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No 1991 Éditions Fleuve Noir
ISBN 2-265-04612-4
ISSN : 0768-178X
L’auteur tient à préciser que toute ressemblance entre certains personnages présentés ici et des personnes vivantes ou ayant vécu ne pourrait être que le fait d’une coïncidence. De même, l’interprétation de certains événements ne relève que de la fiction romanesque. L’auteur décline toute responsabilité à cet égard et rappelle qu’il s’agit ici d’une œuvre de pure imagination.
Paul KENNY
CHAPITRE PREMIER
Il fallait faire vite. Quelle aubaine que les juges et les flics interviennent, cela foutait une pagaille pas croyable. Personne ne s’y reconnaissait plus. Chez les médecins, les infirmiers et les surveillants c’était la panique. Tant mieux. Voilà qui servait bien ses projets. Personnel en déroute, portes ouvertes, c’était la chance de sa vie.
Saroffar se leva. L’occasion ne se reproduirait plus. En profiter sur-le-champ. Il baissa le regard et effleura du doigt le tissu rugueux de son pyjama-uniforme, puis il leva la jambe et contempla d’un œil critique sa pantoufle. On ne lui facilitait pas les choses. Tant pis, fallait faire avec.
Il sortit dans le couloir et se faufila jusqu’au bureau du docteur Fleuriot. Le patron de la clinique était absent, occupé avec les juges fédéraux et les flics.
Saroffar rafla le coupe-papier qui était un poignard de parade d’officier de la Luftwafïe datant du dernier conflit mondial. Fleuriot en était très fier. Bien qu’il dissimulât ses sentiments à ce sujet, Saroffar le soupçonnait de sympathies nazies. D’ailleurs, ses pratiques ne militaient-elles pas en faveur de cette thèse ?
Le salaud ! L’ordure ! Le fumier !
Il ouvrit la penderie. Très coquet, très soigné de sa personne, portant beaucoup d’attention à sa tenue vestimentaire, Fleuriot conservait à l’intérieur une véritable garde-robe lui permettant de se changer rapidement au gré des visites qu’il recevait ou des dîners en ville auxquels il se rendait directement sans avoir à repasser chez lui. Cet aspect de la personnalité de son bourreau gonfla Saroffar de colère. Il le tenait pour une manifestation supplémentaire des tendances fascistes du médecin. Pourquoi pas des bottes cirées, des runes et le svastika sur la cravate ?
Néanmoins, ce penchant l’arrangeait bien. Rapidement, il se débarrassa de son pyjama, de ses pantoufles, et emprunta quelques-uns des vêtements de Fleuriot. Rien ne manquait, du costume à la chemise, de la cravate à la paire de mocassins d’un grand chausseur de la Via Veneto. Chaque pièce fut choisie avec grand soin car il fallait qu’il ait un aspect respectable. Les vêtements le serraient un peu, comme les chaussures, mais tant pis.
Devant la glace du cabinet de toilette, il rectifia le nœud de cravate et se peigna après avoir mouillé ses cheveux. Il grimaça en posant un regard sans indulgence sur ses traits bouffis par la graisse. C’était la faute de ce salaud de Fleuriot.
Pour finir, il glissa le poignard de la Luftwaffe dans la ceinture de son pantalon et traversa le bureau pour entrouvrir la porte. Personne. Il la referma et courut jusqu’à celle du chef comptable. C’était un type qui avait toujours étonné Saroffar avec ses cheveux dorés à reflets métalliques, ramenés en bouclettes sur le front à la façon d’un dieu grec. D’ailleurs, puisqu’on évoquait les Grecs, Saroffar le soupçonnait aussi d’en tenir pour les amours socratiques, ce dont, de toute manière, il se moquait éperdument. En tout cas, le chef comptable ne fit pas d’histoires. La pointe du poignard sur la carotide, il déverrouilla son coffre. Ceci obtenu, Saroffar le coucha sur le ventre avant de lui enfoncer la lame sous l’omoplate gauche. La mort ne fut pas instantanée et le corps déclencha un tel soubresaut que le meurtrier perdit l’équilibre et tomba à la renverse en lâchant son arme.
