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Coplan se décarcasse à Caracas

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  No 1995, Éditions Fleuve Noir.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  
  
  
  Coplan quitta l’hôtel Danieli, sa terrasse en étage et son restaurant panoramique d’où l’on avait vue sur le bassin San Marco et l’île de San Giorgio Maggiore. Dans cet établissement de style gothique qui donnait sur le quai, George Sand et Alfred de Musset avaient abrité leurs amours tumultueuses. La légende suggérait même que, le poète étant tombé gravement malade, la romancière aurait noué de tendres relations avec le médecin traitant.
  
  Il se dirigea vers l’ouest en suivant la Riva degli Schiavoni en direction du Molo, le quai devant la Piazzetta et le Palais des Doges. Ici, à Venise, on ne circulait qu’à pied, en gondole, en vaporetto ou en motoscaffo, la vedette à moteur remplaçant le taxi classique. Il passa le petit canal sur le pont de la Paille d’où l’on apercevait le pont des Soupirs qu’avaient traversé les condamnés gagnant les prisons.
  
  La température était fraîche après la pluie venue de l’Adriatique en compagnie de la marée qui, en pénétrant dans la lagune, en avait chassé les eaux mortes et leurs relents putrides. Le ciel, néanmoins, était clair et le soleil réchauffait les gondoliers qui attendaient le chaland en déclamant leurs offres d’une voix blasée car l’on était hors saison.
  
  Coplan prit le vaporetto de la ligne 1 à la station San Marco. Les vaporetti étaient divisés en deux catégories : l'accelerato et le diretto. Par une aberration du vocabulaire, l'accelerato était le plus lent des deux, ce qui avait toujours amusé Coplan. Cette lenteur provenait du fait que l'accelerato était omnibus alors que le diretto sautait plusieurs stations.
  
  Il versa ses 2 500 lires et prit pied sur le pont. Dans un horrible tintamarre de chocs métalliques, de chaînes rejetées sur le caisson, le vaporetto se détacha et remonta le Canal Grande vers le nord.
  
  A chacune des stations de Salute, de Santa Maria del Giglio et d’Accademia, il dévisagea les hommes qui attendaient sur la plate-forme l’arrivée du vaporetto. Nulle part il ne vit Abou Walid.
  
  Certes, l’intéressé n’était pas un espion, nulle école ne l’avait formé et, pourtant, il prenait des précautions extraordinaires de peur que ceux qui menaçaient sa vie ne collent à ses traces. Ainsi jouait-il au jeu de pistes. Un rendez-vous conduisait à un autre. Le tout ponctué de phrases-codes sibyllines, voire cyniques. Ainsi, la veille, dans le sestier (Nom donné aux différents quartiers de Venise) de Cannaregio, Coplan avait été dans l’obligation de prononcer devant le bedeau de l’église San Giobbe, que Walid avait largement bakchiché :
  
  « - Ce matin, j’ai aidé un aveugle à descendre du trottoir. »
  
  « - Il est tombé dans le canal ? »
  
  « - Naturellement, puisqu’il n’y a pas de trottoirs à Venise. »
  
  Terrorisé, Abou Walid évitait les endroits trop courus, le Rialto, la place San Marco, ses pigeons, ses cafés Florian et Quadri, le Palais des Doges, la Tour de l’Horloge et la Basilique pour se cantonner dans les sestiers du sud et de l’ouest.
  
  Coplan pensait à sa précédente mission à Venise (Voir Bang au Liban pour Coplan). Cette fois-là aussi, il avait eu affaire à un homme traqué. Il était vrai que la configuration de la Cité des Doges se prêtait admirablement au jeu de cache-cache avec la mort.
  
  Il descendit à la station Ca’ Rezzonico et marcha vers l’ancien palais de style baroque, transformé en musée du XVIIIème siècle. Il admira la façade patricienne et gravit l’escalier monumental vers l’immense salle de bal ornée de marbres de couleur. Au deuxième étage, il leva les yeux vers les magnifiques plafonds peints qui ressuscitaient les mascarades vénitiennes avec leurs Pierrots lunaires et leurs Paillasses grotesques. Ayant ainsi joué son personnage de touriste, amateur d’art, ce qu’il était réellement en fait, il se dirigea vers le gardien de l’aile ouest, un gros moustachu à l’air endormi. A travers la fenêtre, Coplan désigna une gondole sur le canal :
  
  - Corne mi piacerebbe passare tutta la vita in questa gondola !
  
  - Anche a me.
  
  - Ma se non costasse centodiecimila lire l’ora (Comme il me plairait de passer toute ma vie sur cette gondole - A moi aussi. - Mais si cela ne coûtait pas 110 000 lires de l’heure) !
  
  Parfaitement réveillé par la phrase-code dictée par Abou Walid, le gardien tendit à Coplan une feuille de papier dont ce dernier prit connaissance avant de quitter la Ca’ Rezzonico.
  
  Cette fois, il prit un motoscaffo et, par les canaux de San Polo et San Agostin, se fit conduire à la perpendiculaire de la place San Giacomo dell’Orio dans le ses-tier de Santa Croce. Dans cette oasis de calme et de beauté, loin des foules de touristes, Abou Walid l’attendait à la terrasse d’un café à l’intérieur astiqué comme une cuisine flamande. C’était un homme à la forte corpulence, au teint basané, à la chevelure poivre et sel, aux yeux vifs et intelligents mais apeurés, aux vêtements sombres et de bon goût. Il avoisinait la cinquantaine.
  
  - Personne ne vous a suivi ? s’inquiéta-t-il.
  
  Coplan fit signe que non et commanda un pot de café noir et des fritelle, des beignets à la crème pâtissière qui autrefois ne se confectionnaient qu’à l’époque du Carnaval mais qu’à présent on trouvait tout le long de l’année
  
  Pendant que Coplan buvait son café et mordait dans ses fritelle, Abou Walid répéta son histoire. Durant cinq ans, cet homme d’affaires palestinien avait aidé la justice américaine à rechercher, à appréhender et à traduire devant un tribunal Anouar Jaldeh, un terroriste jordanien responsable de plusieurs attentats aux États-Unis ayant entraîné la mort de nombreuses victimes. En contrepartie, l’informateur demandait la citoyenneté américaine, une somme de 500 000 dollars et une protection assurée par le F.B.I. Des exigences plus que raisonnables au regard des services qu’il rendait, puisqu’il avait également permis l’arrestation des quatre complices d’Anouar Jaldeh.
  
  A présent, il était désenchanté et regrettait le concours qu’il avait apporté aux diverses administrations américaines.
  
  - Au début, ils vous promettent la lune mais ils ne tiennent pas leurs promesses.
  
  En réalité, aucune de ses revendications n’avait été satisfaite. La protection s’était résumée à d’incessants déménagements dans des cabanes à lapins au fin fond du désert d’Arizona ou du Nevada, dans des hameaux du Wyoming ou du Montana où l’on comptait quinze habitants et une vache et où cet habitué du soleil de Jéricho gelait l’hiver sous des températures de moins cinquante. On l’avait même abrité dans des prisons ou dans des hangars de casernes. Quant à la citoyenneté américaine, elle lui avait été en définitive refusée sous prétexte qu’avant de les dénoncer il avait aidé les terroristes. En ce qui concernait l’argent, il lui avait été distribué avec parcimonie et le tiers de la somme promise lui était encore dû.
  
  Coplan n’était guère étonné. Il savait que le F.B.I. et la C.I.A. protestaient vigoureusement contre le traitement désinvolte réservé aux informateurs étrangers (Authentique). Sans ces derniers, sans les traîtres, les transfuges, les renégats qui choisissaient la défection, le combat contre les réseaux terroristes devenait douteux. Impossible, clamaient-ils, d’infiltrer ceux-ci, composés d’hommes et de femmes unis par les liens du sang et de la religion, par la culture géographique, historique et politique, et par une haine inextinguible à l’égard de l’ennemi réel ou supposé.
  
  Écœuré, Abou Walid avait fui les États-Unis, juste après qu’Anouar Jaldeh, ainsi que deux de ses quatre complices, eurent été exécutés sur la chaise électrique de la prison de Raiford en Floride.
  
  - Et c’est alors que Salim Jaldeh m’a condamné à mort, conclut-il. Il ne l’avait pas fait jusqu’alors dans l’espoir que je revienne sur mes déclarations en sauvant ainsi son frère.
  
  Coplan dressa l’oreille tout en savourant sa gitane. Dans le cadre de la coopération de la France avec l’État algérien avec pour but de lutter contre les intégristes musulmans algériens qui menaçaient les intérêts français et assassinaient ses ressortissants, la D.G.S.E. avait expédié à Alger une équipe composée de sept officiers et quatorze sous-officiers, tous spécialistes de la lutte clandestine. A la tête d’un commando de dynamiteurs, Salim avait fait sauter l’immeuble discret de la rue des Frères Oukid, près de l’agence Port-Saïd d’Air France, où œuvrait la délégation. Atroce bilan : 6 morts et 9 blessés graves dont un amputé des deux jambes. Parmi les morts, le capitaine Kerjean dont Coplan avait sauvé la vie à Kaboul. Le Vieux avait juré de venger ses hommes.
  
  Coplan ne savait pas grand-chose de Salim Jaldeh. Aussi pressa-t-il son interlocuteur de questions. Dans un premier temps, celui-ci resta muet, puis commanda un café lungo, bien qu’il en restât encore dans le pot de Coplan.
  
  - Je dois penser à ma sécurité, fit-il enfin.
  
  - Je vous la garantis en France, répondit Coplan qui avait reçu les pleins pouvoirs du Vieux. Résidence, nouvelle identité et passeport français. Plus protection policière si vous le désirez. Cependant, je vous mets en garde contre la protection policière. Trop souvent, elle est voyante. Les gens jasent et, un jour ou l’autre, ça revient aux oreilles des gens qui vous cherchent.
  
  Le Palestinien hocha la tête.
  
  - Je sais cela. Pour être franc, j’ai confiance dans les Services spéciaux français. Ils ne manquent jamais à leur parole.
  
  - C’est ce qui explique nos succès.
  
  - Dommage que vous manquiez d’argent.
  
  - C’est une chose qui parfois peut s’arranger. Voici ce que je propose. Partons d’ici. Nous avons une maison discrète dans le sestier de Dorsoduro sur la rive méridionale du Canal Grande. Vous y serez en sécurité jusqu’à votre transfert en France sous une nouvelle identité qui vous sera fournie ici même. Chez nous, vous subirez une opération de chirurgie esthétique, et adieu l’ancien Abou Walid.
  
  Ce dernier se rasséréna. Malgré tout, il réfléchit, grignota deux des fritelle de Coplan en buvant son café lungo puis, sans transition, tendit une main épaisse.
  
  - Je suis d’accord.
  
  Coplan inclina une tête satisfaite et fit signe au cameriere de lui apporter l’addition.
  
  Plongeant son soubassement dans l’eau du canal dei Carmini, la planque de la D.G.S.E. se logeait à une soixantaine de mètres de la maison que Shakespeare avait choisie pour y placer son personnage d’Othello ou, du moins, c’est ce qu’affirmaient les Vénitiens, toujours à l’affût de réminiscences historiques.
  
  Dans le salon intime aux volets clos, Abou Walid, à présent rassuré, poursuivit ses révélations :
  
  - La République du Soudan a créé une Internationale du terrorisme. Officiellement, elle se veut exclusivement islamique et recrute des Palestiniens extrémistes opposés à Arafat, des Kurdes et des Irakiens anti-Saddam Hussein, des Soudanais évidemment, des Turcs et des Algériens, aussi bien des hommes que des femmes, mais avec une majorité d’hommes (Authentique)...
  
  Coplan était au courant. Cependant, il n’en dit rien et écouta la suite.
  
  - ... Cette phalange est entraînée par des anciens de la STASI et du K.G.B. C’est une bande de tueurs féroces. Anouar Jaldeh y était baptisé le Commandant, alors que son frère Salim recevait le surnom de Colonel parce qu’il commande la 6e Colonne, composée des combattants les plus braves et les plus aguerris.
  
  - Pourquoi 6e Colonne ? s’étonna Coplan. Ce n’est pas une dénomination habituellement islamique.
  
  - Par référence à la guerre d’Espagne de 1936-39. Quatre colonnes franquistes encerclaient Madrid dont elles ne parvenaient pas à s’emparer. Leur 5e Colonne se cachait à l’intérieur de la capitale, formée des partisans franquistes clandestins. Salim est très féru d’Histoire et le caractère clandestin de ses activités lui a suggéré cette appellation. Et c’est bien cette 6e Colonne qui a fait sauter votre immeuble de la rue des Frères Oukid.
  
  Cette fois encore, Coplan ne manifesta aucune émotion. Néanmoins, à l’aune de cette précision, il jugea de la qualité des informations fournies par le Palestinien. Si l’attentat d’Alger n’avait pu être tenu secret en raison de son grand retentissement dans la ville, jamais il n’avait été révélé que les victimes appartenaient aux Services spéciaux français.
  
  Abou Walid détailla ensuite le curriculum vitae de Salim Jaldeh. Très jeune diplômé de la faculté des Arts et Métiers de l’université d’Amman, il ne s’était pas lancé dans la carrière d’ingénieur qui lui était promise, mais dans celle du terrorisme. Traqué par les unités spéciales du Mossad sur les listes duquel son nom figurait en bonne place, coché d’une croix, ce qui signifiait qu’il devait être abattu sans jugement, il avait fui les territoires occupés pour se mettre successivement au service de Téhéran, puis de Khartoum. Ses actions terroristes dans le monde ne se comptaient plus. Héros pour les uns, assassin pour les autres, il poursuivait inexorablement le but qu’il s’était fixé dans la vie et répétait que dans la lutte clandestine n’existait pas de couvre-feu.
  
  Dans le catalogue des hommes les plus dangereux du monde, il était répertorié comme le numéro 3.
  
  - Je sais qu’ actuellement il prépare une opération d’envergure, indiqua Abou Walid. Peut-être contre la France.
  
  - Où peut-on le trouver ?
  
  - Je l’ignore. Il vadrouille d’un point à un autre. Insaisissable. Cependant, dans toute existence humaine, on découvre des zones d’ombre et des failles. En ce qui concerne Salim Jaldeh, les failles sont les femmes et Ed Chuhl.
  
  - Ed Chuhl ?
  
  - Jaldeh ne monterait jamais une opération sans le concours de son vieil ami Ed Chuhl, un Néerlandais. Celui-ci n’est pas un terroriste fanatique et religieux, il n’appartient pas à la 6e Colonne. C’est un mercenaire free-lance, un tueur. Il tue des gens mais, surtout, des chevaux.
  
  - Pourquoi des chevaux ?
  
  - Je l’ignore.
  
  - Où peut-on le trouver ?
  
  - Cela, je l’ignore aussi.
  
  - Pourquoi faut-il absolument à Salim Jaldeh la collaboration de cet Ed Chuhl ?
  
  - Parce que Salim est superstitieux, comme nous le sommes tous, nous les Arabes. Nous croyons aux djinns, ces esprits bienfaisants ou malfaisants, selon les cas. Ed Chuhl est le djinn bienfaisant de Salim. Quand il a monté des opérations en compagnie du Néerlandais, elles ont réussi. Quand il était absent, elles ont échoué. C’est suffisant pour que Salim y voie un signe du ciel.
  
  - Les femmes ?
  
  - Salim est très épris d’une Russe, Maruchka Sorkine, ex-officier du K.G.B. (Actuellement le S.V.R., initiales de Sloujba Vnechnoï Razvedki ). Une transfuge qui a entraîné les recrues de l’Internationale terroriste soudanaise. Très jolie femme. Elle est follement amoureuse de Salim. Cette belle idylle a connu quand même son ciel noir. A Helsinki, elle a tué un diplomate égyptien. Une affaire mystérieuse aux mobiles inconnus...
  
  Coplan hocha la tête. Il s’en souvenait.
  
  - ... Compte tenu des remises de peine, Maruchka va sortir sous peu et elle rejoindra Salim, c’est garanti.
  
  - Vous avez employé femmes au pluriel, rappela Coplan.
  
  - Même si Salim Jaldeh est fou de cette Maruchka, celle-ci est en prison, inaccessible, et il n’en reste pas moins un homme à femmes, et un homme tout court. Vous savez que nous, les Arabes, sommes portés sur le beau sexe.
  
  - Parfois aussi sur les deux sexes, ironisa Coplan.
  
  Walid eut le bon goût de sourire.
  
  - Après tout, la bisexualité ouvre de nouveaux horizons. Quoi qu’il en soit, Maruchka indisponible, Salim s’est tourné ailleurs. Mes informateurs m’ont assuré que ces temps-ci il a filé le parfait amour avec l’épouse en fuite d’un gourou américain. Je n’en sais pas plus.
  
  Coplan posa encore de nombreuses questions afin de cerner le problème et, enfin satisfait, s’en alla rendre compte au Vieux. La pluie recommençait à tomber sur la Cité des Doges, dispersant les gondoles.
  
  - Il faudrait rechercher ce gourou, suggéra Coplan.
  
  - Laissez Abou Walid aux mains de notre Antenne, ordonna le Vieux, et revenez à Paris. On l’exfiltrera au cours de la semaine. Dès à présent, vous êtes chargé de retrouver Salim Jaldeh.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  
  
  
  Le correspondant de la D.G.S.E. à Helsinki cachait ses activités d’espion dans un petit appartement de l'Uudenmaankatu, une rue calme, un peu vieillotte. Aux murs étaient punaisées des affiches vantant les plaisirs de croisières lointaines dans des sites paradisiaques des Caraïbes ou du Pacifique. Sans doute étaient-elles là pour combattre, dans l’esprit de l’occupant des lieux, les effets du rude hiver finlandais qui durait de septembre à début mai. Les cocotiers, les plages de sable blond, les atolls atténuaient probablement sa nostalgie.
  
  - Maruchka Sorkine sera libérée lundi en huit. Je n’ai pas eu trop de mal à obtenir ce renseignement. En général, cette saison, les libérations ont lieu à six heures du matin. En hiver, à dix heures.
  
  Coplan remercia et s’en fut.
  
  Au volant de sa Peugeot de location, il se rendit aux abords de la prison, se gara le long du trottoir et alluma une gitane. On avait dépassé la mi-mai et la température était clémente. Les journées étaient longues, ce qui offrait à la ville une luminosité exceptionnelle.
  
  Il baissa sa vitre et contempla les bâtiments gris et sinistres. Par hasard, deux ans plus tôt, il avait assisté à deux audiences du procès intenté à Maruchka Sorkine pour le meurtre du diplomate égyptien. Il était toujours intéressé quand on traduisait un espion en justice. Abou Walid avait eu raison de souligner que l’affaire était mystérieuse et ses mobiles non élucidés. Quant à la Russe, il ne fallait pas compter sur elle pour éclairer les juges. Elle demeurait peu prolixe. En outre, celle qui s’était montrée très habile au sein du K.G.B. pour rencontrer ses contacts le long de la rivière Yamuna à New Delhi en feignant de pêcher, ou à Téhéran en portant le tchador, ou encore en plongeant sous l’eau aux Bahamas pour récupérer le tube imperméabilisé contenant des microfilms, demeurait fidèle à ses bonnes habitudes. Coplan avait admiré sa performance.
  
  Ses épaules fines moulées dans une veste bleu nuit, le col de sa chemise blanche dressé, les joues creuses, elle avait réussi le miracle, en prison, de se transformer en une femme vieillie, aux lèvres peintes et tombantes, aux mimiques frisant le vulgaire, en chaussant d’énormes lunettes et coiffant en arrière ses cheveux décolorés, et en abusant du rouge sur les ongles.
  
  Tout cela pour ne pas offrir son vrai visage aux curieux. Une vraie professionnelle, avait applaudi Coplan.
  
  Le premier juge lui avait dit :
  
  « - Vous êtes une renégate du K.G.B. Quel destin vous prévoyez-vous ? »
  
  Elle savait qu’elle risquait, si elle était capturée, ce que les Russes, par euphémisme, baptisaient vishaya mera (La plus haute mesure de châtiment). Aussi avait-elle répondu en russe :
  
  « - Bratskaya moghila (Une sépulture anonyme). »
  
  L’interprète avait traduit et le juge avait paru ému.
  
  Coplan chassa ces souvenirs et démarra pour regagner son hôtel, le Ramada Presidentti. De retour dans sa chambre, il convoqua les membres du Groupe Epsilon placé sous le commandement du capitaine Hervé Laroque du Service Action. Cette équipe réunissait des agents aguerris, spécialistes des filatures. Parmi eux, Séverine Dejean et Florence Arnould avec qui Coplan avait œuvré à plusieurs reprises dans le passé (Voir Coplan aux trousses de la fugitive, Coplan en otage à Managua et Maléfique Jamaïque pour Coplan). La première possédait un atout supplémentaire : sa science du maquillage et du grimage, pour elle-même et pour les autres, était époustouflante.
  
  Coplan distribua des clichés montrant Maruchka Sorkine au naturel et d’autres où elle était déguisée.
  
  - Attention, prévint-il, notre cible est aussi forte que Séverine dans l’art de modifier ses traits. Elle l’a prouvé en prison.
  
  Il attaqua son briefing :
  
  - Notre centre d’opérations, c’est cette chambre, la 616. Nous disposons d’une jolie flotte de voitures de location, équipées d’un téléphone. Donc, vous appelez ici pour rendre compte. Maruchka Sorkine, officiellement, ne sortira de prison que le lundi en huit à six heures du matin. Mais je me méfie. Cette fille a plus d’un tour dans son sac. En outre, si elle ignore que nous sommes sur sa piste, elle sait que le S.V.R. l’attendra pour venger sa désertion. Avec l’aide de son avocat, l’un des meilleurs d’Helsinki, elle tentera sûrement de déjouer le piège en se faisant libérer un ou deux jours à l’avance, dans le plus grand secret. C’est pourquoi, dès aujourd’hui, nous nous embusquerons près du portail de la prison, qui est l’unique voie de sortie.
  
  - Et si elle fichait le camp à bord d’un hélicoptère? fit Séverine Dejean, toujours facétieuse.
  
  Coplan haussa les épaules.
  
  - Nous n’y pourrions rien. Nous ne sommes pas équipés pour contrer une telle manœuvre. Alors, abandonnons cette hypothèse. Voici comment nous allons opérer. Deux voitures en choufe ( Argot de la D.G.S.E. : choufe : surveillance) aux abords du portail de la prison. La seconde en ombrelle ( Argot de la D.G.S.E. : ombrelle : protection rapprochée) sur la première. Deux agents à bord de chacune d’elles. Relève toutes les deux heures. Rotation 4. Séverine est exempte. Elle sera chargée du grimage. Point important, ne pas se faire repérer, mais détecter des agents russes éventuels.
  
  - Quand la cible sort de taule, comment la file-t-on ? Bitte-au-cul, ras du short, ou à la paresseuse ? intervint Florence Arnould en utilisant les termes en honneur dans l’argot des filocheurs.
  
  - Laissez un bretzel (Argot de la D.G.S.E. : distance suffisante pour ne pas être repéré).
  
  - Je ne m’explique pas que, pour une affaire de meurtre, notre sujet sorte aussi tôt, s’étonna le capitaine Laroque.
  
  - Maruchka a été condamnée à douze ans dont six avec sursis, répondit Coplan. Avant tout soucieux de leur neutralité et ne parvenant pas à déterminer les mobiles du meurtre, les Finlandais lui ont infligé une peine relativement légère. Compte tenu du sursis, elle n’avait en réalité que six ans à passer derrière les barreaux. En raison de sa bonne conduite, elle a obtenu sa libération conditionnelle au tiers de sa peine, comme la loi finlandaise l’autorise. Elle sortira donc la semaine prochaine. Normalement, elle est assignée à résidence et il lui est interdit de quitter le pays. Pourtant je suis prêt à parier qu’elle jouera la fille de l’air à un moment ou à un autre.
  
  
  
  Durant les quatre jours suivants, le Groupe Epsilon surveilla la prison. Embusqué dans sa chambre, Coplan attendait que les choses bougent si elles devaient bouger. Le capitaine Laroque le relayait. Alors, il allait déguster des silakka, des harengs de la mer Baltique, au restaurant de l’hôtel, le Four Seasons, et tâtait du gibier que l’on servait accommodé de baies d’airelles en confiture et de champignons, et que l’on arrosait de vodka. Pour finir, il tentait sa chance au casino de l’hôtel, le seul dans toute la Finlande.
  
  
  
  Comme il s’en doutait, Maruchka Sorkine sortit de prison quatre jours avant la date prévue. En choufe à cent mètres du portail ce matin-là, il y avait le capitaine Laroque et trois de ses hommes répartis en deux voitures. L’officier alerta immédiatement Coplan :
  
  - La cible vient de sortir. Elle marche à grands pas vers une Datsun vert clair immatriculée en Suède et garée à cent mètres du portail devant nous. Elle plonge la main dans le caniveau et ramasse des clés. Bon, ça y est, elle démarre. Nous la bougnotons. Je garde le contact pour vous communiquer l’itinéraire.
  
