No 1965 « Éditions Fleuve Noir », Paris. Reproduction et traduction, même partielles, interdites. Tous droits réservés pour tous pays, y compris l’U.R.S.S. et les pays scandinaves.
En raison du caractère d’actualité de cet ouvrage, l’auteur tient à préciser que toute ressemblance entre certains personnages présentés ici et des personnes vivantes ou ayant vécu ne pourrait être que le fait d’une coïncidence. De même, l’interprétation de certains événements qui sont du domaine de l’actualité ne relève que de la fiction romanesque. L’auteur décline toute responsabilité à cet égard et rappelle qu’il s’agit ici d’une œuvre de pure imagination.
Paul Kenny.
CHAPITRE PREMIER
Le Jetliner de la compagnie British European Airways, en provenance d’Athènes, se posa à Londres à 20 heures 23, c’est-à-dire avec trois minutes de retard sur son horaire.
Comme l’avion avait voyagé au grand complet, le déchargement des bagages et le contrôle des passagers durèrent environ trois quarts d’heure.
Pierre Valdagne-Haumont, excédé par cette perte de temps, déboucha de son pas vif dans le hall de l’aérogare. Sa valise à la main, il promena un regard inquisiteur sur la foule. Son visage s’éclaira lorsqu’il aperçut Peter, le chauffeur de Sir Dellington, qui s’avançait vers lui. Petit et corpulent, impeccable dans son costume de drap foncé, le chauffeur ôta sa casquette pour saluer l’arrivant. Il lui demanda, en mauvais français, s’il avait fait bon voyage.
— Un voyage excellent, Peter, répondit Valdagne. Mais ces formalités sont interminables et je suis un peu en retard, je le crains. Comment va Sir Edwin ?
Peter assura que la santé de son maître était parfaite. Il remit sa casquette sur sa tête, prit la valise du voyageur et marcha vers la sortie.
La Rolls de Sir Edwin Dellington éclipsait toutes les autres voitures alignées dans le parking. Lustrée, étincelante, la superbe limousine faisait penser à un énorme diamant noir.
L’espace d’une seconde, Valdagne envia son ami Dellington. Et, tout en montant dans le carrosse, il songea : « Il n’y a que les Anglais pour oser étaler leur richesse aux yeux de tout le monde. »
Peter referma doucement la lourde portière, grimpa derrière son volant, enfila ses gants, alluma ses lanternes, mit le moteur en route.
La Rolls s’ébranla silencieusement, voluptueusement. Dès qu’ils furent sur la grand-route, la puissante voiture fonça comme un bolide dans la nuit.
Peter, le buste bien, droit, le visage impassible, conduisait avec une sûreté qui n’excluait pas l’audace. De temps à autre, il réclamait le passage d’un bref appel de ses phares qui éclaboussaient avec une violence impérative la route mouillée.
Valdagne jeta un rapide coup d’œil vers la campagne engloutie dans les ténèbres. Il ne pleuvait pas, mais l’air nocturne était saturé d’humidité. Les bicoques banlieusardes, dépassées en trombe, paraissaient trempées.
— Où me conduisez-vous, Peter ? s’enquit Valdagne.
— Au Berkeley, sir.
— Parfait, acquiesça Valdagne.
Satisfait, il se cala confortablement contre les coussins de la limousine.
Dellington faisait toujours les choses d’une manière fastueuse. Le Berkeley, c’était ce qu’il y avait de mieux à Londres.
« Après tout, se dit Valdagne, il me doit bien cela. C’est pour lui faire plaisir que je m’impose ce détour. Et à sa requête. »
Mais cette réflexion fit naître un imperceptible sourire sur les lèvres de Valdagne. Car, en réalité, s’il avait accepté de faire ce crochet pour rencontrer sir Edwin Dellington, ce n’était pas uniquement par amitié. Il avait une petite idée dans la tête, une petite idée qui n’était pas tout à fait désintéressée.
À Athènes, la veille, Abdel Ruzzane lui avait glissé une information qui n’était pas tombée dans l’oreille d’un sourd. Abdel Ruzzane avait toujours des tuyaux de premier ordre.
« Il faudra que je fasse un saut jusqu’à Beyrouth avant le 25 de ce mois, décida Valdagne. En agissant vite, il y a une merveilleuse affaire à réaliser. Je pourrais intervenir sous le couvert de la SOFRAMO, par exemple. »
Il ferma un instant les yeux pour concentrer ses pensées. Des chiffres voltigeaient dans son cerveau, tout le mécanisme d’une opération financière fort complexe s’y élaborait spontanément, comme par magie.
Il fut tout étonné lorsque la Rolls freina pour se ranger devant le portail éclairé de l’Hôtel Berkeley. Le trajet lui avait semblé incroyablement court.
