Kenny, Paul : другие произведения.

Coplan fonce au but

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   Coplan fonce au but
  
  
  
  
  
  No 1966 «Editions Fleuve Noir», Paris.
  
  
  
  
  
  AVERTISSEMENT
  
  
  
  Un personnage pratiquement inconnu du public, c’est l'INFORMATEUR.
  
  L’informateur, celui qui explore pour ainsi dire à l’aveuglette les milieux névralgiques de la planète, toujours à l’affût d’une indication révélatrice ou d’une confidence imprudente, d’une information apparemment bénigne ou d’une présence insolite.
  
  Métier ingrat, périlleux, sans gloire mais non sans courage, où il faut accepter d’avance tous les risques.
  
  Peu spectaculaire, le rôle de l’informateur est cependant l’un des plus importants dans l’univers mystérieux du Renseignement. Sans informateur, pas de S.R.
  
  Mais personne ne se souciera de ce personnage s’il lui arrive de poser le pied sur une mine et de sauter.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  
  
  
  Au volant de son imposante Ford-Fairlane verte, Mariano Pilas remontait l’avenida Urdaneta en direction de la vieille ville.
  
  Très décontracté, le sourire aux lèvres, le coude gauche appuyé sur la portière dont la vitre était baissée, il pilotait son énorme voiture d’une main désinvolte, avec une nonchalance un peu dédaigneuse, se faufilant avec adresse au sein de l’intense circulation qui déferlait sans discontinuer le long de cette large avenue, la plus animée de Caracas.
  
  Dans la nuit tombante, les néons multicolores déployaient avec une allègre frénésie leurs frémissants kaléidoscopes. Une lourde odeur d’essence brûlée imprégnait l’air humide et chaud de janvier.
  
  Arrivé au croisement d’Altagracia, Mariano vira à droite. Puis, deux secondes plus tard, il vira de nouveau à droite, plus sèchement, pour s’engager dans l’enclos
  
  d’un parking payant. Avec une précision diabolique, son mastodonte passa de justesse entre les gros piliers de béton du portail, évita les voitures alignées à gauche et à droite, s’insinua avec une souplesse stupéfiante entre deux murets de pierre pour enfiler une piste au bout de laquelle subsistait un emplacement disponible.
  
  Assez satisfait d’avoir enlevé sans coup férir l’ultime place encore vacante, Mariano coupa le contact, se pencha sur le tableau de bord pour prendre un paquet de Kent dans la boîte à gants, alluma une cigarette, consulta machinalement sa montre-bracelet. Les aiguilles indiquaient huit heures moins dix.
  
  Il ouvrit sa portière et, comme à regret, il débarqua.
  
  Il resta un moment près de sa voiture, la contempla avec amour.
  
  Il se sentait toujours un peu décontenancé quand il descendait de son carrosse, comme s’il éprouvait subitement une perte de puissance en se retrouvant debout sur ses jambes, avec sa petite taille, sa carrure étroite, les limites dérisoires de ses possibilités physiques livrées à elles-mêmes.
  
  En marchant vers la sortie du parking, il croisa le préposé qui s’amenait avec un carnet à souches. Il lui jeta quelques mots au passage, se retourna une dernière fois pour regarder sa Ford, déboucha dans la rue.
  
  Cinq minutes plus tard, il traversait la Plaza Bolivar.
  
  Comme chaque soir, de paisibles Caraqueños prenaient le frais sous les arbres vénérables de l’antique place publique, oasis de tranquillité, relique émouvante de l’époque coloniale et vestige d’un temps où Caracas était encore une cité humaine.
  
  Au centre de la plaza, Simon Bolivar, sur son cheval de bronze, saluait d’un grand coup de bicorne la naissance d’un siècle tumultueux auquel il ne comprenait rien.
  
  Bifurquant à l’angle de San Jacinto, Mariano Pilas leva les yeux vers les fenêtres d’un appartement situé au premier étage d’une ancienne maison bourgeoise qui se dressait de l’autre côté de la rue, à une vingtaine de mètres du carrefour. Le pâle reflet de lumière qui ourlait, à chacune des trois fenêtres, les rideaux tirés, rassura Mariano. C’est d’un pas plus ferme qu’il se dirigea vers l’immeuble en question. Mais, avant de s’arrêter devant la porte de chêne foncé, il se retourna, inspecta d’un bref regard ses arrières, vérifia les abords immédiats de la maison, sortit enfin ses clés de sa poche.
  
  D’un geste rapide et silencieux, il fit jouer la serrure, ouvrit la porte, pénétra dans le hall, referma le battant.
  
  Nullement gêné par l’obscurité qui régnait dans le couloir, il progressa vers un
  
  large escalier de bois qu’il escalada sans faire de bruit.
  
  Avec la même dextérité silencieuse, il introduisit une petite clé de cuivre dans le Yale de la porte palière, entrouvrit l’huis juste pour pouvoir se faufiler dans l’appartement, referma avec d’infinies précautions.
  
  De l’antichambre où il se trouvait, il passa dans la salle de séjour, une vaste pièce rectangulaire aux meubles cossus et désuets. Un lustre à cristaux et deux lampadaires en fer forgé éclairaient généreusement les lieux, mettant en valeur les cadres anciens qui ornaient les murs recouverts de papier à rayures vertes et noires. Des bibelots et des animaux en peluche mettaient dans ce décor un peu austère une note juvénile plutôt sympathique.
  
  Plus léger qu’un fantôme, Mariano continua vers la pièce suivante, une luxueuse chambre à coucher au centre de laquelle trônait un vaste lit à baldaquin. Ici, la lumière que diffusaient des appliques murales était plus douce, plus tamisée, plus dorée.
  
  Tout comme le living, la chambre était silencieuse et déserte.
  
  Mariano, immobile, tendit l’oreille. Ses narines se dilatèrent pour respirer le chaud parfum qui flottait autour du lit défait. Le désordre des draps repoussés à la diable évoquait irrésistiblement une intimité pleine de langueur et d’abandon. Sur une bergère, des bas de soie jetés pêle-mêle, un soutien-gorge rose à bonnets transparents
  
  bordés de dentelle, et un minuscule cache-sexe rose renforçaient considérablement le pouvoir évocateur de cette pièce douillette, calme et feutrée comme un sanctuaire.
  
  Foulant de son pas élastique le tapis de laine beige qui recouvrait le parquet, Mariano contourna le lit à baldaquin et s’avança vers une porte moulurée, peinte en bleu pâle, dont la poignée de cuivre massif scintillait.
  
  Les traits légèrement contractés, il posa la main droite sur la béquille, abaissa celle-ci millimètre par millimètre, en retenant soin souffle pour mieux contrôler la pression que ses doigts exerçaient sur la poignée de cuivre. Enfin, ayant senti glisser le pêne, il écarta imperceptiblement le vantail.
  
  Un entrebâillement de deux ou trois centimètres lui parut suffisant et satisfaisant ; le spectacle qui venait de s’offrir à sa vue l’avait fait frémir de plaisir.
  
  Teresa, étendue de tout son long dans la baignoire en céramique vert jade, la tête renversée en arrière et posée sur un petit coussin de caoutchouc blanc, les paupières closes, les cheveux ramenés dans la nuque au moyen d’un ruban rouge, savourait en toute quiétude le bien-être que lui procuraient l’eau chaude et la mousse odorante de son bain.
  
  D’une main paresseuse, rêveuse, elle promenait sur sa chair brune une grosse éponge dont le contact caressant lui paraissait fort agréable. De temps à autre, elle
  
  laissait l’éponge se gonfler dans le bain pour ensuite faire ruisseler l’eau chaude entre ses seins ambrés, sur ses épaules, sur ses longues cuisses pulpeuses ou sur son ventre, au gré de son inspiration capricieuse...
  
  Mariano, les prunelles brillantes, un sourire figé lui crispant la bouche, se régalait.
  
  La somptueuse nudité de Teresa n’avait pourtant plus de secrets pour lui. Il connaissait jusque dans ses moindres détails ce corps à la fois si jeune et si opulent, cette chair soyeuse et ferme, cette féminité dont les rondeurs et les ombres composaient le plus voluptueux fruit de plaisir.
  
  Mais, pour Mariano, ceci était un instant unique, un instant privilégié, car Teresa ne savait pas qu’il était là et qu’il la contemplait. Admirer une jolie fille, la caresser, la prendre, c’est évidemment merveilleux. La regarder sans qu’elle le sache, violer sa plus secrète intimité, l’observer dans sa plus totale vérité, c’est-à-dire quand elle est nue et qu’elle se croit seule, c’est tout autre chose. L’émotion que Mariano éprouvait en ce moment, cette brûlure presque douloureuse et cependant délectable qui lui léchait les entrailles et qui projetait mille brandons enflammés dans ses artères, c’était pour lui un bonheur que les mots ne pouvaient pas exprimer, un plaisir qui allait bien au-delà du plaisir.
  
  En vérité, il avait cela dans la peau. Depuis son plus jeune âge, il avait eu ce
  
  besoin incoercible, quasi viscéral, de démasquer les gens, de les observer à leur insu, de pénétrer comme un cambrioleur dans leur vie la plus secrète, de se repaître de ce qu’ils cachent, de leur dérober ce qu’ils dissimulent derrière l’écran de leur vie privée.
  
  Teresa, alanguie dans son bain, promenait la grosse éponge sur son buste avec une complaisance étrange, presque inavouable. Ses lèvres charnues tressaillaient, de courts frissons spasmodiques parcouraient ses jambes nerveuses.
  
  Soudain, ouvrant les yeux pour jeter un regard vers la pendulette qu’elle avait posée sur un tabouret, près de la baignoire, elle aperçut la silhouette d’ombre qui se profilait dans l’entrebâillement de la porte et elle poussa un petit cri de saisissement.
  
  Mariano repoussa aussitôt le battant et pénétra dans la salle de bains en essayant de prendre un air enjoué pour cacher son trouble. Teresa, furibonde, s’exclama sur un ton courroucé :
  
  - Tu es fou, non ? Tu m’as fait peur, je t’assure. Heureusement que je ne suis pas cardiaque !
  
  - Heureusement que moi je ne suis pas cardiaque, riposta-t-il d’une voix sarcastique. Il y a au moins dix minutes que je suis là à te reluquer. Je commence à comprendre pourquoi tu passes tant d’heures dans ta baignoire.
  
  Interloquée, elle fronça les sourcils, le dévisagea.
  
  - Tu es un sale voyeur, maugréa-t-elle. Tu devrais avoir honte...
  
  Ses grands yeux noirs s’étaient assombris. Elle murmura :
  
  - Je finirai par changer les serrures. J’ai horreur de ta manie d’entrer chez moi comme un... comme un...
  
  Il lui fallut trois secondes pour trouver le mot qu’elle cherchait.
  
  - ... Comme un voleur, acheva-t-elle.
  
  Puis, boudeuse, elle ajouta :
  
  - Un homme bien élevé ne s’introduit pas de cette façon chez une femme. Ce sont des manières de voyou.
  
  Baissant la tête, elle reprit son éponge, replia sa jambe droite et se mit à frotter son genou, son beau visage arborant un air pincé, offensé.
  
  Mariano saisit la pendulette qui se trouvait sur le tabouret, la déposa sur la petite armoire à pharmacie accrochée au mur. rapprocha le tabouret de la baignoire.
  
  - Passe-moi ton éponge, dit-il doucement en s’asseyant sur le tabouret. Je ne suis pas un homme bien élevé, mais je vais te montrer que je sais rendre service aux dames quand j’en ai l’occasion.
  
  Elle hésita, lui donna l’éponge.
  
  Pendant quelques minutes, elle se prêta aux caresses qu’il lui prodiguait avec une
  
  lenteur voulue, insidieuse, subtilement lascive. Penché au-dessus de la baignoire, les yeux à demi fermés, le visage grave et recueilli, il faisait penser à un virtuose. Ses mains de prestidigitateur, aux longs doigts souples et déliés, maniaient l’éponge comme un archet. Et le corps de Teresa, sensible comme un violon de chair, ne pouvait demeurer indifférent à cette provocation aussi savante que subtile.
  
  - Mariano, je t’en prie, cesse, haleta-t-elle brusquement.
  
  Elle lui arracha l’éponge des mains, se mit debout dans la baignoire, sortit de l’eau.
  
  - Puisque tu es là, dit-elle, essuie-moi plutôt le dos.
  
  Il se redressa, empoigna une serviette-éponge.
  
  Ce nouveau jeu ne tarda pas à devenir plus excitant encore que le précédent.
  
  Mariano, lâchant la serviette-éponge, enlaça la jeune femme, la couvrit de baisers goulus qui s’éparpillèrent de la nuque mordorée jusqu’au pli tendre du genou. Puis, il la souleva et il la transporta dans la chambre contiguë.
  
  - Tu deviens de plus en plus belle, émit-il d’une voix altérée par le désir.
  
  - Viens, le pressa-t-elle en s’étalant sur le lit dans une pose plus qu’éloquente.
  
  
  
  
  
  Quand ils émergèrent du fougueux vertige qui les avait emportés, c’est elle qui s’inquiéta de l’heure :
  
  - Tu vas te mettre en retard, non ?
  
  Il détourna la tête pour regarder sa montre-bracelet.
  
  - Non, j’ai largement le temps, assura-t-il.
  
  - Tu ne dois pas dîner avec lui ?
  
  - Non, il n’était pas libre. Nous devons simplement prendre un verre ensemble pour déblayer le terrain. Je le retrouve à onze heures au bar du Tamanaco.
  
  - Il est descendu au Tamanaco ?
  
  - Oui, naturellement.
  
  - Quel genre de type est-ce ?
  
  - Je vais te le montrer.
  
  Il se glissa hors du lit, alla chercher son portefeuille dans la poche revolver de son pantalon.
  
  - Le voilà, dit-il en exhibant deux photos.
  
  Elle ne put s’empêcher de dire en souriant :
  
  - Tu ne perds pas ton temps, toi. Il y a à peine vingt-quatre heures qu’il a débarqué et tu as déjà des photos de lui !
  
  - Claro ! fit-il avec une pointe de rancoeur. Je tiens à savoir où je mets les pieds. Je me méfie des gens que je ne connais pas. On m’a roulé une fois, et je te jure qu’on ne m’aura plus.
  
  - Mais tu m’as expliqué au téléphone que c’était un ami de Manuel Serabal ! objecta-t-elle, surprise.
  
  - Et alors ? Tu te figures que c’est une garantie ?
  
  Tandis que Teresa examinait les deux photos, Mariano se retirait dans la salle de bains.
  
  Lorsqu’il revint dans la chambre, il questionna :
  
  - Comment le trouves-tu ?
  
  Elle haussa les épaules, marmonna sans enthousiasme :
  
  - Il pourrait être mon grand-père, non ? Il a au moins cinquante ans !
  
  Mariano reprit les photos, les étudia un moment. Elles représentaient deux attitudes distinctes du même personnage : un imposant bonhomme de forte corpulence, au crâne dégarni, au visage lourd, avec des poches sous les yeux.
  
  - Oui, convint-il, il doit avoir franchi le cap de la cinquantaine. Mais tu verras, dans la réalité il fait plutôt bonne impression. Il a de la verdeur, de l’autorité, des manières de grand seigneur.
  
  - Qu’est-ce qu’il fait, au juste ?
  
  - Eh bien, je te l’ai déjà dit : il est conseiller commercial au service d’une organisation européenne. Il m’a donné sa carte...
  
  Fouillant derechef son portefeuille, il en extirpa un bristol qu’il tendit à la jeune femme. Elle lut tout haut :
  
  
  
  Martin ALVAREZ
  
  conseiller commercial
  
  Attaché permanent à l’OCIPE
  
  (Office Continental d’information et de Prospection Économique)
  
  
  
  Puis, avec une petite grimace d’incompréhension, elle demanda :
  
  - Dans la pratique, il s’occupe de quoi ?
  
  - Il établit des contacts pour une série de firmes européennes faisant partie du Marché Commun... Intéressant pour moi.
  
  - A quel point de vue ?
  
  - Hombre ! s’exclama-t-il, étonné. C’est un de ces types qui sillonnent la planète pour négocier des contrats avec les pays en voie de développement. Ces gens-là, quand ils ouvrent le robinet, c’est des millions de bolivars qui coulent dans votre poche.
  
  - Ah bon, acquiesça-t-elle, subitement captivée. Et tu as l’intention de faire des affaires avec lui ?
  
  - Je ne sais pas encore ce qu’il veut, mais nous devons en parler tout à l’heure.
  
  Il reprit les photos et la carte de visite, replaça le tout dans son portefeuille.
  
  - J’admets que ce n’est pas drôle d’aguicher un vieux schnock de cet acabit, reconnut-il, mais que veux-tu !... On n’a rien sans peine.
  
  Elle eut un gloussement :
  
  - Tu peux compter sur moi. Plus ils sont vieux, mieux ça marche.
  
  - T’emballe pas, ce n’est pas gagné d’avance. Il a l’air terriblement sérieux et coriace, je te préviens. Quand je lui ai serré la main, à l’aéroport, il m’a parlé très aimablement mais il m’a scruté d’un regard qui en disait long. J’ai rarement vu des yeux aussi pénétrants, aussi froids.
  
  Elle susurra :
  
  - Je te promets que ses yeux seront beaucoup moins froids quand il m’aura regardée pendant dix minutes.
  
  Du bout de la langue, elle mouilla ses lèvres ourlées. Puis, se levant à son tour, elle marcha vers la salle de bains en ondulant.
  
  La vision de cette croupe rebondie qui se balançait comme un double fruit mûr et doré toucha Mariano.
  
  - Garce ! lui jeta-t-il affectueusement.
  
  Il commença à se rhabiller.
  
  Il était très coquet de sa personne et il se planta devant le miroir de la chambre pour vérifier avec soin chaque détail de sa toilette. Il portait un pantalon gris perle, une chemise de soie d’une blancheur éblouissante, une cravate bleu nuit d’une sobriété irréprochable.
  
  Quand il fut prêt à partir, il retourna à la salle de bains.
  
  Teresa était en train de se maquiller. Toujours nue, assise devant sa coiffeuse, elle opérait sans hâte, avec une grande sûreté.
  
  Pour ne pas la distraire, il attendit un moment avant de lui expliquer :
  
  - Au fond, j’étais surtout venu pour te recommander de ne pas en faire trop. Si ça ne prend pas, n’insiste pas. Ces mecs-là, tu comprends, ils sont sur leurs gardes... A force de voyager d’un bout à l’autre du monde et de passer des nuits dans les bars ils doivent connaître la musique.
  
  Elle interrompit sa délicate besogne, se tourna vers lui :
  
  - Ne te tracasse pas, mon cœur, je saurai vite de quel bois il se chauffe.
  
  - Nous sommes bien d’accord ? S’il est réticent, tu laisses tomber. Au besoin, on le rattrapera quand on saura exactement ce qu’il cherche comme relations du Venezuela. Si tu en fais trop, tu risques de te mettre d’emblée hors du circuit.
  
  Elle ne put réprimer une petite mimique excédée :
  
  - Mais oui, mais oui, Mariano. Moi aussi, je connais la musique. Fais-moi confiance.
  
  Elle ajouta d’une voix plus acerbe :
  
  - Ton bonhomme aura trouvé le bonheur dans mes bras avant la fin de la nuit. Et si tu en doutes, c’est que tu me m’as jamais bien regardée !…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  
  
  
  Après avoir quitté sa maîtresse, Mariano Pilas retourna chercher sa Ford au parking d’Altagracia. Dès qu’il fut au volant, il se sentit regonflé à bloc. Les moments qu’il venait de passer avec Teresa dans l’appartement de San Jacinto avaient fouetté son dynamisme psychique.
  
  Comme la plupart des hommes de petite taille, Pilas attachait une grande importance à ses prouesses viriles. Elles étaient à ses yeux la preuve éclatante, exaltante, concrète, qu’il avait sa place dans le monde. Il n’en retirait pas seulement un sentiment de sécurité, mais aussi une vanité secrète qui, dans une certaine mesure, conditionnait son comportement.
  
  D’origine modeste, ses débuts dans la vie avaient été timides, pour ne pas dire effacés. Il avait quitté sa ville natale, Las Palmas, aux Canaries, comme aide-cuistot à bord d’un paquebot français. Pendant huit ans, ce métier lui avait permis de manger à sa faim, d’apprendre le français et l’anglais, et surtout, d’accommoder les restes, au sens propre comme au sens figuré. Et puis, au hasard d’une escale à La Guaira, il avait rencontré Ana-Maria, une Vénézuélienne qui avait quinze ans de plus que lui, qui venait d’être abandonnée par son mari et qui était épouvantée par le spectre de la solitude physique.
  
  La rencontre de ces deux destinées avait été explosive. Serveuse dans un restaurant populaire du port, Ana-Maria était grande, bien en chair, dotée d’un tempérament volcanique et d’une sensualité vorace. Elle avait littéralement mis le grappin sur le jeune Canarien qui, pour passer le temps, lui avait fait de l’œil (faute de mieux et d’une façon plutôt craintive).
  
  En une seule nuit, dans le lit d’Ana-Maria, le petit aide-cuisinier découvrit, non sans effarement, l’univers démesuré de la volupté. Ana-Maria, experte, insatiable, géniale à sa façon, révéla Mariano à lui-même. Cette ardeur secrète qu’elle avait vue dans ses yeux bruns et dans sa bouche mince, cette ardeur dont il n’avait pas encore pris conscience - car il était vierge, comme bien des Espagnols de vingt-trois ans - elle la fit jaillir librement, abondamment, éperdument, avec une sombre obstination pleine de joie et de férocité.
  
  Cette nuit-là, Mariano apprit simultanément les plaisirs indicibles du septième ciel et les chutes foudroyantes dans l’abîme noir de la luxure.
  
  Au matin, titubant de fatigue, il s’écroula et il dormit pendant trente heures d’affilée. Ana-Maria, radieuse, décida de ne pas lâcher ce jeune dieu que l’amour venait de lui envoyer. Elle prit congé, demanda conseil au commissaire de police de son quartier, entama de sa propre autorité les démarches qui s’imposaient pour donner au jeune cuisinier le statut d’immigrant.
  
  A cette époque-là - c’était en 1949 - le Venezuela inaugurait précisément sa campagne d’immigration intensive.
  
  Trois mois plus tard, Mariano était Vénézuélien et il exerçait les fonctions de cuistot au restaurant même où Ana-Maria travaillait.
  
  En 1950, avec les économies de sa maîtresse, il louait une gargote et il s’installait à son compte, à Caracas, dans Sabana Grande. Ce n’était qu’un établissement minable, mais c’était un début.
  
  En 1955, quand Ana-Maria mourut d’une congestion pulmonaire, Mariano était propriétaire de trois petits restaurants qui ne payaient pas de mine mais qui marchaient à tout casser. Deux ans plus tard, avec l’appui éclairé d’un de ses fournisseurs, il liquidait tous ses biens pour fonder une firme d’importation de vins espagnols et argentins.
  
  L’argent que Ana-Maria lui avait donné, il avait su l’utiliser astucieusement ; mais elle lui avait légué quelque chose de plus
  
  précieux : l’art de détecter la vulnérabilité des femmes insatisfaites.
  
  Ce pouvoir-là, il l’exploitait à fond. D’une part, ses nombreuses maîtresses l’aidaient dans ses affaires, car il les choisissait à bon escient. D’autre part, ce manège convenait parfaitement à la tendance fondamentale de sa sexualité : il n’accédait au plaisir qu’à partir du plaisir de sa partenaire.
  
  A trente-deux ans, il avait épousé la fille unique d’un riche avocat de Merida. C’était une aimable créature aux yeux rêveurs, bien faite, tendre et docile à souhait, d’allure un peu provinciale, élevée à l’espagnole, c’est-à-dire avec un profond respect pour l’homme en général et pour son époux en particulier. Il l’avait enfermée dans une belle maison d’Altamira, le quartier résidentiel de Caracas, lui avait fait deux enfants, l’avait aussitôt trompée en recommençant la chasse aux maîtresses.
  
  Sa plus récente proie, c’était Teresa Menzola. C’était aussi sa plus éblouissante réussite.
  
  Teresa, il l’avait saisie au vol au moment où elle s’engageait sur le chemin de la prostitution. Orpheline dès l’âge de huit ans, elle avait été recueillie par une tante qui, pauvre elle-même et fille-mère, s’en était débarrassée le plus vite possible.
  
  A treize ans, Teresa travaillait dans une conserverie du port. A seize ans, elle épousait un jeune bagagiste employé à l’aéroport de Maiquetia, un nommé Juan Menzola qui était un demi-fou : passionné de politique subversive, de musique américaine et de moteurs. Il s’était tué après quatre ans de mariage en tombant avec sa moto dans un des précipices qui bordent l'autopista de La Guaira.
  
  Pendant deux ans, Teresa avait lutté en vain pour sortir de son milieu et gravir quelques échelons de l’échelle sociale. Elle était belle, elle avait de la classe et elle ne manquait pas d’ambition. Malheureusement, elle était métisse ; et, par surcroît, son instruction présentait de si considérables lacunes que même ses patrons les plus indulgents devaient renoncer à lui donner un emploi de quelque importance. Et ils en arrivaient tous, invariablement, à lui proposer une autre formule de collaboration : un salaire fictif en échange de quelques nuits d’amour.
  
  Trop fière pour admettre que son sang mélangé et son inculture lui barraient irrémédiablement le chemin d’une réussite honorable, écœurée néanmoins par ses échecs, elle décida de renverser la vapeur et de se lancer délibérément dans la galanterie, mais alors à un niveau plus rentable que celui de la dactylo qui couche avec son chef de bureau.
  
  Ayant appris que certaines filles, dans les dancings de la calle Vilaflor, gagnaient autant qu’un directeur de banque en acceptant simplement de faire l’amour avec les
  
  touristes étrangers de passage dans la ville, elle étudia le problème et elle se présenta comme entraîneuse au gérant du Florida.
  
  Avant de l’engager, le gérant en question en toucha un mot à Mariano Pilas qui avait des capitaux dans cette boîte de nuit.
  
  Du premier coup d’œil, Mariano vit le parti qu’il y avait à tirer de cette petite veuve en perdition. Avec son joli corps vénusien, son teint doré, sa bouche fascinante et son allure de princesse, elle valait mieux qu’une carrière de putain à vingt dollars la passe.
  
  Il refusa de l’engager pour le Florida, mais il la prit sous sa protection personnelle.
  
  Il commença par l’installer dans un appartement décent, lui procura des toilettes élégantes, lui paya des cours dans une école du soir pour adultes et, après six mois, l’intronisa comme hôtesse-secrétaire à son bureau d’importation. Six mois plus tard encore, il louait pour elle le luxueux appartement de San Jacinto et il la jetait habilement dans les bras d’un haut fonctionnaire nommé Antonio Varegas, bras droit du ministre du Commerce.
  
  Bien entendu, elle était devenue la maîtresse de Mariano le jour même de leur rencontre, et leur amour se poursuivait depuis lors, ce qui ne gênait en rien la liaison qu’elle entretenait avec le senor Antonio Varegas, ce dernier n’étant guère encombrant, et pour cause : père de quatre
  
  enfants, terriblement soucieux de sa réputation d’honnête homme et de fonctionnaire aux moeurs irréprochables, il ne fréquentait Teresa que deux ou trois fois par mois, dans un bungalow discret situé hors de la ville, du côté d’El Caribe, et en s’entourant d’un maximum de précautions.
  
  Mariano Pilas retirait des avantages appréciables de l'amitié qui unissait Teresa et Varegas ; on ne refuse pas de rendre de menus services à l’ami complaisant qui vous a permis de découvrir la joie secrète des amours clandestines.
  
  Accessoirement, Teresa accomplissait sans rechigner d’autres missions profitables à la prospérité de Mariano. Comme c’est le cas pour certaines femmes ambitieuses, elle s’était mise à aimer très sincèrement, très profondément, l’homme qui avait changé le cours de son destin en comblant ses espoirs les plus chimériques. Mariano était un dieu pour elle. Un dieu qui savait prouver d’une manière tangible sa générosité.
  
  
  
  
  
  Mariano gara sa Ford le long du trottoir de la calle El Recreo, à Sabana Grande. Il débarqua, entra en coup de vent dans un petit restaurant qui jouxtait l’angle de l’avenida Lincoln, d’un signe de la main, il appela un gros type en chemisette à carreaux blancs et noirs, au faciès gras et aux cheveux bouclés, qui se tenait attablé dans
  
  le fond de la salle. Les deux hommes montèrent dans la Ford qui redémarra aussitôt.
  
  - Alors, Eduardo ? s’enquit Pilas. Où en sommes-nous ?
  
  - Rien de spécial à noter. Il a déjeuné à l’hôtel, il est allé ensuite à la Chambre de Commerce, puis à l’ambassade de France. En sortant de là, il s’est promené dans Urdaneta et il a pris un taxi pour retourner au Tamanaco. Je viens de rentrer, c’est Carlos qui a pris la relève.
  
  - Tu iras chez Berta et tu prépareras ton matériel. Je ne sais pas si ça marchera dès ce soir, mais Teresa va essayer.
  
  - Ce serait bien la première fois que Teresa raterait la cible, fit Eduardo, sarcastique.
  
  Mariano, qui ne négligeait jamais un avis spécialisé, demanda négligemment :
  
  - Quelle est ton opinion au sujet de cet individu ?
  
  - Rien de spécial, marmonna Eduardo (dont c’était l’expression favorite). Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’il a l’air de s’intéresser aux femmes. Je l’ai vu se retourner plus d’une fois en croisant une jolie fille dans la rue.
  
  - Très bien. Passe à mon bureau demain matin. Je te dépose ici.
  
  La Ford s’arrêta une minute, juste pour permettre à Eduardo de mettre pied à terre, et elle repartit immédiatement.
  
  Le Tamanaco, le super-palace perché sur
  
  la colline de Las Mercedes, brillait de tous ses feux dans la nuit chaude. Mariano Pilas rangea sa voiture au parking et se dirigea vers le portail principal de l’établissement.
  
  Les portiers galonnés le saluèrent avec déférence.
  
  Arborant son air le plus « businessman », Pilas traversa le hall et la galerie bordée de luxueuses boutiques, déboucha sur la vaste terrasse en plein air d’où l’on dominait tout le panorama scintillant de Caracas. En contrebas, à hauteur de la piscine illuminée, l’orchestre du Cabana jouait ses étemels blues sophistiqués. De nombreux clients - des Américains pour la plupart - sirotaient leurs scotches en bavardant. De puissants projecteurs faisaient miroiter les eaux vertes de la piscine, les palmiers du jardin et les trente drapeaux qui flottaient mollement au sommet de leur hampe blanche.
  
  Déambulant parmi les tables du bar, Pilas chercha dans la demi-lumière la silhouette corpulente de Martin Alvarez. Une petite tape sur l’épaule le fit se retourner.
  
  - Buenos noches, senor Pilas, dit Alvarez. Je vous attendais en me promenant.
  
  - Buenos noches, répondit Mariano en souriant. Comment trouvez-vous cet hôtel ?
  
  - Splendide, émit Alvarez. On y passerait sa vie.
  
  - N’est-ce pas ! appuya Pilas avec une pointe d’orgueil.
  
  - Si nous marchions un peu ? proposa Alvarez. Pour la santé, rien de tel qu’un peu de footing après le dîner, non ?
  
  - Volontiers, accepta Mariano.
  
  Ils descendirent un escalier de pierre et s’enfoncèrent dans la pénombre d’un sentier bordé de buissons tropicaux.
  
  Après un moment de silence, Mariano questionna :
  
  - Vous avez commencé vos contacts d’affaires à Caracas ?
  
  - Oui et non, murmura Alvarez. J’ai fait une courte visite à la Chambre de Commerce et j’ai vu un des attachés économiques de l’ambassade de France, sans plus. Vous savez, dans mon métier, il faut d’abord prendre la température du pays, tâter le terrain, comme on dit. Et ça ne se fait pas en vingt-quatre heures...
  
  - Quel est le secteur qui vous intéresse principalement ?
  
  Alvarez ne répondit pas tout de suite. Il tira un paquet de Chesterfield de sa poche, le tendit à Pilas, offrit du feu à celui-ci au moyen de son briquet, alluma sa propre cigarette.
  
  - En fait, voyez-vous, señor Pilas, reprit-il enfin d’une voix un peu assourdie, ma mission ne porte pas sur tel ou tel secteur bien défini de l’industrie ou du commerce. Mon rôle consiste plutôt à détecter des possibilités... Les vieux pays d’Europe que je représente en ma qualité d’inspecteur de l’OCIPE ne sont pas de taille à concurrencer les trusts de l’Amérique du Nord, cela va de soi. Cependant, ils ont un besoin d’expansion qui les pousse à exporter le plus possible dans des pays comme le vôtre, des pays en voie de développement... La grande question, c’est de découvrir des débouchés auxquels les gens de New York, de Chicago et de San Francisco n’ont pas pensé, ou qu’ils ont négligés. Croyez-vous qu’il en existe ?... Ici, dans ce palace, j’ai un peu l’impression de me trouver à Pittsburg ou à Detroit, vous voyez ce que je veux dire ?
  
  Un nuage de contrariété traversa les yeux foncés de Mariano Pilas.
  
  - D’accord, concéda-t-il, il faut bien voir les choses en face et reconnaître que sur le plan économique notre pays fait un peu figure de colonie yankee. Mais il y a une autre façon de voir les choses, señor Alvarez. Le Venezuela est en pleine évolution politique, ne l’oubliez pas. Un courant très profond d’indépendance agite notre peuple et ses chefs... C’est sur cet élément-là qu’il faut se baser pour créer de nouveaux échanges commerciaux.
  
  - Ce n’est pas tellement facile, fit remarquer Alvarez. Votre unique richesse, c’est le pétrole. Or, votre pétrole est sous contrôle américain.
  
  - Précisément, précisément, enchaîna Pilas, nous voulons nous dégager de cette tutelle. Le Venezuela est un pays riche, señor Alvarez, un pays très riche.
  
  - Je le sais. Malheureusement, la majeure partie des Vénézuéliens sont pauvres. Et votre gouvernement, à juste titre, se ruine pour améliorer le sort de la population : construction, éducation, équipement sanitaire, ça coûte très cher. Sans parler de l’armée qui dévore une bonne partie du budget national.
  
  - Exact, opina Pilas, mais il y a une formule qui nous convient et que nous encourageons : l’aide technique. Des crédits à longs termes qui nous donnent le moyen d’inaugurer ou d’élargir nos relations commerciales avec d’autres partenaires que les Yankees.
  
  - Vous avez déjà l’aide de Washington sous cette forme et par le truchement de l’Organisation des États Américains (Signée en 1948, la charte de l’O.E.A. a pour but essentiel d’assurer la défense commune des Etats d’Amérique), rappela Alvarez.
  
  - Nous estimons qu’elle est insuffisante et nous ne voulons pas, d’autre part, qu’elle devienne un monopole. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle nous déplorons la timidité des pays européens. Car soyons francs, cher ami, l’Europe ne fait pas grand-chose pour s’introduire chez nous. A l’exception de quelques spécialistes de l’importation, personne ici ne connaît vos firmes, vos produits, vos techniques.
  
  Alvarez laissa tomber sa cigarette et l’écrasa sous sa semelle.
  
  - Pourtant, assura-t-il sur un ton détaché, pour ne citer qu’un exemple, je puis vous assurer qu’un pays comme la France aimerait renforcer sa présence commerciale au Venezuela. L’ennui, c’est que les entreprises françaises se heurtent à de grosses difficultés.
  
  - Quelles difficultés ? s’étonna Pilas en arquant les sourcils.
  
  - C’est une chose bizarre, émit Alvarez d’une voix pensive. Une sorte d’obstruction malaisée à définir, presque insaisissable et cependant quasi automatique. Les contacts ne sont pas défavorables, loin de là, mais c’est au stade des réalisations que cela ne va plus... On m’a d’ailleurs préparé un dossier à ce sujet et je vous en reparlerai lorsque nous nous reverrons.
  
  Il fit un geste de la main, comme pour écarter ce problème, et reprit :
  
  - Pour moi, ce n’est évidemment qu’une question secondaire. Ce qui m’intéresse, c’est de faire un large tour d’horizon avec quelqu’un de compétent comme vous. Et, à ce propos, j’aimerais que vous m’exposiez la situation du Venezuela telle qu’elle vous apparaît à vous, importateur.
  
  Ils bavardèrent de la sorte pendant près d’une heure. Finalement, Pilas proposa à son interlocuteur d’aller boire un verre au Naiguata, le luxueux night-club installé dans l’hôtel même.
  
  Alvarez accepta.
  
  Malgré l’heure relativement tardive, il y avait encore beaucoup de monde dans la salle d’El Naiguata. De nombreux touristes dînaient dans une ambiance joyeuse, des couples évoluaient sur la piste au son d’un orchestre de tout premier ordre.
  
  A peine Alvarez et Pilas étaient-ils attablés que ce dernier se levait en glissant d’une voix rapide :
  
  - Vous permettez ?
  
  Il se propulsa à toute allure vers une ravissante jeune femme qui venait d’entrer et qui s’avançait vers le bar. Il échangea quelques mots avec elle, lui arracha un sourire amical mais réservé, l’entraîna courtoisement vers la table où Alvarez attendait.
  
  - Puis-je vous présenter une amie ? dit-il à Alvarez. La señora Menzola, une de mes anciennes collaboratrices... El señor Martin Alvarez, un ami qui est arrivé hier de Madrid...
  
  Alvarez se leva, baisa la main que lui tendait l’éblouissante métisse, se déclara enchanté de faire sa connaissance.
  
  Teresa, vêtue d’une petite robe jaune d’or absolument dépourvue de tout ornement (mais qui modelait d’une façon divine son corps galbé), prit place à la table. Au garçon qui se pointait, elle commanda un gin-fizz.
  
  Alvarez, avec une politesse teintée de galanterie, complimenta la jeune femme :
  
  - Vous avez une robe merveilleuse.
  