  Coplan bondit sur l’autre téléphone et ordonna aux membres du Groupe de gagner leurs voitures et de se tenir prêts à démarrer.
  
  - Elle prend la route de Turku, informa plus tard Laroque. La garce, elle file à toute vitesse. Au fait, nous ne sommes pas seuls. Une BMW lui colle aussi au train. Et si c’étaient les Russkoffs ?
  
  - J’envoie le reste du Groupe, décida Coplan. Sauf Séverine. Vous, Laroque, avec vos deux voitures, fichez-moi cette BMW en l’air, et continuez la filoche.
  
  - Bien compris, jubila Laroque.
  
  Déjà Coplan transmettait ses ordres. Bientôt, Séverine Dejean le rejoignit dans sa chambre en apportant sa trousse.
  
  - Tu me vieillis de quinze ans, ordonna-t-il.
  
  - D’accord. Que devient la baccara (La personne que l’on file) ?
  
  - Elle fonce sur Turku. Apparemment, le S.V.R. l’a prise en chasse.
  
  Sur la route, Laroque accéléra après avoir alerté la seconde voiture. Son passager, un maître principal des commandos de la Marine, baissa sa vitre, sortit du compartiment à gants un Glock 19 sur le canon duquel il vissa un suppresseur de son. Quand Laroque ne fut plus qu’à une demi-douzaine de mètres de la BMW, il visa les pneus et vida le chargeur de treize cartouches. La BMW fit une embardée pendant que Laroque freinait, parut s’envoler et atterrit en contrebas dans un champ avant de s’encastrer entre deux conifères.
  
  Laroque s’arrêta et fit signe à la seconde voiture de poursuivre la filature.
  
  - On va voir.
  
  Le maître principal rechargea son arme.
  
  En contrebas, la BMW était invisible aux yeux des automobilistes circulant sur la route. Aucun d’eux, d’ailleurs, n’avait assisté à l’embardée car Laroque avait choisi l’instant où nul véhicule n’était en vue. Après tout, il n’était que six heures vingt et les voitures étaient rares.
  
  Les quatre occupants de la BMW n’étaient pas morts et à peine blessés. Surtout contusionnés, la nuque raide et les reins en capilotade. Deux d’entre eux arboraient sur le visage des ecchymoses qui violaçaient, tandis que, pour un troisième, une mince estafilade sous le menton égouttait un peu de sang sur le col de chemise. Le quatrième avait une grosse bosse sur le front.
  
  Sous la menace du Glock 19, et malgré leurs vives protestations, ils durent jeter leurs portefeuilles aux pieds de Laroque qui sourit quand il explora leurs compartiments. Tous les quatre étaient des voyageurs de commerce russes. Il n’était pas dupe. Ces gens-là travaillaient pour le général de division Nikolaï Votmirov, chef du S.V.R., et étaient chargés sur la personne de la fuyarde d’une affaire mouillée qui, dans le jargon de la place Djerzinskaya, signifiait un assassinat.
  
  - Reste là, commanda-t-il au marin. Si ces salopards bougent un cil, tu cartonnes.
  
  Il retourna rendre compte à Coplan.
  
  - Demeurez sur place, ordonna ce dernier. Belgard, dans la seconde voiture vient de téléphoner. Il talonne la baccara. Nos autres véhicules foncent. Sous peu, ils vont rattraper leur retard. Vous, gardez ces quatre Russes jusqu’à nouvel ordre et essayez de planquer votre voiture, elle risque d’attirer l’attention, ainsi stationnée sur le bord de la route.
  
  Quand Coplan eut raccroché, Séverine Dejean le questionna :
  
  - Finalement, quel est ton plan ?
  
  - Dans toute opération, il convient d’anticiper sur les réactions de l’adversaire. Celles de Maruchka Sorkine sont prévisibles. Elle sait que le S.V.R. est à ses trousses. Par ailleurs, elle n’éprouve nulle envie de subir en Finlande les rigueurs de son assignation à résidence car elle n’a qu’un désir : rejoindre son amant dont elle est follement éprise. Donc, elle fuit Helsinki. Mais pour aller où ? A Turku qui est le port finlandais le plus proche de la Suède et où existe une liaison maritime avec Stockholm. De plus, sa Datsun est immatriculée en Suède. Ceux qui l’aident, c’est-à-dire une équipe clandestine envoyée par son amant, ont sans doute tout prévu. En dehors des clés dans le caniveau, elle a dû trouver dans le compartiment à gants des armes pour se protéger contre les agents du S.V.R., de l’argent, un passeport suédois et un billet aller par bateau à destination de Stockholm. Toi et moi serons sur ce bateau. Dès que les bureaux de la compagnie maritime ouvriront tout à l’heure, on se réserve deux places.
  
  - Et le reste du Groupe Epsilon ?
  
  - Ils auront le temps de revenir de Turku et de prendre l’avion en fin d’après-midi pour Stockholm afin d’être au garde-à-vous demain dans la capitale suédoise pour repiquer sur notre cible. Le voyage entre Turku et Stockholm dure vingt-quatre heures.
  
  L’hypothèse émise par Coplan se révéla juste. A neuf heures quarante, le lieutenant Belgard rendit compte que Maruchka Sorkine avait remis pour embarquement sa Datsun à la compagnie Maktatoimisto. Le navire était le Haltiatunturi et la Russe avait présenté un billet de 1ère classe. Le Haltiatunturi appareillait à treize heures.
  
  - C’est peut-être une feinte ? suggéra Séverine. Elle refile sa Datsun mais, en réalité, elle n’embarque pas.
  
  - J’y ai songé, avoua Coplan. Néanmoins, nous allons acheter nos billets et nous partons pour Turku. Je fais transférer dans ma Peugeot tous les appels téléphoniques. Au fait, félicitations, ton grimage est parfait.
  
  Les craintes de Coplan et de Séverine étaient infondées car leur cible s’embarqua à bord du Haltiatunturi une heure avant l’appareillage et s’enferma dans sa cabine. Coplan et Séverine l’imitèrent. Auparavant, Coplan avait donné l’ordre à Laroque et à ses hommes de restituer les voitures de location, de régler les notes d’hôtel et de s’envoler pour Stockholm. Rendez-vous était pris pour le lendemain à l’arrivée du ferry.
  
  Coplan et Séverine s’installèrent dans des cabines séparées et feignirent de ne pas se connaître. Au dîner, ils s’assirent à des tables éloignées l’une de l’autre. Dix minutes plus tard, Maruchka apparut. Elle portait une robe à la mode deux ans plus tôt mais qui ne l’était plus. Ses cheveux blonds étaient coupés court dans le style pénitentiaire. Ses yeux vifs et intelligents inspectèrent la salle. Il ne restait plus de table individuelle. Aussi dut-elle s’asseoir à la table du commandant entre onze autres convives. Elle mangea peu et ne parla à personne, sauf au commandant, et par monosyllabes. En catimini, Coplan et Séverine l’observaient. Le premier remarqua qu’à la dérobée la Russe tournait la tête dans sa direction et il éprouva une légère crainte. Nourrie de l’enseignement du K.G.B., avait-elle développé au fil des années un sens extraordinaire qui lui permettait de détecter les espions ?
  
  Elle brusqua la fin de son repas et se réfugia au bar. Coplan décida d’en avoir le cœur net. Les rembourrages le long de ses gencives et le filtre vieillissaient sa voix. Il se percha sur le tabouret à côté d’elle, commanda une aquavit et déclara, penchée vers elle :
  
  - Je suis heureux qu’une jeune et jolie femme s’intéresse à moi qui suis si vieux.
  
  Pour cette approche, il avait choisi l’allemand que Maruchka parlait couramment puisque, au temps où existait encore l’Allemagne de l’Est, elle avait été détachée auprès du Ministerium fur Staatssicherheits-dienst, la trop célèbre STASI.
  
  Elle eut un bref sourire méprisant, but la vodka dans son verre, régla sa consommation et fit face à Coplan, l’œil glacé.
  
  - Vous savez ce qu’a écrit Schiller dans la Pucelle d’Orléans ? Contre la bêtise, même les dieux luttent en vain, assena-t-elle.
  
  Sur ce, elle tourna les talons pour regagner sa chambre.
  
  - Toutes les filles ne draguent pas, susurra, hypocrite, le barman qui avait entendu et comprenait l’allemand.
  
  Nullement démonté, Coplan lui répliqua vertement :
  
  - Le même Schiller a aussi écrit : Les plus grandes faveurs d’une femme ne peuvent payer le plus petit abaissement d’un homme.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  
  
  
  Après avoir débarqué à Stockholm, Maruchka Sorkine avait pris une chambre dans un hôtel modeste, le Holmia, au 31 de la Norrlandsgatan. Une équipe du Groupe Epsilon l’avait imitée. Coplan plaça à l’extérieur une surveillance identique à celle qui avait prévalu à Helsinki.
  
  Le lendemain, la Russe se baguenauda dans les rues. Un de ses premiers soucis fut de regarnir sa garde-robe. Elle semblait disposer de beaucoup d’argent.
  
  Vêtue d’un élégant tailleur en crêpe de laine corail, elle assista à la relève de la garde royale et alla visiter le Vasa, ce navire de guerre coulé dans le port au XVIIème siècle et renfloué trente-cinq ans plus tôt. Elle s’émerveilla en écoutant le guide déclarer que le beurre contenu dans les pots hermétiquement clos ne s’était pas détérioré après deux siècles passés sous l’eau et qu’il était encore comestible (Authentique).
  
  Le surlendemain, elle agit de même et récolta de nombreuses contraventions car elle garait sa Datsun dans des zones de stationnement interdit. Elle acheta une brassée de magazines en anglais et s’installa pour les lire dans le square Berzelia. A treize heures, elle déjeuna dans un restaurant hongrois de Sit Eriksgatan, puis reprit ses pérégrinations en jouant la parfaite touriste.
  
  Attendait-elle quelqu’un ? se demanda Coplan. Ce soir-là, deux Norvégiens, un capitaine de la marine marchande et son second, réintégrèrent l’hôtel Holmia. De nombreuses libations avaient accompagné leur retour à terre. En fait, ils étaient complètement ivres, au point que le capitaine, ne parvenant pas à introduire sa clé dans la serrure de sa chambre, flanqua un violent coup de poing dans ce qu’il supposait être sa porte et qui était, en réalité, la vitrine dans laquelle se logeaient la sonnerie d’alarme, la hache d’incendie et les extincteurs. A peine le verre brisé, la sirène mugit.
  
  Dans l’hôtel, ce fut l’affolement. En pyjama, en robe de chambre, traînant leurs valises, les clients se ruèrent dans les couloirs. Réalisant son erreur, le capitaine norvégien, aidé par son second, tentait de stopper le flot en gesticulant et en expliquant, dans son suédois approximatif, le fâcheux concours de circonstances. Un peu dégrisés, les deux hommes se voyaient bousculer par ceux et celles qui n’avaient qu’un but à l’esprit : atteindre la rue avant d’être dévorés par les flammes.
  
  Paniqué, le réceptionniste de nuit, un étudiant grec en chirurgie dentaire, ne trouvait plus dans ses tiroirs la clé pour stopper la sirène.
  
  Dans sa chambre, Maruchka Sorkine jeta machinalement les morceaux déchirés de la feuille de papier dans la cuvette des W.C. et tendit la main pour tirer la chasse. Interdite, elle stoppa son geste et écouta la sirène. Le vacarme lui donna une idée, une idée qui l’enchanta à un point tel qu’elle se rua immédiatement dans la chambre. Là, elle rafla son sac à main, ouvrit la fenêtre et sauta du premier étage sur le trottoir où déjà surgissaient les premiers clients échappés de l’hôtel et où se rassemblaient les curieux.
  
  En la voyant déboucher, Frédérique Bonnard alerta son compagnon, le lieutenant Loursais :
  
  - La bacarra se barre sous notre nez !
  
  Loursais voulut démarrer mais une voiture de police stoppa au milieu de la chaussée et l’empêcha de réussir sa manœuvre. Alors, il s’extirpa du créneau et recula en marche arrière. Galopant à toute allure, Maruchka s’éloignait.
  
  - Je lui file le train, décida Frédérique Bonnard.
  
  La Russe tourna le coin de la rue et stoppa net, essoufflée, en regrettant de n’avoir pas mieux sacrifié à l’exercice durant ses deux années en prison. Elle vit arriver la jeune femme du Service Action qu’elle prit pour une envoyée du S.V.R., à cause de la blondeur de ses cheveux, Maruchka ouvrit alors son sac à main, en tira la bombe anti-agressions et expédia un nuage liquide dans le visage de cette dernière quand, à son tour, elle bifurqua sur sa droite. Sans demander son reste, elle fila vers la Kungsgatan. Dans cette artère, elle héla un taxi qui la déposa dans la vieille ville où elle marcha à pied jusque dans Gasgränd.
  
  Une demi-heure plus tard, elle s’engouffra à bord d’une Volvo qu’un des hommes de Salim Jaldeh avait garée le long du quai en face du Théâtre Royal d’Art Dramatique.
  
  Alerté par Loursais du fiasco enregistré, Coplan se précipita dans la Norrlandsgatan encore encombrée de voitures de police et de pompiers, bien que le réceptionniste eût dissipé le quiproquo. Profitant du tohu-bohu qui régnait, il parvint, sans se faire remarquer, à pénétrer dans la chambre qu’avait occupée la fugitive.
  
  Elle avait laissé ses emplettes vestimentaires et ses affaires de toilette. Le tout ne présentait aucun intérêt. Dans la cuvette des W.C., il arrêta son regard sur la mare de confettis. Formé à la même école de pensée que Maruchka, il ne pouvait imaginer que celle-ci ait oublié de tirer la chasse d’eau si la feuille de papier qu’elle avait déchirée avait présenté quelque importance. Mais... et si le mugissement de la sirène l’avait paniquée et avait gommé dans son esprit le réflexe qui aurait dû être celui d’un agent expérimenté comme elle l’était ?
  
  Il étala une serviette sur le carrelage et recueillit les petits carrés de papier. Satisfait, il vit que l’encre des inscriptions avait à peine bavé. Il replia la serviette et quitta les lieux en se faufilant entre les clients qui regagnaient leurs chambres et les policiers qui dressaient leurs procès-verbaux.
  
  Dans la rue, Laroque l’aborda :
  
  - On a perdu toute trace de la baccara.
  
  - Faites surveiller l’aéroport et le port.
  
  Lui-même regagna son hôtel, le Sheraton dans Tegelbacken. Une fois dans sa chambre, il s’assit devant la table et déplia la serviette. Après quatre heures d’efforts, il reconstitua le puzzle et recopia le texte sur une feuille de papier propre. Il le relut plusieurs fois et se précipita au-dehors.
  
  Depuis trois heures trente le soleil était levé. Cette présence ultra-matinale n’incitait guère les résidents de Gasgränd à imiter le disque solaire. Dans la ruelle moyenâgeuse aux pavés disjoints, aux rigoles usées, aux façades ventrues et aux toits qui s’avançaient vers leurs vis-à-vis comme pour se souder l’un à l’autre, les volets étaient clos et les rideaux de fer baissés.
  
  Déçu, Coplan retourna se verrouiller dans sa voiture où il s’accorda un temps de sommeil, coupé de tentatives répétées. A dix heures, une voisine le renseigna.
  
  - Ils veillent tard la nuit et ne rouvrent qu’à seize heures.
  
  Dans l’après-midi, Laroque rendit compte :
  
  - Rien au port et rien à l’aéroport.
  
  - N’abandonnez pas, recommanda Coplan.
  
  A seize heures, le rideau de fer de la boutique de photographe fut relevé par un homme chauve, au visage rond et couperosé qui attestait d’un usage immodéré de l’aquavit. Quand il réintégra la boutique, Coplan était sur ses talons. L’homme se retourna précipitamment. Coplan lui sourit gracieusement.
  
  - Kanner ni fru Ekström ? murmura-t-il.
  
  - Hur set on hut ?
  
  - Hon ser mycket bra ut.
  
  - Vill ni följa med ?
  
  (- Connaissez-vous madame Ekström ?
  
  - Comment est-elle ?
  
  - Elle est très jolie.
  
  - Voulez-vous m’accompagner ?)
  
  En déchiffrant le texte reconstitué, Coplan avait compris la signification de ces phrases sibyllines. Des phrases-codes.
  
  L’atelier dans lequel entra Coplan à la suite de l’homme était obscur. Après quelques questions, Coplan inféra que le photographe se livrait au trafic de passeports authentiques, et il montra les photographies de Maruchka.
  
  - Cette femme est venue vous voir, poursuivit-il en suédois.
  
  Hypocritement, l’homme feignit de se livrer à une étude attentive des clichés.
  
  - Jamais vue.
  
  Coplan ne le crut pas à cause de sa trop grande complaisance et tira son Smith & Wesson 469 qu’il braqua sur le nombril du Suédois.
  
  - Dommage, d’autant qu’après la mort la mémoire ne se réveille jamais.
  
  Le photographe ne tenait pas à mourir. Son commerce illicite lui rapportait beaucoup d’argent. Les terroristes du Proche-Orient lui tressaient des lauriers, tant était grand son talent pour fabriquer des visas plus vrais que nature. Quant aux passeports, parfaitement authentiques, ils étaient établis par un fonctionnaire peu scrupuleux du ministère, qu’épuisait, financièrement et physiquement, une jolie Congolaise aux charmes sulfureux mais exotiques. Quand on ne voyait autour de soi que des blondes aux yeux bleus, n’était-il pas normal de succomber à la beauté africaine ? raisonnait le photographe avec indulgence. Mais l’heure n’était pas aux rêveries sur les réactions épidermiques. Sans même tenter de mener un combat retardateur, il avoua :
  
  - Elle est venue ici cette nuit, juste avant que je ne ferme et ne rentre chez moi.
  
  - Quel service lui avez-vous rendu ?
  
  - Elle ne voulait pas d’un passeport suédois, mais allemand, car elle avait déjà un passeport suédois, a-t-elle dit. Heureusement, j’en avais un, mais faux. Elle s’en moquait. J’ai pris les clichés au polaroïd.
  
  - Quelle identité ?
  
  Le Suédois hésita et Coplan agita son automatique.
  
  - Un demi-aveu n’est pas une confession.
  
  A contrecœur, l’homme tira un trousseau de clés de sa poche, se posta devant son coffre-fort en s’arrangeant pour que Coplan ne puisse capter les chiffres de la combinaison et introduisit ses clés. Le lourd panneau rabattu, il tendit la main pour extraire une liasse de feuilles de papier que Coplan lui prit des doigts.
  
  Le bougre, s’amusa ce dernier, s’entourait de précautions. Il avait photocopié, probablement à l’insu de Maruchka, chaque page du passeport. La photo était incontestablement celle de la Russe qui était gratifiée d’une nouvelle identité : Tanja Coblenz, née le 10 septembre 1963 à Kaiserslautern. Un seul visa : vénézuélien. Il était vrai que, détentrice d’un passeport allemand, elle n’avait nul besoin d’un visa dans les pays de la Communauté européenne.
  
  Coplan retourna dans Tegelbacken. Il entrait dans sa chambre du Sheraton quand Laroque lui rendit compte à nouveau. Rien au port ni à l’aéroport. Coplan maintint la surveillance. Allongé sur son lit, il se livra à diverses supputations. Rusée comme elle l’était, Maruchka avait pu choisir plusieurs solutions. Soit se terrer en Suède, soit fuir par la route, le bateau et l’avion, ces deux derniers moyens étant exclus pour le moment, bien qu’elle ait pu sortir de Stockholm pour s’embarquer dans quelque autre port, Malmö, Göteborg ou Norrköping. Coplan ne disposait pas d’effectifs suffisants pour surveiller l’intégralité du pays des Vikings. Soit encore passer au Danemark.
  
  Enrageant que le Groupe Epsilon l’ait laissée s’échapper, il téléphona au Vieux pour faire son rapport.
  
  
  
  Sous sa nouvelle identité de Tanja Coblenz, Maruchka Sorkine filait en trombe sur l’autoroute, espérant bien avoir définitivement semé les sbires du S.V.R. Dans son rétroviseur, elle ne captait aucune voiture suspecte.
  
  Rassurée, elle atteignit l’embarcadère du ferry à Halsingborg. Sans encombre, elle traversa le Sund, ce détroit qui séparait la Suède de l’île danoise de Själland, et débarqua à Helsingro, l’Elseneur de Shakespeare. A bord de la Volvo, elle fonça plein sud et contourna Copenhague. Pas si bête de prendre l’avion ici, avait-elle décidé. A Rodby, elle embarqua sur un second ferry qui la mena sur le continent tout près de l’ancienne frontière qui délimitait les deux Allemagne.
  
  A Lübeck elle regarnit sa garde-robe et, entre Hambourg et Hanovre, elle choisit un motel d’apparence modeste pour y passer la nuit. Après un dîner léger, elle s’endormit du sommeil du juste. Le lendemain, avait-elle planifié, elle prendrait à Francfort le vol AV 019 sans escale de la compagnie colombienne Avianca à destination de Bogota et, sous peu, elle serait dans les bras de Salim.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  
  
  
  Salim Jaldeh serra Ed Chuhl dans ses bras.
  
  - Combien as-tu tué de chevaux la semaine dernière ? plaisanta-t-il.
  
  Le Néerlandais se contenta de sourire d’un air niais car il savait que cette attitude satisfaisait l’arrogant Jordanien. Ce dernier l’arrêta quand il sortit un paquet de cigarettes de sa poche :
  
  - On ne fume pas ici, l’Islam l’interdit.
  
  Ed Chuhl grimaça :
  
  - Et, évidemment, l’alcool aussi est prohibé ?
  
  - Évidemment. Tu veux un verre de lait ?
  
  Le Néerlandais sentit la nausée lui monter de l’estomac.
  
  - Tu es fou ? Pas de cette saloperie ! Donne-moi un verre et une cruche d’eau bien glacée.
  
  Salim Jaldeh s’éloigna et, morose, Ed Chuhl regarda autour de lui. Un rideau d’araguaney constellés de fleurs jaune d’or dissimulaient les murs d’enceinte de la propriété. Cet arbre pouvait atteindre dix mètres de hauteur et offrait la particularité de ne fleurir que lorsqu’il perdait ses feuilles, c’est-à-dire de mars à mai. Dans une cage, un araguato, un petit singe à barbe blanche très criard, dansait un rap endiablé au son moderato d’un transistor. Ed Chuhl connaissait la prédilection de son hôte pour les singes. Au Soudan, d’ailleurs, ses frères de la 6e Colonne le baptisaient irrespectueusement le Singe. Salim l’ignorait bien sûr. Il s’enorgueillissait surtout de son surnom officiel, le Colonel.
  
  Le Jordanien revint avec la cruche et le verre. Ed Chuhl but car le soleil tapait dur. Il reposa le verre et expliqua le motif de sa visite :
  
  - Je cherche une Steiger.
  
  - Pourquoi une Steiger ? Tu veux démolir un cheval ? Pourquoi pas toute l’écurie ? Place cinquante kilos d’explosif, et tout part en flammes !
  
  - Bonjour les calories ! rétorqua le Néerlandais qui en revint à son idée première. Je cherche une Steiger.
  
  Le Jordanien détourna le regard.
  
  - J’en ai une à ta disposition.
  
  - Il me la faut en Italie.
  
  - Pas de problème. Elle viendra de Malte.
  
  - Toujours l’axe Soudan-Libye-Malte-Italie ?
  
  - On ne change pas les choses qui marchent bien. Seulement il existe une condition à laquelle il faudra que tu te soumettes si tu veux cette Steiger.
  
  Ed Chuhl aimait bien Salim Jaldeh. Cependant, il ne partageait nullement ses options politiques et religieuses, si bien qu’il détestait s’associer à lui dans les opérations qu’il menait. Il but un second verre d’eau et s’enquit :
  
  - Laquelle ?
  
  - Tu es le meilleur pointeur et tireur à distance et j’ai besoin de toi.
  
  Ed Chuhl soupira. Il ne s’était pas trompé sur les intentions de Salim.
  
  - Qu’aurai-je à faire ?
  
  - Faire péter un groupe électrogène.
  
  
  
  
  
  Malgré le fiasco de Stockholm, Coplan n’avait pas perdu tout espoir. Après tout, on ne pouvait gagner à tous les coups et la succession des échecs nourrissait souvent les victoires. A la D.G.S.E. on avait déniché le gourou américain dont l’épouse en fuite serait, selon les confidences d’Abou Walid à Venise, l’égérie qui aurait remplacé dans le lit de Salim Jaldeh la Russe incarcérée en Finlande.
  
