Un personnage pratiquement inconnu du public, c’est l'INFORMATEUR.
L’informateur, celui qui explore pour ainsi dire à l’aveuglette les milieux névralgiques de la planète, toujours à l’affût d’une indication révélatrice ou d’une confidence imprudente, d’une information apparemment bénigne ou d’une présence insolite.
Métier ingrat, périlleux, sans gloire mais non sans courage, où il faut accepter d’avance tous les risques.
Peu spectaculaire, le rôle de l’informateur est cependant l’un des plus importants dans l’univers mystérieux du Renseignement. Sans informateur, pas de S.R.
Mais personne ne se souciera de ce personnage s’il lui arrive de poser le pied sur une mine et de sauter.
CHAPITRE PREMIER
Au volant de son imposante Ford-Fairlane verte, Mariano Pilas remontait l’avenida Urdaneta en direction de la vieille ville.
Très décontracté, le sourire aux lèvres, le coude gauche appuyé sur la portière dont la vitre était baissée, il pilotait son énorme voiture d’une main désinvolte, avec une nonchalance un peu dédaigneuse, se faufilant avec adresse au sein de l’intense circulation qui déferlait sans discontinuer le long de cette large avenue, la plus animée de Caracas.
Dans la nuit tombante, les néons multicolores déployaient avec une allègre frénésie leurs frémissants kaléidoscopes. Une lourde odeur d’essence brûlée imprégnait l’air humide et chaud de janvier.
Arrivé au croisement d’Altagracia, Mariano vira à droite. Puis, deux secondes plus tard, il vira de nouveau à droite, plus sèchement, pour s’engager dans l’enclos
d’un parking payant. Avec une précision diabolique, son mastodonte passa de justesse entre les gros piliers de béton du portail, évita les voitures alignées à gauche et à droite, s’insinua avec une souplesse stupéfiante entre deux murets de pierre pour enfiler une piste au bout de laquelle subsistait un emplacement disponible.
Assez satisfait d’avoir enlevé sans coup férir l’ultime place encore vacante, Mariano coupa le contact, se pencha sur le tableau de bord pour prendre un paquet de Kent dans la boîte à gants, alluma une cigarette, consulta machinalement sa montre-bracelet. Les aiguilles indiquaient huit heures moins dix.
Il ouvrit sa portière et, comme à regret, il débarqua.
Il resta un moment près de sa voiture, la contempla avec amour.
Il se sentait toujours un peu décontenancé quand il descendait de son carrosse, comme s’il éprouvait subitement une perte de puissance en se retrouvant debout sur ses jambes, avec sa petite taille, sa carrure étroite, les limites dérisoires de ses possibilités physiques livrées à elles-mêmes.
En marchant vers la sortie du parking, il croisa le préposé qui s’amenait avec un carnet à souches. Il lui jeta quelques mots au passage, se retourna une dernière fois pour regarder sa Ford, déboucha dans la rue.
Cinq minutes plus tard, il traversait la Plaza Bolivar.
Comme chaque soir, de paisibles Caraqueños prenaient le frais sous les arbres vénérables de l’antique place publique, oasis de tranquillité, relique émouvante de l’époque coloniale et vestige d’un temps où Caracas était encore une cité humaine.
Au centre de la plaza, Simon Bolivar, sur son cheval de bronze, saluait d’un grand coup de bicorne la naissance d’un siècle tumultueux auquel il ne comprenait rien.
Bifurquant à l’angle de San Jacinto, Mariano Pilas leva les yeux vers les fenêtres d’un appartement situé au premier étage d’une ancienne maison bourgeoise qui se dressait de l’autre côté de la rue, à une vingtaine de mètres du carrefour. Le pâle reflet de lumière qui ourlait, à chacune des trois fenêtres, les rideaux tirés, rassura Mariano. C’est d’un pas plus ferme qu’il se dirigea vers l’immeuble en question. Mais, avant de s’arrêter devant la porte de chêne foncé, il se retourna, inspecta d’un bref regard ses arrières, vérifia les abords immédiats de la maison, sortit enfin ses clés de sa poche.
D’un geste rapide et silencieux, il fit jouer la serrure, ouvrit la porte, pénétra dans le hall, referma le battant.
