieu de laquelle trônait un parc pour enfant. Un gros ours en peluche et d’autres jouets traînaient dans les coins de la pièce.
  
   Coplan ôta tranquillement son pardessus en murmurant :
  
   — Vous permettez ?
  
   La jeune femme paraissait à la fois surprise, intriguée, un peu estomaquée par l’assurance placide de son visiteur.
  
   — Mais… de quoi s’agit-il ? se hasarda-t-elle.
  
   — N’ayez crainte, je serai bref. Il s’agit d’une simple enquête que mon ministère m’a chargé de faire pour régulariser un dossier. J’espère que vous ne m’en voudrez pas d’évoquer des choses qui n’ont sans doute plus beaucoup de signification pour vous…
  
   Les yeux bleus de la blonde trahissaient une curiosité de plus en plus inquiète. Coplan la rassura :
  
   — Nous sommes astreints à des formalités embêtantes, mais c’est le règne de la paperasse, que voulez-vous ! Puis-je m’asseoir ?
  
   Elle opina, sans plus, mais resta debout, plutôt méfiante à présent.
  
   Coplan tira de sa poche intérieure un petit calepin qu’il fit mine de feuilleter.
  
   — Eh bien, voici, commença-t-il en regardant la blonde, il s’agit d’un certain Marcel Mounot, agent de tourisme, domicilié à Paris, dans le 17e arrondissement. Vous avez connu ce monsieur, je crois ?
  
   — Oui.
  
   — Vous avez été fiancée avec lui ?
  
   — En fait, non. Nous n’avons jamais été fiancés officiellement. Mais… pourquoi cette démarche ? Je n’ai plus rien à voir avec ce monsieur. Je ne comprends pas à quel titre vous…
  
   — Une seconde, vous allez comprendre, coupa Coplan. Marcel Mounot est décédé récemment au Brésil dans des circonstances un peu… un peu obscures, et nous voulons tout bonnement des renseignements sur sa personnalité, sur ses activités, sur ses relations.
  
   — Il est mort, vraiment ?
  
   — Oui, et nous pensons qu’il a été assassiné.
  
   La jeune femme baissa les yeux, demeura silencieuse. Puis, relevant la tête :
  
   — Que voulez-vous savoir ?
  
   — Nous avons trouvé à son domicile des lettres qui vous avaient été adressées… Est-ce que cela vous gênerait de me dire pourquoi vous avez rompu ?
  
   — Pas du tout. J’ai rompu parce que je me suis rendu compte que je n’étais pas la femme qu’il lui fallait.
  
   — Que voulez-vous dire par là ?
  
   — Eh bien… nos caractères n’étaient pas faits pour s’accorder, tout simplement.
  
   — C’était un garçon plutôt sévère, n’est-ce pas ?
  
   — Il était très bien dans son genre, mais… enfin, je ne sais pas, nous n’avions pas du tout les mêmes goûts.
  
   — Est-ce que cela vous serait pénible de me raconter en quelques mots votre idylle ?
  
   — Mais non, pourquoi ? C’est le passé… J’étais jeune et un peu sotte, assurément.
  
   Elle haussa les épaules, alla chercher un paquet de cigarettes américaines à bout filtre, vint s’asseoir dans un des fauteuils modernes qui meublaient la salle de séjour.
  
   Coplan se leva pour lui donner du feu au moyen de son briquet, puis reprit sa place.
  
   Elle murmura, pensive :
  
   — C’est à Saint-Tropez que je l’avais rencontré. J’étais arrivée la veille et j’habitais chez une amie, Florence Lambot, une ancienne camarade de pension. C’était la toute première fois que je passais des vacances sans mes parents et je dois dire que je me sentais assez excitée. Nous nous promenions, mon amie et moi, au port, lorsque nous sommes tombées sur Marcel et sur son ami Thierry. Ils étaient tous les deux en uniforme et nous ne demandions qu’à nous lancer dans le premier flirt qui se présenterait.
  
   — Ce Thierry dont vous parlez, intercala Francis, quel est son nom de famille ?
  
   — Thierry de Rouzac, son inséparable compagnon. Il est mort également, d’ailleurs. Et au cours d’un voyage à l’étranger, comme Marcel.
  
   — Ensuite ?
  
   — Eh bien, vous devinez la suite, Rendez-vous, sorties, promenades sentimentales… comme tous les flirts de vacances, en somme. Florence et moi, nous étions heureuses, insouciantes. Nous avions une telle envie d’être amoureuses ! C’est l’éternelle histoire, quoi ! Mais une fois les vacances finies, les choses ont changé. Du moins, pour moi. Marcel n’avait pas du tout pris cela comme une amourette. J’étais le grand amour de sa vie et il voulait m’épouser. Il m’a fallu deux longues années pour me débarrasser de lui.
  
   Coplan tiqua.
  
   — Vous débarrasser de lui ? Vous êtes dure, non ?
  
   — Oui, peut-être. Mais… au fond, je me suis montrée bien inconséquente. Je n’aurais jamais dû commencer cette histoire. Marcel prenait tout au sérieux alors que moi je m’amusais.
  
   — Je vais vous poser une question très brutale, mais vous n’êtes pas obligée de me répondre. Avez-vous été sa maîtresse ?
  
   Il y eut un silence étrange. Baissant derechef la tête, la jeune femme fixa la pointe de son soulier droit. Puis, tirant une bouffée sur sa cigarette, elle dit en posant sur son visiteur ses prunelles bleues que voilait une ombre mélancolique :
  
   — Je vais vous répondre, et je vais être aussi brutale que vous : c’est parce que Marcel n’a pas fait de moi sa maîtresse que j’ai compris l’abîme qui nous séparait. J’avais vingt-trois ans, j’étais vierge, je brûlais d’envie de connaître l’amour et j’étais dévorée de curiosité à l’égard de la sexualité masculine. Nous avions pensé, mon amie et moi, que c’était l’occasion ou jamais : deux officiers de marine, deux gars d’une incontestable beauté virile. On dit que les marins ont la manière, n’est-ce pas ? Et Thierry se révéla digne de cette réputation vis-à-vis de mon amie Florence. Les vacances n’étaient pas finies qu’elle était dépucelée… En pleine nuit, sur la plage, dans une folle ivresse ! Ce récit m’a laissée malade de déception, de frustration. Marcel me jurait un amour unique, éternel, mais il refusait de me toucher avant le mariage.
  
   — D’après ce que nous savons, il a tenu parole : vous avez probablement été son unique amour.
  
   — J’en suis sûre, c’était tout à fait son genre. Il avait une volonté de fer, et comme il m’avait juré de ne jamais aimer une autre femme…
  
   — Dans une de ses lettres, il parle de sa mission.
  
   — Oui, cela aussi. J’ai d’abord essayé de rompre en disant que l’existence d’une femme d’officier ne me convenait pas. Déménager tous les deux ou trois ans… Il a quitté la marine pour supprimer cette objection. Mais sa mission, c’était une autre histoire. Son idéal, sa vocation, son devoir, comme il disait.
  
   Elle se tut. Coplan insista à mi-voix :
  
   — En quoi consistait-elle, sa mission ?
  
   — Vous allez sourire, mais je vous avoue que je n’ai jamais compris ce qu’il entendait exactement par là. Je ne suis pas une intellectuelle, je l’admets, et mes lectures ne sont pas d’un niveau extraordinaire. Tandis que Marcel, c’était effrayant : il avait étudié tous les problèmes du monde, il connaissait toutes les philosophies, toutes les religions, toutes les mystiques. Sa grande idée, c’était de sauver le genre humain. Enfin, non, pas le genre humain, mais plutôt la civilisation. Il méprisait la lâcheté de la jeunesse, la vulgarité, la bassesse des hommes d’argent, la veulerie des politiciens. Quand il se lançait dans ses théories, on avait l’impression très nette qu’il se croyait obligé, lui, de sauver l’honneur de l’Occident et le destin de la race blanche.
  
   — Il était raciste ?
  
   — Il affirmait le contraire, mais il l’était. Je vous assure que c’était déprimant de l’entendre pendant des heures sur ces problèmes. Il avait toute une série de plans dans sa tête : les Noirs, les Jaunes, les Musulmans. Il savait de quelle manière l’Occidental devait assumer ses responsabilités. C’était sa formule.
  
   Elle eut un petit rire sans joie.
  
   — J’ai encore des phrases entières dans mes oreilles, vous vous rendez compte, après bientôt trois ans ! Depuis lors, je me suis mariée, je suis devenue mère de famille, mais j’entends encore ses slogans.
  
   — C’est pour cela que vous avez rompu ?
  
   — Mettez-vous à ma place ! J’ai horreur de la politique et je crois que ce sont des hommes comme Marcel qui finissent par provoquer la guerre entre les peuples. Car, dans le fond, il était passionné, violent, mais surtout pour ses idées, pour son idéal. Moi qui ne cherchais qu’à connaître l’amour dans les bras d’un homme, je me voyais déjà enchaînée à un chevalier des Croisades, à un Don Quichotte.
  
   — Les événements vous ont donné raison, soupira Francis en se levant. Mounot est mort parce qu’il aimait la violence et les idées. Je vous remercie d’avoir bien voulu m’accorder cet entretien.
  
   Il se leva, enfila son pardessus.
  
   — Incidemment, reprit-il encore, dans quelles circonstances son ami Thierry de Rouzac est-il décédé ?
  
   — J’ai appris cela par les journaux, il doit y avoir un an et demi, si j’ai bonne mémoire. Il a été mortellement blessé au cours d’une échauffourée, à Brazzaville, quand il y a eu un putsch. Il y a même un politicien congolais qui a été abattu au cours de cette fusillade. J’ai oublié son nom.
  
   — Victor Woussaga, l’ancien ministre congolais qui revenait de Pékin ?
  
   — Oui, c’est cela. Je crois que Thierry était une sorte de mercenaire, là-bas.
  
   — En effet, maintenant que vous me le dites, ça me revient. C’est une curieuse coïncidence, quand on y réfléchit. Deux amis trouvant la mort à l’étranger, dans des circonstances presque semblables, à quelques années de distance.
  
   — Pas tellement, vous savez. Thierry était moins à cheval sur les principes que Marcel, il aimait rigoler et il ne cachait pas qu’il adorait s’envoyer des jolies filles, mais il avait les mêmes idées politiques que Marcel. Ces garçons. qui cherchent l’aventure sont un peu bizarres, en fait. J’espère que mon fils sera plus raisonnable.
  
   — Quel âge a-t-il votre fils ?
  
   — Dix-sept mois.
  
   — Vous avez le temps, ne vous tracassez pas d’avance. Il se fera peut-être chanteur de rue, avec une guitare et des cheveux longs.
  
   — Qui sait ? fit-elle en riant. Mais ça ne vaut guère mieux !
  
   Coplan exhiba négligemment une photo qu’il avait extirpée de sa poche :
  
   — C’est bien lui, Thierry ? s’informa-t-il en désignant un des personnages de l’instantané.
  
   — Oui, avec Florence, Marcel et moi.
  
   — Qu’est-elle devenue, Florence ?
  
   — Elle a épousé un diplomate et elle vit actuellement en Asie, à Bangkok. Nous nous écrivons régulièrement.
  
   — Elle a appris la mort de son flirt ?
  
   — Oui. naturellement, par les journaux, comme moi. Elle m’a d’ailleurs écrit une longue lettre à l’époque et elle me confiait qu’elle avait beaucoup pleuré en cachette.
  
   — Elle le regrettait ?
  
   — Oh, vous savez… je crois que c’était plutôt une idée qu’elle se faisait. Matériellement, c’est une femme comblée, mais comme elle ne s’amuse pas beaucoup avec son mari diplomate, elle a conservé une certaine nostalgie de Thierry. Je suppose que toutes les femmes ont en elles ce petit coin romanesque où elles cultivent leurs folles illusions d’adolescentes ? À vrai dire, son cas est un peu différent : le premier amant, pour une femme, ça compte.
  
   Elle soupira :
  
   — Voilà en tout cas une chose que je ne pourrai jamais reprocher à la mémoire de Marcel. En me respectant malgré moi, il m’a sans doute épargné ce genre de regrets dont on ne guérit jamais tout à fait.
  
   — C’est le vieux problème que personne n’a jamais pu résoudre, acquiesça Francis en souriant. Il faut choisir entre les regrets et les remords.
  
   Il haussa les épaules.
  
   — Je vous remercie de votre obligeance, et mille excuses pour le dérangement.
  
   — Vous ne m’avez pas dérangée, au contraire. Cela m’a fait plaisir de bavarder avec vous. Je suis quand même un peu triste de savoir que Marcel a fini d’une façon si prématurée, si tragique. Parfois, il m’arrive, moi aussi, de me demander si je n’aurais pas été plus heureuse si je l’avais épousé. C’est ridicule, évidemment, puisque j’aime mon mari. Mais la vie quotidienne est si fastidieuse, on a l’impression d’avoir en soi tant de possibilités. Peu d’hommes sont capables de comprendre une femme, même des garçons intelligents comme Marcel.
  
   — Dans une certaine mesure, nous sommes tous des incompris, émit Coplan sur un ton teinté d’ironie. La nature est mal faite, que voulez-vous ! Il faut en prendre son parti.
  
   Ils se regardèrent un moment dans les yeux, puis Francis esquissa un léger salut de la tête et il se dirigea vers la porte. La main sur la poignée, il se ravisa.
  
   — Une dernière question, si vous le permettez ?
  
   — Je vous en prie, mes minutes ne sont pas comptées.
  
   — Ce n’est qu’un détail, mais qui peut avoir son importance. Quand Marcel Mounot vous parlait de sa mission, n’a-t-il jamais fait allusion à certaines obligations concrètes ? Par exemple, un engagement vis-à-vis de certaines personnes étrangères ?
  
   Elle fronça les sourcils.
  
   Visiblement, elle ne pigeait pas. Elle avança d’une voix hésitante :
  
   — Vous voulez parler d’une autre femme ?
  
   — Non, sûrement pas. Je veux parler d’un engagement d’ordre politique, des obligations à l’égard de certaines organisations étrangères notamment.
  
   — Non, pas que je me souvienne. Pour lui, sa mission, c’était un devoir moral vis-à-vis de lui-même.
  
   — Curieux, laissa tomber Francis.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  
  
   Tourain attendait le retour de Coplan avec impatience. Mais lorsqu’il vit la physionomie de Francis, il grommela :
  
   — Rien qu’à votre tête, je devine que vous revenez bredouille. Est-ce que je me trompe ?
  
   — Bredouille pour l’essentiel, confirma Coplan. Mais je rapporte néanmoins quelques indications nouvelles.
  
   Il se débarrassa de son manteau, s’installa comme la veille, devant la table du commissaire, lui relata son entrevue avec l’ancienne bien-aimée de Mounot.
  
   Tout de suite, Tourain comprit que l’identification de l’ami de Mounot, l’ancien officier de marine Thierry de Rouzac, et les circonstances qui avaient entouré la mort de celui-ci constituaient des éléments intéressants.
  
   — Je me souviens de cette histoire, en effet, dit-il. Je vais faire reprendre ce dossier aux archives. À l’époque, nous avions eu toutes les peines du monde à démontrer, preuves à l’appui, que Rouzac n’avait aucune responsabilité dans la mort de Woussaga. Les Congolais prétendaient que Rouzac avait été à l’origine des bagarres et qu’il avait joué un rôle d’agent provocateur. Nous avions riposté en montrant que Rouzac avait été une victime de cette affaire, et non l’instigateur.
  
   — À mon avis, les Congolais avaient raison, dit Coplan avec conviction.
  
   — Oui, ça se pourrait bien, opina le policier. Maintenant que nous voyons les choses à la lumière de l’affaire Mounot, le cas de ce Thierry de Rouzac ne se présente plus de la même façon.
  
   Il essuya d’un geste prompt la cendre de cigarette qui venait de tomber en pluie sur le devant de sa veste fripée, détacha le mégot qui collait à sa lèvre inférieure.
  
   — C’est tout de même effarant, non ? bougonna-t-il. Je finirai par croire que des deux jean-foutre s’étaient mis dans la tête de lessiver tous les agitateurs politiques noirs. Vous imaginez le raffut que cela ferait dans le Tiers-Monde si une histoire pareille venait à s’ébruiter.
  
   — Le ciel nous garde d’une telle tuile, fit Coplan. Du reste, gardons nos hypothèses pour nous. Tout ce que je peux dire, pour votre gouverne, c’est que Mounot avait dans sa bibliothèque le bouquin qui contient tous les articles de combat de ce Victor Woussaga. Ce qui fait supposer que ce révolutionnaire congolais ne devait pas être un inconnu pour Thierry de Rouzac.
  
   — Mais qui les payait pour accomplir ces ignobles besognes ? s’écria Tourain, subitement furibond. Vous ne me ferez jamais croire que deux officiers français se transforment en assassins pour un simple motif d’opinion personnelle. Je veux bien admettre qu’il y a toujours eu en France un vieux fond de racisme latent, mais de là à commettre des meurtres. non. La France, prise dans son ensemble, a toujours été le pays le moins raciste de la planète.
  
   — Je partage votre indignation, murmura Coplan. mais ne nous excitons pas. Comme vous venez de le dire, ce qui compte, c’est de découvrir le ou les personnages qui agissent en France pour le compte de Gresham.
  