  « - C’est lui, avait assuré le Vieux qui, à cette occasion avait retrouvé son langage aux relents de caserne et de salles de garde, datant de l’époque où il exerçait son temps de commandement à la tête d’un bataillon de paras d’infanterie de Marine. Allez en Floride, Coplan, sortez-lui les tripes à ce gourou. Il doit savoir où se niche sa femme. Bottez-lui le cul jusqu’à ce que la vérité lui sorte de la gorge et qu’il vous la dise. »
  
  
  
  A présent, à bord de sa Vision de location, Coplan roulait sur l’Autoroute 75 en remontant vers Wawahatchee Point dont le vieux nom indien signifiait Terre Aride. A cause des moustiques, il avait relevé ses vitres et la climatisation dispensait une fraîcheur agréable, contrastant avec les trémolos de chaleur sous le soleil implacable. Précautionneusement il évitait sur la chaussée les cadavres de tatous que guettaient les charognards glissant entre les poteaux téléphoniques. Ici, ce n’était pas la Floride de Disneyworld, des retraités de Miami Beach, des milliardaires de West Palm Beach, pas la Floride des plages de sable blanc et des orangeraies de couleurs, mais celle des plaines ingrates, aux pins touffus et moroses, qui rejoignaient au nord le sud de l’État de Géorgie, à travers des marécages aux approches traîtresses, cernant des fermes misérables, où les descendants des esclaves libérés par la guerre de Sécession tentaient désespérément de survivre.
  
  A Wawahatchee Point, le contraste était saisissant. Sur cette terre aride se dressait une oasis verdoyante ceinturée par des réseaux de fils de fer barbelé. Grâce aux informations fournies par le Service de Recherches de la D.G.S.E., Coplan en connaissait l’histoire.
  
  Le gourou, un certain Mounir Dibb, bengali par son père et thaïlandais par sa mère, avait fondé une secte prêchant l’amour libre et une ratatouille mystique. De nombreux jeunes garçons et filles s’étaient ralliés à sa philosophie de bazar turc. Naturellement, les adeptes, comme cela était courant dans ce genre d’escroquerie, devaient faire don de leurs biens à la communauté et travailler douze heures par jour, sauf le mardi, jour du Seigneur, un dieu que l’Asiatique avait inventé. Bientôt, le ranch improvisé s’était transformé en une riche exploitation regorgeant de fruits et légumes. Enivré par ce succès, Mounir Dibb avait fondé une soixantaine de communautés semblables dans trente-sept des États américains. Il régnait sur cent mille disciples à qui son enseignement était dispensé sur cassettes quand il n’était pas présent.
  
  Son talon d’Achille avait été le sida. L’amour libre avait multiplié les cas de séropositivité et Saroki, le dieu qu’il avait inventé, n’y pouvait rien changer, malgré les prières quotidiennes des soixante communautés à l’adresse de cette divinité dont le paradis, assurait-il, s’étalait juste au-dessus des cimes des Montagnes Rocheuses, et qui manifestait sa colère par des éruptions volcaniques. Ce retour au paganisme enchantait ses disciples.
  
  Malheureusement pour lui, Mounir Dibb était tombé gravement malade pendant de longs mois et son aura avait décliné. Beaucoup de jeunes avaient alors déserté ses communautés. Sentant la fin proche, sa concubine, Antonia Sciarello, une New-Yorkaise qui gérait les biens de l’entreprise à prétentions divines et qui elle ne croyait pas à Saroki, s’était enfuie avec les dix millions de dollars qui restaient dans la caisse.
  
  Rétabli, Mounir Dibb avait juré que Saroki tuerait celle qui l’avait trahi.
  
  Coplan avait pris rendez-vous par téléphone. Les gardes inspectèrent son passeport. Ils étaient vêtus d’un curieux uniforme. Pantalon jaune, blouson et chemise orange, casquette rouge. Jaune, orange et rouge étaient les seules couleurs autorisées par le gourou car elles étaient celles du soleil et le soleil était le demi-frère de Saroki dans la mythologie fantaisiste du maître des lieux.
  
  Coplan fut escorté jusqu’à la piscine. En passant, il contempla la flotte de Rolls-Royce dans le gigantesque garage. Malgré la ponction opérée dans ses finances, le gourou avait encore de beaux jours devant lui. Les Rolls-Royce garées ici représentaient une coquette fortune.
  
  Sur le bord de sa piscine, Mounir Dibb se tenait debout, les mains croisées sur sa nuque, énorme, affligé de pieds de lard, de bras en saindoux, d’un ventre couenneux. On l’imaginait au marché, au milieu des têtes de bétail, tâté, soupesé, vendu au maquignon, et on ne pouvait s’empêcher de s’interroger sur la fascination qu’il exerçait sur les têtes sans cervelle qui acceptaient sa loi.
  
  Ses yeux rusés inspectèrent Coplan avec soin.
  
  - J’ai été intrigué par votre appel téléphonique, monsieur Caylus. Ainsi, vous vous intéressez à Antonia Sciarello ?
  
  - En effet.
  
  L’Asiatique fit signe à une blonde évaporée qui s’était matérialisée, vêtue d’une robe orange et jaune.
  
  - Betty, des jus de fruits.
  
  Et il entraîna Coplan à l’ombre d’une tente. Quand ils furent servis, le gourou siffla entre ses dents.
  
  - Antonia a été envoyée par Chaman, l’équivalent de Satan chez les Infidèles, pour me voler. Cela ne lui portera pas chance et Saroki, le dieu que je sers, me vengera. En fait, j’ai péché moi-même puisque j’ai introduit la louve dans la bergerie, mais Saroki m’a pardonné cette faute. Pour être franc, ce malheur est survenu parce que ma première femme est morte prématurément. Elle était si jeune, mais Saroki a décidé de la rappeler à Lui.
  
  - Est-ce qu’il avait vraiment besoin d’elle ? glissa Coplan en gommant tout sarcasme dans sa voix.
  
  - Bonne question. Sur le plan théologique, j’y réfléchirai.
  
  Coplan n’était pas dupe. Pour asseoir son personnage, le Maître l’inondait de considérations pseudo-spirituelles. Coplan avala la moitié de son jus de mangue qui était délicieux.
  
  Finalement, Munir Dibb en vint au fait :
  
  - Quel intérêt représente pour vous Antonia Sciarello ?
  
  Coplan n’attendait que cet instant.
  
  - Au risque de blasphémer, je pense, mon cher, que vous êtes un escroc, tout comme cette Antonia. Moi je suis un truand, et que vous piquiez du fric à des gogos ne me gêne nullement. Ce qui m’intéresse dans cette affaire, ce sont les dix millions de dollars qu’Antonia vous a fauchés. Dites-moi où cette salope se trouve et je me fais fort de les récupérer. Ensuite, fifty-fifty. Qu’en dites-vous ?
  
  D’abord profondément choqué par le préambule, l’Asiatique s’était ressaisi et écoutait avec une attention soutenue. Il exhala un long soupir comme si ses poumons se débloquaient et déclara :
  
  - J’ai besoin de quelque chose de plus fort que mon jus de mangue. Betty ! cria-t-il. Les liqueurs !
  
  A ce stade, il n’avait plus besoin d’affecter une réprobation religieuse à l’égard des boissons fortes.
  
  Devant des gin-tonics, tous deux se mesurèrent du regard puis Munir Dibb remarqua :
  
  - Quelle garantie ai-je que vous partagerez ?
  
  - Aucune, trancha net Coplan. Cependant, raisonnons. A l’heure actuelle, vous avez perdu dix millions de dollars. Vos chances de les récupérer sont infimes. Vous êtes un escroc, mais pas un truand. D’un autre côté, vous cherchez à vous venger d’Antonia. Quelle meilleure vengeance que de la priver de cet argent sur lequel elle a fondé de grands espoirs pour mener une vie exempte de tout souci ? Ainsi, même si je ne partageais pas, vous l’auriez réduite à la mendicité. Et que ferait-elle dans ce cas ?
  
  Le gourou arbora un sourire démoniaque.
  
  - Elle ferait acte de contrition et reviendrait me voir, repentante.
  
  Coplan frappa du poing sur la table.
  
  - Et vous la tiendriez, votre seconde vengeance ! Pas question, évidemment, de la reprendre dans le rôle de concubine. Non, non ! D’ailleurs, vous l’avez déjà remplacée dans votre lit, par Betty ou une autre. Vous la ravaleriez au rang de simple disciple, vous la feriez suer sang et eau dans un champ de coton ou à enterrer les engrais au pied des oliviers. Quelle fantastique vengeance ! Pas besoin de payer un tueur à gages pour aller l’éliminer ! Non. Simplement, la faire bosser comme une esclave, le plus longtemps possible, jusqu’à ce que les années la fanent à jamais.
  
  Après cette tirade, Coplan vida son gin-tonic et son hôte l’imita.
  
  - Vous êtes un homme de ressources, reconnut le gourou. Pour être franc, je ne crois pas que vous partagerez avec moi. J’ai trop de flair pour ne pas détecter le faisan en vous. Entre forbans on s’identifie. Néanmoins, votre idée me séduit. C’est vrai, j’avais pensé au tueur à gages, mais je craignais le chantage ultérieur. Je l’admets, votre idée est bien meilleure.
  
  Coplan dissimulait sa jubilation. La fable qu’il avait concoctée ne comportait pas une faille et, logiquement, devait emporter l’adhésion. Il pointa son index vers Betty et lui commanda un second gin-tonic. Le soleil frappait vraiment durement sur cette partie de la Floride.
  
  Les yeux fermés, les mains croisées sur son ventre, Mounir Dibb réfléchissait. Coplan attendit patiemment.
  
  - Elle est rusée, vous savez, murmura-t-il. Ne comptez pas mettre facilement la main sur l’argent.
  
  Coplan se força à éclater de rire.
  
  - Vous ne me connaissez pas. Les femmes coriaces ne me font pas peur. Vous avez des photos d’elle ?
  
  - J’en ai une collection.
  
  - Allez la chercher.
  
  Le ton était si impérieux que le gourou obéit et se leva lourdement. Quand il revint, Coplan examina les clichés avec intérêt.
  
  Cheveux noirs, yeux bleus, elle était belle, surtout sous certains éclairages. Joues pleines et bouche ferme et ciselée, nez hardi et peau de pêche que n’avait pas gâtée le soleil. Il était vrai qu’elle s’était surtout consacrée aux Finances et non à la culture des oranges.
  
  Coplan choisit les plus marquantes et les fourra dans sa poche sans que le gourou n’émette une protestation.
  
  - Est-ce que nous faisons affaire ? pressa Coplan, après avoir bu une longue gorgée de son gin-tonic et allumé une gitane dont il souffla, pour le provoquer, la fumée en direction de l’Asiatique.
  
  - Nous faisons affaire, consentit le gourou, malgré tout un peu hésitant.
  
  - Où est-elle, alors ?
  
  - Près de Caracas.
  
  - Comment le savez-vous ?
  
  - J’ai engagé un privé qui m’a coûté une fortune. Je ne me suis pas résolu à recourir aux représailles car le détective m’a dit qu’Antonia vivait avec un individu extrêmement dangereux.
  
  Coplan aspira goulûment sur sa gitane. Les choses prenaient tournure, jubila-t-il. Maruchka s’était fait apposer un visa vénézuélien sur son passeport et celle qui la remplaçait dans le lit de Salim Jaldeh s’était réfugiée au Venezuela. Quant à l’individu extrêmement dangereux, il ne pouvait être que le terroriste jordanien.
  
  - L’adresse exacte ? Exigea-t-il.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  
  
  
  A Paris, Coplan avait pris la précaution de faire apposer un visa vénézuélien sur son passeport. Aussi ce fut sans encombre qu’à Miami il embarqua sur le vol Viasa à destination de Caracas. A présent, au-dessus de la mer des Caraïbes, le jet amorçait sa descente vers l’aéroport international Simon Bolivar à Maïquetia.
  
  Une des deux hôtesses qui veillaient sur le confort des passagers de lre classe témoignait à Coplan un intérêt certain. A maintes reprises, elle avait frôlé de sa cuisse, avec insistance, son bras posé sur l’accoudoir. Maintenant, elle lui proposait un dernier verre avant l’atterrissage.
  
  - Je veux bien un margarita, accepta-t-il.
  
  Elle alla le lui chercher et posa sur lui un regard langoureux.
  
  - Vous restez longtemps à Caracas ?
  
  - Je ne sais pas encore, éluda-t-il. Je suis en vacances, et si les femmes me plaisent, je prolongerai mon séjour, ma chère Maria Camill.
  
  Il avait lu son nom sur le badge en plastique épinglé au-dessus de son sein gauche. Maria Camill De Sancha.
  
  Elle frétilla. Elle était jolie fille. Peau café au lait, une longue chevelure brune frisée, de grands yeux de gazelle qui s’allumaient soudain d’éclairs brûlants et un visage triangulaire. Bien sanglée dans son uniforme, elle offrait une croupe et des cuisses somptueuses.
  
  - Vous êtes très porté sur les femmes ? roucoula-t-elle.
  
  - Plus que très porté.
  
  Brusquement, elle eut l’air triste.
  
  - Dommage qu’aujourd’hui je doive repartir sur Mexico City via Tegucigalpa et faire un layover ( Période de récupération, entre deux vols, pour le personnel navigant) chez les Mexicains. Mais on ne sait jamais.
  
  Elle lui tendit une carte de visite.
  
  - Je serai de retour dans quatre jours.
  
  - Maria Camill, je vais me languir durant quatre jours, marivauda Coplan.
  
  A l’aéroport Simon Bolivar, il loua au comptoir Avis une berline Buick Park Avenue et s’engagea sur l'autopista qui reliait La Guaïra, le port de Caracas, à la capitale.
  
  Le long du trajet de 25 kilomètres, s’étageaient sur les collines les ranchitos, ces bidonvilles qui n’avaient rien à envier aux favelas de Rio de Janeiro ou aux villas miserias de Buenos Aires. Sous les misérables constructions en bois de caisses d’emballage, en tôles de fer-blanc, vivaient ceux qui avaient déserté les campagnes, la tête tourneboulée par les feux de la ville.
  
  Venezuela signifiait Petite Venise, mais Coplan qui, deux semaines plus tôt, visitait la Cité des Doges, ne risquait pas de ressusciter ici ses émois sous le ciel de la lagune. Question pittoresque, il fallait chercher ailleurs qu’à Caracas. Peu de choses subsistaient de la vieille ville coloniale. Architecture moderne, gratte-ciel made in U.S.A. béton et verre, c’était le Manhattan des Caraïbes. Pourtant, cette ville laide et tentaculaire s’enorgueillissait d’être la cité la plus arborée d’Amérique du Sud.
  
  A travers l’impressionnant réseau d’autopistas et de voies à grande circulation qui n’était pas sans rappeler les gigantesques échangeurs de Los Angeles Coplan laissait son regard errer sur les magnifiques érythrines aux fleurs orange et rouge ou sur les apamates aux fleurs mauves.
  
  Bientôt il atteignit l’échangeur du Pulpo et prit la direction de Las Mercedes où se logeait l’hôtel, le meilleur de la ville, où il avait réservé une chambre : le Tamanaco Intercontinental.
  
  Après avoir défait ses bagages, il prit une douche. Pour se laver les dents, il recourut à la bonbonne en plastique contenant l’eau minérale. A Caracas, il convenait de se méfier de l’eau du robinet même si, en principe, elle était filtrée dans les hôtels de classe. Dans le passé, il avait connu quelques mécomptes intestinaux ici même, comme à Jakarta, à New Delhi ou à Bombay.
  
  Ayant changé de vêtements, il repartit au volant de la Buick. Il misait gros sur les renseignements fournis par Mounir Dibb. Sinon, comment retrouver Salim Jaldeh dans une mégalopole qui comptait quatre millions et demi d’habitants? A condition encore que le Jordanien s’y trouve bien.
  
  La température était douce car les Caraquehos bénéficiaient à longueur d’année d’un climat printanier, leur ville étant située à mille mètres d’altitude. Toutefois, quand il arriva sur le bord de la mer, la chaleur se fit plus pressante.
  
  Parvenu à Caraballeda, il passa le port. De là appareillaient les bateaux qui allaient traquer les marlins, les espadons, les thons et autres barracudas. Il longea les hôtels Macuto Sheraton et Melia Caribe, et fila vers Los Caracas.
  
  Près d’une crique qui était un havre de paix, cernée par des flamboyants carmins, il découvrit la villa El Cunaguaro qui se traduisait par « ocelot », un bien curieux nom de baptême, remarqua Coplan.
  
  La demeure était bâtie dans le style hispano-mauresque, fort en honneur en Amérique du Sud. Ses volets étaient clos. En rang d’oignons, des tulipiers du Gabon partaient jusqu’à une ligne de flamboyants où ils s’évasaient pour former les branches d’un Y en direction de la plage. Un symbole, se demanda Coplan qui contourna ces magnoliacées et sonna longuement à la lourde porte en bois de ceiba, un arbre immense qui tenait du chêne et du baobab.
  
  Aucune réponse ne lui parvint, bien qu’il eût insisté. A nouveau, il en fit le tour. C’est alors qu’il remarqua sur la plage attenante une jeune et jolie femme. A l’aide de son camescope, elle filmait un pélican qui immergeait le bas de ses pattes dans l’eau turquoise. Chaque fois que le palmipède plongeait son long col dans la vague pour saisir une proie, une mouette se perchait sur le sommet de sa tête quand apparaissait le poisson frétillant et elle s’en emparait avec vivacité. Deux minutes plus tard, un manège identique se répétait, sans que jamais le pélican ne réalise sa stupidité.
  
  - Amusant, n’est-ce pas ? fit-elle en se tournant vers Coplan quand ce dernier s’approcha. Tout exprès, j’ai apporté ce camescope pour filmer cet épisode comique. Tous les jours, ce pélican se fait gruger par les mouettes. De temps en temps seulement, il réussit à emmagasiner dans sa poche ventrale un poisson destiné à la nourriture de ses petits.
  
  - Vous venez ici tous les jours ?
  
  - Je guette le retour d’Antonia Sciarello. Je vous ai vu sonner à la porte. Vous aussi vous la cherchez ? Laissez-moi vous dire qu’à mon avis elle sera absente encore pendant plusieurs jours.
  
  Elle était vraiment très jolie, admira Coplan. Une brune aux yeux gris romantiques et à la peau hâlée. Le T-shirt jaune vif et le pantalon corsaire réséda ne laissaient rien ignorer de ses seins opulents, de sa taille mince, de ses fesses rebondies et de ses jambes artiste-ment galbées.
  
  Il se présenta :
  
  - Francis Caylus.
  
  - Ambre Zingaria.
  
  Elle prononçait ambre à l’espagnole. Ammbré. Ce qui signifiait aussi faim. De quoi aurait-elle eu faim ?
  
  - Vous êtes un ami d’Antonia Sciarello ? poursuivit-elle.
  
  - Pas exactement. Et vous ?
  
  Elle rangea le camescope dans le sac en cuir. Dans l’eau le pélican, impavide, continuait à se faire voler ses proies par les mouettes.
  
  - Je suis écrivain et m’attelle à un document sur les escroqueries auxquelles se livrent les gourous. Je voudrais avoir la version d’Antonia Sciarello à ce sujet. J’imagine que vous êtes au courant de son passé ?
  
  - Tout à fait. A mon tour de vous faire une confidence. Je suis un détective privé français qui recherche une compatriote disparue dans la communauté de Wawahatchee Point en Floride d’où s’est échappée celle que nous cherchons. J’ai interrogé le gourou Mounir Dibb mais il s’est refusé à me renseigner. J’espère avoir plus de chance avec Antonia Sciarello.
  
  - Vous venez d’arriver à Caracas ?
  
  - En effet.
  
  - Apparemment, nous possédons des intérêts communs. Nous pourrions en parler ce soir autour d’une bonne table. Je connais un restaurant typique où la chère est succulente. Où êtes-vous descendu ?
  
  - Au Tamanaco.
  
  - Je passe vous prendre à vingt heures.
  
  
  
  Ce soir-là, dans son coupé Firebird, elle l’emmena dans la Calle Los Mangos à Las Delicias de Sabana Grande.
  
  Dans l’intervalle, Coplan avait rendu compte au Vieux et demandé que lui soit envoyée une équipe du Service Action différente de celle d’Helsinki, sauf Séverine Dejean en raison de sa science du grimage dont Coplan pensait avoir besoin. Il destinait les arrivants à la surveillance de la villa d’Antonia Sciarello.
  
  A la parillada, Ambre n’avait pas menti, la cuisine était succulente. Coplan goûta à la brochette de tortue entrelardée de banane, et au churrasco, une entrecôte accompagnée de yucca, un manioc frit. Le vin venait d’Argentine. Un Caballero de la Cepa.
  
  - Je suis fascinée par les escrocs, avoua Ambre durant le dîner. Ainsi, celui qui a vendu la tour Eiffel à des ferrailleurs ou le couple qui avait rédigé les faux Mémoires du milliardaire américain Howard Hugues, ou ceux qui profitent de la prolifération des nouveaux États indépendants pour fabriquer de la fausse monnaie à l’effigie des banques nationales. Mounir Dibb offre l’exemple parfait de ces gens rusés qui savent à la perfection exploiter les gogos. Si Antonia Sciarello a réussi à lui voler dix millions de dollars, c’est uniquement parce qu’il était malade et n’a pu la surveiller comme la situation l’exigeait.
  
  Coplan était conquis par son côté gai, spontané, extraverti. Néanmoins, il ne perdait pas de vue sa mission pour autant.
  
  - Vous n’avez remarqué personne d’autre dans la villa ?
  
  Il pensait à Salim Jaldeh, celui qui passait pour être l’amant de la croqueuse d’argent mal acquis.
  
  Elle secoua la tête.
  
  - Je me rends là-bas tous les jours. Je n’ai vu personne, sauf le pélican et les mouettes. Parlez-moi de votre compatriote. Elle a disparu, dites-vous ? Aurait-elle été assassinée ?
  
  - Pourquoi assassinée ?
  
  - Les fermiers autour de Wawahatchee Point accusent Mounir Dibb d’assassiner les disciples qui veulent fuir la communauté.
  
  Coplan n’était guère intéressé par le tour que prenait la conversation et il s’attacha à apprendre ce qu’Ambre savait de l’entourage d’Antonia Sciarello. En réalité, elle ne savait rien, fut-il bientôt convaincu.
  
  Après le dîner, Ambre l’entraîna, près de la Plaza Venezuela, dans un club qui ressemblait à un loft new-yorkais. Affiches géantes aux murs et projecteurs au plafond. A l’écart, le bar regroupait les aficionados du whisky-sour et du bourbon du Kentucky. Au sous-sol, les fans sacrifiaient au culte du violon-jazz. Confort ouaté, ambiance feutrée, décor farfelu avec les aquariums et les tubulures lovées au plafond autour des projecteurs, façon Beaubourg. Dans la salle, les mordus de la syncope se reposaient du rythme acide des cordes en disséquant la technique d’un Stéphane Grappelli.
  
  Après avoir avalé plusieurs Blue Hawaï, un peu sonnée par le curaçao bleu, Ambre se fit aguicheuse dans l’ombre complice et souda ses lèvres à celles de son compagnon.
  
  - Pourquoi en rester là ? murmura-t-elle après ce baiser enivrant.
  
  Dans la chambre du Tamanaco, la belle jeune femme se révéla tout de suite affamée, insatiable, exigeante. Elle qui était fascinée par les escrocs, n’escroquait pas celui qu’elle avait choisi pour amant. Bien au contraire, elle lui offrait le meilleur d’elle-même. Un peu autoritaire, elle avait renversé Coplan sur le dos et ses lèvres caniculaires l’avaient excité au plus haut point. Maintenant, juchée sur lui, elle caracolait, fière et arrogante, en gémissant doucement à chaque poussée de son corps vers le ventre de Coplan qui lui caressait avec frénésie la poitrine et les hanches.
  
  - Pas tout de suite, implora-t-elle. D’ailleurs, on change de position.
  
  Elle s’arracha au pieu qui la pénétrait, roula sur le dos et attira Coplan sur elle. Coplan avait eu le temps d’admirer son ventre superbement plat, assorti de courbes délicates en direction des hanches. Paresseusement, il entra dans l’univers soyeux et humide qui l’accueillait. Immédiatement, elle reprit l’initiative et ce fut elle qui conduisit les débats, à coups de reins puissants que ponctuaient des gémissements sourds. Orfèvre en la matière, Coplan ralentissait le rythme afin que leurs ébats ne connaissent pas une fin par trop brutale. Cependant, bientôt, il en arriva au stade où les mouvements n’obéissent plus à la volonté et laissent totalement vulnérable. Alors, elle accrocha ses mains à ses épaules et porta violemment son corps en avant pour le recevoir aussi profondément que possible. Et quand il retomba sur elle, hors d’haleine, elle lui picota le front et les joues de baisers câlins.
  
  - C’était aussi bien que je l’espérais, souffla-t-elle à son oreille avant de se ruer vers la salle de bains.
  
  D’un bond, il fut hors du lit et fouilla le sac à main, ses tympans guettant le ruissellement de l’eau sur le corps en sueur.
  
  Rien de ce qu’ il découvrit ne contredisait ses dires et rien ne se rapportait non plus à Antonia Sciarello. Il s’était attendu à quelque indice concernant la fugitive. Après tout, Ambre n’était pas forcée de lui livrer tout ce qu’elle savait. Elle ne le connaissait pas et un écrivain avait le droit de dissimuler des informations que, souvent, il avait éprouvé les pires difficultés à recueillir.
  