  - Muchas gracias, le remercia-t-elle, heureuse et confuse.
  
  Puis, mondaine :
  
  - Comment trouvez-vous Caracas ? Je suis sûre que vous n’aimez pas notre ville. Les Européens qui débarquent du Vieux Continent commencent toujours par trouver que Caracas est une ville qui manque d’âme, une ville trop futuriste.
  
  En disant ces mots, elle gratifiait Alvarez d’un imperceptible sourire de ses lèvres ourlées, humides, fascinantes.
  
  - Ma foi, c’est un peu vrai, avoua Alvarez avec bonhomie. Mais je sens que je ne vais pas tarder à changer d’opinion.
  
  Teresa fit semblant de ne pas avoir entendu cette insinuation un peu trop directe. Elle se tourna vers Mariano, se lança dans une longue explication d’où il ressortait qu’elle était venue au Tamanaco avec des amies, que celles-ci étaient allées reconduire quelqu’un à Maiquetia, qu’elle avait éprouvé l’envie d’écouter un peu de musique, etc...
  
  Alvarez observait la jeune femme d’un œil intéressé, amical, admiratif. Dans la lumière tamisée du bar, la robe jaune qu’elle portait soulignait la chaude matité de son teint d’ambre, la texture fine et lisse de sa peau dorée.
  
  La conversation changea évidemment de tournure. Les problèmes économiques, politiques et sociaux furent remplacés par des généralités sur les voyages.
  
  Teresa n’exprimait guère que des banalités, mais elle les sortait avec beaucoup de justesse et un sens aigu de la situation. De temps à autre, son regard de velours croisait fugacement le regard gris et profond d’Alvarez. Elle me le provoquait pas. mais il réalisa très vite qu’elle l’invitait au jeu muet des questions et des réponses, l’éternel jeu de l’homme et de la femme qui se cherchent dans un but bien précis.
  
  Alvarez, à titre de test, invita Teresa à danser.
  
  Elle se leva, le précéda vers la piste. L’orchestre venait d’entamer un slow à la mode. Teresa s’abandonna avec un naturel charmant dans les bras de ce robuste quinquagénaire qui n’essayait pas de se forcer pour prendre une allure de danseur mondain.
  
  Trois quarts d’heure plus tard, quand Mariano suggéra d’aller faire un tour du côté de Sabana Grande (Quartier situé à l’est de la vieille ville et qui est un peu le Pigalle de Caracas), histoire de montrer à Alvarez un aspect de la vie nocturne à Caracas. Alvarez accepta de fort bon cœur.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  
  
  
  Alvarez n’était pas dupe. L’apparition de cette superbe créature, l’attitude trop discrète de Mariano Pilas, l’invitation à poursuivre la soirée à Sabana Grande, tout cela était cousu de fil blanc.
  
  Mais Alvarez n’avait aucune envie de se dérober, bien au contraire. Teresa l’excitait et il estimait qu’elle valait la peine de jouer le jeu. De plus, la petite combine de Pilas méritait d’être creusée.
  
  Où voulait-il en venir ? S’agissait-il, de sa part, d’un geste d’hospitalité devenu courant dans les relations internationales et qui consiste à procurer au voyageur solitaire l’occasion d’une agréable détente ? Ce n’était pas impossible. Rien de tel qu’un service de ce genre pour créer un lien plus personnel, plus humain, qui exerce toujours, par la suite, une influence heureuse sur les tractations professionnelles.
  
  Ou bien s’agissait-il d’autre chose ?
  
  A deux heures du matin, les dés étaient jetés. Alvarez, en dansant avec Teresa au Miami-Club, avait solidement balisé le terrain.
  
  Mariano Pilas reconduisit Alvarez au Tamanaco, mais à peine le Vénézuélien avait-il tourné le dos qu’Alvarez reprenait un taxi pour retourner en ville et rejoindre la séduisante señora Menzola dans un bar discret de l’avenida Los Jabillos.
  
  Teresa était parfaite. Consentante mais affichant une réserve pleine de tact. Tendre et souriante, mais sans tomber dans une familiarité vulgaire.
  
  Lorsqu’il fallut aborder des problèmes plus terre-à-terre, elle murmura :
  
  - Je ne peux pas me permettre de vous emmener chez moi, et encore moins de vous accompagner dans un hôtel de la ville... Si vous n’y voyez pas d’objection, nous pouvons aller chez ma cousine Berta. J’ai toute confiance en elle et... elle a une jolie chambre dont je puis disposer. J’espère que vous comprenez les raisons qui m’obligent à être prudente ?
  
  Comment donc, s’il comprenait !
  
  Ils prirent un taxi qui, par la fameuse autopista, les conduisit en un temps record à La Guaira. Ils arrivèrent finalement dans une rue de l’arrière-port et Teresa déclara en désignant une modeste bicoque d’un seul étage, au toit plat, aux murs crépis :
  
  - C’est là... Ma cousine Berta est couturière. Son mari est mécanicien de la marine, il est toujours en mer.
  
  Elle frappa discrètement à la porte, qui s’ouvrit presque immédiatement.
  
  La cousine Berta était en robe de chambre rose. C’était une grande femme d’une trentaine d’années, mince, belle sans être jolie. Une métisse, comme Teresa, un peu plus foncée cependant. Elle avait surtout de grands yeux voilés de tristesse qui mettaient du pathétique dans son visage résigné.
  
  Les deux cousines s’embrassèrent, Teresa présenta Alvarez comme étant un ami.
  
  Cinq minutes plus tard, dans une chambre qui occupait la moitié de l’étage, Teresa et Alvarez se trouvaient enfin seuls. La chambre était agréablement décorée dans le style espagnol d’autrefois, d’une propreté méticuleuse, éclairée par un lustre en bois ciselé et un lampadaire à pied chromé.
  
  - Un whisky ? proposa Teresa en ouvrant une armoire.
  
  - Avec plaisir, acquiesça Alvarez.
  
  - Du soda ?
  
  - Oui, mais pas trop.
  
  Elle fit le mélange, lui donna la boisson, se versa un verre d’eau, alluma une cigarette à bout filtre.
  
  Alvarez alla s’asseoir sur le bord du lit-divan qui occupait un coin de la pièce.
  
  - Venez près de moi, Teresa, lui dit-il à mi-voix. Depuis que je vous ai vue, quand
  
  vous êtes entrée au bar du Tamanaco, je meurs d’envie de vous serrer dans mes bras.
  
  Souriante, aussi à l’aise qu’une reine dans ses appartements privés, elle s’avança vers lui en ondulant, sa cigarette dans la main gauche, son verre d’eau dans la main droite, le buste légèrement cambré, la poitrine provocante.
  
  Il déposa son verre sur le plancher, prit celui de Teresa pour le poser sur la table de chevet, attira doucement la jeune femme pour la loger entre ses fortes jambes écartées, l’enlaça.
  
  Posément, avec une gentillesse qui n’était pas exempte de ferveur, il mit sa joue contre la robe jaune d’or et il resta un moment immobile, comme s’il se recueillait pour mieux déguster cet instant délicieux. A cause de sa haute stature, son crâne dégarni arrivait presque à la hauteur des deux globes que modelait si joliment le corsage de la robe jaune d’or. A travers le tissu, il pouvait sentir la chaleur, la ferme élasticité de cette chair brune qui dégageait un parfum étrangement prenant.
  
  D’abord étonnée, elle baissa les yeux. L’hommage presque religieux que ce gros bonhomme de cinquante ans rendait à sa jeunesse et à sa beauté ne lui déplaisait nullement. Troublée, elle caressa de sa main droite cette nuque épaisse, puissante, d’une virilité impressionnante. Elle ne le trouvait plus du tout ridicule. Au demeurant, même
  
  quand elle agissait pour obéir à Mariano, séduire un homme lui procurait toujours un émoi sensuel authentique. Elle aimait son propre corps, sa beauté de femme et elle aimait la volupté.
  
  Alvarez ne s’y trompa point lorsqu’il perçut le frémissement de ce corps lascif qui commençait à réagir.
  
  Il se mit à la palper, à lui caresser lentement les jambes. Elle chuchota :
  
  - Momento, vous permettez ? Ma cigarette...
  
  Sans s’éloigner de lui, elle se pencha pour écraser sa cigarette dans le cendrier-réclame qui se trouvait sur la table de chevet. Alvarez en profita pour prolonger insidieusement sous la robe le trajet que ses doigts accomplissaient le long de la jambe nerveuse et galbée de la femme.
  
  Teresa ne le laissa faire que pendant quelques minutes. Pivotant brusquement sur ses hauts talons, elle fit un tour complet sur elle-même.
  
  - Déshabille-moi, jeta-t-elle d’une voix impatiente.
  
  Alvarez ne put réprimer un tressaillement au contact des rondeurs féminines de cette croupe qui s’offrait à sa mâle convoitise.
  
  
  
  
  
  Dans la pièce voisine, Eduardo Cavadino, l’homme de main de Mariano Pilas, réglait
  
  avec minutie la mise au point de son appareil photographique.
  
  Il n’assistait pas en direct à la scène qui se déroulait dans la chambre d’à-côté, mais il pouvait suivre dans son viseur les faits et gestes du couple et il m’en perdait pas une miette, bien que ce spectacle le fît suer à grosses gouttes.
  
  Grâce à un astucieux dispositif technique, le lit-divan se trouvait entièrement dans le champ de son objectif. Et comme il utilisait un film extra-sensible, il était assuré d’avoir d’excellents clichés, même si le quidam demandait à Teresa d’éteindre le lustre. En effet, l’éclairage du lampadaire planté à l’autre bout du divan apportait une luminosité suffisante.
  
  De l’autre côté de la cloison, la lentille du Zeiss-Ikon n’était absolument pas décelable. Logée dans l’œil gauche d’une Sainte Vierge toute vêtue de soie et d’or qui se trouvait accrochée au mur, au-dessus du lit, elle s’intégrait parfaitement au tableau à la fois naïf et folklorique.
  
  Les lèvres sèches, la gorge serrée, le gros Eduardo n’arrêtait pas d’essuyer avec son mouchoir ses mains moites, son front ruisselant, sa nuque humide.
  
  Pour lui, c’était un vrai supplice, ces séances de photos.
  
  Depuis des mois et des mois, le corps affolant de Teresa le rendait malade de désir. Et le fait qu’il était obligé d'assister en spectateur invisible et passif aux jouissances enivrantes que ce corps procurait à d’autres hommes, ça n’arrangeait pas son cas.
  
  En outre, et c’était le pire de tout, cette situation était sans issue. S’il avait pu assouvir une seule fois cette fringale morbide qui lui ravageait les entrailles et lui torturait les reins, il aurait été délivré de son désir obsédant.
  
  Malheureusement, c’était exclu. Car Mariano, s’il était coulant dans bien des domaines, ne plaisantait pas quand il s’agissait de Teresa. Il se servait de la métisse pour ses affaires et pour son propre plaisir, mais il ne tolérait pas que ses subordonnés lèvent les yeux sur elle.
  
  Or - ses employés étaient bien placés pour le savoir - la colère de Mariano Pilas, ça ne pardonnait pas.
  
  Eduardo, les nerfs et les muscles tendus comme des cordes de violon, prit son premier cliché lorsque les larges mains d’Alvarez se mirent à pétrir avec une ardeur calculée la nudité palpitante de Teresa, toujours debout entre les genoux de son partenaire.
  
  
  
  
  
  Il était un peu plus de midi quand Alvarez se réveilla, dans sa chambre du Tamanaco. En pantalon de pyjama, le torse nu, il se leva, s’étira en bombant son large poitrail velu, se rendit à la toilette, revint
  
  dans la chambre, prit une cigarette, l’alluma et se recoucha. Euphorique, il ne put s’empêcher de sourire en repensant à Teresa.
  
  Sensationnelle, cette métisse. Aussi ardente que belle, et qui ne craignait pas d’y mettre du sien.
  
  Vrai de vrai, il avait passé un bon moment. Elle aussi, du reste.
  
  Elle n’était pas certaine d’être libre ce soir, mais elle avait promis de lui laisser un message téléphonique avant dix heures.
  
  Quelle chaude garce, tonnerre de Zeus ! Pourtant, il en avait connu des filles au cours de sa vie errante. Mais des spécimens de cette qualité-là, ça ne courait pas les rues... Cette vigueur, cette jeunesse, cette imagination et cette science du plaisir !
  
  Il laissa défiler des visages féminins sur l’écran de sa mémoire, arriva à la conclusion que Teresa emportait haut la main l’Oscar de son cinéma érotique personnel.
  
  Il se souviendrait de Caracas.
  
  Sa cigarette terminée, il l’écrasa dans le cendrier et il se leva derechef, pour de bon cette fois.
  
  Il se rasa, prit sa douche, s’habilla, s’installa à la table avec un bloc de papier à lettres et un stylo-bille. En style télégraphique, il rédigea le résumé de son emploi du temps de la veille, jusques et y compris la promenade finale à La Guaira et les heures passées dans la bicoque de Berta, la cousine de Teresa.
  
  Pour être bref, il condensa comme suit cette agréable fin de nuit : « Fait l’amour jusqu’à cinq heures du matin, laissé Teresa chez sa cousine, trouvé un taxi au port et rentré au Tamanaco. »
  
  Sur un autre feuillet, il dessina un croquis topographique afin de localiser avec précision la maison de Berta.
  
  Il plia les deux feuilles, les glissa dans son porte-billets.
  
  Ayant quitté sa chambre, il descendit boire un café au bar, en guise d’apéritif. Après quoi, il s’octroya un copieux déjeuner dont la pièce de résistance fut un churrasco deux fois grand comme sa main.
  
  Il quitta la salle du restaurant sous l’œil admiratif du maître d’hôtel.
  
  Un taxi le conduisit en ville, à l’ambassade de France où l’attendait Gilbert Limousin, l’attaché commercial qui, en marge de ses fonctions diplomatiques officielles, assumait la charge plus discrète de correspondant du S.D.E.C.E.
  
  Limousin était un garçon d’une trentaine d’années, de taille moyenne mais bien bâti, plein d’allant, un peu survolté même, très épris d’aventures et de voyages, doté d’une intelligence rapide et d’un jugement assez réaliste.
  
  En poste à Caracas depuis deux ans à peine, il rêvait déjà d’aller assouvir sa curiosité dans d’autres régions d’Amérique latine ou d’Asie. Il avait des yeux bleus, une grande bouche mobile, des cheveux blonds aux mèches rebelles.
  
  Il serra la main d’Alvarez, lui demanda tout de go :
  
  - Alors, cette prise de contact ?
  
  - Je n’en suis qu’aux préliminaires, dit Alvarez, calme.
  
  - Vous avez revu Mariano Pilas ?
  
  - Oui. Voici d’ailleurs le résumé complet de ma journée d’hier, murmura Alvarez.
  
  Il tira son porte-billets de sa poche revolver, en extirpa les deux feuillets qu’il avait préparés le matin même, les remit à l’attaché commercial en stipulant :
  
  - Vous en prenez une photocopie à titre documentaire pour vous, et vous faites suivre les originaux au Vieux par la valise diplomatique.
  
  - D’accord, acquiesça Limousin. Quel est le résultat de votre conversation avec Pilas ?
  
  Alvarez esquissa une moue détachée :
  
  - Simple entrée en matière, comme je viens de vous le dire... Il a naturellement essayé de savoir ce que je venais chercher au Venezuela. Moi, de mon côté, je me suis contenté de le tâter, de lui prendre le pouls. A première vue, sa position me paraît terriblement orthodoxe, gouvernementale. Il a évoqué la formule officielle de
  
  l’assistance technique agrémentée de crédits à longs termes... En fait, il a eu soin de ne pas se mouiller.
  
  - Vous ne lui avez pas parlé de notre problème ?
  
  - J’y ai fait allusion, mais très brièvement et sans insister, répondit Alvarez. Dans ces affaires-là, il ne faut jamais aller trop vite. Ce n’est pas de la pêche au lancer, ne l’oubliez pas. La seule tactique valable, c’est de poser des lignes dormantes.
  
  - Vous vous méfiez de lui ?
  
  - Pas le moins du monde.
  
  - On prétend qu’il a le bras long.
  
  - Le contraire m’étonnerait... Il y a quelque chose de louche, d’équivoque dans son personnage. C’est sûrement un combinard.
  
  - Quand le revoyez-vous ?
  
  - Après-demain, en fin d’après-midi.
  
  Limousin opina, puis :
  
  - Je n’ai toujours pas pu atteindre le gars de l’O.P.E.C. (Organization of Petroleum exporting countries. Organisation internationale fondée en 1960. Elle groupe la plupart des pays producteurs de pétrole ; elle a pour mission de contrôler la production et les cours) dont vous m’avez indiqué le nom, mais on m’a certifié qu’il rentrait ce soir de Maracaïbo. Je le rappellerai et je vous tiendrai au courant.
  
  - Essayez de m’obtenir un rendez-vous dans la matinée.
  
  - Entendu, fit Limousin.
  
  Après un moment de silence, Alvarez reprit :
  
  - Naturellement, vous continuez à rassembler le maximum de renseignements au sujet de Pilas, n’est-ce pas ?
  
  - Oui, je m’en occupe, n’ayez crainte. Même si cette documentation ne vous sert pas dans l’immédiat, elle nous sera utile à nous. Vous avez bien fait d’attirer notre attention sur ce type, il est intéressant.
  
  - TRES intéressant, renchérit Alvarez. Comme vous l'apprendrez en lisant mon rapport, ce monsieur, que je connais à peine, n’a pas craint de me jeter une fille dans les jambes.
  
  - Sans blague ? Et vous avez marché ?
  
  - Tête baissée, mon cher, confessa Alvarez en souriant. Je me jette toujours dans les pièges que l’on me tend. C’est un peu mon rôle, dans un sens. J’ajoute que je ne regrette rien, en l’occurrence. La fille était de première classe.
  
  - Quel genre ? Une prostituée ?
  
  - Je me le demande. J’ai noté son nom dans mon compte rendu. Elle s’appelle Teresa... Teresa Venzola, ou d’Enzola, ou Menzola, je n’ai pas très bien saisi. Je compte sur vous pour me fournir des précisions à son sujet. C’est une métisse qui doit avoir dans les vingt-cinq ans, très belle, avec un vernis d’éducation qui ne recouvre pas tout à fait la vulgarité du matériau de base... Pilas me l’a présentée comme étant une de ses anciennes collaboratrices.
  
  - On raconte qu’il a des capitaux dans certaines boîtes de nuit de Caracas.
  
  - Vous croyez que Pilas s’afficherait au Tamanaco avec une prostituée ? questionna Alvarez.
  
  Limousin se mit à rire.
  
  - Cela me rappelle une anecdote de mes débuts dans cette ville, dit-il. J’interrogeais précisément un des chauffeurs de l’ambassade, un autochtone, au sujet d’une ravissante créature de Sabana Grande. Je désirais savoir à quoi m’en tenir... Et ce bon Eusebio de m’expliquer que ce n’était pas à proprement parler une prostituée, mais que... ma foi... en certaines occasions... Et il balançait sa main droite, comme ceci...
  
  Il imita le geste du bonhomme, ajouta :
  
  - J’imagine que votre Teresa en question, hein ? Ce doit être un peu du même tonneau...
  
  - Probablement, admit Alvarez. Vous vous occuperez également de la cousine de Teresa, une certaine Berta dont le mari est mécanicien dans la marine marchande. J’ai dessiné un plan qui vous permettra de retrouver la maison de ladite Berta.
  
  - Vous ne redoutez pas le coup du chantage ? demanda Limousin. Le truc des photos libertines ?
  
  Alvarez haussa ses lourdes épaules d’un air fataliste :
  
  - Vu que le Service me paie pour pêcher en eau trouble, je suis bien forcé de me salir, que voulez-vous ?
  
  Il y eut de nouveau un silence.
  
  Limousin le rompit en s’enquérant :
  
  - Y a-t-il autre chose que je puisse faire pour vous aider ?
  
  Alvarez, songeur, se massait machinalement le menton.
  
  - Oui, dit-il enfin, ça me faciliterait la vie si vous pouviez me donner un coup de main pour semer les zigotos que je traîne dans mon sillage.
  
  Une expression ébahie apparut sur les traits de l’attaché commercial.
  
  - Non ? s’exclama-t-il. Vous êtes l’objet d’une filature ?
  
  - Aussi sûr que deux et deux font quatre.
  
  - Mais... depuis quand ?
  
  - Depuis hier. C’est en quittant le Tamanaco, après le déjeuner, pour me rendre à la Chambre de Commerce, que j’ai constaté que j’avais des anges gardiens.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  
  
  
  Après un instant de réflexion, Limousin demanda :
  
  - Vous avez été suivi en venant ici ?
  
  - Oui.
  
  - Depuis votre hôtel ?
  
  - Oui. Ce manège a commencé hier, je vous le répète, et il vient de se reproduire. Au départ du Tamanaco, c’est toujours un taxi qui me prend en chasse. Une grosse Chevrolet crème à bande noire, avec deux types à bord : le chauffeur, un quadragénaire bouffi, en chemisette à damiers noirs et blancs, et un gars plus jeune, au teint chocolat, aux cheveux crépus, vêtu d’un blue-jeans et d’une chemisette rose bonbon.
  
  - Des professionnels ?
  
  - Je n’en suis pas sûr. Ils sont habiles, mais j’ai vu mieux. Il est vrai que mon flair laisse rarement échapper des suiveurs, même spécialisés.
  
  Baissant les yeux vers la pointe de ses
  
  souliers, l’attaché d’ambassade supputa d’une voix hésitante :
  
  - Peut-être la Digepol, après tout (Direction générale de la Police vénézuélienne. Outre ses tâches concernant la sûreté nationale, assume aussi un rôle de police politique) ?
  
  - La Digepol surveille les voyageurs ?
  
  - La surveillance fait partie de ses attributions. La surveillance des étrangers, s’entend.
  
  - Ils doivent avoir de quoi s’occuper, ironisa Alvarez. Ce ne sont pas les étrangers qui manquent, dans une ville telle que celle-ci !
  
  - Justement. Comme Caracas a la réputation d’attirer tous les mauvais garçons de la planète, la police ouvre l’œil.
  
  - Je ne suis qu’un touriste, moi, précisa Alvarez, pince sans rire.
  
  - La Digepol s’intéresse d’une façon toute particulière aux simples touristes.
  
  - Ah ? Pour quel motif ?
  
  Ce fut au tour de Limousin de prendre un ton railleur :
  
  - On voit bien que c’est le Service qui a préparé votre voyage ! Le Vieux aurait dû vous mettre au courant. Non seulement le Venezuela est un des rares pays d’Amérique latine qui exigent encore un visa d’entrée, mais la délivrance de ce visa s’opère selon une formule tout à fait spéciale. Les gens qui viennent ici pour affaires doivent donner leurs empreintes digitales ; les touristes sont dispensés de cette formalité, mais ils ne peuvent pas séjourner plus de trente jours. Bref, si un touriste fait un mauvais coup dans le pays, la police ne peut pas l’identifier dactyloscopiquement, d’où cette méfiance.
  
  - Digepol ou pas Digepol, conclut Alvarez, il faut que vous m’aidiez à semer ces emmerdeurs. J’ai une visite à faire, et je ne peux la faire que si j’ai les coudées franches. Je vais essayer d’entrer en contact avec les gens du F.A.L.N. (Forces Armées de Libération nationale. Organisation rebelle qui, au sein du Front de Libération nationale, contrôle la lutte révolutionnaire armée contre le gouvernement).
  
  Limousin ne put retenir un petit sifflement.
  
  - Dangereux, fit-il. Terriblement dangereux, surtout en ce moment. Le gouvernement sait qu’il y a du tirage au sein de l’organisation rebelle et il veut en profiter pour jeter de l’huile sur le feu... Diviser pour régner, c’est classique. Mais le F.A.L.N. est sur ses gardes : les moutons sont liquidés impitoyablement.
  
  - J’ai une introduction émanant d’un réseau communiste de Barcelone, révéla Alvarez.
  
  - Comment l’avez-vous obtenue ?
  
  - Secret professionnel, dit Alvarez avec un léger sourire. A force de rendre des services à gauche et à droite, on finit par se faire des relations. Bien entendu, cela demande un certain doigté.
  
  - Et vous croyez que le F.A.L.N. va vous faire confiance ?
  
  - Je l’espère... J’ai d’ailleurs dans ma manche quelques arguments de poids. Tous les maquisards du monde dressent l’oreille quand on chuchote que certains amis étrangers approuvent leur idéal, leur combat, et sont disposés à leur céder quelques stocks d’armes.
  
  - C’est du bidon, je suppose ?
  
  - Diable, non ! protesta Alvarez. Il y a belle lurette que je serais mort si je racontais des bobards aux amis de mes amis !
  
  - Vous êtes vraiment en mesure de fournir des armes aux rebelles ?
  
  L’effarement du jeune attaché commercial amusait Alvarez. Il mit un doigt sur sa bouche et articula :
  
  - Motus et bouche cousue. Ne le dites surtout pas au Vieux.
  
  - Il n’est pas au courant ?
  
  - S’il était au courant, il devrait me jeter en prison. Et s’il me jetait en prison, je ne pourrais plus lui procurer les tuyaux que je vais chercher pour lui dans les lieux les plus inavouables. Conclusion : il est contraint de ne pas être au courant. Vous voyez ce que je veux dire ?
  
  Limousin voyait.
  
  Alvarez, changeant de ton, déclara :
  
  - Vous admettrez que je ne peux pas aller me balader dans le repaire clandestin du F.A.L.N. avec des importuns sur mes talons, qu’ils soient agents de la Digepol ou acolytes de n’importe quelle autre mafia.
  
  - Nous allons les semer en moins de deux, affirma Limousin.
  
  - Minute, fit Alvarez. Si c’était possible, j’aimerais que la chose se fasse d’une façon... euh... normale, naturelle... Je dirais même : involontaire. Je ne veux pas que mes anges gardiens puissent se rendre compte qu’ils ont été repérés, puis semés. Ce serait un aveu de ma part et cela pourrait se retourner contre moi ultérieurement. Non, ce qu’il faut, c’est que mes deux zouaves aient la conviction absolue qu’ils ont été victimes d’un hasard malencontreux.
  
  Limousin, perplexe, se gratta la tempe.
  
  - C’est un autre problème, marmonna-t-il.
  
  Il se tortura les méninges pendant un moment, puis, l’oeil soudain pétillant, il annonça :
  
  - Je crois que j’ai trouvé. Venez, ma bagnole est à deux pas d’ici. Je vous emmène et je vous expliquerai le topo en cours de route.
  
  
  
  
  
  La Peugeot de l’attaché commercial, une 404 grise, ne passait pas inaperçue dans les rues de Caracas où ne circulent pour ainsi dire que des voitures américaines de gros tonnage (Il faut savoir que l’essence ne coûte que 0,15 F le litre).
  
  De l’ambassade, Limousin roula sans se presser jusqu’à l’embranchement de Veracruz où il put s’infiltrer dans le torrent des voitures qui filaient à vive allure sur l’autopista de l’Este.
  
  La Chevrolet crème à bande noire suivait la 404 à une trentaine de mètres de distance.
  
  Limousin dit à Alvarez :
  
  - Dans un sens, ma 404 est déjà un témoignage de votre bonne foi, non ? On ne monte pas dans une voiture pareille quand on veut semer quelqu’un à Caracas.
  
  - En effet, opina Alvarez, c’est un bon point pour moi.
  
  Quand ils arrivèrent au Pulpo, le fameux carrefour où la convergence de huit larges voies de circulation étagées sur plusieurs niveaux forme une gigantesque pieuvre de ciment et de béton, Alvarez reprit :
  
  - Cette poursuite, dans ce décor, on se croirait dans un film de science-fiction !
  
  Limousin, absorbé par sa conduite, ne répondit pas. Sur leurs autoroutes, les Caraqueños sont redoutables : ils roulent vite et ils changent de piste assez capricieusement.
  
  A la sortie de l’autopista, la 404 se dirigea vers l’avenida Bolivar pour remonter ensuite vers le nord-ouest et rejoindre la populeuse avenida Sucre. Elle stoppa peu après devant une librairie. En coupant le contact, Limousin expliqua à son compagnon :
  
  - Nous entrons ensemble dans cette librairie et nous achetons deux ou trois bouquins qui traitent du Venezuela. De cette façon, j’aurai l’air de vous avoir amené ici dans ma voiture pour vous aider à compléter votre documentation économique... Quand nous sortirons de la librairie, si les types de la Chevrolet reprennent leur filature, je mettrai le cap vers l’est et je m’engagerai dans Urdaneta. Lorsque nous aurons dépassé le Palais Miraflores, je ferai un arrêt très sec et très bref pour vous permettre de débarquer en vitesse. Vous dévalerez les marches de pierre d’un escalier que vous trouverez juste devant vous. Cet escalier permet aux piétons de retomber dans l’avenida Baralt qui passe en dessous de l’avenue Urdaneta. Vous tournerez à gauche, au-delà de la première cuadra (bloc d’immeubles), puis encore à gauche, et vous serez hors de vue, même si l’un des gars de la Chevrolet se lance à pied à vos trousses.
  
  - Compris, acquiesça Alvarez.
  
  Ils ne restèrent qu’une dizaine de minutes dans la librairie. Lorsqu’ils remontèrent dans la Peugeot, la Chevrolet, qui avait attendu, se replaça dans leur sillage.
  
  Limousin constata :
  
  - Ils y tiennent, les bougres. Je vais essayer de noter le numéro de leur plaque d’immatriculation.
  
  - Excellente idée, approuva Alvarez. Et si vous parvenez à identifier le propriétaire de ce taxi, ça nous fournira une indication précieuse.
  
  - Préparez-vous, murmura Limousin.
  
  Alvarez, ses deux livres sous le bras, débarqua de la Peugeot dès que celle-ci se fut immobilisée. Il envoya un large salut amical à Limousin, dégringola en souplesse les marches de pierre, se retrouva sous le viaduc, dans l’avenida Baralt, le grand axe nord-sud de la ville.
  
  Après un savant slalom dans une série de petites rues secondaires, il entra dans un snack et commanda un café.
  
  De ce poste d’observation, il fit le guet pendant un quart d’heure.
  
  Ensuite, reprenant sa promenade, il contrôla avec une extrême vigilance ses arrières. Personne. La manœuvre avait réussi. Ce Limousin était décidément un garçon plein d’astuces.
  
  
  
  
  
  Un peu avant 18 heures. Alvarez arriva enfin dans le quartier de Ciudad Industrial, au nord-ouest de la ville, et il arpenta une
  
  longue rue étroite, sinueuse, bordée de maisons minables, d’ateliers, de bistrots pauvres et de boutiques crasseuses.
  
  Une populace débraillée animait cette artère où les taxis se frayaient un chemin à coups de klaxon.
  
  De toute évidence, les Caraqueños qui vivaient ici ne roulaient pas en Cadillac. On voyait beaucoup de Noirs qui flânaient d’un air las, des adolescents au faciès hargneux, des gosses pouilleux, des femmes au visage avachi, des gamines au regard effronté.
  
  Alvarez se rendait compte que son élégant complet en fil-à-fil gris clair, sa chemise immaculée, sa cravate bleue et ses souliers trop propres mettaient une fausse note dans ce décor sordide. Les autochtones se retournaient sur son passage et le regardaient sans amabilité. Le touriste bien nourri, bien habillé, ne soulevait pas une sympathie débordante.
  
  Une fille au teint olivâtre, aux yeux de braise et aux cheveux noirs, heurta ostensiblement Alvarez et se planta devant lui en cambrant sa poitrine. Elle était nue sous sa chemisette échancrée qui sculptait jusque dans le détail ses seins de vingt ans, épanouis et fermes.
  
  En anglais rudimentaire, elle fit à Alvarez une proposition très précise. Puis, avec la même franchise, elle indiqua son tarif et promit qu’il passerait un bon moment.
  
  Dix bolivars, c’était donné (Le bolivar, unité monétaire du Venezuela, vaut environ 1,15 N.F.). Mais Alvarez avait d’autres préoccupations. Il déclina l’offre, voulut s’éloigner. La fille lui attrapa le bras, insista en lui barrant la route. Ses prunelles étincelaient de colère. Elle se lança dans une diatribe volubile, fit une grimace avec sa bouche lippue pour montrer qu’elle connaissait des pratiques qui font toujours plaisir aux hommes.
  
  - Fous-moi la paix, gronda Alvarez, sec et autoritaire, en écartant la fille d’une poigne sans réplique.
  
  Elle haussa les épaules et partit en grommelant.
  
  Alvarez ne fut pas fâché de trouver enfin ce qu’il cherchait : le numéro 422 de cette pénible calle Real de Los Flores.
  
  C’était une masure à moitié en ruine, flanquée d’une cabane en planches noirâtres avec des tôles ondulées en guise de toit. Dans la cabane, deux jeunes hommes en bleu de mécano tripotaient une vieille moto.
  
  - El señor Pacheco Cantara, por favor ? demanda Alvarez en se penchant à l’entrée de la cabane.
  
  Un des deux gars se redressa, s’essuya les mains à sa salopette, dévisagea Alvarez, l’examina des pieds à la tête.
  
  - C’est pourquoi ?
  
  - Je voudrais lui parler, dit Alvarez.
  
  - A quel sujet ?
  
  - C’est son ami Francisco Ramiro qui m’a chargé de lui faire une commission.
  
  - Attendez un moment.
  
  Il traversa la rue, disparut dans un taudis, rappliqua deux minutes plus tard en compagnie d’un long bonhomme âgé d’une quarantaine d’années, au visage décharné, aux cheveux parsemés de fils d’argent.
  
  - Venez par ici, jeta-t-il à Alvarez en l’entraînant vers le fond de la cabane.
  
  Il ouvrit une porte, guida le visiteur vers un second cagibi de planches édifié au fond d’une cour puante.
  
  Lorsqu’ils furent dans la bicoque, le bonhomme articula :
  
  - Allez-y, je suis Pacheco Cantara.
  
  Alvarez extirpa de sa poche son porte-billets, l’ouvrit, y préleva un billet de vingt dollars soigneusement plié en deux.
  
  Sans un mot, il remit le billet au Vénézuélien. Ce dernier hocha la tête, prit le billet.
  
  - Momento, fit-il.
  
  Il sortit, laissant Alvarez seul.
  
  Quand il revint, l’expression méfiante de sa figure ascétique avait disparu. Une lueur bienveillante brillait dans ses prunelles.
  
  - Nous sommes amis, prononça-t-il en avançant sa longue main brune.
  
  Alvarez serra la main du bonhomme, exhiba son paquet de Chesterfield, présenta une cigarette. Mais l’autre déclina en souriant :
  
  - Je ne fume pas, merci.
  
  Puis, baissant la voix, il s’enquit :
  
  - Que puis-je faire pour vous être utile ?
  
  - Je voudrais rencontrer un responsable du Front de Libération nationale. Si possible, un des hommes qui font partie du commandement suprême.
  
  - De quelle organisation ? Il y a trois mouvements distincts qui sont représentés à l’état-major suprême. Le F.A.L.N., le M.I.R. et le Parti communiste (M.I.R. - Movimiento de la Izquierda Revolucionaria. (Mouvement de la gauche révolutionnaire.) Organisation de style castriste).
  
  - Ramiro m’a conseillé de voir le commandant Buriollo.
  
  - Il est à La Havane. Il assiste à la Conférence Tri-continentale des Forces révolutionnaires du Tiers-Monde... De quoi s’agit-il exactement ?
  
  - Livraison éventuelle d’armes et de munitions.
  
  - Muy bien ! Dans ce cas, le camarade Belardo fera tout aussi bien l’affaire. C’est l’adjoint de Buriollo, et c’est un homme remarquable.
  
  - D’accord. Où puis-je le rencontrer, et quand ?
  
  - Il me faut quarante-huit heures pour organiser le rendez-vous. Dimanche soir, ça
  
  pourrait s’arranger pour nous. Et pour vous ?
  
  - Oui, c’est très bien. A quel endroit ? Ici ?
  
  Le Vénézuélien eut un léger sursaut.
  
  - Surtout pas ici ! s’exclama-t-il d’une voix étouffée. En principe, il ne peut pas y avoir de liaison visible entre les camarades du Front de Libération et moi.
  
  - Dans ce cas, expliquez-moi comment je devrai m’y prendre.
  
  Cantara se concentra un moment pour réfléchir.
  
  - Les contacts ne se font jamais deux fois de la même façon, murmura-t-il. Voici ce que je vous propose : dimanche soir, entre 22 heures et 22 heures 30, promenez-vous dans Ciudad Industrial en restant toujours sur le trottoir de gauche dans la direction de Sucre. Un des nôtres vous abordera pour vous offrir des stylos américains à bas prix. Dans la conversation, il prononcera discrètement votre nom.
  
  - Mon nom ?
  
  - Oui... Vous êtes bien le señor Martin Alvarez ?
  
  - En effet.
  
  - Si personne ne vous contacte, n’insistez pas et ne restez pas inutilement dans le quartier. Je suppose que vous êtes à l’hôtel ?
  
  - Oui.
  
  - Quel hôtel ?
  
  - Le Tamanaco.
  
  - Si le rendez-vous n’a pas marché, vous aurez de toute manière de mes nouvelles au Tamanaco dans les premiers jours de la semaine prochaine. Combien de temps comptez-vous rester à Caracas ?
  
  - Environ trois semaines.
  
  - Oh, tout ira bien, affirma le Vénézuélien. Même si nous avons des ennuis, nous nous débrouillerons pour vous toucher avant votre départ.
  
  - Vous avez souvent des ennuis ? questionna Alvarez.
  
  - Oui, hélas, soupira Cantara. Nous sommes menacés en permanence. Je peux même dire que nous sommes littéralement traqués depuis quelques semaines.
  
  - Pour quelle raison ?
  
  - La gauche a durci sa position vis-à-vis du gouvernement, comme vous le savez probablement.
  
  - Et la police a durci la sienne, forcément, enchaîna Alvarez.
  