   — Oui, c’est exact, c’est cela notre boulot, grommela Tourain, calmé. Et je vous garantis que je vais faire le maximum pour trouver la réponse à la question que vous venez de formuler.
  
   *
  
   * *
  
   Pendant les dix jours qui suivirent, Coplan passa le plus clair de son temps à la D.S.T. (16).
  
   La lourde machine policière s’était mise en branle d’une façon très sérieuse cette fois et les rapports confidentiels s’amoncelaient sur la table de Tourain.
  
   Cependant, Francis et le commissaire avaient beau scruter ces rapports à la loupe, pour ne pas dire au microscope, aucun indice déterminant n’émergeait de ce fatras d’enquêtes où l’anecdote côtoyait le détail saugrenu.
  
   Coplan râlait sec, bien entendu, mais il rongeait son frein. Le Vieux n’était pas content non plus.
  
   — Ce qui est sûr, dit-il finalement à Coplan, c’est que nous avons raté le coche.
  
   — Ah oui ? dit Francis, à cran.
  
   — Nous avons perdu le bénéfice de la rapidité, précisa le Vieux.
  
   — Je ne vois pas ce qu’on gagne à aller vite quand on ne sait pas où on peut aller, ricana Coplan.
  
   — Je ne vous blâme pas, mon cher, souligna le Vieux. Je veux simplement vous faire remarquer ceci : il y a maintenant deux semaines que Mounot est mort. Vous pensez bien que ses complices ont eu le temps de s’organiser. Les contacts que Mounot devait avoir en France ou ailleurs ont été effacés, déplacés, neutralisés. Le pauvre Tourain peut surveiller toute la population parisienne jusqu’à la saint-glin-glin, je suis sûr que cela ne nous conduira nulle part.
  
   — Que voulez-vous faire d’autre ? La critique est aisée…
  
   — Oh, je n’ai pas l’habitude de jeter le manche après la cognée, rassurez-vous ! Ce que je voudrais, c’est adopter une autre formule.
  
   — Je n’en vois qu’une, et vous savez laquelle.
  
   — Justement, je me demande si votre méthode favorite ne serait pas en l’occurrence, la meilleure : prendre le problème par l’autre bout.
  
   — En ce qui me concerne, je suis tout disposé à prendre le premier avion en partance pour Chicago, même ce soir si c’est possible. Toutefois, mettons-nous bien d’accord : je ne vous promets pas que je réussirai, avec mes faibles moyens, à percer les secrets de la C.I.A.
  
   — J’enregistre avec satisfaction cette manifestation de modestie, grinça le Vieux. En général, l’humilité n’est pas votre fort.
  
   — La bêtise non plus, si vous me permettez de plagier Paul Valéry, riposta Francis du tac au tac (17).
  
   — Qu’est-ce que Valéry vient faire là-dedans ? marmonna le Vieux. Non, écoutez, Coplan, personne ne vous demande de percer les secrets de la C.I.A. Par contre, si vous pouviez observer pendant quelques jours les agissements de John Gresham, ce serait bien le diable si vous ne remarquiez pas un petit quelque chose qui nous mettrait sur la piste. Nous savons que c’est ce John Gresham qui a littéralement téléguidé Mounot lors de sa mission à Rio. À partir d’une base aussi solide, il y a sûrement moyen de dénicher une indication valable, vous ne croyez pas ?
  
   — N’exagérons rien, minimisa Francis. Disons que nous avons dix chances sur cent. Et encore, à condition d’avoir du pot. Car nos confrères américains ne sont pas tous des nouilles. Et Gresham, notamment, que j’ai vu comme je vous vois, m’a fait l’effet d’un gars drôlement coriace.
  
   — En tout état de cause, qu’est-ce que nous avons à perdre ? Vous reconnaîtrez avec moi que ce n’est pas en surveillant jusqu’à la fin des siècles cette miteuse agence de voyages de la rue Taitbout que nous sortirons de ce labyrinthe, hein ? S’il fallait chiffrer ce que coûtent les soldes de tous ces flics de la D.S.T. qui usent leurs semelles dans Paris au sujet de cette affaire, un billet d’avion pour Chicago ne serait pas du gaspillage.
  
   — Je serai seul ?
  
   — Oui, pour commencer.
  
   — Une surveillance sans relais, c’est du gâteau, comme chacun sait.
  
   — Vous pourrez contacter notre ami Kollinger.
  
   — C’est Kollinger qui est devenu notre agent titulaire à Chicago ?
  
   — Oui, depuis l’année dernière.
  
   — Je me souviens de lui. C’est un garçon très bien (18).
  
   — Il vous donnera un coup de main si c’est nécessaire, mais évitez dans toute la mesure du possible de l’embringuer à fond dans cette affaire. J’ai trop besoin de lui en ce moment et je ne veux pas qu’il soit compromis. Dans le cas où vos opérations se révéleraient trop complexes, je vous enverrais Fondane, Legay et la petite Lorelli.
  
   — Parfait, je vais préparer ma valise. Que Rousseaux me retienne une chambre à l’hôtel La Salle. Comme Gresham habite précisément rue La Salle, je serai à pied d’œuvre et ça me facilitera le travail.
  
   — La réservation est faite depuis ce matin, avoua le Vieux, placide. Et j’ai demandé à Rousseaux de vous préparer un passeport au nom de Freddy Calvin, journaliste français domicilié à Paris. Chicago étant la capitale de la presse aux U.S.A., il y a beaucoup de journalistes français qui font des séjours dans cette ville.
  
   Le vent rageur qui balayait les pistes d’O’Hare International Airport était glacé.
  
   Coplan releva le col de son pardessus et, ses journaux dans la main, suivit docilement le groupe de passagers qu’une ravissante hôtesse de l’air conduisait vers les bâtiments de l’aérogare.
  
   Frigorifiée mais stoïque, la jolie hôtesse annonça :
  
   — Les voyageurs en transit, hall 5, à gauche. Les voyageurs à destination de Chicago, hall 3 pour les contrôles de police et de douane.
  
   Après les formalités habituelles, Francis empoigna sa petite valise de cuir et se dirigea vers une des limousines qui assurent le transport des passagers vers Chicago.
  
   Pour franchir les 30 kilomètres de banlieue, la puissante voiture mit un peu plus de trois quarts d’heure. Le ciel, en cette après-midi de mars, était sombre, encombré d’énormes nuages gris. Déjà, dans le centre, les néons multicolores brillaient.
  
   À l’hôtel La Salle, l’horloge indiquait 16 h 20 quand Francis s’annonça au comptoir de la réception. Il y avait foule dans le hall, comme à l’accoutumée. Avec ses mille chambres et ses nombreuses salles de conférence, le La Salle faisait penser à un caravansérail.
  
   Dès qu’il fut dans sa chambre, au troisième étage, Coplan se mit à l’aise. Comme son rendez-vous avec l’agent du S.D.E.C. avait été fixé à 18 heures, il avait largement le temps de se relaxer. Il se déshabilla, prit une longue douche, se rasa, changea de linge et s’allongea un bout de temps sur son lit.
  
   À 18 heures moins deux, il pénétrait dans une cafétéria de Wabash Street, s’installait à une des petites tables et dépliait le numéro du Newsweek qu’il venait d’acheter.
  
   Willy Kollinger arriva avec cinq minutes de retard.
  
   — Hello, dit-il en s’avançant, la main tendue. Enchanté de vous revoir. J’espère que vous avez fait bon voyage ?
  
   — Un excellent voyage sans histoire, répondit Francis.
  
   — Vous n’avez encore rien pris comme consommation ?
  
   — Je vous attendais.
  
   — Je vais me servir un café. Et vous ?
  
   — La même chose.
  
   Kollinger alla remplir deux tasses à l’un des distributeurs – car cette boîte était un self-service – revint s’attabler devant Coplan, le regarda en souriant.
  
   — Vous ne changez pas, murmura-t-il. J’ai l’impression de vous avoir quitté avant-hier.
  
   — Notre dernière collaboration remonte à cinq années, calcula Coplan, mais vous n’avez guère changé non plus. Vous avez peut-être pris un peu de poids, non ?
  
   Kollinger ne put s’empêcher de sourire.
  
   — À votre avis, combien ? plaisanta-t-il.
  
   — Quatre ou cinq kilos, jugea Francis.
  
   — Bravo, vous avez une mémoire visuelle terrible. J’ai grossi très exactement de quatre kilos 500 au cours des cinq dernières années.
  
   Willy Kollinger, d’origine helvétique mais naturalisé américain depuis près de douze ans, était de taille plutôt petite, blond, au visage glabre, aux traits un peu mous et chagrins, mais aux yeux bleus qui ne manquaient pas de vivacité. Il tenait, avec sa femme, une boutique d’horlogerie située dans Huron Street, derrière un des bâtiments de l’université.
  
   C’est au domicile de Kollinger qu’ils se rendirent lorsqu’ils eurent vidé leur tasse de café.
  
   Pendant le trajet, Coplan se fit de nouveau la réflexion que Chicago était probablement la ville la plus laide de la planète. Son gigantisme brutal, sa prolifération incohérente, son matérialisme épais n’étaient même pas compensés par la présence vivifiante du lac Michigan.
  
   — Je ne vous envie pas de vivre ici, dit Francis à Kollinger.
  
   — Vous n’aimez pas Chicago ?
  
   — Non, absolument pas.
  
   — Vous avez tort. Je reconnais que ce n’est pas une cité bien attrayante sur le plan esthétique, mais elle a une chose que je trouve admirable, fascinante : son dynamisme, son ardeur, sa fureur de vivre. De ce point de vue-là, elle domine de loin toutes les autres villes des States ! La passion de créer, de construire, de conquérir, d’inventer, de prendre des risques, d’aller toujours plus fort et plus loin, c’est cela Chicago.
  
   Coplan, par politesse, s’abstint de répondre.
  
   Lorsqu’ils furent dans l’appartement des Kollinger, Francis expliqua à son collègue le motif de sa venue.
  
   — En définitive, conclut-il, je suppose que vous voyez le problème tel qu’il se présente exactement ? Ce n’est pas John Gresham qui m’intéresse. Ma mission consiste à découvrir ici un fil conducteur qui doit nous permettre de reprendre nos investigations en France. En d’autres termes, je vais essayer de détecter, d’une manière ou d’une autre, ses contacts européens et le truchement qu’il utilise pour communiquer avec eux.
  
   — Vous êtes sûr de vos éléments de départ ? questionna Kollinger, attentif.
  
   — C’est une certitude à cent pour cent. Pour ne rien vous cacher, je me trouvais à Rio et j’ai assisté au drame.
  
   — Ah bon ? Et vous n’avez rien pu faire à ce moment-là ?
  
   — J’ignorais les dessous de l’affaire. À ce moment-là, Mounot était simplement l’objet d’une surveillance passive. Et, en ce qui me concerne personnellement, je ne savais pas qu’il était soupçonné d’avoir commis un meurtre politique en Grande-Bretagne.
  
   — Vous avez un plan ?
  
   — Non, pas encore. Je compte me livrer d’abord à une petite enquête superficielle, histoire de me familiariser avec mon objectif. Quand j’aurai vu le domicile de Gresham et quand je connaîtrai ses horaires, ses activités de couverture, ses relations, ses habitudes quotidiennes, j’aviserai. La formule idéale serait évidemment de pouvoir procéder à une vérification clandestine.
  
   — Obtenir les renseignements sans qu’il puisse s’en douter, naturellement.
  
   — Oui, sans quoi ce serait un coup d’épée dans l’eau.
  
   — Puis-je vous être utile dans l’immédiat ?
  
   — Non, je vous ferai signe si j’ai besoin de renfort.
  
   — C’est entendu. Je vais quand même jeter un coup d’œil dans ma documentation, vous permettez ? Je me suis fabriqué une encyclopédie des personnages intéressants de Chicago.
  
   Il consulta les fiches d’un grand classeur métallique.
  
   — C’est parfois pratique, murmura-t-il. Sous le couvert de ma prospection commerciale, je me suis constitué un répertoire que je tiens à jour.
  
   Il secoua négativement la tête :
  
   — Non, je n’ai rien au nom de John Gresham.
  
   Il continua à passer ses fiches en revue, en retira une en disant :
  
   — Tiens, j’avais noté le nom de Vasco Luanda.
  
   Il lut à haute voix les indications écrites sur le carton :
  
   — Né en Angola, études à l’Université de Coimbra comme boursier du gouvernement portugais, emprisonné pendant deux ans pour avoir publié un ouvrage séditieux. A quitté l’Afrique et s’est installé à Chicago. Secrétaire à la propagande du comité de soutien de l’Angola libre. Ses prises de position extrémistes et son influence auprès des leaders noirs de la ville ont suscité contre lui une violente protestation du sénateur Broker dans le Chicago Tribune.
  
   — Vous pouvez brûler votre fiche, ponctua Coplan.
  
   — Tant mieux, laissa tomber Kollinger, âpre. C’est toujours ça de gagné.
  
   — Sans blague ? s’exclama Francis, les sourcils arqués. La mort de ce type vous fait plaisir ?
  
   — Et comment !
  
   — Vous êtes raciste ?
  
   — Comment ne pas l’être quand on vit à Chicago ? Ces salauds d’agitateurs, à force de chauffer au rouge la population noire, nous préparent un drôle de massacre, vous pouvez me croire !
  
   — Des Noirs qui passent au rouge, l’image est pittoresque, ironisa Coplan.
  
   — Ne faites jamais de jeux de mots pareils à Chicago, maugréa Kollinger, ça ne fera rire personne mais vous êtes sûr de vous faire rosser.
  
   — En somme, résuma Coplan, l’assassinat de Vasco Luanda est un bon point pour Gresham, si je comprends bien ? Il va recevoir de l’avancement dans les rangs de la C.I.A.
  
   — Je le lui souhaite de tout mon cœur ! appuya Kollinger. Et je souhaite surtout qu’il persévère dans cette voie.
  
   Les traits de Coplan se durcirent :
  
   — Franchement. Kollinger, vous m’épatez. Vous vous imaginez que c’est en tuant des hommes qu’on peut tuer la cause qu’ils incarnent ?
  
   — Oh, je connais la rengaine ! répliqua Kollinger. Mais venez plutôt vivre à Chicago pendant quelques mois, vous m’en direz des nouvelles. Ces satanés prophètes noirs qui ne pensent qu’à fanatiser leurs frères de couleur ne se rendent même pas compte qu’ils fabriquent du même coup des millions de racistes blancs. Car c’est ça le drame : nous allons au massacre. Et les communistes qui financent les mouvements noirs le savent bien. Il y a des bagarres presque chaque jour maintenant. Avec leur fameux slogan Black Power, les Negros sont devenus d’une arrogance insensée (19). Naturellement, les Blancs ripostent par une campagne qui préconise l’extermination des Noirs. Des imbéciles comme ce Luanda aggravent le mal au lieu de le guérir. Le gouvernement se trouve de plus en plus…
  
   — Bon. ça va. trancha brusquement Francis, restons-en là. Je ne suis pas venu à Chicago pour résoudre ce problème et vous vous emballez inutilement. Revenons-en aux choses pratiques. Quelles sont les meilleures heures de la journée pour vous toucher ?
  
   — En principe, je suis toujours à côté de mon téléphone à 8 heures du matin, à 14 heures et à 20 heures. Si vous avez besoin de moi. réclamez-moi les montres qui sont en réparation pour le compte de mister Pallak. Je me rendrai aussitôt au snack de Wabash Street.
  
   — D’accord. Une dernière chose : pouvez-vous me prêter quelques clés spéciales ?
  
   — Vous avez l’intention de vous introduire dans l’appartement de Gresham ?
  
   — Oui si l’occasion s’en présente.
  
   — Je vais vous donner ce que j’ai de mieux. C’est du matériel de précision que j’ai fabriqué moi-même.
  
   — La technique suisse m’inspire la plus grande confiance, assura Coplan. Par la même occasion, si vous avez un petit détecteur de lumière noire, prêtez-le-moi également.
  
   Ayant regagné le Loop en taxi, Coplan ne put résister à la tentation d’aller jeter un coup d’œil à l’adresse de John Gresham avant de rentrer à son hôtel (20).
  
   Les deux mains enfoncées dans les poches de son pardessus, la tête rentrée dans les épaules pour faire face au vent aigre qui soufflait, il passa une première fois devant le 138 de La Salle Street sans s’arrêter. L’immeuble en question était un building de dix ou douze étages, relativement récent, dont le rez-de-chaussée était occupé par un magasin de meubles de bureaux. Jouxtant cette boutique à deux vitrines, un passage couvert donnait accès aux étages. Fonctionnel et standard, l’immeuble neuf avait visiblement remplacé une construction ancienne de style 1900 dont quelques échantillons subsistaient encore dans la rue.
  
   Arrivé au croisement de Lake Street, Coplan traversa, revint sur ses pas en longeant les façades portant des numéros impairs.
  
   À l’opposé du 138, il s’attarda devant la vitrine d’un magasin de lingerie pour dames et il fit mine de s’intéresser aux combinaisons, cache-sexe et soutien-gorge exposés. Les abords immédiats de l’entrée particulière du 138 se reflétaient parfaitement dans la vitrine du magasin de lingerie. À cette heure creuse de la soirée, il y avait peu de monde.
  