Un portier galonné ouvrit la portière de la limousine.
Le chauffeur de Sir Dellington prit la valise du voyageur, la porta lui-même jusqu’à la réception pour rappeler à l’employé qu’un appartement avait été réservé la veille au nom de monsieur Valdagne-Haumont.
Puis, s’adressant à Valdagne, Peter Windel lui demanda, en anglais :
— Puis-je revenir dans une demi-heure, sir ?
— D’accord, Peter, acquiesça Valdagne.
L’appartement, situé au premier étage de l’hôtel, était princier. Il donnait sur Hyde Park, et Valdagne ne put s’empêcher d’écarter le rideau de velours qui masquait la fenêtre. Naturellement, il ne vit rien. Sinon la masse noire et confuse des arbres de l’immense jardin public noyé dans l’obscurité. Mais la vue des autobus à impériale qui sillonnaient l’avenue lui fit plaisir.
Valdagne aimait Londres. Surtout en hiver.
Il s’écarta de la fenêtre, se dirigea vers la salle de bains, examina les lieux.
Un quart d’heure plus tard, il était prêt. Il avait pris une douche, il s’était donné un coup de rasoir électrique, il avait changé de chemise et de costume.
Debout devant le haut miroir de la salle de bains, il se regarda attentivement.
Sa silhouette élégante et svelte lui plut.
À cinquante-cinq ans, un bel homme a le droit d’être coquet, estimait-il.
Sa haute stature, ses cheveux grisonnants et ses tempes argentées, son complet sombre, admirablement coupé, sa chemise de soie blanche et sa cravate bleu-nuit mettaient en valeur son visage mince où les yeux gris, intelligents et profonds, brillaient d’un éclat plein de finesse.
En attendant l’arrivée de Peter Windel, Valdagne consigna dans son agenda les idées qui lui étaient venues à l’esprit au sujet de l’affaire Abdel Ruzzane-Soframo. Il profita de l’occasion pour relire en vitesse les données du problème qu’il avait l’intention de soumettre à Dellington.
*
* *
Sir Edwin Dellington avait soixante-dix ans. Cheveux blancs, moustache blanche, teint rose, voix feutrée, c’était l’aristocrate anglais dans toute sa splendeur. Ses attitudes à la fois hautaines et détachées, l’humour discret de son œil bleu, le flegme calculé de ses gestes, tout en lui était à ce point typique qu’il donnait parfois l’impression de jouer un rôle : le rôle du richissime gentleman anglais. Ce qu’il était, au demeurant.
— Ravi de vous revoir, dit-il à Valdagne. Et merci d’avoir fait le détour pour accepter mon invitation. J’espère que ce ne sera pas du temps perdu.
— Passer quelques heures en votre compagnie n’est jamais du temps perdu, Sir Edwin, répondit Valdagne en souriant.
— Vous êtes gentil, merci, murmura l’Anglais.
Valdagne prit place à la table qui avait été dressée dans un box particulier, tout au fond de la salle.
C’était un restaurant ultra-chic, un peu vieillot, aux lumières douces, aux murs recouverts de boiseries anciennes. Un personnel nombreux et stylé faisait le service en silence, sans agitation apparente.
Sir Dellington, qui résidait à la campagne, dans le château de ses ancêtres, recevait toujours ses invités de passage dans cet établissement dont il appréciait la cuisine et le confort. Et comme il se trouvait à deux pas de Piccadilly Circus, c’était commode.
La composition du menu fut une entreprise délicate à laquelle Sir Edwin consacra toute la gravité requise. Puis, en attendant le début du dîner, ils dégustèrent un verre de cherry.
Dellington murmura :
— J’ai des amis qui dînent dans l’autre salle. Ils viendront nous saluer tout à l’heure. Je vous présenterai quelqu’un dont je vous ai déjà parlé maintes fois : Lord Percy Maddash.
— Je serai enchanté de faire sa connaissance.
— Tant mieux, marmonna Dellington, imperturbable. Il n’y a pas tellement de confrères qui se déclarent enchantés de serrer la main de Lord Maddash en ce moment. La position qu’il a prise en faveur de l’Afrique du Sud lui vaut de solides inimitiés.
— Je sais… Lord Maddash est un businessman génial, mais il manque de doigté en matière politique. Sa franchise lui fait beaucoup de tort.
— Ne croyez pas cela, mon cher, rétorqua l’Anglais à mi-voix. Quand Maddash laisse tomber une de ces réflexions fracassantes qui hérissent l’opinion mondiale, ce n’est jamais par hasard. La filiale sud-africaine de sa banque est en train, de faire un malheur à Johannesburg, j’ai vu les chiffres.