  Il la remplaça dans la salle de bains dès qu’elle en sortit. Quand il fut de retour, elle dormait déjà, sans doute épuisée par le curaçao bleu et la séquence érotique. Ce coup de massue ne l’empêcha pas de se réveiller tôt et de secouer Coplan.
  
  - Il faut aller jeter un coup d’œil à El Cunaguaro au cas où Antonia Sciarello, contrairement à mes prévisions, serait revenue pendant la nuit.
  
  Ils s’y rendirent à bord du coupé Firebird de la jolie Vénézuélienne et en furent pour leurs frais. Seul le pélican était exact au rendez-vous, de même que les mouettes. Alors, ils se baignèrent dans l’eau turquoise.
  
  Avant le plein soleil de midi, Ambre proposa d’aller déjeuner à la Colonia Tovar. En chemin, elle fit l’historique de l’endroit :
  
  - Au siècle dernier, le gouvernement a recruté trois cents Bavarois pour mettre en valeur les terres de cette région. Ces émigrés ont apporté en masse des plants de semences de leur pays et se sont installés à 1 850 mètres d’altitude sur la portion de territoire concédée par le gouvernement. Manque de chance pour eux, une longue guerre civile a entraîné l’oubli de ces gens qui se sont trouvés complètement isolés du reste du pays, dans une région accessible seulement à dos de mulet. Descendre vers Caracas constituait une expédition de plusieurs jours en caravane. Tu connais la ténacité allemande. Hommes, femmes, enfants se sont organisés et ont prospéré sans se mélanger à d’autres populations, en se multipliant, mais en évitant les mariages consanguins pour ne pas subir l’effet de la dégénérescence. Naturellement, ils ont conservé leurs habitudes architecturales, leur langue, leurs coutumes alimentaires et vestimentaires. Tu verras, c’est très curieux. Tu te croirais en Allemagne.
  
  Ils passèrent El Junquito, un village où l’on traitait le porc sous toutes ses formes. Toujours épris de logique, Coplan ne disait rien mais calculait s’il était possible à trois cents personnes, hommes, femmes, enfants, soit environ 75 familles, d’éviter, sur sept générations, les mariages consanguins. Il conclut par l’affirmative. A condition toutefois de sévèrement planifier, dès le départ, les mariages au cours du siècle qui suivrait.
  
  Ambre avait dit vrai. A la Colonia Tovar, l’architecture, les noms des hôtels et restaurants, Edelweiss, Alta Bavaria, Kaiserstuhl et bien d’autres traduisaient la nostalgie du pays d’origine.
  
  Au restaurant, ils commandèrent des choucroutes qu’autorisait la fraîcheur de la température, née de l’altitude. Coplan fut surpris par la qualité de l’allemand que pratiquait Ambre et le lui dit. Elle sourit.
  
  - Je reconnais être polyglotte. J’ai commencé par l’anglais que m’enseignait mon père dans Shakespeare.
  
  - Et l’anglais de Shakespeare t’a beaucoup servi dans le monde actuel ? badina Coplan.
  
  - En aucune façon. Personne ne me comprenait, s’amusa-t-elle. A part To be or not to be, mais cette phrase ne sert pas à grand-chose lorsque l’on veut se faire apporter son breakfast dans sa chambre d’hôtel. Alors, j’ai réappris l’anglais à New York University.
  
  Soudain, Coplan éprouva l’impression d’être observé. Il tourna la tête. A travers la baie vitrée, d’où le panorama sur la vallée était impressionnant, il vit Maruchka Sorkine qui le fixait en fronçant les sourcils. Elle portait un anorak au col relevé car le vent soufflait de la montagne et ses cheveux blonds étaient enfouis sous un bonnet de laine rouge. Sur son visage, Coplan lut l’étonnement. Elle était accompagnée par deux hommes au teint basané. Aucun des deux n’était Salim Jaldeh, Coplan en était sûr. Elle fit demi-tour, prit chacun de ces hommes par un bras et s’éloigna.
  
  Coplan posa sa serviette.
  
  - Excuse-moi, je reviens.
  
  Quand il sortit, une bouffée de vent lui fouetta le visage et il frissonna en regrettant de n’être pas vêtu plus chaudement. Il repéra Maruchka à l’autre extrémité du parking qui s’engouffrait dans une Mercedes. Les deux hommes étaient déjà l’intérieur. La voiture bondit et disparut au coin de la route. Coplan était trop loin pour être en mesure de relever le numéro d’immatriculation.
  
  Les pensées se bousculaient dans son cerveau. Par quel miracle Maruchka l’avait-elle reconnu ? Avait-il été trop présomptueux sur le bateau entre Turku et Stockholm en allant la provoquer ? Malgré le fantastique déguisement que lui avait concocté Séverine Dejean, l’agent secret aguerri qu’était la Russe avait-elle décelé l’imposture et identifié Coplan ?
  
  Il n’épilogua pas sur le sujet, puisqu’il était dans l’incapacité de fournir la réponse. En revanche, ce qui était positif était la présence de Maruchka au Venezuela. Il n’avait pas perdu son temps en venant à Caracas. Le simple coup d’épée dans l’eau se transformait en certitude. Par ailleurs, le fait qu’elle soit à la Colonia Tovar n’était pas illogique. Avec son passeport allemand au nom de Tanja Coblenz, elle s’intégrait parfaitement au paysage et à la population germanique.
  
  - Tu ressemblais à quelqu’un qui aurait vu un fantôme, lança Ambre quand il revint.
  
  Il joua l’innocent.
  
  - La bière et la fraîcheur de la température ont des effets désastreux sur mon organisme, plaida-t-il. N’oublie pas la transition entre la plage tropicale et la montagne.
  
  Elle baissa la tête et découpa sa saucisse.
  
  - Où en étions-nous ?
  
  - Tu disais que tu étais polyglotte. Où as-tu appris l’allemand ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  
  
  
  Avant de rendre visite à Salim Jaldeh, Ed Chuhl avait déjà planifié ses mouvements. Il avait exploré chaque point du circuit. De Rivazza à Variante Alta en passant par Variante Bassa, Traguardo, Tamburello, Villeneuve, Tosa, Piratella et Acqua Minérale. De sinistre mémoire, Tamburello paraissait la meilleure position car il pouvait se dissimuler dans l’ancienne grotte aux inscriptions étrusques qui n’était fermée que par une grille facile à ouvrir.
  
  A l’aide de ses puissantes jumelles, embusqué dans la grotte, il inspecta les voitures de Formule 1 qui se livraient aux essais. En raison des nouvelles règles édictées par la Fédération Internationale Automobile, les écuries avaient retiré des bolides l’assistance électronique, les contrôles d’accélération et de traction, les freins anti-blocage et la suspension active qui permettait à ces monstres, bas sur roues, d’éviter de rebondir sur une piste rude et de toucher la chaussée. Et Ed Chuhl le voyait bien à travers ses jumelles, ces superbes mécaniques souffraient sur l’asphalte inégal du circuit d’Imola. Imola, immoler. Il esquissa un pâle sourire en songeant à ce rapprochement phonétique.
  
  Bientôt, il localisa la Simtek Ford de Ron Dyrksen.
  
  Allons, il était temps de passer à l’action. Ses mains abandonnèrent les jumelles et agrippèrent la Steiger. Ce lance-fusée était d’origine est-allemande. Conçue dans le plus grand secret par la STASI, la roquette présentait le formidable avantage de se fragmenter, après l’impact, en une poussière métallique impalpable que dispersait le vent. Une pluie d’étoiles, avaient voulu la baptiser les ingénieurs, contrés par le chef du projet, Rolf Steiger, qui lui avait accolé son propre patronyme.
  
  Dans l’esprit de la STASI, la Steiger était destinée à déguiser des assassinats en accidents automobiles.
  
  Ed Chuhl visa la roue avant droite de la Simtek Ford et lâcha le projectile. Comme l’avait souligné Salim Jaldeh, il était le meilleur tireur à distance que l’on pouvait trouver au monde.
  
  Il reposa la Steiger et reprit les jumelles. Cette fois encore, il avait touché juste. Le bolide était parti dans les décors et, à présent, les flammes le dévoraient. Adieu, Ron Dyrksen.
  
  Il démonta le lance-fusée et le rangea dans le sac en cuir en compagnie des jumelles. Après avoir effacé les traces de son passage, il referma la grille et marcha rapidement vers l’endroit où il avait parqué la Seat Cordoba. Il démarra et prit l’autoroute qui, par Faenza, Forli et Cesena, le mènerait à Rimini sur la côte Adriatique, où un jet privé l’attendait pour le transporter à Zurich. De là, il gagnerait Londres par la Swissair pour repartir sur Caracas par un vol de la Viasa.
  
  Il repensa à Ron Dyrksen et secoua la tête, attristé, car il vénérait la Formule 1. Après l’accident tragique survenu à Ayrton Senna, l’Islandais était devenu le numéro 4 mondial. Malheureusement pour lui, quelques mois plus tôt, sur un autre circuit, il s’était livré à une manœuvre imprudente qui avait entraîné pour le numéro 3 mondial la perte de la course. Carlo Salinas, un des pontes de la drogue colombienne, avait parié 500 000 narcodollars sur le numéro 3. Enragé, le parrain de Cali avait décidé de se venger en engageant Ed Chuhl. Contre cent mille narcodollars, ce dernier avait accepté.
  
  Dans le jet privé qui l’amenait à Zurich, il se cala confortablement sur son siège, ferma les yeux et se concentra sur le projet évoqué par Salim Jaldeh. Faire sauter le groupe électrogène ne présentait aucune difficulté pour lui. Que ce soit à distance ou pas. Quant au reste du plan, il était sensationnel. Modestement, Salim avait avoué que l’idée n’était pas sienne. L’auteur en était le chef des Services spéciaux soudanais. Pour Ed Chuhl, tous les Soudanais étaient des cons. Mais voilà qu’ils avaient eu une idée géniale. Pouvait-on en tirer la conclusion que, lorsque la connerie marquait une pause, alors les cons devenaient intelligents ?
  
  Ed Chuhl éclata de rire et, étonné, le pilote tourna la tête vers lui :
  
  - Quelque chose ne va pas ?
  
  
  
  
  
  Ambre était partie pour un rendez-vous professionnel à Rio de Janeiro. Coplan était libre de ses mouvements pour fouiller la villa El Cunaguaro.
  
  Au centre commercial Ciudad Tamanaco, il avait procédé tout d’abord à de multiples emplettes qu’il avait enfournées dans le coffre de la Buick.
  
  Parvenu sur les lieux, il sonna longuement à la porte. Pas de réponse. Les volets étaient toujours clos. Il explora les environs. Pas un être vivant si l’on exceptait le pélican et les mouettes. Il ouvrit le coffre et sortit le puissant aimant qu’il s’en alla poser à mi-hauteur sur l’un des volets métalliques en le choisissant sur la façade arrière afin d’être invisible de la route. Il fit basculer l’aimant de gauche à droite et entendit le loquet se déloger sur la droite en même temps que les deux panneaux du volet s’écartaient. Il les rabattit sur le mur et repartit chercher l’outil-diamant à l’aide duquel il découpa la vitre. Ceci fait, il passa la main et tourna l’espagnolette.
  
  Alors, il prit pied à l’intérieur de la villa qui était richement meublé, probablement grâce à l’argent volé à Mounir Dibb. Il procéda à une fouille en règle et la déception l’envahit. L’occupante des lieux ne laissait tramer aucun indice. Pas de carnet d’adresses, de répertoire téléphonique ou de photographies. Les seuls papiers sur lesquels il mit la main étaient des factures. Il s’attarda sur les cachettes possibles mais fit chou blanc. Dépité, il s’acharna. Sans plus de succès. Finalement il se résolut à contrecœur à quitter les lieux. Il changea la vitre, posa le mastic en prenant la précaution de le brunir et, de l’extérieur, referma la fenêtre sans être en mesure, cependant, de réajuster l’espagnolette. Antonia Sciarello penserait sans doute qu’elle avait oublié de le faire, espéra-t-il. A nouveau il eut recours à l’aimant pour renverser le loquet dans sa position première. Quant à l’aspirateur fonctionnant sur piles, il lui avait servi à effacer les traces de son intrusion.
  
  Un peu avant midi, il débarqua à l’aéroport Simon Bolivar pour accueillir à leur arrivée les membres du Groupe Glacière commandé par le capitaine Boisfeu. Cette fois, le Service Action n’avait pas eu recours à l’alphabet grec pour baptiser l’équipe mais aux stations de métro parisiennes, un dada du 3e Bureau, celui des opérations. Coplan avait connu dans le passé des Groupes Pigalle, Saint-Lazare, Bastille et même Champs-Élysées-Clémenceau. La longueur de ce nom de baptême n’avait pas découragé les bureaucrates du Service. « Ne gardez que les initiales », avaient-ils répondu lorsque Coplan avait protesté.
  
  Le capitaine Boisfeu lui serra chaleureusement la main.
  
  - On ne s’est pas revu depuis Bombay, comme le temps passe, déclara-t-il, un brin nostalgique.
  
  Coplan nota la présence de Séverine Dejean et fut agréablement surpris que Djindjie se soit mêlée au groupe. D’origine chinoise, elle trompait son monde avec un talent tout aussi époustouflant que celui de Séverine Dejean dont elle était l’égale dans le domaine du grimage. Excellente technicienne de l’action clandestine, elle avait plusieurs fois collaboré avec Coplan (Voir Coplan ne renonce jamais et Coplan solide comme un roc).
  
  Les autres membres du Groupe Glacière étaient des sous-officiers de la 19e C.E.M.B.L.E. (Sous ce sigle trompeur se cache une unité secrète de la Légion étrangère qui forme en Guyane des sous-officiers pour le Service Action. Ces hommes sont envoyés en mission dans les pays où est parlée leur langue maternelle), tous d’origine hispanique pour faciliter la mission, puisqu’ils parlaient couramment l’espagnol, leur langue maternelle.
  
  Coplan les avait logés à l’hôtel Paseo Las Mercedes, juste en face du Tamanaco, son propre hôtel.
  
  Dans la chambre du capitaine Boisfeu, il leur définit leur mission qui était double. D’une part, surveiller la villa El Cunaguaro et avertir de quelque présence humaine, sans prendre d’initiative. D’autre part, tenter de localiser Maruchka Sorkine et Salim Jaldeh à la Colonia Tovar chez les Allemands. A l’appui, il fournit des photographies des cibles. En accord avec le capitaine Boisfeu, il divisa le Groupe Glacière en deux. Un tiers fut affecté à la première mission, deux tiers à la seconde.
  
  - Les deux dispositifs seront en place aujourd’hui même, tant pis pour le décalage horaire, conclut-il en passant le flambeau au capitaine Boisfeu.
  
  Ambre avait demandé à Coplan d’aller la chercher à l’aéroport et, ce soir-là, il prit la direction de Maïquetia. Cependant, quand les passagers du vol Varig débarquèrent, il ne vit nulle part la Vénézuélienne.
  
  - Sa place a été annulée au dernier moment, déclara l’hôtesse du comptoir, quand il s’informa. Peut-être sur notre vol de demain soir ? suggéra-t-elle en reposant la liste des passagers.
  
  Il repartit en sens inverse sur l'autopista. Il avait à peine parcouru une dizaine de kilomètres quand il vit une Jeep Grand Cherokee se porter à sa hauteur sur la voie de gauche, lui-même roulant au centre. Posté à la portière côté passager, un homme braquait un pistolet-mitrailleur. Coplan baissa la tête et écrasa l’accélérateur. Les balles lui frôlèrent le crâne et déchiquetèrent le rétroviseur. Sachant qu’il n’échapperait pas à une autre rafale mieux ajustée, il braqua à fond sur sa droite. Cette manœuvre conduisit à une queue-de-poisson sous le nez d’un camion qui transportait fruits et légumes. Sa route brutalement coupée, le poids lourd n’eut pas le temps de freiner et sa masse percuta la Buick en l’expédiant par-dessus la glissière qui séparait la voie d’urgence des cabanes en bois et en carton d’un ranchito en contrebas.
  
  Précipitamment, Coplan déboucla sa ceinture, coupa le moteur, ouvrit la portière et se jeta dans le vide en tentant de s’éloigner de la voiture dont les deux tonnes risquaient de le réduire en bouillie.
  
  Sa chute se termina par une entrée remarquée, à travers le toit constitué de feuilles de bananiers, à l’intérieur d’un ranchito misérable. Ses pieds butèrent dans la marmite où bouillaient des hallaquitas (Pâtes de farine de maïs bouillie) et, plié en deux, il manqua se fracasser le crâne contre le tronc de l’un des quatre manguiers qui soutenaient le cadre du toit. Assommé, il roula sur le sol en terre battue.
  
  Il se réveilla à l’hôpital, une grosse bosse au milieu du front et des tam-tams dans la tête. Il éprouvait des difficultés à parler et ses jambes étaient cotonneuses. Les douleurs dans son crâne étaient atroces et, impulsivement, il porta ses deux mains à ses tempes et les serra puérilement pour faire cesser la souffrance. Le médecin eut une moue dubitative et ordonna à l’infirmière de pratiquer une injection.
  
  - Qu’il dorme et ça ira mieux demain.
  
  A coups d’injections répétées, il dormit trente-six heures, et quand il se réveilla, les douleurs avaient disparu et la bosse s’était considérablement réduite même si, en contemplant son visage dans le miroir tendu par l’infirmière, il remarqua que s’élargissait à la lisière du cuir chevelu une coloration à la fois bleuâtre et jaunâtre.
  
  Un policier en civil succéda à l’infirmière. Affable et courtois, il commença par s’inquiéter de l’état de santé de Coplan. Après ces marques de politesse, il livra son propre diagnostic :
  
  - Vous avez été victime de matacarristas, des gens qui s’amusent à tuer les automobilistes. Le chauffeur du poids lourd est formel à ce sujet. Malheureusement, il n’a pu relever le numéro d’immatriculation de la Jeep Grand Cherokee. Ce fléau nous vient d’Amérique du Nord ; comme les carjackers, les pirates de la route qui volent les voitures, violent et tuent les passagers. Les États-Unis sont entrés dans une civilisation décadente, faite de violence, de sexe et de crime. S’ils conservaient chez eux cette boue fétide, ce serait un moindre mal. L’ennui, c’est qu’ils l’exportent et offrent aux autres le modèle de leur pourriture.
  
  Comme tous les Latino-Américains, le détective était profondément américanophobe, diagnostiqua Coplan qui s’empressa d’adhérer à la thèse proposée par son visiteur. Il ne tenait pas à ce que la police se mêle de ses affaires.
  
  - Je comprends. Je n’ai pas eu de chance que des matacarristas me choisissent pour cible.
  
  - Votre Buick Park Avenue était luxueuse et les matacarristas adorent s’en prendre aux belles voitures. Nous ferons le nécessaire pour qu’Avis vous la remplace.
  
  - Des victimes dans les ranchitos ?
  
  - Deux blessés légers quand la Buick a atterri. Mais, surtout, de gros dégâts matériels.
  
  - Par votre intermédiaire, je dédommagerai les intéressés.
  
  Après avoir souhaité à Coplan un prompt rétablissement, le policier prit congé. Dès qu’il fut parti, Coplan bondit sur le téléphone et appela le capitaine Boisfeu pour lui relater l’attentat et savoir où en étaient ses deux équipes.
  
  - Rien, rendit compte l’officier. Ni à la Colonia Tovar ni à la villa El Cunaguaro. Nous n’avons pas vu non plus votre Ambre Zingaria rôder autour de cette villa. Au fait, vous y croyez, vous, aux matacarristas ?
  
  - Pas un seul instant.
  
  - Vous avez besoin de quelque chose ?
  
  - Pas pour le moment. Je reste encore un peu ici car j’en ai besoin et je sors.
  
  Il communiqua ses coordonnées et raccrocha. Ses premiers soupçons se portaient sur Ambre. Son absence à l’aéroport, alors qu’elle lui avait demandé de venir la chercher. Si elle était partie prenante dans la tentative d’assassinat, son absence se justifiait. En effet, si elle avait été présente, elle serait montée à bord de la Buick et aurait manqué d’être tuée par une rafale de pistolet-mitrailleur.
  
  Cependant, une autre circonstance contrecarrait cette hypothèse de l’implication d’Ambre dans ce complot. Si la Vénézuélienne était l’ennemie de Coplan, ce ne pouvait être que pour une seule raison, parce qu’elle se situait dans le camp de Salim Jaldeh et de Maruchka Sorkine. Or, justement, elle l’avait emmené déjeuner à la Colonia Tovar où la Russe était tombée nez à nez avec lui. Aurait-elle été assez stupide pour lui faire rencontrer son amie ou sa complice ?
  
  Non, il ne croyait pas à la culpabilité d’Ambre. Son absence à l’aéroport n’était qu’une simple coïncidence. Plus que vraisemblablement, il devait être pisté depuis ce déjeuner à la Colonia Tovar après sa brève rencontre avec Maruchka. En compagnie d’Ambre, il était resté encore une heure et demie dans le restaurant allemand, un temps suffisant pour que la Russe mette en place une filature. Mais quel était l’élément qui avait conduit à ce que le feu vert soit donné pour le tuer ?
  
  La surveillance qu’il exerçait sur la villa El Cunaguaro ? Salim Jaldeh cherchait-il à protéger sa maîtresse Antonia Sciarello?
  
  Il resta encore deux journées à l’hôpital en s’ennuyant ferme. L’action lui manquait. Il dévorait tous les journaux à portée de sa main en attendant les comptes rendus du capitaine Boisfeu. C’est ainsi qu’il tomba sur un article en anglais de Time qui le fit sursauter. Immédiatement, il entra en contact avec le Vieux en sollicitant son intervention auprès du F.B.I.
  
  Le lendemain, Boisfeu vint le chercher. Coplan avait récupéré l’intégralité de ses forces et la bosse avait disparu. Subsistait quand même la coloration jaunâtre et bleuâtre sur la peau à la lisière du cuir chevelu.
  
  - Nous allons à La Guaïra, décida Coplan en montant dans la nouvelle Buick Park Avenue qu’Avis avait fournie.
  
  - Pour quoi faire ?
  
  - Acheter des armes pour vos équipes et moi-même. La guerre a éclaté entre les autres et nous. Nous devons être en mesure de nous défendre. Je déteste que nos gens se fassent tuer sans pouvoir riposter.
  
  Le port de Caracas avait conservé, à l’inverse de la capitale, un quartier de maisons et de ruelles datant de l’époque coloniale espagnole. Ce fut dans l’une de ces dernières qu’ils dénichèrent le bar La Chicha (Eau-de-vie de maïs). L’œil alourdi par la chicha, glissant de grosses coupures de bolivars dans la jarretière fatiguée des entraîneuses ou des danseuses topless, des matelots danois encombraient le comptoir en bois d'araguaney.
  
  Suivi par Boisfeu, Coplan s’enfila dans le couloir nauséabond. Sans frapper, il poussa la porte d’un bureau minuscule où un poussah gélatineux tripotait les cuisses dénudées d’une jolie métisse.
  
  - Salut, Carasco ! lança Coplan. Toujours porté sur les nymphettes ?
  
  Estomaqué, l’autre renvoya la fille, reprit ses esprits et tendit une main grasse et huileuse.
  
  - Salut, señor Chaville.
  
  C’était le seul nom sous lequel il connaissait Coplan.
  
  - Nous voudrions voir ton arsenal.
  
  - Avec plaisir.
  
  Carasco guida Coplan et Boisfeu jusqu’à son sous-sol qui recelait une fantastique exposition d’armes modernes. Ils choisirent des automatiques de calibre 9mm, des Beretta 92 F, des CZ 75, des Smith & Wesson 469, des Glock 19 et des SIG-SAUER 226, ainsi que les munitions correspondantes.
  
  - Bel assortiment, admira Boisfeu.
  
  Coplan régla les achats en coupures de mille dollars américains que le poussah serra précieusement sur son cœur.
  
  - C’est toujours un plaisir de faire des affaires avec vous, señor Chaville. La vie est si dure, ces temps-ci.
  
  - Vaya con Dios ! répondit Coplan, un tantinet ironique.
  
  En transportant les sacs, Boisfeu et Coplan remontèrent au rez-de-chaussée. Les marins ne leur prêtèrent aucune attention. Ils lutinaient consciencieusement entraîneuses et danseuses topless.
  
  Le soir même, le Vieux l’avisait que le F.B.I. avait donné son feu vert.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  
  
  
  Le quatrième étage de la prison du comté de McLennan regroupait les récidivistes, les filous et les brigands professionnels, les aficionados de la rapine en tous genres, les maniaques sexuels, pour qui le retour à la liberté n’était guère proche. En instance de jugement, ils tuaient le temps comme ils l’avaient appris au cours de leurs séjours carcéraux précédents, en parlant peu, en choisissant leurs amis avec la plus grande méfiance, en lisant des westerns, en regardant à la télévision des jeux et des bluettes et, surtout, en dormant beaucoup. De cette vie au ralenti, la première des vertus était la patience.
  
  Compte tenu de son passé judiciaire, Jeffrey Ochsenberg avait été placé au milieu de cette faune, mais isolé dans une cellule individuelle.
  