   Après cinq ou six minutes de surveillance, Coplan estima qu’il pouvait en toute sécurité pousser un peu plus avant son exploration. À quelques exceptions près, aucune des fenêtres des étages n’était éclairée…
  
   Il retraversa la rue, s’engagea dans le passage couvert, déboucha dans un hall rectangulaire où se trouvaient trois ascenseurs. Sur le mur lisse, en face des ascenseurs, un grand panneau indiquait, étage par étage, le nom et la spécialité des firmes installées dans l’immeuble.
  
   John W. Gresham se trouvait au septième étage, appartement C.
  
   D’après le panneau, Gresham n’était pas à proprement parler un courtier. Il s’occupait bien de matériel électro-ménager, mais plutôt en qualité de distributeur exclusif pour certaines marques mentionnées sur le panneau. Bureaux ouverts de 9 à 12 et de 14 à 17 heures, sauf le samedi.
  
   Coplan pensa aussitôt : « Demain, c’est samedi. Les bureaux seront donc fermés ».
  
   Était-ce un bien ou un mal ? Le tout était de savoir si Gresham avait là son domicile privé ou seulement son bureau.
  
   Un couple apparut dans le hall, venant de la rue. Un jeune gars bien bâti et une fille élégante. Le gars racontait sur un ton joyeux et d’une voix sonore une vague histoire de sortie en bateau sur le lac avec un certain Jimmy dont les mésaventures faisaient rire la fille.
  
   Ils se dirigèrent vers l’ascenseur du milieu. Coplan les rejoignit pour entrer dans la cabine.
  
   — Où allez-vous ? lui demanda le gars.
  
   — Septième, dit Coplan.
  
   — Vous êtes aussi de corvée pour les heures supplémentaires ?
  
   — Non, pourquoi ? répondit Francis.
  
   — Il n’y a que des bureaux au septième.
  
   — Vous travaillez dans l’immeuble ? s’enquit Coplan.
  
   — Oui, chez Pears and Fisher. Vous cherchez quelque chose ?
  
   — Un simple renseignement.
  
   — Chez qui ?
  
   — Chez Gresham. Je voulais voir ce qu’ils distribuent comme réfrigérateurs.
  
   La fille intervint :
  
   — Il n’y a personne à cette heure-ci. Je connais la secrétaire, miss Dover, nous prenons souvent notre lunch ensemble au Ringo, le petit snack de Clark
  
   Street. C’est elle qui s’occupe de tout, son patron est toujours en voyage. Revenez lundi, elle sera là.
  
   — O.K. Merci, dit Coplan.
  
   L’ascenseur s’était arrêté au sixième étage. Le couple débarqua, et Francis appuya sur le bouton du rez-de-chaussée.
  
   Revenu dans le hall, il patienta quelques instants, s’enferma derechef dans la cabine pour remonter au septième, prit pied sur le palier, referma aussi doucement que possible la porte de l’ascenseur.
  
   Toujours partisan de l’action rapide, Coplan longea le couloir vers la droite, en direction de l’appartement C.
  
   Une plaque de cuivre lui confirma que c’était bien là que le sieur John W. Gresham avait ses bureaux. Tout était silencieux à l’étage. Les appliques murales qui brûlaient nuit et jour répandaient dans le couloir une lumière tamisée.
  
   Coplan tira de sa poche le trousseau de quatre clés spéciales que Kollinger lui avait confié. Un bref examen lui permit de sélectionner l’outil qui paraissait le mieux s’adapter à la serrure de cuivre de la porte palière.
  
   Effectivement, le choix était bon. La serrure fonctionna sans effort, sans bruit. Coplan fît pivoter l’huis, s’introduisit dans les locaux, referma la porte, demeura immobile pendant quelques minutes, l’oreille aux aguets.
  
   Extirpant alors de sa poche le boîtier B.R.D. que Kollinger lui avait prêté, il actionna un des trois boutons de l’appareil. Un flux de lumière rose jaillit de la tête de l’instrument.
  
   Progressant pas à pas en braquant ce rayon de lumière devant lui, Francis s’avança dans la pièce.
  
   C’était un hall de réception meublé de fauteuils ; dans le fond, un comptoir d’acajou derrière lequel se trouvait une table de dactylo. La machine à écrire était recouverte de sa housse noire.
  
   De pièce en pièce – il y en avait trois en enfilade
  
   — Coplan poursuivit son exploration et constata avec satisfaction que Gresham n’avait pas installé, pour protéger ses bureaux, un de ces dispositifs à base de lumière noire qu’un simple commutateur (manœuvré par celui ou celle qui quitte les locaux en dernier lieu) met en batterie.
  
   Rassuré sur ce point, Francis actionna un autre bouton du boîtier : la lumière rose fut remplacée par un faisceau bleu, nettement plus éclairant.
  
   Des trois pièces à visiter, la plus intéressante était la dernière ; c’était le bureau du patron, comme le prouvait le nom de Gresham inscrit sur le panneau de la porte, en lettres de cuivre.
  
   La décoration de cette pièce était plus recherchée que celle des autres : table de travail en acajou poli, clubs confortables, tapis de laine, classeurs, magnétophone, meuble-bar ; aux murs, des photos publicitaires représentant des appareils électroménagers.
  
   Les tiroirs de la table en acajou étaient fermés à clé.
  
   Coplan exhiba son trousseau, étudia les serrures, s’agenouilla pour opérer dans de meilleures conditions.
  
   À l’instant précis où il poussait une de ses clés spéciales dans la serrure du tiroir central, le lustre s’alluma dans la pièce, inondant celle-ci d’une lumière violente.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  
  
   Surpris par cette profusion soudaine de clarté, Coplan s’était redressé, s’était tourné vers la porte.
  
   Deux costauds en complet veston gris foncé, le visage dur et le regard peu amical, se tenaient dans l’encadrement de la porte, un gros automatique dans la main.
  
   — Don’t move ! ordonna un des malabars (21). Un seul geste et je vous expédie un pruneau dans chaque jambe.
  
   Il s’approcha de Francis, le mufle menaçant, l’arme braquée d’un air tout à fait résolu.
  
   Coplan guetta la fraction de seconde propice, plongea vers l’homme qui n’était plus qu’à un mètre de la table en acajou.
  
   Malgré toute sa vigilance, le costaud ne fut pas assez prompt pour déjouer l’attaque. Sous l’impact des deux mains de Francis lui cognant les chevilles, il piqua une tête en avant. Coplan l’encaissa sur le râble et ils roulèrent ensemble sur le tapis. Le second arrivant ne pouvait pas tirer son copain protégeait Coplan.
  
   La mêlée des deux lutteurs ne fut pas longue. Comme l’autre quidam s’était approché en levant le bras pour assommer Francis d’un coup de crosse, celui-ci, d’un moulinet violent de ses jambes, faucha brutalement le gars qui dégringola à son tour sur le tapis.
  
   Malheureusement, trois autres individus de taille athlétique se pointaient déjà dans la pièce pour prêter main forte à leurs deux camarades.
  
   Coplan s’en voulut d’avoir déclenché la bagarre. Il l’avait fait par impulsivité, et c’était absurde.
  
   — Bon, ça va, je capitule, maugréa-t-il en cessant de se démener.
  
   Un des types qui s’accrochaient à son pardessus proféra :
  
   — Ne t’y fie pas, Grey. Ce fils de pute espère nous posséder.
  
   Un des trois derniers venus – celui qui devait se prénommer Grey – se pencha comme pour aider Francis à se relever. Mais au lieu de cela, il lui agrippa d’une main la nuque et lui appliqua de l’autre main, avec force, un objet métallique juste au-dessus de l’omoplate gauche.
  
   La sensation de piqûre fit sursauter Coplan. Et. presque instantanément, ses pensées se brouillèrent, ses nerfs craquèrent, un déferlement de vertiges et de taches noires fusa dans son crâne. Il ferma les yeux, serra les mâchoires, sombra dans le néant.
  
   Lorsqu’il sortit de son sommeil sans rêves, Coplan fixa d’abord d’une prunelle nébuleuse le rond de lumière qui le surplombait.
  
   De quelques coups de langue, il humecta ses lèvres étrangement sèches. Il avait un goût fade dans la bouche, un goût de drogue.
  
   Il était ficelé sur une civière, les poignets ramenés dans le dos et entravés par des bracelets d’acier. Il était en slip et gilet de corps, dans une sorte de cachot aux murs laqués d’un vert pisseux. Il faisait chaud à crever dans cette cellule sans fenêtre.
  
   Les épaules endolories, il essaya de changer de position. Il parvint à se coucher sur le côté, mais cet effort l’inonda de sueur et se révéla inutile, car cette position réveillait une sourde douleur dans son épaule gauche. Il se remit sur le dos, ferma les yeux pour ne plus avoir cette fatigante lumière dans la rétine.
  
   Peu à peu, le souvenir de ce qui s’était passé se précisait dans sa mémoire. Mais, phénomène bizarre, il avait l’impression que des semaines et des semaines s’étaient écoulées depuis le moment où il avait perdu conscience.
  
   Cette sensation devait être un effet secondaire de la drogue.
  
   Tournant la tête à droite, il frotta son menton contre le rond de son épaule nue ; le crissement de sa barbe contre sa peau lui donna une indication approximative : il y avait au bas mot vingt-quatre heures qu’il se trouvait dans ce cachot, puisqu’il s’était rasé juste avant de rencontrer Kollinger.
  
   Par volonté, il écarta délibérément la tentation de se livrer aux cogitations stériles et il s’appliqua plutôt à respirer lentement, bien à fond, à un rythme régulier, afin d’éliminer les brumes de l’anesthésie.
  
   Cette gymnastique respiratoire ne tarda pas à donner les résultats escomptés : l’équilibre physique et psychique revenait graduellement.
  
   Comme ses jambes étaient libres, il fit quelques mouvements, se redressa, posa les pieds sur le sol cimenté, se leva.
  
   À peine avait-il fait quelques tours de la cellule que la porte d’acier s’ouvrait.
  
   Coplan, assez ébahi, vit s’avancer deux soldats en uniforme kaki, deux jeunes sergents de l’armée de Terre qui, l’encadrant, l’emmenèrent le long d’un couloir pour l’introduire finalement dans un bureau où l’attendaient un officier et deux civils.
  
   L’officier, un grand brun d’une quarantaine d’années, montra aux deux sergents un tabouret de bois placé au centre de la pièce. Les deux militaires installèrent Francis sur ce siège, s’écartèrent, allèrent se placer près de la porte, dégainèrent leur Colt.
  
   L’officier, pendant une minute, regarda Coplan droit dans les yeux. Puis, en français, il articula sur un ton d’âcre jubilation :
  
   — Vous avez foncé tête baissée dans mon piège à rats, mister Calvinne. Je suis très satisfait, je ne vous le cache pas.
  
   Coplan esquissa un sourire :
  
   — Je comprends votre satisfaction, mais je mentirais en disant que je la partage.
  
   — Je vois que vous prenez les choses du bon côté, fit l’officier, railleur.
  
   — Toujours, confirma Francis. C’est un principe d’hygiène. Pourquoi se faire du mauvais sang ? On vieillit avant l’âge et ça ne sert à rien.
  
   — J’admire votre optimisme, mais vous sous-estimez la gravité de votre situation, je le crains.
  
   — Allons, allons, renvoya Coplan avec une bonhomie moqueuse, ne faites pas le méchant, colonel. Je ne connais pas très bien le code pénal américain, mais une petite tentative de cambriolage n’est pas un délit majeur.
  
   — Question de point de vue, renvoya le colonel, le regard assombri.
  
   Il alla prendre sur une table métallique qui se trouvait dans un des coins de la pièce deux objets et une enveloppe brune de grand format.
  
   D’une voix plus grinçante, il reprit :
  
   — Les délits d’espionnage sont toujours frappés d’une peine très lourde dans ce pays, mister Calvime. Trente années de prison, c’est le tarif normal quand il s’agit d’un agent étranger pris en flagrant délit. Et s’il y a atteinte directe à nos institutions, complicité d’assassinat, recrutement de citoyens dans un but de haute trahison, c’est la chambre à gaz ou la chaise électrique.
  
   — Diable ! s’exclama Francis. Vous êtes moins optimiste que moi, colonel. J’espère que votre exposé théorique n’a aucun rapport avec mon cas ? Vous me faites peur, vous savez.
  
   — Détrompez-vous, mister Calvinne, ce que je viens de dire se rapporte bien à vous.
  
   — Si c’est comme ça, je vous arrête tout de suite, colonel. Vous faites fausse route et vous allez perdre votre temps : il y a sûrement erreur sur la personne.
  
   — Dans un sens, vous avez raison, admit l’officier en ouvrant l’enveloppe brune qu’il tenait à la main.
  
   Il retira de l’enveloppe un passeport, celui de Coplan, le feuilleta d’un air pensif, reporta derechef son regard sur le prisonnier.
  
   — Oui, dans un sens vous avez raison, mister Calvinne, répéta-t-il. J’aurais dû préciser que mes paroles ne s’adressaient pas au titulaire de ce passeport, mais à un personnage dont les activités professionnelles nous sont bien connues. Je veux parler d’un certain Francis Coplan, agent des services d’espionnage français. Vous connaissez ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  
  
   Le sourire de Coplan s’était accentué.
  
   — Mes compliments, colonel, dit-il, vous travaillez vite et bien.
  
   Se reprenant, il corrigea :
  
   — Du moins, je suppose que vous travaillez vite, car je ne sais pas exactement combien de temps j’ai dormi sous l’effet de votre drogue.
  
   — Il y a exactement vingt heures que vous avez été capturé, révéla le colonel. C’est plus qu’il n’en faut pour envoyer par belino votre photo et vos empreintes au fichier central, et recevoir la réponse.
  
   — Le fichier central vous a-t-il informé pour quel motif mon signalement figure dans vos archives ?
  
   — Non. En revanche, il m’a informé que vous êtes un homme dangereux et que toute affaire vous concernant doit être transmise de toute urgence à la Direction Générale de la C.I.A. Ce qui a été fait, bien entendu.
  
   — Et alors ?
  
   — Un des directeurs de la C.I.A. est en route. Il doit arriver d’un instant à l’autre. Nous avions prévu votre réveil vers 21 heures, mais vous vous êtes réveillé un peu plus tôt.
  
   — Si vous m’aviez consulté, je vous aurais conseillé de contacter votre grand patron, le général O’Hara.
  
   — Vous connaissez le général O’Hara ?
  
   — Oui.
  
   — Vous le connaissez personnellement ?
  
   — Oui, j’ai travaillé pour lui et il m’a fait obtenir une décoration pour services rendus à votre pays (22).
  
   — Le général O’Hara n’est pas mon chef. J’appartiens à l’O.S.I. et non à la C.I.A. (23).
  
   Coplan ne cacha pas son étonnement :
  
   — John Gresham est donc un agent des services de l’armée ?
  
   — Non, pourquoi ?
  
   — À quel titre l’O.S.I. s’occupe-t-il de la protection de Gresham ?
  
   Le colonel fronça les sourcils, échangea un bref regard avec les deux civils qui assistaient à cette scène, hésita un moment.
  
   — Vous êtes persuadé que mon service assure la protection de Gresham ? fit-il en dévisageant Coplan.
  
   — Le fait que je suis ici, avec ces bracelets aux poignets, le prouve, me semble-t-il.
  
   — Ce n’est pas tout à fait cela. L’O.S.I. enquête au sujet de l’assassinat d’un sous-officier de couleur et les soupçons qui pèsent sur Gresham expliquent notre intervention ici.
  
   — Écoutez, colonel, prononça Coplan d’une voix qui n’avait plus rien d’ironique à présent, vous essayez sans doute de me manœuvrer et c’est votre droit le plus strict. Seulement, je n’ai aucun intérêt à aggraver mon cas et je tiens à mettre les choses au point. Pour moi, John Gresham est un agent des services spéciaux américains qui opère en liaison avec des Français qu’il utilise pour accomplir certaines missions. Comme ces missions risquent de compromettre très sérieusement le prestige politique de la France, mon gouvernement m’a chargé de découvrir les correspondants français de Gresham. Et c’est dans ce but que je voulais jeter un coup d’œil sur les dossiers de votre compatriote.
  
   Un lourd silence tomba dans la pièce. Le colonel et les deux civils paraissaient tout à la fois impressionnés et troublés par les paroles de Francis. Celui-ci reprit d’ailleurs sur le même ton grave :
  
   — Libre à vous de mettre mes explications en doute. Libre à vous aussi de vous retrancher derrière le secret professionnel ou la raison d’État. Mais c’est dans mon intérêt que je parle. O’Hara me connaît bien et il sait que je suis fair play. En camouflant la vérité, je placerais le général dans une position délicate, ce qui serait une sottise de ma part.
  
   Le colonel réfléchissait.
  
   — Vos déclarations seront vérifiées, murmura-t-il enfin. Le général O’Hara est plus qualifié que moi pour prendre une décision dans cette affaire. Tout ce que je peux vous dire, c’est que John Gresham ne faisait partie d’aucun service américain.
  
   Coplan tiqua :
  
   — Pourquoi parlez-vous de Gresham au passé ?
  