Il se morigéna. Tu as perdu la main, Serge. Salaud de Fleuriot !
Le sang n’avait pas jailli et ses mains étaient propres. Il les plongea à l’intérieur du coffre. Ces fumiers étaient bourrés de fric. Des francs suisses et français. Il procéda à une razzia totale et enfouit les liasses dans la sacoche en cuir du chef comptable dont il fouilla les poches. Le trousseau de clés de voiture en main, il revint vers le coffre et rafla le 7,65 et un chargeur de rechange qui s’y trouvaient.
Il ouvrit la fenêtre qui donnait sur le parking et passa la tête. Rien en vue. Il sauta à terre par-dessus l’appui. Le chef comptable conduisait une 205 qu’il avait repérée le matin même. Il la trouva facilement et s’installa derrière le volant, empli d’appréhension. Après toutes ces années, savait-il encore conduire ? Il fut vite rassuré. Ses réflexes jouaient à fond. Pas de loupés. Lentement, il sortit du parking et aborda la rampe. Là étaient alignées les voitures des magistrats et des flics. Ceux qui avaient créé un tel bordel que le terme “haute sécurité” n’avait plus de sens. Les rôles étaient renversés. Les bons devenaient les méchants et ces derniers faisaient soudain l’objet de pitié et de commisération. Sans se presser, à quarante à l’heure, il passa devant les uniformes qui ne lui prêtèrent aucune attention. La forteresse se transformait en passoire. Voilà qui servait bien ses projets. Les Suisses étaient vraiment fous. Sans transition, ils passaient d’un extrême à l’autre.
Il tourna à droite dans la direction opposée à celle de Porrentruy. Après quelques kilomètres, parcourus cette fois à cent à l’heure, il vit le panneau « Douane : Zoll ». Aussitôt, il freina, repéra un sentier à droite et s’y engagea pour pénétrer profondément à l’intérieur du bois, jusqu’à ce qu’il bute contre un muret. C’était là qu’il fallait abandonner le véhicule. Sa montre-bracelet indiquait qu’il avait environ deux heures devant lui avant que son évasion ne soit découverte, lorsque les juges et les policiers auraient terminé leur tâche et que la vie normale reprendrait ses droits.
Il enjamba le muret et courut entre les arbres. Il ne sut à quel moment exact il avait franchi la frontière que chevauchait le bois dont il suivait les méandres. En plein jour, personne ne passait par là, et surtout pas les passeurs de fonds qui approvisionnaient les banques suisses.
Lorsqu’il atteignit la lisière, il vira à gauche, en direction du poste-frontière, et slaloma entre les arbres sur une distance d’environ un kilomètre. Ensuite, il bifurqua sur sa droite et traversa un champ. Il débloqua le portillon, rejoignit un mauvais chemin de terre et, de là, la route, la D 35 en direction du nord.
Une camionnette déboucha au bout de dix minutes. Elle avait une plaque d’immatriculation française. C’est tout ce qu’il voulait. Hardiment, il lui barra le passage et le véhicule stoppa brutalement. Le conducteur baissa sa vitre et l’injuria grossièrement. Saroffar se contenta de sourire. Dans le bois, il avait prélevé une liasse de francs suisses. Il la lança sur les genoux de l’homme puis, profitant de sa stupéfaction, il courut ouvrir la portière côté passager.
— J’ai franchi la frontière clandestinement. Démarrez et vite.
L’homme n’obéit pas tout de suite. Il comptait les coupures.
— Passeur de fric ? finit-il par questionner.
— Tout juste.
— C’est bizarre. D’habitude, c’est l’inverse. Les gens passent du fric de France en Suisse, pas le contraire.
Saroffar ouvrit la sacoche et sortit le 7,65 qu’il braqua sur le conducteur.
— T’es payé pour fermer ta gueule et m’emmener loin d’ici. Allez, démarre, connard, et vite !