  Cantara eut une moue désabusée :
  
  - S’il n’y avait que la police, nous pourrions nous en accommoder. Ce sont les autres qui nous inquiètent, tous les autres...
  
  Il fit un vague geste de la main, énuméra :
  
  - Les traîtres payés par les Yankees, les salopards qui se laissent acheter par l’armée, les communistes pro-chinois, les espions du pétrole, vous ne pouvez pas savoir ! Nous sommes infestés de brebis galeuses ...
  
  Il soupira derechef, grommela sur un ton amer :
  
  - Dans ce pays-ci, les révolutionnaires n’ont pas la vie facile. Ce n’est pas comme en Europe !... Enfin, heureusement que nous avons aussi des amis à l’étranger, des amis qui comprennent notre combat.
  
  Alvarez, peu désireux de suivre son interlocuteur dans le domaine des généralisations, demanda :
  
  - Le camarade Belardo dont vous m’avez parlé sera-t-il en mesure de prendre des arrangements définitifs avec moi ?
  
  - Sûrement.
  
  - Il a le droit de parler au nom du F.A.L.N. ?
  
  - Je vous le répète, c’est l’adjoint du commandant Buriollo. Il connaît parfaitement la situation et il n’a besoin de personne pour prendre des décisions.
  
  - Eh bien, j’espère le rencontrer dimanche soir.
  
  Pacheco Cantara hésita une fraction de seconde, puis, avec une pointe d’embarras, il dit en regardant Alvarez :
  
  - Si c’est possible, habillez-vous d’une façon un peu moins luxueuse, dimanche soir. Dans ce quartier, les flics n’ont pas l’habitude de voir des touristes et ça les énerve.
  
  - Ah bon ? fit Alvarez, surpris. Les flics de Caracas n’aiment pas les touristes ?
  
  - C’est le contraire, rectifia le Vénézuélien, la police fait tout ce qu’elle peut pour protéger les étrangers qui visitent notre pays. Malheureusement, sa tâche n’est pas facile. Les jeunes voyous qui vivent dans les ranchitos (Les bidonvilles de Caracas) sont passés maîtres dans l’art de détrousser les touristes. C’est une des plaies de Caracas. Mais que voulez-vous ? La moitié des Vénézuéliens ont moins de vingt ans ! Ces gosses sont pauvres, ils ont les dents longues, ils tueraient sans hésiter pour une poignée de dollars. C’est un problème effroyable.
  
  - Je mettrai un costume moins voyant, promit Alvarez.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  
  
  
  Tandis qu’il remontait à pied vers l’avenida Sucre, Alvarez ouvrait l’œil. Après ce que Pacheco Cantara venait de lui dire, il se méfiait plus encore des jeunes vauriens qui, au passage, lui jetaient de brefs regards sournois. Comme chacun sait, les adolescents de Caracas ont la passion des couteaux à cran d’arrêt. Et ils savent s’en servir quand il y a des dollars à piquer aux touristes imprudents.
  
  D’autre part, Alvarez se doutait bien qu’un quartier aussi misérable devait être truffé d’indicateurs de la police. Or, si ça lui était égal d’être pisté par un mouchard, il ne voulait pas l’être à son insu.
  
  Avant de prendre un taxi, il s’imposa deux ou trois manœuvres destinées à détecter une filature éventuelle. Enfin, lorsqu’il fut rassuré sur ce point, il héla une voiture et il donna au chauffeur l’adresse d’un café de Sabana Grande.
  
  De là, il monta dans un autre taxi pour rentrer au Tamanaco.
  
  Une chose le chiffonnait. Pourquoi diable Francesco Ramiro, son ami communiste de Barcelone, avait-il mentionné le nom de Martin Alvarez dans le message écrit à l’encre sympathique sur le billet de vingt dollars ?
  
  La réponse à cette question lui apparut instantanément : grâce à cette précaution, les maquisards étaient en mesure de contrôler l’identité du porteur et d’acquérir la certitude que le billet de banque utilisé comme mot de passe n’avait pas changé de main en cours de route.
  
  La rigueur de ces précautions en disait long.
  
  « La vie clandestine n’est pas une sinécure dans ce pays », pensa Alvarez, plutôt contrarié à l’idée que son nom allait circuler de bouche à oreille au sein du F.A.L.N.
  
  
  
  
  
  Deux messages l’attendaient à l’hôtel. Un billet de Limousin annonçant que le rendez-vous avec le secrétaire-adjoint de l’O.P.E.C. était arrangé pour le lendemain, à onze heures, au siège de la Société Financière Interaméricaine, à Urdaneta. Et un message téléphonique de la señora Menzola qui s’excusait pour la soirée.
  
  Le faux bond de la jolie métisse mit Alvarez d’assez méchante humeur.
  
  Il se déshabilla, prit un bain, endossa une chemise propre et un costume plus foncé, descendit au bar avec la ferme intention de draguer une autre créature poux remplacer Teresa.
  
  Il s’installa à une table, au bord de la piscine, et commanda un scotch.
  
  Une heure plus tard, il avait changé d’avis. Les rares femmes qui avaient daigné s’intéresser à lui étaient des Américaines d’âge mûr, qui le laissèrent de glace. Il dîna seul, remonta dans sa chambre, se consola en se disant qu’une certaine sagesse physique n’était pas contre-indiquée à son âge, et il se mit à écrire pour Limousin le compte rendu minutieux de sa journée.
  
  Le lendemain, à onze heures, il se présentait à la Sofinter. Une charmante hôtesse d’accueil (au corsage intéressant) le conduisit aussitôt vers le bureau du senor Osman Zakkedin, secrétaire-adjoint de l’Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole, un petit homme d’une cinquantaine d’années, grassouillet, tiré à quatre épingles, aux yeux vifs dans un visage bistre de Levantin cosmopolite.
  
  - Enchanté de vous connaître, monsieur Alvarez, dit-il (en français) en tendant sa main potelée.
  
  Il désigna un fauteuil-club devant sa table d’acajou :
  
  - Donnez-vous la peine de vous asseoir, je vous en prie... J’ai reçu un coup de fil
  
  de l’ambassade de France m’informant que vous désiriez me rencontrer...
  
  - En effet, répondit Alvarez. C’est M. de Chanzour, ancien sous-directeur au ministère des Affaires économiques, à Paris, qui m’a conseillé de vous contacter
  
  - Vous êtes attaché à l'Ocipe, n’est-ce pas ?
  
  - Exactement. Et c’est à ce titre que je me suis permis de solliciter cette entrevue.
  
  - De quoi s’agit-il ?
  
  - Je suis en voyage d’étude pour l’organisme auquel j’appartiens et je mène une sorte d’enquête sur les problèmes économiques au Venezuela.
  
  Zakkedin eut un sourire amusé :
  
  - Mais Je ne suis pas Vénézuélien, Je suis Iranien !
  
  - Justement, enchaîna Alvarez avec un aplomb tranquille, je cherche des informations qui ne sont pas de source officielle, c’est-à-dire qui ne reflètent pas les opinions diffusées par le gouvernement. Ce qui m’intéresse, c’est l’avis d’un homme qui connaît bien les problèmes de ce pays mais qui n’est pas impliqué dans sa politique.
  
  L’Iranien, qui n’était pas né de la dernière pluie, avait saisi.
  
  - Je suis un vieil ami de la France, assura-t-il, et je suis tout disposé à mettre mes faibles lumières à votre service. Les informations que vous cherchez sont de quel ordre ?
  
  - En gros, ma mission peut se résumer comme suit : la France désire améliorer ses échanges commerciaux avec le Venezuela et, depuis deux ans, elle multiplie ses efforts dans ce sens, mais les résultats sont incroyablement décevants. Tellement décevants que les fonctionnaires spécialisés de Paris ont examiné la question d’un peu plus près. Ils sont arrivés à la conclusion que la bonne volonté française se heurtait à une sorte d’inertie étrange, anormale, inquiétante pour tout dire.
  
  - Un barrage ? fit l’Iranien.
  
  - Euh...
  
  - N’ayons pas peur des mots, tel est bien le fond de votre pensée, n’est-ce pas ?
  
  - L’expression est peut-être un peu forte, avança Alvarez, mais elle définit assez exactement l’impression des services économiques français. Et, bien entendu, Paris aimerait savoir ce qui se passe. En termes clairs, la France voudrait connaître la nature et l’origine de ce barrage, si barrage il y a.
  
  En parlant de la sorte, Alvarez posait sur son interlocuteur un regard candide qui ne trompait pas celui-ci.
  
  - Cher monsieur Alvarez, à votre place, je conseillerais à la France de ne pas insister. Qu’elle porte son effort sur n’importe quel pays d’Amérique latine, mais pas ici. Le Venezuela est une chasse gardée.
  
  - Que voulez-vous dire ?
  
  - Demandez à votre attaché commercial de vous donner le pourcentage des investissements U.S.A. dans ce pays, vous comprendrez tout de suite ce que je veux dire.
  
  - D’après vous, les États-Unis entendent conserver le monopole du commerce vénézuélien ?
  
  - Je ne critique personne, je constate un état de fait.
  
  - Cependant, insista Alvarez, prudent, le gouvernement de Caracas paraît désireux d’avoir d’autres partenaires économiques que les États-Unis.
  
  - Le gouvernement fait ce qu’il peut, et non pas ce qu’il veut. N’oubliez pas qu’il navigue constamment entre des écueils plus redoutables les uns que les autres. S’il va trop à droite, c’est l’émeute populaire ; s’il va trop à gauche, c’est le pronunciamiento militaire.
  
  Baissant la voix d’un ton, il ajouta, caustique :
  
  - Même quand il s’efforce de suivre sa propre route, le gouvernement de Caracas ne peut pas s’écarter d’un certain itinéraire...
  
  Comme il laissait sa phrase en suspens, Alvarez enchaîna :
  
  - Vous voulez dire d’un certain itinéraire tracé par Washington ?
  
  - Je ne suis pas dans le secret des dieux, éluda l’Iranien.
  
  Il alluma distraitement une cigarette, s’avisa qu’il avait oublié d’en offrir une à son visiteur, tendit le paquet à Alvarez. Mais celui-ci refusa.
  
  Il y eut un silence.
  
  Après un moment de réflexion, Zakkedin reprit :
  
  - Si j’ai bonne mémoire, plusieurs missions économiques françaises sont venues ici au cours des deux dernières années pour offrir une aide financière au Venezuela, n’est-ce pas ? Mais cela n’a pas marché parce que vos industriels et vos banquiers ont estimé que les propositions qui leur étaient faites présentaient trop de risques ?
  
  - Oui, c’est exact, reconnut Alvarez. Et ce sont les discussions ultérieures qui ont fait apparaître ce barrage auquel nous faisions allusion il y a un instant. Tout se passe comme si les gens de Washington dictaient la loi ici.
  
  - Je vous le répète, c’est une chasse gardée. Néanmoins, si je me base sur mon expérience personnelle en qualité de dirigeant de l’O.P.E.C., je pense que ce serait une erreur d’incriminer a priori la Maison-Blanche. Il ne faut pas confondre les hommes politiques des U.S.A. et les grands patrons de Chicago, de Los Angeles, de Cleveland et compagnie. Les véritables chiens de garde, ici, ce sont les trusts américains. La Maison-Blanche n’arrête pas de créer des organismes qui ont pour but d’aider les pays d’Amérique latine à se développer. L’O.E.A. et l’Alliance pour le Progrès sont deux exemples parmi d’autres. Or, que voit-on ? Ces organismes deviennent très vite des instruments de domination politique pour Washington, doublés d’instruments de pression économique aux mains des gigantesques cartels financiers américains...
  
  Il tira une bouffée de fumée, précisa :
  
  - Ce jugement brutal n’est pas de moi, je me permets de le souligner : ce sont les propres termes d’un ministre sud-américain. Tous les chefs du bloc latino-américain ont été unanimes à flétrir ces manœuvres insidieuses du capitalisme yankee. Ils ont même adopté un slogan qui dit bien ce qu’il veut dire : « Les États-Unis ont dressé le mur de la charité intéressée, et ce mur nous coupe la route du vrai progrès. »
  
  Alvarez, grave et songeur, opina lentement :
  
  - En somme, c’est le pot de terre contre le pot de fer.
  
  - Absolument, appuya l’Iranien. Et, en s’obstinant à vouloir franchir ce mur, la France gaspillerait ses forces et son argent.
  
  Il ajouta tout aussitôt :
  
  - Je vous parle en toute franchise, parce que je suis un ami sincère de la France. Bien entendu, tout ceci est officieux et n’engage que moi, nous sommes bien d’accord ?
  
  - Évidemment, ponctua Alvarez.
  
  Il hésita une demi-seconde, puis :
  
  - Je vous suis très reconnaissant de mettre cette conversation sur un plan amical, confidentiel, et je voudrais en profiter
  
  pour aborder un aspect plus... plus délicat de mon problème. Dans une certaine mesure, l’échec de nos tentatives de pénétration commerciale au Venezuela n’est guère qu’un incident sans gravité réelle. Dans le monde actuel, la compétition à l’échelle planétaire comporte des victoires et des déceptions, c’est normal. Ce qui l’est moins, c’est que nous assistons ici à la naissance d’un climat d’hostilité. Depuis quelques mois, en effet, d’étranges manifestations se déroulent à Caracas. Dans le peuple, dans l’armée, dans la bourgeoisie, des voix s’élèvent contre la France... Nous avons l’impression très nette qu’il s’agit d’une campagne orchestrée. Qu’en pensez-vous ?
  
  - Ce n’est pas impossible. Lorsque le gouvernement français a annoncé publiquement, officiellement, à la face du monde, qu’il entendait renforcer ses liens avec les peuples de l’Amérique latine, pas mal de gens, dans ce pays, ont froncé les sourcils. Et ces gens-là ont peut-être bien décidé de réagir, de contrer promptement l’action de Paris.
  
  - La France n’accepte pas, ne peut pas accepter de devenir le bouc émissaire aux yeux des populations sud-américaines.
  
  Zakkedin haussa les épaules, baissa les yeux en esquissant une moue un peu morose, écrasa à petits coups sa cigarette dans le cendrier de verre qui trônait sur sa table de travail.
  
  - Cher monsieur Alvarez, vous admettrez que vos adversaires ont la partie facile, non ? La technique du bourrage de crâne est si perfectionnée de nos jours ! Quoi de plus aisé que de dénaturer les grands desseins de la politique française ? Paris se rapproche de Moscou, reconnaît Pékin, affirme son indépendance vis-à-vis du capitalisme yankee, construit sa défense nucléaire... Avec de tels éléments, les sorciers de la propagande ont plus d’arguments qu’il ne leur en faut pour transformer la France en épouvantail. Vous voyez que je suis franc.
  
  Alvarez décida d’abattre son jeu :
  
  - Nous sommes résolus à démasquer ces sorciers, monsieur Zakkedin.
  
  - Je vous souhaite bien du courage, fit l’Iranien, sarcastique.
  
  - Nous jugeons que c’est un devoir. Et non seulement dans l’intérêt de la France, mais dans l’intérêt général. Les tricheurs et les faussaires de la politique sont nocifs pour tout le monde.
  
  - Je partage entièrement votre avis.
  
  - Si vous étiez à ma place, dans quelle direction orienteriez-vous vos investigations ?
  
  Sur le moment même, Zakkedin parut quelque peu surpris par le côté abrupt et direct de cette question. Mais il se ressaisit rapidement et un sourire se dessina sur ses lèvres.
  
  - Si j’étais à votre place, cher monsieur Alvarez, je serais l’homme le plus embarrassé de la terre. Les gens qui ont intérêt à miner le prestige de la France et à casser son influence en Amérique latine sont légion.
  
  - Je n’en disconviens pas, mais je suis persuadé qu’ils sont eux-mêmes manipulés à leur insu par un petit groupe qui agit dans l’ombre.
  
  - D’où tirez-vous cette conviction ?
  
  - Il y a des indices qui ne trompent pas.
  
  - Quels indices ?
  
  - Les alliances contre nature ne sont jamais spontanées, cher monsieur Zakkedin. Si les militaires, d’une part, et les mouvements d’opposition populaire, d’autre part, adoptent ensemble les mêmes mots d’ordre, c’est qu’ils sont travaillés sans le savoir par un brain-trust qui les coiffe. Dans le cas qui nous occupe, c’est encore plus significatif : même les milieux bourgeois sont tombés dans le panneau !... Croyez-moi, tous ces gens-là sont manœuvrés par quelqu’un.
  
  Le silence retomba dans le bureau.
  
  Alvarez laissa passer plusieurs minutes avant de murmurer d’une voix qui n’était pas exempte d’amertume :
  
  - Jamais je ne me serais permis de vous parler comme je viens de le faire, si M. de Chanzour ne m’avait pas affirmé que je pouvais avoir la plus totale confiance en vos sentiments d’affection pour la France.
  
  - M. de Chanzour ne s’est pas trompé, et il ne vous a pas trompé, croyez-le bien. Ma femme est française et j’ai appris à aimer son pays. Mais ce que vous me demandez, non, vraiment, je ne puis y répondre. Ce serait malhonnête de ma part... Ce serait doublement malhonnête. Primo, parce que je n’ai pas le droit de lancer une accusation à la légère. Secundo, parce que ce serait en quelque sorte un abus de confiance.
  
  Alvarez arqua ses gros sourcils :
  
  - Un abus de confiance ? A quel point de vue ?
  
  - Je suis un fonctionnaire international, cher monsieur Alvarez. Je vois beaucoup de choses, je rencontre des gens qui viennent de tous les continents, qui appartiennent à des blocs politiques divers et même à des civilisations différentes. A quel titre vous désignerais-je tel ou tel personnage qui, dans le cadre de mes contacts, a pu manifester une certaine inimitié à l’égard de la France ?
  
  - Au point où nous en sommes, réfuta Alvarez, je considère que la France n’est plus seule en cause. Une campagne de haine est une menace réellement dangereuse pour tout le monde, même si elle n’est dirigée que contre une seule nation.
  
  L’Iranien fit un geste d’impuissance :
  
  - Je regrette, monsieur Alvarez, je ne puis pas vous aider.
  
  Il se leva, signifiant ainsi que l’entrevue était terminée. Alvarez se leva à son tour.
  
  Zakkedin, en contournant sa table de travail, prononça à mi-voix :
  
  - Je me doute bien que vous allez poursuivre vos recherches dans le sens que vous venez de m’indiquer... Par amitié pour M. de Chanzour, je me permets de vous donner un conseil. Il se peut que votre enquête vous conduise dans les parages d’un certain Jeffrey Malliseck qui dirige à Caracas un organisme de statistiques économiques. Ce Malliseck est un technocrate d’origine polonaise, naturalisé américain. Un homme remarquable... Mais, si vous tenez à votre peau, restez à l’écart de ce personnage. Les initiés prétendent qu’il a tissé autour de Caracas une toile invisible qui lui assure un pouvoir immense, redoutable... Un homme prévenu en vaut deux, songez-y.
  
  - Je m’excuse de vous avoir pris votre temps, cher monsieur Zakkedin, dit Alvarez en serrant la main que l’Iranien lui tendait.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  
  
  
  Revenu à son hôtel, Alvarez aperçut Limousin qui l’attendait dans le hall. L’attaché commercial trimbalait sous le bras un porte-documents.
  
  - Je vous apporte la documentation que vous m’avez demandée, dit Limousin.
  
  - Trop aimable, murmura Alvarez. Je suis confus de retarder votre départ en week-end.
  
  - Hélas, pas de week-end pour moi, soupira Limousin. Je suis débordé de travail en ce moment.
  
  - Dans ce cas, si vous le permettez, je vous retiens à déjeuner.
  
  - Volontiers, accepta Limousin.
  
  Ils se dirigèrent ensemble vers la salle de restaurant.
  
  Lorsqu’ils furent attablés, Alvarez suggéra :
  
  - La meilleure solution, pour parler de ce qui nous intéresse, serait que vous m’emmeniez à votre bureau après le repas... Mon premier rendez-vous de l’après-midi est à 17 heures, ici même, avec Mariano Pilas,
  
  - D’accord, acquiesça Limousin qui avait compris que son interlocuteur ne tenait pas à aborder dans un tel endroit les problèmes importants.
  
  Aussitôt après le café, ils montèrent dans la Peugeot de Limousin qui dévala la colline en direction de l’ambassade.
  
  - Mince ! s’exclama l’attaché commercial, l’œil fixé sur son rétroviseur. Vos deux parasites sont de nouveau là avec leur Chevrolet.
  
  - Sans importance, marmonna Alvarez. Ils m’ont accompagné à l’OPEC, ce matin, mais je m’en balance. Au contraire, il est salutaire que la Digepol sache que je suis en contact avec les marchands de pétrole. Dans une ville comme Caracas, rien de tel pour renforcer ma couverture.
  
  - Je ne suis pas sûr qu’il s’agisse réellement de la Digepol, murmura Limousin. Nous en reparlerons tout à l’heure.
  
  Dès qu’ils furent dans le bureau de celui-ci, à l’abri des oreilles indiscrètes, Alvarez prit dans son portefeuille la note qu’il avait rédigée la veille au soir.
  
  - Procédons par ordre, dit-il en remettant le feuillet à Limousin. Voici le compte rendu de ma journée d’hier. Je crois qu’il serait préférable de coder ce texte avant de le transmettre.
  
  - La valise ne vous paraît pas une garantie suffisante ?
  
  - En l’occurrence, non, déclara froidement Alvarez.
  
  - Vous êtes bien méfiant ! constata Limousin.
  
  - Pas méfiant, corrigea Alvarez, prudent.
  
  Il avait appuyé les deux mots pour marquer la nuance. Il ajouta :
  
  - La valise diplomatique est parfois moins étanche qu’on l’imagine. Or il est question de mon contact avec les clandestins du FALN dans mon rapport. Je tiens à ma petite santé, moi.
  
  - Justement, enchaîna Limousin, j’étais anxieux d’avoir de vos nouvelles à ce sujet.
  
  - Ce n’était qu’une mesure pour rien, révéla Alvarez. La véritable rencontre doit avoir lieu demain soir Les maquisards sont sur leurs gardes et il n’y a pas moyen de les aborder de plain-pied. Ils procèdent en deux temps, ce qui leur permet d’opérer un filtrage sévère. Ils se défient même de leurs amis.
  
  - Ils n’ont pas tort, glissa Limousin.
  
  - C’est le moins qu’on puisse dire, renchérit Alvarez. Non seulement ils ont la police et l’armée sur le dos, mais ils ont en plus des querelles intestines. Les communistes pro-russes et les communistes pro-chinois se font une guerre impitoyable...
  
  Il haussa les épaules, reprit sur un ton un peu désabusé :
  
  - Qu’est-ce que ce sera quand ils seront au pouvoir !
  
  - Car vous croyez qu’ils finiront par triompher ?
  
  - Oui, je le crois... Oh, pas dans l’immédiat ! Mais, à long terme, ça me paraît inévitable. Quand le contraste entre l’opulence des uns et la misère des autres aura atteint son point critique, ça fera boum !
  
  Il haussa derechef les épaules :
  
  - Voyons maintenant cette histoire de filature...
  
  - Eh bien, comme je vous le disais il y a un instant, je ne suis pas sûr que la surveillance étroite dont vous êtes l’objet provienne de la Digepol. D’après la plaque d’immatriculation, la Chevrolet appartient à un garagiste de l’avenida Andres Bello, un nommé Felipe Novaro. Cet individu possède une licence qui l’autorise à exploiter quatre taxis, j’ai vérifié la chose.
  
  - Et alors ? fit Alvarez. Toutes les polices du monde ont des civils à leur service.
  
  - Je poursuivrai mes investigations, naturellement, et je...
  
  - Non, coupa Alvarez, ferme. Laissez tomber. Un excès de curiosité pourrait se retourner contre nous. Je me débrouillerai pour les semer quand ce sera nécessaire. Après tout, la plupart de mes démarches dans cette ville ont un aspect parfaitement
  
  légitime, et ça me plaît assez d’être innocent comme un agneau aux yeux des flics.
  
  - Bon, je n’insiste pas de ce côté-là, acquiesça Limousin.
  
  - Pas d’informations concernant la jolie señora Menzola et sa cousine Berta Gimenez ?
  
  - J’espère en avoir lundi.
  
  - Qui s’occupe de vos enquêtes ?
  
  - La señorita Lucia Munin. C’est une vieille fille qui approche de la cinquantaine et qui fait des travaux de traduction pour notre département culturel. Elle ne paie pas de mine mais elle est drôlement futée,
  
  - Vous êtes sûr d’elle ?
  
  - Oui. Elle est de mère française et elle adore la France. Elle est venue au Venezuela à l’âge de 15 ans. A cette époque-là, Caracas comptait 300 000 habitants. Nous en sommes à plus d’un million actuellement ! Bref, Lucia Munin a vu grandir la ville de jour en jour et elle est admirablement au courant de ce qui s’y passe.
  
  - Tant mieux, opina Alvarez. Et maintenant, venons-en aux choses plus importantes. J’ai donc vu, ce matin, ce dirigeant de l'OPEC auquel je vous avais demandé de téléphoner de ma part. C’est un Iranien et il a l’air de connaître parfaitement la situation du Venezuela. En outre, c’est un homme bien. Il a fait semblant de ne pas deviner le sens exact de ma mission à Caracas, mais je suis convaincu qu’il a tout de suite pigé. En résumé, il a refusé de me
  
  fournir des renseignements. Mais, au moment où j’allais prendre congé de lui, il m’a glissé le conseil suivant : évitez de graviter autour d’un certain Jeffrey Malliseck. C’est un homme redoutable... Est-ce que vous avez entendu parler de cet individu ? Il est d’origine polonaise, naturalisé américain, et il dirige un bureau de statistiques à Caracas.
  
  - Ce nom me dit quelque chose, murmura Limousin. Vous permettez, je vais vérifier dans mon fichier.
  
  Il se dirigea vers le coffre-fort qui occupait un coin de la pièce, l’ouvrit, en retira une boite métallique.
  
  - Voilà, j’ai sa fiche, annonça-t-il en retirant un carton de la boîte. Malliseck Jeffrey Stephen, directeur du BISEC... Bureau International de Statistiques Économiques et Commerciales, siège principal de Caracas : 247 Urdaneta... 44 ans, célibataire, ne fréquente pas les réceptions... Quant à cet organisme, la fiche comporte le signe § avec la mention OFSU. Ce qui signifie qu’il s’agit peut-être d’une organisation fictive couvrant un service secret des U.S.A.
  
  - Tiens, tiens, tiens, grommela Alvarez, pensif. Pas mal documenté, le gars de l’OPEC... Je ne sais pas pourquoi, mais quand Osman Zakkedin m’a cité le nom de cet ex-Polonais devenu citoyen des U.S.A., j’ai eu comme le pressentiment qu’il me désignait très exactement ce que je cherchais.
  
  Limousin eut une mimique étonnée, un peu décontenancée même.
  
  - Ah ? fit-il. Vous croyez que ce Malliseck ?...
  
  - Je n’en sais rien, c’est un pressentiment.
  
  - Il y a une contradiction entre les indications de la fiche et les éléments de notre problème.
  
  - Quelle contradiction ?
  
  - Vous perdez de vue que ce sont les services américains qui, à l’origine, ont été les premiers à attirer notre attention sur les rumeurs hostiles qui commençaient à circuler dans ce pays-ci à l’égard de la France. Or, si Malliseck est un agent américain...
  
  - Raison de plus ! jeta Alvarez, sardonique. Si les Yankees sont à l’origine de cette campagne de haine, c’est pour se blanchir qu’ils nous préviennent. La ruse est classique.
  
  - Voulez-vous que je mette Lucia Munin sur l’affaire ?
  
  - Surtout pas ! Il ne faut pas lui parler de Malliseck et il ne faut pas qu’elle mette les pieds dans le secteur où Malliseck évolue.
  
  - Je suis persuadé qu’elle pourrait vous aider. Elle est habile.
  
  - Je l’admets volontiers, mais j’aime mieux qu’elle s’abstienne.
  
  - Vous préférez vous en occuper vous-même ?
  
  - Je vais poursuivre mes petits sondages, évidemment. Et si j’acquiers la conviction que Mister Malliseck est bien le personnage-clé de notre problème, je passe la main et je rentre chez moi, à Madère. Je ne suis qu’un informateur, ne l’oubliez pas. Je fouine à gauche et à droite, je hume le vent, j’essaie de flairer la présence du gibier, je détecte éventuellement sa trace, mais ça ne va jamais plus loin. Pour la chasse proprement dite, le Vieux mobilise un spécialiste.
  
  Il jeta un coup d’oeil à sa montre-bracelet, puis :
  
  - Est-ce que vous tapez à la machine ?
  
  - Oui, pourquoi ?
  
  - J’ai trois quarts d’heure avant mon rendez-vous avec Mariano Pilas, et je voudrais en profiter pour vous dicter un résumé de ma conversation avec Zakkedin. Vous mettrez cela en code également et vous joindrez ce texte à mon rapport. Je crois que c’est important pour le Vieux.
  
  Limousin installa sa machine à écrire portative sur sa table de travail, préleva du papier et des carbones dans un tiroir.
  
  - Allez-y, je vous écoute, dit-il.
  
  Alvarez se concentra un moment, puis il commença à dicter. Il avait une excellente mémoire et il reconstitua presque mot pour mot son entretien avec le secrétaire-adjoint de l’OPEC.
  
  Ce travail terminé, Limousin demanda :
  
  - Comment allez-vous procéder pour
  
  avoir des renseignements sur Jeffrey Malliseck ?
  
  - Ma méthode habituelle. Un petit coup de sonde par-ci, un petit coup de sonde par-là...
  
  Il eut un petit rire bizarre, ajouta :
  
  - Je fais comme les crabes, j’avance en marchant de biais... Je vais commencer par mettre à profit mon entrevue avec Pilas pour l’interroger au sujet de ce Malliseck. Si ce dernier joue réellement un rôle d’éminence grise à Caracas, un homme aussi retors que Pilas doit le connaître.
  
  Il se leva, se prépara à prendre congé.
  
  - A propos, s’enquit-il, comment peut-on vous toucher pendant le week-end ?
  
  - Passez-moi un coup de fil à mon domicile privé. Comme j’ai des dossiers à mettre à jour, je ne sortirai qu’aux heures des repas. Vous avez mes coordonnées, n’est-ce pas ?
  
  - Oui, bien sûr. Mais s’il ne s’agit que de vous remettre un compte rendu, puis-je le glisser dans votre boîte aux lettres ? Pas de risque d’indiscrétion ?
  
  - Aucun danger. Je suis actuellement le seul occupant de la villa avec les deux domestiques qui sont au-dessus de tout soupçon. C’est un ménage français : la femme entretient la maison et fait la cuisine, le mari est employé à l’ambassade. Il fait d’ailleurs partie du service de sécurité de l’ambassade.
  
  - Dans ce cas, tout va bien, acquiesça Alvarez.
  
  - Vous avez prévu un programme chargé pour votre week-end ?
  
  - Non, pas du tout, assura Alvarez. Mais il y a de ces petites précautions qu’on néglige quelquefois par inadvertance et qui vous compliquent la vie par la suite... J’espère que la señora Menzola m’accordera ses faveurs ce soir. J’attends de ses nouvelles... Quant à ma journée de dimanche, elle ne comporte qu’un rendez-vous : avec le camarade Belardo, un des chefs du FALN... En tout état de cause, je vous ferai signe lundi dans la matinée.
  
  - Je vous reconduis à votre hôtel ? proposa Limousin.
  
  - Ne vous dérangez pas, je vais prendre un taxi.
  
  
  
  
  
  Mariano Pilas arriva au Tamanaco un peu avant 17 heures, à bord de son époustouflante Ford-Fairlane verte.
  
  Vêtu d’un pantalon gris perle, sans veston mais la chemise de soie blanche immaculée, la cravate bleue impeccable, les souliers étincelants, il était très chic.
  
  Il serra avec beaucoup de cordialité la main d’Alvarez.
  
  - J’espère que votre séjour à Caracas se passe bien ? s’informa-t-il.
  
  - Très bien, merci.
  
  - La chaleur ne vous fatigue pas trop ?
  
  - Pas le moins du monde. J’aime les pays chauds.
  
  - Vous êtes Espagnol, je crois ?
  
  - D’origine espagnole, comme mon nom l’indique, mais je suis Français. Je suis né en Algérie et j’ai vécu la plus grande partie de ma vie en Afrique du Nord. Présentement, je réside à Madère... Enfin, c’est une façon de parler, car je suis en voyage dix mois sur douze.
  
  - Êtes-vous allé à Macuto depuis votre arrivée ici ?
  
  - Non, pas encore, mais je me suis laissé dire que c’était un endroit magnifique.
  
  - Nous pouvons faire un saut jusque-là et prendre un drink au Sheraton, suggéra le Vénézuélien. La promenade est agréable et le site de Macuto vaut le déplacement. Avec ma voiture, nous pouvons y être en moins d’une heure.
  
  - Très volontiers, accepta Alvarez.
  
  Ils s’embarquèrent dans la voiture de Pilas. Celui-ci, sur l’autopista de La Guaira, ne manqua pas de donner à son invité un aperçu de sa virtuosité de conducteur.
  
  - Savez-vous, demanda-t-il, que ce sont des ingénieurs français qui ont réalisé les tronçons les plus difficiles de cette autoroute ?
  
  - Oui, on me l’avait signalé.
  
  - Voilà ce que la France devrait nous proposer, enchaîna Pilas, des crédits et des
  
  techniciens pour nos travaux publics. Dans ce domaine, il y a de la place pour tout le monde ici.
  
  - Malheureusement, ce n’est guère rentable, opposa Alvarez. J’ai longuement étudié la question avec l’attaché commercial de l'ambassade de France. Votre gouvernement ne nous offre que ce que les firmes américaines me veulent pas faire, et il exige par surcroît que nous prenions tous les risques financiers. Vous admettrez que ce n’est pas alléchant.
  
  Mariano Pilas tapota son volant :
  
  - Il faut tenir compte des réalités, cher monsieur Alvarez. Si vous êtes venu au Venezuela dans l’espoir de vendre des biens d’équipement ou des produits de consommation, vous perdez votre temps.
  
  - C’est bien ce qui me désole, fit Alvarez. Pourtant, la France a des clients dans le monde entier : ses créations de mode, ses parfums, ses vins sont universellement appréciés. En échange du pétrole que nous vous achetons, nous aimerions vous vendre quelques-uns de nos produits de luxe.
  
  - Vous m’avez parlé l’autre jour des obstacles que votre pays rencontrait chez nous. Pouvez-vous me citer des cas précis ?
  
  - Justement, je comptais revenir sur cette question, murmura Alvarez. C’est une des raisons pour lesquelles l’OCIPE m’a envoyé ici... Depuis quelques mois, des journaux de diverses tendances publient des
  
  textes franchement hostiles à l’égard de la France. Et le plus étrange, c’est qu’on retrouve ces thèmes aussi bien dans la presse de gauche que dans la presse bourgeoise. Même les militaires, dans leurs organes, adoptent cette attitude. Comment expliquez-vous cela ?
  
  - Les options politiques de la France inquiètent notre pays, c’est un fait.
  
  - Soyons sérieux, cher ami, marmonna Alvarez. Que les capitalistes désapprouvent la politique de Paris, d’accord. Que les Vénézuéliens pro-Yankees fassent de même, c’est tout aussi normal. Mais les partis de gauche ? La politique de la France est la leur ! Or, que voyons-nous ? Les syndicats organisent de plus en plus fréquemment des manifestations ouvertement dirigées contre la France...
  
  - Vous faites allusion aux meetings contre les essais atomiques français dans le Pacifique ?
  
  - Notamment.
  
  - Les socialistes et les communistes sont pour la paix.
  
  - Soit, encore que l’arsenal nucléaire de Moscou ne semble pas les gêner... Mais ces protestations au sujet du recrutement d’ouvriers colombiens pour nos travaux en Guyane ? Et les campagnes des réformistes de l’Action Populaire ? Non, non, il ne s’agit pas d’une réaction spontanée. Il y a ici, au Venezuela, des gens qui se livrent à une opération concertée, orchestrée, pour
  
  monter l’opinion publique contre la France. Et j’aimerais connaître ces gens, j’aimerais savoir qui les soutient et quel est l’objectif réel qu’ils visent.
  
  Comme Pilas ne répondait pas, Alvarez poursuivit :
  
  - Si c’était une question d’argent, Paris ne reculerait pas devant certains sacrifices pour démasquer ses ennemis invisibles et pour contrer leur action néfaste.
  
  - Le problème mérite d’être examiné, glissa le Vénézuélien sur un ton faussement détaché.
  
  - Connaissez-vous un certain Jeffrey Malliseck ?
  
  La main de Pilas se contracta imperceptiblement sur le volant. Ce fut bref, mais Alvarez enregistra la chose.
  
  Après un instant d’hésitation, Pilas prononça sur le ton de quelqu’un qui essaie de fouiller sa mémoire :
  
  - Malliseck... Ce nom ne m’est pas inconnu.
  
  - D’après mes renseignements, il dirige ici une officine de statistiques économiques et commerciales.
  
  - Oui, j’y suis. Je devine de qui vous parlez. Il a ses bureaux dans Urdaneta.
  
  - Quel genre d’homme est-ce ?
  
  - Physiquement ?
  
  - Oui.
  
  - Eh bien... c’est un grand blond, athlétique, taciturne, d’un abord assez froid.
  
  - Vous le rencontrez parfois ?
  
  - Rarement. Il ne fréquente pas les réunions de la Chambre de Commerce. Si je me souviens bien, c’est à la Rinconada qu’on a dû me le présenter.
  
  - Il va aux courses hippiques ?
  
  - Oui. Je crois même qu’il est membre du club.
  
  - C’est important, son bureau de statistiques ?
  
  - Pour moi, non. Mais je suppose que les banquiers yankees sont d’un autre avis, puisqu’ils le subventionnent.
  
  - Vous ne pensez pas qu’il s’occupe d’autres choses que de statistiques ?
  