   — Parce qu’il est mort, laissa tomber le colonel. Il a été trouvé à l’état de cadavre, dans sa voiture, il y a exactement sept jours, dans la banlieue d’Atlanta. Il avait eu la gorge tranchée.
  
   *
  
   * *
  
   Quand le général O’Hara arriva dans le bureau de l’O.S.I. à Chicago, la situation avait déjà été amplement débroussaillée par les trois enquêteurs qui avaient conduit le premier interrogatoire. Néanmoins, Coplan fut de nouveau bouclé pendant une heure dans sa cellule avant de comparaître devant le haut fonctionnaire de la C.I.A. en présence du colonel et des deux agents civils.
  
   O’Hara, qui approchait de la soixantaine, avait toujours le même visage mince et énergique, le même regard pénétrant, le même style un peu cassant et direct.
  
   Le colonel résuma pour la forme dans quelles circonstances ses hommes avaient appréhendé Francis.
  
   — Nous savions, ajouta-t-il, que Gresham entretenait des rapports avec des Français, notamment pour le trafic d’armes auquel il se livrait au bénéfice des gouvernements blancs d’Afrique ; la Rhodésie et l’Union sud-africaine, et surtout l’Angola. Comme la mort de Gresham n’a pas été divulguée pour les besoins de notre enquête, nous avions prévu que ses complices français viendraient tôt ou tard aux nouvelles et nous avions organisé une souricière. C’est mister Coplan qui est venu se jeter dans le piège.
  
   Coplan fit remarquer :
  
   — Comme je le disais au colonel, si j’avais été un complice de Gresham, je n’aurais pas fracturé la porte de son bureau.
  
   Le colonel riposta aussitôt :
  
   — Cet argument n’est pas valable. En supposant que les comparses étrangers de Gresham aient malgré tout appris sa mort par une voie que nous ignorons, ils pouvaient avoir intérêt à récupérer certains documents compromettants.
  
   Le général O’Hara s’installa à la table et sortit quelques dossiers de sa serviette.
  
   — Essayons d’y voir clair, commença-t-il en gratifiant Coplan d’un regard où pétillait une imperceptible lueur d’amicale connivence. Pour nous, dans l’état actuel des choses, Gresham est un louche individu qui s’était abouché avec un réseau français pour mieux torpiller les efforts que la Maison-Blanche fait en faveur de l’égalité raciale dans notre pays. Pour vous, Coplan, si j’en crois les déclarations que vous avez faites au colonel Gainsberg, Gresham était un agent américain qui avait recruté des Français pour exécuter, à notre profit, des missions ponctuelles. Il y a évidemment maldonne. Toutefois, dans votre version comme dans la nôtre, il y a un point commun : la personnalité et les activités de Gresham. Voulez-vous me récapituler brièvement les origines et les étapes de votre enquête ?
  
   Coplan s’exécuta, relata les débuts de l’affaire, les événements de Rio, la découverte du cas de Thierry de Rouzac et les conclusions du S.D.E.C.
  
   — Eh bien, tout cela colle parfaitement avec nos propres conclusions, affirma O’Hara. Les contradictions apparentes proviennent d’une erreur de base que le S.D.E.C. et nous-mêmes avons commise, erreur qui consistait à nous soupçonner mutuellement. À présent, la vérité apparaît d’elle-même : John Gresham opérait pour le compte d’une organisation raciste de chez nous, en collaboration avec une organisation française.
  
   Il compulsa un de ses dossiers, reprit :
  
   — Les rapports secrets qui nous sont parvenus au cours de la semaine, c’est-à-dire depuis la mort de Gresham, confirment cette thèse. Gresham est un pur produit sudiste. Il est né à Atlanta, au sein d’une vieille famille dont les opinions ségrégationnistes sont bien connues. À 19 ans, Gresham était déjà membre du Ku Klux Klan. Après son service militaire, il adhère à la société John Birch et il devient un ardent militant nationaliste (24). Et puis, subitement, il se fait expulser non seulement du Ku Klux Klan mais aussi de la société John Birch. Il quitte sa ville natale pour venir à Chicago. La date de cette métamorphose est une indication : juillet 1963. C’est à cette époque-là que s’est fondée l’association ultra-secrète du R.A.M.
  
   Coplan intercala :
  
   — C’est quoi, le R.A.M. ?
  
   — Revolutionary Action Movement. Les militants clandestins de ce mouvement noir sont des gens triés sur le volet : coriaces, habiles, admirablement organisés, prêts à payer de leur personne. Ils nous donnent du fil à retordre.
  
   Coplan opina, murmura :
  
   — Si je devine bien votre pensée, vous croyez que Gresham se serait refait une virginité politique et aurait changé de secteur pour combattre dans la clandestinité ses adversaires du R.A.M. ?
  
   — Oui, j’en suis à peu près sûr. Le sous-offïcier assassiné par Gresham était un membre du R.A.M.
  
   — Si on fait le total des militants noirs liquidés par Gresham et ses complices, ça devient impressionnant, grommela Francis. Mais pourquoi ces crimes en série sont-ils si soudains, si rapprochés dans le temps ?
  
   Le général O’Hara haussa les épaules, referma son dossier, maugréa :
  
   — D’après certaines informations, cette décision aurait été prise à un échelon très élevé par toutes ces organisations de super-patriotes qui prolifèrent depuis quelques années d’un bout à l’autre des États-Unis. Et la vérité m’oblige à dire que cette politique absurde mais radicale répond au vœu secret de pas mal de mes compatriotes de race blanche.
  
   — Ce n’est pas très intelligent, émit Coplan.
  
   — Il faut tenir compte du contexte, dit O’Hara. À certains égards, les jeunes intellectuels noirs dépassent la mesure. Il y a des énergumènes chez eux aussi. Je vous montrerai, si cela vous intéresse, des poèmes et des libelles qui circulent dans les communautés noires et qui prônent les pires violences. Un de ces poèmes que les jeunes Negros chantent et récitent recommande froidement : « Incendie la maison du Blanc, viole sa femme et ses filles, etc. » Or, n’oubliez pas que la grosse masse populaire de nos campagnes a conservé une mentalité de pionnier : défendre sa terre et ses biens les armes à la main.
  
   Il y eut de nouveau un silence. Coplan le rompit en posant la question suivante au général :
  
   — Comment avez-vous découvert les liens que Gresham entretenait avec des Français ?
  
   — Eh bien, nous ne possédons malheureusement aucun document capital à ce sujet, répondit O’Hara. John Gresham était un personnage très secret et très prudent. Ni à son bureau ni à son domicile privé nous n’avons trouvé des indices réellement révélateurs. Même sa secrétaire ignore le rôle occulte de son patron. Évidemment, vous connaissez la musique : quand les services de police et de sécurité mettent leurs énormes moyens en œuvre, ils dénichent toujours quelque chose.
  
   O’Hara baissa les yeux et regarda d’un œil rêveur le dossier qui se trouvait devant lui.
  
   — Depuis la mort de Gresham, le colonel Gainsberg a intercepté deux télégrammes adressés à Gresham depuis Paris. En ajoutant cela aux rapports secrets envoyés par nos informateurs africains, nous n’avions plus de doute quant à la présence d’éléments français dans l’affaire.
  
   Le colonel, imperturbable, rectifia :
  
   — En fait, nous n’avons pas intercepté ces deux télégrammes, nous en avons pris connaissance et nous les avons photographiés.
  
   — Oui, évidemment, appuya O’Hara, c’est ce que je voulais dire. Ces télégrammes émanent d’un soi-disant client français de Gresham qui se nomme LIDACO. S’agit-il d’un individu ou bien s’agit-il d’une firme commerciale, nous ne sommes pas encore fixés là-dessus. Notre fichier ne mentionne pas ce nom, et la Chambre de Commerce n’a aucune firme de ce nom dans son répertoire général des sociétés commerciales françaises. En outre, nous avons trouvé au domicile de Gresham, dans une corbeille à papiers, une carte d’admission temporaire à un casino français. J’ai oublié le nom de la localité…
  
   Le colonel Gainsberg souffla :
  
   — Forges-les-Eaux. Il paraît que c’est une petite ville située à 200 km de Paris. Mister Coplan doit connaître ?
  
   — Oui dit Coplan, je connais Forges-les-Eaux. Le casino qui fonctionne dans cette bourgade a ceci de particulier, c’est qu’il est ouvert toute l’année. Mais de quand date-t-elle, cette carte d’admission ?
  
   — Du 6 janvier, répondit Gainsberg.
  
   — Gresham se serait donc trouvé à cette date-là à Paris, en déduisit Coplan. Et c’est probablement à cette occasion qu’il a mis au point, avec Marcel Mounot, les détails de leur rencontre à Rio.
  
   O’Hara reprit la parole
  
   — Et le nom de LIDACO, ça vous dit quelque chose, Coplan ?
  
   — Oui, beaucoup de choses. C’est le nom d’une association culturelle de chez nous, la Ligue Internationale pour la Défense artistique et culturelle de l’Occident. J’ajoute, pour être précis, que cette ligue n’est qu’une petite société sans envergure et que c’est mon enquête qui m’a appris son existence. Il n’y a sans doute pas un Français sur cent mille qui connaisse cette association.
  
   O’Hara opina en silence. Puis, en homme habitué aux décisions, il articula :
  
   — Il me paraît indiscutable que l’intérêt bien compris de nos pays respectifs nous commande d’unir nos efforts dans cette affaire. Les agissements de Gresham, s’ils ne sont pas tirés au clair le plus rapidement possible, peuvent avoir des conséquences désastreuses tant pour la France que pour nous.
  
   Il se tourna vers Gainsberg :
  
   — Qu’en pensez-vous, colonel ?
  
   — Tout à fait de votre avis, mon général. J’avais l’intention de requérir la collaboration du département extérieur du F.B.I. pour entamer des recherches en France, mais la solution que vous préconisez est certainement plus efficace (25).
  
   O’Hara s’adressa de nouveau à Coplan :
  
   — Je suppose que le S.D.E.C. sera d’accord ? Nous poursuivrons nos investigations ici, et vous continuerez l’enquête en France. En mettant nos résultats en commun, nous multiplions nos chances d’aboutir.
  
   — Tout à fait d’accord, général, acquiesça Francis. Ce ne sera pas la première fois que nous signons un pacte de ce genre, n’est-ce pas ? Et nous n’avons pas eu à nous plaindre des expériences précédentes. Mon directeur vous confirmera cet accord dès qu’il sera en possession de mon rapport. En attendant, je ne vous cache pas que cela me ferait plaisir d’être débarrassé de ces bracelets qui ornent mes poignets. J’ai les épaules un peu endolories.
  
   Un léger sourire étira les lèvres minces du général :
  
   — Vous êtes sous la juridiction du colonel Gainsberg, c’est à lui de décider de votre sort.
  
   Le colonel lança un ordre à l’un des deux militaires qui gardaient la porte, l’arme à la main. Coplan fut délivré des menottes, et on lui restitua ses affaires.
  
   O’Hara satisfait, suggéra :
  
   — Votre tâche la plus urgente, selon moi, sera de concentrer l’attention du S.D.E.C. sur cette association LIDACO. Vous devez être en mesure, me semble-t-il, d’identifier très vite les membres de cette société qui étaient en correspondance avec le bureau de Gresham.
  
   Coplan, qui venait d’allumer une Gitane, savourait sa première bouffée de fumée.
  
   — Je sais que des vérifications sont en cours, dit-il, mais avec les informations dont je dispose maintenant, le repérage n’est plus qu’un jeu d’enfant. Je pense que le colonel Gainsberg ne refusera pas de me confier des photocopies des télégrammes émanant de Paris ?
  
   Le colonel confirma son acceptation, puis :
  
   — Bien entendu, vous nous tenez au courant des progrès de vos recherches, n’est-ce pas ? Le facteur rapidité nous aidera ici aussi.
  
   O’Hara demanda à Coplan.
  
   — Quels sont les dirigeants de cette association LIDACO ?
  
   — Des gens irréprochables, émit Francis avec ironie. Des médecins, des avocats, des professeurs, des écrivains éminents, quelques fonctionnaires de haut grade. En un mot, ce qu’il y a de mieux en France sur le plan du civisme et de l’honorabilité. Bien entendu, sachant ce que je sais, je vais considérer le problème d’un autre œil.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  
  
   Trois jours plus tard, à Paris, dans le bureau de son directeur, Coplan répéta presque mot pour mot ce qu’il avait dit au général O’Hara et au colonel Gainsberg.
  
   Le Vieux, d’abord captivé par la narration que Francis lui avait faite de son aventure de Chicago, afficha ensuite un air plutôt maussade.
  
   — Un jeu d’enfant ? ricana-t-il en dévisageant Coplan. Vous vous faites des illusions, mon pauvre ami. Pendant votre absence, le commissaire Tourain n’a pas chômé, vous vous en doutez. Nous possédons à présent une excellente documentation au sujet de cette ligue LIDACO, et j’ai même passé dix heures avec Tourain à pointer un par un tous les éléments de cette documentation. Eh bien, croyez-moi, il n’y a pas le moindre indice suspect là-dedans.
  
   — Cela m’étonnerait, laissa tomber Francis, narquois.
  
   — Ne vendez pas la peau de l’ours, mon ami, grommela le Vieux. Vous avez sans doute une piètre idée de ma compétence, de ma perspicacité et de la sagacité de Tourain, et je ne m’en offusque pas. Mais nous en reparlerons lorsque vous aurez vu la documentation.
  
   — Je ne critique pas votre compétence, protesta Francis. Ni celle de Tourain, bien entendu. Mais je suis persuadé qu’en passant au crible la personnalité, la situation, les antécédents et le comportement de chacun des dirigeants de la LIDACO, on ne peut pas louper l’homme qui nous intéresse, celui qui a envoyé les deux télégrammes à Gresham. Cet individu est la charnière de toute notre histoire : il se désignera de lui-même par éliminations successives.
  
   Le Vieux regardait d’un œil rêveur les photocopies des télégrammes adressés à Gresham et signés LIDACO.
  
   — Attendons accusé réception ouvrages envoyés 20 février, lut-il à mi-voix. Prière répondre urgence message 3 mars.
  
   Coplan commenta :
  
   — Le sens réel de ces télégrammes est facile à deviner, du moins je le crois. L’expéditeur réclame tout bonnement des nouvelles concernant Mounot dont l’absence prolongée l’inquiète. La date du 20 février est éloquente : c’est ce jour-là que Mounot a pris l’avion à destination du Brésil.
  
   — Oui, jusque-là, tout va bien, concéda le Vieux sans beaucoup de conviction. Mais cela ne nous renseigne pas sur la personne qui a expédié les télégrammes. Le premier a été déposé au bureau des P.T.T. de la rue de Rennes, et l’autre au bureau des Champs-Elysées. Même en interrogeant les préposés, vous n’avez aucune chance d’avoir un signalement précis de l’expéditeur.
  
   — Ce n’est pas là-dessus que je compte.
  
   — C’est sur quoi ?
  
   — Je vous l’ai dit : passer au peigne fin la liste des membres importants de la LIDACO. Est-ce vous qui détenez cette liste ?
  
   — Non, c’est Tourain. Je vais le convoquer par téléphone, mais je voudrais d’abord préciser un point auquel j’attache la plus grande importance. Dans l’état actuel de nos recherches, nous connaissons déjà le nom. l’adresse et la profession d’environ 450 membres de cette ligue. La plupart sont d’ailleurs des membres à titre purement honorifique ou à titre de complaisance.
  
   — Ce qui signifie ?
  
   Le Vieux haussa ses épaules massives et marmonna :
  
   — Vous savez bien comment cela se passe, j’imagine ? Quand une personne de votre entourage vient vous taper au profit d’une association sans but lucratif qui a pour objectif la défense du patrimoine artistique de l’Occident, vous ne refusez pas, vous n’osez pas refuser, en fait. À moins d’être une brute, un Français cultivé n’avouera jamais qu’il se fiche du patrimoine artistique de l’Occident. Bref, vous versez votre obole et vous êtes automatiquement inscrit comme membre de la ligue.
  
   — Mais ce sont les dirigeants qui m’intéressent, objecta Francis.
  
   — C’est exactement pareil, assura le Vieux. Prenons le cas de l’homme qui préside le comité directeur de la LIDACO. Il s’agit du professeur Albert Bouchel historien d’art, membre de l’institut, sommité mondiale dans sa partie, âgé de 72 ans et couvert d’honneurs. Vous ne vous figurez tout de même pas que c’est par ambition que cet homme a accepté ces fonctions ? Et qu’il passerait son temps à diriger un réseau international de tueurs et de trafiquants d’armes ?
  
   — Ben, pourquoi pas ?
  
   — Doucement, Coplan doucement, articula le Vieux, la plaisanterie n’est pas de mise ici. J’ai une certaine admiration pour votre agressivité naturelle et je sais les services qu’elle me rend, mais je suis obligé de vous mettre en garde. Il n’est absolument pas question de jeter le discrédit sur plusieurs centaines de Français qui appartiennent à l’élite de notre pays. En l’occurrence, il n’est même pas question de les importuner par des démarches intempestives. Si je vous écoutais, tous les membres de la LIDACO se retrouveraient en taule en moins de 48 heures, hein ? Et moi j’irais les rejoindre par décision gouvernementale, avec ma révocation dans la poche.
  