L’autre obtempéra en grognant. Saroffar jeta un coup d’œil à la jauge. Presque au maxi. De quoi faire deux cents kilomètres. Voilà qui l’éloignerait considérablement de son lieu d’évasion.
Ils dépassèrent une jeune fille à vélo, et en voyant ses belles fesses épanouies sur la selle, Saroffar saliva abondamment. Salaud de Fleuriot. Un jour, il prendrait sa revanche, c’était sûr. Qu’allaient faire les juges et les flics ? Le foutre en prison, probablement, quoique, avec les Suisses, on n’était jamais sûr de rien. En tout cas, ce n’était pas un châtiment suffisant. Un jour viendrait où il faudrait liquider ce pourri.
Ce fut aux alentours de Plombières qu’il vit soudain l’endroit idéal. La route sinuait dans une forêt et un chemin débouchait sur la droite.
— Ralentis et entre là, commanda Saroffar.
L’autre feignit d’obéir, freina mais, à dessein, cala le moteur, puis brusquement ouvrit la portière et traversa la route. Malheureusement pour lui, un camion arrivait en sens inverse.
Saroffar n’alla pas constater les dégâts. Pour lui, la cause était entendue : l’homme était mort. Personne au monde ne résistait à un tel choc. Il passa sur le siège conducteur et redémarra à une telle vitesse qu’il fut certain que le camionneur n’avait pas eu le temps de relever le numéro minéralogique.
Jusque-là, il avait interdit à son chauffeur d’allumer la radio. Cette précaution n’était plus de mise. Rien aux bulletins d’information. Néanmoins il fallait demeurer vigilant.
Quelques kilomètres après Charmes, il aperçut un campement de manouches et une idée lui vint. Il s’arrêta sur le bord de la route, récupéra les billets qu’il avait lancés à son chauffeur et inspecta l’arrière du véhicule. Il découvrit un sac en toile qui contenait des outils. Il les vida sur le plancher et les remplaça par les liasses dont il s’était caparaçonné en ne conservant, dans chaque poche intérieure de son veston, qu’une bonne quantité de coupures françaises. Le 7,65 dans la ceinture, il sauta sur la berme et héla un des manouches, qui, méfiant, s’approcha à pas prudents.
— Je cherche à acheter une voiture, expliqua-t-il en agitant une poignée de bank notes.
L’œil du nomade s’alluma.
— Celle-ci ne marche pas ?
— Elle marche très bien, mais j’en veux une autre avec, en supplément, six jerricans pleins d’essence.
La liasse voltigea dans l’air et atterrit aux pieds du manouche qui la ramassa l’œil cupide. Saroffar s’autorisa un sourire. Voilà des gens qui comprenaient les aléas de la vie ; il l’avait expérimenté dans le passé lorsqu’il était traqué. Pas de futiles questions avec eux, pas de curiosité malsaine. Bizness, bizness. L’intérêt primait toute autre considération. Il ne se trompait pas. Le manouche désigna une vieille 505 :
— Un engin terrible, comme neuve, je vous arrange des papiers au nom que vous voulez. En plus, je vous refile six jerricans. En échange, vous me laissez le fric et la camionnette.
Saroffar n’hésita pas :
— Affaire conclue.
Vingt minutes plus tard, il repartait. Ce nouveau moyen de transport, il ne l’utilisa que sur le trajet Charmes-Nancy-Chalons-sur-Mame. Dans cette ville, il l’abandonna à un kilomètre avant la gare. Un train passait vingt-cinq minutes plus tard. Il acheta un aller simple en seconde classe et se mêla aux militaires qui partaient en permission et hurlaient des chants de corps de garde. Il n’en connaissait aucun, sinon il se serait joint à eux tant l’exaltait la liberté retrouvée.
Prudemment, il descendit à Meaux et loua les services d’un taxi pour se faire conduire à Créteil. Chaque fois, il restait suffoqué par la laideur hideuse de cette ville banlieusarde. De là, il emprunta le métro, changea plusieurs fois et aboutit enfin à l’Hay-les-Roses. Chargé du sac et de la sacoche, le 7,65 enfoncé dans sa ceinture, il laissa le flot des passagers s’engouffrer d’un pas pressé à travers la porte de sortie et fut le dernier à déboucher sur la place.