  Quand le district attorney et Coplan entrèrent dans celle-ci, l’intéressé regardait sur l’écran de son téléviseur une rediffusion du match de football américain opposant à Atlanta les Dallas Cowboys aux Buffalo Bills pour le compte du Super-Bowl 1993. Cet affrontement avait été remporté par les premiers sur le score de 30-13.
  
  - Ce Troy Aikman, le quarterback des Cow-boys, quelle précision dans ses passes ! s’enthousiasma-t-il.
  
  Ici on était au Texas et les chauvins n’adulaient que deux seules équipes professionnelles, les Dallas Cowboys et les Houston Oilers, toutes deux texanes.
  
  Avec curiosité, Coplan contempla le détenu. Visage empâté, yeux vifs et intelligents, sourcils fournis, nez fort, bouche sensuelle, il coiffait avec soin sa chevelure pour dissimuler la calvitie naissante. Sa tenue pénitentiaire bleu clair était soigneusement repassée, découpée par des plis en lames de rasoir.
  
  Le district attorney s’était longuement étendu sur le passé de Jerry Ochsenberg. Quatre fois condamné, mais jamais pour meurtre, il était pourtant considéré comme un nouveau Landru, sauf qu’au contraire de ce dernier, il n’avait jamais été prouvé qu’il avait recouru à l’assassinat pour se débarrasser de deux de ses épouses dont il avait richement hérité. La deuxième avait disparu et n’était jamais reparue, tandis que la première avait été mystérieusement tuée par une balle sur la Côte Est pendant que lui, sur la Côte Ouest, se dorait au soleil avec une beauté californienne.
  
  Mais ce n’étaient pas les épouses de Jerry Ochsenberg qui intéressaient Coplan.
  
  Escroc à l’assurance de niveau professionnel, ce dernier n’avait en réalité qu’une seule spécialité. Il achetait des pur-sang, les assurait jusqu’à la dernière touffe de poils sur la queue, et ces chevaux mouraient officiellement dans les circonstances les plus diverses, mais toujours dans la fournaise d’un incendie. Naturellement, ceux dont on retrouvait les restes carbonisés n’étaient pas les pur-sang assurés, mais de vulgaires carnes achetées dans les fermes perdues du Texas ou de l’Oklahoma. De pauvres bêtes destinées à l’abattoir de toute façon. Quant aux pur-sang, ils étaient revendus clandestinement.
  
  Le crime pour lequel l’escroc était emprisonné dans la geôle du comté de McLennan remontait à deux semaines. A China Spring, un camion-citerne s’était garé à cinquante mètres de l’écurie appartenant à Ochsenberg. Il était midi. Le chauffeur était descendu de la cabine et avait parcouru deux kilomètres pour aller déjeuner dans un routier. Ses dents mordaient dans un sandwich à la dinde et à la mayonnaise quand la citerne avait explosé. En quelques secondes, les flammes avaient dévoré l’écurie en carbonisant sept chevaux. Pas de victimes humaines car les valets étaient eux aussi partis déjeuner. Épouvanté, le chauffeur s’était enfui et personne ne l’avait revu. Pour la police, les circonstances se révélaient plus que suspectes. L’absence des valets parce qu’il était plus de midi, la marche à pied du chauffeur alors qu’il aurait très bien pu se garer en face du restaurant, et sa disparition ultérieure. En se souvenant de son passé, elle avait arrêté Ochsenberg qui niait comme un beau diable.
  
  Les paupières plissées sur ses yeux bleus calculateurs, il observait Coplan avec méfiance.
  
  - Qui est-ce ? fit-il à l’adresse du district attorney qu’il connaissait déjà. Un psy venu me prouver que, depuis mon enfance, j’ai la haine des chevaux ?
  
  - M. Francis Caylus. Un négociateur.
  
  - Un négociateur ? Bon sang, je n’ai pas besoin d’un négociateur, mais d’un bon avocat.
  
  Coplan s’assit tranquillement sur le seul tabouret libre dans la cellule. Le district attorney s’adossa à la grille en restant debout, après avoir posé son attaché-case à ses pieds.
  
  - Voici comment les choses se sont passées, attaqua Coplan. Une fois le camion-citerne garé et le chauffeur parti dans sa longue marche à pied sous le soleil de midi, Ed Chuhl a accordé à ce dernier un délai suffisant pour arriver au routier.
  
  Avec satisfaction, il vit les yeux s’écarquiller de stupéfaction à la mention du nom d’Ed Chuhl. La bouche restait si grande ouverte qu’un instant Coplan craignit que ne s’y engouffrent les mouches qui virevoltaient dans la cellule.
  
  - Ce délai raisonnable expiré, poursuivit-il, Ed Chuhl a fait sauter la citerne grâce à un dispositif ingénieux qui n’a pas laissé de traces, sinon les experts de la compagnie d’assurances l’auraient retrouvé. En tout cas, sûrement pas une rafale de balles, une bombe ou une roquette.
  
  Ochsenberg avait récupéré de sa surprise.
  
  - Je ne connais pas d’Ed Chuhl, répliqua-t-il d’un ton ferme.
  
  - Dommage, intervint le district attorney.
  
  - Pourquoi dommage ? renvoya l’escroc, sur ses gardes.
  
  Le procureur du comté de McLennan se décolla de la grille et s’avança vers Ochsenberg.
  
  - Je suis certain de réussir à vous faire condamner. Par ici, en raison de leurs origines, les gens adorent les chevaux. Nous sommes au Texas, souvenez-vous-en. Si vous plaidez non-coupable, vous êtes cuit. Vous serez jugé par un jury et laissez-moi dire que, compte tenu de vos antécédents, les jurés n’éprouveront aucune indulgence pour vous. Le pénitencier de Huntsville vous accueillera pour dix ou quinze ans. Je crois que vous connaissez déjà Huntsville. Les bagarres entre détenus sont fréquentes et l’on y compte des dizaines de meurtres par an dont les coupables ne sont jamais découverts. Comparé à Huntsville, ici c’est du gâteau. Par ailleurs, comme vous êtes un récidiviste, n’espérez pas une libération en conditionnelle.
  
  Ochsenberg se recroquevilla.
  
  - Et alors que proposez-vous ?
  
  - Un plea-bargain (Marchandage. Procédure fort à l’honneur dans le système judiciaire américain). Vous plaidez coupable. Vous n’êtes plus jugé par un jury mais par le juge unique. Moi je ne demande pas plus de trois ans et ne m’oppose pas à la libération conditionnelle au tiers de la peine. Dans un an, vous êtes dehors.
  
  - En un an, on a le temps de se faire assassiner à Huntsville ! ricana l’escroc.
  
  - Vous n’irez pas à Huntsville. Je vous garde ici à la prison du comté. Un an à tirer dans cette cellule, ce n’est pas la mer à boire.
  
  Dans les yeux bleus dansa une lueur rusée.
  
  - Qu’est-ce que je donne en échange ?
  
  Le district attorney se tourna vers Coplan :
  
  - A vous d’engager le fer.
  
  - Comment faites-vous pour contacter Ed Chuhl ?
  
  - Eh, attendez ! protesta Ochsenberg. Qu’est-ce qui me prouve que tous les deux vous n’êtes pas en train de me doubler ?
  
  Le district attorney retourna à la grille et ramassa l’attaché-case qu’il déverrouilla pour en extraire une liasse de feuillets dactylographiés que, sans un mot, il tendit à Ochsenberg.
  
  Pendant que ce dernier les lisait avec soin, Coplan se réjouissait de la célérité avec laquelle, comme à l’accoutumée, le Vieux avait mené l’affaire. Le F.B.I. était conscient des dangers que présentait le terrorisme international qui avait déjà frappé à plusieurs reprises aux États-Unis. D’emblée, il avait accepté de collaborer avec la D.G.S.E. Il ne lui avait pas été difficile de convaincre le district attorney du comté de McLennan d’en faire autant. Celui-ci ambitionnait de se sortir d’un trou perdu du Texas et briguait un poste de juge fédéral. L’appui de Washington lui était nécessaire. Il avait accepté sur-le-champ.
  
  Ochsenberg restitua les feuillets dactylographiés. Ses yeux brillaient.
  
  - Comme vous l’avez constaté, je les ai signés, déclara le district attorney. Un exemplaire de cet accord vous sera remis si vous aidez M. Caylus. Naturellement, si vous ne teniez pas votre part du marché, si vous bluffiez, si vous mentiez, cet accord serait annulé et, croyez-moi, je demanderais le maximum de la peine et vous seriez expédié dans l’enfer de Huntsville,
  
  - Comment faites-vous pour contacter Ed Chuhl ? répéta Coplan.
  
  L’escroc éteignit le téléviseur et, des deux mains, lissa sa chevelure appauvrie.
  
  - Dans le passé, répondit-il d’une voix lente, je possédais un numéro de téléphone à Tanger au Maroc. Depuis deux mois, j’en ai un autre. A Caracas au Venezuela.
  
  Coplan tressaillit. Ainsi se confirmait la piste vénézuélienne.
  
  - Quel est-il ?
  
  Ochsenberg le fournit avec une certaine réticence.
  
  - L’adresse ?
  
  - Je l’ignore.
  
  - Existe-t-il une phrase-code pour entrer en contact avec lui ?
  
  - Non. C’est toujours lui que j’ai eu au bout du fil quand j’ai appelé.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  
  
  
  A sa descente d’avion, Coplan fut accueilli par le capitaine Boisfeu qui arborait une mine désolée.
  
  - Rien à El Cunaguaro ni à la Colonia Tovar. Votre Vénézuélienne ne s’est pas manifestée non plus aux alentours de la villa.
  
  - Continuez les surveillances, ne désespérez pas.
  
  Boisfeu contempla le front de Coplan.
  
  - Tout a disparu. La bosse et les vilaines taches bleues et jaunes.
  
  - Je n’ai plus l’air d’un clown, c’est ça ? plaisanta Coplan.
  
  Dans sa chambre du Tamanaco Intercontinental, il appela les renseignements et apprit que le numéro fourni par Ochsenberg relevait de la liste rouge. Il entra alors en contact avec le représentant de la D.G.S.E. à l’ambassade de France, qui n’était autre que l’attaché naval, communiqua son numéro de code et demanda son assistance. L’officier promit pour le lendemain le nom et l’adresse de l’abonné. A tout hasard, Coplan appela le numéro et ce fut une voix féminine qui répondit. Il feignit de s’être trompé et raccrocha. Ed Chuhl n’était-il absent que provisoirement ?
  
  Une heure plus tard, ce fut Ambre qui appela. Elle venait juste de débarquer à l’aéroport Simon Bolivar en provenance de Rio de Janeiro.
  
  - Excuse-moi pour l’autre soir. J’ai dû partir pour l’Amazonie où, comme tu le sais, les téléphones sont aussi rares que les edelweiss. Depuis, j’ai essayé de te joindre mais tu étais constamment absent. Je t’expliquerai tout ça. De ton côté, tu as rencontré Antonia Sciarello ?
  
  - Non.
  
  - On se voit ce soir? J’ai vraiment très envie de toi.
  
  Il lui fixa un rendez-vous et raccrocha.
  
  Quand elle apparut au Tamanaco, Ambre portait une tenue de soirée époustouflante, très bariolée, typique de la mode carioca. Ils dînèrent dans l’un des trois restaurants de l’hôtel, le Gourmet, qui était de très haut standing.
  
  - Je traquais un escroc, expliqua-t-elle. Un Italien qui a réinventé, en l’améliorant, la vieille technique du « Je déshabille Pierre pour habiller Paul ». A dix mille personnes dans le Mezzogiorno il a expédié une coupure de dix mille lires (10 000 lires = 34 francs). Cette somme importante représentait son investissement de départ. A l’heure actuelle, aucun escroc ne peut vraiment prospérer sans un gros investissement. Aux destinataires, il a dit qu’ils avaient été choisis parmi des millions d’autres pour bénéficier de ce premier intérêt sur un capital dont ils ne s’étaient pas encore dessaisis. « A présent, envoyez-moi cinquante mille lires, terminait-il dans sa lettre d’accompagnement, et, tous les trois mois, vous toucherez un intérêt de 50 %. » Attirés par ce gain fantastique, les trois quarts des gogos se sont exécutés. Au bout de trois mois, il a versé ces 50 %. A ce moment-là, il avait déjà remboursé son investissement de départ et était gagnant, mais de pas grand-chose. Seulement, les gens étaient émerveillés, si bien qu’ils ont à nouveau expédié cinquante mille lires. De même que ceux à qui ils avaient évoqué cette manne, parents et amis. Trois mois plus tard, il payait encore les 50 %. Dans l’intervalle, la nouvelle s’était propagée et les envois affluaient. Quand il a réuni quatre millions de dollars, il s’est enfui car les autorités de Rome commençaient à s’intéresser de trop près à lui. Je l’ai interviewé durant plusieurs jours. Un personnage fascinant mais un peu trop mégalomane.
  
  Coplan qui venait de rencontrer à la prison du comté de McLennan un escroc d’un autre genre n’était guère passionné par le sujet.
  
  - Je me demande où est passée Antonia Sciarello, fit-il d’un ton lugubre. A Paris, la famille de la jeune Française disparue me tanne le poil pour que j’enregistre des progrès. Antonia Sciarello reste mon seul espoir.
  
  Ambre se contenta de se montrer compatissante :
  
  - Désolée de ne pouvoir t’aider.
  
  Cette nuit-là, comme si l’ambiance de Rio l’avait électrisée, elle fit l’amour avec une passion et une violence sauvages, telle une panthère qui se débat dans le filet du chasseur. Comme le fauve, elle griffait et mordait, et Coplan se demanda s’il ne serait pas obligé de retourner à l’hôpital pour se faire à nouveau soigner. Elle était insatiable et épuisa son partenaire, bien que ce dernier débordât d’énergie quand il tenait dans ses bras une jolie femme à la beauté capiteuse et au corps envoûtant.
  
  Vers le milieu de la nuit, elle s’attela à la tâche exaltante de lui redonner des forces, mais en fut pour ses frais. Nullement découragée, elle roula à bas du lit.
  
  - Je connais une recette pratiquée par les Indiens Guaikas, qui vivent près de la frontière avec la Guyana.
  
  - Quelle recette ? fit Coplan, méfiant.
  
  - Attends.
  
  Elle se rhabilla et descendit au bar ouvert toute la nuit. Elle revint, chargée d’un plateau sur lequel trônaient un bol empli de pique-olives en bois et une corbeille débordant de fruits exotiques, des papayes, des sapotilles, des mangues et des goyaves.
  
  Coplan était intrigué. Ambre posa le plateau contre le lit sur la moquette, prit un pique-olives, l’enfonça dans une mangue pour l’imbiber de jus et en planta la pointe effilée dans le pubis de Coplan là où le membre viril prenait naissance. Il ne broncha pas car il était curieux du résultat de l’expérience. Elle renouvela l’opération avec du jus de papaye, de goyave et de sapotille. En tout, un alignement légèrement incurvé de seize pique-olives aux extrémités frôlant les testicules.
  
  - Ne t’inquiète pas, c’est sain, les jus de fruits !
  
  Le résultat fut stupéfiant. Dans le quart d’heure qui suivit, Coplan retrouva une vigueur de bon aloi qui enchanta Ambre.
  
  - Dis merci aux Indiens Guaikas ! Tout le mérite leur revient !
  
  Elle ôta les pique-olives et ils refirent l’amour à satiété.
  
  Elle partit vers huit heures du matin. Coplan se rasait quand le téléphone sonna. Il sursauta lorsque le Vieux lui annonça la nouvelle.
  
  - Et c’est le Soudan qui nous l’a livré, conclut-il.
  
  Tout content, Coplan alluma une gitane. Ainsi, le sinistre terroriste qui avait commis tant d’attentats en France, à Paris et en province, qui avait assassiné deux policiers de la D.S.T., celui après lequel il avait couru sans succès depuis des années, le plus célèbre terroriste du monde, l’insaisissable, était enfin jeté dans un cul-de-basse-fosse en France pour être châtié comme il le méritait. Pourtant, il ne comprenait pas l’attitude du Soudan. Que cachait-elle ?
  
  Il fit part de ses interrogations au Vieux qui soupira.
  
  - Ce criminel est devenu trop encombrant sur la scène internationale. Alors, on nous le livre. En réalité, un rideau de fumée est tiré pour nous aveugler sur l’opération en cours, celle qu’a évoquée Abou Walid. C’est un leurre. On nous fait croire à une coopération. En fait, on nous intoxique.
  
  - Tout bien réfléchi, je suis d’accord avec vous.
  
  - De votre côté, quelque chose ?
  
  - Pas encore.
  
  - Ne ménagez pas votre peine. Je sens le coup fourré et je veux Salim Jaldeh.
  
  - Vous pourriez faire envoyer de Fort-de-France une unité navale qui patrouillerait en dehors des eaux territoriales vénézuéliennes pour parer à toute éventualité, si je le capturais ? Avec, à bord, par exemple, un groupe du GROUFUMACO (Initiales du Groupement de Fusiliers Marins Commandos, une des composantes du Service Action).
  
  - D’accord. Ce sera le Pluviôse. Et je vous envoie les codes d’accès radio.
  
  Un peu avant midi, l’attaché naval téléphona à son tour pour communiquer les renseignements sollicités par Coplan.
  
  - L’abonnée se nomme Percia Landis, au 11 de la Calle Norte 6. La Quinta Gabarro.
  
  Coplan remercia et raccrocha.
  
  Quand il découvrit l’artère, il s’aperçut qu’elle était toute proche de la Plaza Bolivar, le cœur de la cité.
  
  Dans les frondaisons de ses arbres voisinaient tourterelles, palombes et écureuils, tandis que les berezosos, des petits singes paresseux, grignotaient des glands en contemplant la statue équestre de Simon Bolivar, fleurie en permanence.
  
  Le 11 de la Calle Norte 6 entrait dans la catégorie des anciennes demeures coloniales qui dans leur immense majorité avaient succombé sous les coups des bulldozers. Celle-ci avait échappé à ce destin fatal. Coplan vit qu’elle était barricadé comme une forteresse, ce qui étaya ses soupçons. Sur la droite de sa façade, une plaque noire indiquait en lettres dorées : Quinta Gabarro. A Caracas, le terme Quinta suivi d’un nom propre désignait une demeure particulière.
  
  A quelques pas, de l’autre côté de la rue, Coplan repéra un établissement, moitié bar, moitié parillada où l’on servait les viandes passées au barbecue. Il s’y installa et resta jusqu’à la fermeture à minuit, en se rassasiant de bif de choriz et de churrascos, et en accumulant les cafés.
  
  Le lendemain, à l’ouverture, il fut le premier client. La serveuse qui assurait le poste du matin et de l’après-midi fut intriguée par son arrivée si matinale mais n’en dit rien.
  
  Vers dix heures, la lourde porte en acier de la Quinta Gabarro s’ouvrit pour laisser sortir une jeune femme blonde au visage blanc. Elle offrait un masque de touchante fragilité auquel Coplan ne se laissa pas prendre. Les lèvres étaient fardées et pulpeuses, affligées d’un rictus figé comme si les commissures étaient bloquées. Coquettement, elle portait un uniforme d’hôtesse de l’air de la compagnie Ecuatoriana de Aviacion.
  
  Etait-ce Percia Landis ? Plus que probable.
  
  Disposant d’un Groupe Action particulièrement redoutable et composé de spécialistes, Coplan avait la faculté de faire appel au capitaine Boisfeu. Les hommes de Glacière, à l’aide de leur outillage, seraient venus à bout de la porte blindée. Pourtant, cette solution présentait des dangers. Et si Ed Chuhl ne se dissimulait pas à l’intérieur de la Quinta Gabarro ? L’alerte serait inutilement donnée car la jeune femme blonde, à son retour, remarquerait les dégâts. Et adieu Ed Chuhl. Une autre piste conduisant à Salim Jaldeh s’évanouirait.
  
  Il fila la jeune femme blonde. Celle-ci se comportait comme une touriste. Construit par des entreprises françaises, le métro de Caracas se limitait à une seule ligne traversant la capitale d’est en ouest de Propatria à Palo Verde et vice versa.
  
  Elle prit le métro à la station Capitolio et sortit à celle de Bellas Artes pour visiter le Musée d’Art Contemporain. A midi trente, elle mangea un bif de chorizo dans une parillada. En sortant, elle monta dans un por puesto, un taxi collectif que suivit Coplan dans un taxi classique. A l’hippodrome de la Rinconada, elle joua quatre courses, n’en gagna aucune et repartit à bord d’un por puesto qu’elle abandonna dans Sabana Grande où elle fit ses courses. Pour finir, elle reprit le métro à la station Chacaïto et rentra à la Quinta Gabarro pour n’en plus ressortir.
  
  Quand il regagna son hôtel, Coplan trouva dans son casier un message d’Ambre avertissant qu’elle prenait l’avion tôt le lendemain à destination de Bogota pour un très court séjour dans la capitale colombienne.
  
  Le jour suivant, la serveuse de la parillada ricana quand il quitta sa table deux minutes après que la jeune femme blonde fut sortie de la Quinta Gabarro et l’oreille aiguisée de Coplan l’entendit déclarer à une collègue :
  
  - S’il croit draguer la señorita Landis, il va en être pour ses frais ! Qui se frotte à celle-là s’en mord les doigts !
  
  A peu de choses près, la jeune femme observa un rituel identique à celui de la veille sauf que, au lieu de perdre de l’argent à l’hippodrome, elle emprunta à Mariperez le téléphérique qui, en douze minutes, les emmena, elle et Coplan, à la station Humboldt sur le pic Avila à plus de deux mille mètres d’altitude.
  
  Coplan, qui grelottait, la soupçonna de se rendre à un rendez-vous. Il se trompait car elle ne parla à personne.
  
  Le troisième jour, il aborda la serveuse dès son entrée dans la parillada et lui glissa dans la main un billet de mille bolivars. Tout de suite, elle se fit gracieuse.
  
  - Un double café et des renseignements sur la señorita Percia Landis, exigea-t-il.
  
  - Si j’étais vous, conseilla-t-elle en posant la tasse sur la table en Formica, beau gosse comme vous êtes, j’irais lancer mes filets ailleurs. Cette chiquita, elle n’a qu’un chiquito dans sa vie.
  
  La description qu’elle fit du chiquito correspondait totalement à celle à laquelle Abou Walid s’était livré quand il avait évoqué l’amitié qui liait Ed Chuhl à Salim Jaldeh.
  
  - Il est dans les parages actuellement ?
  
  - Il y a quelque temps que je ne l’ai pas vu.
  
  Coplan remercia et ajouta une autre coupure. Il était bon de se ménager des concours ancillaires.
  
  Ce troisième jour, pas d’hippodrome et de téléphérique. A bord d’un por puesto, la jeune femme blonde se rendit dans le quartier de Nuevo Circo où elle assista à une corrida dans l’arène de Plaza de Toros.
  
  Ce qui étonnait Coplan c’est que, durant ces trois jours elle portait systématiquement un uniforme d’hôtesse de l’air de la compagnie Ecuatoriana de Aviacion. Par ailleurs, dès qu’il en avait l’occasion au cours de ses pérégrinations dans le sillage de Percia Landis, il téléphonait chez elle dans l’espoir qu’une voix masculine répondrait. Constamment, cet espoir était déçu. La serveuse de la parillada semblait avoir raison. Ed Chuhl n’était pas dans les parages, à moins qu’il ne se soit fait une règle de ne pas répondre au téléphone, contrairement à ce qu’avait affirmé Ochsenberg dans sa geôle.
  
  Il fallait prendre l’initiative, décida-t-il. A la villa El Cunaguaro, comme à la Colonia Tovar, rien ne bougeait. Boisfeu et ses équipes commençaient à perdre le moral.
  
  Mais quelle initiative ?
  
  Il se sentit revigoré à la fin de cette troisième journée de filature. Vers 21 heures, elle sortit à la station de métro Plaza Venezuela, marcha dans l’Avenida de Los Acacias, puis dans la voie piétonne de Sabana Grande où elle entra dans une boutique de photographe encore ouverte car les Caraquehos vivaient à l’espagnole, tard le soir.
  
  Tout de suite, Coplan fut en alerte. Il se souvenait de la boutique de photographe de Stockholm où Maruchka Sorkine avait acheté son passeport au nom de Tanja Coblenz.
  
  Percia déposa de l’argent et, en échange, une enveloppe lui fut remise. Même manège le lendemain. Il eut alors une idée. Dans une boîte de nuit toute proche, à l’enseigne d'El Caney, ce qui signifiait « kiosque au toit de chaume » dont le dessin se retrouvait sur l’enseigne lumineuse, il s’entretint longuement avec le tenancier. Dès qu’on apercevait le profil de requin de ce Vénézuélien, on devinait que les scrupules n’encombraient pas son crâne épais et son front rugueux. Sa face matoise s’éclaira d’ailleurs d’un large sourire. Pour récompenser sa collaboration, Coplan lui remit une grosse somme d’argent en dollars américains, monnaie fort appréciée à Caracas, comme dans de nombreux autres nations d’Amérique du Sud.
  
