Soucieux, l’air mécontent, le Vieux jeta un coup d’œil à la pendule ancienne qui trônait sur la cheminée puis, tout en refermant de la main gauche un dossier, il compara l’heure avec celle qu’indiquait la montre logée dans son gousset.
A deux minutes près, les temps concordaient: il était cinq heures dix. Et Coplan ne se manifestait toujours pas.
Le directeur du S.D.E.C. posa l’index sur une des manettes de l’interphone.
- Pontvallain ! Venez dans mon bureau.
Il relâcha le contact sans attendre la réponse, déplaça sans raison plusieurs objets qui se trouvaient sur sa table, tâta machinalement les poches latérales de son veston.
Son adjoint apparut. C’était un homme massif aux traits énergiques, aux cheveux taillés en brosse.
Le Vieux darda sur lui un regard aigu et demanda:
- Comment se fait-il que Coplan ne soit pas encore ici ? Vous l’avez bien convoqué pour trois heures, j’espère ?
Une ombre d’étonnement embruma les yeux clairs de Pontvallain.
- Il n’est pas encore là ? Mais bien sûr que je l’ai convoqué ! J’ai expédié un pneu, hier après-midi, à son domicile...
- Auparavant, n’avait-il pas laissé entendre qu’il songeait à s'éloigner de Paris ?
Pontvallain eut un signe de tête négatif.
- S’il avait exprimé cette intention, assura-t-il, je l’aurais prié de garder le contact, ou de nous donner une adresse où nous pouvions le joindre en cas de nécessité.
Le Vieux se pétrit la joue.
- Enfin, il sait qu’il n’a pas à passer la nuit dehors quand il est en instance d’affectation, bougonna-t-il sur un ton d’impatience. Qu’est-ce qu’il fabrique ?
- Effectivement, ce n’est pas dans ses habitudes d’être en retard ou de faire le mort, admit Pontvallain, ennuyé. S’il ne se présente pas, c’est qu’il en est empêché par une raison majeure...
- Dans ce cas, il aurait pu s’excuser par téléphone, répliqua le Vieux, dont la sécheresse masquait un début d’appréhension. Je n’aime pas beaucoup ça... Pourriez-vous envoyer quelqu’un chez lui ?
- Certainement. Avant de venir ici, j’étais en conversation avec son ami Legay, qui est tout désigné si vous n’avez pas besoin de lui.
- D’accord. Qu’il y aille tout de suite.
Pontvallain acquiesça et regagna son bureau. Legay, pour tuer le temps, soufflait des ronds de fumée.
- Coplan devrait être ici depuis plus de deux heures et il ne donne pas signe de vie, lui apprit l’adjoint du Vieux. Vous n’avez pas idée de l’endroit où il pourrait être ?
Le petit front têtu de Jean Legay se plissa. Il dissipa de la main un anneau de fumée particulièrement réussi, regarda son interlocuteur.
- Il doit se balader dans Paris, supposa-t-il. A moins que...
Son expression ambiguë, vaguement égrillarde, fit dire à Pontvallain:
- Non. Vous le savez aussi bien que moi : Francis n’est pas l’homme à se dérober à une convocation pour une raison pareille. En outre, il y a plus de vingt-quatre heures que le message a dû lui parvenir. Faites donc un saut à son domicile, rue Vivienne.
Legay se rembrunit.
- Ah ? fit-il. Pensez-vous que ce soit indispensable ?
Du pouce, Pontvallain montra le bureau voisin et murmura :
- Ordre du Vieux. Il juge insolite l’absence de Francis.
- Bon, j’y vais, dit Legay, comme mû par un ressort. Si je le découvre, je le ferai rappliquer le plus vite possible, sinon ça risque de barder pour son matricule, hein ?
- Il n’y coupera pas, de toute manière, confia Pontvallain.
Legay s’éclipsa. Quand il déboucha sur le boulevard, il héla un taxi. C’était le moment où la circulation devient plus difficile, et la voiture mit une vingtaine de minutes pour atteindre la Bourse.
Legay gravit quatre à quatre l’escalier de l’immeuble où Coplan habitait depuis quinze ans. Il y était venu plusieurs fois et connaissait la maison. Au troisième, il appuya sur le bouton de sonnerie : une brève-une longue-une brève.