La nuit tombait, en même temps qu’une petite pluie fine.
En courbant la tête, il se dirigea vers le café-tabac où il acheta des cigarettes et un briquet, mangea un sandwich et but une bière. En fait, il n’avait guère faim et c’était là une simple formalité car son estomac était bloqué par la tension, brusquement, il se sentit fatigué. La journée avait été rude et il n’avait plus l’habitude. Autour de lui, on parlait foot. L’ambiance était chaude, amicale, confiante. Quel changement avec l’endroit d’où il venait. Il se souvenait encore de la grande brute, ce dément qui voulait l’étrangler six mois plus tôt et que, de rage, il avait massacré avec une grosse pierre. Ici, c’étaient des gens simples qui s’émerveillaient des exploits de leur équipe favorite. Quoi de plus reposant ?
Il alla s’asseoir à une table et commanda un café, rien que pour prolonger le plaisir. En sourdine, un vieux juke-box laissait échapper une chanson bien rythmée. Les paroles lui accrochèrent l’oreille :
De défaite en défaite,
Des lits défaits
Font les défis,
Délit de fuite…
Des lits défaits ? Il grinça des dents et eut l’impression de recevoir un coup de poignard dans le cœur. Le regret poignant de ce qu’il avait perdu le tenaillait. Vite, il fallait chasser ce coup de cafard. Il alluma une cigarette. Après le café, il commanda un calvados. Quel goût avait l’alcool après toutes ces années ?
Il goûta et se rasséréna. Oui, c’était comme avant. Quel bonheur de récupérer ses sensations. Il commençait même à s’intéresser au foot.
Il resta là une heure et partit à regret. Il devait maintenant plonger dans un monde de sang et de mort.
La pluie n’avait pas cessé. Elle était en harmonie parfaite avec ses pensées.
CHAPITRE II
Depuis peu, le Vieux avait inauguré son nouveau bureau. Par la grande baie donnant au sud, le soleil pénétrait à flots, baignant le tapis de sa chaude lumière. Ce tapis avait été tissé à la Fabrique royale de Chaillot au début du XVIIIe siècle et le patron des Services spéciaux en était très fier. Il avait été offert par Napoléon 1er à Joséphine de Beauhamais, assurait-il. Sur cette merveille reposait un bureau ministre Louis XVI par Riesener. Si l’on ajoutait la pendule, la bibliothèque vitrée, les fauteuils, le tout formait un ensemble harmonieux et de bon goût.
Fidèle à ses habitudes, le commissaire divisionnaire Tourain de la D.S.T. portait un costume informe au gris sinistre. Mal nouée, la cravate pendouillait en biais en travers de la chemise bleu pétrole. Pour un observateur ignorant de la personnalité du policier, sa présence en ce lieu aurait paru incongrue.
Coplan revenait de vacances bien méritées. Bronzé comme un surfeur, il arborait un costume sport en accord avec la saison et ce premier jour de beau temps après une semaine de pluie parisienne. Son cou portait encore quelques griffures, là où la splendide Tahitienne avait lacéré la peau avec ses ongles tant elle avait hurlé d’extase entre les bras de son amant de passage.
Les coudes appuyés sur la surface de son bureau, le Vieux souriait vaguement, comme si l’un ou l’autre des deux hommes qu’il avait convoqués venait juste d’émettre une bonne plaisanterie. Sur sa gauche, trônait une lampe de bronze qu’il avait pris l’habitude, depuis son emménagement dans ce nouveau local, de laisser allumée en plein jour. C’était un superbe flambeau de vermeil ouvragé de style Restauration agrémenté d’une ampoule électrique et qui, cela faisait des décennies, continuait à diriger ses rayons sur des milliers de documents ultrasecrets.
Enfin le sourire s’effaça et le Vieux tourna la tête vers Coplan qui, à l’inverse de Tourain, n’était pas encore au courant.