  A la même heure le jour suivant, Percia Landis se présenta à la boutique du photographe. Elle ressortit et Coplan adressa un signe discret au pickpocket qui démarra et arracha le sac à main de la jeune femme. Il partit à toutes jambes, mais pas trop vite afin qu’elle puisse le suivre, ce qu’elle fit en criant au voleur. Sans cependant que quelqu’un n’intervienne, les Caraquenos se refusant à porter secours à qui que ce soit après la tombée de la nuit, sauf quand la victime était morte et que le danger n’existait plus autour d’elle.
  
  Le pickpocket tourna le coin de la rue et fonça vers l'El Caney. Coplan obliqua dans la ruelle parallèle, sauta par-dessus le mur et atterrit dans la cour qui donnait sur la façade arrière de la boîte de nuit où il attendit patiemment.
  
  Le pickpocket se rua à l’intérieur de l'El Caney. Percia Landis qui arrivait sur ses talons fut stoppée par le portier un géant en uniforme chamarré :
  
  - Des ennuis, señorita ?
  
  A bout de souffle, elle s’expliqua.
  
  - Entrez et asseyez-vous. Moi je vais le retrouver votre pickpocket.
  
  Dans la cour, le pickpocket surgit et, sans un mot, tendit à Coplan le sac à main. Ce dernier le fouilla consciencieusement sous la lumière de l’arc en néon. Le passeport indiquait que Percia Landis était équatorienne et non vénézuélienne, comme Coplan l’avait supposé. Équatorienne comme l’uniforme d’hôtesse de l’air de la compagnie Ecuatoriana de Aviacion qu’elle portait chaque jour. A la rubrique profession, il n’y avait qu’une seule mention : néant. Le sac contenait des babioles habituelles et une belle somme d’argent. Coplan fondait de grands espoirs sur le contenu de l’enveloppe remise par le photographe.
  
  Cette fois encore, la déception l’envahit. L’enveloppe ne contenait que des sachets de drogue. Le subterfuge qu’il avait monté ne lui servait à rien. Il remit l’enveloppe dans le sac à main et tendit celui-ci au portier qui débouchait du couloir en arborant une mine hilare et qui lança :
  
  - Vous, vous en avez de l’imagination, señor, pour monter une arnaque pareille !
  
  Il n’avait pas tort. Dans l’heure qui suivit, alors que Coplan déambulait sur la Plaza Bolivar à la suite de Percia Landis qui venait de sortir de la station de métro Capitolio, il eut une autre idée qu’il estima aussi brillante que la première, même si celle-ci avait échoué.
  
  Il en fut tellement réjoui qu’il alluma une gitane avec volupté en laissant l'Équatorienne prendre un peu d’avance. Ayant déjà oublié l’incident qui à l’issue duquel elle avait retrouvé le contenu de son sac à main intact et ne soupçonnant pas l’imposture, elle marchait d’un bon pas, tranquille et assuré, pour regagner la Quinta Gabarro toute proche.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  
  
  
  Maria Camill De Sancha offrait en peignoir un corps encore plus provocant que celui qu’elle exhibait dans son uniforme d’hôtesse de l’air de la Viasa. Bouche bée, elle contemplait Coplan debout sur le palier.
  
  - Je ne vous attendais plus. Je me suis dit que je n’appartenais pas à la catégorie de femmes sur lesquelles vous êtes très porté. Entrez donc.
  
  - Comment se sont passés le vol sur Mexico City et le layover chez les Mexicains ?
  
  - J’ai filé à Acapulco, loin de Mexico City qui est la ville la plus polluée du monde. 18 millions d’habitants, 2 300 mètres d’altitude et 30% d’oxygène en moins qu’au niveau de la mer. Qui pourrait résister à une telle conjonction d’éléments défavorables ? Je vous offre un verre ? Un Pink Palace ? J’ai appris la recette à Honolulu.
  
  - Avec plaisir.
  
  Derrière son bar, elle prépara le mélange de rhum et de Grand-marnier.
  
  - J’aurais besoin que vous me rendiez un service, attaqua Coplan, en profitant de ses belles dispositions.
  
  - Quel service ?
  
  - Vous auriez aimé être comédienne ?
  
  - Quelle femme ne rêve pas d’être une star à Hollywood ? Une autre Kim Basinger ou une Sharon Stone ?
  
  - Êtes-vous capable de jouer la comédie ?
  
  - Est-ce que je ne joue pas la comédie quand, dans l’avion, je suis grâce et sourires devant le gros porc qui me pelote lorsque je frôle son siège ?
  
  - Vous aimez l’aventure ? Le mystère ?
  
  - Vous m’intriguez. De quoi s’agit-il ?
  
  Elle apporta les cocktails. Coplan lui dit ce qu’il attendait d’elle et son anxiété disparut quand il vit qu’elle était tout excitée, au point que, oubliant qu’elle tenait un verre entre ses doigts, elle faillit applaudir des deux mains.
  
  - Fascinant ! s’exclama-t-elle.
  
  L’instant d’après, pourtant, elle retomba sur terre :
  
  - Mais pourquoi cette femme vous intéresse-t-elle tant ? Ne me dites pas que ces simagrées vous aideront à coucher avec elle ! Est-elle seulement belle ? Et qui êtes-vous en réalité ? Un flic ? Un espion ?
  
  - Un privé.
  
  - D’accord, mais que lui voulez-vous à cette femme ?
  
  Coplan n’était jamais à court d’alibis. Aussi, avec le plus grand sérieux, teinté d’une moue soucieuse pour accentuer le stratagème, il énonça :
  
  - Nous soupçonnons cette femme d’être une receleuse de toiles volées. Évidemment, pas des croûtes sans valeur. Non. Des tableaux prestigieux, tel le Musicien de Chagall dérobé au Stedelijk Muséum d’Amsterdam. Je voudrais vérifier que nous ne nous trompons pas. Ainsi pourriez-vous participer à une bonne œuvre. J’imagine que vous réprouvez l’action de ces voleurs internationaux qui, au profit de collectionneurs particuliers, privent des millions d’amateurs d’art de la vue de chefs-d’œuvre de la peinture ?
  
  D’un trait, elle avala le contenu de son verre et, dans les secondes qui suivirent, le rhum et le Grand-marnier produisirent leur effet. Ce fut sur un ton avoisinant l’hystérie qu’elle s’écria :
  
  - Je suis d’accord, Francis. Seulement, je pose une condition.
  
  - Laquelle ?
  
  - D’abord tu me fais l’amour.
  
  - Mais, je suis aussi venu dans ce but ! protesta-t-il.
  
  Maria Camill semblait être la sœur jumelle d’Ambre, du moins dans le domaine amoureux. Telle une chatte sauvage, elle faisait l’amour toutes griffes dehors. Tigresse affamée et impétueuse, elle feulait de plaisir sous l’étreinte. Pareille à une sarbacane, sa langue paraissait démesurée et fouillait la bouche de son partenaire pour transcender le plaisir que recevait son corps qui s’incendiait sous les assauts répétés. Un sang généreux coulait dans ses veines, sans doute un cocktail issu du brassage des races qui avaient foulé le sol des Amériques. Elle ne consentait aucun répit à Coplan, tour à tour exigeante et ombrageuse, indocile et tourmentée, humble et quémandeuse. Coplan sentait des frissons d’extase parcourir sa peau, comme la caresse produite par l’eau de la fontaine, attiédie par la chaleur du soleil de midi. Le parfum sucré qui montait du corps de Maria Camill lui tournait la tête. Il percevait en elle ce besoin pressant de s’intégrer au corps de son amant afin d’être totalement possédée et en symbiose parfaite avec celui qu’elle s’était choisi. Étourdie par la volupté, elle sanglota, puis cria quand la montée du plaisir se fit impérieuse et que tous deux s’anéantirent dans le spasme final.
  
  Le lendemain matin, cependant, Coplan réprima un vif mouvement de colère lorsqu’elle lui annonça :
  
  - Sauve-toi vite. Tu sais, ton scénario, je ne pourrai pas le jouer avant cinq jours. Ce matin, je fais un Caracas-Londres-Paris, suivi d’un layover sur les Champs-Élysées. Toi qui es français, tu ne pourrais me reprocher d’aller flâner devant les boutiques du faubourg Saint-Honoré. Dans cinq jours, promis, tu seras récompensé de ta performance exceptionnelle de la nuit passée. De acuerdo, amor mio ?
  
  Coplan grimaça. Il éprouvait la pénible impression d’avoir été roulé. Il se consola en se remémorant l’enchantement que lui avait prodigué le corps de la belle hôtesse de l’air. Comme au jeu, les gains effaçaient les pertes.
  
  De retour à sa chambre d’hôtel, le téléphone sonna. La voix de son correspondant, bien timbrée, parlait un espagnol châtié.
  
  - L’attentat sur l'autopista, entendit Coplan, n’était qu’un simple avertissement, provoqué d’ailleurs par un malentendu. En aucun cas, nous n’avions l’intention de vous tuer, señor Caylus. Un simple avertissement. Depuis, nous avons réfléchi. Cette initiative était parfaitement idiote. Aujourd’hui, nous privilégions le dialogue et la concertation. C’est pourquoi je me permets de vous fixer un rendez-vous. En plein jour naturellement. Plus précisément au bar du casino du Parque de las Estrellas à Macuto. Aujourd’hui à quinze heures. A la main gauche, je tiendrai un sac de plage rouge marqué Siboney et, à la droite, El Universal, le plus grand quotidien du matin, plié en quatre. Vous, vous n’avez pas besoin de signes de reconnaissance. Je vous connais, même si vous, vous ne me connaissez pas. Soyez-y, c’est mon vœu le plus cher, car notre conversation sera fort intéressante et nombre de questions que vous vous posez trouveront leurs réponses.
  
  La communication fut coupée.
  
  Coplan se fit monter un copieux breakfast. Celui qu’il avait pris en compagnie de Maria Camill avait été trop frugal, la jeune femme n’ayant qu’une hâte, filer à l’aéroport Simon Bolivar pour prendre le vol pour Paris, via Londres.
  
  Tout en le dévorant, il réfléchit longuement.
  
  Plus tard, il entreprit de vérifier et de paraffiner le SIG-SAUER 228, plus léger que le 226, acheté à La Guaïra. Son chargeur contenait treize cartouches.
  
  A quatorze heures, il arriva au Parque de las Estrellas. Ce centre d’attractions avait incontestablement été inspiré par le Disneyworld d’Orlando en Floride, mais en miniature. Rien que du lilliputien. Néanmoins, pas de connotation pouilleuse. Au contraire, une superbe organisation. De l’ordre et de la propreté. Au point qu’un journal satirique à l’humour grinçant avait écrit du Parque de las Estrellas : Si vous êtes trop jeune pour avoir connu l’Allemagne nazie, allez donc à Macuto, c’est votre dernière chance de voir à quoi ressemble l’ordre. Les propriétaires du centre de loisirs avaient intenté un procès au journal et l’avaient gagné.
  
  Coplan explora le bar et ses alentours, à la recherche d’un endroit propice à une embuscade. Son SIG-SAUER était armé et prêt à tirer. Comme il était en avance, il s’installa dans le casino devant une machine à sous, à un emplacement stratégique d’où il pouvait surveiller le bar. Sa tactique était simple. Il n’entrerait dans le bar que lorsque l’inconnu au sac de plage rouge et au quotidien plié en quatre se serait manifesté. En dehors de celle qui s’ouvrait sur le casino, le bar ne comportait qu’une seule autre porte qui donnait sur le parc d’attractions.
  
  Le « manchot » avalait ses bolivars sans guère en restituer. La déveine noire. Coplan jouait mécaniquement, distraitement, les yeux fixés sur le bar ou procédant à un panoramique autour de lui. L’endroit était plein à craquer. Surtout des petites gens acharnées à améliorer leur revenu. Des personnes âgées au visage pathétique. A côté de Coplan, une pauvre vieille vêtue plus que modestement, pleurait. Elle avait épuisé son argent. Coplan lui tendit la moitié de sa réserve de pièces. Elle refusa d’un air circonspect. Il secoua la tête. Son geste était inconsidéré. Qui, dans un casino, avait pitié de la détresse des autres ? C’est pourquoi elle se méfiait.
  
  Soudain, une explosion martyrisa ses tympans et des voix affolées crièrent « Au feu ! ». Il tourna la tête précipitamment. Des flammes léchaient les machines à sous et embrasaient le plastique, en même temps qu’une fumée noire et suffocante noircissait déjà les visages des joueurs qui fuyaient.
  
  La panique était totale. A pleines mains, les caissières enfournaient les bolivars dans des sacs avant de s’échapper de leur cage. Choisi par Coplan, son emplacement stratégique se révélait maintenant être un piège, car il se logeait dans un coin et la foule des gens hurlant leur peur lui coupait la route. A son avis, la meilleure issue se trouvait devant lui et c’était la paroi vitrée qui séparait le bar du casino. Il convenait de la briser et de pratiquer une brèche. Il se décolla du tabouret sur lequel il était assis, le prit par les pieds, repoussa les gens qui le bousculaient, éleva le siège au-dessus de sa tête et, de toutes ses forces, frappa dans la vitre. Malheureusement, le dessus du tabouret était constitué de caoutchouc, trop mou pour seulement fissurer la vitre par ailleurs épaisse. Il réédita l’opération en tentant de fracasser l’obstacle à l’aide des pieds métalliques. Sans plus de succès que précédemment. Déjà, ses poumons s’emplissaient de fumée noire et s’asphyxiaient, tandis que les larmes ruisselaient sur ses joues. Autour de lui, les gens poussaient des hurlements terrifiants.
  
  Un coup violent porté sur sa nuque le fit chanceler et il tomba sur les genoux. Le second coup l’étala sur le ventre. Il feignit d’être complètement groggy, mais sa main droite se glissa sous sa veste. Il empoigna la crosse du SIG-SAUER 228 et l’arracha à sa ceinture. La douleur dans sa nuque éclatait en coups de tonnerre qui se répercutaient à l’intérieur de son front. Il parvint à se retourner, l’arme bien en main. A travers le brouillard de ses larmes, il réussit à capter les éclairs que projetaient, sous les flammes, les lames des poignards. La fumée noire enveloppait deux hommes qui s’apprêtaient à le frapper. Sans hésiter, il écrasa la détente par deux fois et, sous la force des impacts, les tueurs furent culbutés sur une machine à sous. La puissance du choc fut telle que le « manchot » se mit à sonner frénétiquement annonçant le jackpot. Comme dans un rêve surréaliste, les pièces cascadèrent dans le réceptacle et, malgré le danger, malgré les flammes, malgré l’angoisse, il y eut des gens pour se précipiter et tenter de s’approprier le butin que dégorgeaient les entrailles de la machine. Sans vergogne, ils piétinaient les deux cadavres, leurs semelles déjà maculées de sang.
  
  Coplan ne demanda pas son reste. Cette fois, il fit feu dans la vitre en visant le haut afin de ne pas toucher un innocent. Fissurée jusqu’à mi-hauteur, la paroi devenait une proie facile. Il replaça l’automatique dans sa ceinture, cacha sa tête entre ses bras et fonça dans l’obstacle qu’il traversa sous une pluie de débris. L’appel d’air fit s’engouffrer derrière lui flammes et fumée.
  
  Il se rua vers la sortie, en même temps que la foule qui se bousculait, qui trébuchait, qui s’insultait.
  
  La douleur dans sa nuque diminuait, sans doute atténuée par le feu de l’action et la conscience du danger. Malgré tout, des tam-tams martelaient ses tempes. Il se méfiait. Il savait qu’il était tombé dans un guet-apens monté grâce à l’incendie provoqué par les comploteurs. Si bien qu’une autre équipe était susceptible de l’attendre à la sortie pour achever la sale besogne que le premier échelon de tueurs aurait manquée.
  
  Enfin, il atteignit l’air libre.
  
  Encore une fois, la remarquable organisation du Parque de las Estrellas faisait ses preuves. Des gardes privés, des infirmiers portaient secours aux blessés. Les voitures-pompes se frayaient un chemin vers le casino, en débarquant les pompiers qui, tout en courant, déroulaient les tuyaux des lances à incendie.
  
  Coplan ne s’attarda pas dans ces lieux éminemment dangereux. L’œil aux aguets, la main sur la crosse de son arme sous la veste, il évita la foule pour contrecarrer une attaque sur ses arrières et courut vers l’arène où s’affrontaient les imitateurs du Terminator. Il la longea, obliqua sur sa droite en direction du Tunnel de la Mort, le bien nommé, puisqu’un motard casqué fonça sur lui, tandis que son passager l’ajustait avec sa Micro-Uzi. Ds auraient dû agir plus tôt, pensa Coplan qui, déjà, boulait sur sa gauche, arrachait à sa ceinture le SIG-SAUER et criblait de balles les deux silhouettes.
  
  L’engin parut se délivrer des lois de la pesanteur et s’envola par-dessus l’enceinte entourant la lice où combattaient les disciples d’Arnold Schwarzenegger.
  
  Coplan ne s’éternisa pas sur l’allée. Ce bref engagement n’avait pas eu de témoins car, attirés par l’incendie et les ululements des sirènes de pompiers, les clients du parc de loisirs avaient reflué vers le casino qui offrait une attraction inédite et bien plus excitante.
  
  Coplan s’aperçut que s’il poursuivait dans cette direction il s’éloignait par trop de la sortie et serait emprisonné à l’intérieur du parc. Aussi rebroussa-t-il chemin.
  
  A proximité du casino, le spectacle était saisissant. Des clients hagards, la peau noircie par la fumée, tournaient en rond, erraient sans but, frappés d’hébétude, à la recherche de réconfort, d’une marque de sympathie.
  
  - Juste au moment où je commençais à gagner, se lamentait un joueur impénitent.
  
  - Le croupier n’a pas eu le temps de me payer, renchérissait un autre. Il a quitté la table comme un fou ! J’y ai perdu dix mille bolivars.
  
  Cette fois, Coplan put gagner la sortie sans encombre. Avant de monter dans la Buick Park Avenue, il l’inspecta soigneusement et souleva le capot pour y chercher un colis piégé qu’il ne trouva pas. Alors seulement il lança le moteur et se rendit chez Avis pour échanger la Buick contre une Chrysler Vision. Sur le chemin du retour vers le Tamanaco, il se débarrassa de son arme compromettante en la jetant dans une vasque à l’écart dans les Jardins botaniques de l’Avenida Leonardo Ruiz Pineda. Avec un glouglou, l’eau se referma sur l’automatique et les nénuphars se remirent en place pour le dissimuler aux regards.
  
  Dans sa chambre d’hôtel, il s’empressa de vérifier et de paraffiner un CZ75. Caracas devenait un autre Sarajevo.
  
  Ce soir-là, comme les trois soirs précédents, Percia Landis entra dans la boutique du photographe et échangea de l’argent contre une enveloppe avant de ressortir dans la voie piétonne de Sabana Grande et de regagner son domicile.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  
  
  
  Percia Landis émergea de la station de métro de Los Dos Caminos et Maria Camill De Sancha se planta devant elle pour lui barrer la route :
  
  - Me disculpe, señorita.
  
  L’Équatorienne posa sur celle qui se tenait devant elle regard incertain.
  
  - Que voulez-vous ?
  
  - Votre uniforme d’hôtesse de l’air de l’Ecuatoriana de Aviacion, je suis prête à vous l’acheter.
  
  Percia Landis écarquilla les yeux et regarda en direction de la queue devant le Musée National du Folklore pour se rassurer et avoir la certitude qu’elle ne rêvait pas.
  
  - Pardon ?
  
  - Je répète, déclara Maria Camill avec un bel aplomb, je suis prête à vous l’acheter. Un bon prix. En fait, un très bon prix.
  
  - Vous êtes folle ou quoi ? s’énerva l’Équatorienne.
  
  - Pas folle, mais collectionneuse. Savez-vous combien il existe de compagnies aériennes et, par conséquent, d’uniformes différents d’hôtesses de l’air ?
  
  - J’avoue ne m’être jamais penchée sur la question, ricana Percia Landis.
  
  - Compagnies nationales et compagnies privées, 718. J’en possède 326. Mon père m’a fait aménager deux pièces dans son hacienda près de Maracay pour les entreposer.
  
  - Il est aussi fou que vous ! Pourquoi ne vous adressez-vous pas au fabricant ? Je pourrais facilement vous obtenir ses coordonnées à Quito.
  
  - Je ne m’intéresse qu’aux uniformes qui ont été portés, pas aux uniformes neufs. Laissez-moi vous dire, d’ailleurs, que vous portez le vôtre avec élégance, d’autant que vous êtes jolie fille.
  
  - Folle, collectionneuse et lesbienne ? ironisa Percia Landis.
  
  - Pas lesbienne mais objective.
  
  - Vous êtes vous-même hôtesse de l’air ? questionna l’Équatorienne, méfiante, en attardant le regard sur l’uniforme de la Viasa que portait la jeune femme.
  
  - Bien sûr.
  
  Maria Camill exhiba sa carte professionnelle et son badge que l’autre femme examina avec soin, comme s’il s’agissait d’objets précieux. Après les avoir restitués, elle haussa les épaules.
  
  - Vous êtes vraiment folle. Bon, la plaisanterie a assez duré. J’ai des courses urgentes à faire.
  
  Mais Maria Camill énonça un chiffre si exorbitant qu’elle s’arrêta net au moment où elle allait traverser la chaussée pour passer sur le trottoir où attendaient les gens devant le musée.
  
  
  
  
  
  - Vous êtes sérieuse ?
  
  - On ne peut être plus sérieux.
  
  - Comment une hôtesse de l’air peut-elle gagner autant d’argent ?
  
  - Des gens financent des collections de couture, mon père finance ma collection d’uniformes.
  
  - Il doit être riche ?
  
  - Il l’est.
  
  Un scooter passa à ras du trottoir et ses roues projetèrent sur les chaussures de Percia Landis des éclaboussures de l’eau qui coulait dans le caniveau. Maria Camill la prit par le bras.
  
  - Allons chez vous.
  
  L’Équatorienne ne résista pas.
  
  - Je ne veux pas de chèque, je veux du liquide.
  
  - Alors, passons à ma banque. C’est à deux pas.
  
  Après une étape à l’établissement bancaire, situé à cinq cents mètres, elles reprirent le métro. Arrivées devant le domicile de Percia Landis, celle-ci se planta devant la plaque du digicode à 18 boutons en la dissimulant de son corps afin que Maria Camill ne puisse capter les chiffres ou les nombres qu’elle pianotait.
  
  Maria Camill glissa la main dans son sac à main et abaissa la manette de l’enregistreur.
  
  La lourde porte blindée s’écarta.
  
  - Vous vivez dans une prison ? lança Maria Camill.
  
  L’Équatorienne ne daigna pas répondre.
  
  Maria Camill entra dans un hall sombre à l’atmosphère sépulcrale. C’est à peine si la lumière du jour osait effleurer les santons en habits du XVIIIème siècle qui s’alignaient sur une desserte en bois d’araguaney, en composant une scène de la vie coloniale à l’échelle d’une maison de poupée.
  
  - Attendez-moi ici, ordonna Percia Landis d’une voix impérieuse. Vous avez une chaise sur votre droite et je ne serai pas longue. Juste le temps de me changer.
  
  Elle revint un quart d’heure plus tard et tendit à Maria Camill un sac en plastique, le chapeau et les deux pièces de l’uniforme qui étaient encore tièdes, comme le constata Maria Camill.
  
  - Je n’ai pas apporté les dessous, fit Percia Landis, sarcastique. J’imagine que vous n’êtes pas intéressée ?
  
  - En effet.
  
  - Vous avez l’argent ?
  
  De son sac à main Maria Camill sortit les grosses coupures que l’Équatorienne compta soigneusement avec un brin de cupidité dans le regard, puis hocha la tête, satisfaite.
  
  - C’est bien, maintenant partez, invita-t-elle d’un ton brusque. Et bonne chance pour votre collection, ajouta-t-elle, consciente qu’elle agissait avec une discourtoisie flagrante.
  
  La lourde porte se referma sur les talons de Maria Camill qui reprit le métro à la station Capitolio pour ressortir à celle de Bellas Artes, face à l’hôtel Caracas Hilton où Coplan l’attendait au bar, assis devant un Margarita.
  
  A l’expression extatique sur le visage de la jeune hôtesse de l’air il sut qu’elle avait réussi et dissimula sa joie en allumant une gitane.
  