La porte de l’appartement ne tarda pas à s’ouvrir.
- Bonjour, Émilie, dit Legay à la gouvernante, une femme paisible aux approches de la cinquantaine. Est-ce que Francis est là ?
- Non, mon bon monsieur, répondit Émilie en s’écartant pour faire entrer le visiteur. Il est parti depuis hier midi.
Arrivé dans le living, Legay se tourna vers l’avenante quinquagénaire. Elle arborait un visage souriant, plein de sympathie pour l’ami de son maître.
- Et où est-il allé ? s’enquit Legay, surpris.
Émilie baissa les yeux.
- Ça, vous savez... Quand c’est pour son travail, il ne me le dit jamais, murmura-t-elle avec un air de complicité. Mais asseyez-vous. Vous boirez bien quelque chose ?
Legay, masquant sa contrariété, se laissa choir dans un fauteuil.
- Ma foi, ce n’est pas de refus, accepta-t-il. Dois-je comprendre que Francis a quitté Paris, et qu’il a emporté des bagages ?
Tout en allant chercher une bouteille de whisky, un verre, un siphon et des glaçons, Émilie lui lança :
- Oui, mais pas pour longtemps. Il a pris sa voiture et il n’a mis dans sa valise que du linge pour moins d’une semaine.
Alors, pourquoi diable n’en avait-il pas informé le Patron ?
Legay alluma une Gauloise. Il ne tenait pas à inquiéter la gouvernante mais voulait tirer cette histoire au clair.
Émilie revint avec un plateau, le déposa sur un guéridon placé près du fauteuil du visiteur.
- Je vous laisse préparer la mixture, lui dit-elle familièrement. Ainsi, vous auriez aimé voir M. Francis?
- Eh oui... C’était prévu, Ne vous a-t-il pas remis un mot pour moi ?
- Non, mais ça ne doit pas vous étonner. Il est parti d’une manière tellement précipitée... Il a pris subitement sa décision car, quand je suis arrivée le matin à huit heures, il ne m’a pas parlé de voyage.
En mouillant son whisky d’un jet de siphon, Legay marmonna :
- N’aurait-il pas pris le chemin de sa maison de campagne, dans la Sarthe, par hasard ?
Émilie ouvrit des yeux ronds.
- Sûrement pas, protesta-t-elle. II m’aurait emmenée. Comment voulez-vous qu’il se débrouille tout seul à Beauvoir ?
Legay ne jugea pas utile de souligner que Francis se débrouillait fort bien dans des situations pires que celle-là...
Comme bien des gars du Service, Coplan pouvait avoir eu l’envie soudaine de plaquer tout, de ne plus voir personne, de s’isoler dans la nature. Cela se produisait parfois, après une mission qui avait été meurtrière.
Feignant pourtant de croire Émilie, Legay déclara :
- Alors, il a dû recevoir des ordres par téléphone.
- Le téléphone n’a pas sonné de toute la matinée, objecta la brave femme. Je le sais car je n’ai pas quitté l’appartement : j’avais fait mes courses la veille.
Perplexe, Legay se gratta la tête.
- A quel moment le facteur apporte-t-il le courrier?
- Aux environs de 10 heures.
Après ces mots, Émilie ajouta :
- Oui, au fond... Ce doit être une des lettres qu’il a reçues qui l’a incité à se mettre en route. C’est souvent comme ça, dans votre métier, n’est-ce pas ?
- Très souvent, assura Legay, de plus en plus embêté.
L’hypothèse d’une fugue sentimentale de plusieurs jours ne cadrait pas avec le caractère de Coplan. Et si une affaire privée, urgente, l’avait contraint à se rendre en province, il n’aurait pas négligé d’en aviser le Vieux. Donc, il y avait anguille sous roche, côté business. Cela modifiait l’aspect de la question.
- Dites-moi, Émilie : s'est-il muni de son passeport ?
- Attendez une seconde, je vais voir.
La gouvernante s’en fut dans le cabinet de travail de Coplan. Legay l’entendit ouvrir un tiroir, puis le repousser. Elle revint.
- Son passeport n’est pas là, mais il a laissé son affreux pistolet à la crosse de bois, révéla-t-elle, épanouie.
Legay avala d’un trait le contenu de son verre.