— Un événement important s’est produit hier qui vous a certainement échappé, mon cher Coplan, sans doute parce que vous avez encore la tête pleine de souvenirs tahitiens, de vahinés et de plages baignées de soleil.
Coplan cligna des yeux avec indulgence. Il était accoutumé au ton un peu fielleux de son supérieur quand il rentrait de vacances. Pour eux, c’était un jeu, destiné partiellement à Tourain, ce policier qui ne faisait pas partie de la Piscine. En réalité, le patron de la D.G.S.E. adorait son agent n® 1, le top-niveau de la profession, le seul pour lequel il éprouvait une totale confiance et qui exerçait sur lui une véritable fascination.
— Un préambule, d’abord. Les autorités fédérales, chez nos amis suisses, ont installé depuis des années des cliniques psychiatriques réservées aux fous criminels.
Diverses thérapies y sont tentées afin d’essayer de guérir les patients. Des techniques des plus modernes y sont utilisées. Les résultats sont mitigés. Pas vraiment satisfaisants. Mais là n’est pas vraiment mon propos. Une de ces cliniques, située près de notre frontière, poétiquement baptisée « Les Chèvrefeuilles » et dirigée par un certain docteur Fleuriot, pratiquait une méthode hautement répréhensible. Au début, l’intention était bonne. Deux de leurs patients étaient atteints d’un cancer des parties génitales. Le bon docteur Fleuriot et son équipe ont procédé à l’ablation des parties génitales. Par ce truchement, le danger que représentaient ces deux hommes est tombé à zéro puisque la Justice helvétique les avait placés dans cette clinique à la suite de crimes sexuels commis sur des enfants et des adolescents des deux sexes. Selon l’équipe médicale des « Chèvrefeuilles », leur guérison fut foudroyante. Brusquement, ces malades réalisèrent le caractère hideux de leurs forfaits et en éprouvèrent un sincère repentir. Eux qui étaient incroyants, versèrent dans la religion.
« Les médecins en étaient tout réjouis, d’autant que les spécimens qui leur avaient été confiés, une bonne cinquantaine, étaient considérés comme incurables, parfaitement irrécupérables par la société. En leur âme et conscience, ils estimaient que leurs efforts constants, leurs méthodes ultra-perfectionnées étaient voués à l’insuccès. Presque tous, d’ailleurs, avaient demandé leur mutation, mais Berne avait refusé. Ces médecins étaient d’autant plus découragés, d’autant plus persuadés de l’inanité de leurs traitements, que la tension montait dans la clinique entre déments. Les heurts, les bagarres, les batailles rangées étaient fréquents. Un Yougoslave avait tué un de ses compagnons dans les douches collectives parce qu’il refusait de se laisser sodomiser. Le personnel de surveillance, les infirmiers, étaient en nombre nettement insuffisant. Ces braves médecins ont eu peur. Ils en ont un peu oublié leur éthique, leur serment d’Hippocrate et… »
— Je vois, coupa Coplan. Ils se sont dit pourquoi ne pas rééditer l’opération ? En procédant à l’ablation des testicules, on supprime le péché et l’agressivité. Et puisque Berne ne veut pas nous muter, ensuite on dort tranquille sur nos deux oreilles avec des loups devenus agneaux.
— C’est une vieille théorie, glissa Tourain. Les pulsions sexuelles disparues, cette catégorie de tueurs n’a plus de raison d’être. Ses mobiles s’évanouissent. Le sadique se transforme en homme tranquille comme John Wayne.
— Le docteur Fleuriot n’a guère eu le temps d’aller très loin. Trois pas dans cette nouvelle direction thérapeutique et il a été stoppé net. Horrifié par ces agissements, un confrère les a dénoncés à la justice fédérale qui s’est déplacée en force pour enquêter sur le scandale. À la faveur de la confusion qui a régné, un des nouveaux eunuques a réussi à s’évader. Avec une belle facilité, je dois dire. Il paraît que c’était un vrai bordel après que les magistrats et les policiers eurent débarqué. Personne ne s’occupait plus des fous, les surveillants se terraient et les portes étaient ouvertes. Cet homme en a profité. Il faut croire que l’ablation de ses parties génitales n’avait pas supprimé chez lui l’agressivité et l’instinct de mort, puisqu’il a assassiné le comptable, vidé son coffre et disparu dans la nature.