  L’œil fixé sur la route, Pilas relâcha légèrement sa pédale d’accélérateur.
  
  - Je ne comprends pas ce que vous voulez dire, murmura-t-il sans tourner la tête. Dans ce pays, il y a des centaines et des centaines de technocrates qui travaillent pour le compte des trusts U.S.A... Mais pourquoi me posez-vous toutes ces questions au sujet de cet homme ? Vous croyez qu’il pourrait y avoir un rapport entre lui et cette campagne de propagande anti-française dont vous venez de me parler ?
  
  - Objectivement, je n’en sais rien. Mais des gens bien informés, auxquels j’avais exposé mon problème, ont cité le nom de ce Malliseck en y ajoutant des commentaires assez bizarres.
  
  - Quels commentaires ?
  
  Le ton sec et cassant du Vénézuélien incita Alvarez à la prudence.
  
  - Je me suis peut-être trompé, dit-il posément, mais j’ai eu l’impression qu’on voulait attirer mon attention sur cet individu. Selon certaines rumeurs, ses activités ne se limiteraient pas à de simples travaux de statistiques. Et son influence, son pouvoir, ses moyens d’action seraient considérables, pour ne pas dire redoutables. Quelle est votre opinion là-dessus ?
  
  - Je n’ai pas d’opinion là-dessus, laissa tomber Pilas dont le faciès sombre s’était encore assombri davantage.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  
  
  
  Alvarez, de plus en plus intrigué par le changement d’attitude de son interlocuteur, reprit en souriant :
  
  - J’espère que vous ne m’en voulez pas de vous avoir ennuyé avec mes questions ?
  
  - Pas du tout.
  
  - Mais cela vous gêne de parler de Malliseck, n’est-ce pas ?
  
  - C’est-à-dire...
  
  - La vérité, la voici, coupa Alvarez. On raconte que le bureau de Malliseck n’est qu’un paravent derrière lequel se cache un organisme secret dont la mission consiste à monter la garde autour des intérêts yankees au Venezuela.
  
  - Les mauvaises langues racontent la même chose à propos de la plupart des officines implantées ici par les États-Unis.
  
  - Quoi qu’il en soit, on se demande, en Europe, s’il ne serait pas utile que les pays du Marché Commun créent à Caracas un bureau de ce genre pour défendre leur prestige commercial ?
  
  - De tels bureaux ne sont jamais inutiles, affirma Pilas avec conviction.
  
  Alvarez, estimant qu’il en avait dit assez pour éveiller l’intérêt de l’importateur, fit dévier la conversation vers un problème moins scabreux : comment devait-on s’y prendre pour vendre au Venezuela des produits chimiques et des produits pharmaceutiques de fabrication européenne ?
  
  Ils arrivèrent bientôt à Macuto-Beach où le Sheraton dressait, face à la mer, ses deux buildings ultra-modernes de dix étages.
  
  Pilas rangea sa voiture dans un des parkings.
  
  - Si vous voulez vous baigner, la plage est merveilleuse, dit le Vénézuélien.
  
  - Non, merci, je n’y tiens pas spécialement, déclina Alvarez.
  
  Ils franchirent le portail du luxueux super-palace, traversèrent le hall immense, débouchèrent sur des jardins fleuris où miroitait l’eau bleue d’une piscine, continuèrent jusqu’à l’esplanade qui surplombait la plage.
  
  Il y avait un monde fou. Surtout des Yankees, naturellement.
  
  Les baigneurs s’en donnaient à cœur joie dans l’onde paisible et tiède de la mer des Caraïbes. Sur le sable blond, des filles ravissantes offraient leur peau dorée aux derniers rayons du soleil couchant.
  
  Pilas et Alvarez s’installèrent à une des tables du bar à ciel ouvert.
  
  
  
  
  
  Lorsqu’il se retrouva seul dans sa chambre du Tamanaco, environ trois heures plus tard, Alvarez se sentit perplexe.
  
  Ce Mariano Pilas était décidément un curieux bonhomme.
  
  « Cette fois encore, pensa Alvarez, il s’est tenu sur la réserve et il m’a laissé annoncer la couleur en ayant soin de ne pas se mouiller. »
  
  Le compte rendu d’Alvarez fut vite rédigé. En fait, cette entrevue n’avait rien apporté de positif. Un seul détail à noter : Pilas avait fait preuve d’une réticence indiscutable - et même d’une répugnance marquée - quand le nom de Jeffrey Malliseck était venu sur le tapis.
  
  C’était une indication à retenir. Indication négative, certes, mais qui pouvait néanmoins contenir une certaine signification.
  
  « Affaire à suivre », souligna Alvarez pour conclure son rapport.
  
  Il se déshabilla, prit une douche, changea de linge et de costume, descendit pour dîner.
  
  A 22 heures, il alla une fois de plus à la réception pour vérifier si nul message n’était arrivé à son nom.
  
  - Nada, señor, annonça l’employé, impassible.
  
  Alvarez, déçu, se dirigea vers le bar.
  
  L’éblouissante Teresa Menzola le laissait tomber, c’était clair comme de l’eau de roche. Pourtant, elle avait bien promis qu’elle donnerait de ses nouvelles à bref délai. Mais peut-être avait-elle rencontré entre-temps un partenaire plus séduisant, plus jeune, plus riche ?
  
  La perspective d’une soirée et d’une nuit de solitude n’enchantait pas du tout Alvarez. D’autre part, il avait gardé un si charmant souvenir de la belle métisse vénézuélienne que l’idée d’aller à Sabana Grande pour lever une autre fille ne l’emballait absolument pas.
  
  Morose, il but un whisky dont le goût lui parut bien amer.
  
  Finalement, alors que sa montre marquait 23 heures et quelques minutes, il décida de faire un tour en ville.
  
  Un des taxis du Tamanaco le conduisit à l’avenida Lincoln.
  
  Incidemment, Alvarez se fit la remarque que, pour une fois, aucune voiture ne s’était mise dans le sillage de son taxi.
  
  Après avoir flâné dans les parages des dancings et des boîtes de nuit, il dut s’avouer que rien ne le tentait, sauf Teresa.
  
  Désœuvré, il reprit un taxi et il donna au chauffeur l’adresse de Limousin : avenida Cota Mil.
  
  Lorsqu’ils arrivèrent au sommet de la colline où serpente la luxueuse avenue en corniche qui surplombe toute la cité, Alvarez se demanda si l’attaché commercial serait déjà couché ou non.
  
  Il fut soulagé en apercevant de la lumière au rez-de-chaussée de la coquette villa blanche que l’ambassade mettait à la disposition de Limousin.
  
  Il régla le prix de la course, débarqua, traversa le jardinet qui séparait la bâtisse de l’avenue, sonna.
  
  - Tiens ? s’exclama Limousin. Quelle bonne surprise !
  
  - Comme je n’avais pas sommeil, et comme je m’embêtais, s’excusa Alvarez, j’ai pensé à vous.
  
  Limousin le fit entrer, le guida vers la salle de séjour. Un transistor diffusait de la musique de danse. Sur une table, des dossiers, des documents, des fiches et des revues attestaient que Limousin était encore au travail.
  
  Il offrit un scotch à Alvarez, qui accepta. Tout en remplissant les verres, Limousin questionna :
  
  - Du nouveau ?
  
  - Non... Mais puisque je suis ici, voici le résumé de mon entrevue avec Pilas. En gros, c’est décevant. Ce bonhomme est tellement sur la réserve qu’il m’intrigue. Sa tactique est invariablement la même : il laisse venir sans prendre position.
  
  - Vous lui avez parlé de Malliseck ?
  
  - Oui, naturellement. Mais c’était pire encore : le sujet lui faisait peur. J’ai noté ce détail, comme vous le verrez.
  
  Il remit à Limousin un feuillet plié en quatre. Limousin demanda :
  
  - C’est à transmettre d’urgence ?
  
  - Non, pas spécialement.
  
  - Ce n’est pas pour ça que vous êtes venu ?
  
  - Non... Je vous l’ai dit, je m’embêtais, répéta Alvarez,
  
  En prononçant cette phrase, il découvrit subitement lui-même l’idée qu’il avait derrière la tête.
  
  - Si je ne craignais pas de vous déranger, je vous mettrais bien à contribution pour des motifs strictement personnels.
  
  - Allez-y, que diable.
  
  - J’irais volontiers jusqu’au port de La Guaira... J’aimerais jeter un coup d’œil sur la maison de Berta, la cousine de Teresa... Pour tout vous dire, je voudrais relancer cette affolante créature. Elle avait formellement promis de me téléphoner, mais elle ne l’a pas fait. Or, je ne possède pas son numéro. S’il y a de la lumière chez Berta, je n’hésiterai pas à l’interviewer. Je suis sûr qu’elle me reconnaîtra.
  
  - Ma foi, si cela peut vous faire plaisir, acquiesça Limousin en riant.
  
  
  
  
  
  Trois quarts d’heure plus tard, la Peugeot de Limousin traversait La Guaira.
  
  Il y avait encore pas mal d’animation dans certaines rues commerçantes du port.
  
  Des marins en goguette se traînaient de bistrot en bistrot, des filles en chemisier blanc essayaient de racoler des matelots de l’U.S. Navy, des adolescents erraient en quête de distractions nocturnes.
  
  Limousin, qui avait une mémoire d’éléphant, se souvenait très bien du croquis que son compagnon lui avait dessiné pour localiser la maison de Berta.
  
  Au moment où il virait dans la rue où Alvarez était venu quarante-huit heures plus tôt, il ne put réprimer un tressaillement.
  
  - Par exemple ! s’exclama-t-il. Vous avez vu ?
  
  - Quoi ? fit Alvarez.
  
  - La bagnole qui stationne là-bas, à trente mètres de la maison de Berta... Je ne sais pas si c’est la même, mais elle lui ressemble. Je vais allumer mes phares de route, tâchez de lire les numéros de plaque au passage.
  
  - Sacrebleu, oui, c’est elle ! grogna Alvarez, estomaqué... Inutile de vous arrêter, nous retournons à Caracas.
  
  Limousin accéléra.
  
  Aucun doute n’était possible, c’était bien la Chevrolet crème à bande noire qui se trouvait rangée le long du trottoir, tous feux éteints, non loin du domicile de Berta.
  
  Il n’y avait personne dans le véhicule.
  
  La Peugeot passa rapidement devant la modeste bicoque au toit plat et aux murs crépis. Il y avait de la lumière à l’étage.
  
  Limousin articula :
  
  - Curieuse coïncidence, non ?
  
  Il braqua sèchement pour s’engager dans une rue perpendiculaire.
  
  Alvarez, le front soucieux, maugréa :
  
  - J’ai l’impression que je suis embringué dans une drôle de combine... Le hasard défie la logique, c’est bien connu, mais ceci est un peu fort de café. Mariano Pilas, Teresa, la Chevrolet qui contrôle mes allées et venues, ça forme un ensemble assez surprenant, c’est le moins qu’on puisse dire.
  
  Limousin grommela :
  
  - Ou bien Pilas est un agent de la Sûreté, ou bien la Chevrolet opère pour une mafia qui n’a rien à voir avec la Digepol. Dans un cas comme dans l’autre, il serait bon que vous vous teniez sur vos gardes.
  
  - En effet.
  
  - Qui vous a aiguillé vers Pilas ?
  
  - Un ami de Barcelone.
  
  - Un ami de confiance ?
  
  - La confiance n’est pas une donnée très stable dans le monde où j’évolue, émit Alvarez d’une voix un peu sarcastique... Je ne crois pas que Manuel Serabal, mon correspondant espagnol, m’aurait envoyé délibérément dans les pattes d’un flic, mais sait-on jamais ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  
  
  
  D’humeur assez maussade, Alvarez passa toute la matinée du dimanche dans sa chambre d’hôtel.
  
  Après le déjeuner, il prit un taxi et il se fit conduire à Nueva Caracas, un quartier populeux situé à la limite nord-ouest de la ville.
  
  En repérant la Chevrolet qui reprenait une fois de plus sa filature obstinée, il ne put s’empêcher d’évoquer le souvenir de la belle Teresa. Certes, il s’était bien douté que la jolie métisse avait opéré en cheville avec Mariano Pilas et que les moments agréables qu’il avait vécus avec elle dans la petite maison de Berta résultaient d’une combine soigneusement mise au point par l’importateur vénézuélien.
  
  Mais dans quel but ?
  
  Généralement, une telle opération de charme ne se justifie que lorsque la femme s’ingénie à obtenir les confidences de son partenaire occasionnel. Or, ce n’était pas le cas, puisque Teresa ne lui avait posé aucune question et que, d’autre part, elle n’avait pas essayé de prolonger les liens intimes nés de cette brève rencontre.
  
  Par ailleurs, la présence de la Chevrolet près du domicile de Berta ajoutait un mystère à cette ténébreuse histoire. En admettant que la Digepol fût à l’origine de toutes ces manœuvres, on arrivait à la conclusion que la police politique de Caracas déployait un zèle bien extraordinaire à l’égard d’un simple délégué du Marché Commun en mission de prospection au Venezuela.
  
  « Si cette hypothèse-là est la bonne, se disait Alvarez, la police me fait bien de l’honneur. »
  
  En réalité, il en éprouvait tout à la fois une certaine irritation et une vague appréhension. Ces attentions sournoises dont il était l’objet allaient malgré tout lui compliquer l’existence et rendre plus malaisée sa tâche.
  
  Il descendit de son taxi dans la calle Mexico et il se mêla à la foule bruyante, colorée, grouillante qui encombrait la rue.
  
  Du coin de l’œil, il localisa le jeune Noir en blue-jeans et chemisette rose bonbon qui le suivait à une quinzaine de mètres de distance. Semer ce petit gars n’était pas une entreprise bien difficile dans un quartier comme celui-ci, et Alvarez y songea un moment. Mais il renonça à ce projet. Les deux mains dans les poches, il poursuivit tranquillement sa flânerie dominicale.
  
  C’est dans les parages de la plaza Sucre qu’il trouva ce qu’il cherchait : une boutique où l’on vendait des vêtements bon marché. Il entra dans le magasin, y acheta un pantalon en tergal gris foncé et une chemisette noire.
  
  Son paquet sous le bras, il reprit sa balade.
  
  Vers 17 heures, il était de retour au Tamanaco. Et comme la chaleur devenait orageuse, il s’octroya, en guise de rafraîchissement, une bonne demi-heure de baignade dans la piscine de l’hôtel. Après quoi, il fit la sieste dans sa chambre.
  
  Comme convenu, Limousin s’amena vers neuf heures du soir pour prendre l’apéritif avec son compatriote. Les deux hommes s’installèrent à la terrasse, commandèrent des Cinzano et bavardèrent. A dix heures moins vingt, Alvarez alla en vitesse dans sa chambre pour se changer et enfiler les vêtements qu’il avait achetés le matin même. Il sortit discrètement par une issue réservée au personnel de l’hôtel, contourna le bâtiment, fit un large demi-cercle pour passer derrière les parkings et, en se tenant dans une zone non éclairée, il rejoignit la route qui descendait vers la ville. S’orientant d’après l’enseigne lumineuse qui brillait au fronton du Tamanaco, il n’eut aucune peine à retrouver la Peugeot de Limousin qui l’attendait sur le bas-côté de la voie goudronnée, entre deux courbes bordées d’arbres.
  
  A 22 heures très précises, Alvarez débarquait de la Peugeot à l’angle de la calle Ciudad Industrial et de la calle Real de Los Flores.
  
  - Merci, et à demain, dit-il en gratifiant Limousin d’un petit geste de la main.
  
  - O.K. Passez-moi un coup de fil avant midi, nous fixerons l’heure du prochain rendez-vous, rappela encore Limousin.
  
  En passant sa première, il se pencha à la portière et il lança à Alvarez le mot de cinq lettres qui est censé porter chance.
  
  Alvarez traversa le carrefour pour commencer sa promenade en arpentant le trottoir de gauche, comme on le lui avait prescrit.
  
  Il déambulait depuis dix minutes environ dans cette rue sordide et sinistre quand un gamin d’une quinzaine d’années, aux cheveux crasseux, au teint presque noir, vêtu seulement d’un short jaune maculé de taches, l’accosta pour lui proposer des stylos Scripto au rabais.
  
  Alvarez paraissant intéressé, le gamin l’entraîna à l’écart dans une impasse toute proche.
  
  - C’est trop cher, murmura Alvarez.
  
  - Hombre ! Demasiado caro ? No, señor Martin Alvarez...
  
  Scrutant de ses yeux de braise les traits d’Alvarez, le jeune garçon au torse nu ajouta d’une voix rapide :
  
  - Il y a une vieille Olsdmobile rouge en face du 29. Montez dans cette voiture.
  
  - Muy bien, acquiesça Alvarez en choisissant un des stylos et en le payant dix fois son prix.
  
  Le gamin s’éclipsa, et Alvarez poursuivit sa route.
  
  A la hauteur du vieil immeuble qui portait le numéro 29, il y avait effectivement une Olsdmobile rouge qui stationnait. Les ailes toutes cabossées, la peinture écaillée, les pare-chocs tordus, le véhicule ne payait pas de mine. Au volant, un vieux bonhomme de soixante ans, au faciès buriné, au dos rond, se curait les dents au moyen d’une allumette
  
  - Buenas noches, murmura Alvarez en montant dans la voiture.
  
  En guise de réponse, le vieux type émit un vague grognement. Il jeta son allumette, mit le moteur de l’Oldsmobile en marche et démarra.
  
  Sans forcer l’allure, ils longèrent Ciudad Industrial, retombèrent dans Real de los Flores, continuèrent jusqu’à l’échangeur de Los Higuitos où ils purent enfiler la partie sud de l’autopista de La Guaira.
  
  A la sortie de l’autoroute, Alvarez ne fut plus à même de suivre l’itinéraire de l’Oldsmobile. Celle-ci s’arrêta finalement en bordure d’un parc, dans un lieu plutôt sombre et désert.
  
  Deux jeunes hommes en chemisette grise émergèrent des ténèbres. L’un d’eux monta à côté du chauffeur, l’autre à côté d’Alvarez. Tirant de sa poche un foulard, le voisin d’Alvarez expliqua à celui-ci qu’il était obligé de lui bander les yeux. Alvarez acquiesça.
  
  
  
  
  
  Au terme d’un parcours qu’Alvarez estima (au jugé) d’une durée de vingt-cinq à trente minutes, l’Oldsmobile s’arrêta. Toujours aveuglé par son bandeau, Alvarez fut conduit par ses deux compagnons d’escorte le long d’un sentier de terre.
  
  Quand enfin, après l’avoir fouillé, on le débarrassa de ce foulard, Alvarez se retrouva seul dans une cabane faite avec des vieilles planches à moitié pourries. Ce local était absolument vide, plongé dans une obscurité totale. Il y planait une odeur écœurante d’urine et d’excréments. La rumeur lointaine et confuse de la ville filtrait dans la cabane par les fissures des cloisons.
  
  Alvarez eut la quasi-certitude qu’on l’avait amené dans un des bidonvilles situés au nord-ouest de Caracas.
  
  Après quelques minutes, la porte de la cabane s’ouvrit et un grand gaillard apparut, une grosse lampe électrique dans la main droite. Il accrocha sa lampe au plafond de la cabane.
  
  - Señor Alvarez ? fit-il.
  
  - Si.
  
  - Miguel Belardo, se présenta l’arrivant qui tendit sa longue main.
  
  En la serrant, Alvarez fut étonné de
  
  constater qu’elle était fine et douce comme une main de femme. Pour un chef de maquis, Belardo avait la paume curieusement tendre.
  
  - Vous excuserez les précautions que nous avons dû prendre pour vous acheminer jusqu’ici, murmura le chef révolutionnaire. Nous sommes obligés d’être terriblement vigilants.
  
  - Vous n’avez pas à vous excuser, répondit Alvarez. Je sais que vous vivez dans des conditions extrêmement difficiles, et je vous suis d’autant plus reconnaissant d’avoir accepté cette rencontre.
  
  - Vous nous apportez l’aide de nos amis étrangers ? reprit Belardo, apparemment pressé d’aller au cœur du sujet.
  
  - Oui, de vos amis espagnols, précisa Alvarez. Comme je devais venir à Caracas en mission pour le Marché Commun, ils m’ont prié de vous transmettre une offre concrète.
  
  - Des armes, m’a-t-on dit.
  
  - Des armes et des munitions : fusils, mitraillettes légères, explosifs.
  
  - A quelle condition ?
  
  - Nos amis espagnols n’exigent aucune contrepartie financière. Ils souhaitent seulement des garanties pour la livraison.
  
  - C’est-à-dire ?
  
  - Le secret absolu au sujet de cet envoi, même au sein de votre organisation. La situation est assez tendue actuellement en Espagne et la moindre fuite aurait des
  
  conséquences aussi désastreuses pour mes amis que pour vous.
  
  - Oui, je m’en doute, opina Miguel Belardo.
  
  Dans le faible halo de clarté que diffusait la lampe suspendue au plafond, le visage émacié du chef rebelle exprimait une gravité empreinte de noblesse et de tristesse. Ses yeux très noirs étaient pénétrants, intelligents, mais ils donnaient une curieuse impression de résignation.
  
  Il reprit de sa voix feutrée :
  
  - Nous ferons évidemment le maximum pour être dignes de la confiance de nos frères d’Espagne. Cependant, par loyauté, je suis contraint de vous prévenir qu’un accident est toujours possible. Contrairement à ce que le gouvernement de Caracas proclame, la Route Secrète (Malgré de nombreuses opérations de grand style, les armées régulières des divers pays d’Amérique du Sud ne sont pas parvenues à couper la Route des Andes qui permet aux maquis de se déplacer, de se ravitailler, d’organiser des raids terroristes) n’est pas menacée ; la circulation des hommes, des armes, des munitions et des vivres continue à bénéficier de notre protection la plus totale. Malheureusement, c’est dans nos propres rangs que la trahison opère. Malgré nos contrôles rigoureux, nous découvrons sans arrêt des traîtres parmi nous. C’est de là que vient le danger.
  
  - Mes amis ne vous demandent pas l’impossible, rétorqua Alvarez. Du moment que vous vous engagez à respecter la consigne de l’anonymat, c’est l’essentiel. Personne n’est maître du destin.
  
  - Sur ce point-là, je puis vous donner ma parole. L’origine des armes ne sera révélée à personne.
  
  - Quels sont les relais en vigueur présentement ?
  
  Belardo, baissant la tête, se recueillit un instant.
  
  - Avant de vous communiquer des indications précises concernant la livraison des armes, prononça-t-il d’une voix encore plus douce, je voudrais vous poser une question.
  
  - Je vous écoute.
  
  - Quelles sont vos conditions ? Je veux dire, vos conditions en qualité d’intermédiaire.
  
  Alvarez se fit la réflexion que le camarade Belardo était une fine mouche.
  
  - En échange du service que je rends à votre Cause, dit-il au chef de maquis, je voudrais obtenir quelques informations qui me seraient d’une utilité extrême.
  
  - Vous ne réclamez pas d’argent ?
  
  - Non.
  
  - Des informations de quelle nature ?
  
  - Je voudrais savoir d’où viennent certains mots d’ordre qui circulent dans les mouvements révolutionnaires.
  
  - Quels mots d’ordre ?
  
  - Les manifestations spontanées contre la France. Notamment, les meetings de protestation concernant les expériences atomiques, concernant l’embauche des ouvriers colombiens pour la Guyanne française, etc... Vous dirigez un maquis, et vous devez donc connaître le principe de base de cette forme de combat : la guérilla n’existe que par le renseignement. Par conséquent, ne me dites pas que vous ne pouvez pas me répondre.
  
  - Les directives sont élaborées à l’échelon suprême du Comité de Direction du FALN. Dans le cas précis des mani...
  
  Trois coups de sifflet, brefs et stridents, retentirent brusquement à quelques pas de la cabane.
  
  - Une alerte ! articula Belardo dont les traits s’étaient crispés. Sauvez-vous ! Nous reprendrons...
  
  Des coups de feu éclatèrent au-dehors, puis des cris, des vociférations et le tac-tac-tac rageur d’une mitraillette.
  
  Belardo se rua vers la porte, l’ouvrit. Une détonation retentit à quelques pas de la cabane, suivie d’une deuxième. Le chef rebelle tomba sur les genoux en lâchant une plainte.
  
  Alvarez, le sang figé dans ses veines, tenta de refouler la panique qui s’emparait de lui. Il attrapa la lampe électrique accrochée au plafond, l’éteignit, contracta ses muscles et fonça, de toute sa force, l’épaule gauche en avant, vers la cloison qui se trouvait du côté opposé à la porte. Les planches vermoulues cédèrent du premier coup et craquèrent. Alvarez, emporté par son élan, alla s’étaler lourdement dans la poussière, à l’extérieur du cagibi. Son crâne heurta une pierre du chemin, le sang gicla devant ses yeux. A moitié groggy, il se redressa, chercha dans l’obscurité d’où venait le danger. Des coups de feu de plus en plus nombreux claquaient, des balles sifflaient dans tous les sens, des silhouettes se déplaçaient à toute vitesse autour de la cabane.
  
  Se rejetant promptement à plat ventre dans l’herbe sale et poussiéreuse, Alvarez tira son mouchoir de sa poche et se mit à étancher tant bien que mal le sang qui continuait à couler de sa blessure.
  
  Il n’avait pas la moindre idée de la topographie de l’endroit où il se trouvait. Néanmoins, il lui sembla que la seule possibilité de se sortir de ce guêpier consistait à fuir du côté où l’ombre plus épaisse et quelques buissons chétifs paraissaient marquer la limite de la colline sur laquelle s’étalait le bidonville.
  
  Les dents serrées, les nerfs à vif, il commença à ramper dans cette direction. Sa tête endolorie lui faisait terriblement mal.
  
  De l’autre côté de la cabane, la fusillade reprenait de plus belle. On eût dit que le ranchito tout entier devenait un champ de bataille. Des cris de femmes et des hurlements de gosses se mêlaient aux clameurs sauvages des hommes.
  
  Lorsqu’il estima qu’il s’était suffisamment éloigné de la zone où le combat faisait rage, Alvarez se releva et se mit à courir aussi vite que sa corpulence et son âge le lui permettaient.
  
  Au moment où il allait atteindre les buissons derrière lesquels il comptait se cacher pour reprendre son souffle, deux malabars à la carrure impressionnante surgirent des ténèbres et s’élancèrent vers lui. La rencontre fut brutale. Et, immédiatement, ce fut une empoignade sans merci. Les trois hommes roulèrent au sol.
  
  Frappant, ruant, se démenant avec l’énergie du désespoir, Alvarez ne tarda pas à réaliser qu’il n’aurait pas raison de ces deux gaillards qui, de toute évidence, étaient plus jeunes, plus vigoureux et mieux entraînés que lui. Cependant, il se défendait courageusement et il parvint même à nouer ses deux mains autour du cou de l’un de ses antagonistes. Mais un coup de genou au creux de l’estomac lui bloqua la respiration, le forçant à lâcher prise. Au même instant, un violent coup de crosse, ponctué d’un juron obscène, lui percuta l’occiput.
  
  La tête traversée d’éclairs éblouissants, le ventre labouré de douleurs, il tenta de résister au vertige nauséeux qui l’envahissait. Un second coup de crosse s’abattit durement au-dessus de son oreille gauche et l’expédia sans rémission dans le gouffre de l’inconscience.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  
  
  
  Le directeur du SDECE arriva rue Saint-Dominique un peu après onze heures du matin. Engoncé dans une lourde pelisse noire à col de fourrure, une volumineuse serviette de cuir dans la main droite, il monta sans se presser jusqu’au troisième étage de l’immeuble et il pénétra dans la salle où allait se tenir la conférence à laquelle il devait assister.
  
  En ce dernier jour de janvier, l’hiver était particulièrement rude à Paris. Il avait neigé toute la nuit, et il faisait un froid de canard.
  
  Cinq hommes se trouvaient déjà réunis dans le vaste bureau impersonnel et sévère dont les murs jaunâtres s’ornaient d’une demi-douzaine de portraits de généraux moustachus et décorés, à la mine revêche, aux noms oubliés.
  
  Il y avait là le comte Jean de Valpreux, ancien ambassadeur, représentant les Affaires Étrangères ; le général Dascolle, grosse légume du Deuxième Bureau ; Bernard Galédic, délégué de la D.R.E.E. (Direction des Relations Économiques Extérieures) ; François Cavelier, haut fonctionnaire appartenant au cabinet du Premier Ministre ; et Gilbert Limousin, attaché commercial à l’ambassade de France à Caracas, rappelé tout exprès du Venezuela, rentré l’avant-veille.
  
  Debout près de l’une des fenêtres, ces cinq personnages bavardaient en fumant.
  
  Le Vieux serra des mains à la ronde, grommela une vague excuse pour expliquer son retard, déposa sa serviette sur la grande table qui occupait le milieu du local, se débarrassa de sa pelisse.
  
  Comme la plupart des bureaux de l’administration, celui-ci était nettement surchauffé.
  
  Le général Dascolle, chargé de présider la réunion, annonça :
  
  - Messieurs, veuillez vous asseoir, la conférence peut commencer.
  
  Ils prirent place autour de la table.
  
  Le général Dascolle était un robuste sexagénaire au teint brique, aux cheveux gris, aux yeux d’un bleu très pâle.
  
  - Je serai bref, déclara-t-il d’une voix ferme. Nous sommes rassemblés pour prendre une décision au sujet de Martin Alvarez, délégué officiel de l’OCIPE et collaborateur du SDECE. Il y a exactement trois semaines, aujourd’hui, que notre compatriote a disparu à Caracas où il se trouvait en mission depuis cinq jours... Vous avez reçu une note confidentielle relatant succinctement dans quelles circonstances Alvarez a disparu, je ne reviendrai donc pas là-dessus. Notre tâche consiste à définir la ligne de conduite qu’il convient d’adopter dans cette malheureuse affaire... Messieurs de Valpreux et Galédic sont d’avis qu’il faut écarter toute idée d’intervention, qu’il faut demeurer passifs en attendant la suite des événements. Le Deuxième Bureau et le Service de Documentation Extérieure sont d’un avis diamétralement opposé. C’est à ma demande que le cabinet du Premier Ministre a bien voulu nous assurer le concours de monsieur Cavelier qui, en dernier ressort, arbitrera ce petit conflit.
  
  Il s’adressa au comte de Valpreux :
  
  - Monsieur l’ambassadeur, vous avez la parole.
  
  Valpreux, un vieil aristocrate aux cheveux blancs, au visage émacié, prononça sur ce ton aimable et neutre qui caractérise les habitués des chancelleries :
  
  - Nous pensons, au Quai d’Orsay, qu’une intervention en faveur d’un agent secret n’est JAMAIS souhaitable. La personnalité d’Alvarez n’est pas en cause, cela va sans dire. Il s’agit d’une doctrine, d’un principe admis une fois pour toutes et qui est de tradition. Je m’étonne, d’ailleurs, que le directeur du SDECE ne soit pas d’accord avec nous à ce sujet.
  
  Le Vieux, quoique mis en cause d’une façon si directe par l’ancien ambassadeur, resta de marbre.
  
  Le général Dascolle se tourna vers Galédic :
  
  - Et vous, monsieur, voulez-vous nous donner le point de vue de votre administration ?
  
  - Nous sommes résolument pour l’abstention, dit le fonctionnaire des Affaires Économiques. En accordant à Alvarez la couverture de l’OCIPE, nous prenions un risque. Nous ne pouvons pas aller plus loin. Nos partenaires du Marché Commun ne manqueraient pas de protester avec véhémence, et non sans raison, s’ils découvraient que l’OCIPE confie sa réputation à des espions opérant au seul bénéfice de la France. Or, vous en conviendrez, toute enquête relative à la disparition d’Alvarez est susceptible de déclencher à Caracas un scandale dont on ne peut prévoir l’étendue... La disparition d’Alvarez est un incident regrettable, bien entendu, mais elle est ignorée à l’extérieur et c’est cela que nous voulons préserver.
  
  Galédic était un long type mince, au visage glabre, aux cheveux blonds et plats. Il avait quarante-quatre ans mais il en paraissait à peine trente-quatre. Il portait des lunettes à montures dorées, et il était vêtu avec une élégance discrète.
  
  Il reprit :
  
  - J’ajouterai qu’il y a un autre motif qui nous incite à préconiser l’abstention. Ce n’est pas la première fois qu’un espion disparaît de son plein gré, pour des raisons tactiques ou pour assurer provisoirement sa sécurité. Nous serions en bien mauvaise posture si Alvarez réapparaissait soudain, alors que nous aurions déjà entamé des démarches officielles pour savoir ce qui lui est arrivé.
  
  Les arguments du haut fonctionnaire avaient du poids. Les regards convergèrent vers le Vieux.
  
  - Je voudrais d’abord dissiper une équivoque, précisa le directeur du SDECE d’une voix étonnamment douce et calme. Si nous envisageons le cas d’Alvarez au niveau de la doctrine, des principes, je suis évidemment d’accord avec monsieur de Valpreux. Un agent qui disparaît au cours d’une mission, c’est un soldat qui tombe dans une bataille. Et ce n’est évidemment pas la coutume de mener une enquête au sujet d’un soldat tombé au champ d’honneur...
  
  Il plaça son poing devant sa bouche, toussota deux ou trois fois pour s’éclaircir la voix, puis :
  
  - Si vous le permettez, je voudrais reprendre l’affaire Alvarez à son origine... Il y a environ trois mois, j’ai été convoqué au cabinet du Premier Ministre où on m’a mis sous les yeux les doléances du Quai d’Orsay et du Ministère du Commerce concernant la situation de la France en Amérique Latine en général et au Venezuela en particulier. Des rapports émanant de sources diverses signalaient la dégradation rapide et mystérieuse de notre prestige dans ces régions. Parmi ces rapports, il y avait une étude confidentielle rédigée par les Affaires Étrangères, VOTRE administration, monsieur de Valpreux...
  
  Le Vieux lança un bref regard acéré vers l’ancien ambassadeur avant de poursuivre :
  
  - ... et cette étude postulait, à partir d’une série d’indices, l’existence au Venezuela d’une campagne de presse et d’opinion dirigée contre la France. De son côté, le ministère du Commerce se plaignait de l’hostilité grandissante que rencontraient dans ce pays ses missions économiques, ses industriels, ses techniciens et ses démarcheurs. Je suppose que vous êtes au courant, monsieur Galédic ?
  
  Galédic opina. Le Vieux continua :
  
  - Un sondage discret effectué par le Quai d’Orsay, encore lui, dans les milieux autorisés de Washington, avait eu pour résultat de nous révéler que non seulement les États-Unis n’étaient pour rien dans cette affaire, mais qu’ils la déploraient sincèrement, estimant qu’elle n’était pas moins néfaste pour eux que pour la France. Mieux que cela : les Américains purent prouver qu’ils avaient été les premiers à attirer l’attention de Paris sur cette campagne anti-française. Bref, mon service fut mis en demeure de tirer cette histoire au clair... Mais mon service n’est pas une société de magiciens et je ne suis pas Dieu le Père. De mon fauteuil directorial, je ne suis pas en mesure d’élucider séance tenante des énigmes sur lesquelles d’autres départements se sont cassé le nez.
  
  Sa voix était devenue légèrement plus mordante.
  
  - Pour accomplir ma mission, dans un cas comme celui-là, je suis obligé de faire appel à un informateur.
  
  Il regarda Galédic droit dans les yeux :
  
  - Vous parliez tout à l’heure des espions auxquels un organisme tel que l’OCIPE confie sa réputation. Je n’ai pas aimé ce mot, je vous le dis tout net, et je n’ai pas apprécié le ton sur lequel vous me l’avez jeté à la face... Est-ce que vous vous rendez compte de ce que cela représente, le travail d’un informateur ? Il s’agit d’explorer à l’aveuglette un terrain truffé de mines, tout simplement. S’il y a, à Caracas, un individu qui orchestre dans l’ombre une campagne de haine vis-à-vis de la France, comment le démasquer ? De quelle façon procéderiez-vous, monsieur Galédic ?
  
  - A chacun son métier, persifla Galédic d’un air pincé. Je ne voulais pas vous vexer.
  
  - Mais vous m’avez vexé ! éclata le Vieux. Et je vous prie de répondre à ma question : comment feriez-vous pour démasquer les ennemis invisibles de votre pays si le Premier Ministre vous chargeait de cette tâche ?
  
  Galédic ne répondit pas. Les autres ne pipaient mot.
  
  - C’est trop facile, maugréa le Vieux. Je sais que c’est la mode, actuellement, de critiquer les services secrets, mais ça n’empêche qu’on leur demande tous les jours de faire des miracles... Des hommes comme Alvarez sont la base même d’un service de renseignements. Sans eux, sans leur courage tranquille, sans leur audace, sans leur intelligence, il n’y a pas de Renseignement... A Caracas, Alvarez a pris des risques que vous n’imaginez même pas ! Il a frôlé dix fois la mort, je peux vous le prouver. Je suis en possession des comptes rendus qui mentionnent pour ainsi dire heure par heure son emploi du temps...
  
  Le Vieux ouvrit son dossier, en retira une liasse de feuillets qu’il agita dans sa main.
  
  - Pour débusquer un ennemi qui se cache, il faut le défier, se compromettre, oser les contacts les plus scabreux, se transformer volontairement en cible... Voilà le rôle d’un Alvarez. C’est la tête chercheuse de mon service, et elle sait qu’elle peut sauter en touchant le but.
  
  Il se calma brusquement :
  
  - Voilà ce que je tenais à vous dire, messieurs, en guise de préambule. Si Alvarez n’est plus de ce monde, il a bien mérité que je rende hommage à son courage. S’il vit encore, ce que j’espère sans y croire, c’est mon estime que je viens de lui exprimer... Quant à savoir s’il faut mener des investigations pour découvrir ce qui lui est arrivé, je vous laisse le soin d’en décider. Je me refuse à prendre parti dans cette discussion.
  