- Tant pis, dit-il après avoir repris haleine. J’espère être encore à Paris quand Francis reviendra. Signalez-lui que, moi, je n’avais pas oublié le rendez-vous. Qu’il me fasse signe.
- Je n’y manquerai pas, M. Legay, promit Émilie. Mais peut-être vous écrira-t-il entre-temps...
Il fit semblant d’y croire et s’esquiva.
- Eh bien ? questionna le Vieux, le sourcil en bataille, lorsque Legay eut pénétré dans son bureau.
- Il s’est absenté pour quelques jours, m’a dit sa gouvernante, mais elle s’imagine que c’est pour un motif professionnel. Il a quitté son appartement hier midi.
Le Vieux se renfrogna.
- Il est culotté, maugréa-t-il. C’est de l’insubordination caractérisée... Ça pourrait lui coûter cher.
Puis, intrigué, il reprit :
- Comme je connais le lascar, il doit avoir une raison valable, vraie ou fausse, qui lui évitera des sanctions, mais dont il ne m’a pas fait part avant de mettre son projet à exécution de crainte que je ne m’y oppose.
Legay ne pipa mot.
- Savez-vous quel moyen de transport il a emprunté ? s’enquit son chef.
- Il est parti dans sa voiture personnelle.
Pour une fois, le Vieux était embarrassé. Ses mains tavelées s’emparèrent d’une règle qu’il tenta de plier.
- Je ne peux quand même pas lancer la gendarmerie à ses trousses, grommela-t-il. Nous aurions bonne mine, au S.D.E.C. !
- J’ai l’impression que le plus sage serait d’attendre que Coplan revienne en surface, hasarda Legay.
Il s’éclaircit la voix et enchaîna :
- A moins que vous le soupçonniez d’avoir pris un risque... inconsidéré.
Le Vieux médita tout en continuant de jouer avec sa règle. Il essaya de relier cette fugue à une mission récente qu’avait accomplie son meilleur agent.
Si quelque chose, de n’importe quelle nature, était resté en suspens, Coplan était bien capable de régler le problème en dehors des voies administratives normales, son indépendance de caractère l’ayant maintes fois induit à commettre des actes pour le moins discutables.
Ne parvenant pas à découvrir une corrélation possible entre le départ inopiné de Coplan et son dernier rapport (qui avait trait à une mission en Pologne), le Vieux déclara :
- Je lui accorde encore 48 heures. Après, je serai obligé de mobiliser la D.S.T. pour qu’on retrouve sa piste. Mais si je suis contraint de recourir à cette extrémité, je vous promets que ça chauffera.
Insidieux, il glissa :
- Si par hasard vous étiez de mèche avec lui, prévenez-le.
- Je vous jure qu’il n’en est rien, protesta Legay. Et pour ne rien vous cacher, cette histoire m’ennuie autant que vous, à telle enseigne que j’ai bien l’envie de poursuivre mes investigations à titre privé.
- Vous n’en aurez pas l’occasion, répliqua le Vieux. C’est vous qui allez le remplacer dans la tâche que je comptais lui confier. Elle ne souffre aucun retard. Il s’agit de repérer l’endroit où les Américains ont inhumé un cadavre à Saint-Domingue, pendant les troubles de l’an dernier.
En ce moment même, alors qu’à Paris les gens se préparaient à dîner, pour Coplan il n’était pas loin de deux heures de la nuit.
Il se trouvait devant l’entrée d’un modeste bungalow de la banlieue sud de New Delhi, aux Indes, et, s’étant retourné à demi pour jeter un coup d’œil dans la direction d’où il venait, il appuya l’index sur le bouton de sonnerie.
La porte s’ouvrit très vite. L’homme qui se tenait dans l’entrebâillement acheva d’écarter l’huis lorsqu’il eut reconnu son visiteur.
Francis pénétra dans la demeure. Kattenhorst repoussa le battant, le verrouilla, puis il étreignit avec chaleur la main de l’agent français.
Coplan posa sur son hôte un regard observateur. Il y avait à peine un an qu’il avait vu Kattenhorst pour la dernière fois et celui-ci semblait avoir vieilli de dix années.