Le Vieux marqua un temps d’arrêt et lâcha à l’intention de Coplan :
— Il s’appelle Serge Saroffar.
Coplan tressaillit. Il savait à présent pourquoi il avait été convoqué.
Sa fantastique mémoire lui restitua les traits, malgré tout un peu flous, du dangereux terroriste. Il était même capable de se remémorer la fiche signalétique.
Serge Saroffar, Français d’origine libanaise. Environ 35 ans, à présent. Alors qu’il était étudiant en droit à Aix-en-Provence, il avait rejoint les rangs de l’Armée Populaire de Libération Libanaise avant d’être envoyé dans les camps d’entraînement au Yémen, en Syrie, en Libye et en Allemagne de l’Est. Très vite, il était devenu un sicaire apprécié par ses mandants. Attentats, assassinats en Europe, à Chypre et au Liban. Des années plus tard, il avait franchi un grand pas en étant accepté par NAJA. La faute en incombait-elle aux assassinats qui lui avaient été commandés ? Ou bien était-il né ainsi, avec ce délire sexuel dont personne, jusque-là, ne connaissait la violence contenue ? En tout cas, un jour, quelque chose avait craqué dans son cerveau malade. Une implosion suivie d’une explosion. À l’époque, il opérait en Suisse. Successivement, il avait tué, violé et mutilé cinq adolescentes, une à Genève, deux à Zurich, une à Lausanne et la dernière à Bâle. Rompu à la vie clandestine, il n’avait que peu de chances d’être capturé. Et pourtant, il l’avait été. Sur une dénonciation anonyme…
Dénonciation anonyme ? Coplan sourit. Il devinait ce que le Vieux avait en tête. À son sourire, son supérieur et Tourain surent qu’il avait compris.
— Je me souviens.
— Le jury fédéral, reprit le Vieux, lui a évité la prison. En revanche, il l’a condamné à séjourner dans une clinique psychiatrique spécialisée, haute sécurité, à perpétuité sauf en cas de guérison patente. Il y a passé trois ans et, en cet espace de temps relativement court, a réussi à tuer deux codétenus dont la folie furieuse menaçait sa vie.
— C’est pourquoi il a été l’un des premiers à qui les bons docteurs ont coupé les couilles, interjeta Tourain, d’ordinaire peu enclin à la vulgarité. Ils ont cru abolir en lui les pulsions meurtrières en oubliant son passé de tueur, indépendant de sa démence sexuelle.
— Revenons-en à sa capture, poursuivit le Vieux.
— Il a été vendu par ses acolytes de NAJA, déclara Coplan avec assurance. Je ne vois pas d’autre explication. Cette organisation est composée d’idéologues, à la rigueur de mercenaires, mais sûrement pas d’obsédés sexuels criminels. Ils ont dû vomir à l’idée de posséder dans leurs rangs un tel monstre. Comment l’ont-ils démasqué, cela nous l’ignorons. En tout cas, ils l’ont dénoncé. Ils auraient pu l’exécuter discrètement. Ils ne l’ont pas fait, probablement en souvenir des années et des aventures vécues à ses côtés. Un idéologue est toujours sentimental, et c’est parfois ce qui le perd.
— Je partage cet avis, approuva le Vieux. Les gens de NAJA l’ont dénoncé à la police fédérale. Saroffar s’en est douté. Ensuite, il en a reçu confirmation lorsque ses anciens compagnons ne sont pas venus le délivrer alors qu’ils en avaient les moyens. Hier, il s’évade. Dans quel but ?
— D’abord, échapper à son univers carcéral, ensuite se venger, répondit Coplan.
— Je suis d’accord, opina Tourain.