— Mais je me suis laissé dire que le gouvernement de Sa Majesté avait décidé de mettre le trust Maddash en quarantaine ?
— Pensez-vous ! Le gouvernement n’a pas les moyens de lutter contre un adversaire de la taille de Lord Maddash. Nos distingués parlementaires se sont empressés de faire machine arrière dès que Maddash a froncé les sourcils.
Le maître-d’hôtel et ses trois commis commencèrent à servir les hors-d’œuvre.
Pendant une demi-heure, Sir Edwin et Valdagne bavardèrent à bâtons-rompus, passant d’un sujet à l’autre. Puis, tout en attaquant la superbe entrecôte à l’os qui venait de lui être servie, le vieil Anglais déclara :
— Je tenais à vous voir parce que je voudrais que vous me racontiez ce qui s’est passé à Djeddah. Le Club s’intéresse à cet accord que la France et l’Arabie Saoudite viennent de signer. Vous avez suivi cela de près, n’est-ce pas ?
— Oui, j’ai un neveu qui a participé aux travaux de la commission technique. Nous avons obtenu pour nos experts une autorisation de recherches dont la durée a été fixée à deux années. Il s’agit, pour commencer, d’explorations géologiques.
— Dans quelle région ?
— Les trois provinces qui bordent la Mer Rouge.
— Quel est le plan financier pour la phase suivante ?
— La commission n’a pas encore abordé cette question, éluda Valdagne, prudent.
— Du pétrole, vous allez en trouver, décréta Sir Edwin qui n’était pas dupe de la dérobade de Valdagne. Votre gouvernement le sait, et il a évidemment pris ses précautions à ce sujet. Quand le moment sera venu, on vous offrira sans doute un rôle en ce qui concerne la mise en exploitation des nouveaux puits. Je voudrais, dès à présent, vous proposer une participation de mon groupe. Qu’en pensez-vous ?
Valdagne demeura impassible. Sir Edwin poursuivit :
— Naturellement, nous ne ferions pas les choses d’une manière ouverte. Votre Conseil des ministres s’y opposerait. J’envisagerais plutôt constitution d’une société mixte qui se placerait dans le cadre du Marché Commun. Notre apport serait fait par le truchement de notre branche hollandaise… Cette formule vous assurerait automatiquement des garanties, vous saisissez ?
Valdagne, qui réfléchissait à toute allure, ne saisissait que trop bien les intentions de son redoutable interlocuteur. Dans cette affaire d’Arabie, des millions de dollars étaient en jeu ; l’honorable Sir Edwin Dellington était manifestement désireux d’avoir une part de ce gâteau.
Dans un sens, les prétentions du vieil aristocrate anglais pouvaient se justifier : la formidable puissance financière de son groupe lui permettait de formuler une telle proposition. Par contre, sur le plan juridique, ce n’était pas légal. Et Dellington, qui le savait, répéta de sa voix douce :
— La position de notre filiale hollandaise ne pose pas de problème, n’est-ce pas ? Elle vous couvre vis-à-vis du gouvernement français.
Valdagne ne répondit pas. Avant de prendre une décision, il voulait connaître la contrepartie.
Le financier britannique aborda cette question par un biais assez astucieux :
— À propos, cher ami, je vous signale que la réunion générale des Premiers Ministres du Commonwealth est définitivement adoptée. Elle se tiendra dans quelques semaines, ici même, à Londres… Nous sommes d’ores et déjà inscrits au plan des nouveaux investissements. Les chiffres prévus sont très importants, et si vous êtes intéressé par l’affaire, je vous communiquerai le rapport préparatoire. Les perspectives sont excellentes, notamment en ce qui concerne le Nigeria.
Valdagne, le nez dans son assiette, murmura :
— Cette viande est remarquable.
— Vous ne trouveriez pas mieux dans le meilleur restaurant parisien, confirma Dellington.
Il prit son verre.
— J’espère que ce château Lafite ne décevra pas un connaisseur tel que vous ? s’enquit-il en portant son verre à ses lèvres.
Valdagne but également une gorgée.
C’était un premier cru de Pauillac 1947.
— Superbe, émit Valdagne en redéposant son verre.
Entre-temps, il avait fixé mentalement la ligne de conduite qu’il devait suivre.
— Votre formule de société mixte avec vos associés hollandais me paraît judicieuse, Sir Edwin, prononça-t-il en regardant l’Anglais bien en face. Je vous enverrai une note relative aux accords franco-arabes, et nous examinerons par la suite les modalités appropriées.