   Coplan se rebiffa :
  
   — Je suis aussi adversaire que vous du scandale, vous le savez bien.
  
   — Mais vous donnez quand même la priorité à l’efficacité, reconnaissez-le.
  
   — Je fais mon boulot, sans plus. Le gouvernement me paie pour épingler des salopards, je les épingle.
  
   — Exactement, ponctua le Vieux, le gouvernement vous paie pour veiller sur la santé du pays, et non pour lui donner des crampes d’estomac. Dans la conjoncture actuelle, un nouveau scandale serait une catastrophe.
  
   — Alors ?
  
   — Vous me donnez votre parole de n’engager aucune opération sans me consulter au préalable, c’est-à-dire sans avoir mon consentement. Nous sommes bien d’accord ?
  
   — Noté, dit Coplan, laconique.
  
   — Bien, j’appelle le commissaire Tourain.
  
   Le commissaire Tourain, chose inhabituelle, affichait ostensiblement son découragement.
  
   — Cette histoire-là, grommela-t-il, c’est un baril de poudre. Et si ça ne dépendait que de moi, je vous jure, Coplan, que je classerais l’affaire instantanément.
  
   — Mais pourquoi, grands dieux ? s’exclama Francis, médusé.
  
   — Vous allez voir la liste des suspects éventuels. C’est en quelque sorte le Bottin des hautes personnalités qui honorent la France. Le plus insignifiant des membres de la LIDACO possède les palmes académiques. Quant aux Légions d’Honneur, il y en a au moins deux cents.
  
   — Mais si nous nous limitons aux membres du comité directeur ? Vous avez leur curriculum ?
  
   — Disons leur palmarès, grinça le policier. Et je vous jure que j’ai étudié ces biographies de très près. Le président actuel de la LIDACO est un certain Bouchel. C’est lui qui a fondé cette ligue. C’est un…
  
   — Je sais, coupa Francis, excédé. Membre de l’institut, célébrité mondiale, etc.
  
   — Laissez-moi parler, vous ne savez rien du tout, jeta le commissaire, bourru. Dans les milieux officiels, on affirme que le professeur Albert Bouchel est un saint. Non seulement il a milité toute sa vie pour défendre le patrimoine artistique de la France, de l’Occident, mais il a donné sa fortune personnelle à cette cause.
  
   — Je salue bien bas son mérite, persifla Coplan. Et après ?
  
   — Les autres membres du comité ne sont pas moins honorables, continua Tourain. Tenez, regardez cette liste.
  
   — Non, c’est inutile. Du moment que vous avez vérifié, je me fie à vous. Par contre, je ne lâche pas mon point de vue : la LIDACO est en cheville avec des organisations extérieures pour perpétrer des meurtres politiques et collaborer à un trafic d’armes. Nous devons mettre ces gens hors d’état de nuire.
  
   Le commissaire secoua machinalement la cendre de cigarette qui venait de tomber sur le devant de sa veste fripée.
  
   — Je partage de plus en plus le point de vue de votre directeur, confessa-t-il, morne. Cette affaire, c’est un labyrinthe. Et en nous égarant dans ce labyrinthe, nous prenons des risques qui dépassent la valeur de l’enjeu.
  
   — Voilà bien un nouveau son de cloche, émit Francis.
  
   — Réfléchissez, Coplan. Il y a des écrivains et des journalistes qui sont membres de la LIDACO. Imaginez que nous tombions sur un fumier qui ne cherche qu’une occasion d’attaquer le gouvernement. Vous voyez le topo ? La police enquête sur un tel et sur un tel, la police établit des fiches, la police invente un danger imaginaire pour instaurer le contrôle de la vie privée des élites, etc.
  
   Coplan se gratta la tempe. Les arguments de Tourain avaient du poids, incontestablement.
  
   — Pourtant, murmura-t-il, je voudrais bien scruter cette ligue, la décortiquer, me faire une opinion personnelle.
  
   — Qu’à cela ne tienne, ils ont une réunion mardi prochain, le 22, à 21 heures. Le docteur Jacques Massat fera une conférence sur… attendez que je vérifie… Ah, voici… « Le puissant rayonnement des valeurs occidentales dans l’art de la Renaissance ».
  
   — Ne nous perdons pas dans les détails, dit Coplan. Dans votre liste, vous n’avez personne qui gravite autour de Forges-les-Eaux ?
  
   — Non, j’ai vérifié.
  
   Après un court silence. Coplan murmura :
  
   — Au fond, pourquoi n’irais-je pas à cette conférence ? Il n’est jamais trop tard pour s’instruire. Les valeurs occidentales dans l’art de la Renaissance, ça doit être passionnant. Où se tient cette réunion ?
  
   — Au local de la LIDACO, rue Pierre-Lescot.
  
   Le mardi soir, Coplan prit un taxi à la Bourse pour se rendre à la conférence du docteur Massat. Il allait à cette réunion de la LIDACO sans se faire beaucoup d’illusions. Il venait de passer cinq journées sur les rapports accumulés par Tourain, et sans aucun résultat. Comme le disait le commissaire, autant suspecter les Amis du Louvre, les membres de l’Œuvre de Saint-Vincent de Paul ou les bienfaiteurs de l’Armée du Salut.
  
   Le chauffeur de taxi, un jeune gars en blouson de daim, au visage malin, dit en plaisantant à Francis :
  
   — Si vous vous baladez dans ce quartier, faites attention à votre vertu.
  
   — Ah oui ?
  
   — C’est plein de nanas qui font le tapin. Connaissez pas ?
  
   — Non, je ne viens jamais dans le coin.
  
   — C’est pas compliqué : à mesure que vous descendez vers la Seine, la qualité des filles et les tarifs diminuent.
  
   — Voilà une indication à retenir, nota Coplan.
  
   — Ce sont surtout les rues transversales qui sont bien fournies. Si ça ne vous fait rien, je vous dépose ici. Il y a un sens unique et je rentre aux Gobelins.
  
   — C’est très bien, acquiesça Francis en tendant un billet au chauffeur.
  
   Parallèle au boulevard de Sébastopol et à la rue Saint-Denis, la rue Lescot jouxte les Halles Centrales et garde un peu de ce pittoresque surprenant qui rappelle le Paris moyenâgeux. Ruelles, impasses, petites boutiques, vieilles maisons tassées sur elles-mêmes, bistrots d’autrefois, hôtels borgnes, c’est un décor insolite qui ne manque pas de charme et qui évoque l’atmosphère des romans de Victor Hugo.
  
   Effectivement, en coupant par une des petites rues sombres et mal pavées, Francis aperçut des filles qui offraient leur beauté aux passants. La plupart, rassemblées dans des portes cochères, se contentaient de montrer leur buste opulent moulé dans un pull très collant. Elles souriaient, sans plus.
  
   Cette louable discrétion s’expliquait par la présence de gardiens de la paix qui arpentaient le secteur, guettant les délits de racolage.
  
   Le siège de la LIDACO se trouvait au fond d’un passage étroit, aussi ténébreux qu’un coupe-gorge. Plusieurs dizaines de personnes convergeaient vers le même immeuble à moitié en ruine. À l’entrée de la salle, une ravissante jeune femme en tailleur gris foncé contrôlait les cartes de membres.
  
   — Je ne suis pas membre, expliqua Francis. Du moins, pas encore. Mais on m’a parlé de votre association et cela m’intéresse.
  
   — Très bien, acquiesça la jeune femme en dévisageant Coplan. Placez-vous au dernier rang, je vous verrai après la conférence pour vous délivrer une carte.
  
   — Merci. Combien vous dois-je ?
  
   — Nous arrangerons cela tout à l’heure.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  
  
   La salle de conférence de la LIDACO était plutôt minable. C’était un local d’environ vingt mètres sur dix, aux murs nus et délabrés, au plancher poussiéreux. Une estrade de fortune avait été aménagée avec des tréteaux dans le fond de la pièce ; des bancs de bois, alignés comme dans une église de village, occupaient la surface restante.
  
   Apparemment, la défense du patrimoine de l’Occident n’assurait pas la fortune de ceux qui s’y dévouaient.
  
   Lorsque le conférencier monta à la tribune, une bonne centaine d’auditeurs avaient pris place sur les bancs. Ce public, assez disparate à première vue, présentait cependant certains traits communs : sérieux, presque grave même, un peu guindé.
  
   À l’exception de quelques dames très « vieille France », l’assistance était surtout masculine et elle comprenait un bon pourcentage de jeunes étudiants. Parmi ceux-ci, on dénombrait pas mal de garçons qui, à peine sortis de l’adolescence, prenaient des airs farouches et résolus : des durs qui paraissaient décidés à changer le monde. Coplan les trouva sympathiques, pour ne pas dire touchants.
  
   L’orateur de la soirée, le docteur Massat, un psychiatre qui avait cessé de pratiquer pour se consacrer à son dada, l’Histoire de l’art, était un gentil vieillard d’au moins soixante-quinze ans, aux cheveux blancs, au visage ascétique, à la voix feutrée. Il connaissait admirablement son sujet et il en parlait bien.
  
   Toutefois, dans son exposé, une chose devint très vite évidente : l’art de la Renaissance lui servait surtout de prétexte pour souligner avec ferveur l’écrasante supériorité de la civilisation occidentale comparée aux autres civilisations de l’époque. Et, de fil en aiguille, le conférencier en vint tout naturellement à affirmer que les manifestations artistiques de la Renaissance confirmaient la supériorité du cerveau de l’homme blanc, ce qui montrait une fois de plus que l’Occidental était bien le maître incontesté de l’espèce humaine tout entière.
  
   Un solide parfum de racisme, conscient ou non imprégnait les paroles suaves de cet orateur distingué.
  
   Ce parfum, à n’en pas douter, flattait agréablement les narines de l’auditoire. Jetant de brefs regards vers les quelques visages qu’il pouvait observer, Coplan comprit que l’assistance était satisfaite.
  
   Il comprit aussi que la jolie fille qui avait assumé le contrôle, à l’entrée de la salle, ne cessait de l’épier. Elle s’était assise sur le dernier banc, comme Coplan. mais à l’autre bout.
  
   À un certain moment, leurs regards se rencontrèrent et la jeune fille gratifia Francis d’un sourire amical un peu complice, presque tendre.
  
   Le discours du vieux psychiatre dura exactement une heure. Il fut très applaudi, et dans le brouhaha qui suivit, les commentaires élogieux circulèrent. De petits groupes d’habitués se formèrent, des conversations se nouèrent.
  
   La jeune fille du contrôle vint s’asseoir à côté de Coplan. Elle tenait dans la main un carnet et un stylo.
  
   — Puis-je vous demander votre nom ? murmura-t-elle.
  
   — François Cousin, inventa Francis.
  
   Et il enchaîna en demandant le plus naturellement du monde :
  
   — Et le vôtre ?
  
   — Euh… Florence de Valandre, dit-elle, un peu prise de court par cette question directe.
  
   — Vous êtes la secrétaire de la ligue ?
  
   — Non, je m’occupe de la soirée à titre bénévole. Puis-je connaître votre profession et votre adresse ?
  
   — Ingénieur-prospecteur, 172 bis rue Raynouard, Paris 16e.
  
   Elle inscrivit les renseignements sur une page vierge de son carnet, puis :
  
   — C’est votre premier contact avec la ligue ?
  
   — Oui.
  
   — Comment avez-vous découvert notre association ?
  
   — Tout à fait par hasard. Une rencontre lors d’un récent voyage.
  
   — Vous avez rencontré un de nos membres ? insista-t-elle.
  
   — Oui, exactement.
  
   — Voulez-vous me dire son nom ? Il vous faut un parrain pour être admis.
  
   — Je n’ai pas son nom en mémoire, mais j’ai sa carte de visite chez moi. Je vous l’enverrai.
  
   — La cotisation est de 50 F par an. Elle vous donne droit au bulletin que nous éditons et vous pouvez assister gratuitement aux conférences mensuelles sur présentation de votre carte de membre.
  
   Coplan sortit son portefeuille, paya sa cotisation. Florence empocha le billet.
  
   — Vous recevrez par la poste une lettre et un questionnaire, expliqua-t-elle. Votre carte de membre actif vous sera envoyée plus tard. Vous connaissez les objectifs de la ligue ?
  
   — Oui, grosso modo. Mais cela me plairait d’en discuter avec vous. Nous pourrions peut-être prendre un verre, ce soir ?
  
   La jeune fille ne put réprimer un sourire. Elle était vraiment très jolie : visage ovale aux pommettes un peu saillantes, larges yeux aux prunelles d’un bleu tirant sur le mauve, grande bouche bien dessinée, cheveux châtains coupés court. Elle devait avoir dans les vingt-cinq ans, et son tailleur de coupe classique n’arrivait pas à dissimuler les formes extrêmement féminines de son corps élancé.
  
   Comme elle ne répondait pas à sa proposition, il reprit en la gratifiant d’un sourire engageant :
  
   — Je suis sûr qu’une petite conversation d’une demi-heure avec vous fera de moi un adepte enthousiaste de la ligue.
  
   — Eh bien, si vous voulez. Mais je n’ai pas fini mon travail, j’ai encore d’autres membres à voir. Je ne serai pas libre avant trois quarts d’heure.
  
   — Oh, je ne suis pas pressé.
  
   Elle parut vaguement confuse soudain :
  
   — Ne m’attendez pas ici, souffla-t-elle. Je vous rejoindrai dans trois quarts d’heure au coin de la rue Berger.
  
   D’un geste spontané, posant sa belle main aux longs doigts d’aristocrate sur le poignet de Coplan, elle prononça :
  
   — Si ça ne vous contrarie pas de perdre votre temps.
  
   — Gare à vous si vous me posez un lapin, menaça-t-il affectueusement.
  
   — Oh, ce n’est pas mon genre ! lança-t-elle en se levant pour filer vers un groupe de jeunes garçons.
  
   Dehors, la nuit était froide, humide, mais on sentait dans l’air un mystérieux frémissement acide, premier signe du printemps.
  
   Tout le quartier était déjà envahi par les gens des halles qui préparaient le gigantesque approvisionnement nocturne du légendaire « ventre de Paris ».
  
   Coplan entra dans un bistrot, forma le numéro du Service et demanda la permanence. Un des adjoints de Rousseaux vint au bout du fil, se présenta :
  
   — Tasson à l’appareil.
  
   — Salut ! C’est Coplan. Dis-moi, est-ce que l’appartement de la rue Raynouard est disponible ?
  
   — Oui.
  
   — Parfait, je m’y installe. Si tu veux noter : François Cousin, ingénieur à la Cophysic.
  
   — Cousin, avec un S ou un Z ?
  
   — Un S comme Simone.
  
   — O.K. Pas de consigne spéciale ?
  
   — Rien pour le moment.
  
   — La clé sera sous le paillasson.
  
   — Très bien, merci.
  
   Coplan raccrocha.
  
   Après une promenade dans le quartier, il alla se poster au coin de la rue Berger. Florence de Valandre s’amena avec cinq minutes d’avance. Elle était un peu essoufflée.
  
   — Que faisons-nous ? questionna-t-elle.
  
   — J’ai dû me passer de dîner pour assister à la conférence, dit Coplan. J’aimerais manger quelque chose, pas vous ? Quelques huîtres, par exemple ?
  
   — Volontiers, accepta-t-elle, mais j’ai ma voiture. J’ai pu la garer près de la rue Quincampois.
  
   — Eh bien, allons la chercher. J’aurai l’honneur et le plaisir d’être votre passager. Nous pourrions aller au Prunier de l’avenue Victor-Hugo, si cela vous va ?
  
   — D’accord, acquiesça-t-elle.
  
   Ce fut un dîner agréable, enjoué, amical. Le muscadet aidant. Florence de Valandre se montra confiante, bavarde, et les regards qu’elle posa sur son compagnon se nuancèrent peu à peu de langueur.
  
   Elle avait d’abord questionné Francis sur la personne qui l’avait mis au courant de l’existence de la ligue. Il avait raconté qu’il s’agissait d’un directeur d’agence touristique dont il avait fait la connaissance à Rio de Janeiro. Il avait décrit Mounot, et elle s’était écriée :
  
   — Je le connais ! J’ai même fait un voyage en Turquie avec son agence. C’est lui qui organise les voyages culturels de notre ligue. Il se nomme Marcel Mounot.
  
   Ils avaient parlé ensuite de la ligue elle-même et des objectifs qu’elle poursuivait. Et là, Florence avait donné libre cours à son enthousiasme, à sa foi.
  
   — C’est une œuvre magnifique, je vous assure, et je suis heureuse d’y consacrer tout mon temps.
  
   — Vous êtes appointée par l’organisation ?
  
   — Non, c’est un engagement que j’ai pris à titre bénévole. J’ai la chance d’être indépendante financièrement, grâce à une de mes tantes qui m’a légué ses biens.
  
   — Mais où travaillez-vous ?
  
   — Chez mon oncle, le professeur Bouchel. C’est lui qui a fondé la ligue. Je fais du secrétariat pour lui. C’est un homme extraordinaire. Je suis persuadée qu’on parlera de lui et de son œuvre dans un siècle, peut-être avant cela. À mon avis, c’est un homme que l’on peut comparer à Gandhi sur le plan moral et spirituel.
  