  Dans ses moindres détails il avait planifié l’opération. La nuit, il avait démonté la plaque à 18 boutons pour y insérer un minuscule enregistreur-émetteur, introduit dans le circuit électronique, qui mémorisait les pulsions de chaque chiffre ou nombre pressé par le doigt. Ce dispositif sophistiqué requérait néanmoins la présence, dans un rayon de cinq mètres, d’un enregistreur-récepteur. Celui-ci, Coplan avait prévu de le cacher dans le sac à main de Maria Camill. Encore fallait-il qu’elle ait une bonne raison de se trouver dans un rayon de cinq mètres à partir de la plaque, juste au moment où Percia Landis composerait le code. D’où le subterfuge dont il avait eu l’idée. Pour ce faire, il avait déposé au nom de Maria Camill De Sancha l’argent dans une banque située dans le voisinage de la station de métro Los Dos Caminos de laquelle chaque jour émergeait l’Équatorienne au cours de ses classiques pérégrinations d’où la fantaisie semblait exclue. Ainsi les deux femmes n’auraient que quelques centaines de mètres à parcourir. Naturellement, pour jouer le rôle, il aurait pu faire appel à Séverine Dejean ou à Djindjie, l’une et l’autre hautement qualifiées pour tromper l’adversaire et emporter son adhésion. Cependant, Maria Camill possédait sur elles des avantages appréciables. Elle détenait un uniforme de la Viasa, était vraiment hôtesse de l’air et pouvait le prouver.
  
  Évidemment, il fallait qu’elle accepte ce rôle et le conduise à bonne fin, ce qui n’était pas garanti puisqu’elle n’était guère préparée au personnage qu’elle assumerait.
  
  Coplan avait misé sur l’attrait qu’exercent sur les femmes les tentations aventureuses, le mystère et l’insolite. De plus, toute femme est une comédienne-née. D’ailleurs, Sacha Guitry avait écrit : Le mot comédienne ne devrait pas comporter de masculin. Ses chances étaient donc bonnes pour que Maria Camill accepte.
  
  Elle avait accepté.
  
  Demeurait une inconnue. La réaction de Percia Landis. Dans ce domaine, il avançait à l’aveuglette. Serait-elle sensible à l’appât du gain ? Pour être franc, il lui était impossible d’expliquer pourquoi, chaque jour, elle portait cet uniforme de l’Ecuatoriana de Aviacion.
  
  Maria Camill tremblait encore d’excitation lorsqu’elle restitua à Coplan l’enregistreur-récepteur.
  
  - C’est fait ! s’exclama-t-elle en s’asseyant. Crois-moi, j’ai besoin d’un remontant ! Quelle tension ! J’ai bien cru que cette garce refuserait !
  
  - Un Pink Palace ?
  
  - D’accord. En tout cas, je n’ai pas vu chez elle le Musicien de Chagall ou quelque autre toile de maître.
  
  - Tu penses bien qu’elle les cache ! rétorqua-t-il. Imagines-tu une receleuse exposant aux visiteurs des tableaux volés ? Sa carrière serait vite interrompue ! Si jamais cette carrière avait réellement débuté ! As-tu ressenti la présence de quelqu’un d’autre ?
  
  - Non, avoua-t-elle avec sincérité.
  
  Coplan claqua des doigts à l’adresse du barman.
  
  - Tu étais près d’elle quand elle a formé le code ?
  
  - Un mètre derrière elle au grand maximum. Elle se cachait de moi, naturellement.
  
  Elle se lança dans un long récit de l’épisode. Ne manquait aucun détail. Pas même les éclaboussures provoquées par les roues du scooter. Physionomiste, elle décrivit les différents aspects qu’avait présentés le visage de Percia Landis au fur et à mesure des progrès de l’entretien. Elle était vraiment très fière d’elle et Coplan fut persuadé que cet intermède resterait à tout jamais gravé dans sa mémoire.
  
  Quand elle eut vidé son cocktail, il l’entraîna dans une joaillerie de Sabana Grande où il lui offrit un très beau bijou. Décidément, pensa-t-il, la traque de Salim Jaldeh coûtait cher à la D.G.S.E. Peu importait finalement. Grâce à l’atout que Maria Camill venait de glisser dans son jeu, il espérait bien marquer quelque progrès. La veille au soir, Boisfeu s’était monté plus pessimiste que d’habitude :
  
  « - Rien sur la baccara à la Colonia Tovar. A mon avis, elle s’est éclipsée ou alors elle se cloître. Personne ne la connaît. Quant à la villa El Cunaguaro, elle est toujours vide. Mes équipes désespèrent. Heureusement, il y a toujours un sale espoir qui fait vivre. »
  
  « - Gardez le moral », avait conseillé Coplan qui s’était tu sur la double tentative d’assassinat perpétrée sur sa personne au Parque de las Estrellas.
  
  « - Dans ce torrent de mauvaises nouvelles, il existe quand même un élément positif. »
  
  « - Lequel ? »
  
  « - Le pélican est devenu intelligent. Il a cessé de se faire chiper les poissons par les mouettes. Pour la première fois ce matin, il s’est farci une mouette. Floc, un coup de son gros bec et la mouette a été estourbie. »
  
  « - Les bonnes nouvelles ne viennent jamais seules, Boisfeu ! »
  
  Quand ils ressortirent dans la rue, Maria Camill demanda :
  
  - Que vais-je faire de l’uniforme de la señorita Landis ?
  
  - Pourquoi ne commencerais-tu pas une collection ? plaisanta-t-il.
  
  Elle s’esclaffa.
  
  - En tout cas, la nuit prochaine, pour te remercier de ce superbe cadeau, je vais déployer pour toi l’intégralité de mes talents.
  
  - Tu m’as déjà fourni un sublime échantillonnage de tes qualités, protesta-t-il.
  
  - Ce sera encore mieux.
  
  - Je n’y crois pas.
  
  Elle tint parole et ce fut elle qui eut raison.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  
  
  
  Coplan regarda Percia Landis s’engouffrer dans la station de métro Capitolio et tourna les talons. Comme d’habitude, l’Équatorienne observait sa routine, son rituel. Elle avait remplacé celui vendu à Maria Camill par un autre uniforme de l’Ecuatoriana de Aviacion. Dans ce domaine-là, sa garde-robe était abondamment garnie.
  
  Il retourna à la Calle Norte 6 et inspecta la parillada. Il ne tenait pas à être aperçu en train d’entrer clandestinement dans la Quinta Gabarro. Il fut vite rassuré. C’était le coup de feu, la clientèle était nombreuse et les serveuses étaient bien trop affairées pour s’occuper de ce qui se passait de l’autre côté de la rue.
  
  Il s’avança et pressa la sonnette à tout hasard, l’oreille collée à l’interphone. Pas de réponse. Alors, il pianota le code. 14-8-16-1-3-11-18. La lourde porte en acier s’écarta. Il la poussa, entra et la referma sans bruit. Immédiatement, il sortit de sa ceinture le CZ 75 prêt à tirer. A pas de loup, il traversa le hall en remarquant les santons en habits du XVIIIème siècle dont avait parlé Maria Camill qui, également, avait noté dans l’air confiné de la maison les effluves du parfum dont usait celle qui lui avait vendu l’uniforme. First de Van Cleef & Arpels. Coplan le respira lui aussi.
  
  L’ameublement était Scandinave. Bois de teck et froideur, ce qui égayait l’intérieur par ailleurs austère et sombre.
  
  Coplan fouilla avec soin. Cependant, comme chez Antonia Sciarello, l’occupante des lieux prenait soin de ne laisser trainer rien de compromettant. Sauf les vêtements d’homme rangés dans une penderie attenante à une chambre, accolée à une salle de bains. Coplan en explora les poches. A l’exception d’une allumette arrachée à une pochette et qui était cassée en deux et amollie, collée à quelques grains de tabac, il ne découvrit aucun indice. Deux vestes, pourtant, portaient à l’intérieur l’étiquette d’un tailleur de Dordrecht aux Pays-Bas et Coplan se souvint qu’Ed Chuhl était né dans cette ville de deux cent mille habitants où résidaient encore quelques membres de sa famille.
  
  Dans la salle de bains, sur l’étagère au-dessus du lavabo, étaient alignés des rasoirs jetables, un tube de dentifrice entamé, deux brosses à dents, une bombe de mousse à raser et un flacon d’eau de toilette Acteur de Loris Azzaro. L’eau de toilette préférée d’Ed Chuhl, avait précisé Abou Walid, poussé dans ses derniers retranchements.
  
  Dans la cave, Coplan tomba sur un véritable arsenal. Pistolets automatiques, Kalashnikov, pistolets-mitrailleurs Uzi, grenades défensives, diverses munitions.
  
  Un grand bureau était aménagé au premier étage. Sur l’un des murs était punaisée une immense carte de l’Amérique latine. Sur un autre, de vieux disques 78 tours étaient collés et disposés de telle façon qu’ils forment un gamma, signe de ralliement des guérilleros équatoriens du mouvement Libertad Proletaria.
  
  Les deux derniers murs, en dehors de la fenêtre minuscule et barreaudée, étaient recouverts d’affiches de propagande de ce même mouvement révolutionnaire.
  
  Dans les tiroirs, les factures habituelles. Coplan étudia longuement celles du téléphone. Aucun numéro ne se répétait. D’ailleurs, Percia Landis ne risquait pas de contribuer à la fortune de la compagnie. C’est tout juste si elle téléphonait trois fois par semaine. Son abonnement lui coûtait plus cher que ses communications. Si elle était le contact, la base arrière d’Ed Chuhl, c’était lui qui forcément l’appelait, la nuit, blotti dans une cabine isolée le long d’une rue déserte.
  
  Sur les rayonnages de la bibliothèque, des ouvrages sérieux, surtout philosophiques et politiques, de Karl Marx à Engels en passant par Boukharine et Trotsky. Et toute la collection des ouvrages de Gabriel Garcia Màrquez, de La hojarasca à Cien anos de soledad.
  
  Coplan se planta devant le coffre-fort. Il était monumental, ses ferrures paraissaient défier l’imprudent qui s’attaquerait à sa masse d’acier.
  
  Devant lui, Coplan médita un long moment, puis quitta les lieux. Dans un bar de l’Avenida Baralt, il téléphona à Boisfeu et prit ses dispositions pour que l’adjudant-chef Ramon Hernandez du Groupe Glacière soit prêt à opérer.
  
  Ce soir-là, Coplan rencontra Ambre au Mar de Tortugas, un restaurant situé près de la Plaza Castellana, à la décoration rustique, dans laquelle les rondins en bois d’araguaney et les carapaces des tortues de mer voisinaient avec des arcs et des flèches provenant des tribus indiennes de l’État d’Amazonas. L’ambiance était calme et reposante.
  
  Ambre, comme toujours, était rayonnante et habillée à ravir. Tailleur de toile rose Bengale dont elle enleva la veste pour découvrir une blouse bayadère jade. Ses cheveux étaient repoussés vers les tempes par des peignes ornées de pierres fines. Des alexandrites dont les reflets pourpres s’harmonisaient avec ses yeux gris romantiques.
  
  Elle remarqua l’intérêt de Coplan pour les peignes.
  
  - J’aime ces pierres. Elles sont changeantes. Vertes à la lumière du jour et pourpres à la lumière électrique.
  
  - Où diable étais-tu passée ?
  
  Elle s’assit.
  
  - A George Town, à la Grande Cayman.
  
  - Tu avais de l’argent à placer dans une banque de ce paradis fiscal ?
  
  - Pas moi. Antonia Sciarello, oui. Je l’ai loupée de peu. Elle a transféré son argent dans un établissement de Seven Mile Beach, une banque chinoise récemment rapatriée de Hong Kong. En juillet 1997, Hong Kong reviendra à la Chine rouge et les Chinois de la Colonie n’ont pas confiance dans le nouveau régime. Antonia Sciarello, elle, a confiance dans le talent des banquiers chinois. En tout cas, c’est à George Town qu’est l’argent fauché à Mounir Dibb. Antonia s’est montrée prudente mais j’ai quand même retrouvé sa trace.
  
  - Tu connais le proverbe : ne te fie pas à ton ombre, si loin qu’elle s’étende.
  
  Le Mar de Tortugas était le temple de la tortue. On en servait la chair en préparations élaborées, en brochettes entrelardées de bananes, en tournedos avec une sauce au piment, en ragoût avec un œuf frit à cheval. Ambre choisit les brochettes et Coplan le tournedos.
  
  Le jeune femme était soucieuse, c’était visible. Elle parlait et mangeait peu. Du bout des lèvres. En revanche, elle buvait. Coplan avait commandé un excellent vin blanc argentin, un Conde de Valmont, qui s’accordait superbement avec la chair de la tortue. Ambre vidait verre sur verre et il dut réclamer une seconde bouteille.
  
  - Quelque chose ne va pas ? s’enquit-il.
  
  - Tout va bien.
  
  - Quelque chose qui s’est produit à George Town ? insista-t-il.
  
  - Il ne s’est rien produit de spécial à George Town, répondit-elle, l’air un peu morne. Les banques sont florissantes, les touristes transportent un attaché-case au lieu d’un sac de plage, les yeux masqués par des Ray Ban, et le slip de bain est remplacé par le costume trois-pièces-chemise-cravate. Il n’est jusqu’à la brise marine dans les cocotiers qui semble charrier des tonnes de fric.
  
  - Tu parais amère.
  
  Elle ne fit pas de commentaire. A la fin du repas, elle déclina l’invitation de Coplan de passer la nuit avec lui. Il fut étonné. La nature volcanique d’Ambre ne l’avait pas accoutumé à un tel refus.
  
  Le lendemain, à la même heure, Percia Landis s’engouffra dans la station de métro Capitolio. En compagnie du sous-officier, et en prenant les mêmes précautions que la veille à l’égard des serveuses de la parillada, Coplan entra dans la Quinta Gabarro.
  
  Dès l’âge de douze ans, Ramon Hernandez avait été initié à l’art de débrider un coffre-fort par son père, un cambrioleur madrilène. A dix-sept ans, devenu un as, il était tombé dans un guet-apens tendu par la police. Si son père avait été condamné à vingt ans de prison, lui, au contraire, avait recueilli l’indulgence du tribunal en raison de son jeune âge. Il avait quand même tiré deux années dans une geôle infecte qui l’avait complètement dégoûté du métier que son père l’avait obligé à exercer.
  
  Engagé à la Légion étrangère à Calvi, il était vite devenu un brillant sujet et avait été sélectionné pour la 19e C.E.M.B.L.E. où il s’était distingué, d’autant que les officiers recruteurs avaient insisté pour qu’il reprenne les activités pour lesquelles il était si doué pendant son adolescence. Confronté à un matériel moderne, pris en main par des spécialistes encore plus habiles que son père, qui œuvraient à l’École d’espionnage du Camp de Cercottes dans le Loiret, il était vite passé au statut d’expert. Le Service Action ne possédait que sept autres agents capables de l’égaler. Comme la D.G.S.E. n’avait pas tous les jours un coffre-fort à ouvrir, il était habituellement affecté à d’autres tâches, comme celles assignées au Groupe Glacière, pour lesquelles il déployait un talent équivalent à celui qu’il démontrait devant une combinaison à déchiffrer.
  
  Fasciné, Coplan le regarda travailler. Avec un art consommé, en une heure et dix-sept minutes, Hernandez fit pivoter la porte du coffre-fort.
  
  
  
  
  
  Kelwyn Kell secoua la tête, consterné. Voilà qu’il ne se souvenait plus de la distribution d'Autant en emporte le vent. Bien sûr, il y avait Clark Gable. Mais les autres ? Comment s’appelait donc l’actrice qui tenait le rôle de Scarlett O’Hara ?
  
  Pendant des décennies, sa mémoire avait été fantastique, infaillible, jamais prise en défaut. Il se souvenait de la date à laquelle l’empereur romain Caligula, qui était demi-fou, avait été assassiné, celle à laquelle Christophe Colomb avait touché terre aux Amériques, celle à laquelle Napoléon 1er avait vendu la Louisiane aux États-Unis ou encore celle à laquelle était né le grand humoriste Mark Twain. Il se souvenait de la composition des équipes de football qui avaient gagné le Super-Bowl et était capable de citer le générique complet des 1 714 films que la Metro-Goldwyn-Mayer avait tournés, sans oublier les dates des anniversaires, des mariages, des remariages des nombreux amis qu’il comptait à Hollywood. A l’improviste, il pouvait citer les composantes du menu préparé par un grand chef français pour Marion Brando en 1954 quand il avait reçu l’Oscar du meilleur acteur. Par cœur, il connaissait les dialogues, dans leur intégralité, du premier film parlant qu’il avait tourné en 1930 pour le compte de la Paramount.
  
  Peu à peu, avec l’âge, les formidables possibilités de sa mémoire avaient diminué, s’étaient estompées, dissipées, comme ces écharpes de brume que le vent réussit à chasser. La vieillesse est un naufrage, avait clamé un homme politique, désespéré par l’atteinte de l’âge. C’était vrai. Kelwyn Kell en était conscient. D’ailleurs, il allait mourir bientôt. Il le sentait. Chaque nuit, ses rêves l’entraînaient dans un cimetière. A l’ombre des cyprès, une tombe était creusée et son nom était inscrit sur la croix en lettres noires sur fond blanc. Au loin, on entendait des coyotes glapir. Comme à Indian Springs dans le Nevada où il était né.
  
  Le retour aux sources, en quelque sorte.
  
  L’approche de la mort l’avait incité à donner cette superbe soirée. La dernière. Le chant du cygne.
  
  Enfant prodige, il avait été projeté au firmament des stars à Hollywood dans les années 20 et avait tourné sous la direction des plus grands. Charlie Chaplin, Orson Welles, Eric von Stroheim, Cecil B. De Mille et bien d’autres. Il avait côtoyé les vedettes des années 20 et 30 les Spencer Tracy, les Clark Gable, les Gary Cooper, les Bette Davis, les Gloria Swanson, les Ava Gardner.
  
  Et avait fait fortune.
  
  Cette fête somptueuse, il allait la donner en l’honneur des enfants prodiges comme lui.
  
  Si Judy Garland, Fred Astaire, Jacky Coogan, l’inoubliable Kid de Charlie Chaplin, avaient disparu, il restait les anciens de la fabuleuse époque, les Mickey Rooney, les Deanna Durbin, les Shirley Temple, les Liza Minnelli, les Elizabeth Taylor. Ils avaient tous accepté. Pour leur tenir compagnie, il y aurait aussi de nombreuses autres vedettes.
  
  Cependant, sa liste d’invités ne se limitait pas aux anciens. Il y aurait aussi les nouveaux enfants prodiges et pas uniquement ceux du show-business américain.
  
  Peu confiant dans sa mémoire, Kelwyn Kell se pencha sur la liste.
  
  Étaient également conviés la Française Pascale Burat qui à l’âge de onze ans donnait des spectacles où, devant des salles combles, elle chantait et dansait en jouant le rôle d’une fée. La Hongroise Maria Koranyi, star du cirque à l’âge de huit ans. La Roumaine Ilona Milescu, à douze ans reine du patinage artistique. Le Russe Nikolaï Rakov, champion du monde d’échecs alors qu’il frôlait sa treizième année. L’Italien Romano Scorzini, virtuose du violon à l’aube de la puberté. Stanley Garden, anglais et Victoire de la Musique en 1994 et starifié à l’âge de sept ans. La Française Caroline Guérin, qui en avait le double, vocalisait à l’égal d’Edith Piaf et ses disques se vendaient à des millions d’exemplaires.
  
  La liste était interminable. Y figuraient tous ceux et celles qui étaient des vedettes au cinéma, dans la pub, dans les shows télévisés, les sitcoms, les courts de tennis et ailleurs.
  
  Certains avaient refusé l’invitation, méprisants à l’égard d’une vieille gloire dont ils ignoraient le nom et la carrière, perdus dans la nuit des temps, mais beaucoup avaient accepté, sous la pression de leurs imprésarios, conscients que la présence de chaînes de télévision constituerait une publicité gratuite pour leurs protégés.
  
  Le plus grand chef français avait accepté de venir avec son équipe cuisiner un dîner sophistiqué tandis que l’orchestre de Milt Rosen ferait danser les participants. Une tombola serait organisée et le gagnant emporterait dix millions de dollars, de quoi attirer les plus réticents. Deux cents personnes étaient attendues. Les invités de marque seraient logés dans quarante chambres que comptait la demeure de Kelwyn Kell, tandis que leurs accompagnateurs, les techniciens de la télévision, les cuisiniers, les musiciens et les serveurs seraient hébergés dans des tentes dressées sur la pelouse, auxquelles on avait accolé douches et toilettes.
  
  - Voici ta tisane.
  
  Il tourna la tête. Antonia Sciarello entrait et déposait le plateau sur le bureau. Il laissa son regard errer sur la croupe somptueuse, sur la poitrine arrogante, sur les jambes finement fuselées et sur le beau visage aux traits souriants, en regrettant de ne plus être opérationnel dans le domaine sexuel. La vieillesse est un naufrage, se répéta-t-il. Cette fois, sa mémoire ne lui fit pas défaut et il se souvint de ce que Marilyn Monroe lui avait dit pendant le tournage de Niagara, alors qu’il se plaignait de son épouse, depuis disparue :
  
  « - Il y a peu de choix parmi les pommes pourries. »
  
  Antonia Sciarello était une pomme pourrie, mais il en était follement amoureux. Platoniquement, s’entendait. Platoniquement et sénilement. Il n’ignorait rien de son passé, de ses escroqueries sous l’égide de Mounir Dibb. Peu lui importait. Elle illuminait ses derniers instants. Sans doute était elle là parce qu’elle flairait la bonne affaire. Elle le savait prodigieusement riche et espérait bien ramasser un beau paquet d’argent quand le glas sonnerait. Il n’en avait cure. Bien sûr, elle était trop rusée pour commettre l’erreur d’exiger de jeter un coup d’œil sur le testament pour voir si elle y figurait en bonne place. Pas si bête, Antonia.
  
  - Bois et va te coucher, conseilla-t-elle. N’oublie pas que tu seras surmené quand les invités arriveront. Tous ces préparatifs ! Toute cette tension ! Tu n’es pas raisonnable. Et cette tombola de dix millions de dollars, c’est fou ! Pourquoi gaspiller un si bel argent pour des gens qui se moquent de toi, qui t’ont oublié ou qui n’ont jamais entendu parler de toi ? Comment une star du cirque hongroise de huit ans ou un champion d’échecs russe de treize ans sauraient-ils qui est le grand Kelwyn Kell que Charlie Chaplin saluait comme l’acteur le plus remarquable avec lequel il ait jamais tourné ?
  
  - Antonia, ne reviens pas sur ce sujet, répondit-il patiemment.
  
  Elle haussa les épaules.
  
  - Après tout, chacun fait ce qu’il veut avec son argent.
  
  Elle pressa ses lèvres contre les siennes. En lui, il guetta une réaction. Il n’y en eut pas et il fut infiniment triste. Oui, c’était cuit, bien cuit, sous peu il allait mourir, et rejoindre dans le ciel les autres étoiles, celles qui avaient quitté le firmament de Hollywood. Pour une fois, sa mémoire rétive se fit indulgente et lui restitua le nom qu’il cherchait quelques instants plus tôt. C’était Vivien Leigh, la vedette féminine d'Autant en emporte le vent. Ragaillardi par ce cadeau, il lança à Antonia Sciarello :
  
  - Tu sais que tu es une pomme pourrie ?
  
  Un bref instant, il discerna dans le beau regard bleu une lueur haineuse qui disparut aussi rapidement qu’elle était apparue.
  
  - Pourquoi donc ? questionna-t-elle avec le plus grand calme.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  
  
  
  Avec son Minox Coplan photographiait les pièces du dossier qu’il avait trouvé dans le coffre. Si l’on défalquait la somme remise par Maria Camill en échange de l’uniforme, la lourde masse d’acier recelait peu d’argent, ce qui expliquait l’avidité de Percia Landis à accepter la transaction.
  
  Donc, à part cet argent, il n’y avait rien d’autre que la douzaine de passeports authentiques en provenance de quatre pays différents, tous latino-américains, les photographies d’identité montrant l’Équatorienne en blonde, en brune et en rousse, et Ed Chuhl glabre ou moustachu et barbu, et le dossier.
  
  Celui-ci intriguait Coplan. Sur la couverture était tracée au crayon-feutre noir l’inscription NE/C/ESM. A l’intérieur, des photographies d’une vaste et splendide demeure, prises à partir d’une étendue d’eau. En tout cas, pas d’un lac, mais de la mer, car on voyait les vagues qui déferlaient devant l’objectif.
  
  Les lacs étaient nombreux au Venezuela mais, ici, il s’agissait incontestablement de la mer. De toute façon, rien n’indiquait que cette demeure soit située au Venezuela.
  
  Il existait aussi un plan partiel de cette propriété ou, plutôt, d’une annexe et, plus précisément, celle qui abritait le groupe électrogène. Celui-ci était entouré d’un cercle tracé au crayon-feutre rouge. En face, une flèche et l’indication LAGSYR.
  
  - Je referme ? questionna Hernandez quand Coplan eut rangé son Minox et réintégré le dossier dans le coffre.
  
  - Vas-y.
  
  Peu après, ils se retrouvèrent dans la Calle Norte 6. Coplan lança un bref regard dans la direction de la parillada. Les serveuses étaient engagées dans une conversation animée avec leurs derniers clients. Plus loin, au coin de la rue et de La Boisa, Coplan poussa précipitamment Hernandez et sa trousse à outillage à l’intérieur d’une pharmacie. Immuablement vêtue de son uniforme d’hôtesse de l’air, Percia Landis venait de déboucher, le nez au vent.
  