  L’envoyé du Premier Ministre leva la main :
  
  - Une seconde, messieurs, je désire intervenir pour apporter au débat un élément qui me paraît déterminant : la mission que Martin Alvarez n’a pas pu mener à son terme n’est pas annulée. Cette mission doit être accomplie, c’est un ordre.
  
  Le Vieux enchaîna aussitôt, acerbe :
  
  - Très bien, mais qu’on me dise alors comment je dois m’y prendre. Si j’envoie un autre agent à Caracas, il sera forcément obligé de se pencher sur le cas d’Alvarez, sans quoi il risque de tomber dans le même piège.
  
  Galédic, combatif, objecta :
  
  - Rien ne prouve qu’Alvarez soit tombé dans un piège. A mon sens, il a tout simplement été victime d’une coïncidence malheureuse. C’est du moins ce que j’ai cru comprendre en étudiant la note confidentielle qui m’a été remise.
  
  - C’est exact, concéda le Vieux, mais j’employais le mot piège dans sa signification la plus large. Dans notre métier, monsieur Galédic, ce que vous appelez une coïncidence malheureuse est aussi un piège. C’est un piège tendu par la fatalité au lieu d’être tendu par des adversaires, mais le résultat est le même. D’ailleurs, monsieur Limousin va vous expliquer d’une façon plus concrète ce que j’ai voulu dire.
  
  Limousin extirpa de sa poche deux feuillets dactylographiés qu’il avait préparés en vue de la conférence.
  
  - Avant tout, dit-il en dépliant les deux feuilles de papier, je voudrais, moi aussi, rendre hommage à mon collègue Alvarez. Ayant été chargé d’assurer la liaison entre le Service et lui, j’ai pu suivre d’heure en heure son travail et j’ai admiré sa compétence. En moins de quatre jours, il avait rassemblé plus d’informations que je n’avais pu le faire en deux ans. Mais ce qui m’a surtout frappé, c’est son courage, sa tranquille témérité. Les contacts qu’il a pris dès son arrivée à Caracas ne pouvaient pas passer inaperçus ; certains d’entre eux, comme je le lui ai fait remarquer, étaient même franchement dangereux. Il en avait conscience, mais il estimait que c’était la seule façon d’accomplir sa mission. Alvarez n’a jamais perdu de vue les menaces qui pesaient sur lui en permanence ; il n’a pas voulu pour autant faire passer sa sécurité avant son devoir.
  
  Le comte de Valpreux intercala :
  
  - Comme je l’ai déclaré tout à l’heure, personne ici ne met en doute la valeur d’Alvarez. En ce qui me concerne, je reconnais volontiers que j’ai peut-être sous-estimé la difficulté de la mission qui lui avait été confiée.
  
  - Pour en venir à l’essentiel, reprit Limousin, l’hypothèse d’une disparition volontaire, hypothèse avancée il y a un instant par monsieur Galédic, me paraît indéfendable. En me quittant pour se rendre au rendez-vous qui lui avait été fixé par Miguel Belardo, un des chefs du FALN, Alvarez m’avait confirmé son intention de me téléphoner dès le lendemain matin à l’ambassade. Or, connaissant sa méthode de travail, son souci constant, scrupuleux, de transmettre au Service un compte rendu détaillé de ses déplacements et une analyse des résultats fournis par chacune de ses démarches, je suis tout à fait sûr qu’il se serait arrangé pour nous avertir s’il avait été contraint de se replier dans un lieu secret pour des motifs de sécurité. Soit par mon canal, soit par n’importe quel autre truchement, il nous aurait tenus au courant... La conclusion de tout ceci, c’est qu’il a bien disparu à la suite de la descente de police qui s’est déroulée au ranchito d’El Refugio et qui a provoqué la fusillade dont il est question dans la note qui vous a été communiquée. A-t-il été tué au cours de cette fusillade ? A-t-il été capturé comme complice des guérilleros ? A-t-il été blessé, puis évacué par les rebelles pour être soigné dans le maquis ? Le mystère reste entier.
  
  Galédic fit observer :
  
  - Si la police vénézuélienne l’avait capturé, elle ne vous aurait pas alerté à l’ambassade, me semble-t-il ?
  
  - La contradiction n’est qu’apparente, répondit Limousin. Quand l’hôtel Tamanaco a constaté que son client Alvarez ne donnait plus signe de vie depuis huit jours, la direction a averti la police municipale. Comme il s’agissait d’un ressortissant français, la police municipale nous a alertés à l’ambassade. Mais cela ne signifie pas forcément qu’Alvarez ne soit pas aux mains de la Sûreté Nationale. Les polices politiques ont parfois de bonnes raison de camoufler la vérité... Toujours est-il qu’il me paraît absolument impossible de poursuivre la mission commencée par Alvarez sans mener d’abord une enquête approfondie à son sujet.
  
  Le général Dascolle marmonna :
  
  - Nous voici donc ramenés à notre point de départ.
  
  Il regarda successivement le comte de Valpreux, Galédic, l’envoyé du Premier Ministre, le Vieux, puis prononça d’un air un peu solennel :
  
  
  
  
  
  - Messieurs, il nous incombe à présent de prendre la décision qui fixera la ligne de conduite du SDECE.
  
  Le Vieux intervint :
  
  - En fait, c’est à messieurs de Valpreux et Galédic de nous indiquer clairement s’ils maintiennent leur point de vue. De toute manière, je leur signale très loyalement que je ne pourrai pas me contenter d’une adhésion de pure forme. Si l’Opération Caracas doit continuer, selon le vœu du gouvernement, j’aurai besoin de la collaboration active aussi bien du Quai d’Orsay que de la Direction des Relations Économiques Extérieures.
  
  Galédic, soucieux, se mordillait les lèvres. Valpreux murmura sur un ton détaché :
  
  - En ce qui me concerne, j’avoue que les commentaires de monsieur le directeur du SDECE m’incitent à revoir ma position. Il me paraît difficile, en effet, de recommencer les sondages effectués par Alvarez à Caracas sans avoir d’abord élucidé le mystère qui entoure sa disparition.
  
  Galédic eut un sourire réticent.
  
  - Je ne puis que me rallier à la majorité, dit-il comme à regret. Mais j’espère que le SDECE voudra bien tenir compte de mes objections et prendre le maximum de précautions pour préserver l’OCIPE d’un éventuel scandale.
  
  Le Vieux ne put s’empêcher de hausser les épaules.
  
  - Je prends toujours le maximum de précautions, fit-il, bourru. Pour vous, un scandale ne se traduit jamais que par les criailleries de l’un ou l’autre technicien du Marché Commun. Pour moi. neuf fois sur dix, cela se solde par la mort de quelques-uns de mes collaborateurs.
  
  Le général Dascolle se leva :
  
  - Messieurs, la conférence est terminée.
  
  Le Vieux rassembla ses papiers, les fourra dans sa serviette, se tourna vers Limousin :
  
  - J’ai besoin de vous. Nous retournons ensemble à mon bureau.
  
  Les salutations furent brèves et plutôt sèches.
  
  Dès que le Vieux se retrouva dans son antre du SDECE en compagnie de Limousin, il aboya dans son interphone :
  
  - Dites à Coplan que je l’attends. Il est au bureau 7.
  
  Quelques minutes plus tard, Coplan faisait son entrée dans la pièce. Limousin regarda avec curiosité et admiration cet athlétique gaillard au visage hâlé, aux traits rudes et virils, aux yeux gris, à la démarche souple et aisée.
  
  Le Vieux fit les présentations. Limousin murmura à l’adresse de Francis :
  
  - Je connais votre réputation dans le Service et je suis enchanté de vous rencontrer.
  
  Le Vieux bougonna :
  
  - Ne flattez pas sa vanité. Il n’a que trop tendance à se prendre pour une vedette !
  
  Puis, à Coplan, avec un clin d’œil amical :
  
  - C’est dans la poche pour Caracas... Feu vert sur toute la ligne.
  
  - Bravo ! s’exclama Francis. Je n’ai plus qu’à aller me chercher un billet d’avion pour le Venezuela, si je comprends bien ?
  
  - Ne vous dérangez pas, jeta le Vieux, c’est déjà fait. Vous pouvez revoir la chronologie de l’affaire avec Limousin. Moi, je vais demander à Rousseaux d’organiser le voyage de vos assistants Fondane et Legay.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  
  
  
  C’est le mercredi 2 février que Francis Coplan prit place à bord du DC-8 de la compagnie Viasa.
  
  Ayant décollé d’Orly un peu avant midi, l’avion fit une courte escale à Madrid, d’où il s’élança pour franchir d’un seul bond l’océan Atlantique jusqu’au Venezuela.
  
  Les deux ou trois premières heures du vol s’écoulèrent assez rapidement. Puis, vers 16 heures, il y eut ce phénomène étrange que connaissent bien les habitués des Jets qui voyagent d’est en ouest, la sensation déconcertante que le temps s’est arrêté, figé, comme si l’avion demeurait suspendu, immobile, dans un univers totalement intemporel. Aux hublots, le soleil pâle brille sans bouger, éclairant un paysage immuable de nuages blancs.
  
  Cependant, sur le cadran des montres, les aiguilles continuent à tourner. Le soleil, lui, a interrompu sa course, et le DC-8 qui fonce à près de 1 000 km à l’heure le laisse indifférent. C’est désormais une croisière hors du temps.
  
  Cet avant-goût d’éternité plonge un certain nombre de passagers dans une somnolence proche de l’abrutissement, incite d’autres aux longues rêveries abstraites.
  
  Coplan, pour sa part, ne manquait pas de préoccupations très concrètes. Mieux que quiconque, il connaissait la valeur professionnelle de Martin Alvarez et les services inestimables que celui-ci rendait depuis bientôt quinze ans au Vieux. En outre, Alvarez était devenu au fil des années beaucoup plus qu’un simple collègue du SDECE ; pour Coplan, c’était un ami. Tout récemment encore, ils avaient opéré ensemble en Afrique (Voir «Coplan coupe les ponts»).
  
  Aussi, en dépit de la haute idée qu’il se faisait de ses responsabilités, Francis était-il obligé de reconnaître que, dans son for intérieur, il attachait plus d’importance au sort de son camarade qu’aux objectifs officiels de la Mission Caracas.
  
  Avant de quitter Paris, il avait longuement étudié les rapports quotidiens rédigés par Alvarez et il savait pour ainsi dire par cœur comment celui-ci avait rempli les cinq journées qu’il avait passées dans la capitale vénézuélienne, les contacts et les entretiens qu’il y avait eus, les informations qu’il y avait recueillies.
  
  Pour Francis, le problème consisterait, d’une part, à établir d’une façon indiscutable ce qui était arrivé à Alvarez et, d’autre part, à poursuivre dans la mesure du possible la tâche commencée par celui-ci.
  
  En fait, si les renseignements récoltés par Alvarez formaient un puzzle aux pièces déjà nombreuses, il y manquait cependant l’essentiel.
  
  Mariano Pilas, l’importateur, et sa complice, la jolie métisse Teresa Menzola ; l’Iranien Ozman Zakkedin, de l’OPEC ; les deux individus de la Chevrolet crème à bande noire ; l’inquiétant Jeffrey Malliseck... Tous ces personnages étaient apparus sur la scène, mais la nature exacte du rôle qu’ils jouaient restait à élucider.
  
  Depuis la disparition d’Alvarez, deux éléments nouveaux étaient venus s’ajouter au dossier. Ils avaient été fournis par Lucia Munin, l’enquêtrice de l’ambassade de France à Caracas. Au cours de ses discrètes investigations, Lucia Munin avait appris, en effet, que Berta Gimenez, la cousine de Teresa, était la maîtresse depuis plusieurs années du nommé Eduardo Cavadino, et que ledit Eduardo n’était autre que l’un des deux occupants habituels de la mystérieuse Chevrolet à bande noire, le gros individu au visage bouffi et à la chemisette à carreaux noirs et blancs.
  
  Accessoirement, Lucia Munin signalait que cette Berta Gimenez, dont la maison abritait en certaines occasions les amours de la belle Teresa, était une fille-mère et qu’elle n’exerçait aucune profession. Elle avait bien vécu en concubinage pendant une dizaine d’années avec un mécanicien de la marine, mais celui-ci ne l’avait jamais épousée, et il avait disparu depuis longtemps sans laisser d’adresse.
  
  Lucia Munin, informatrice pointilleuse, semblait-il, avait mentionné au passage que le nombre des filles-mères et des femmes abandonnées atteint à Caracas environ 50 pour cent du nombre total des femmes adultes vivant dans cette ville !
  
  La seconde information inédite était plus instructive : elle révélait que le garage Novaro, auquel appartenait la Chevrolet qui avait surveillé Alvarez, faisait partie des investissements occultes de Mariano Pilas ; le soi-disant directeur de ce garage, Felipe Novaro, n’était qu’un homme de paille de l’importateur.
  
  L’adjonction de ces renseignements à ceux qu’Alvarez avait moissonnés lui-même incitait Coplan à donner à Pilas une place de choix dans l’équation à résoudre.
  
  
  
  
  
  La montre-bracelet de Coplan marquait 23 heures 20 lorsque le signal traditionnel : « Veuillez attacher vos ceintures - Défense de fumer » s’alluma dans la carlingue du DC-8.
  
  A travers le hublot, le soleil, parfaitement immuable, continuait à prétendre que c’était le milieu de l’après-midi.
  
  L’avion se mit à descendre. Lorsqu’il troua enfin la couche de nuages, les lumières de La Guaira et de l’aéroport de Maiquetia firent leur apparition. Sur un fond de collines rougeâtres, de frondaisons vertes et de ciel gris bleu, la côte vénézuélienne se précisa progressivement. Une frange d’écume argentée dessinait le contour de ses plages qui baignaient dans la clarté rose d’un crépuscule d’une surprenante douceur.
  
  Après une ultime courbe impressionnante au-dessus de la mer, puis entre les montagnes, le DC-8 se posa. L’horloge de l’aéroport indiquait 18 heures 45. La montre de Coplan était encore à l’heure de Paris : minuit moins le quart.
  
  Une heure plus tard, Francis arrivait à son hôtel. Une chambre y avait été réservée au nom de François Chastain, ingénieur de nationalité française, domicilié à Paris. Motif du voyage : tourisme.
  
  L’hôtel El Conde, situé au cœur du vieux Caracas, à deux pas de la plaza Bolivar et de la Grand-Poste, n’était pas un palace, mais il offrait l’avantage d’être situé au centre de la ville, ce qui pouvait avoir une certaine utilité stratégique.
  
  Le lendemain, après une nuit de repos et une matinée de relaxation, Coplan s’en alla à pied se promener dans Urdaneta. Tout en flânant, il marcha jusqu’à l’avenue des Forces Armées, coupa vers les deux hauts buildings du Centro Simon Bolivar, arpenta un moment la grouillante avenida Universidad pour reprendre finalement la direction de son hôtel.
  
  Cette balade lui permit de reprendre contact avec Caracas - où il n’avait plus eu l’occasion de séjourner depuis près de six ans - et elle lui permit surtout de croiser en chemin, aux points convenus, ses assistants Fondane et Legay.
  
  André Fondane était arrivé la veille en qualité d’attaché culturel-adjoint à l’ambassade. Jean Legay avait dans son portefeuille un ordre de mission émanant de l’OCIPE. Tous deux s’étaient installés dans la villa de Gilbert Limousin, à l’avenida Cota Mil.
  
  Pour éviter d’éventuels recoupements, le Vieux avait provisoirement retenu Limousin à Paris, lui octroyant un congé exceptionnel.
  
  Ce même soir, à 21 heures, Coplan quitta son hôtel et repartit se promener à pied, en bon touriste qui n’entend pas perdre une soirée ni se coucher de bonne heure.
  
  En pantalon de tergal gris foncé et chemise Lacoste bleu électrique, les mains dans les poches, il se dirigea vers la plaza Bolivar dont le charme désuet lui avait laissé un excellent souvenir.
  
  Ensuite, par un dédale de petites rues, il erra sans but précis, histoire de vérifier sa connaissance de la ville était encore valable.
  
  Rassuré sur ce point, il s’orienta vers Ciudad Industrial. Après avoir déambulé pendant une petite demi-heure dans ce quartier pauvre et populeux, il descendit tranquillement vers la calle Real de los Flores. L’aspect sordide de ce lieu n’était pas une découverte pour Francis. Il s’étonnait seulement que l’ardeur effrénée des urbanistes de la capitale vénézuélienne n’eût pas encore donné un coup de pioche dans ces maisons misérables. Ce n’était probablement qu’une question de temps. Caracas, la ville la plus riche du continent sud-américain, ne tarderait pas à balayer ces vestiges d’une époque révolue, vestiges qui chagrinaient son orgueil.
  
  Dans ces rues sombres, étroites, on ne voyait que des métis et des Noirs. Surtout des jeunes, garçons et filles, dont les yeux brillaient étrangement.
  
  Connaissant la réputation de ces bandes d’adolescents, Coplan ouvrait l’œil. Mais sa pensée allait à Alvarez, à Alvarez qui avait foulé cette même artère un mois auparavant.
  
  Ayant repéré le numéro 422, Francis examina la masure flanquée de sa vieille cabane en planches délabrées. Sans hésiter, il poussa la porte branlante de la bicoque.
  
  Il aperçut, à la lumière d’une ampoule crasseuse, trois jeunes gars assis à même le sol de terre battue, près d’une caisse d’emballage vide. En blue-jeans, le torse nu, la tignasse en bataille, les trois types bavardaient tout en mangeant des brochettes de viande grillée. Chacun d’eux avait une bouteille de bière à portée de la main.
  
  Ils s’arrêtèrent net de parler, de manger, et ils dévisagèrent d’un œil méfiant l’intrus qui les regardait, impassible.
  
  Un des jeunes hommes articula d’une voix sourde :
  
  - Que desea usted ?
  
  - El señor Pacheco Cantara, por favor ?
  
  - A quién tengo el honor de hablar ?
  
  - Un amigo de Ramiro y del señor Martin Alvarez.
  
  - Martin Alvarez ? fit le gars en arquant les sourcils.
  
  Il se tourna vers ses copains, puis ramena son regard sur Coplan :
  
  - Momento...
  
  D’un mouvement souple de ses jambes, il se remit debout, imité par les deux autres.
  
  Coplan avait la très nette impression que le trio n’attendait qu’un signal pour s’éclipser à toute allure. De toute évidence, ces gars-là se tenaient sur leurs gardes.
  
  Heureusement, seul celui qui avait parlé sortit de la cabane.
  
  Coplan offrit des cigarettes, mais les deux types refusèrent. Quatre ou cinq minutes s’étaient écoulées quand un homme d’une quarantaine d’années pénétra dans la cabane, suivi du jeune gars qui était allé le chercher.
  
  - Qui êtes-vous ? demanda le quadragénaire en scrutant durement les traits de Francis.
  
  - Un ami de Martin Alvarez.
  
  - Je suis Pacheco Cantara. Que me voulez-vous ?
  
  - Pouvez-vous m’accorder un entretien ?
  
  - C’est à quel sujet ?
  
  - Au sujet de mon ami Alvarez. Je suis venu tout exprès de Paris pour vous rencontrer.
  
  Cantara hésita.
  
  - Soit, dit-il brusquement. Suivez-moi...
  
  Il traversa le cagibi, ouvrit une porte du fond, guida Coplan vers une autre cabane en planches, située dans une arrière-cour celle-là.
  
  Il s’effaça pour laisser entrer Francis, le suivit, referma la porte.
  
  - Comment vous appelez-vous ? questionna-t-il.
  
  - Je m’appelle François Chastain, je suis de nationalité française et je suis un ami personnel de Martin Alvarez. Je suis venu à Caracas pour mener une enquête relative à la disparition de mon ami. Vous est-il possible de m’aider ?
  
  - Qui vous a donné mon nom et mon adresse ?
  
  - Alvarez lui-même.
  
  Pacheco Cantara paraissait mal à l’aise. Son visage décharné reflétait un mélange d’incertitude, d’appréhension et de perplexité.
  
  La porte de la cabane s’ouvrit, livrant passage aux trois jeunes hommes en blue-jeans qu’accompagnaient deux autres individus plus âgés, à la mine patibulaire, aux yeux mauvais.
  
  Sans prononcer un mot, ces cinq personnages entourèrent Coplan. Le jeune Caraqueño qui avait accueilli Francis quelques minutes auparavant, exhiba soudain un automatique de gros calibre qu’il braqua sur Coplan.
  
  - Retournez-vous et approchez-vous de cette cloison, ordonna sèchement le jeune type.
  
  Francis obtempéra sans protester. L’autre reprit :
  
  - Penchez-vous en avant et appuyez vos deux mains contre la cloison.
  
  Coplan obéit.
  
  Les deux inconnus au faciès sinistre entreprirent alors la vérification minutieuse des poches de Francis. Ils lui tâtèrent également les jambes, les bras, la ceinture, remirent son porte-billets à Cantara qui en examina le contenu.
  
  D’autorité, Coplan se redressa et se retourna pour faire face à Cantara. Celui-ci lui rendit son porte-billets en murmurant :
  
  - Excusez cette vérification.
  
  - Vous me prenez évidemment pour un agent provocateur et je comprends votre méfiance. Mais, bien que je le dise moi-même, vous n’avez rien à craindre. Mes intentions sont pures, je ne cherche qu’une chose : savoir ce qu’est devenu Alvarez depuis qu’il a disparu au cours de la descente de police aux ranchitos d’El Refugio.
  
  Cantara, toujours hésitant, maugréa :
  
  - Nous n’aimons pas beaucoup les visites, señor Chastain... Non seulement nous ne vous connaissons pas, mais nous ne savons même pas à quel titre vous voulez nous interroger.
  
  Coplan comprit qu’il devait abattre son jeu :
  
  - Alvarez était mon camarade de travail. Tout comme lui, je fais partie d’un service secret français. La dernière indication qu’il nous a donnée avant de disparaître, c’est qu’il avait un rendez-vous avec un des chefs du FALN, Miguel Belardo. Si vous estimez ne pas pouvoir m’aider, conduisez-moi auprès de Miguel Belardo. Je m’expliquerai avec lui.
  
  Ces paroles, prononcées en espagnol, soulevèrent des murmures dans la cabane.
  
  Pacheco Cantara laissa tomber :
  
  - Belardo a été tué pendant son entretien avec Alvarez.
  
  - Ah bon, souffla Francis. Et vous croyez qu’il y a une corrélation entre la venue d’Alvarez et la descente de police ?
  
  - Cette corrélation est bien réelle, hélas ! Nous en avons la preuve.
  
  - Vous devez vous tromper, affirma Coplan. En aucun cas, Alvarez n’a pu jouer le rôle d’indicateur au profit de la police vénézuélienne. De cela, je me porte garant.
  
  - Je n’ai pas dit qu’Alvarez avait joué un rôle d’indicateur, rétorqua Pacheco Cantara. Nous sommes même persuadés du contraire. Mais c’est bien lui qui a déclenché les opérations de la police...
  
  Se tournant vers un des jeunes types, il lui commanda :
  
  - Va me chercher le portefeuille de Leopoldo.
  
  Le gamin opina et sortit. Cantara murmura :
  
  - La disparition d’Alvarez est une affaire qui nous intrigue beaucoup, señor Chastain. Pour être franc, je vous dirai même qu’elle nous inquiète. Depuis trois semaines, tous nos réseaux sont en état d’alerte à ce propos... Nous avons eu de lourdes pertes lors de l’attaque d’El Refugio par la police : douze morts, vingt-sept blessés, plus de cent prisonniers... La mort du chef Miguel Belardo est un véritable désastre pour nos forces du maquis.
  
  - Les journaux n’ont pas parlé de la mort de Miguel Belardo, fit remarquer Coplan, surpris.
  
  - Le gouvernement sait ce qu’il fait, ricana le Vénézuélien, amer. Non seulement il entretient le mythe de la rébellion communiste, mais il se garde bien de révéler au monde entier qu’il y a des prêtres catholiques parmi ces révolutionnaires qu’il appelle les « terroristes à la solde de Fidel Castro » ! Miguel Belardo était un prêtre du diocèse de Maracaïbo... C’était un saint. Il est mort pour ses frères, pour les pauvres gens de son pays...
  
  Emporté par une sorte de ferveur intérieure, Cantara, baissant la voix, déclara :
  
  - Moi aussi, je suis un prêtre, señor Chastain. Pendant douze ans, j’ai exercé mon ministère sacerdotal dans la région de Barinas. J’ai accepté le poste que j’occupe ici, à Caracas, parce que personne ne me connaît dans cette ville et que je puis jouer un rôle qui serait trop dangereux pour d’autres.
  
  Coplan ne cacha pas sa stupéfaction.
  
  - En somme, dit-il, vous êtes doublement des révoltés ? Contre le gouvernement et contre la hiérarchie de l’Église ?
  
  - Nous ne sommes ni contre le gouvernement ni contre l’Église, rectifia doucement Cantara. Nous avons pris le parti des pauvres, des déshérités.
  
  - Mais il n’en reste pas moins que vous participez activement à la révolution.
  
  - Dans la vie, señor Chastain, il arrive toujours un moment où un homme digne de ce nom est obligé de choisir, en âme et conscience, son destin. Pour Belardo, pour moi, pour d’autres, la bonne direction ne pouvait être que du côté de la misère et de la souffrance. Nous avons choisi la voie étroite dont il est question dans l’Évangile...
  
  En ce qui me concerne, moi personnellement, je sais que je ne me suis pas fait prêtre pour protéger les biens matériels de la classe possédante de mon pays.
  
  Coplan, assez impressionné, opposa néanmoins :
  
  - Vous oubliez la mise en garde de l’église. Quand les communistes ont pris le pouvoir dans un pays, ils ne l’ont jamais lâché par la suite et ils se sont attaqués à la religion.
  
  - Oui, c’est un vieil argument, grommela le Vénézuélien. Mais les communistes sont d’abord des hommes, señor Chastain. Et notre Dieu n’est jamais contre les hommes... De plus, il ne faut pas s’aveugler soi-même : s’il y a des communistes dans de vieux pays catholiques comme les nôtres, c’est tout simplement parce que l’égoïsme des gens fortunés en fabrique tous les jours. Vous ne...
  
  Le retour du jeune homme qui était sorti quelques instants plus tôt interrompit Cantara. Le petit gars remit à l’ex-prêtre un vieux portefeuille en simili-cuir noir tout patiné par l’usage. Cantara reprit d’une voix plus ferme :
  
  - La trahison nous a frappés si durement ces derniers temps que nous sommes devenus très circonspects en toute circonstance. Lorsque la police a fait irruption à El Refugio, dans la nuit du 9 au 10 janvier dernier, une de nos équipes de sécurité a pris immédiatement les mesures de contre-vérifications que nous avions mises au point. Parmi ces mesures, il y avait le contrôle rigoureux de tous ceux de nos camarades qui étaient au courant de la venue de Belardo à Caracas et de sa rencontre avec Martin Alvarez. Or, un de nos vieux compagnons, un nommé Leopoldo Muro, qui se mettait parfois à notre disposition avec sa voiture, a été trouvé en possession de ceci...
  
  Il tendit à Coplan une épreuve photographique qu’il venait d’extraire du portefeuille. Sur ce cliché, on distinguait très nettement Alvarez, assis tout nu sur le bord d’un lit, parlant avec une femme également dénudée. La femme, jeune apparemment, fort belle de corps, se présentait de trois quarts sans montrer ses traits. Alvarez, en revanche, avait la face carrément tournée vers l’objectif.
  
  Cantara commenta :
  
  - Notre réaction avait été tellement rapide que Leopoldo n’avait même pas eu le temps de se débarrasser de cette photo compromettante. Il a d’ailleurs fini par avouer.
  
  Coplan, sidéré, marmonna en regardant son interlocuteur :
  
  - C’est lui qui a alerté la police ?
  
  - Oui, évidemment.
  
  - Mais pourquoi ? s’exclama Francis. Si ce Leopoldo est un de vos vieux camarades, pourquoi n’a-t-il pas informé la police plus tôt ?
  
  - A cet égard, en effet, concéda Cantara, la venue d’Alvarez nous a rendu un grand service puisqu’elle nous a permis de découvrir la présence d’un traître parmi nous.
  
  Le front ridé, Francis réfléchissait. Mais il avait beau se torturer la cervelle, il ne voyait pas l’enchaînement.
  
  - Je ne comprends toujours pas, confessa-t-il.
  
  - L’explication est simple. Depuis huit mois environ, Leopoldo était de connivence avec la police et il surveillait notre groupe d’El Refugio dont il était membre. Le 7 janvier dernier, la Digepol lui avait remis la photo d’Alvarez avec ordre d’alerter immédiatement le Q.G. du commandant Guardina, officier supérieur de la Digepol, au cas où le personnage figurant sur cette épreuve entrerait en contact avec nous. C’est ce que Leopoldo a fait après avoir amené Alvarez dans sa voiture à El Refugio.
  
  - C’est ce que nous nommons une mission ponctuelle, opina Coplan. Mais d’où tenait-il cette photo, votre bonhomme ?
  
  - Elle lui avait été transmise par un indicateur de la police, un soi-disant Roberto Sanchez que nous avons recherché en vain, naturellement.
  
  - Comment expliquez-vous la trahison de votre camarade ?
  
  Cantara haussa les épaules d’un air las :
  
  - Le besoin d’argent, que voulez-vous ! Dans un pays comme le nôtre, où le dollar et le bolivar fascinent tout le monde, il faut une âme bien trempée pour rester fidèle à son idéal de justice sociale. Leopoldo a expié son crime, il le fallait bien, mais les vrais traîtres sont ailleurs. A mon sens, le commandant Guardina est cent fois plus coupable que Leopoldo.
  
  Il y eut un silence. Les autres Vénézuéliens qui assistaient à ce long dialogue se tenaient sur la réserve et se contentaient d’observer le visiteur. Leur attitude était cependant moins hostile qu’au début de la conversation. Pacheco Cantara émit sur un ton pensif :
  
  - Ce que je n’arrive pas à m’expliquer, c’est comment Alvarez a pu se laisser photographier dans ce... dans cette tenue, avec une femme qui, selon toute vraisemblance, est une femme de mauvaise vie.
  
  Coplan ne tergiversa pas :
  
  - Je serai peut-être en mesure de vous documenter à ce sujet dans un proche avenir. Sauf erreur, je crois pouvoir retrouver cette femme. Mais je tiens à vérifier mes soupçons afin de ne pas vous communiquer une fausse piste.
  
  - Cela nous intéresse au plus haut point, confirma Cantara.
  
  - Pour en revenir à mon ami Alvarez, il y a un autre aspect du problème qui me déroute un peu. Vous m’avez cité le nombre de blessés et de morts, le nombre de vos camarades tombés aux mains de la police, mais Alvarez ?
  
  - Jusqu’à présent, nous n’avons recueilli aucun indice à son sujet. Officiellement, il ne figure ni parmi les morts ni parmi les blessés, ni parmi les prisonniers.
  
  - Comment le savez-vous ?
  
  - L’administration informe les familles.
  
  - D’accord, mais dans le cas d’Alvarez ? Comme il est étranger, la police n’avait personne à prévenir.
  
  Cantara baissa les yeux, demeura muet un long moment, puis :
  
  - Nous avons des hommes à nous dans l’administration subalterne de la police et au greffe des deux prisons municipales de Caracas. Le nom d’Alvarez n’est apparu nulle part.
  
  - Mais c’est incompréhensible, voyons ! s’écria Francis avec conviction. Si Alvarez se trouvait en compagnie de Belardo au moment où la police a attaqué El Refugio, comment aurait-il pu disparaître ?
  
  - De deux choses l’une, articula l’ex-prêtre. Ou bien la police a tout simplement fait disparaître le cadavre d’Alvarez pour éviter toute réclamation éventuelle de son pays d’origine. Ou bien, si votre ami est vivant, elle le tient séquestré au secret dans un lieu que nous ne connaissons pas.
  
  - Dans quel but ?
  
  - Qui peut connaître les desseins tortueux d’une police politique ?
  
  Coplan se caressa la joue, méditatif.
  
  - Si vous étiez à ma place, Cantara, que feriez-vous pour tirer cette histoire au clair ?
  
  - Nous en sommes au même point que vous, señor Chastain. Et pourtant, nous avons des moyens d’investigation que vous ne pouvez pas avoir. Ceci dit, si j’étais à votre place, je renoncerais à mon enquête. Quoi que vous fassiez, vous ne changerez rien au sort de votre ami. Nos adversaires sont trop puissants pour un homme seul. Si vous tombez dans leurs griffes, vous serez broyé impitoyablement. Ne mettez pas le doigt dans cet engrenage.
  
  - Je vous sais gré de me mettre en garde, Cantara, mais je n’ai pas le droit de capituler. Du reste, quand on me confie une mission, je ne me dérobe jamais. A plus forte raison quand il s’agit de retrouver un ami.
  
  - Vous êtes seul juge. Comme je vous le disais tout à l’heure, il arrive toujours un moment où un homme doit choisir, en âme et conscience, son destin. C’est valable pour tout le monde sans exception.
  
  - Au cas où je voudrais vous communiquer de nouvelles informations, comment pourrais-je le faire ?
  
  - Puisque vous connaissez mon adresse, revenez me voir.
  
  - Vous me faites confiance ?
  
  - Non, mais j’ai accepté en pleine connaissance de cause d’être le contact de notre groupe.
  
  - Puis-je conserver pendant quelques jours cette photo de mon ami Alvarez ?
  
  - Si vous croyez qu’elle peut vous être utile, je n’y vois pas d’inconvénient.
  
  Avec une lenteur voulue, Francis glissa l’épreuve dans son porte-billets.
  
  - Je vous remercie de m’avoir accordé cet entretien, dit-il à Cantara. A moins d’un accident qui viendrait mettre fin à mes recherches, j’espère vous apporter du nouveau à bref délai.
  
  Il tendit sa main à l’ex-prêtre, qui la serra sans réticence en murmurant :
  
  - Bonne chance, senor Chastain.
  
  Au moment de sortir de la cabane, Francis se ravisa.
  
  - Une toute dernière question, si vous le permettez. Le nom de Jeffrey Malliseck vous dit-il quelque chose ?
  
  - Je pense bien ! jeta le Vénézuélien, sardonique. Malliseck et son ami Humberto Perez sont nos pires adversaires ! Ils ont fondé une organisation secrète qui a des ramifications dans tout le pays et qui nous traque implacablement.
  
  - Quelle organisation ?
  
  - Ils ont baptisé cela le Civil Security Office, autrement dit : C.S.O... Leur but est de lutter contre le terrorisme, mais leur action va bien plus loin que cela. En fait, le C.S.O. vise surtout à tenir en laisse les récalcitrants.
  
  - Que voulez-vous dire ?
  
  - Il y a de plus en plus de gens dans ce pays qui commencent à se rendre compte qu’à force de brimer les classes pauvres on va à la catastrophe. Ce sont ces gens-là que le C.S.O. veut neutraliser.
  
  - Le C.S.O. est d’obédience américaine ?
  
  - Certains vont jusqu’à prétendre que c’est une section du célèbre Spécial Intelligence Service que les Yankees ont implanté dans tout le continent sud-américain, mais je n’en crois rien. Washington n’approuve pas les agissements des trusts capitalistes.
  
  - Vous n’êtes pas les ennemis de Washington ?
  
  - Absolument pas. Nous voulons chasser les immondes requins yankees parce qu’ils pompent le sang de notre patrie, mais nous ne confondons pas ces gens-là avec les hommes politiques de la Maison-Blanche.
  
  - Vous auriez intérêt à le dire plus vigoureusement. L’opinion publique mondiale ignore votre position réelle.
  
  - Il y a trop de Malliseck et trop de Perez qui étouffent notre voix, qui brouillent les cartes, exhala Cantara sur un ton empreint de ressentiment. Mais nous ne voulons pas désespérer. La vérité finit toujours par triompher du mensonge... De plus, nous n’avons pas que des ennemis, nous avons aussi beaucoup d’amis dans toutes les parties du monde. La visite d’Alvarez était un témoignage de l’appui que nous donnent nos frères de l’étranger.
  
  - Sans aucun doute, reconnut Francis. Malheureusement, elle a mal tourné pour lui. Je sais qu’il vous a proposé une livraison d’armes, mais je ne possède pas les possibilités qu’il avait dans ce domaine. Tout ce que je peux faire, c’est de remuer ciel et terre pour retrouver sa trace.
  
  - Vous logez au Tamanaco ?
  
  - Non, je suis à El Conde.
  
  - Si j’apprends la moindre chose concernant Alvarez, je vous le ferai savoir, promit Cantara.
  
  Et il ajouta, visiblement mis en confiance par la droiture, l’honnêteté, la loyauté qui émanaient du regard de son interlocuteur :
  
  - Si vous avez besoin d’un coup de main pour atteindre votre objectif, faites-moi signe.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  
  
  
  Vers la fin de la matinée, le lendemain, Coplan prit un taxi devant son hôtel et se fit conduire à la station du teleferico Mariperez.
  
  Situé à la limite nord de la ville, sur les hauteurs, ce téléphérique permet d’accéder au sommet du mont Avila, la montagne qui domine Caracas et qui s’élève à 2700 mètres.
  
  Mais Francis n’avait pas la moindre envie de s’embarquer dans la nacelle pour aller contempler le panorama de la cité. Il se contenta d’aller boire un Coca au kiosque-buvette de la station.
  
  Il s’attarda une dizaine de minutes, fit un tour dans le square dont les admirables buissons fleuris ornaient l’esplanade, prit ensuite la direction de l’avenida Cota Mil.
  
  Il passa une première fois devant la villa de Gilbert Limousin, poursuivit sa promenade, fit demi-tour. Quand il repassa devant la villa, Fondane se tenait sur le seuil de la maison, ce qui voulait dire que la voie était libre.
  
  Coplan poussa le portillon, traversa le jardinet et pénétra dans le coquet bungalow.
  