   — Si je comprends bien, l’objectif principal de la ligue consiste à sauvegarder les œuvres artistiques qui témoignent de la grandeur de l’Occident ? Peinture, architecture, etc.
  
   — Oh, c’est beaucoup plus que cela ! s’exclama-t-elle. Le véritable but de la ligue, c’est de lutter contre la décadence de notre civilisation, d’enrayer les forces ténébreuses qui conduisent la race blanche à sa perte. On a dit que les civilisations étaient mortelles, et c’est vrai. Mais si quelques hommes lucides et courageux attaquent le mal qui ronge notre époque, le destin peut changer.
  
   Coplan fut touché par son ardeur, par sa bonne foi indéniable, par la passion sincère qui l’animait. Il fut aussi touché de voir combien sa ferveur l’embellissait encore.
  
   — Vous croyez que mon idéal est puéril ? s’enquit-elle subitement.
  
   — Non, pas du tout. Je me suis toujours intéressé à ce problème qui me déconcerte : pourquoi tant de civilisations se sont-elles éteintes ? J’ai beaucoup voyagé, comme je vous l’ai dit, et j’ai vu les ruines de certaines époques glorieuses. Les objectifs de la ligue répondent à une question qui m’obsède : que faire pour assurer notre survie ? Vous voyez que j’ai des raisons d’être venu ce soir.
  
   — Il faut absolument que vous rencontriez mon oncle, décida-t-elle. Il a tout sacrifié pour ce grand problème : sa carrière, sa fortune, sa vie privée. Même les épreuves terribles qu’il a subies ne l’ont pas découragé.
  
   — De quelles épreuves parlez-vous ?
  
   — Il a perdu en l’espace de quelques mois son fils unique et sa femme. Ma tante Gisèle était sa collaboratrice la plus dévouée. Elle partageait son idéal.
  
   — Oui, j’aimerais beaucoup rencontrer le professeur Bouchel, murmura Coplan. Mais je voudrais d’abord me documenter plus à fond sur la ligue.
  
   — Vous avez encore un peu de temps ? demanda-t-elle, abrupte.
  
   — Personne ne m’attend, je suis célibataire.
  
   — Faisons un saut jusque chez moi, je vous remettrai des brochures éditées par nos soins.
  
   — Si vous me jurez que je n’abuse pas de votre gentillesse, j’accepte de bon cœur.
  
   — Puisque je vous le propose. Moi aussi, je suis célibataire et je vis seule. J’ai un minuscule appartement rue Pergolèse. Nous y serons plus tranquilles pour continuer cette conversation. Je vous remettrai des bulletins, des brochures, des livres… La ligue a tellement besoin d’hommes actifs, courageux.
  
   Dix minutes plus tard, ils arrivaient dans la rue Pergolèse. L’appartement était minuscule, effectivement, mais meublé et décoré avec un goût exquis.
  
   Tout en causant, ils burent un ou deux verres de whisky. Et ils ne tardèrent pas à s’appeler par leur prénom.
  
   Finalement, avec la bonne conscience d’un agent en mission. Francis tenta sa chance. Il prit Florence dans ses bras, lui appuya un long baiser sur la bouche, ne tint aucun compte des quelques gestes (plutôt mous) qu’elle jugea opportun d’esquisser pour se défendre, insista avec fermeté. Les yeux fermés, le cœur battant, la jeune fille s’abandonna au vertige. Ses lèvres s’entrouvrirent et c’est avec une sourde violence, les narines frémissantes, qu’elle prodigua à Coplan un baiser lascif, profond, brûlant, aveu d’une capitulation sans conditions.
  
   Une heure plus tard, la folle bourrasque s’étant apaisée, Florence émergea du tourbillon de l’extase comme une naufragée que l’océan rejette sur le rivage. Les cheveux en désordre, les yeux un peu hagards, stupéfaite de se découvrir nue dans les bras de ce rude gaillard dont la nudité athlétique l’effarait, elle balbutia, la poitrine encore haletante :
  
   — Mais… qu’ai-je fait, mon Dieu ? J’ai complètement perdu la tête. C’est incroyable…
  
   Au bord des larmes, la bouche tremblante, elle dévisagea Francis.
  
   — Qu’allez-vous penser de moi ?
  
   — Allons, allons, coupa-t-il avec bonhomie, n’en faites pas un drame. Je vous assure que je pense le plus grand bien de vous.
  
   — Oh, non, c’est très mal, se lamenta-t-elle, visiblement désemparée.
  
   — Voyons, Florence, vous n’êtes plus une enfant, que diable ! la morigéna-t-il, étonné. Vous êtes merveilleusement belle et vous faites merveilleusement bien l’amour.
  
   — Je vous en prie, taisez-vous.
  
   — Vous avez tort de regretter ce qui s’est passé. Sans le vouloir, vous avez sûrement trouvé le meilleur moyen de me faire toucher du doigt, si j’ose dire, la beauté des œuvres produites par l’Occident. Il suffit de vous contempler pour être converti à votre idéal.
  
   Elle parut encore plus scandalisée :
  
   — Vous… vous croyez que c’est le moment de plaisanter ?
  
   — Pourquoi pas ? Je n’ai aucune envie de pleurer, je vous le jure. Après tout, n’avons-nous pas dignement célébré le printemps qui commence aujourd’hui ? Qu’est-ce qui vous désole à ce point ?
  
   — J’ai toujours méprisé les femmes qui se donnent au premier venu.
  
   — Merci quand même ! Mais je ne suis pas le premier venu, et ceci dans tous les sens de l’expression.
  
   — Non, je vous en prie, répéta-t-elle en enfouissant son visage dans ses mains. Je n’ai connu qu’un homme et c’était mon fiancé. Il est mort quelques semaines avant notre mariage et j’ai toujours pensé que c’était Dieu qui m’avait punie.
  
   — Enfantillages, maugréa-t-il, acerbe. Dieu n’a rien contre l’amour, il l’a inventé.
  
   — Vous ne pouvez pas comprendre. Cette lâcheté sexuelle qui est si dégradante, c’est précisément une de ces choses contre lesquelles nous luttons.
  
   — Relisez Pascal. Florence. Qui veut faire l’ange fait la bête. Allons, faites-moi plutôt un beau sourire.
  
   Il posa doucement sa main sur la cuisse de la jeune fille. Elle ne put s’empêcher de tressaillir.
  
   — Non, ne me touchez pas… Je ne sais pas ce qu’il y a en vous, mais je ne suis plus moi-même.
  
   Elle rabaissa ses bras, soupira, murmura d’une voix bizarre :
  
   — Qui sait ? Peut-être est-ce le contraire ?
  
   — Que voulez-vous dire ?
  
   — Rien… Laissez-moi me rhabiller. Tout ce que je vous demande, c’est d’oublier ce moment d’égarement.
  
   — Promis, opina-t-il.
  
   D’un mouvement rapide, elle sauta à bas du lit-divan, ramassa ses vêtements épars et disparut dans la pièce voisine.
  
   Coplan, philosophe, se rhabilla tranquillement, alluma une Gitane.
  
   « Il faut de tout pour faire un monde », conclut-il en se remémorant la franchise allègre de France Langon.
  
   Florence, revenant dans le living, remit en ordre les coussins du divan, se dirigea sans un mot vers l’armoire-bibliothèque qui occupait le mur du fond de la pièce. Elle prit dans le meuble une série de brochures et trois livres.
  
   — Tenez, dit-elle, voici la documentation que je voulais vous remettre. Quand vous en aurez pris connaissance, vous comprendrez mieux l’œuvre que mon oncle a entreprise.
  
   — Vous m’en voulez, Florence ?
  
   Elle leva vers lui son beau visage grave, encore altéré par l’émotion intérieure.
  
   — Mais non, ne croyez pas cela. Je suis seule responsable, puisque c’est moi qui vous ai fait venir ici. J’ai besoin de reprendre mes esprits, c’est tout. Mais vous m’avez promis d’oublier.
  
   — Et vous, vous m’avez promis de me faire rencontrer votre oncle. J’espère que vous tiendrez parole ?
  
   — Oui, comment puis-je vous atteindre ?
  
   — En me téléphonant chez moi, le soir après 22 heures. Je vais vous inscrire mon numéro sur une page de mon agenda.
  
   Il griffonna un numéro sur un feuillet de son agenda de poche, le lui tendit. Elle prit le papier, questionna :
  
   — Êtes-vous libre le samedi après-midi ?
  
   — Oui.
  
   — Je vous téléphonerai.
  
   Elle s’écarta de lui pour le reconduire, se tint à distance lorsqu’il marcha vers la porte. Visiblement, elle se méfiait des gestes qu’il pouvait encore faire avant de prendre congé. Elle se méfiait surtout d’elle-même, et elle ne lui tendit même pas la main.
  
   *
  
   * *
  
   Au lieu de rentrer à son domicile, Coplan rejoignit à pied la rue Raynouard. Avant de se coucher, il rédigea une note pour son collègue qui assurait la surveillance de cet immeuble, propriété du S.D.E.C.
  
   Le lendemain, vers dix heures du matin, après les précautions d’usage, il se rendit au Service. Le Vieux l’accueillit avec une certaine curiosité.
  
   — J’ai vu que vous aviez mobilisé l’appartement de la rue Raynouard ? fit-il. Vous avez du nouveau ?
  
   — Oui, confirma Coplan, j’ai amorcé une opération « Cheval de Troie ». Je serai bientôt membre actif de la LIDACO et. si tout va bien, j’aurai incessamment une entrevue personnelle avec le président-fondateur de la ligue, le professeur Bouchel.
  
   — Eh bien, vous ne reculez devant aucun sacrifice ! s’exclama le Vieux.
  
   — Je crois que c’est la seule façon d’en sortir : prendre pied dans la place ennemie.
  
   — Et Bouchel accepte de recevoir personnellement n’importe quel quidam qui se présente ?
  
   — J’ai une introduction de tout premier ordre : j’ai couché avec sa propre nièce, hier soir.
  
   La mâchoire du Vieux s’affaissa.
  
   — Encore ! lâcha-t-il, ébahi. Mais vous ne faites plus que ça, ma parole !
  
   Coplan se mit à rire de bon cœur.
  
   — Vous admettrez que je ne ménage pas ma peine pour accomplir les missions que vous me confiez.
  
   Une lueur de réprobation passa dans les yeux du Vieux.
  
   — Mon pauvre garçon, ricana-t-il, je me demande si vous n’êtes pas en train de devenir un obsédé sexuel.
  
   — Pensez-vous ! renvoya Francis, joyeux. Je suis dans le vent, tout simplement. Nous sommes à l’époque du sexe-roi ! Il serait temps que vous vous en rendiez compte.
  
   — Je réprouve ces méthodes, vous le savez bien.
  
   — Vous êtes bassement envieux, voilà la vérité ! riposta Francis.
  
   — Nous jugerons l’arbre à ses fruits, marmonna le Vieux. Vous espérez vraiment obtenir un résultat décisif en vous introduisant dans la ligue du professeur Bouchel ?
  
   — À mon avis, c’est cela ou rien. Si je ne trouve pas dans cette mafia la clé de l’énigme, je ne la trouverai nulle part ailleurs. Mais peut-être avez-vous une autre idée, une autre piste ? Les télégrammes envoyés à Chicago étaient bien signés LIDACO, si je ne m’abuse ?
  
   Le Vieux resta un moment songeur, puis :
  
   — Et si c’est un piège qu’on vous tend ? Cette fille qui vous a attiré dans ses filets, qui vous dit qu’elle n’est pas en service commandé ? Il y a des tueurs dans cette clique, ne l’oubliez pas.
  
   — Je ne l’oublie pas, soyez sans crainte.
  
   — Ces gens doivent certainement s’attendre à une manœuvre dirigée contre eux, supputa le Vieux. La disparition de Mounot et de Gresham leur a donné l’alerte. Une jolie fille qui se pâme d’amour, c’est le stratagème classique pour épingler un adversaire et le rouler. Dans notre métier, les vieux trucs sont toujours les meilleurs.
  
   — Faites-moi confiance, railla Coplan. Je ne fais l’amour que d’un œil.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  
  
   C’est le jeudi soir que Florence de Valandre appela Coplan au téléphone pour lui confirmer que la visite au professeur Bouchel pouvait avoir lieu le samedi suivant.
  
   — Du moins, si vous êtes toujours libre ce jour-là, dit-elle. Sinon, nous pouvons remettre cela à la semaine suivante.
  
   — Mais non, pourquoi retarder ? répondit Francis. Je suis impatient de faire la connaissance de votre oncle. Et je suis heureux de constater que vous ne m’avez pas oublié.
  
   — Pas de danger ! lança-t-elle avec une pointe d’aigreur. Est-ce que vous avez lu la documentation que je vous ai remise ?
  
   — Oui, très attentivement.
  
   — Et alors, vos impressions ?
  
   — Je suis très emballé, c’est un fait. Néanmoins, j’ai des objections de principe à formuler.
  
   — Lesquelles ?
  
   — Ce serait trop long à vous expliquer par téléphone, mais je suppose que vous assisterez à mon entrevue avec votre oncle ?
  
   — Oui, bien sûr. Comment ferons-nous pour nous retrouver ?
  
   — Comme vous voudrez.
  
   — Mon oncle habite au boulevard Malesherbes, près de Saint-Augustin. Si vous voulez, je peux passer vous prendre chez vous ? C’est à peine un détour pour moi.
  
   — D’accord. J’en profiterai pour vous montrer mes estampes japonaises !
  
   Il y eut un silence à l’autre bout du fil. Enfin, la jeune femme murmura :
  
   — Vous avez l’humour un peu pesant, François. Je me demande si je ne me suis pas trompée à votre sujet. En tout cas, ne vous méprenez pas, je donnerai un coup de sonnette et je vous attendrai dans ma voiture. À 15 heures, chez vous.
  
   — D’accord, je guetterai votre arrivée. Mais ne soyez pas si susceptible, pour l’amour de Dieu.
  
   Elle raccrocha.
  
   Deux jours plus tard, à l’heure dite, elle vint chercher Coplan. Assise au volant de sa petite Fiat 500 rouge, le buste raide, elle se contenta de lui dire un bref bonjour.
  
   Ils roulaient depuis trois ou quatre minutes lorsqu’elle prononça :
  
   — Vous m’avez donné une bonne leçon, François. J’étais trop sûre de moi, trop orgueilleuse de mes principes de vertu. Après tout, une femme n’est qu’une femme… et je n’ai pas fini de méditer sur ce qui m’est arrivé.
  
   — Pardonnez-moi, Florence, mais je ne sais pas de quoi vous parlez. J’ai promis d’oublier, de passer l’éponge : je tiens parole.
  
   — Oui, opina-t-elle, mélancolique, vous avez raison.
  
   Puis, sans détourner les yeux de sa conduite à travers la circulation assez dense :
  
   — Pour un homme, c’est facile d’oublier. Pour un homme tel que vous, j’entends.
  
   — Je suis un homme comme les autres.
  
   — Justement, non, vous n’êtes pas un homme comme les autres.
  
   — Ah ? Expliquez-moi cela.
  
   — Je me comprends.
  
   Elle n’ouvrit plus la bouche pendant le reste du trajet. Elle était tendue, nerveuse, plutôt malheureuse, semblait-il.
  
   Le professeur Albert Bouchel occupait un vaste appartement situé au premier étage d’un ancien hôtel particulier du boulevard Malesherbes.
  
   Guidé par Florence, Francis fut conduit dans le bureau du maître. À première vue, le luxe de l’appartement était impressionnant. Mais, à y regarder de plus près, les tapis et les peintures donnaient des signes de fatigue.
  
   Quant à la pièce de travail du professeur, Coplan n’en crut pas ses yeux ; de sa vie, il n’avait vu un pareil désordre intellectuel ! Les livres, les brochures, les périodiques, les albums d’art, les magazines provenant de tous les pays, les classeurs et les piles de lettres envahissaient le plus petit espace disponible, y compris les sièges et la moquette.
  
   Enjambant les dossiers et les journaux, Bouchel vint au-devant de son visiteur, la main tendue.
  
   — Soyez le bienvenu, dit-il, chaleureux. Florence m’a parlé de vous et je suis heureux de vous connaître.
  
   À 72 ans, Bouchel était d’une verdeur extraordinaire. Grand, bien bâti, avec un visage rectangulaire un peu lourd mais qui ne manquait pas de noblesse, des cheveux gris mais encore abondants, une voix bien posée, il ne correspondait pas du tout à l’idée qu’on se fait d’un homme de cet âge. Le mot « vieillard » ne s’appliquait pas à son allure à la fois jeune et majestueuse. Derrière ses lunettes à monture d’or, son regard était clair, lumineux, plein d’intelligence et d’esprit.
  
   — Je suis noyé dans les papiers, s’excusa-t-il en débarrassant un fauteuil. Asseyez-vous, cher ami. Vous fumez ?
  
   — Oui, si cela ne vous gêne pas.
  
   — Pas le moins du monde. J’ai des Camel, si vous aimez cela ?
  
   — Merci, je préfère mes Gitanes.
  
   — Eh bien, ne vous en privez pas.
  
   Il s’installa derrière sa table Louis XV, écarta quelques piles de chemises remplies de coupures de presse.
  