— Son évasion est tenue secrète, révéla le Vieux. Au début, les Suisses ont renâclé mais sont venus à résipiscence en apprenant que, selon toute probabilité, Saroffar est passé en France. La frontière n’est qu’à quelques kilomètres des « Chèvrefeuilles ».
— Comment l’a-t-on su ? s’enquit Coplan.
— Sur la route de Plombières, un homme a été renversé par un camion. Il s’en est sorti miraculeusement avec une clavicule cassée, des contusions et des blessures superficielles. À l’hôpital, il a raconté qu’il avait été enlevé et qu’il avait abandonné son véhicule au moment où son ravisseur s’apprêtait à le tuer. La description convient tout à fait. C’est Saroffar tout craché. Donc, il est en France et il sait pourquoi il est venu dans notre pays. Doté d’une belle intelligence, il sait planifier et coordonner ses actions.
— Sa trace après Plombières ?
— Elle se perd. Résumons-nous. Le silence est fait sur son évasion, de façon à ne pas alerter NAJA du danger que ses membres courent si, du moins, Saroffar peut espérer les retrouver après trois ans. Néanmoins, en accord avec la D.S.T. et la police judiciaire, son signalement est fourni à toutes les unités de police et de gendarmerie, mais sous une fausse identité, celle de Pascal Germain, recherché pour attaques à main armée, avec, cependant, mission de ne pas l’appréhender mais de le prendre en filature.
Coplan hocha la tête.
— Il faut qu’il nous mène à NAJA.
Il n’ignorait rien de la frustration qu’éprouvaient le Vieux et Tourain. Ce noyau dur de terroristes de diverses nationalités regroupait les éléments les plus irréductibles et, surtout, les mieux entraînés et les plus endurcis dont les exploits meurtriers avaient ensanglanté l’Europe, le Proche et le Moyen-Orient. À Londres, il avait tenté de réduire en cendres la résidence du Premier britannique, le célèbre 10 Downing Street, là même où Winston Churchill, en 1940, avait promis à son peuple, avant la fin du conflit, du sang, de la sueur et des larmes. En cette fin de siècle, NAJA avait pris le relais des nazis. C’était elle qui répandait le sang, la sueur et les larmes. Au Caire, elle avait mitraillé le président de l’Assemblée nationale en représailles de la prise de position égyptienne aux côtés de la coalition liguée contre l’Irak. À la base aérienne d’Incirlik en Turquie, elle avait tiré au missile sol-sol sur les avions américains qui décollaient pour larguer leurs bombes sur Bagdad.
Depuis des années, elle déjouait habilement les tentatives des polices et des Services spéciaux européens pour en identifier les membres, et les appréhender. Ces derniers étaient insaisissables. Les seuls succès enregistrés étaient ceux des Allemands, des Suisses et des Français. Les premiers avaient réussi à abattre un couple formé d’anciens de la Rote Armee Fraktion, en fait la presque totalité des survivants. Ils avaient vendu chèrement leur peau et tué quatre policiers. Sur dénonciation anonyme, Berne avait arrêté Serge Saroffar. Quant aux Français, ils avaient pris d’assaut une ferme du Loiret dans laquelle se terraient trois terroristes qui, comme leurs amis allemands, avaient lutté jusqu’à la limite de leurs munitions avant de se suicider à la grenade défensive. D’où la frustration de la D.G.S.E. et de la D.S.T. Impossible de pénétrer, d’infiltrer, ce qui ressemblait à un bathyscaphe enfoncé dans une fosse océanique.