Nullement gêné par l’obscurité qui régnait dans le couloir, il progressa vers un
large escalier de bois qu’il escalada sans faire de bruit.
Avec la même dextérité silencieuse, il introduisit une petite clé de cuivre dans le Yale de la porte palière, entrouvrit l’huis juste pour pouvoir se faufiler dans l’appartement, referma avec d’infinies précautions.
De l’antichambre où il se trouvait, il passa dans la salle de séjour, une vaste pièce rectangulaire aux meubles cossus et désuets. Un lustre à cristaux et deux lampadaires en fer forgé éclairaient généreusement les lieux, mettant en valeur les cadres anciens qui ornaient les murs recouverts de papier à rayures vertes et noires. Des bibelots et des animaux en peluche mettaient dans ce décor un peu austère une note juvénile plutôt sympathique.
Plus léger qu’un fantôme, Mariano continua vers la pièce suivante, une luxueuse chambre à coucher au centre de laquelle trônait un vaste lit à baldaquin. Ici, la lumière que diffusaient des appliques murales était plus douce, plus tamisée, plus dorée.
Tout comme le living, la chambre était silencieuse et déserte.
Mariano, immobile, tendit l’oreille. Ses narines se dilatèrent pour respirer le chaud parfum qui flottait autour du lit défait. Le désordre des draps repoussés à la diable évoquait irrésistiblement une intimité pleine de langueur et d’abandon. Sur une bergère, des bas de soie jetés pêle-mêle, un soutien-gorge rose à bonnets transparents
bordés de dentelle, et un minuscule cache-sexe rose renforçaient considérablement le pouvoir évocateur de cette pièce douillette, calme et feutrée comme un sanctuaire.
Foulant de son pas élastique le tapis de laine beige qui recouvrait le parquet, Mariano contourna le lit à baldaquin et s’avança vers une porte moulurée, peinte en bleu pâle, dont la poignée de cuivre massif scintillait.
Les traits légèrement contractés, il posa la main droite sur la béquille, abaissa celle-ci millimètre par millimètre, en retenant soin souffle pour mieux contrôler la pression que ses doigts exerçaient sur la poignée de cuivre. Enfin, ayant senti glisser le pêne, il écarta imperceptiblement le vantail.
Un entrebâillement de deux ou trois centimètres lui parut suffisant et satisfaisant ; le spectacle qui venait de s’offrir à sa vue l’avait fait frémir de plaisir.
Teresa, étendue de tout son long dans la baignoire en céramique vert jade, la tête renversée en arrière et posée sur un petit coussin de caoutchouc blanc, les paupières closes, les cheveux ramenés dans la nuque au moyen d’un ruban rouge, savourait en toute quiétude le bien-être que lui procuraient l’eau chaude et la mousse odorante de son bain.
D’une main paresseuse, rêveuse, elle promenait sur sa chair brune une grosse éponge dont le contact caressant lui paraissait fort agréable. De temps à autre, elle
laissait l’éponge se gonfler dans le bain pour ensuite faire ruisseler l’eau chaude entre ses seins ambrés, sur ses épaules, sur ses longues cuisses pulpeuses ou sur son ventre, au gré de son inspiration capricieuse...
Mariano, les prunelles brillantes, un sourire figé lui crispant la bouche, se régalait.
La somptueuse nudité de Teresa n’avait pourtant plus de secrets pour lui. Il connaissait jusque dans ses moindres détails ce corps à la fois si jeune et si opulent, cette chair soyeuse et ferme, cette féminité dont les rondeurs et les ombres composaient le plus voluptueux fruit de plaisir.
Mais, pour Mariano, ceci était un instant unique, un instant privilégié, car Teresa ne savait pas qu’il était là et qu’il la contemplait. Admirer une jolie fille, la caresser, la prendre, c’est évidemment merveilleux. La regarder sans qu’elle le sache, violer sa plus secrète intimité, l’observer dans sa plus totale vérité, c’est-à-dire quand elle est nue et qu’elle se croit seule, c’est tout autre chose. L’émotion que Mariano éprouvait en ce moment, cette brûlure presque douloureuse et cependant délectable qui lui léchait les entrailles et qui projetait mille brandons enflammés dans ses artères, c’était pour lui un bonheur que les mots ne pouvaient pas exprimer, un plaisir qui allait bien au-delà du plaisir.