   — Florence m’a dit que vous vous intéressiez à la ligue, attaqua-t-il. Je suis enchanté de vous recevoir et j’espère bien que vous serez définitivement des nôtres après notre conversation. Vous êtes, si je ne me trompe, ingénieur ? Vous avez beaucoup voyagé, et la défense des valeurs de l’Occident vous préoccupe depuis plusieurs années ? Est-ce bien cela ?
  
   — Oui.
  
   — Je ne vous cache pas que j’attache beaucoup d’importance au recrutement de membres de votre espèce : jeunes, dynamiques, ayant l’expérience des affaires et des hommes à l’échelle planétaire. J’ai toujours estimé, depuis que j’ai fondé la ligue, que la quantité d’adeptes n’avait aucune signification : c’est la qualité qui compte. Que pensez-vous de notre idéal ?
  
   — Je vais être très franc, et j’espère que vous ne m’en voudrez pas.
  
   — Au contraire.
  
   — Les objectifs de la ligue me paraissent confus, pour ne pas dire troubles. J’ai lu les brochures que Florence m’a remises et… je n’arrive pas à discerner le but essentiel, fondamental, de votre mouvement.
  
   — Vous allez comprendre, j’en suis sûr. Comme vous le savez, les historiens ont été frappés depuis longtemps par un phénomène que certains ont nommé le cycle des civilisations. On peut comparer une civilisation à un organisme vivant : plante ou être humain, peu importe. Il y a la naissance, la jeunesse, l’épanouissement, la vieillesse et la mort. L’étude nous permet de déceler ces phases organiques dans le passé : Phéniciens, Égyptiens, Aztèques, etc. Cette thèse, scientifiquement établie, est-elle irréfutable ? Bien des savants le pensent. Et c’est d’ailleurs sur cette base-là que les prophètes de malheur annoncent la mort de notre civilisation occidentale. À l’appui de leur démonstration, ils stigmatisent les signes de vieillesse, de décrépitude, de mort et de disparition qu’ils distinguent aujourd’hui, chez nous. Je parle de la licence des mœurs, de l’effacement des principes religieux, de la dégradation cérébrale des masses, etc. À titre d’exemple, l’écroulement des empires coloniaux est un signe irrécusable, un symptôme plus exactement, qui s’inscrit dans leur diagnostic général.
  
   Il farfouilla dans les papiers entassés sur sa table, en extirpa un livre qu’il montra à Coplan.
  
   — Vous devez lire cet ouvrage, cher ami. L’Homme Blanc est-il condamné ? (26)
  
   — Je l’ai lu, murmura Francis. Florence me l’a prêté.
  
   — Eh bien, qu’en dites-vous ?
  
   — L’exposé de Denis de Rougemont est remarquable, c’est un fait. Mais s’il suffisait d’écrire une étude sur un problème pour le résoudre, le monde ne serait pas ce qu’il est.
  
   — Très juste, et c’est exactement la raison pour laquelle j’ai fondé la ligue, enchaîna Bouchel avec vivacité. Car, voyez-vous, je pars du principe suivant : si nos prédécesseurs avaient eu conscience de la fragilité de leur civilisation, ils auraient peut-être pu enrayer le processus de mort. Mais, hélas, ils ignoraient ce qui était en train de se passer. Nous, c’est différent : nous voyons le danger qui nous menace, nous voyons les germes de mort qui prolifèrent, nous voyons déjà, béante à nos pieds, la fosse où notre civilisation sera enterrée. Or, moi, je prétends que le salut est possible. Nous sommes malades, nous ne sommes pas moribonds. Nous pouvons guérir et vivre. Si nous le voulons.
  
   — Combien de membres compte-t-elle actuellement, la ligue ?
  
   — Un millier de personnes nous versent une aumône, une centaine de personnes militent avec foi.
  
   Coplan afficha une expression désabusée.
  
   — Si l’Occident compte un milliard d’êtres humains de race blanche, en y incorporant les États-Unis qui sont de la même souche, que pouvez-vous espérer ? Une centaine de ligueurs contre un milliard d’aveugles ! C’est perdu d’avance.
  
   Bouchel, baissant la tête, articula :
  
   — Oui, voilà où nous en sommes. Et alors ? Faut-il renoncer ? La raison et la logique nous le commandent, je l’admets. Pourtant, s’il y avait une autre loi que celle de la raison et de la logique ?
  
   — Une autre loi ? murmura Francis.
  
   — Vous allez me taxer de présomption, mais cela m’est égal. Je veux prendre un exemple concret : Jésus n’avait même pas cent disciples, et son action se poursuit depuis 2 000 ans. Ce n’est ni logique ni raisonnable, mais cela existe.
  
   — Par conséquent, vous voulez créer une mystique ?
  
   — Exactement. Vous avez mis le doigt sur l’essentiel.
  
   — La mystique de l’homme occidental, de l’homme blanc ?
  
   — Oui.
  
   — Vous vous rendez compte que vous commettez le péché de discrimination raciale ?
  
   Un sourire éclaira la face du professeur.
  
   — Le péché suprême, n’est-ce pas ? murmura-t-il. Mais cette objection ne me trouble pas.
  
   Il se leva, alla chercher sur un meuble un curieux objet en bois sculpté et peint, une sorte de statuette d’environ 50 cm de hauteur.
  
   — Regardez, dit-il. Vous n’êtes jamais allé à Angkor ?
  
   — Si, j’y suis allé.
  
   — Ah, très bien. Vous vous souvenez du Bayon, le temple où se dressent tous ces dieux de pierre qui ont quatre visages et qui sont disposés de telle manière que nul point de l’horizon ne peut échapper à l’œil de la divinité (27) ?
  
   — Oui, ce symbolisme m’a beaucoup touché.
  
   — Je me suis inspiré de cette trouvaille pour me confectionner mon image du Créateur. Vous voyez, c’est un dieu à quatre visages : un visage blanc, un visage noir, un visage rouge et un visage jaune. Voilà le Vrai Dieu pour moi.
  
   Coplan était sincèrement épaté.
  
   « Qu’on me pende si cet homme-là est une canaille ! » pensa-t-il spontanément.
  
   Il admira la statuette, la restitua au professeur.
  
   Il y eut un silence. Coplan, du coin de l’œil, aperçut Florence, assise dans un coin de la pièce, qui suivait le dialogue avec une sorte de ferveur mêlée d’angoisse. Comme elle y croyait, elle ! Et comme elle aurait voulu convaincre la nouvelle recrue !
  
   Une inspiration jaillit alors dans le crâne de Francis.
  
   — Votre position est certes solide, dit-il à Bouchel. Mais vous frôlez l’hérésie, convenez-en. Pas sur le plan religieux, mais sur le plan humain. Vous croyez à la supériorité de la race blanche, n’est-ce pas ?
  
   — Mon cher ami, répondit Bouchel, rêveur, dans le domaine qui nous occupe, le mot supériorité n’a aucun sens valable. Je crois à la lucidité, au courage et à la vocation. Je m’explique. Quand je vois un homme dont la peau est noire, je dis qu’il a la peau noire. C’est mal vu par les temps qui courent, mais jamais vous ne me ferez dire qu’un Noir a la peau blanche. Oh, ne souriez pas. Nous en sommes là, cher monsieur Cousin. Et cela aussi, ce refus de la vérité, c’est un signe de décadence. Bref, lucidité, courage : oser dire qu’un Noir est un Noir, et un Jaune un Jaune. Enfin, il y a la vocation : je crois que pendant plusieurs décades encore, l’homme blanc sera supérieur à ses frères humains parce que c’est un état de fait qui découle du passé. Dans un siècle, peut-être avant, les autres races nous auront rattrapés. Tant mieux. Oui, je dis : tant mieux. Car je crois que l’espèce humaine est solidaire. En attendant, je blâme les Blancs qui capitulent par lâcheté, par faiblesse, par démagogie, et qui précipitent les gens de couleur dans des épreuves inhumaines. Les Noirs d’Afrique, ceux que nous avons abandonnés, n’avaient plus souffert depuis un demi-siècle comme ils souffrent maintenant.
  
   — Jusqu’où iriez-vous pour empêcher les Noirs de proclamer leurs revendications à l’égard du colonialisme blanc ? glissa Francis.
  
   Bouchel se calma.
  
   — Comment ? dit-il. Je ne saisis pas le sens de votre question.
  
   — Je précise : iriez-vous jusqu’à commettre, ou à faire commettre des meurtres pour mettre certains fanatiques noirs hors d’état de nuire ? Je dis bien : des meurtres politiques.
  
   Le professeur tombait des nues.
  
   — Quelle étrange question. Mais ce serait exactement l’opposé du but que la ligue s’est donné, voyons, prononça-t-il d’une voix catégorique. Nous nous imposons des devoirs vis-à-vis de nous-mêmes, c’est tout. Et le premier de ces devoirs consiste à respecter les idées, la liberté, la vie d’autrui.
  
   — Et pourtant, articula Coplan, la ligue a non seulement organisé mais accompli au moins deux assassinats dont les victimes étaient des intellectuels noirs.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  
  
   Bouchel, debout près de sa table, avec son étrange statuette en bois peint dans les mains, considéra son visiteur d’un œil un peu incrédule.
  
   — Je ne vois pas de quoi vous parlez, dit-il, mais je crois que je discerne votre pensée.
  
   Il eut un petit rire puéril, alla remettre la statuette sur le meuble où il l’avait prise, revint s’asseoir derrière sa table, ôta ses lunettes pour en essuyer les verres au moyen d’une pochette de linon.
  
   — Vous faites allusion à la responsabilité morale du chef à l’égard des actes commis par ses disciples, n’est-ce pas ? Et vous me prenez pour le Grand Dragon (28) ?
  
   — Pas du tout, je parle de faits concrets, affirma Coplan dont la voix s’était durcie. Des membres de votre ligue, des Français, en relation avec des agents étrangers, ont assassiné des intellectuels noirs qui militaient contre l’Occident. Je peux même vous préciser le nom de votre dernière victime : le publiciste angolais Vasco Luanda. Le nom de celui-ci ne vous est pas inconnu, je suppose ?
  
   — Non, naturellement, j’ai là ses ouvrages de combat. Mais vos paroles me surprennent, je l’avoue. Pour commencer, je ne savais pas que Vasco Luanda avait été assassiné, et pourtant Dieu sait si je me tiens au courant de ces problèmes. Deuxièmement, je vous le répète, je ne comprends pas cette accusation que vous portez contre la ligue, contre moi.
  
   Coplan se leva.
  
   — Je suis persuadé que vous n’êtes pas personnellement en cause, professeur. Et c’est bien pour cela que je prends le risque d’abattre mon jeu. Si je suis ici, j’en demande pardon à Florence, c’est parce que j’ai été chargé d’une mission d’information. Vous vous demanderez sans doute pourquoi moi, simple ingénieur, je m’occupe d’une enquête de ce genre. La raison en est fort simple : le hasard a voulu que je sois le témoin oculaire de l’assassinat commis au Brésil par Marcel Mounot.
  
   Bouchel eut un haut-le-corps et ses joues pâlirent.
  
   — L’assassinat commis au Brésil par Marcel Mounot ? répéta-t-il d’une voix blanche. Vous divaguez, j’espère ?
  
   — Non, malheureusement.
  
   — C’est impossible, décréta fermement Bouchel. Il y a un malentendu quelque part. Je connais bien Marcel Mounot, c’est un garçon admirable et ce que vous dites est très grave.
  
   Il se tourna vers sa nièce :
  
   — Florence, appelle Mounot au téléphone.
  
   Coplan leva la main d’un mouvement rapide.
  
   — Inutile de téléphoner, Mounot est mort depuis plus d’un mois.
  
   Il y eut un silence, un silence qui vibra dans la pièce comme la corde d’un arc trop tendu. Bouchel paraissait assommé, ahuri, décontenancé.
  
   — Mais, voyons, balbutia-t-il, c’est complètement insensé ce que vous racontez là. Mounot est un de mes principaux collaborateurs. Il dirige notre agence de tourisme, et j’aurais été le premier informé de son décès.
  
   — Sa mort n’a pas été divulguée par ordre de l’ambassade de France au Brésil, révéla Coplan sur un ton sec.
  
   Bouchel secoua la tête.
  
   — Je ne vous crois pas, dit-il, brusquement vindicatif. Je ne sais pas où vous voulez en venir ni ce que vos déclarations aberrantes signifient, mais je ne vous crois pas.
  
   D’un geste irrité, il décrocha le téléphone posé sur le coin de sa table, forma nerveusement un numéro.
  
   — Agence Européenne ? jeta-t-il. Passez-moi monsieur Mounot, c’est le professeur Bouchel à l’appareil.
  
   — En voyage en Amérique du Sud ? Mais depuis quand ?
  
   — Comment cela, sans nouvelles ? Mais ça ne tient pas debout. Passez-moi Paretti.
  
   — Bon, où peut-on le joindre ?
  
   — Bien, qu’il me téléphone dès qu’il rentrera, ordonna Bouchel.
  
   Il enfonça d’un doigt sec la fourche de l’appareil, composa aussitôt un autre numéro.
  
   — Voulez-vous me passer maître Salvenne pour le professeur Bouchel ? Ah, bonjour, Philippe. Dites-moi, Paretti n’est pas chez vous ? Oui, c’est urgent.
  
   Figurez-vous que je suis bouleversé : on vient de m’apprendre la mort de Marcel Mounot.
  
   — Non, c’est toute une histoire et je ne peux pas vous parler de cela au téléphone. Paretti ne vous a rien dit ? Évidemment… Oui, faites cela… Je vous verrai plus tard.
  
   Il raccrocha, dévisagea Coplan :
  
   — Personne n’est au courant de rien… Ce qui est certain, c’est que Mounot n’est pas rentré de voyage.
  
   — Et pour cause, ponctua Francis. Je vous répète que j’ai vu mourir Marcel Mounot presque sous mes yeux.
  
   — J’aurai des informations plus complètes dès que j’aurai vu le comptable de l’agence. Il est absent pour le moment, mais mon homme d’affaires pense pouvoir le toucher en fin de journée.
  
   Coplan, qui avait bien en mémoire le dossier de l’affaire, questionna :
  
   — C’est monsieur Paretti, le comptable, qui remplace Mounot lorsque celui-ci est en voyage ?
  
   — Oui, c’est un homme très dévoué. Il consacre une grande partie de son temps à la ligue, et tout à fait bénévolement.
  
   — Il n’est pas appointé ?
  
   — Non. Il est invalide de guerre à cent pour cent et sa pension lui suffit. C’est un patriote exemplaire.
  
   — J’aimerais être présent lorsqu’il viendra ici. Voulez-vous me prévenir par téléphone ?
  
   — Euh… Oui, bien sûr, mais pourquoi ?
  
   — Florence vous donnera mon numéro.
  
   — De toute manière, si on ne réussit pas à le contacter dans le courant de l’après-midi, nous le verrons lundi au plus tard. Demain, il doit se rendre en province pour préparer le premier colloque de la ligue.
  
   — Vous organisez des colloques en province ?
  
   — Oui, mais seulement pour nos membres les plus actifs et uniquement pendant la belle saison, de Pâques à fin août. Nous disposons d’un modeste ermitage situé dans la campagne, à dix kilomètres de Forges-les-Eaux, et nous…
  
   — C’est une propriété qui appartient à la ligue ? coupa Coplan sans montrer à quel point la mention de Forges-les-Eaux l’intéressait.
  
   — Non, c’est la maison de campagne d’un ami de jeunesse, un diplomate en poste à l’O.N.U. Il nous la prête à titre gracieux.
  
   — Je vois. Je ne peux malheureusement pas prolonger cet entretien, mais j’attendrai votre coup de téléphone. Dans la mesure du possible, n’ébruitez pas encore la mort de Mounot. L’affaire aura des développements ultérieurs, je le crains, et une certaine discrétion me paraît opportune, aussi bien pour vous que pour moi.
  
   De l’appartement de la rue Raynouard, Coplan appela immédiatement Tourain.
  
   — Coplan, salut commissaire. Dites-moi, je suis à Raynouard, est-ce que Paretti est toujours sous contrôle ? Ben oui, quoi ! Je n’en connais pas d’autre : le comptable de l’agence de tourisme de Mounot.
  
   — Hé là ! Vous me paraissez bien survolté, maugréa Tourain. Et alors ?
  
   — Je crois qu’il y a une amorce très sérieuse de ce côté-là. Non seulement ce Paretti joue un rôle plus important qu’on ne le pensait, mais il va fréquemment à Forges-les-Eaux.
  
   — C’est faux, éructa le policier. Depuis qu’on le surveille, il n’a jamais mis les pieds dans ce patelin.
  
   — D’accord, j’oublie de vous préciser qu’il n’y va que pendant les beaux jours, de Pâques à fin août.
  
   — D’où tenez-vous ce tuyau ?
  
   — De Bouchel, le patron de la ligue.
  
   — Vous l’avez rencontré ?
  
   — Oui, et j’ai mis les pieds dans le plat.
  
   — Bon, et après ?
  
   — À mon avis, Bouchel est innocent. C’est quelqu’un de son entourage qui exploite son honorabilité. Et j’ai bien l’impression que Paretti connaît le fin mot de l’histoire. Pouvez-vous me le repérer ?
  
   — C’est l’affaire d’un quart d’heure, le temps de contacter mes gars.
  