- J’ai peut-être agi avec un peu de désinvolture vis-à-vis de mes devoirs professionnels, mais je vous devais bien ça, dit Francis en accompagnant son hôte dans la salle de séjour. La chance a voulu que je sois chez moi quand votre missive est arrivée... Et que j’étais momentanément disponible.
- Oui, c’est vraiment un coup de chance, renchérit l’ex-officier allemand. Je n’osais pas espérer que vous pourriez vous rendre libre aussi promptement. Êtes-vous venu par Air-France ?
Il était en robe de chambre. Son col de pyjama, large ouvert, laissait voir un cou décharné avec une pomme d’Adam proéminente. Son front plus dégarni, ses sourcils blancs, ses yeux ternes et le voûtement de sa taille avaient considérablement amoindri son ancienne prestance.
- Non, dit Coplan, en réponse à sa question. Tant pour des raisons de convenance personnelle que par désir d’arriver ici rapidement, je n’ai pas attendu le prochain départ d’Air-France. Je suis allé en voiture jusqu’à Francfort, et là j’ai pris un avion de la BOAC. Mais que se passe-t-il ?
Tous deux s’assirent dans des fauteuils. Kattenhorst, comme pris de court par cette visite nocturne, se passa la main sur le front.
- Vous avez sûrement interprété ma lettre comme un appel au secours ? émit-il avec un sourire contraint. En fait, ce n’en était pas un. Néanmoins, vous pensez bien que je ne vous ai pas fait accomplir un voyage de dix mille kilomètres sans motif sérieux. Figurez-vous, Coplan, que j’ai l’intention de vous léguer toute ma fortune.
Francis écarquilla les yeux.
- A moi ? fit-il, médusé. Quelle singulière idée ! Et pourquoi ?
Kattenhorst croisa sur son ventre ses mains amaigries. Il dirigea sur Francis un regard fatigué, éclairé d’une lueur de sympathie et, aussi, d’un rien de malice.
- Je suis seul au monde, avoua-t-il. Parmi tous les gens que j’ai connus, vous êtes le seul qui m’ayez inspiré... quelque chose qui ressemble à de l’affection. Et cela depuis le jour où je vous avais soumis à un interrogatoire, quand vous étiez encore un gamin. Vous aviez seize ans, à l’époque, si je me souviens bien.
- Et depuis, nous nous sommes maintes fois bagarrés, durement dans certains cas, rappela Francis, les traits détendus.
Kattenhorst balaya l’air d’un geste mou.
- A quoi bon, toutes ces luttes ? soupira-t-il, bougon. A mon âge, on commence à voir les choses sous un autre angle. Vous et moi, nous nous sommes affrontés souvent, c’est vrai. Mais nous nous sommes battus sans haine, poussés par des événements extérieurs, et l’âpreté de nos conflits n’excluait pas une estime mutuelle. A tour de rôle, nous avons essuyé des revers. Jamais nous n’avons abusé de notre victoire. Une fois, même, il nous est advenu de nous trouver du même côté de la barrière et de triompher ensemble. Cela crée des liens. Vous étiez jeune quand vous avez perdu votre père ; moi, j’avais votre âge actuel quand j’ai perdu mon fils et ma femme dans un bombardement. Mon projet n’a donc rien qui doive vous étonner. Il me serait agréable de savoir que vous acceptez, et qu’au moins quelqu’un pour qui j’ai de l’amitié profitera de mes biens.
Coplan fixa longuement Kattenhorst. Puis il parla :
- Votre proposition... assez inattendue, me touche profondément, croyez-le bien. Mais l’idée de recueillir votre succession me paraît un peu déplaisante parce que...
Voyant se modifier le visage de l’Allemand, il se hâta de compléter sa pensée :
- L’éventualité de votre mort n’est guère réjouissante. Pourquoi l’évoquez-vous soudain ? Rien ne presse. Vous avez encore quelques belles années devant vous, que je sache !
Des rides se creusèrent dans le front de Kattenhorst. Ses yeux, quittant le regard de son interlocuteur, contemplèrent rêveusement le tapis.
- J’ai 64 ans, révéla-t-il. Mon organisme est à la merci d’un accident. J’ai trop souvent frôlé la mort pour la craindre et je n’éprouve aucune contrariété à l’envisager. Cela m'apporte plutôt un apaisement. Et puis, j’aime régler les choses en temps utile. Alors, accepteriez-vous ce legs ?