En vérité, il avait cela dans la peau. Depuis son plus jeune âge, il avait eu ce
besoin incoercible, quasi viscéral, de démasquer les gens, de les observer à leur insu, de pénétrer comme un cambrioleur dans leur vie la plus secrète, de se repaître de ce qu’ils cachent, de leur dérober ce qu’ils dissimulent derrière l’écran de leur vie privée.
Teresa, alanguie dans son bain, promenait la grosse éponge sur son buste avec une complaisance étrange, presque inavouable. Ses lèvres charnues tressaillaient, de courts frissons spasmodiques parcouraient ses jambes nerveuses.
Soudain, ouvrant les yeux pour jeter un regard vers la pendulette qu’elle avait posée sur un tabouret, près de la baignoire, elle aperçut la silhouette d’ombre qui se profilait dans l’entrebâillement de la porte et elle poussa un petit cri de saisissement.
Mariano repoussa aussitôt le battant et pénétra dans la salle de bains en essayant de prendre un air enjoué pour cacher son trouble. Teresa, furibonde, s’exclama sur un ton courroucé :
- Tu es fou, non ? Tu m’as fait peur, je t’assure. Heureusement que je ne suis pas cardiaque !
- Heureusement que moi je ne suis pas cardiaque, riposta-t-il d’une voix sarcastique. Il y a au moins dix minutes que je suis là à te reluquer. Je commence à comprendre pourquoi tu passes tant d’heures dans ta baignoire.
Interloquée, elle fronça les sourcils, le dévisagea.
- Tu es un sale voyeur, maugréa-t-elle. Tu devrais avoir honte...
Ses grands yeux noirs s’étaient assombris. Elle murmura :
- Je finirai par changer les serrures. J’ai horreur de ta manie d’entrer chez moi comme un... comme un...
Il lui fallut trois secondes pour trouver le mot qu’elle cherchait.
- ... Comme un voleur, acheva-t-elle.
Puis, boudeuse, elle ajouta :
- Un homme bien élevé ne s’introduit pas de cette façon chez une femme. Ce sont des manières de voyou.
Baissant la tête, elle reprit son éponge, replia sa jambe droite et se mit à frotter son genou, son beau visage arborant un air pincé, offensé.
Mariano saisit la pendulette qui se trouvait sur le tabouret, la déposa sur la petite armoire à pharmacie accrochée au mur. rapprocha le tabouret de la baignoire.
- Passe-moi ton éponge, dit-il doucement en s’asseyant sur le tabouret. Je ne suis pas un homme bien élevé, mais je vais te montrer que je sais rendre service aux dames quand j’en ai l’occasion.
Elle hésita, lui donna l’éponge.
Pendant quelques minutes, elle se prêta aux caresses qu’il lui prodiguait avec une
lenteur voulue, insidieuse, subtilement lascive. Penché au-dessus de la baignoire, les yeux à demi fermés, le visage grave et recueilli, il faisait penser à un virtuose. Ses mains de prestidigitateur, aux longs doigts souples et déliés, maniaient l’éponge comme un archet. Et le corps de Teresa, sensible comme un violon de chair, ne pouvait demeurer indifférent à cette provocation aussi savante que subtile.
- Mariano, je t’en prie, cesse, haleta-t-elle brusquement.
Elle lui arracha l’éponge des mains, se mit debout dans la baignoire, sortit de l’eau.
- Puisque tu es là, dit-elle, essuie-moi plutôt le dos.
Il se redressa, empoigna une serviette-éponge.
Ce nouveau jeu ne tarda pas à devenir plus excitant encore que le précédent.
Mariano, lâchant la serviette-éponge, enlaça la jeune femme, la couvrit de baisers goulus qui s’éparpillèrent de la nuque mordorée jusqu’au pli tendre du genou. Puis, il la souleva et il la transporta dans la chambre contiguë.
- Tu deviens de plus en plus belle, émit-il d’une voix altérée par le désir.