   — Allez-y, et rappelez-moi.
  
   — O.K.
  
   Vingt minutes plus tard, Tourain rappelait.
  
   — Nous jouons de malchance, Coplan, annonça-t-il sur un ton plutôt penaud. Mes gars ont perdu le contact, figurez-vous. Le Paretti leur a fait le coup des Galeries Lafayette.
  
   — Vos gars sont des c… ! explosa Coplan, furieux.
  
   — Mettez-vous à leur place. Ils ne pouvaient pas prévoir que ce zouave allait leur faire une vacherie, vu qu’il avait toujours été régulier.
  
   — Eh bien, tant pis, soupira Francis. Faites-moi signe dès que vous l’aurez retrouvé.
  
   — Entendu.
  
   Vers sept heures du soir, Coplan, las de patienter, téléphona au professeur Bouchel. Celui-ci répondit :
  
   — Non, je n’ai aucune nouvelle de Paretti. Mais soyez assuré que j’en aurai lundi.
  
   — Bon, n’oubliez pas de me convoquer aussitôt.
  
   — Comptez sur moi.
  
   Le lundi, vers 15 heures, Coplan appela derechef le fondateur de la LIDACO. Le professeur était dans tous ses états.
  
   — C’est extraordinaire, dit-il, mais je suis toujours sans nouvelles. Paretti n’a pas donné signe de vie.
  
   — Pouvez-vous me dire où se trouve cet ermitage qui abrite vos colloques ?
  
   — Oui, évidemment. La maison est située sur le territoire de la commune de Neuf-Marché. Je ne sais pas si vous connaissez cette localité ? Sur la Nationale 15.
  
   — Attendez, c’est dans les parages de Goumay-en-Bray ?
  
   — Oui, à sept ou huit kilomètres. Il y a un restaurant célèbre, André de Lyon, qui a même une étoile au Michelin.
  
   — J’y suis, en effet.
  
   — A Neuf-Marché, vous prenez sur Saint-Germer, vous faites environ deux kilomètres et vous prenez une route de campagne sur votre droite. C’est une jolie fermette avec un toit de chaume. Elle se nomme « La Doucette ». Mais pourquoi me demandez-vous ces renseignements ?
  
   — Paretti est peut-être là-bas, non ?
  
   — Sûrement pas ! Mon ami Philippe Salvenne l’a eu au bout du fil dimanche matin et l’a prié de venir me voir avant d’aller à l’ermitage.
  
   — Paretti n’a pas de famille ?
  
   — Non, et il n’est pas chez lui.
  
   — Bon, attendons qu’il se manifeste, conclut Coplan.
  
   Mais ce n’était là qu’une figure de style, car Francis, habité par un curieux pressentiment, alerta instantanément le commissaire Tourain.
  
   — Je passe vous prendre, lança-t-il dans le téléphone. Nous allons faire un saut du côté de Forges-les-Eaux. D’accord ?
  
   — Si vous y tenez, accepta le policier, philosophe.
  
   Lorsque la voiture de Coplan s’arrêta devant le portail blanc de la maison de campagne baptisée la Doucette, la montre du tableau de bord de la voiture indiquait 18 heures moins cinq.
  
   Coplan et le commissaire débarquèrent, poussèrent la barrière de bois, foulèrent le sentier de gravier.
  
   Tourain chuchota :
  
   — Il y a quelqu’un dans la bicoque, la lumière est allumée.
  
   — Tant mieux, acquiesça Francis en tirant sur la chaînette de la cloche qui faisait office de sonnerie.
  
   Deux minutes s’écoulèrent. Coplan secoua plus énergiquement la clochette.
  
   Pas de réaction.
  
   — Ils sont sourds là-dedans, maugréa Tourain. Allons-y.
  
   Le vantail du petit perron n’était pas fermé à clé.
  
   Ils débouchèrent dans un hall étroit, aux murs chaulés. Poussant une autre porte, le policier s’arrêta net : dans la salle de séjour rustique, près de l’âtre, Paretti, tassé dans un profond fauteuil campagnard, dormait.
  
   En fait, il dormait pour l’éternité. Son visage était cadavérique, ses yeux grands ouverts étaient révulsés.
  
   — Merde, laissa tomber le policier, impressionné, c’est la meilleure !
  
   Dans l’âtre, des cendres noires attestaient que des piles de dossiers avaient été brûlées. Sur la cheminée, bien en évidence, il y avait trois enveloppes blanches. La première était adressée au professeur Bouchel, la deuxième au brigadier-chef de la gendramerie de Neuf-Marché, la troisième à « Monsieur le Procureur de la République, à Paris ».
  
   Les trois missives étaient scellées à la cire rouge.
  
   Coplan hésita, regarda le commissaire. Tourain grommela d’une voix rogue :
  
   — Nous n’avons pas le choix. Laissons celle qui est destinée à la gendarmerie et raflons les deux autres.
  
   Paretti, qui s’était suicidé en absorbant une quantité bien calculée de comprimés à base de barbituriques, avait passé sa nuit à rédiger une confession complète à l’intention du Procureur de la République.
  
   Dans cet ultime écrit, il revendiquait la pleine et totale responsabilité des actes commis par trois de ses jeunes camarades de la ligue : un certain Gustave Ledeker, d’origine belge ; le nommé Thierry de Rouzac, et enfin Marcel Mounot. Il reconnaissait avoir endoctriné ces trois jeunes hommes, et il reconnaissait qu’il était également responsable de leur mort prématurée.
  
   « La passion m’a aveuglé, écrivait-il. Maintenant, j’ai compris ma faute et je comprends pourquoi Dieu m’a châtié. Mes rêves avaient leur source dans l’orgueil. J’en demande pardon au professeur Bouchel qui nous a toujours enseigné la charité. Par excès de zèle, j’ai fait du tort à notre idéal… »
  
   Suivaient d’autres révélations, dont certaines avaient trait au trafic d’armes, aux relations avec les organisations extrémistes étrangères, aux multiples actions menées sous le couvert de l’agence de tourisme.
  
   Parmi ces révélations, un long paragraphe fit grimacer Coplan et Tourain.
  
   Dans les lignes en question, l’ancien officier expliquait, avec la froide sérénité de celui qui a décidé de mourir, que c’était à son instigation que l’ancien légionnaire Ledeker avait assassiné, au cours d’une plongée sous-marine, en vacances, le propre fils de Bouchel. La raison de ce meurtre ? Une affaire d’argent. La femme de Bouchel, atteinte d’un cancer, était condamnée par les médecins. Or, c’était elle qui était riche. Et sa fortune serait allée au fils Bouchel, ce qui coupait automatiquement tous les moyens financiers de la ligue. Quant à Ledeker, il avait trouvé la mort aux États-Unis, lors d’une émeute qui avait eu lieu entre Blancs et Noirs, à Winona, dans l’État du Mississippi.
  
   Le commissaire grommela entre ses dents :
  
   — Je me trompe peut-être, mais je crois que votre directeur sera d’avis que ce testament doit être brûlé le plus vite possible, vous ne croyez pas ?
  
   — C’est en tout cas mon avis, dit Coplan. Mais c’est le Vieux qui décidera.
  
   *
  
   * *
  
   Les documents accusateurs trouvés chez Paretti éclairaient d’une lumière étrange la personnalité secrète de l’ancien officier.
  
   Trois passages de son journal intime retinrent, entre autres, l’attention du directeur du S.D.E.C.
  
   « Il faut sans cesse reprendre toutes les données de la Création à partir du point Alpha, qui est Dieu, pour rejoindre le point Oméga, qui est la vision du TOUT.
  
   « Cette tâche, toujours inachevée, c’est la mission de l’homme blanc. »
  
   « Le professeur a de nouveau parlé, au colloque d’hier, de l’efficacité de la non-violence. Je me sens de moins en moins d’accord avec lui sur ce point. Pour moi, les idées qui ne dépassent pas le stade verbal sont des idées stériles. La foi véritable demande le combat réel, l’action concrète, la lutte qui engage l’être tout entier, c ‘est-à-dire la lutte armée.
  
   « Ni l’Occident ni la civilisation, ni même l’espèce humaine ne seront sauvés par des hommes qui se contentent d’échanger des vues sur les graves problèmes de l’avenir.
  
   « Après le colloque, j’ai longuement parlé de ce problème avec Marcel. Il partage mon point de vue et il me confirme que s’il devait limiter son engagement à des discussions académiques, il préférerait démissionner. »
  
   « Au fond, le professeur n’ose pas aller jusqu’au bout de sa pensée. C’est un lâche, comme les autres. Tôt ou tard, je serai obligé d’agir contre lui, comme je l’ai fait quand j’ai organisé l’action de Ledeker. »
  
   « Nous sommes des soldats. Et il faut livrer les batailles là où elles doivent être livrées, avec les moyens dont on dispose. Jésus a prouvé, sur la Croix, que la mort elle-même fait partie intégrante d’un engagement et qu’elle est un signe de victoire, non de défaite. »
  
   « Pour nous, il y a un patriotisme qui ne se limite pas à la France. Les vrais militants, d’où qu’ils soient, ont toujours compris cela. Trahir sa patrie n’est pas une trahison quand il s’agit du salut de toutes les patries. »
  
   « Le professeur ne peut pas comprendre cela. Mais nous, qui sommes éclairés, ne pouvons pas nous laisser brider par sa vision étriquée. À chacun son devoir. Les leçons les plus difficiles s’adressent toujours aux élèves les plus intelligents. »
  
   « Dans moins de cinquante ans, la population du globe aura doublé. Nous serons six milliards d’êtres humains sur la planète, et sur ces six milliards le pourcentage des peuples pauvres, sous-développé, sous-alimentés, aura dépassé le chiffre terrifiant de 80 %.
  
   « La violence actuelle de ces peuples défavorisés n’est rien à côté de ce qu’elle sera à ce moment-là.
  
   « Il faut oser regarder ce problème en face.
  
   « Si l’homme blanc n’organise pas dès maintenant sa défense, il sera balayé, massacré, emporté par la vague des pauvres en révolte.
  
   « Lorsque Marcel aura accompli les tâches les plus urgentes auxquelles il se consacre actuellement, c’est lui qui prendra la direction de la ligue (29). »
  
   En vérité, ce n’est pas le Vieux qui prit les initiatives importantes dans cette affaire. Les ordres émanèrent des instances supérieures.
  
   Le prestige de la France et la raison d’État exigeaient le black-out intégral.
  
   Coplan, Tourain, le Vieux et Bouchel (ce dernier ayant été discrètement mis au courant) acceptèrent cette décision avec soulagement.
  
   Le Vieux annonça à Coplan :
  
   — Vous irez à Washington et vous rencontrerez le général O’Hara. Vous lui ferez un rapport verbal, sans plus. Il comprendra, j’en suis sûr. Expliquez-lui bien que Paretti avait dû quitter l’armée pour des raisons de santé : un traumatisme crânien qui avait quelque peu dérangé ses facultés. Emmenez la photocopie des conclusions médicales de l’époque. Ce sera une preuve.
  
   — D’accord, acquiesça Coplan.
  
   Mais avant de quitter le siège du S.D.E.C., Francis passa par le bureau de Rousseaux, chef administratif du Service.
  
   — J’ai une question à vous poser. Rousseaux. Le mot de passe que vous m’aviez adressé à Bogota, il y a un mois, c’est vous qui l’aviez inventé ?
  
   — Je n’invente jamais rien, bougonna Rousseaux.
  
   — Cela vous embêterait de me donner la référence ?
  
   — Non, pas du tout. Attendez que je consulte mes tablettes.
  
   Il alla vers un fichier, retira un des cartons rangés dans le classeur.
  
   — À quoi reconnaissons-nous un être vivant que nous ne connaissons pas ? lut-il. C’est bien ça ?
  
   — Oui.
  
   — C’est de Paul Claudel. C’est tiré de la Correspondance avec André Gide. Pourquoi me demandez-vous cela ?
  
   — J’avais promis à la petite Langon de l’éclairer à ce sujet. Comme elle est bachelière, ça l’intriguait.
  
   Rousseaux haussa les épaules, marmonna :
  
   — Vous avez parfois des idées bizarres, Coplan.
  
   — J’adore tenir mes promesses, dit Francis en souriant. Ça me donne l’impression d’être quelqu’un de bien.
  
   — Pour compenser toutes les fois où vous vous conduisez comme un voyou ? glissa Rousseaux, ironique.
  
  
  
   FIN
  
  
  
   (1) Voir « Barrage à Bogota » même auteur
  
   (2) Voir « Les mains libres », même auteur.
  
   (3) Service de Documentation Extérieure et de Contre-espionnage. Un des organismes français de renseignement.
  
   (4) En jargon des services spéciaux, on appelle « objectif » le ou les personnages qui font l’objet principal d’une mission.
  
   (5) Favelas : tel est le nom local des nombreux bidonvilles accrochés aux flancs des collines qui se dressent dans la périphérie de Rio.
  
   (6) C.I.A. : Central Intelligence Agency. Service de renseignement des U.S.A.
  
   (7) Natif de Rio de Janeiro.
  
   (8) On nomme ainsi les vieux Etats du Sud où les rapports entre Blancs et Noirs ont peu évolué, malgré les lois antiségrégationnistes.
  
   (9) A.P.P. : Alianza para et Progreso. Fondée à l’instigation du président Kennedy, l’Alliance pour le Progrès groupe dix-neuf Etats latino-américains et les U.S.A. Le but de cette institution est d’améliorer la productivité et le rendement économique des pays d’Amérique du Sud, et par là même la prospérité sociale de ces pays.
  
   (10) Viande de bœuf grillée.
  
   (11) Attention Attention !
  
   (12) Le Vieux fait allusion ici à une très grave affaire qui a opposé Coplan aux services spéciaux britanniques. Voir « F.X. 18 doit sauter », même auteur, même éditeur.
  
   (13) Malcolm X : Le plus célèbre et le plus violent des militants noirs américains, chef de file du mouvement des Black Muslims, auteur de l’ouvrage : « Le Pouvoir noir ». Assassiné en 1964.
  
   (14) Les Renseignements Généraux, une des Directions Actives de la Sûreté Nationale, comprennent douze sections et centralisent toutes les informations qui intéressent ou peuvent intéresser la police, y compris les informations politiques ou de caractère privé. Tout individu qui réside sur le territoire français peut être fiché aux R.G. pour l’une ou l’autre raison.
  
   (15) La grille est un ensemble de mesures de surveillance, de filatures, d’enquêtes, de vérifications, de contrôle de courrier, d’écoutes, etc.
  
   (16) Direction de la Surveillance du Territoire. Fait partie de la Sûreté Nationale et s’occupe notamment du contre-espionnage en territoire français.
  
   (17) Paul Valéry : « La soirée avec M. Teste. »
  
   (18) Voir : Coplan brouille les cartes », même auteur, même éditeur.
  
   (19) Le mot d’ordre « Black Power » – Pouvoir Noir – a été adopté par toutes les organisations noires des U.S.A.
  
   (20) Loop : Textuellement, la boucle. – Quartier central du commerce et des affaires, délimité par le métro aérien. Cette surface relativement réduite présente la plus forte concentration mondiale d’organismes financiers, industriels, commerciaux et économiques.
  
   (21) Ne bougez pas !
  
   (22) Voir « Dossier dynamite » même auteur, même éditeur.
  
   (23) Office of Spécial Investigation Organisme qui dépend des autorités militaires.
  
   (24) Association de patriotes américains résolus à sauver leur pays du complot communiste en répondant à la subversion par la subversion.
  
   (25) F.B.I. (Fédéral Bureau of Investigations). Organisation fédérale policière des États-Unis. Le contre-espionnage sur le territoire national est de son ressort, mais il comporte aussi des services opérant à l’étranger.
  
   (26) Ed. Hachette. Collection « L’Avenir de notre vie ».
  
   (27) Le Bayon est un des nombreux temples du site d’Angkor Vat, au Cambodge.
  
   (28) Grade élevé dans la hiérarchie du Ku Klux Klan
  
   (29) Passage écrit à l’encre rouge par Paretti.
  
  
  
  
  
   COPLAN DANS LE LABYRINTE
  
  
  
   On avait l’impression que toute la ville oscillait au rythme de la samba ! Le Carnaval de Rio est une folie, un déferlement prodigieux de couleurs, de musique, de danses… Les joueurs de tam-tam paraissaient ivres ou fous !
  
   Soudain, l’un des danseurs, un grand costaud à la peau très noire, déguisé en sorcier africain, lâcha un cri, tituba, tomba sur les genoux. Non loin de là, la lame d’un poignard scintilla et un autre danseur s’effondra. Les tambours et les trompettes couvrirent de leur infernal vacarme les gémissements d’agonie des deux blessés.
  
   Une femme se mit brusquement à pousser des glapissements suraigus, des gamines épouvantées s’enfuirent.
  
   Deux limousines noires de la police municipale arrivèrent dans le concert lugubre des sirènes. Les flics débarquèrent matraque au poing.
  
  
  
  
  
 Ваша оценка:

Связаться с программистом сайта.

Новые книги авторов СИ, вышедшие из печати:
О.Болдырева "Крадуш. Чужие души" М.Николаев "Вторжение на Землю"

Как попасть в этoт список

Кожевенное мастерство | Сайт "Художники" | Доска об'явлений "Книги"