  Dans le living, Jean Legay était penché sur une carte de Caracas et environs, carte qu’il avait étalée sur la table.
  
  - Salut, Francis ! lança-t-il.
  
  - Salut, Jean.
  
  Fondane s’amena à son tour dans la pièce.
  
  - Je suis la jeune fille de la maison, plaisanta-t-il en préparant sur une table basse, près d’un confortable canapé, trois verres et une bouteille de Dubonnet.
  
  Fondane, joli garçon, athlétique et svelte, élégant comme un dandy, versa l’apéritif.
  
  Coplan le regarda plus attentivement et murmura :
  
  - Ma parole, tu es déjà bronzé ?
  
  - Je ne perds pas mon temps, moi, s’exclama Fondane. Comme je n’avais rien à faire, je suis allé me baigner à Macuto. C’est sensationnel. D’ailleurs, Caracas me plaît. J’y reviendrai en vacances.
  
  Jean Legay, son petit front têtu barré de trois rides, maugréa :
  
  - Personnellement, je trouve cette ville imbuvable. J’ai beau étudier ce plan, chaque fois que je prends un tacot je suis paumé. Avec ces autopistas qui vont dans tous les sens, rouler en bagnole dans ce patelin, c’est pas de la tarte, je te jure.
  
  Il fit une grimace, haussa les épaules, dévisagea Coplan en demandant :
  
  - Fructueuse, cette visite d’hier soir ?... Tu es resté drôlement longtemps dans cette bicoque, soit dit en passant. On commençait à se faire des cheveux, Fondane et moi. Aussitôt après ton entrée dans la cabane, on a assisté à une série de mystérieux va-et-vient, on se serait cru dans une casbah d’Algérie à l’époque du F.L.N.
  
  - C’est un peu ça, en effet, dit Francis. J’avoue du reste que je ne me sentais pas tellement à la fête, encadré par une demi-douzaine de zigotos qui ne m’avaient pas à la bonne. Heureusement, ça c’est amélioré peu à peu... J’ai appris deux ou trois choses intéressantes, mais rien de positif au sujet d’Alvarez. A ce point de vue-là, le mystère aurait plutôt tendance à s’épaissir.
  
  Il prit son verre de Dubonnet, alla s’asseoir sur le canapé où ses deux adjoints le rejoignirent. Il leur relata en détail l’entretien qu’il avait eu avec Pacheco Cantara. leur montra la photo d’Alvarez en tenue d’Adam près de la jeune beauté nue.
  
  Fondane déclara :
  
  - Aucune confusion possible, cette souris est bien Teresa Menzola. Vous allez pouvoir en juger...
  
  Il se leva, se dirigea vers la table de travail de Limousin, ouvrit le tiroir central du meuble, y préleva une enveloppe brune.
  
  - Comparez, dit-il en distribuant à Coplan et à Legay une dizaine d’instantanés tirés en noir en blanc au format 6x9.
  
  - Oui, c’est bien elle, opina Francis. Je m’en doutais, naturellement, mais une confirmation n’est jamais superflue.
  
  Fondane glissa :
  
  - Il ne s'est pas embêté, l’ami Alvarez. Elle est chouettement balancée, la copine de Mariano Pilas. Visez-moi ce popotin ! On en mangerait, non ?
  
  Legay, imperturbable, prononça :
  
  - Sauf erreur et omission, c’est chez Berta que cette photo d’Alvarez a été prise.
  
  - Pourquoi sauf erreur et omission ? marmonna Coplan en se tournant vers Legay.
  
  - Alvarez n’a peut-être pas mentionné toutes ses fredaines dans ses rapports ? supputa Legay.
  
  - C’est exclu, affirma Coplan, catégorique. Depuis le temps que j’opère sur des missions exploratoires effectuées par Alvarez, je peux vous assurer qu’il ne cachait jamais rien.
  
  - Dans ce cas, conclut Legay, la situation est claire. Cette métisse a emmené Alvarez chez Berta pour permettre la réalisation de cette photo compromettante. La complicité Pilas-Teresa étant établie, c’est Mariano Pilas qui a dû refiler cette épreuve à la Digepol par indicateurs interposés.
  
  En d’autres termes, Mariano Pilas est un flic. Et ceci corrobore ses accointances avec la Chevrolet qui n’a pas lâché Alvarez d’une semelle.
  
  - Admettons, grommela Francis. Mais si nous adoptons cette hypothèse, nous débouchons sur des conclusions qui, elles, sont beaucoup moins claires. Primo : pour quel motif la Digepol a-t-elle déclenché les opérations aux ranchitos d’El Refugio ? Elle tenait cette cellule de guérilleros sous son contrôle et elle n’a pas craint de griller l’homme qu’elle avait dans la place. Secundo : pourquoi n’a-t-elle pas ébruité la capture d’Alvarez ?
  
  - Minute, minute, intervint Fondane sur un ton doctoral, j’ai mon mot à dire, moi aussi. Comme convenu, j’ai eu à l’ambassade une longue conversation avec Lucia Munin, la soi-disant traductrice qui fait les enquêtes de routine pour la maison. C’est une petite bonne femme plutôt marrante, un peu boulotte, brune comme un marron, minaudeuse comme la plupart des vieilles filles, apparemment candide mais diantrement futée. Elle s’est passionnée pour Teresa Menzola et c’est elle qui a pris à la sauvette les instantanés que vous venez de voir. Non seulement elle a réussi à découvrir l’adresse de la jolie métisse, mais elle est parvenue, au cours d’une filature, à suivre notre Teresa qui se rendait à un rendez-vous clandestin du côté d’El Caribe. Or, tenez-vous bien, ce...
  
  - Hé, mollo ! coupa Coplan en levant la main. C’est quoi, El Caribe ?
  
  - Une des bourgades balnéaires qui bordent la mer de Caraïbes, à l’ouest de La Guaira.
  
  - Bon, continue.
  
  - Or, disais-je, ce rendez-vous clandestin de Teresa était un rendez-vous galant. Et l’heureux partenaire de notre envoûtante créature n’était autre qu’un certain Antonio Varegas, haut fonctionnaire au ministère du Commerce, directeur général des Marchés de l’État, personnage très puissant du gouvernement vénézuélien. Vous voyez le topo, hein ? Par le truchement de sa pépée de choc, Mariano Pilas tiendrait dans sa main l’homme qui signe les bons de commande du Venezuela.
  
  Coplan émit un sifflement admiratif.
  
  - Remarquable combine, fit-il. En mettant dans son jeu quelques bonnes photos de ce Varegas à poil à côté de Teresa, l’astucieux Pilas peut fourguer à l’État tout ce qu’il veut. C’est à retenir. Mais je ne vois pas le rapport avec le problème que j’évoquais il y a un instant.
  
  - Attendez, je n’ai pas fini, continua Fondane. Cette histoire Teresa-Varegas n’était qu’un incident. Lucia Munin à attiré mon attention sur une information en provenance du Chili, information qui date d’il y a environ trois mois et que les services de l’ambassade avaient classée sans remarquer son intérêt très particulier. En bref, cette information signalait que tous les services de sécurité du Chili, de l’Uruguay, de l’Argentine et du Brésil étaient à la recherche de deux agents soviétiques soupçonnés de préparer un vaste plan de subversion, de concert avec des agitateurs venus de La Havane. (Authentique : il s’agit des agents Kobych et Schevchenko) Est-ce que notre ami Alvarez, en prenant contact avec le FALN, n’est pas tombé en plein dans le dispositif tendu pour coincer ces deux agents de Moscou ?
  
  Coplan resta un moment pensif, puis :
  
  - Cela expliquerait tout, effectivement. L’intervention brutale de la Digepol et le black-out concernant le sort d’Alvarez. Mais cela n’arrange nullement nos bidons.
  
  Jean Legay, réaliste, énonça :
  
  - Il faut qu’on se débrouille pour avoir des tuyaux émanant directement de la Digepol. C’est la seule façon de savoir si Alvarez est mort ou vivant.
  
  Coplan ne répondit pas. Songeur, il alluma une Gitane. Fondane suggéra :
  
  - Nous pourrions aiguiller Lucia Munin dans cette direction, pourquoi pas ? C’est une fine mouche, et elle connaît son Caracas sur le bout des doigts, y compris ce qui se passe dans la coulisse.
  
  Sortant de son mutisme, Francis murmura :
  
  - Oui, l’idée me paraît excellente. Mais Lucia Munin pourrait également tâter le terrain du côté de ce Civil Security Office que dirigent les nommés Malliseck et Humberto Perez... Ce n’est qu’une impression, mais je crois que ce gang a joué un rôle dans la disparition d’Alvarez.
  
  Fondane et Legay, surpris, regardèrent leur chef d’un œil interrogateur.
  
  Coplan tira sur sa cigarette, se leva pour aller chercher un cendrier.
  
  - Rappelez-vous bien la chronologie des faits et gestes d’Alvarez, dit-il. Alvarez est arrivé à Caracas le mercredi et il a vu Pilas qui l’a accueilli à l’aéroport. Il a revu Pilas une deuxième fois le jeudi soir ; c’est ce soir-là que Pilas lui a fourré la métisse dans les bras. Le lendemain, Alvarez prend contact avec le FALN. C’est le vendredi soir. Le samedi, Alvarez contacte l’Iranien de l’Opec, puis il revoit Pilas... Jusque-là, tout va bien. Au cours de sa promenade en voiture avec Pilas à Macuto, Alvarez interroge l’importateur au sujet de l’Américain Jeffrey Malliseck. Et, instantanément, Alvarez enregistre que le nom de Malliseck fait changer Pilas de figure. Le dimanche soir, c’est-à-dire vingt-quatre heures plus tard, Alvarez se fait coincer par la police alors qu’il se trouve en compagnie d’un chef du FALN.
  
  Fondane enchaîna :
  
  - Je vois ce qui cloche : logiquement, Pilas aurait dû faire agir la Digepol après la première visite d’Alvarez chez Pacheco Cantara.
  
  - Exactement, compléta Francis. Or, il ne l’a pas fait. Il ne l’a fait que quarante-huit heures plus tard, comme si l’allusion à Jeffrey Malliseck avait modifié son point de vue et déclenché sa décision.
  
  Il y eut un long silence.
  
  A la fin, après avoir vidé son verre de Dubonnet, Coplan décida :
  
  - Je vais essayer de voir Mariano Pilas à son bureau... Jean, confie-moi ton ordre de mission de l’OCIPE. Je me présenterai sous ton nom, histoire de mélanger un peu les cartes. Je me rendrai mieux compte de ce que ce type a dans le ventre quand je l’aurai vu en chair et en os.
  
  - Bon, acquiesça Legay en prenant le document officiel dans son portefeuille. Mais si tu disparais dans une trappe, toi aussi, qu’est-ce qu’on fait, Fondane et moi ?
  
  - Vous vous emparez de Pilas et vous le réduisez en charpie, laissa tomber Coplan.
  
  
  
  
  
  Situés au troisième étage d’un building de l’avenida Urdaneta, les bureaux de Mariano Pilas n’avaient rien de tapageur, bien au contraire. Pas d’enseigne spectaculaire sur la façade de l’immeuble, pas d’inscriptions publicitaires dans le hall. Simplement, sur la porte palière du troisième, une modeste plaque de cuivre indiquant :
  
  
  
  MARIANO PILAS
  
  Importations
  
  Vins d’Espagne et d’Argentine.
  
  
  
  Une hôtesse d’accueil qui classait des papiers dans des corbeilles d’osier se leva et s’avança vers le visiteur. C’était une belle fille au teint doré, au corsage fruité, aux longs cheveux noirs et au sourire humide.
  
  Coplan lui exprima son désir d’être reçu par le senor Pilas et il précisa qu’il venait de la part de l’OCIPE.
  
  - Votre nom, je vous prie ?
  
  - Jean Legay, de Paris.
  
  - Momento, por favor...
  
  Quand elle revint, son sourire était encore plus engageant. Elle conduisit le visiteur vers le bureau directorial, une vaste pièce carrée, très claire et très dépouillée, au centre de laquelle Pilas trônait derrière un bureau d’acajou poli.
  
  Le Vénézuélien arborait un sourire, mais ses yeux trahissaient une curiosité mêlée d’étonnement.
  
  Coplan attaqua sans détour :
  
  - C’est mon ami Martin Alvarez qui m’a conseillé de venir vous voir en m’assurant que vous étiez un des hommes les mieux informés des questions commerciales au Venezuela. J’espère que je ne vous dérange pas ?
  
  - Absolument pas, répondit Pilas en indiquant un siège. Le départ précipité du señor Alvarez m’a laissé perplexe, je ne vous le cache pas. Nous devions nous revoir, mais il est parti sans penser à me prévenir.
  
  - Il n’a pas eu le temps de vous prévenir parce qu’il est parti d’une façon un peu inopinée.
  
  - Un coup de fil est pourtant vite donné, persifla Pilas dont le sourire vira au jaune.
  
  Coplan regardait l’importateur droit dans les yeux. Ce fieffé coquin était un comédien hors pair, car il avait l’air sincèrement choqué par le manque de courtoisie d’Alvarez.
  
  - Vous comprenez, reprit Pilas, je me suis demandé si certaines de mes paroles avaient offensé le señor Alvarez. En affaires, je n’ai pas l’habitude de cacher ce que je pense... Évidemment, j’aurais pu nuancer mes jugements, faire preuve de plus de diplomatie, de plus de tact, mais je ne pouvais pas deviner qu’il était susceptible à ce point.
  
  Coplan, qui avait l’intention de mettre les pieds dans le plat, changea ses batteries.
  
  - Mon collègue a été rappelé d’urgence à Paris pour un grave problème de famille. Je le remplace et je compte bien que vous ne me tiendrez pas rigueur de son impolitesse... tout à fait involontaire, croyez-moi.
  
  - Vous êtes le bienvenu, déclara Pilas dont l’aigreur disparut aussitôt. J’avais justement étudié de plus près les doléances dont votre collègue m’avait fait part et j’avais préparé deux ou trois propositions que je comptais lui soumettre... A la réflexion, les projets de l’OCIPE ne sont peut-être pas totalement irréalisables. Il y a un secteur où, renseignements pris, le Marché Commun peut valablement présenter des offres, et il s’agit précisément de produits pharmaceutiques, produits pour lesquels vous cherchez des débouchés nouveaux.
  
  L’aplomb de Pilas était sidérant. Au point que Francis se sentit quelque peu ébranlé dans son opinion. En tout état de cause, il estima que la meilleure tactique consistait à entrer dans le jeu de ce rusé Vénézuélien.
  
  Pilas, décrochant son téléphone intérieur, réclama des dossiers qu’une secrétaire ravissante (il avait décidément du goût pour les belles filles, et il savait les choisir) lui apporta aussitôt.
  
  L’entretien prit alors un tour strictement utilitaire.
  
  Finalement, Pilas invita Coplan à dîner et lui proposa un rendez-vous pour le soir même, à 21 heures, au bar du Tamanaco.
  
  - Je suppose que c’est là que vous êtes descendu ? questionna-t-il négligemment.
  
  - Non, je suis provisoirement chez un ami, dit Francis, aimable mais évasif.
  
  - Ah bien ! Dans ce cas, nous pouvons nous retrouver ailleurs. Au bar de l’hôtel Avila, par exemple ? C’est quand même plus central que le Tamanaco.
  
  - Entendu, acquiesça Coplan en se levant pour prendre congé.
  
  Le brio de Mariano Pilas, son infernal culot surtout, déconcertaient beaucoup plus Coplan qu’il ne voulait le reconnaître.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  
  
  
  Aussitôt après sa visite à l’importateur, Coplan retourna à la villa de l’avenida Cota Mil pour mettre ses deux camarades au courant et leur donner des ordres pour la soirée.
  
  Ensuite, il rallia son hôtel.
  
  A vingt heures trente, il prit un taxi pour se rendre au rendez-vous que lui avait fixé Pilas. Il était en avance d’une bonne dizaine de minutes lorsqu’il débarqua du taxi devant l’hôtel Avila, le superbe palace édifié sur la colline San Bernardino, au nord de la cité.
  
  Quand Pilas s’amena, Francis remarqua son expression enjouée, dynamique, nettement plus amicale.
  
  Ils s’attablèrent dans un coin tranquille du bar et ils commandèrent des americanos. Pilas s’enquit :
  
  - Quand êtes-vous arrivé à Caracas ?
  
  - Il y a exactement 48 heures.
  
  - Vous connaissez la ville ?
  
  - Non, mentit Coplan, c’est la toute première fois que j’y mets les pieds.
  
  - Vous parlez admirablement l’espagnol.
  
  - J’ai pas mal vécu en Espagne et en Argentine.
  
  - Si l’idée vous plaît, je me propose de vous faire connaître un restaurant typiquement de chez nous. Ce n’est pas un établissement de grand luxe, mais c’est sympathique, vous verrez. Les Caraqueños s’y sentent chez eux et, ce qui ne gâte rien, la cuisine y est parfaite.
  
  - C’est très aimable de votre part, remercia Francis. Je n’aime pas la cuisine cosmopolite ; dans la mesure du possible, quand je voyage je choisis toujours les restaurants authentiquement locaux.
  
  - Sur ce plan-là, vous autres Français, vous êtes difficiles, n’est-ce pas ? Vous êtes des connaisseurs. Votre cuisine est la meilleure du monde, incontestablement. Dans ma jeunesse, j’ai été cuisinier sur un paquebot français... Je voulais parcourir le monde, vous comprenez. Personnellement, je suis comme vous, j’ai horreur de la cuisine standard qu’on trouve dans les hôtels américains. C’est fade, c’est insipide, c’est immangeable.
  
  - Tout à fait de votre avis.
  
  Le garçon ayant apporté les cocktails, Pilas leva légèrement son verre pour trinquer.
  
  - Je vous souhaite un bon séjour au Venezuela, dit-il. J’espère que nous ferons des affaires ensemble.
  
  - Je l’espère aussi, assura Francis.
  
  Pilas, après avoir bu une gorgée, redéposa son verre sur la table. Puis, se penchant vers son interlocuteur, il murmura sur un ton confidentiel :
  
  - Votre collègue Alvarez m’avait laissé entendre qu’il n’était pas venu à Caracas uniquement pour une question de prospection commerciale...
  
  - C’est exact.
  
  - Il avait une autre préoccupation, si vous voyez ce que je veux dire ?
  
  Coplan saisit la perche qu’on lui tendait :
  
  - C’est également mon cas. La campagne anti-française qui se développe dans votre pays et dans toute l’Amérique Latine est un problème que Paris ne prend pas à la légère, loin de là !
  
  - Alvarez vous a fait part de ses soupçons ?
  
  - Oui... Il m’a cité le nom d’un certain Jeffrey Malliseck. Malheureusement, il n’a pas eu le temps de se documenter à ce sujet. Je compte me consacrer à ce problème dans les jours qui viennent.
  
  Pilas baissa encore la voix :
  
  - Quand votre collègue m’a interrogé à ce propos, je n’étais pas en mesure de lui répondre, de prendre position. A présent, ce n’est plus la même chose...
  
  - Pourquoi n’est-ce plus la même chose ? murmura Coplan en scrutant d’un œil impassible le Vénézuélien.
  
  - Au cours des trois semaines qui se sont écoulées, j’ai pu rassembler quelques informations...
  
  - Ah oui ?
  
  - Alvarez ne s’était pas trompé. Les mots d’ordre hostiles à la France émanent bien de Malliseck, mais il n’est pas seul en cause. Derrière la façade de ce bureau de statistiques qu’il est censé diriger ici, Malliseck se livre à des activités beaucoup moins inoffensives. Ce que j’aimerais savoir, c’est... comment Alvarez a eu connaissance du nom de Malliseck ?
  
  Coplan pensa in petto que la ficelle était vraiment un peu grosse.
  
  - Si j’ai bonne mémoire, dit-il en prenant un air songeur, c’est dans un rapport de routine, provenant de notre ambassade, que ce nom a été mentionné.
  
  - Tiens, c’est bizarre, marmonna Pilas, étonné.
  
  - Vous disiez donc, enchaîna promptement Coplan, que le bureau de Malliseck lui sert de paravent ?
  
  - Oui, c’est un alibi en quelque sorte. Sa vraie mission, à Caracas, il la remplit en association avec un de nos gros financiers le milliardaire Humberto Perez, qui a fondé un organisme de protection, le Civil Security Office, à l’époque de la grande vague de terrorisme, en 1962.
  
  - Et vous croyez que c’est le Civil Security Office qui orchestre cette campagne de propagande anti-française ?
  
  - Oui.
  
  - C’est une hypothèse ?
  
  - No, señor Legay, ce n’est pas une hypothèse. C’est une certitude. Naturellement, je ne vous ai rien dit... Vous me comprenez ?
  
  Un mince sourire étira la bouche de Coplan :
  
  - La discrétion est mon métier, señor Pilas. Mais sur quoi votre certitude est-elle fondée ?
  
  - J’ai eu sous les yeux une note manuscrite rédigée par Malliseck, une note donnant des directives à un journaliste politique de Caracas. Ce document n’était pas signé, mais la comparaison avec une lettre écrite à la main par Malliseck, et signée, confirme que c’est bien la même écriture.
  
  - Si je pouvais obtenir la photocopie d’un tel document, cela me rendrait service, vous vous en doutez.
  
  - C’est difficile, soupira le Vénézuélien. Je ne dis pas que c’est impossible, remarquez. Je dis que c’est difficile.
  
  - Je suppose qu’il faudrait y mettre le prix ?
  
  Mariano Pilas eut un petit geste de la main, comme pour écarter toute question de gros sous :
  
  - Laissez-moi faire. Si une occasion favorable se présente, je ne la manquerai pas, je vous le promets.
  
  Il consulta sa montre-bracelet.
  
  - Nous pourrions peut-être aller dîner ? fit-il. Si nous arrivons trop tard au restaurant, les meilleures viandes seront parties. Vous aimez le churrasco, naturellement, puisque vous avez vécu en Argentine ?
  
  - Beaucoup, affirma Francis, qui appela le barman pour régler les consommations.
  
  Mais Pilas s’y opposa.
  
  - Vous êtes mon invité, señor Legay, rappela-t-il, solennel.
  
  C’est dans l’imposante Ford-Fairlane de l’importateur qu’ils prirent la direction de Sabana Grande.
  
  Le restaurant en question se nommait « La Carabela », c’est-à-dire La Caravelle. Il était situé dans la calle Negrin, une petite rue perpendiculaire à l’avenida Andrés Bello, au carrefour où se dresse le bâtiment de la Banco Mercantil y Agrícola.
  
  Le décor, pittoresque à souhait, imitait l’intérieur d’une caravelle, avec ses charpentes d’entrepont et ses hublots. II y avait même, dans une niche, tout au fond de la salle, un mannequin grandeur nature qui représentait un marin enchaîné !
  
  Comme la salle n’était pas bien grande, et comme les tables voisines étaient occupées, Mariano Pilas évita ostensiblement les sujets de conversation trop délicats. Il évoqua des souvenirs de sa jeunesse, notamment de Marseille, la seule ville de France qu’il eût connue lors de ses escales de jadis.
  
  Ils en étaient au café quand Teresa Menzola, moulée dans une robe jaune d’or, pénétra dans l’établissement. Pilas se précipita aussitôt vers elle.
  
  Coplan, amusé, suivit du coin de l’œil le petit jeu de scène qui se déroula entre le Vénézuélien et la ravissante métisse, sa complice. Finalement, comme quelqu’un qui se laisse convaincre à regret, la créature de rêve accepta de venir prendre le café à la table de l’importateur.
  
  Présentations, sourires.
  
  - Comment trouvez-vous Caracas ? susurra la beauté en caressant Francis d’un regard velouté qui filtrait entre ses longs cils recourbés. Les Européens qui débarquent du Vieux Continent commencent toujours par trouver que Caracas est une ville qui manque d’âme, une ville trop... trop futuriste.
  
  - Quand on aime la vie moderne, le progrès, on aime Caracas, décréta Coplan. C’est une ville jeune, ardente... Et j’adore tout ce qui est jeune, ardent.
  
  En disant ces mots, il avait donné à ses prunelles toute leur charge magnétique et, l’espace de deux secondes, il avait fixé les seins arrogants de Teresa comme s’ils avaient été dénudés.
  
  Elle ne put réprimer un battement des paupières. Les lèvres un peu écartées, elle gratifia Francis d’un regard où brillait déjà
  
  la connivence secrète de sa chair, de sa sensualité, de sa féminité alertées.
  
  Quand, après les inévitables échanges de balivernes, Pilas décida d’initier son invité à la vie nocturne de Caracas, Teresa ne se fit pas supplier pour les accompagner.
  
  Coplan se fit la réflexion que le scénario était admirablement mis au point et qu’il avait dû servir plus d’une fois. En vérité, il avait l’impression de jouer une pièce dont Alvarez, dans un de ses rapports, avait raconté la mise en scène.
  
  Ils se rendirent dans un night-club, le Miami, où Francis put danser avec Teresa quelques tangos dont certaines figures brûlantes eussent été mieux en situation dans un lit.
  
  En fin de compte, c’est elle qui fit les avances, des avances précises. Qu’il accepta, bien entendu.
  
  Il leva la séance vers deux heures du matin, insista pour que Pilas reconduise la señora chez elle, monta dans un taxi.
  
  Vingt-cinq minutes plus tard, il retrouvait la métisse dans un autre lieu nocturne de Sabana Grande, le Santiago, un bar définitivement intime, où ils ne restèrent que le temps de prendre un scotch.
  
  - A quel hôtel êtes-vous ? demanda-t-elle au moment crucial.
  
  - Je loge chez des amis, malheureusement, soupira-t-il, ennuyé.
  
  - Je ne peux pas me permettre de vous emmener chez moi, dit-elle, et encore
  
  moins de vous accompagner dans un hôtel... Mais si cela ne vous déplaît pas, nous pouvons aller chez ma cousine. Elle a une jolie chambre dont je puis disposer...
  
  - Magnifique, acquiesça-t-il, aux anges. Ils montèrent dans un taxi.
  
  
  
  
  
  Lorsqu’ils furent dans la chambre décorée à l’espagnole, au premier étage de la petite maison de Berta, Teresa offrit à boire. Coplan accepta, mais tint à se verser lui-même un whisky sec, bien tassé.
  
  Teresa paraissait nerveuse, impatiente. La rude virilité de son « client », sa carrure athlétique et la force qui émanait de lui la fascinaient. Elle était pleine de zèle.
  
  En revanche, Francis avait l’air plutôt passionné par le scotch. Pendant que la métisse se déshabillait - non sans lui prodiguer un étonnant numéro de strip-tease - il s’envoya un deuxième whisky sec, encore plus copieux que le premier.
  
  Le verre à la main, l’oeil nébuleux et attendri, c’est d’une voix un peu pâteuse qu’il bafouilla son admiration pour les splendeurs anatomiques qu’elle dévoilait progressivement.
  
  - Linda chica, répétait-il sans arrêt.
  
  Lorsqu’elle fut complètement nue, il ne put contenir son enthousiasme et il balança une grande claque joyeuse sur les fesses pulpeuses de la jeune femme, assez ébahie à vrai dire.
  
  Il déposa son verre, s’avança vers elle, l’enlaça et se mit à la pétrir à pleines paumes, allègrement, mais sans délicatesse ni discernement, comme un boulanger pétrit sa pâte.
  
  Vexée, elle le repoussa, alla s’étendre sur le divan où elle se livra aux gestes indécents mais éloquents, d’une femme en proie au désir et qui se prépare aux joutes amoureuses.
  
  Émerveillé, il se mit à rire tout bas et il alla très naturellement se verser un demi-verre de scotch qu’il avala d’un trait.
  
  Furieuse, Teresa sauta à bas du divan, marcha vers Coplan, lui ôta le verre de la main et maugréa sur un ton sec :
  
  - Vous avez assez bu. Venez...
  
  De force, elle l’entraîna vers la couche. Il se laissa faire mais il s’étala à plat ventre sur le divan, lourdement, et il sombra d’un seul coup dans un épais sommeil d’homme ivre.
  
  Teresa, à genoux sur le divan et chevauchant ce corps athlétique, le secoua énergiquement, mais en vain. Coplan, la face tournée vers le mur, la bouche ouverte, ronflait déjà.
  
  La métisse, désemparée, proféra entre ses dents un chapelet de jurons bien sentis. Puis, levant les yeux vers une Sainte Vierge folklorique qui trônait dans un cadre accroché au mur du fond, elle haussa les épaules, leva les deux bras en signe d’impuissance.
  
  Désarmée par l’inertie de son partenaire, elle quitta le divan et sortit de la chambre. Elle revint quelques minutes plus tard, s’approcha derechef du divan et entreprit de dévêtir le dormeur. Mal lui en prit : elle encaissa sur le coin de la figure une châtaigne qui l’envoya les quatre fers en l’air sur le parquet, au pied du divan. Les ivrognes ont le sommeil irascible, comme chacun le sait.
  
  Teresa, tremblante de rage, ramassa rapidement ses vêtements épars dans la pièce et quitta derechef la chambre.
  
  Il y eut alors, dans la maisonnette paisible, un curieux remue-ménage d’allées et venues, de conciliabules, de portes ouvertes et refermées.
  
  Francis se garda bien d’ouvrir les yeux, mais il perçut trois voix qui chuchotaient près du divan ; deux voix féminines, dont celle de Teresa, hargneuse, et une voix d’homme.
  
  Finalement, la lumière s’éteignit dans la chambre et le silence retomba. Dehors, dans la rue, il y eut le ronflement d’une voiture qui démarre. Puis, deux secondes après, une autre voiture passa devant la maison.
  
  « Pour me photographier à poil, messieurs-dames, conclut Coplan intérieurement, faudra repasser. »
  
  Il pensa aussi, en se remémorant la nudite dorée, galbée, excitante de Teresa : « Si le Vieux ose encore me dire que je suis faible devant les jolies femmes, je lui casse la g... ! »
  
  
  
  
  
  Il resta couché sur ce divan jusqu’à l’aube, sans céder au sommeil.
  
  Enfin, la porte de la chambre s’ouvrit et un pas léger foula le parquet. Les rideaux furent ouverts, les persiennes rabattues, une vive clarté pimpante inonda la pièce.
  
  Une main caressa doucement la nuque de Coplan, puis ses cheveux, et une voix prononça tout contre son oreille :
  
  - Señor ?... Hé, señor ?
  
  Il ne bougea pas.
  
  Quelques instants après, il sentit sur sa joue le contact frais d’une serviette mouillée. Il remua bras et jambes, émit un soupir suivi d’un grognement, se retourna, cligna des yeux, examina d’un air hébété la femme qui lui souriait.
  
  - Qui êtes-vous ? questionna-t-il en fronçant les sourcils.
  
  - La cousine de Teresa. Je m’appelle Berta.
  
  - Teresa ?
  
  - Si... La señora qui vous a amené ici, cette nuit. Vous ne vous souvenez pas ?
  
  Il se mit sur son séant, promena un long regard autour de la chambre tout en se grattant le cuir chevelu, demanda bêtement :
  
  - Où est-elle, la señora ?
  
  - Partie.
  
  - Et elle m’a abandonné ici ?
  
  - Vous étiez saoul. Teresa est rentrée chez elle.. Quand un homme est ivre, il n’est plus capable de faire l’amour.
  
  - Faire l’amour ? Pourquoi ?
  
  Berta ne put réprimer un bref accès d’hilarité qui, l’espace de quelques secondes, effaça l’aspect un peu sévère de son beau visage grave.
  
  - Vous étiez venu pour faire l’amour avec Teresa expliqua-t-elle, amusée. Vous avez d’ailleurs perdu une belle occasion, car ma cousine est la plus jolie fille de Caracas et elle fait très bien l’amour.
  
  Coplan, pensif, dévisagea la Vénézuélienne en silence. Elle était vêtue d’une robe de chambre bleu pastel dont le tissu transparent ne dissimulait que fort approximativement ce qu’il recouvrait. Ses longs cheveux noirs retombaient sur ses épaules, encadrant son front hiératique et ses joues lisses. Quelques rides naissantes, au coin de ses larges yeux sombres, révélaient l’approche de la maturité.
  
  Voyant la mine de Francis, elle murmura, amicale :
  
  - Vous regrettez d’avoir trop bu, n’est-ce pas ?
  
  - Non, absolument pas, laissa-t-il tomber. Je vais vous dire une chose, Berta. Tout à fait entre nous, hein ? Je ne suis plus assez jeune et pas encore assez vieux pour une fille comme Teresa. Ce n’est pas une vraie femme, c’est une poupée...
  
  Il se leva, s’étira paresseusement, ôta sa chemisette toute chiffonnée, se frotta le menton hirsute :
  
  - Si c’était possible murmura-t-il, j’aimerais me rafraîchir un peu.
  
  - Je vais vous apporter de l’eau fraîche...
  
  Elle se dirigea vers la porte, se retourna :
  
  - Une tasse de café vous ferait peut-être plaisir aussi ? Je viens d’en faire.
  
  - Volontiers.
  
  - Momento.
  
  Elle disparut.
  
  Resté seul, Coplan fit quelques pas dans la pièce. D’après le cadrage de la photo d’Alvarez, l’objectif de l’appareil qui avait pris le cliché devait se cacher quelque part du côté de la muraille du fond, là où se trouvait le cadre avec la Sainte Vierge habillée de dentelles et de brocarts d’or. Mais ce n’était pas encore le moment de procéder à une vérification, car l’observateur invisible était peut-être à son poste en ce moment même.
  
  Berta revint bientôt avec un broc rempli d’eau, une bassine émaillée, une serviette de toilette propre, un pain de savon.
  
  - Je m’excuse de vous causer ce dérangement, Berta, dit Francis en gratifiant la Vénézuélienne d’un sourire à faire chavirer une duègne.
  
  - Oh, vous ne me dérangez pas ! assura-t-elle. Je suis toujours seule ici dans la journée et je m’ennuie bien souvent... Je vais chercher votre café.
  
  Quand elle se ramena, Coplan, en slip, se séchait le visage et le torse.
  
  Elle déposa la tasse fumante sur la table ronde qui occupait un des coins de la chambre.
  
  - Vous êtes vraiment trop gentille, fit-il, presque câlin.
  
  S’avançant vers elle, il lui saisit le coude.
  
  - Maintenant que je suis lucide, prononça-t-il à mi-voix, je vais vous dire le fond de ma pensée, Berta... Vous êtes cent fois plus belle que votre cousine. Vous êtes une vraie femme, pas une poupée artificielle. Vous comprenez ce que j’entends par-là ?
  
  Berta était frémissante, tendue, incapable de parler. Ses larges yeux un peu écarquillés reflétaient un trouble profond, très pur, un peu primitif.
  
  Elle regarda Coplan, puis détourna la tête. Ce superbe gaillard aux muscles puissants, au visage rude, au sourire à la fois doux et prenant, la bouleversait.
  
  Il reprit, d’une voix plus sourde :
  
  - Si j’avais à choisir, je n’hésiterais pas une seconde...
  
  Il l’attira lentement vers le divan, se demandant si elle allait résister, se débattre. Mais elle ne paraissait pas se rendre compte de ce qu’elle faisait. Il l’enlaça, la souleva, la déposa sur la couche, la dépouilla de sa robe de chambre.
  
  Docile, passive, absente eût-on dit, elle avait fermé les yeux et ses lèvres tremblaient.
  
  Quand il la prit de nouveau dans ses bras, elle eut un frisson brutal et elle se noua à lui comme une liane fouettée par l’orage.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  
  
  
  Les dents serrées, les narines palpitantes, les yeux toujours obstinément fermés, Berta se donna à l’étreinte avec une ferveur farouche, quasi mystique. Et lorsque sa chair vibrante atteignit le paroxysme de la volupté, une plainte fusa entre ses lèvres. Elle se détendit, comme foudroyée, et elle demeura immobile, pantelante, refermée sur elle-même et sur l’extase qui se prolongeait dans son corps.
  
  Le silence de la chambre devint en quelque sorte pathétique, solennel.
  
  Enfin, elle leva les paupières et Francis, ému, vit briller dans ses prunelles de velours une myriade de minuscules étoiles qui scintillaient de bonheur, de jeunesse, de joie de vivre.
  
  A cette minute précise, Coplan comprit qu’il ne verrait peut-être plus jamais un regard comme celui-là. Dans un élan de tendresse, il appuya sur la bouche de Berta un baiser de gratitude.
  
  Elle demanda d’une voix encore altérée :
  
  - Quel est ton prénom ?
  
  - Juan.
  
  - C’est le prénom que je préfère...
  
  Il s’écarta pour la contempler. Elle avait un joli corps ambré, mince, avec des attaches très fines et des rondeurs aux endroits appropriés. Elle questionna :
  
  - C’est vrai que tu me trouves belle ?
  
  - Belle et désirable, affirma-t-il.
  
  - Oui, je crois que je suis belle, agréa-t-elle curieusement. Personne ne me l’a jamais dit, et tu es le premier. Pourtant, c’est vrai, je suis belle.
  
  Avec un sourire pour elle-même, elle murmura :
  
  - Juanito... Je ne t’oublierai jamais... Toi aussi tu es beau. Très beau...
  
  Elle lui caressa les épaules, le torse, mais il se dégagea doucement et il se leva.
  
  Elle s’écria, inquiète :
  
  - Tu pars déjà ?
  
  - Si quelqu’un venait ?
  
  - Non, jamais avant le soir. Reviens près de moi...
  
  - Momento, dit-il en riant.
  
  Il alla chercher ses cigarettes, son briquet et son porte-billets dans la poche de son pantalon, revint s’allonger près d’elle.
  
  - Une cigarette ?
  
  - Oui, allume-la moi, pria-t-elle.
  
  Ils fumèrent en silence pendant une ou deux minutes, puis Coplan reprit :
  
  - Pourquoi Teresa fait-elle ce métier ?
  
  - Hombre ! Pour gagner de l’argent. Elle est riche... et moi je suis pauvre.
  
  - Tu l’envies ?
  
  - Oui, pour sûr.
  