- Viens, le pressa-t-elle en s’étalant sur le lit dans une pose plus qu’éloquente.
Quand ils émergèrent du fougueux vertige qui les avait emportés, c’est elle qui s’inquiéta de l’heure :
- Tu vas te mettre en retard, non ?
Il détourna la tête pour regarder sa montre-bracelet.
- Non, j’ai largement le temps, assura-t-il.
- Tu ne dois pas dîner avec lui ?
- Non, il n’était pas libre. Nous devons simplement prendre un verre ensemble pour déblayer le terrain. Je le retrouve à onze heures au bar du Tamanaco.
- Il est descendu au Tamanaco ?
- Oui, naturellement.
- Quel genre de type est-ce ?
- Je vais te le montrer.
Il se glissa hors du lit, alla chercher son portefeuille dans la poche revolver de son pantalon.
- Le voilà, dit-il en exhibant deux photos.
Elle ne put s’empêcher de dire en souriant :
- Tu ne perds pas ton temps, toi. Il y a à peine vingt-quatre heures qu’il a débarqué et tu as déjà des photos de lui !
- Claro ! fit-il avec une pointe de rancoeur. Je tiens à savoir où je mets les pieds. Je me méfie des gens que je ne connais pas. On m’a roulé une fois, et je te jure qu’on ne m’aura plus.
- Mais tu m’as expliqué au téléphone que c’était un ami de Manuel Serabal ! objecta-t-elle, surprise.
- Et alors ? Tu te figures que c’est une garantie ?
Tandis que Teresa examinait les deux photos, Mariano se retirait dans la salle de bains.
Lorsqu’il revint dans la chambre, il questionna :
- Comment le trouves-tu ?
Elle haussa les épaules, marmonna sans enthousiasme :
- Il pourrait être mon grand-père, non ? Il a au moins cinquante ans !
Mariano reprit les photos, les étudia un moment. Elles représentaient deux attitudes distinctes du même personnage : un imposant bonhomme de forte corpulence, au crâne dégarni, au visage lourd, avec des poches sous les yeux.
- Oui, convint-il, il doit avoir franchi le cap de la cinquantaine. Mais tu verras, dans la réalité il fait plutôt bonne impression. Il a de la verdeur, de l’autorité, des manières de grand seigneur.
- Qu’est-ce qu’il fait, au juste ?
- Eh bien, je te l’ai déjà dit : il est conseiller commercial au service d’une organisation européenne. Il m’a donné sa carte...
Fouillant derechef son portefeuille, il en extirpa un bristol qu’il tendit à la jeune femme. Elle lut tout haut :
Martin ALVAREZ
conseiller commercial
Attaché permanent à l’OCIPE
(Office Continental d’information et de Prospection Économique)
Puis, avec une petite grimace d’incompréhension, elle demanda :
- Dans la pratique, il s’occupe de quoi ?
- Il établit des contacts pour une série de firmes européennes faisant partie du Marché Commun... Intéressant pour moi.
- A quel point de vue ?
- Hombre ! s’exclama-t-il, étonné. C’est un de ces types qui sillonnent la planète pour négocier des contrats avec les pays en voie de développement. Ces gens-là, quand ils ouvrent le robinet, c’est des millions de bolivars qui coulent dans votre poche.
- Ah bon, acquiesça-t-elle, subitement captivée. Et tu as l’intention de faire des affaires avec lui ?
- Je ne sais pas encore ce qu’il veut, mais nous devons en parler tout à l’heure.
Il reprit les photos et la carte de visite, replaça le tout dans son portefeuille.
- J’admets que ce n’est pas drôle d’aguicher un vieux schnock de cet acabit, reconnut-il, mais que veux-tu !... On n’a rien sans peine.
Elle eut un gloussement :
- Tu peux compter sur moi. Plus ils sont vieux, mieux ça marche.
- T’emballe pas, ce n’est pas gagné d’avance. Il a l’air terriblement sérieux et coriace, je te préviens. Quand je lui ai serré la main, à l’aéroport, il m’a parlé très aimablement mais il m’a scruté d’un regard qui en disait long. J’ai rarement vu des yeux aussi pénétrants, aussi froids.