— D’accord, opina Dellington, satisfait. Il faut maintenant que je vous dise un mot au sujet de mes pourparlers avec le nouvel organisme qui vient de se constituer à Téhéran. Mon ami Rauch m’en a longuement parlé quand je l’ai rencontré chez lui, à New York, un peu avant la fin de l’année…
CHAPITRE II
Le fastueux dîner tirait à sa fin. En attendant le café, Dellington et Valdagne allumèrent des havanes. Entre les deux financiers, la cordialité un peu réservée du début avait fait place progressivement à une confiance plus chaleureuse, plus intime, teintée de secrète connivence.
Sir Edwin était heureux d’avoir arraché au Français une promesse ferme de participation dans les affaires de pétrole arabe. Il ne le cachait pas. Et, afin, de montrer sa gratitude, il avait fait à Valdagne des ouvertures pour d’autres combinaisons. Notamment, pour une vaste affaire de produits chimiques montée en Asie par le magnat américain Walter Rauch, affaire qui allait vraisemblablement produire des niagaras de dollars.
Valdagne, de son côté, se sentait assez euphorique.
Le Pauillac 1947 y était peut-être pour quelque chose. Mais, à vrai dire, c’était surtout le succès de cette entrevue qui avait fait naître en lui cette agréable sensation de griserie.
Ce qui emballait principalement Valdagne, c’était la perspective d’entrer dans le groupe Walter Rauch. Il en rêvait depuis plus de dix ans ! Toutes les tentatives qu’il avait faites jusque-là s’étaient soldées par des échecs. Cette fois-ci, avec l’appui de Dellington, les choses se présenteraient mieux. Le très puissant W. Rauch, l’empereur de la haute finance mondiale, l’homme dont on disait qu’il était « le président permanent » des États-Unis, n’avait pas beaucoup de sympathie pour les Français. Il les trouvait trop indépendants, trop fantaisistes.
Valdagne ne l’avait rencontré qu’une seule fois, à Chicago ; il n’avait d’ailleurs pas réussi à capter l’amitié du redoutable bonhomme.
Rauch, un colosse de soixante ans, aux yeux couleur d’iceberg et à la bouche amère, avait rembarré Valdagne en lui disant sans mâcher ses mots :
— Je ne travaille pas avec les Français. Il m’a fallu un quart de siècle pour apprendre à mes dépens que la devise de la France était la négation des réalités de la vie… Liberté, égalité, fraternité ?… Les hommes ne sont ni égaux, ni libres, ni fraternels, mister Valdagne.
Valdagne repensait à cela, tout en écoutant Sir Edwin qui évoquait son récent voyage à Tokyo.
En apportant les cafés, le chef de rang se pencha à l’oreille de Dellington pour lui dire quelques mots. Le vieil Anglais opina et murmura :
— Oui, très bien, qu’ils viennent…
Quelques instants plus tard, trois hommes d’âge mûr s’avançaient dans le box pour saluer Sir Edwin. Valdagne reconnut le premier des trois pour l’avoir vu en photographie dans le Newsweek. C’était Lord Percy Maddash, banquier anglais, président-directeur-général d’un gigantesque trust industriel, marchand de canons, propriétaire de mines d’or, patron occulte d’une chaîne de journaux, ami personnel d’une trentaine de ministres du précédent gouvernement de Sa Majesté.
Dellington, de sa voix feutrée, fit des présentations qui ne manquaient pas d’humour :
— Pierre Valdagne-Haumont, de Paris… Une carte maîtresse dans le Marché Commun. Lord Percy Maddash, ségrégationniste, colonialiste, partisan d’un Marché Commun dirigé par le trust Maddash.
Maddash, souriant, dit à Valdagne :
— Mon beau-frère m’a parlé de vous en termes fort élogieux. Il m’a vivement recommandé de vous faire la cour, étant donné le rôle prépondérant que les augures prévoient pour vous à la tête du brain-trust français. Je suis heureux de vous connaître.
Maddash devait friser la soixantaine. Il était grand, un peu voûté, pâle de teint ; il avait de profonds yeux noirs qui vous enveloppaient curieusement comme pour vous isoler du monde ambiant et soupeser votre réalité intrinsèque.
Il présenta lui-même les deux hommes qui l’accompagnaient : un Hindou barbu, un Sikh, propriétaire de filatures à New-Delhi, et un banquier de Genève, blond et congestionné.
Cet intermède fut bref. Maddash refusa de prendre le cognac avec Dellington et Valdagne.
— Je suis au régime, s’excusa-t-il. Mon médecin m’interdit l’alcool et m’oblige à me coucher avant minuit. De plus, mes amis ont un avion à prendre demain matin.
Les trois hommes quittèrent le restaurant.
Valdagne demanda alors à Sir Edwin :
— À qui faisait-il allusion, Maddash, en parlant de son beau-frère ?