  - Pourquoi ne fais-tu pas comme elle alors ?
  
  - Ce n’est pas dans mon caractère... Une fois, quand j’étais toute jeune, je me suis donnée à un homme pour de l’argent. C’était terrible. J’étais tellement triste que j’ai failli me tuer après... On ne peut pas expliquer ces choses, mais je suis sûre que je me suiciderais. C’est dommage, mais je ne peux pas me donner quand c’est comme ça...
  
  - Et Teresa ?
  
  - Oh, elle n’est pas du tout comme moi ! Elle s’en fiche... Elle a de la chance.
  
  Coplan prit un temps, puis :
  
  - Quand Teresa vient ici avec un homme, qui est-ce qui prend les photos ?...
  
  Berta ne put réprimer un tressaillement. Coplan enchaîna très vite :
  
  - Je suppose que c’est ton ami ? Eduardo ?
  
  Une stupeur pleine de méfiance figea les traits de la Vénézuélienne.
  
  - Tu en sais des choses, Juanito, persifla-t-elle, les yeux durcis, la bouche sévère de nouveau.
  
  - Oui, je sais beaucoup de choses, Berta. Et si je t’en parle, c’est parce que j'ai confiance en toi. J’espère que tu sais te taire, garder un secret ? Sinon... je serai mort avant la fin de la semaine.
  
  - Si je ne savais pas me taire, fit-elle avec amertume, il y a longtemps que je serais au cimetière, moi aussi. Et si je racontais tout ce que je sais, j’en connais qui trembleraient à Caracas.
  
  Coplan extirpa de son porte-billets la photo d’Alvarez en tenue d’Adam près de Teresa, nue aussi, mais qu’on ne voyait que de dos.
  
  - Tu te rappelles cet homme, Berta ? La photo a été prise ici même, il y a environ un mois.
  
  - Et comment, le pauvre ! lâcha-t-elle spontanément. D’où tiens-tu cette photo ?
  
  Il éluda la question :
  
  - Je suis à la recherche de cet homme.
  
  - C’est un espion, hein ?
  
  - Oui, qui te l’a dit ?
  
  - Eduardo. Et, à ce qu’il paraît, ils lui en ont fait voir de toutes les couleurs, à ce malheureux !
  
  - Qui ça, ils ?
  
  - Ben, les hommes de Guardina.
  
  - Les flics de la Digepol ?
  
  - Non, les autres. Les gens de Perez, quoi.
  
  - Eduardo travaille pour Perez ?
  
  - Oui, mais garde ça pour toi. Si Eduardo devait savoir que je t’ai parlé de ses affaires, il me ferait... couic.
  
  Elle imita de la main le geste de quelqu’un qui se tranche la gorge. Puis, curieuse :
  
  - Pourquoi recherches-tu cet espion, Juanito ?
  
  - Pour le capturer, naturellement. Mais puisque c’est chose faite, je ne dois plus m’en occuper et tout est bien qui finit bien.
  
  - Ce pauvre gros, dit-elle avec compassion, il n’avait pourtant pas l’air méchant.
  
  - Tu crois qu’ils l’ont tué ?
  
  - Claro ! jeta-t-elle sans hésiter.
  
  - Eduardo te l’a dit ?
  
  - Non, mais c’est probable. Et c’est mieux pour lui, tu ne trouves pas ? Nous devons tous y passer, tôt ou tard... Un homme qui tombe aux mains de ses ennemis, sa meilleure chance, c’est de mourir vite.
  
  - Donne-moi ta cigarette, elle te brûle les doigts.
  
  Il alla écraser les deux mégots dans un cendrier, remit son porte-billets dans la poche de son pantalon, revint vers le lit en souriant, se recoucha près de la jeune femme, la reprit dans ses bras. Très rapidement, les sortilèges du vertige sensuel se réveillèrent en elle.
  
  - Si tu as besoin de moi, Juan, haleta-t-elle, exaltée, je ferai tout ce que tu me demanderas. Je te le jure ! Je t’aime, Juanito... Ah, c’est bon, caresse-moi encore... Viens, prends-moi...
  
  Elle se tut brusquement et elle serra les dents quand la houle immense du plaisir se gonfla dans sa chair. Les yeux fermés, elle se laissa emporter.
  
  
  
  
  
  Après cette seconde étreinte, Teresa, alanguie, se montra plus tendre encore, plus confiante surtout. Elle raconta sa vie, sa jeunesse pauvre, ses déboires, ses désillusions.
  
  - Les hommes que le hasard m’a fait connaître ne valaient pas grand-chose, conclut-elle. Teresa les éblouissait, et ils ne voyaient même pas que j’étais belle moi aussi.
  
  - Mais... Eduardo ?
  
  - Oh, lui, c’est encore pire que les autres ! Il couche avec moi parce qu’il n’ose pas toucher à Teresa, mais il est fou d’elle.
  
  - Pourquoi es-tu sa maîtresse alors ?
  
  - J’étais découragée, j’étais seule, j’étais pauvre... Il a été bon pour moi, et il suffit d’un soir où on se laisse aller...
  
  - Tu peux rompre, non ?
  
  - Et alors ? Eduardo a menacé de me tuer si je me refusais à lui. Il ne m’aime pas, mais il prend son plaisir avec moi. Et pourquoi le quitterais-je ? Je n’ai personne, Juan, personne.
  
  - Il te donne de l’argent au moins ?
  
  - Oui... Teresa aussi m’en donne. Mais ils ne sont guère généreux ni l’un ni l’autre.
  
  - Tu n’aimes pas Eduardo ?
  
  - Non, je crois que je le déteste, je ne sais pas.. Si j’avais rencontré un homme comme toi, ma vie aurait été transformée.
  
  - Il faut que je m’en aille, maintenant.
  
  - Oui, je m’en doute.
  
  Elle baissa les yeux, articula dans un souffle :
  
  - Je voudrais te revoir, Juan... Une fois, rien qu’une fois.
  
  - Je ferai de mon mieux.
  
  - Je suis toujours seule jusqu’à sept heures du soir. Après, Eduardo s’amène, du moins quand il est libre.
  
  - Je ne sais pas combien de temps je resterai à Caracas, mais je te promets de revenir. Tout ce que Je te demande, c’est de ne raconter à personne ce qui s’est passé entre nous.
  
  - Je te le jure devant la Vierge, prononça-t-elle, tendue.
  
  Et elle ajouta, dans un sourire nostalgique :
  
  - Si Eduardo savait, il me tuerait... Hier, ça m’était bien égal, mais maintenant je n’ai plus envie de mourir. J’ai envie de penser à toi jusqu’à la fin de mes jours, Juanito... Juanito...
  
  Elle prit Coplan dans ses bras et l’étreignit avec passion.
  
  
  
  
  
  La montre-bracelet de Francis marquait onze heures moins sept minutes lorsqu’il quitta discrètement la maisonnette de Berta.
  
  Dehors, la matinée était chaude et lourde.
  
  Les mains dans les poches, il partit sans se presser en direction du port.
  
  Une vingtaine de minutes plus tard, tandis qu’il se promenait sur les quais, près de la gare maritime, quelqu’un, derrière lui, lança un « pssst » pour attirer son attention. Il se retourna, se trouva en présence d’une petite bonne femme au visage grassouillet, au teint très foncé, attifée d’une vieille robe grise, chaussée de souliers à talons plats.
  
  - Je suis Lucia Munin, chuchota-t-elle. Vos amis m’ont envoyée pour surveiller la maison de Berta. Il faut que vous téléphoniez immédiatement à la villa de l’avenida Cota Mil.
  
  - Il y a du nouveau ?
  
  - Non, mais vous devez rassurer vos deux amis. Ils ont l’intention d’opérer une descente chez Berta à midi. Ils se demandent ce qui vous arrive.
  
  - D’accord, je vais leur téléphoner. Mais puisque j’ai le plaisir de faire votre connaissance, j’ai un service très important à vous demander. Croyez-vous qu’il soit possible de louer, dans les environs de Caracas, un bungalow ou une villa dont je pourrais disposer dans les vingt-quatre heures ?
  
  - Quel prix voulez-vous mettre, et pour combien de temps ?
  
  - Disons pour un mois. Quant au prix, peu importe.
  
  - Ici, avec de l’argent, on trouve toujours ce que l’on cherche. Mais à quel nom faut-il faire la location ?
  
  - Un nom fictif de préférence... Mon adjoint Fondane se présentera éventuellement comme locataire.
  
  - C’est réalisable. Et même avant ce soir. Du côté de Los Caracas, par exemple.
  
  - Où est-ce ?
  
  - A trente kilomètres d’ici, à l’est. Passé Macuto-Beach... Le gouvernement a construit à Los Caracas un village de vacances réservé aux congés payés, mais il y a...
  
  - Non, ça ne va pas, coupa Coplan. Il me faut une villa tranquille, pas trop voyante, aisément accessible mais à l’abri des regards indiscrets. Exactement le contraire d’un endroit fréquenté par les congés payés.
  
  - Vous pourriez peut-être me laisser finir ma phrase ? fit-elle sur un ton de reproche. Le village des congés payés, c’est une chose, mais il y a des tas de jolies villas qui ont été construites dans les bois environnants par des propriétaires qui ont profité de la mise en valeur du lieu du fait de la construction de la route remarquable qui relie la ville à Los Caracas. Or, à cette saison-ci, on peut louer très facilement ces propriétés privées.
  
  - Oui, je vois. Voulez-vous vous en occuper sans tarder ?
  
  - Très bien.
  
  - Autre problème : comment pourrais-je me procurer quelques automatiques en bon état ?
  
  La vieille fille eut un petit rire sous cape.
  
  - Trouver des armes n’est pas un problème dans ce pays-ci, assura-t-elle. Tout le monde est armé, ne le savez-vous pas ?
  
  - Je croyais que c’était une légende.
  
  - Détrompez-vous... Mais combien de pistolets désirez-vous ?
  
  - Trois ou quatre.
  
  - Qui va me donner l’argent ?
  
  - Mon adjoint Fondane. Je lui remettrai des instructions.
  
  - Vous aurez la marchandise dans le courant de la journée.
  
  - Un dernier point encore : vous serait-il possible de réunir quelques informations pratiques concernant le financier Humberto Perez et son associé Jeffrey Malliseck ?
  
  - J’ai déjà commencé à me documenter sur ces deux personnages. Vous aurez un rapport demain, entre onze heures et midi.
  
  - Vous êtes formidable, mademoiselle Munin, dit Francis, conquis par l’étonnante bonne femme.
  
  - Je ne suis pas formidable, rectifia-t-elle, je me débrouille.
  
  - Soyez quand même prudente, recommanda Coplan. Le terrain est plus dangereux que vous ne le pensez et il va devenir brûlant dans les heures qui viennent.
  
  - Ne vous faites pas de souci pour moi. Et allez téléphoner à vos amis.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  
  
  
  Après avoir téléphoné à Fondane et à Legay pour les rassurer sur son sort, Coplan donna un coup de fil à Mariano Pilas.
  
  - Je tenais à vous remercier, dit-il à l’importateur. J’ai passé une soirée délicieuse.
  
  - Tout le plaisir était pour moi, señor Legay, renvoya Pilas, à la fois cordial et vaguement ironique.
  
  - Bien entendu, enchaîna Francis, j’espère que vous me ferez l’honneur d’être mon invité un de ces prochains soirs ?
  
  - Vaya ! s’exclama le Vénézuélien. Ne vous croyez surtout pas obligé de...
  
  - Non. non, trancha Coplan d’une voix ferme, il ne s’agit pas d’obligation, señor Pilas ! Notre conversation était si attrayante, si intéressante que je serais réellement enchanté de la poursuivre.
  
  - Ma foi, si vous insistez...
  
  - Nous pourrions nous revoir lundi soir ou mardi soir ? A votre meilleure convenance...
  
  - Volontiers, acquiesça Pilas. Disons mardi soir, à la même heure ?
  
  - Parfait. Je vous attendrai au bar de l’hôtel Avila.
  
  - Si toutefois j’avais un empêchement, où pourrais-je vous toucher ?
  
  Coplan évita le piège :
  
  - Je ne serai pas à Caracas durant le week-end, j’accompagne mes amis en province. Mais n’ayez pas de scrupules : si vous êtes contraint de remettre notre rendez-vous, laissez simplement un message à mon nom au bar de l'Avila
  
  - D’accord, señor Legay, d’accord.
  
  Ce point réglé, Coplan fila aussitôt à l’avenida Cota Mil pour mettre en musique avec ses deux assistants le plan qu’il avait échafaudé.
  
  Naturellement, Fondane et Legay commencèrent par interviewer leur chef de mission. Coplan leur fit un récit détaillé de ce qui s’était déroulé chez Berta, et des confidences que celle-ci lui avait faites.
  
  Lorsqu’il se tut, un étrange silence plana dans le living où ils se tenaient. A la fin, Jean Legay, exprimant ce qu’ils pensaient l’un et l’autre, murmura sur un ton maussade :
  
  - Il faut se faire une raison : nos chances de retrouver ce pauvre Alvarez vivant s’amenuisent d’heure en heure.
  
  Fondane maugréa :
  
  - A mon avis, nous ne devons tenir compte que d’une chose : Alvarez n'était pas mort au moment de sa capture.
  
  - C’est exactement mon point de vue, émit Coplan. Et c’est la raison pour laquelle j’ai décidé de brusquer les opérations. Grâce à Berta, quelques-unes de nos hypothèses sont devenues des certitudes. Primo, nous savons que c’est l’acolyte de Mariano Pilas, Eduardo Cavadino, qui a photographié Alvarez chez Berta. Ceci nous confirme que cette canaille de Pilas est bien le responsable de l’arrestation d’Alvarez.
  
  Fondane fit remarquer :
  
  - Cela confirme également que Pilas est non seulement en cheville avec la police mais aussi avec le sinistre Malliseck, comme Alvarez le soupçonnait.
  
  Jean Legay objecta :
  
  - Une éventuelle complicité entre la Digepol et le Civil Security Office que dirigent Malliseck et Humberto Perez vous paraît-elle plausible ?
  
  - Oui, dit Coplan, très plausible. Il est de notoriété publique qu’il y a des éléments de la C.I.A. au sein de la Digepol. Pourquoi pas des hommes du C.S.O. dès lors ?
  
  Fondane glissa, sarcastique :
  
  - S’agira de ne pas se tromper, les gars. Une fois que le baroud sera déclenché, nous risquons d’avoir pas mal de monde sur le dos ! Toute la flicaille de Caracas, les hommes du Civil Security Office, les copains de Mariano Pilas et les gorilles de la C.I.A...
  
  De nouveau, le silence s’installa. Et c’est encore Legay qui le rompit en s’adressant à Francis :
  
  - Ce qui m’inquiète un peu, c’est Berta. Qui nous dit que cette femme est sincère ? Si ça se trouve, c’est peut-être par ruse qu’elle est entrée dans le jeu quand tu lui as dévoilé tes batteries.
  
  Fondane eut un petit rire âpre :
  
  - L’expression est charmante ! Il faudra la mettre telle quelle dans le rapport destiné au Vieux ! Il comprendra tout de suite !... Pour amadouer Berta, Coplan lui dévoile ses batteries...
  
  - Je ne plaisante pas, répliqua Legay, plutôt sec. Si cette femme a joué la comédie, Pilas sait à l’heure qu’il est que Coplan l’a démasqué, et nos projets sont voués au désastre. Nous devons y penser.
  
  - Tu as raison, Jean, admit Coplan, cette éventualité n’est pas exclue et nous devons prévoir le pire. Néanmoins, je crois à la sincérité de Berta... Je ne suis pas infaillible, je le sais, et l’intuition n’est jamais une garantie absolue. Mais, en l’occurrence, l’attitude de Berta ne me paraît pas suspecte. Elle n’a rien fait pour provoquer ce qui s’est passé entre elle et moi, d’une part ; d’autre part, en se défoulant, elle s’exposait à un réel danger, elle aussi.
  
  - Lequel ? fit Legay.
  
  - Elle était à ma merci, ne l’oublie pas. Je pouvais la démolir sur-le-champ, la torturer... Dès l’instant où elle m’avait avoué que la photo d’Alvarez avait bien été prise dans sa maison, je pouvais lui faire payer sa responsabilité.
  
  - Je ne mets pas tes dons de psychologue en doute, assura Legay. Je voulais simplement attirer ton attention sur une possibilité.
  
  - Soyons logiques, reprit Francis. Ou bien Berta savait que j’étais un ami d’Alvarez et, dans ce cas, elle pouvait s’attirer une réaction brutale, immédiate, de ma part. Ou bien elle ignorait les dessous de l’affaire et elle pouvait s’abandonner à son besoin de confidences, besoin tout à fait légitime chez une femme qui découvre la tendresse après une longue frustration. De toute manière, nous serons vite fixés là-dessus et ça ne doit pas nous empêcher d’organiser notre attaque. Le temps travaille contre nous, c’est pourquoi je maintiens ma décision de foncer au but. Nous avons quarante-huit heures pour fignoler notre plan d’action.
  
  
  
  
  
  Comme convenu, Coplan et Mariano Pilas se retrouvèrent trois jours plus tard, à 21 heures, au bar de l’hôtel Avila.
  
  D’entrée de jeu, Francis déclara au Vénézuélien :
  
  - Mes amis m’ont conseillé de vous inviter au grill du Macuto-Sheraton. Je ne connais ni l’endroit ni l’établissement, mais il paraît que la viande y est de tout premier choix, que le décor est superbe et que la promenade est fort agréable. Qu’en pensez-vous ? Ce n’est qu’une suggestion, cela va de soi.
  
  - Je m’y rallie sans hésiter, dit Pilas avec enjouement. Si j’avais su que vous ne connaissiez pas Macuto, je vous y aurais convié l’autre soir.
  
  - J’espère que cela ne vous dérange pas ? C’est un peu éloigné de Caracas, mais nous...
  
  - Pensez-vous ! jeta le Vénézuélien. Avec ma voiture, c’est l’affaire d’une bonne demi-heure tout au plus !
  
  Ils prirent un apéritif en vitesse et ils s’embarquèrent dans la Fairlane de l’importateur. Dès qu’ils furent sur l’autopista de La Guaira, Coplan questionna sur un ton dégagé :
  
  - Vous n’avez pas de nouvelles pour moi au sujet de Jeffrey Malliseck ?
  
  - Pas encore, mais je crois que c’est en bonne voie, murmura Pilas sans détourner son regard du ruban asphalté de l’autoroute. Si vous pouvez patienter huit ou dix jours, je serai probablement en mesure de vous procurer ce que vous m’avez demandé. Bien entendu, l’exploitation de ces photocopies exigera de votre part, ou de la part de votre gouvernement, la plus extrême prudence.
  
  - Je m’en doute, opina Francis. Mais, à cet égard, vous pouvez avoir tous vos apaisements.
  
  - De votre côté, votre enquête progresse-t-elle ?
  
  - J’ai déjà pu recueillir un certain nombre de tuyaux intéressants concernant le tandem Malliseck-Perez.
  
  - Ah oui ? Quels tuyaux ? demanda Pilas avec une vive curiosité.
  
  - Selon un rapport confidentiel émanant des archives de notre ambassade, des liens occultes existeraient entre le Civil Security Office et la Digepol.
  
  Pilas ne répondit pas, n’eut aucune réaction. Coplan s’enquit d’un air très naturel :
  
  - Cette hypothèse vous paraît-elle fantaisiste ?
  
  - Non, dit le Vénézuélien, mais la vérité est plus nuancée. Le lien auquel vous faites allusion ne concerne que certains éléments de la Digepol. En fait, c’est à l’insu de la direction générale de la police que certains hauts fonctionnaires travaillent pour le C.S.O... Dans des pays comme les nôtres - je parle des pays latino-américains - la corruption est hélas ! très répandue. Et les agents yankees disposent de fonds secrets pratiquement illimités.
  
  - On ne peut donc pas, d’après vous, incriminer le gouvernement de Caracas ?
  
  - Sûrement pas. Et cela, il faut que Paris le sache. La bonne foi de nos dirigeants et la bonne foi du peuple vénézuélien ne doivent pas être mises en doute.
  
  A la faveur du ralentissement rendu obligatoire par la fin de l’autoroute, Coplan put distinguer dans le rétroviseur de la Fairlane un taxi Chevrolet noir à bande crème qui s’était rapproché de la Ford.
  
  Il n’en fut guère surpris. Mariano Pilas, n’ayant pu prévoir dans quel restaurant Francis allait lui offrir à dîner, avait eu l’idée de se faire suivre par Eduardo, et ce à titre de sécurité.
  
  Au Macuto-Sheraton, on leur donna une table tranquille, un peu à l’écart, et ils purent continuer à bavarder amicalement. Ils évitèrent toutefois les sujets trop confidentiels.
  
  A la fin du repas, Coplan, en allumant une cigarette, aborda un problème qu’il avait apparemment gardé pour la bonne bouche.
  
  - Dites-moi, cher ami, commença-t-il avec une pointe d’embarras, je pense beaucoup à notre ravissante amie, la señora Teresa Menzola, que vous avez eu la gentillesse de me faire connaître l’autre soir...
  
  - Elle est adorable, n’est-ce pas ?
  
  - Absolument adorable, confirma Francis, pénétré. Je vais peut-être vous choquer, mais figurez-vous que j’aimerais la revoir.
  
  Le travail est une chose importante, mais il n’y a pas que cela dans la vie d’un homme, si vous voyez ce que je veux dire ?
  
  - Cela vous ferait plaisir que j’arrange une autre soirée avec elle ?
  
  - Je m’en voudrais d’abuser de votre complaisance, protesta mollement Francis. A la rigueur, si vous pouviez me donner son numéro de téléphone ?... Pour ne rien vous cacher, je crois que je tenterais ma chance... Si j’ai bien compris, elle est libre, n’est-ce pas ?
  
  Pilas, avec un tact admirable, faisait celui qui n’était pas au courant. Et pourtant, il avait dû être informé jusque dans les plus petits détails de ce qui s’était passé chez Berta.
  
  - Elle n’a pas le téléphone, dit-il posément, mais je peux lui faire porter un message par une de mes secrétaires. Quant à savoir ce qu’elle répondra, je n’ose pas m’engager sur ce terrain-là. Elle a ses relations, ses occupations... Certes, elle est libre au sens où vous l’entendez, mais sera-t-elle disponible un de ces prochains soirs ? Par ailleurs, comme toutes les jolies femmes un peu en vue, elle fait très attention à sa réputation. Notre bourgeoisie est assez espagnole dans ce domaine.
  
  - Justement, enchaîna Francis, à la fois audacieux et confus, je n’ai pas négligé cet aspect du problème. Mes amis de Caracas ont poussé l’obligeance jusqu’à me prêter une villa... La réputation de la señora Menzola y serait à l’abri de toute indiscrétion, je vous en donne ma parole d’honneur.
  
  Pilas eut un sourire compréhensif :
  
  - C’est une tâche bien délicate que vous me confiez là, cher ami... Néanmoins, je ferai de mon mieux pour obtenir ce que vous désirez. Quand aimeriez-vous la rencontrer ?
  
  - Samedi prochain, par exemple.
  
  - Eh bien, téléphonez-moi vendredi dans la journée, à mon bureau.
  
  - Je vous remercie mille fois, cher ami.
  
  Coplan appela le maître d’hôtel, régla l’addition. Ils prirent le chemin de la sortie.
  
  Au moment où ils reprenaient place dans la Fairlane, Coplan eut une inspiration subite :
  
  - Est-ce que vous pouvez encore me consacrer une petite demi-heure ?
  
  - Naturellement, dit Pilas, étonné.
  
  - La villa que mes amis me prêtent est à dix minutes d’ici, vers Los Caracas. J’aimerais vous la montrer. Vous me direz si vous estimez qu’on peut y inviter une dame sans la compromettre...
  
  - Vous y pensez vraiment beaucoup, constata le Vénézuélien, amusé. Eh bien, allons voir cette villa !...
  
  La Ford démarra, prit la direction de Los Caracas. Elle longea la mer pendant dix bonnes minutes, ensuite, sur les indications de Coplan, elle bifurqua dans une route secondaire qui filait vers l’intérieur du pays,
  
  vers le sud-est. Ils pénétrèrent dans un petit bois où de confortables résidences se cachaient derrière des arbres en pleine feuillaison.
  
  - C’est le prochain portail, annonça enfin Coplan.
  
  Il affichait une désinvolture de bon aloi, mais il était en réalité tendu, pour ne pas dire anxieux.
  
  La Fairlane stoppa devant une double porte à claire-voie.
  
  Pilas murmura :
  
  - Je connais la plupart des villas de cette zone et je sais que celle-ci appartient à la famille du docteur Gonzalo Casas.
  
  - Mes amis l’ont en location. Venez donc jeter un coup d’oeil à l’intérieur. Nous en profiterons pour inaugurer mon bar.
  
  Pilas accepta sans émettre la moindre objection.
  
  Lorsqu’ils furent dans le salon de la villa, Coplan ouvrit le lourd dressoir espagnol qui occupait un des angles de la pièce.
  
  - Cognac français ? proposa-t-il.
  
  - Oui, mais pas trop, acquiesça le Vénézuélien.
  
  - Asseyez-vous, cher ami. Les fauteuils ne sont pas très modernes mais ils sont confortables.
  
  Pilas prit place dans un profond fauteuil club tendu de vieux velours grenat.
  
  Coplan s’empara subrepticement du Smith et Wesson qu’il avait caché dans le dressoir, derrière une rangée de bouteilles.
  
  Puis, faisant demi-tour, il s’avança vers Pilas en braquant l’arme sur celui-ci.
  
  - Ne bougez pas, cher ami, siffla-t-il. Ne faites pas un geste...
  
  Contournant le fauteuil, Francis se pencha au-dessus du dossier pour pêcher avec dextérité dans la poche intérieure du Vénézuélien un petit automatique 6.38 à crosse extra-plate.
  
  - J’avais remarqué que vous étiez armé, maugréa-t-il en se plaçant de nouveau en face de l’importateur. J’admire votre témérité, mais je crois que vous avez surestimé vos moyens. Cette fois, nous allons parler de choses que j’appelle vraiment sérieuses, señor Pilas.
  
  - Que me voulez-vous ? articula l’importateur.
  
  Il était impressionné par le Smith et Wesson qu’il fixait d’un œil sombre, mais son visage ne trahissait aucune panique.
  
  Coplan empocha le petit automatique de Pilas, puis, d’une voix sèche :
  
  - Alvarez est-il vivant ou mort ?
  
  - Alvarez ? fit le Vénézuélien.
  
  - Oui, Alvarez, appuya Francis, agressif. Je vous préviens que ce n’est plus le moment de ruser. La comédie est finie, bas les masques.
  
  - Mais je ne sais rien d’Alvarez, moi ! protesta Pilas en prenant un air abasourdi.
  
  - Méfiez-vous, Pilas, gronda Coplan, menaçant. Ma patience a des limites et c’est la dernière fois que je vous mets en garde. Je suis au courant de vos combines et de votre double jeu. Par conséquent, inutile de continuer vos mensonges. Vous avez livré Martin Alvarez à la police, et vous allez me dire ce qu’il est devenu.
  
  - La boisson vous joue un mauvais tour, señor Legay. Pour l’amour du ciel, cessez de me tenir en joue. Je n’ai jamais livré personne à la police, en voilà une histoire !
  
  D’un geste rapide, Coplan extirpa de sa poche le porte-billets dans lequel il avait glissé la photo d’Alvarez. Il lança le porte-billets à l’importateur :
  
  - Jetez un coup d’œil dans ce portefeuille, señor Pilas.
  
  Le Vénézuélien obéit, aperçut la photo, l’examina en pâlissant.
  
  Coplan grinça :
  
  - Vous y êtes, maintenant ?... Déballez, je vous écoute.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  
  
  
  Visiblement, Mariano Pilas avait peur à présent. Il gardait le silence, les yeux rivés à cette photo qui paraissait le fasciner.
  
  Coplan l’avertit :
  
  - Je vous donne soixante secondes pour répondre à ma question. Passé ce délai, j’utiliserai d’autres arguments.
  
  Le Vénézuélien leva les yeux, regarda son interlocuteur bien en face.
  
  - Je comprends votre attitude, señor Legay, dit-il d’une voix sourde. Cette photo m’accuse, je le reconnais. Mais laissez-moi le temps de réfléchir... Nous sommes l’un et l’autre victimes d’un malentendu dont les conséquences peuvent être terribles pour vous comme pour moi. Qui vous a procuré cette photo du señor Alvarez ?
  
  - Elle était en possession de l’indicateur qui a donné l’alerte à la Digepol dans la nuit du 9 au 10 janvier, alerte qui a déclenché la descente de police aux ranchitos d’El Refugio.
  
  Pilas, le front sillonné de rides, murmura :
  
  - Je ne vois pas le rapport.
  
  - Ah non ? Vous ne savez pas que Martin Alvarez se trouvait précisément à El Refugio cette nuit-là et que les policiers l’ont emmené ?
  
  - Non, je ne savais pas, affirma Pilas, sidéré.
  
  - Ne vous faites pas d’illusions, ce n’est pas en niant l’évidence que vous allez vous en tirer. Je sais dans quelles circonstances cette photo a été prise, par qui elle a été prise et pour qui.
  
  - Elle a été prise pour moi, par un de mes collaborateurs, avoua franchement Pilas. Et je vous expliquerai pour quel motif j’agis de la sorte. Mais le problème n’est pas là, croyez-moi... Si ce que vous dites est vrai, si ce document a été transmis à un indicateur de la Digepol, c’est très grave.
  
  - Où voulez-vous en venir ?
  
  - Je suis trahi par quelqu’un qui me touche de très près. Ou bien c’est ma propre femme qui a dérobé cette photo dans mon coffre-fort, ce qui est impensable, ou bien c’est mon employé qui a tiré des épreuves de ce cliché pour son usage personnel. Il n’y a aucune autre possibilité.
  
  Coplan ricana :
  
  - C’est bien trouvé : cela vous disculpe d’office. Mais vous me prenez pour un naïf ?
  
  - Je cherche la vérité, señor Legay. Vous pouvez m’abattre, puisque nous sommes seuls et que ma vie est entre vos mains... Mais si vous attachez du prix à la vérité, écoutez-moi plutôt.
  
  - L’heure n’est plus aux palabres, señor Pilas. Alvarez est-il mort ou vivant ? En quel lieu la police l’a-t-elle transporté après son arrestation ?
  
  - Je croyais qu’Alvarez était retourné en Europe. Je vous le jure sur la tête de mes enfants.
  
  L’incroyable conviction du Vénézuélien ébranlait quelque peu Coplan.
  
  Pilas, sentant qu’il gagnait du terrain, reprit :
  
  - Depuis bientôt deux ans, chaque fois qu’un étranger entre en contact avec moi pour me proposer une affaires, je m’efforce d’obtenir contre lui un moyen de pression. Le stratagème de la photo compromettante est une formule classique, vous le savez. Le procédé n’est peut-être pas très honnête, mais, dans ce domaine-là, c’est l’efficacité qui compte. Vous me...
  
  Il s’interrompit, se tourna vers la porte du living qui venait de s’ouvrir, regarda l’arrivant qui n’était autre que Fondane. Celui-ci s’approcha de Coplan et lui chuchota quelques mots dans le tuyau de l’oreille.
  
  - Bien, opina Francis, satisfait. Puis, s’adressant derechef à Pilas :
  
  - A qui faisiez-vous allusion, il y a un instant, en parlant de l’employé qui a eu la possibilité de tirer des épreuves supplémentaires de la photo d’Alvarez pour les utiliser à votre insu ?
  
  - Il se nomme Eduardo Cavadino.
  
  - Eh bien, ça tombe à pic, ponctua Coplan. Mon ami vient justement de m’amener cet individu. Nous allons organiser une petite confrontation qui ne manquera pas d’être instructive. Du moins, je l’espère.
  
  Pilas prononça d’une voix anxieuse :
  
  - Laissez-moi l’interroger, señor Legay. Je connais bien cet homme, je sais comment il faut le prendre.
  
  - Vous lui parlerez si vous voulez, concéda Francis. Mais n’oubliez pas que je suis pressé.
  
  A Fondane :
  
  - Fais-lui les poches et ligote-le avant d’amener Eduardo.
  
  Fondane, sans un mot, s’avança vers l’importateur.
  
  - Debout, señor Pilas. Et ne faites pas le malin.
  
  Pilas se leva, se laissa fouiller sans protester. Fondane lui entrava ensuite les chevilles au moyen d’un lacet de cuir ; puis, lui ramenant les mains dans le dos, il les attacha également avec un lacet de cuir.
  
  Il déposa sur la table les divers objets prélevés dans les poches de l’importateur : clés de voiture, portefeuille, mouchoir, etc...
  
  Coplan ordonna au Vénézuélien :
  
  - A genoux, Pilas.
  
  - Vous allez commettre une erreur irréparable, articula l’importateur d’une voix altérée par l’émotion.
  
  Coplan dit à Fondane :
  
  - Va me chercher l’autre.
  
  Le gros Eduardo, les mains liées dans le dos, fut introduit dans le living sans douceur. Il avait la face tuméfiée, les cheveux en désordre, le teint blême. Son regard traqué trahissait son affolement.
  
  Il dut s’agenouiller à un mètre de son patron. Celui-ci le dévisageait d’un œil impassible.
  
  Coplan alla prendre sur la table la photo d’Alvarez, la mit sous les yeux d’Eduardo. Puis, à Pilas, en français :
  
  - Dites-lui que je veux savoir où est cet homme. Et dites-lui par la même occasion que s’il ne répond pas, je lui écrabouillé la cervelle d’une balle de 9 millimètres.
  
  Pilas, s’adressant à son acolyte, prononça d’une voix curieusement dénuée de passion :
  
  - Je sais que tu as fait l’imbécile, Eduardo, mais n’aie pas peur, si tu me dis la vérité, ça n’a aucune importance. Ces Français ne nous feront pas de mal si tu racontes exactement ce qui s’est passé. Par contre, si tu ne parles pas, ils nous brûleront la cervelle dans quelques minutes. Tu as tiré une épreuve supplémentaire du gros bonhomme et tu as passé cette photo à quelqu’un, hein ?
  
  - Si, répondit Eduardo, suant de terreur.
  
  - A qui as-tu remis cette épreuve ?
  
  - A Mario Marquez, un employé de la douane, un copain.
  
  - C’était la première fois ?
  
  - No... Je lui passe des photos depuis un an et demi.
  
  - Je suppose que tu touchais quelque chose au moins ?
  
  - Si, confessa Eduardo... Marquez me payait généreusement mes photos.
  
  Coplan, qui suivait ce dialogue avec un intérêt extrême, lança à Pilas :
  
  - Demandez-lui s’il sait que ce Mario Marquez travaille pour la police.
  
  Pilas posa la question, et Eduardo répondit :
  
  - Oui, je sais qu’il est en rapport avec le commandant Guardina.
  
  - Où se trouve le gros Français de la photo ? enchaîna Pilas.
  
  - D’après ce que mon copain m’a raconté, ils l’ont d’abord emmené au dispensaire de la Venezolin, à l’usine de Cortado, parce qu’il était blessé à la tête. Mais, en fin de compte, il paraît qu’ils l’ont transporté au dépôt de Morigua.
  
  Pilas, incrédule, s’exclama :
  
  - La Digepol ?
  
  - Non, pas la Digepol, rectifia Eduardo.
  
  Ce sont les hommes de Perez qui l’ont pris en charge. Et comme c’était un espion, il paraît qu’ils l’ont tabassé à mort.
  
  - Où se trouve-t-il maintenant ? insista Pilas, les traits creusés.
  
  - Je suppose qu’ils l’ont enterré là-bas. Je n’ai pas revu mon copain.
  
  Un silence plus lourd que du plomb tomba dans le living. A la fin, Pilas murmura en se tournant vers Coplan :
  
  - Vous avez entendu ?
  
  - Oui, j’ai entendu. Où se trouve ce dépôt dont il a parlé ? De quel dépôt s’agit-il ?
  
  - Je vous expliquerai quand nous serons seuls, dit Pilas en français.
  
  Coplan ordonna à Fondane de reconduire Eduardo dans la cave de la villa. Dès que son adjoint eut quitté la pièce avec son prisonnier, Francis aida Pilas à se relever.
  
  - Reprenez votre place dans le fauteuil, lui intima-t-il. Je tiens à vous préciser tout de suite que si votre conversation avec votre complice était un coup monté d’avance, cela vous coûterait cher par la suite. Parlez-moi de ce dépôt.
  
  Pilas, toujours calme mais visiblement déprimé, articula :
  
  - Il est indispensable que je reprenne mes explications depuis le début, senor Legay. Au moment où J’ai été interrompu par l’arrivée de votre ami, j’étais en train de vous exposer pour quelle raison je m’efforce d’avoir une photo compromettante des gens qui arrivent de l’étranger et qui viennent me proposer des affaires... Il y a environ trois ans, je me suis laissé tenter par une affaire qui portait sur des armes que l’on me proposait à des conditions très avantageuses. Or, l’intermédiaire avec lequel je négociais le contrat était tout simplement un agent provocateur à la solde de mon compatriote Humberto Perez. Ce gredin de Perez, jaloux de ma réussite, avait monté toute cette affaire pour avoir prise sur moi. J’ai dû m’incliner, car j’étais en tort vis-à-vis de la loi et Perez pouvait me briser les reins. Mais je me suis juré d’avoir ma revanche. Et, à vrai dire, je m’imaginais que j’étais sur le point de l’avoir, cette revanche, ignorant que Perez avait réussi à acheter la complicité d’Eduardo. Vous...
  
  - Abrégeons, Pilas, coupa Francis. Ce dépôt auquel Eduardo a fait allusion ?
  