Qui était le cerveau derrière ce réseau ? Des Services spéciaux dans une capitale étrangère, près des mosquées où retentissait l’appel du muezzin ? Un chef dont le charisme et l’intelligence étaient parvenus à réunir des talents aussi divers et à construire autour d’eux un filet hermétique ? Un homme ou une femme ? Ou bien fallait-il se rabattre sur le vieil ennemi qui paraissait si démodé et archaïque à cause de la réunification des Allemagne et de la perte du glacis d’Europe Orientale ? L’adversaire dans son bunker à quelques pas du Kremlin n’était probablement qu’assoupi, attendant son heure et l’échec de la glasnost et de la perestroïka, pour prendre sa revanche sur l’humiliation. En attendant, il affûtait ses griffes, disposait ses pions, mettait en place ses réseaux. NAJA obéissait-elle à Moscou ? N’était-elle qu’un prolongement du bras séculier soviétique ? Même les transfuges de la Stasi est-allemande n’en savaient rien. C’était désespérant. Le Vieux et Tourain se rongeaient les poings d’impuissance.
Sans doute les membres de NAJA étaient-ils éparpillés aux quatre coins de l’Europe, vaquant à des occupations tranquilles, n’attirant pas sur eux l’attention. Des anonymes, dans un pub londonien, dans une campagne irlandaise, dans une banlieue lyonnaise, jouant au football dans un terrain vague avec des gamins, le masque de l’innocence plaqué sur leurs traits hypocrites. Les femmes mouchaient des gosses morveux dans des jardins d’enfants ou les gardaient le soir quand les parents sortaient dîner en ville. Dans un box loué à l’année ou dans une casemate oubliée étaient planqués les armes et les explosifs.
Qui les finançait ? Ou bien s’autofinançaient-ils par des attaques de banques ou de convoyeurs de fonds ? Une opération ponctuelle par-ci, une autre par-là ? De quoi voir venir encore six mois ?
Qui assignait les cibles ? En débattaient-ils en comité restreint ou bien en échange de lourdes sommes agissaient-ils pour le compte d’une puissance étrangère ?
Le peu que l’on savait de NAJA avait été livré par Saroffar après qu’il eut été confondu par les preuves lui attribuant la paternité des cinq crimes sadiques. À ce moment-là, il traversait une intense période de dépression durant sa garde à vue. Spontanément, il avait parlé, vraisemblablement ulcéré par la trahison de ses amis. Cette faiblesse ne s’était pas prolongée. Rapidement, il avait repris le dessus et s’était muré dans le mutisme le plus complet. Ses confidences ne dépassaient pas la première page du procès-verbal. La Brigade criminelle avait refusé de le livrer aux Services spéciaux et ce qu’il savait et n’avait pas révélé ne pouvait plus être exploité. La Confédération helvétique était la démocratie la plus ancienne d’Europe et on y était très sourcilleux sur les droits de l’homme. La Brigade criminelle ne tenait nullement à être critiquée à cet égard. Le Vieux et Tourain n’avaient plus qu’à remâcher leur frustration.
Le Vieux exhala un soupir.
— Depuis trop d’années nous subissons l’affront. NAJA nous tient en échec. Ils doivent se moquer de nous. Je ne le supporte plus. Le gouvernement non plus, d’autant que…
Il hésita. Cependant, il éprouvait une telle confiance dans ces deux hommes qu’il livra le secret :
— Trois de nos pilotes qui ont participé à notre intervention militaire contre l’Irak ont été assassinés mystérieusement en République Centrafricaine où ils avaient été réaffectés. C’étaient des pilotes de Jaguar. Vous voyez donc le symbole. Nous sommes persuadés que NAJA est responsable.
— NAJA frappe partout, remarqua Coplan. Qui nous prouve que Saroffar va rester en France ?
— Rien, admit le Vieux. Nous devons compter avec la chance et sa malchance.
— Et ses erreurs, ajouta Tourain. En trois ans, il a peut-être perdu ses réflexes d’antan. Certes, il a merveilleusement réussi son évasion. Reconnaissons quand même que la tâche lui a été grandement facilitée par les Suisses et leur panique devant les enquêteurs.
— Combien d’argent a-t-il pris dans le coffre ? voulut savoir Coplan.
— Environ six cent mille francs en coupures suisses et françaises. C’était la veille du jour de paie et la clinique utilise du personnel frontalier français, ce qui explique les billets français. En outre, beaucoup d’employés se font régler en liquide. Il paraît que c’est une vieille tradition dans le milieu hospitalier helvétique.