  - Vous avez tort de ne pas m’écouter, soupira l’importateur, abattu. Enfin... Humberto Perez, en plus des gigantesques affaires immobilières qu’il contrôle à Caracas, possède des usines et une chaîne de magasins. Sa société se nomme la Venezolin... Vous avez sûrement été frappé par le nombre fantastique de bijouteries qui existent à Caracas ? C’est un peu une spécialité de notre pays, les bijoux en or. Les Vénézuéliens sont très friands de montres, bracelets, bagues, parures, colliers, bref de tous les objets en or. La Venezolin en produit des quantités énormes et elle détient forcément un stock d’or d’une certaine importance. Pour garder ce stock, elle a fait construire à 400 kilomètres d’ici, à Morigua, dans le sud-est, un entrepôt qui est un véritable bunker.
  
  - Pourquoi ont-ils transporté Alvarez à cet endroit ?
  
  - Je me le demande... Eduardo n’a sans doute pas menti, car il était terrorisé et c’est un lâche. Mais ses révélations me surprennent plus que vous ne pouvez vous le figurer.
  
  - A votre avis, une attaque de ce dépôt est-elle réalisable, oui ou non ? questionna Coplan, réaliste.
  
  - Il paraît que c’est une citadelle imprenable. Je ne suis jamais allé à Morigua, mais j’ai des informations précises sur Perez et sur ses affaires. C’est d’ailleurs de cela que je voulais vous parler. Après deux années de patientes recherches, j’ai fini par découvrir le secret de Perez. Mais vous allez dire que je suis fou.
  
  - Allez-y, que diable ! maugréa Francis, impatient.
  
  - Prenez mon portefeuille sur la table et ouvrez-le. Vous y trouverez un feuillet de papier avion sur lequel j’ai recopié certaines indications.
  
  Coplan fit ce que l’importateur venait de lui suggérer. Il déplia la feuille de papier, la parcourut.
  
  - Ce sont des dates et des numéros,
  
  commenta Pilas d’une voix sourde. Ces dates et ces numéros concernent des messages transmis à l’équipe Malliseck-Perez par un attaché de l’ambassade tchèque à Caracas... C’est stupéfiant, je l’admets, et pourtant c’est la vérité : Perez est en liaison permanente avec la deuxième section du M.G.B. de Moscou dont il est le correspondant principal au Venezuela (M.G.B. Ministère d’État de la Sécurité, en U.R.S.S.. - La 2e Section (I.N.U.) a pour mission d’organiser l’espionnage politique à l’étranger). Les références qui figurent sur cette note se rapportent aux instructions générales élaborées à Prague, il y aura bientôt deux ans, lors de la réunion plénière de tous les partis communistes de l’Amérique latine.
  
  Coplan ne broncha pas.
  
  Mariano Pilas reprit :
  
  - Vous croyez que je divague, n’est-ce pas ? C’est tellement incroyable que vous pensez que j’ai perdu la raison ?... Je vous avoue qu’il m’a fallu plusieurs jours pour admettre la véracité de ma découverte. Un milliardaire dirigeant le parti communiste de son pays ! Et qui plus est, en association avec un agent américain !
  
  Il haussa ses maigres épaules et grommela :
  
  - Après tout, je suis peut-être fou... La haine a peut-être fini par me troubler la raison ?
  
  - Vous savez, Pilas, marmonna Coplan, caustique, dans ma profession on s’aperçoit très vite que TOUT EST POSSIBLE... Les gens de Moscou sont parfaitement logiques avec leur doctrine. Ils n’ont pas de préjugés : c’est le résultat qui compte. Si Humberto Perez leur est utile, s’il rend des services à la Cause, que voulez-vous que ça leur fasse qu’il soit milliardaire ?
  
  - Mais son association avec Malliseck ?
  
  - C’est un autre problème. Mais, dites-moi, comment vous êtes-vous procuré les informations qui figurent sur ce papier ?
  
  Pilas hésita un moment, puis :
  
  - Voyez-vous, señor Legay, je dois beaucoup à la France. Lorsque j’ai commencé à naviguer comme petit aide-cuisinier, j’ai noué des liens d’amitié avec un jeune officier-radio, un Français qui me disait souvent, pour calmer mon impatience devant la vie : « Mariano, la victoire appartient à ceux qui savent attendre. » Je n’ai jamais oublié cette sage parole, et je peux dire que je lui dois ma réussite sociale... A partir du jour où Humberto Perez m’a humilié en me prouvant qu’il me tenait à sa merci à cause de cette affaire de trafic d’armes, je n’ai plus pensé qu’à une chose : me venger. J’y pense tellement que je crains toujours de tomber dans un nouveau piège. C’est la raison pour laquelle j’ai eu des doutes au sujet d’Alvarez quand il m’a interrogé sur Malliseck, l’associé de Perez... Bref, grâce à un ami qui occupe de très hautes fonctions au sein du gouvernement, j’ai pu entrer en contact avec un des hommes de confiance de Perez. Il m’a fallu dix-sept mois pour acheter cet homme et j’ai dû y mettre le prix. Cela m’a coûté une fortune. Si je vous disais les sommes que j’ai versées et que je verse toujours à ce personnage, vous refuseriez de me croire. Mais enfin, c’est chose faite. Et c’est lui qui me fournit les renseignements sur Perez. Il le déteste d’ailleurs, comme tous ceux qui travaillent pour Perez.
  
  - Comment a-t-il accès aux archives secrètes de Perez ?
  
  - Je vous l’ai dit, c’est son homme de confiance. C’est un juriste, un homme d’une intelligence remarquable. Dans le monde actuel, tous les brasseurs d’affaires sont obligés de s’assurer le concours de certains spécialistes qui sont seuls capables de nager dans l’effroyable complexité des lois. Perez, comme tous les industriels et financiers doit éviter certains écueils de la légalité pour mener à bien ses opérations, notamment en ce qui concerne l’or. Et, par la force des choses, il a été contraint de mettre son juriste au courant de la partie secrète de ses affaires. Notez que Perez prétend que c’est pour duper les communistes qu’il est devenu leur agent principal. Comme il ne recule devant rien, c’est possible.
  
  - Ce juriste prend de gros risques, émit Coplan, songeur.
  
  - Son avenir est assuré, je vous le garantis... Dans une ville comme Caracas, du moment qu’il y a de l’argent à gagner, tout le monde est prêt à prendre des risques.
  
  Il y eut un silence. Puis, soudain, Pilas marmonna à mi-voix :
  
  - Il y a malgré tout une chose qui me déconcerte. Pourquoi Perez a-t-il déclenché cette action policière contre les gens du FALN à El Refugio ? C’est en contradiction avec son rôle d'agent soviétique.
  
  - Peut-être pas, murmura Francis, énigmatique. Mais pour en revenir à notre problème, quelles étaient vos intentions à mon égard, Pilas ?
  
  - C’est le côté ironique de la situation, dit le Vénézuélien avec aigreur. Quand j’ai réalisé que vous étiez vraiment un agent du gouvernement français, j’ai pensé que je pourrais me servir de vous pour démolir Perez une fois pour toutes. Et sans me compromettre. C’est pour cela que je vous ai promis des preuves contre Malliseck. Je comptais vous parler d’abord de l’Américain, et puis ensuite vous démontrer que le véritable ennemi de la France était bien Humberto Perez.
  
  Coplan se sentait perplexe.
  
  - Jusqu’à preuve du contraire, dit-il à l’importateur, la mort de mon camarade Alvarez n’est pas un fait établi. Nous savons qu’il a été blessé, capturé, torturé, mais son décès n’est qu’une supputation. Or, moi, c’est le sort d’Alvarez qui m’intéresse en priorité. Il faut donc que je m’arrange pour savoir exactement ce qui s’est passé à Morigua.
  
  - Je peux questionner l’homme de confiance de Perez.
  
  - Non, je n’y tiens pas. Dans la mesure du possible, je préfère ne pas dépendre d’un individu qui joue un double jeu. Je serais plutôt partisan d’aller moi-même sur place.
  
  - Ne faites jamais cela ! s’écria Pilas. Vous êtes perdu d’avance... D’après mon correspondant, le dépôt de Morigua est une forteresse imprenable, je vous le répète. Non seulement Perez y entrepose son stock d’or, mais il y cache également ses archives non commerciales. Il a recruté là-bas une véritable milice armée qui monte la garde jour et nuit.
  
  - Comme disent les Anglais : « Où il y a une volonté il y a un chemin. »
  
  - Non, señor Legay, non, ne faites pas cette bêtise. J’ai déjà étudié le problème : le repaire de Perez est imprenable, croyez-moi.
  
  - Je vais y réfléchir. Malheureusement, il me faut au moins deux ou trois jours pour mettre un projet au point et je suis contraint de vous garder en détention pendant ce temps-là... Voulez-vous téléphoner à votre femme pour la rassurer ? Dites-lui que vous êtes parti en province avec un client étranger.
  
  Pilas se rebiffa :
  
  - Jamais de la vie ! Si vous avez vraiment l’intention d’attaquer le bastion de Ferez, je veux vous aider.
  
  - Minute, cher ami. persifla Coplan. Qui me prouve que toutes vos explications n’ont pas pour but de me rouler ? Qui me dit que vous n’êtes pas, en définitive, un complice du tandem Malliseck-Perez ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVI
  
  
  
  
  
  Pilas, décontenancé par les dernières paroles de Coplan, avait baissé la tête.
  
  Pendant plusieurs minutes, tout en se mordillant nerveusement la lèvre inférieure, il se creusa la cervelle pour trouver une solution au problème devant lequel il se trouvait.
  
  - Écoutez, senor Legay, dit-il brusquement en levant les yeux vers Francis, je comprends parfaitement votre méfiance. Si je me mets à votre place, je suis bien obligé de reconnaître que vos soupçons à mon égard sont légitimes. Malheureusement, je ne suis pas en mesure de vous donner des gages. Alors, comment faire ? Comment puis-je vous prouver ma bonne foi ? Je vous jure que je ne désire qu’une seule chose : vous aider à abattre Humberto Perez et sa clique. Ce sont mes pires ennemis, et je suis prêt à mettre à votre disposition toutes les ressources dont je dispose : de l’argent, des informations, des complicités, des armes, du matériel. C’est dans mon intérêt que je vous tiens ce langage. Vous êtes pour moi une chance peut-être unique ; mais mon appui est aussi une chance pour vous.
  
  Coplan eut un sourire indéfinissable.
  
  - C’est un coup de poker que vous me proposez ? señor Pilas. Si j’étais seul en cause, je prendrais volontiers le risque. Mais j’ai des responsabilités.
  
  - Enfin, c’est insensé ! s’exclama l’importateur. Il me semble que dans votre profession une situation comme celle-ci doit se présenter fréquemment ? Puisque je ne peux pas vous donner des garanties, est-ce que vous ne pouvez pas en prendre ?
  
  Coplan ne répondit pas tout de suite. Il alluma une cigarette, fit quelques ronds de fumée en dévisageant Pilas.
  
  - Eh bien, soit, dit-il enfin, j’accepte votre proposition. Seulement, mettez-vous bien ceci dans la tête, Pilas...
  
  D’une voix devenue dure, il martela :
  
  - Si vous nous trahissez, ce sera un arrêt de mort pour vous, pour votre femme, pour vos enfants. Je ne serai plus là pour vous faire payer votre déloyauté, mais d’autres viendront me remplacer et ils vous pourchasseront implacablement. Vous n’aurez ni recours ni refuge. Vous serez traqué jusqu’au bout du monde, et vous expierez.
  
  - D’accord, acquiesça sombrement le Vénézuélien.
  
  - Cet ordre sera communiqué à Paris cette nuit-même. Je vais prévenir mes amis.
  
  Il sortit du living, revint quelques instants plus tard.
  
  Sans un mot, il débarrassa Pilas des lacets de cuir qui entravaient ses poignets et ses chevilles, lui restitua son petit automatique, ses autres objets personnels.
  
  - Je conserve le feuillet qui démontre le rôle véritable de Perez, dit-il. Ce document me sera utile.
  
  - J’en ai d’autres, enchaîna Pilas. Je vous les donnerai.
  
  - Vous n’auriez pas, par hasard, des indications précises sur le dépôt de Morigua ?
  
  - Quelles indications ?
  
  - Concernant la disposition des lieux, la topographie, les aménagements.
  
  - Non, mais je peux les obtenir dans les vingt-quatre heures.
  
  - Cela me rendrait service.
  
  - Vous comptez vraiment attaquer le dépôt ?
  
  - Oui.
  
  - Vous avez tort de vous obstiner. D’après ce que l’on m’a dit, les gardiens armés sont au moins une trentaine en permanence.
  
  - Si mes prévisions se réalisent, j’aurai les moyens de neutraliser ces gardiens. Le point le plus délicat de notre entreprise, ce sera d’amener Humberto Perez et Jeffrey Malliseck dans un lieu où nous pourrons les coincer.
  
  - Mais... qu’est-ce que vous entendez par les coincer ?
  
  - Leur mettre le grappin dessus, les avoir sous contrôle pour les empêcher de réagir pendant que nous nous lancerons à l’assaut du dépôt de Morigua, En d’autres termes, les kidnapper.
  
  - Oui, je vois... Si vous me faites vraiment confiance, je crois que je peux combiner cela. Comme je vous l’ai dit, j’ai un ami qui occupe de hautes fonctions au ministère du Commerce.
  
  - Antonio Varegas ? L’amant de Teresa ?
  
  - Vous êtes au courant de cela aussi ? fit Pilas, effaré.
  
  - Oui, bien entendu. Votre idée est d’ailleurs astucieuse... Varegas ne peut rien vous refuser, j’imagine ?
  
  - En effet.
  
  - Dans ce cas, c’est une carte formidable dans notre jeu.
  
  - Expliquez moi votre plan.
  
  - Demain soir. D’ici là, j’ai des arrangements à prendre... Mais, dites-moi, votre Eduardo, qu’est-ce que j’en fais ? Il se trouve dans la cave, ici.
  
  - Vous le gardez, naturellement.
  
  - Son absence ne va-t-elle pas provoquer d’interférences ?
  
  - N’ayez crainte, je vais arranger cela.
  
  - Et la Chevrolet ?
  
  - S’il y a de la place dans le garage de la villa, mettez-y la Chevrolet jusqu’à nouvel ordre.
  
  - Bien. Pouvez-vous revenir ici demain soir ? Vers 22 heures, par exemple ?
  
  - C’est entendu. J’en profiterai pour vous apporter d’autres documents relatifs aux activités clandestines de Perez.
  
  
  
  
  
  Aussitôt après le départ de Mariano Pilas, Coplan tint un rapide conseil de guerre avec ses deux adjoints. André Fondane et Jean Legay, pas tellement rassurés quant à la loyauté de l’importateur, suggérèrent d’instaurer un dispositif de sécurité en prévision d’une éventuelle vacherie du Vénézuélien.
  
  - J’y ai pensé, dit Coplan. Le plus simple, c’est d’organiser ici même un tour de garde. Pendant que l’un de vous deux roupille, l’autre reste près du téléphone pour donner l’alerte. En cas de pépin, vous appelez la villa de Limousin. Je vais prier notre amie Lucia Munin de s’installer là-bas et de faire le relais. Pendant ce temps-là, je vais me démener pour orchestrer le baroud final.
  
  Legay demanda :
  
  - Tu espères toujours retrouver Alvarez vivant ?
  
  - Je ne me pose plus la question, grommêla Francis. Mon objectif, maintenant, c’est de clouer le bec au Malliseck-Perez.
  
  
  
  
  
  Le lendemain, en fin de matinée, Coplan reprit contact avec Pacheco Cantara, le porte-parole du FALN.
  
  - J’ai des nouvelles pour vous, dit Francis au représentant des maquisards. Quand je suis venu vous voir, il y a une semaine, vous m’avez laissé entendre que je pourrais compter sur vous si j’avais besoin d’un appui. Ce moment est venu. J’ai décidé de porter un coup décisif à l’organisation de Perez et de Malliseck.
  
  Une lueur s’était allumée dans les prunelles noires de l’ancien prêtre.
  
  - Un coup décisif ? répéta-t-il, sceptique.
  
  - Oui.
  
  - Ça me paraît illusoire, soupira Cantara. Je serais curieux de connaître vos projets.
  
  - C’est pour vous les exposer que je suis ici. Mais il faut d’abord que je vous explique de quelle façon j’ai mené mon enquête à partir de la photo d’Alvarez que vous m’aviez confiée. J’ai retrouvé l’auteur de cette photo et la filière qu’elle a suivie pour aboutir dans le portefeuille de votre camarade félon...
  
  Cantara, les traits tendus par la curiosité, écouta attentivement le bref récit que lui fit Coplan.
  
  - En conclusion, résuma le révolutionnaire d’une voix âpre, c’est bien cette canaille de Perez qui a déclenché l’action meurtrière de la Digepol contre notre groupe d’El Refugio... Je ne suis pas surpris de l’apprendre. Je me doutais que ses acolytes avaient dû tremper dans l’affaire.
  
  - Attendez, grinça Coplan, vous ne savez pas encore l’essentiel. J’ai une autre révélation à vous faire, et celle-là, j’en suis sûr, va vous surprendre... Humberto Perez est l’agent numéro UN de Moscou au Venezuela.
  
  Sur le moment même, Cantara ne réalisa pas. Fronçant ses sourcils broussailleux, il articula :
  
  - Qu’est-ce que vous dites ?
  
  - En voici des preuves, enchaîna Francis en exhibant le feuillet que lui avait remis Pilas. Ce sont les références en code des instructions transmises à Perez par la Deuxième Section du M.G.B. qui dirige l’espionnage pro-Moscovite à l’étranger. J’ignore si vous êtes en mesure de vérifier l’authencité de ces références, mais d’autres preuves vous seront fournies à bref délai.
  
  - Mais ce n’est pas possible ! s’exclama Cantara en arrachant le feuillet des mains de son interlocuteur. Perez est un capitaliste, un milliardaire, un adversaire enragé des communistes !
  
  - Et alors ? Vous vous imaginez que c’est le seul milliardaire que l’URSS utilise ? En fait, des hommes tels que Perez constituent le meilleur camouflage qu’on puisse inventer.
  
  - Non, ce n’est pas possible, répéta le Vénézuélien, incrédule. Et du reste, si Perez était ce que vous dites, il ne nous ferait pas la guerre qu’il nous fait !
  
  - Il joue son rôle, c’est normal. Et le Civil Security Office qu’il a fondé pour lutter contre le terrorisme lui donne à la fois une couverture d’une habileté diabolique et un instrument d’action à l’égard des Américains. Pour ceux qui, comme moi, ont une grande expérience des méthodes d’infiltration, c’est tout à fait dans la ligne, croyez-moi.
  
  - Mais son alliance avec Malliseck est de notoriété publique, voyons ! opposa Cantara. Et Malliseck est un agent de Washington !
  
  - Eh bien, c’est un alibi merveilleux, non ? railla durement Coplan.
  
  - Et vous pensez que Malliseck est dupe de ce stratagème ?
  
  - Non, je ne le pense pas. Je vais vous dire le fond de ma pensée. La véritable situation est la suivante : Moscou rit sous cape à l’idée que son agent numéro UN est branché directement sur une organisation secrète américaine ; Washington, de son côté, se réjouit à l’idée que Malliseck contrôle le représentant du Kremlin au Venezuela. En définitive, les véritables dupes sont Moscou et Washington, car je suis intimement persuadé que Perez et Malliseck ont conclu un accord. Ces deux individus n’ont plus qu’un objectif : leur profit personnel.
  
  - Vous délirez, maugréa Cantara, sombre.
  
  - J’ai des informations dont je me peux pas vous parler, Cantara, mais je vous assure que ce que je viens de vous dire est exact. D’ailleurs, je parie que les archives de Perez vous le confirmeront.
  
  - Vous avez accès à ses archives ? s’écria Cantara, de plus en plus démonté.
  
  - Elles sont cachées au dépôt de la Venezolin, à Morigua, et j’ai l’intention d’attaquer ce dépôt. C’est dans ce but que je viens solliciter votre concours.
  
  - Pas question ! rétorqua vivement le maquisard. A plusieurs reprises, des chefs de groupe ont proposé d’attaquer Morigua, mais notre Comité Suprême s’y oppose formellement.
  
  - Pourquoi ?
  
  - C’est un ordre. L’opération est trop dangereuse et le vol du stock d’or entreposé dans la casemate de Morigua serait impopulaire. Des milliers de petits artisans gagnent leur vie en travaillant à la fabrication des bijoux pour le compte de la Venezolin.
  
  Coplan eut un rire âcre :
  
  - Allons, Cantara, réfléchissez ! Maintenant que vous connaissez le dessous des cartes, vous ne voyez pas que cet ordre émane de Perez lui-même ? Que cet interdit confirme le rôle véritable du patron de la Venezolin ?
  
  L’argument toucha.
  
  - C’est machiavélique, gronda l’ancien prêtre entre ses dents. Perez joue sur tous les tableaux et il gagne à tous les coups.
  
  - Si vous marchez avec moi, Cantara, vous pouvez réussir une triple opération : éliminer Perez, éliminer Malliseck et enrichir votre trésor de guerre en confisquant l’or de la Venezolin. Naturellement, nous devons agir ensemble, et sans prévenir le Comité Suprême du FALN. Est-ce que cela vous paraît réalisable ?
  
  - Vous me placez devant un cas de conscience terrible, dit Cantara, le visage buriné.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVII
  
  
  
  
  
  C’est le samedi 12, à neuf heures du matin, qu’un avion Cessna 310 appartenant à l’administration gouvernementale du Venezuela décolla de Maiquetia à destination de Mérida. Sept passagers avaient pris place dans l’appareil. Il s’agissait d’une brève tournée de prospection commerciale organisée à l’intention d’un fonctionnaire français, envoyé spécial du Marché Commun.
  
  Dirigée par le señor Varegas, chef du département des achats au Ministère du Commerce, la mission comprenait, outre le directeur-adjoint de la Chambre de Commerce de Caracas, un importateur vénézuélien, Mariano Pilas, et un courtier délégué par l’industrie du cuir et du bois. Les invités étaient au nombre de trois : le chargé de mission français et deux attachés commerciaux de l’ambassade de France, les nommés Fabreguet et Loussidan.
  
  A 9 heures 30. tandis que le Cessna 310 prenait de la hauteur pour franchir les Andes, une Cadillac noire se rangeait discrètement à l’entrée de l’avenida de Los Chorros, dans un des plus élégants quartiers résidentiels de Caracas, à quelques mètres d’une grosse villa blanche nichée dans une profusion de buissons fleuris.
  
  A dix heures moins cinq, au moment précis où le locataire de la villa blanche débouchait dans l’avenue pour se rendre à son garage, un petit pavillon construit à front de rue, à la limite du jardin, trois officiers vénézuéliens (dont un colonel) l’interceptèrent avec une amabilité respectueuse et discrète.
  
  - Señor Jeffrey Malliseck ? s’enquit le colonel.
  
  - Si, dit le locataire de la villa blanche, surpris.
  
  Le colonel exhiba un document portant l’estampille du chef de l’État vénézuélien.
  
  - Le directeur du cabinet présidentiel désire avoir un entretien particulier avec vous, señor. Il s’agit d’une affaire ultra-confidentielle. Voulez-vous avoir l’obligeance de nous accompagner ?
  
  - Euh... oui, volontiers, acquiesça l’Américain.
  
  - Notre voiture est là, indiqua le colonel.
  
  - Je voudrais prévenir ma secrétaire, dit Malliseck.
  
  - Nous ferons le nécessaire, señor, promit le colonel.
  
  Malliseck opina, monta dans la Cadillac qui démarra aussitôt.
  
  Quelques secondes plus tard, alors que la voiture filait vers l’avenida Quinta, un des officiers qui encadraient Malliseck se tourna brusquement vers celui-ci et lui écrasa sur le visage un tampon de ouate imprégné de chloroforme. Malliseck, pris par surprise, eut un sursaut et voulut se débattre. Mais sa résistance fut courte. Son autre voisin, d’un coup de matraque, paracheva l’action de l’anesthésiant.
  
  
  
  
  
  A Mérida, la grande cité universitaire du Venezuela, les passagers du Cessna 310 furent reçus par les délégués de la Chambre de Commerce locale et par les dirigeants du célèbre Centre Forestier.
  
  Le délégué du Marché Commun, intéressé par des offres concernant les bois précieux en provenance des forêts amazoniennes, fut l’objet d’une réception au cours de laquelle un des spécialistes du Centre Forestier fit un exposé sur la valeur des productions que le Venezuela pouvait vendre aux pays d’Europe.
  
  Un lunch termina la séance.
  
  A 15 heures, le Cessna reprenait l’air et mettait le cap vers Acarigua, de l’autre côté de la Cordillère, vers l’est. Une halte était prévue dans les parages d’Acarigua, à Morigua, où l’envoyé du Marché Commun désirait visiter la petite usine de maroquinerie installée dans cette province par le trust de la Venezolin.
  
  
  
  
  
  Effectivement, à Morigua, la Venezolin avait construit une modeste usine où une centaine d’ouvriers fabriquaient des articles en cuir destinés aux détaillants de Caracas. Le travail du cuir, spécialité traditionnelle dans toute la région de Barinas, trouve dans cette province des artisans qui bénéficient d’une expérience transmise de père en fils depuis des centaines d’années.
  
  A vrai dire, cette usine n’était qu’un paravent. Humberto Perez ne l’avait édifiée que pour justifier les travaux nécessités par la construction de son dépôt d’or, véritable casemate de béton et d’acier dont l’infrastructure s’étendait sous la terre.
  
  Ce samedi-là, comme chaque samedi, les ouvriers avaient cessé le travail à 17 heures et avaient regagné leurs humbles maisonnettes de pisé dans les bourgades voisines.
  
  Humberto Perez, arrivé à Morigua dans son avion personnel, avait demandé que la visite de la mission économique eût lieu après le travail.
  
  C’est à 18 heures moins dix que le Cessna de l’administration se posa sur le terrain privé de la Venezolin, non loin de l’usine proprement dite. Humberto Perez en personne, à bord de sa fastueuse Pontiac noire, dernier modèle, attendait les personnalités.
  
  Perez, âgé de soixante ans, était un homme de petite taille, trapu, au visage sombre et ravagé. Ses yeux anthracite avait un éclat d’une dureté intimidante. Sa forte voix rauque et le pli amer de ses lèvres charnues trahissaient son caractère impérieux, autoritaire.
  
  Il portait un complet gris, une chemise blanche, une cravate aux tons neutres.
  
  Son accueil, d’une extrême courtoisie à l’égard du señor Varegas, fut simplement poli envers le reste des arrivants. Sa poignée de main avec Mariano Pilas ne fut pas exempte d’une certaine condescendance.
  
  En réalité, Humberto Perez ne discernait pas très bien le motif de cette visite. Il s’en ouvrit d’ailleurs en disant à l’envoyé français :
  
  - L’usine que vous allez voir n’est qu’une bien modeste réalisation, señor Legay. Nous l’avons mise en route à titre purement expérimental : il s’agit d’étudier dans quelles conditions économiques nous pouvons donner du travail à la main-d’œuvre régionale. Le chômage des populations rurales est un de nos problèmes les plus épineux.
  
  Jean Legay, car c’était lui (et il avait récupéré pour la circonstance son identité réelle ainsi que son titre officiel de délégué de l’OCIPE), répondit, aimable :
  
  - C’est précisément à ce titre que nous sommes intéressés, senor Perez. Pour un prix de revient relativement bas, vous bénéficiez ici d’une tradition artisanale qui garantit la qualité de vos articles.
  
  - Exact, reconnut l’industriel. Seulement, n’oubliez pas que nous ne sommes pas encore outillés pour une production massive. Dans le cas où nos produits seraient exportés en Europe, il nous faudrait des délais pour atteindre des chiffres valables.
  
  - Naturellement, opina Legay. Ma visite actuelle n’a qu’une valeur d’exploration.
  
  La visite de l’usine ne dura guère plus d’une heure. Lorsqu’elle fut terminée, Perez offrit un vin d’honneur dans le bureau du directeur de l’usine, un nommé Garajos, un quinquagénaire chauve, aux yeux tristes et serviles.
  
  Le verre dans la main, tous ces messieurs bavardaient à bâtons rompus quand, tout à coup, une formidable explosion secoua les vitres du bureau.
  
  Tout le monde sursauta de saisissement.
  
  - Qu’est-ce que... qu’est-ce que c’est ? balbutia Garajos en pâlissant.
  
  Perez, les sourcils froncés, articula :
  
  - C’est du côté du terrain d’aviation...
  
  Il déposa son verre, décrocha le téléphone qui trônait sur le bureau du directeur Garajos.
  
  - Il n’y a pas de courant, maugréa-t-il en plaquant le combiné sur la fourche.
  
  A cet instant, une sirène se mit à hurler, donnant l’alarme. Et pendant que la sirène hurlait, des coups de feu tonnèrent, des rafales de mitraillettes déchiquetèrent l’air.
  
  Les visiteurs, pâles et paniqués, se regardaient sans comprendre.
  
  Humberto Perez, le faciès contracté, s’écria :
  
  - Mais ce n’est pas possible !
  
  Il sortit de sa poche un revolver, se rua vers la sortie sans se soucier de ses invités.
  
  Effectivement, l’explosion avait eu lieu au terrain d’aviation de la Venezolin. Le réservoir de carburant avait sauté, le hangar brûlait, l’avion personnel de Perez flambait. Les gardiens du dépôt, alertés, couraient vers le lieu du sinistre.
  
  Débouchant alors sur la route goudronnée, une douzaine de voitures, des bagnoles américaines aux carrosseries délabrées mais dont les moteurs bien au point ronflaient comme des Jets, déversèrent à toute allure leurs passagers, des maquisards masqués, armés de pistolets mitrailleurs et de boucliers en acier.
  
  L’ensemble de Morigua formait un quadrilatère disposé dans une courte vallée, entre les collines qui bordent la chaîne des Andes. Le nord de ce vaste carré était occupé par le dépôt, le sud par le terrain d’aviation et ses aménagements, l’ouest par l’usine de maroquinerie et le dépôt, l’est par les premières masures en pisé de l’ancien pueblo indigène.
  
  En l’espace de quelques minutes, la vallée fut le théâtre d’une bataille rangée entre les gardiens de la Venezolin et les terroristes du FALN. Les premiers commandos de guérilleros, prenant à revers les gardiens qui s’étaient rués vers le terrain d’aviation, les abattirent comme des lapins. Simultanément, d’autres groupes de rebelles cernaient l’usine et le dépôt.
  
  Pendant un quart d’heure, l’engagement fit rage. Les troupes de choc du FALN, follement intrépides, prenaient des risques insensés pour conquérir les points stratégiques de Morigua. Les hommes qui tombaient, atteints par la riposte des gardiens, étaient aussitôt remplacés par d’autres volontaires de la mort.
  
  L’usine de maroquinerie fut enlevée en moins de deux. Perez et son directeur, les passagers du Cessna, les quelques ouvriers qui se trouvaient là et quatre ou cinq gardiens venus au secours de leur grand patron furent capturés, ligotés, jetés dans des voitures et emportés à fond de train vers la forêt toute proche, au sud-est de la vallée.
  
  La reddition du dépôt fut moins rapide. Néanmoins, lorsque les défenseurs ne furent plus qu’une poignée, ils jetèrent leurs armes et capitulèrent. Leur chef, un géant d’une trentaine d’années, nommé Rogundez, fut mis en demeure d’ouvrir la porte blindée qui donnait accès aux installations souterraines de la casemate.
  
  Coplan, en compagnie du général Hector Aguerro, commandant du détachement révolutionnaire, furent les premiers à pénétrer dans la forteresse de béton. Masqués tous les deux, ils obligèrent le redoutable Rogundez à les précéder et à leur ouvrir les douze cellules que comportait le souterrain.
  
  A vrai dire, le stock d’or était beaucoup moins important qu’on ne se le figurait. En revanche, la casemate contenait des armes et des munitions, du matériel de télécommunications, des coffres d’acier remplis de documents, et... un étrange détenu : Martin Alvarez, étendu sur un grabat, tout nu, complètement amorphe.
  
  - C’est un espion, dit Rogundez, méprisant.
  
  Coplan, les tripes nouées, s’était penché sur son camarade. Il colla son oreille sur la poitrine blême du prisonnier. Le cœur avait une faible pulsation régulière.
  
  Alvarez, le regard vide, regardait Francis sans se douter que cet homme masqué était son compagnon, son sauveur.
  
  Coplan demanda sèchement au chef des gardiens :
  
  - Qu’est-ce que vous lui avez fait pour qu’il soit dans un état pareil ?
  
  - Rien... Enfin, on lui a donné des drogues pour qu’il se tienne tranquille. Le patron ne voulait pas qu’on le liquide.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Je n'en sais fichtre rien, grommela Rogundez, hargneux.
  
  
  
  
  
  Coplan ne tarda pas à savoir pour quel motif Humberto Perez n’avait pas voulu que Martin Alvarez fût supprimé. Parmi les archives cachées dans la casemate, il y avait, entre autres, un dossier émanant du ZAPISKI (Grand fichier central, installé à Moscou, au siège du K.G.B Toute personne ayant eu des contacts avec, le Parti - soit pour, soit contre y figure. Y figurent aussi les personnes suspectées de jouer un rôle d’informateur politique ou économique, et même les simples touristes visitant l'U.R.S.S) et contenant cinq photos d’Alvarez, cinq instantanés différents où l’on voyait Alvarez, dans un décor nord-africain, en conversation avec d’autres personnages. Le rapport détaillé qui accompagnait ces photos désignait Alvarez comme étant un suspect à appréhender et à garder à la disposition du M.G.B.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVIII
  
  
  
  
  
  Onze jours plus tard, à Paris, dans le bureau du Vieux, Coplan déposa sur la table de travail de ce dernier le rapport final de la Mission Caracas.
  
  En prévision de cette entrevue, le directeur du SDECE avait préparé son propre dossier.
  
  - Les quotidiens vénézuéliens sont passionnants à suivre, dit le Vieux à Francis. Si cela vous intéresse d’en prendre connaissance...
  
  Coplan feuilleta le paquet de journaux, parcourant simplement les manchettes :
  
  La trêve du terrorisme est-elle finie ?
  
  Comme c'était à prévoir, la crise politique provoque un réveil brutal du Front de Libération.
  
  L’assassinat du milliardaire Humberto Perez est un avertissement grave.
  
  Nouvelle poussée de fièvre : les maquis frappent la Venezolin.
  
  Le Vieux grommela :
  
  - Alvarez va mieux. J’ai reçu de ses nouvelles via Bogota... Mais il ne fait plus partie du Service.
  
  - Il est d’accord ?
  
  - D’accord ou pas, c’est le même prix. Mais il est d’accord. Il est non seulement écœuré, il est surtout impressionné.
  
  - A cause des photos qui se trouvaient dans les archives du S.R. de Moscou ?
  
  - Oui, confirma le Vieux. Ces photos se rapportent à l’affaire du Ghana. Les Russes ont durement trinqué dans cette histoire. Or, c’est Alvarez qui était à l’origine de l’affaire. Si le M.G.B. avait été plus prompt à envoyer un émissaire à Caracas, notre pauvre ami aurait connu l’enfer sur terre ( Voir: «Coplan coupe les ponts»).
  
  - Et Mariano Pilas ?
  
  - Il a été libéré en même temps que les autres passagers du Cessna. Il a fait des déclarations très habiles à la presse... Fair-play des guérilleros, discipline exemplaire dans les rangs du FALN, etc... Legay doit arriver demain, vers midi. Mais vous ne connaissez pas la meilleure ! Le gouvernement vénézuélien a présenté ses excuses à la France pour la mésaventure dont a été victime notre compatriote en mission économique à Caracas !
  
  - Il ne faudra pas laisser tomber Pilas, dit Coplan. C’est un homme qui a des qualités et... c’est un agent de renseignement-né.
  
  - Je l’ai inscrit sur mes tablettes, n’ayez crainte. Mais il faut laisser passer un peu de temps.
  
  - Avez-vous transmis des photocopies aux Américains ?
  
  - Oui, bien entendu. J’ai eu une longue conversation privée avec le général Harry Gordon, de la DIA (Defense Intelligence Agency. - Nouvel organisme de renseignement créé par le Pentagone à la suite des désastres imputés à la C.I.A.). Il m’a remercié de cette collaboration... D’après ce que j’ai pu comprendre, les documents qui démontrent la trahison de Malliseck surviennent à point nommé pour renforcer la position de la DIA dans sa lutte secrète contre la CIA.
  
  - Il n’a pas tiqué au sujet de la mort accidentelle de Malliseck ?
  
  - Non.
  
  - Avez-vous essayé de sonder ce général Gordon à propos de ma thèse personnelle ?
  
  Le Vieux eut un sourire :
  
  - Je ne pouvais pas lui parler de cela en termes trop directs, cela va de soi, mais je l’ai fait sous la forme interrogative. Mine de rien, je lui ai demandé s’il fallait accorder quelque crédit aux rumeurs selon lesquelles la CIA et le SR de Moscou avaient conclu des alliances secrètes dans certains secteurs névralgiques afin de mieux éliminer les agents de Pékin. Il n’a pas éludé ma question, remarquez. Il a haussé les épaules en disant : « A ma connaissance, la coexistence pacifique ne va pas encore jusque-là ». Et il a ajouté : « Dans un sens, je le regrette. »
  
  - C’est une réponse de Normand. Mais il y a une autre chose que j’aimerais savoir : quelle tête ont-ils fait, au Quai d’Orsay, quand vous leur avez révélé, preuves à l’appui, que les mots d’ordre anti-français en Amérique latine émanaient du Kremlin ?
  
  - Oh, ils ont pris cela avec beaucoup de désinvolture ! dit le Vieux en riant. Cette vieille ganache de Valpreux m’a répliqué textuellement : « C’est de bonne guerre. Les relations les plus cordiales n’ont jamais empêché les vacheries. Quand la stratégie politique l’exige, cela nous arrive à nous aussi de dénigrer des amis. Ce qui compte, c’est de savoir d’où cela vient. »
  
  - Eh bien, constata Francis, ils le savent maintenant... Mais les diplomates sont comme nous, plus rien ne les étonne !...
  
  
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
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