  Coplan fut surpris. Pour une fois, la jeune femme rompait avec son rituel et revenait plus tôt que prévu. A travers la vitre, il la regarda passer. Elle ne semblait pas se presser mais plutôt flâner. Pour la forme, il acheta un tube de dentifrice et les deux hommes ressortirent. Hernandez ne posa pas de questions, fidèle à la discipline légionnaire.
  
  Ils se quittèrent à la station de métro Capitolio.
  
  De retour à sa chambre d’hôtel, Coplan développa la pellicule et fit sécher les tirages dans la salle de bains.
  
  Plus tard, il réfléchit devant une tasse de café.
  
  Le terme LAGSYR lui était plus que familier. C’était l’abréviation de Laser-Guided System Rocket, une fusée d’origine américaine et d’une extrême puissance. Associée au groupe électrogène, que signifiait-elle ? Probablement un attentat. S’agissait-il de l’opération évoquée par Abou Walid à Venise ? En tout cas, elle en donnait les apparences et cette hypothèse était renforcée par la présence d’Ed Chuhl dans les environs.
  
  Évidemment, s’il ne se trompait pas, il lui était impossible de savoir si cette éventuelle opération aurait lieu au Venezuela. Néanmoins, c’était probable, d’autant que Maruchka Sorkine avait été repérée à la Colonia Tovar et que, selon toutes probabilités, elle avait retrouvé Salim Jaldeh. Ed Chuhl non plus n’était pas loin. De toute façon, si cette éventuelle opération n’avait pas lieu au Venezuela, alors où ?
  
  Dans ce cas, les possibilités étaient tellement vastes qu’il était vain d’explorer dans ces directions. Mieux valait prendre pour hypothèse le Venezuela. Restait à savoir où ?
  
  Coplan se plongea dans une profonde réflexion.
  
  Grâce aux revenus pétroliers, le pays avait connu une intense électrification, ce qui excluait, a priori, l’utilisation de groupes électrogènes. Surtout d’une puissance de 500 kilowatts, comme celui indiqué sur le plan.
  
  Mais, tout bien réfléchi, était-ce vrai sur la totalité du territoire comptant 912 000 kilomètres carrés et des zones vierges comme les confins amazoniens ? Seulement, sur les photographies, il n’était pas question de confins amazoniens que la mer ne baignait pas.
  
  Il prit une carte. Bien sûr, il y avait aussi la zone bordant la Guyana, l’ex-Guyane britannique, une région déshéritée qui longeait l’océan Atlantique. S’était-on soucié à Caracas d’électrifier dans le détail cette portion de territoire qui ne rapportait pas d’argent ?
  
  Il ressortit et au centre commercial de Ciudad Tamanaco entra chez un imprimeur où il commanda des cartes de visite.
  
  - Elles seront prêtes demain à la même heure, lui fut-il assuré.
  
  Ce soir-là, Ambre arborait une mine insouciante, fort différente de la veille. C’est d’une allure aérienne qu’elle était entrée dans le restaurant. De longs regards concupiscent l’avaient suivie pendant qu’elle s’approchait de la table derrière laquelle attendait Coplan. Cette fois, elle n’avait pas sacrifié à son élégance coutumière. Veste, T-shirt, pantalon affichaient le bon goût mais sans recherche particulière. Elle pressa ses lèvres contre celles de Coplan.
  
  Pendant le dîner, elle parla surtout des escrocs qui écumaient le monde et de ses démêlés avec son éditeur.
  
  - Au fait, s’interrompit-elle. Je ne te l’ai pas dit hier soir, mais tu n’auras guère à attendre. Antonia Sciarello sera ici sous peu. Ainsi seras-tu en mesure, peut-être, d’éclaircir le mystère entourant la disparition de ta compatriote. J’imagine que ton client doit être impatient que tu aboutisses à des résultats.
  
  - Il pense que je me plonge dans la dolce vita caraquena fabula Coplan.
  
  - Quelle dolce vita ? Caracas n’est pas la capitale où la vie nocturne est la plus débridée du monde !
  
  - Sauf quand toi et moi remédions à cet état de choses, glissa-t-il avec un sourire équivoque.
  
  Elle comprit l’allusion et soudain eut tout du félin s’apprêtant à bondir, ce qu’elle fit, plus tard, quand elle renversa Coplan sur le lit. Et sa langue, aussi agile que douce, les entraîna dans un tourbillon de désirs fous.
  
  Couchée sur le flanc droit en position foetale, une moue repue sur les lèvres, Ambre dormait profondément lorsque Coplan se leva. Il alluma une gitane et emporta sur la terrasse son verre dans lequel stagnait un fond de rhum et de Grand-mamier.
  
  Longuement, face au ciel étoilé, dans la nuit tiède, il médita sur la qualité des informations que fournissait habituellement Ambre en veine de confidences.
  
  
  
  Le lendemain, il récupéra les cartes de visite et se présenta au ministère de l’Industrie dans le quartier de San Bemardino. Après maintes discussions et avoir déployé son charme pour franchir les barrages que dressaient les hôtesses, les réceptionnistes et les secrétaires, il parvint à rencontrer un haut fonctionnaire de retour de sa sieste quotidienne que, visiblement, si l’on s’attardait sur ses yeux endormis, il aurait aimé prolonger.
  
  Très homme d’affaires, Coplan lui débita son boniment :
  
  - Comme vous le voyez sur ma carte de visite, je gère de gros intérêts financiers à Paris. En particulier, je m’intéresse à l’expansion d’une société qui fabrique des groupes électrogènes. Or, j’ai entendu dire que l’électrification de votre charmant pays n’était pas achevée. Si ce que l’on m’a rapporté est exact, j’ai l’intention d’investir ici. Ma proposition est plus que séduisante car je n’exigerai de votre pays aucun apport de capitaux et nous consentirions un faible taux d’intérêt sur trente ans. Par ailleurs, nous éprouverions une immense gratitude à l’égard des personnes qui nous aideraient à réaliser notre projet et que nous saurions récompenser par l’intermédiaire d’une banque amie domiciliée dans un paradis fiscal des Caraïbes.
  
  Électrisé, le Vénézuélien ne regretta plus sa sieste.
  
  - Effectivement, acquiesça-t-il, notre pays n’a pas complété son programme d’électrification commencé à l’époque où le dictateur Perez Jimenez imposait sa loi.
  
  Bien dans la peau du personnage qu’il jouait, Coplan sortit de son attaché-case un bloc-notes et un crayon-feutre.
  
  - Quels seraient les besoins ?
  
  - Ce serait plutôt à vous de les estimer, compte tenu des distances et de la densité démographique.
  
  - Quelles sont les régions où votre programme d’électrification n’a pas été mené à son terme ?
  
  - Le Venezuela est divisé en États et non en régions. Pour que je puisse répondre à votre question, venez donc avec moi examiner cette carte.
  
  Coplan obtempéra. Le haut fonctionnaire prit une règle et la déplaça sur la carte qui occupait un pan de mur.
  
  - Sont concernés les États de Bolivar, d’Amazonas, d’Apure, du Delta Amacuro, de Nueva Esparta pour les îles de Coche et de Cubagua, les États de Tachira et de Barinas. Naturellement, ces États sont électrifiés, mais pas dans leur intégralité. C’est là que vous auriez des débouchés.
  
  Coplan se lança dans des détails techniques pour maintenir étoffé le personnage qu’il jouait, puis prit congé en promettant monts et merveilles.
  
  Dans l’éventualité où le Vénézuélien vérifierait les coordonnées inscrites sur la carte de visite, Coplan ne risquait rien. Si la société n’existait que de nom, elle entrait dans la catégorie des fausses raisons sociales patronnées par la D.G.S.E., accumulation d’entreprises bidons dont le cerveau se logeait dans un immeuble moderne de l’avenue de Lowendal, truffé d’agents présentant l’apparence d’honorables employés, secrétaires et cadres d’un groupe prospère, axé sur les activités internationales et doté de ramifications sur les cinq continents.
  
  Dans la chambre d’hôtel, il reprit la carte. Les États de Bolivar, d’Amazonas, d’Apure, de Barinas et de Tachira n’étaient pas bordés par la mer. Il biffa leurs noms sur sa liste. Il restait l’État du Delta Amacuro que longeait l’océan Atlantique et l’État de Nueva Ésparta qui était uniquement un archipel comprenant les îles de Margarita, de la Tortuga, de Cubagua, de Coche et le Parc National de Los Roques, ce dernier n’étant en réalité qu’une vaste étendue d’atolls, de récifs coralliens et de poussières d’îles que personne ne s’était donné la peine de baptiser individuellement.
  
  Il reprit les photographies et scruta l’inscription sur la couverture du dossier. NE/C/ENM.
  
  Jusque-là, il avait pensé que les initiales NE, si elles se référaient à une indication géographique pouvaient signifier Nord-Est. Mais si elles étaient celles de Nueva Esparta ? Dans ce cas, le C qui suivait aurait pu se référer à Cubagua ou à Coche ? Quant aux lettres ENM, elles demeuraient mystérieuses. Un point précis sur la carte ? Ou alors un patronyme ? Les Hispaniques avaient l’habitude d’accoler à leur prénom le patronyme du père et de la mère. Du genre Emilio Nunez Martinez. Ou quelque chose comme ça. Était-ce le cas ?
  
  Il fonça au centre commercial et réunit la plus grande documentation qu’il put trouver sur l’État de Nueva Esparta. L’étape suivante fut les agences de tourisme et les compagnies aériennes.
  
  Il venait de raccrocher après avoir réservé une place sur le vol Viasa à destination d’Asuncion dans T île de Margarita, quand le téléphone sonna.
  
  C’était l’hôpital Santa Maria de la Navidad.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  
  
  
  Coplan avait déjà feuilleté la totalité des revues aux pages écornées qui traînaient dans la salle d’attente. Les heures passaient sans qu’on vînt le chercher. Deux femmes se tenaient la main en pleurant silencieusement. Dans son enclos vitré, une infirmière téléphonait interminablement. Des panseuses poussaient leur chariot paresseusement comme si elles souhaitaient accorder à leurs patients le temps de mourir, et s’épargner ainsi une sale corvée.
  
  Le médecin, enfin, réapparut.
  
  - Ne restez pas trop longtemps avec elle, recommanda-t-il. Elle a besoin de repos.
  
  - Ses blessures sont graves ?
  
  - Pas vraiment. Elle n’a pas perdu trop de sang. Surtout des contusions et des ecchymoses. Mais aussi une blessure en séton et une fracture du cubitus et du métacarpe gauches qui ont reçu tout le poids du corps lors de la chute. Nous remettrons tout ça en ordre, ne vous inquiétez pas. Je vous accorde une demi-heure. Ensuite, il faudra la laisser dormir.
  
  Coplan suivit l’homme de l’art le long du couloir.
  
  Maria Camill reposait dans un lit aux draps d’un blanc immaculé. Un pansement ceignait son front et de gros cernes bleuâtres soulignaient ses yeux dans lesquels elle s’efforçait de conserver une lueur rieuse. Un plâtre moulait sa main et son avant-bras gauches. Un second pansement épousait la rondeur de son épaule droite.
  
  Coplan déposa un baiser léger sur ses lèvres violacées.
  
  - Les avions de la Viasa aussi se cassent la figure ?
  
  Elle écarquilla de grands yeux étonnés.
  
  - Tu ne sais pas ?
  
  - Non. Depuis que je te connais, je devrais, c’est sûr, m’intéresser aux catastrophes aériennes.
  
  Le nez délicat de la belle hôtesse frémissait.
  
  - Le docteur Cardazo est de parole. Il avait juré qu’il tiendrait sa langue et sa promesse n’est pas vaine.
  
  - De quoi parles-tu ?
  
  Soudain elle parut gênée.
  
  - Ma conduite a été stupide. Je n’ai pour seule excuse que d’avoir été séduite de façon incroyable par l’univers dans lequel, grâce à toi, j’ai pénétré. Un monde d’aventures et de mystères, particulièrement captivant dans ma vie routinière entre Londres, Paris, Miami et Caracas.
  
  Il fronça les sourcils, interloqué par ce préambule.
  
  - J’ai voulu provoquer mon acheteuse, avoua-t-elle en détournant le regard.
  
  Coplan sursauta :
  
  - Quoi ?
  
  - Je le répète, j’ai été stupide. J’avais passé des heures à rajuster l’uniforme car elle et moi ne sommes pas de la même taille. Je l’ai revêtu et suis allée l’attendre à la sortie du métro Los Dos Caminos à la même heure approximativement que l’autre jour. Elle est sortie en compagnie d’un homme et moi, comme une idiote, je l’ai apostrophée. Du style : Voyez comme votre uniforme me va bien !
  
  Coplan sentit un frisson lui zigzaguer désagréablement le long de l’échine.
  
  - Et alors ?
  
  - La réaction de l’homme a été foudroyante. Il a agrippé brutalement le bras de sa compagne et l’a interrogée. Elle a raconté l’épisode et, furieux, il l’a giflée. Moi j’ai réalisé que j’avais commis une grosse bêtise. J’ai voulu m’enfuir. Il m’a rattrapée et pousée vers une Toyota qui stationnait le long du trottoir. La femme a pris le volant et, sous la menace d’un automatique, il m’a projetée sur le siège arrière. La femme a démarré et s’est lancée dans une cavalcade en ville, pendant laquelle il m’a questionnée, le canon de son arme sous le menton. J’ai bien été obligée de lui dire la vérité.
  
  Coplan était glacé.
  
  - Ensuite ?
  
  - J’ai eu beaucoup de chance. J’avais tellement peur, j’étais tellement paniquée, je voyais ma dernière heure arriver, que j’ai réussi à ouvrir la portière à me jeter sur la chaussée de la Calle Sur 21. A ce moment-là, il a fait feu sur moi et m’a touchée à l’épaule droite. Tous deux n’ont pas demandé leur reste et se sont enfuis à bord de la Toyota. Un chauffeur de taxi m’a ramassée et m’a conduite ici sur mon insistance car je connais le docteur Cardazo avec qui j’ai failli me marier. Je savais qu’il serait discret et n’alerterait pas la police. En effet, si la Viasa apprenait ma mésaventure, je perdrais mon emploi. Chez elle, on n’aime pas le scandale.
  
  De sa poche, Coplan tira le cliché montrant Ed Chuhl dix mois plus tôt à l’aéroport de Schiphol à Amsterdam, photographié à la sauvette par la police néerlandaise au moment où il s’apprêtait à embarquer sur un vol KLM à destination de Dublin. Il fourra le rectangle de papier glacé sous les yeux de Maria Camill.
  
  - L’homme, c’est lui ?
  
  - Oui, c’est lui! s’exclama-t-elle, soudain agitée. Je le reconnais, je suis catégorique !
  
  Il déposa un baiser rapide sur ses lèvres.
  
  - Je suis content que tu t’en sois bien tirée. Je reviendrai te voir. Merci de m’avoir prévenu. Console-toi, tu es devenue une James Bond Girl !
  
  Dans le couloir, il pesta contre lui-même, véritablement catastrophé. En faisant appel à un amateur, il avait compromis le succès de son opération. En outre, il avait mis en danger la vie d’une innocente qui, par candeur et par inexpérience, avait pris une initiative insensée. Seuls les imbéciles mettent le pied où les anges n’oseraient poser le leur, répétait le Vieux d’un ton sentencieux.
  
  Pourquoi avoir dérogé à une règle élémentaire du métier ? Certes, Maria Camill présentait l’avantage d’être hôtesse de l’air et d’être en mesure de le prouver, ce que ne pouvaient faire ni Séverine Dejean ni Djindjie, sauf si Paris leur expédiait des faux papiers, mais, dans ce cas, le délai et le retard devaient être pris en considération.
  
  En trombe, à bord de sa voiture de location, il gagna la Calle Norte 6 et se gara à deux cents mètres de la Quinta Gabarro. Il revint sur ses pas sur le trottoir opposé à celui qui longeait la parillada où l’équipe du soir de serveuses avait remplacé la brigade qui le connaissait.
  
  La Quinta Gabarro était plongée dans l’obscurité. Pas de Toyota aux alentours. Il pianota le code. 14-8-16-1-3-11-18. La lourde porte en acier pivota sur ses gonds. Il entra. Après s’être parqué, il avait pris la précaution de rafler la torche électrique dans le compartiment à gants. Son automatique en main, le faisceau lumineux explorant les pièces et les recoins, il visita la demeure.
  
  Elle était vide de toute présence humaine. Lors de sa première visite, il avait compté les valises. Il en manquait deux. Des vêtements masculins et féminins avaient également disparu.
  
  Furieux contre lui-même, il enrageait. Son choix de Maria Camill se révélait désastreux. Par son initiative inconsidérée, elle avait sans doute contribué à la fuite d’Ed Chuhl et de Percia Landis.
  
  Il téléphona à Boisfeu et lui demanda de lui envoyer Hernandez et ses outils dont il guetta l’arrivée à travers l’une des fenêtres du premier étage.
  
  Cette fois, l’Espagnol, qui connaissait déjà la routine, ouvrit le coffre en vingt-deux minutes.
  
  - Complètement vide, annonça le sous-officier légionnaire. Si vous comptiez sur l’argent pour faire la fiesta, c’est loupé.
  
  Coplan se moquait de l’argent. Ce qui était primordial, c’était l’absence du dossier marqué NE/C/ENM.
  
  - Referme, on s’en va, décida-t-il.
  
  Il était de plus en plus convaincu que ce dossier présentait une importance capitale.
  
  Le lendemain matin, à sept heures trente, il embarqua à bord d’un vol de Viasa pour rejoindre Porlamar dans l’île de Margarita. De là, il prit un taxi qui le conduisit à Pampatar.
  
  Autrefois île tranquille abritant une population de pêcheurs, Margarita était devenue un centre touristique internationalement connu où avaient surgi des demeures et des hôtels luxueux. Attirés par les plages magnifiques, par la beauté des baies et des villages, par la gentillesse des autochtones, les touristes débarquaient en foule à l’aéroport de Porlamar.
  
  Un autre élément jouait en faveur de l’attrait qu’exerçait l’île : son port franc. Ici, les taxes étaient quasiment milles et les marchandises se vendaient à des prix incomparablement bas.
  
  En arrivant au port, Coplan constata que l’agence de voyages avait exécuté ses ordres à la perfection. Le loueur de bateaux l’attendait de pied ferme à l’entrée de la passerelle. C’était un homme rubicond, torse nu, en short, chaussé d’espadrilles et coiffé d’un invraisemblable chapeau de paille dont la bande s’ornait de plumes d’ara rouges et vertes. Coplan se demanda s’il s’agissait de la version vénézuélienne d’un chapeau tyrolien, d’autant que le loueur parlait avec un lourd accent germanique. Peut-être était-il né à la Colonia Tovar ?
  
  - Je vais vous faire visiter.
  
  La vedette à moteur correspondait totalement aux désirs de Coplan. Quant au montant de la location, il était exorbitant et ne se situait pas au niveau des tarifs pratiqués dans un port franc. Néanmoins, Coplan resta impassible et paya rubis sur l’ongle. A présent, seul importait le temps.
  
  - Les réservoirs sont pleins, le réfrigérateur est bourré à craquer, vous avez des jerricans d’eau et de carburant en réserve, énuméra l’homme au chapeau de paille. Je vous souhaite une bonne excursion.
  
  Dans la cabine, Coplan étudia les cartes marines. S’il ne se trompait pas, le C indiquait plutôt Cubagua ou Coche. Cependant, puisqu’il se trouvait à Margarita, pourquoi ne pas commencer son exploration par cette île qui, théoriquement, comptait beaucoup plus de villas somptueuses que Cubagua ou Coche.
  
  Il sortit du port et piqua plein nord en longeant la côte qui faisait le tour de l’île sur 167 kilomètres. A portée de main, il conservait ses jumelles. Dès qu’une jolie demeure apparaissait à la lisière d’une plage de sable blanc, il les collait à ses yeux en ralentissant l’allure et tentait de déterminer si elle correspondait à celle des photographies.
  
  Le loueur avait parlé d’excursion. Il était vrai que le temps était idéal pour une promenade en mer. Soleil mais aussi une brise apaisante venue de la ligne d’horizon où la mer des Caraïbes se confondait avec l’océan Atlantique.
  
  Il traversa un enchevêtrement d’îlots et de canaux. Dans la mangrove, sur les racines des palétuviers zigzaguant dans les boues et les limons, étaient perchés pélicans et cormorans, bécassines et ibis écarlates. Plus loin, contraste saisissant et phénomène rare au Venezuela, dans une oasis de verdure prospéraient des palmiers-dattiers.
  
  Il avait appareillé depuis deux heures lorsqu’il tressaillit. Sur la côte, la découpe du rocher faisait penser à un ange prêt à prendre son envol. A son pied, la demeure resplendissait de toute sa blancheur sous le soleil arrivé à son zénith. Elle semblait ressembler à celle qu’il cherchait.
  
  Il porta les jumelles à ses yeux et, de l’autre main, manœuvra la barre pour se rapprocher de la plage, sans cependant, par prudence, donner l’impression qu’il piquait droit sur elle.
  
  Malheureusement, il nota bientôt les différences essentielles. Entre autres choses, les colonnades, dont l’espacement était plus étroit, et le frontispice aux gravures en hiéroglyphes. Sans oublier les cocotiers à la souple échine qui manquaient sur la plage.
  
  Il redressa la barre et poursuivit sa route.
  
  Dans les villages étaient alignés les petits bateaux des pêcheurs chargés de filets de type épervier. Sur les plates-formes, en hauteur, ces pêcheurs observaient la mer pour repérer les bancs de poissons.
  
  C’est en atteignant la perpendiculaire de l’île de Farallon Blanco, qui était le refuge de palmipèdes et d’échassiers, que Coplan vit une embarcation à moteur se diriger vers lui. Immédiatement, il s’empara de son CZ 75 et l’arma.
  
  Deux hommes étaient à bord, jeunes et vigoureux, noirs de peau et irradiant un sourire jovial.
  
  - Eh, señor, lança le premier, nous avons des perles superbes à vendre.
  
  Coplan savait que, pendant des siècles, Margarita s’était révélée grande productrice de perles fines serties dans ses huîtres et certaines de ses moules. Les rois d’Espagne en avaient été friands. Avec l’exagération habituelle, la légende voulait qu’elles aient été grosses comme des œufs de pigeon. Depuis près d’un demi-siècle, le gouvernement interdisait la pêche des huîtres perlières décimées par les algues rouges et les étoiles de mer. Caracas souhaitait que ces mollusques se reproduisent extensivement comme par le passé.
  
  Ces deux hommes à bord de l’embarcation étaient donc des contrebandiers enfreignant la loi.
  
  - Non merci, répondit Coplan.
  
  - On les vend pas cher.
  
  Le Vénézuélien, du doigt, indiquait la paume de son autre main dans laquelle, sous l’éclat du soleil, brillaient les perles nacrées.
  
  - Je ne suis pas intéressé.
  
  A présent, l’embarcation se tenait flanc à flanc contre la vedette dont l’autre homme agrippa la lisse. Coplan comprit. En réalité, ces deux-là étaient des pirates qui, sous couvert de vendre des perles sous le manteau, probablement fausses d’ailleurs, agressaient les touristes. D’autant que l’île de Farallon Blanco détenait la réputation peu enviable d’être un repaire de flibustiers.
  
  Coplan lâcha la barre et bondit, le CZ 75 pointé devant lui.
  
  - Hijos de puta, foutez le camp d’ici.
  
  En même temps, il tira une balle au ras du cuir chevelu de celui qui tenait la lisse. Terrorisés, les deux hommes firent demi-tour et foncèrent vers l’île où, languissamment, palmipèdes et échassiers se doraient au soleil.
  
  Amusé, Coplan reprit la barre après avoir désarmé le CZ 75 et expédia dans l’eau l’étui de la cartouche brûlée.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  
  
  
  - Si tu veux arriver à quelque chose dans la vie, il te faut piétiner des cadavres, déclara Salim Jaldeh. Le monde est ainsi fait. Un général espagnol achevait ses discours par un « Vive la mort ». On jurait qu’il était fou. C’est faux. Il avait raison. La mort est libératrice et révolutionnaire. Sans la mort, pas de progrès.
  
  Ed Chuhl s’ennuyait ferme. Lui n’était pas un idéologue et se moquait éperdument des militaires espagnols qui célébraient la mort. D’ailleurs, un général, sans la mort de ses ennemis au combat, n’était rien d’autre qu’un pantin qui conquérait ses étoiles à l’avancement ou en intriguant dans les salons ou les sphères gouvernementales. Ed Chuhl ne voyait dans la mort qu’une compagne qui lui procurait de l’argent. En quelque sorte, une prostituée qui faisait le tapin pour lui. Pas de quoi réveiller les cendres de l’ayatollah Khomeiny ou de quelque autre fanatique de l’Islam.
  
  Dans l’indifférence la plus totale, il écouta le Jordanien discourir. Enfin sa tirade achevée, ce dernier sembla revenir à la réalité et fronça les sourcils quand Ed Chuhl sortit son briquet et son paquet de cigarettes.
  
  - On ne fume pas ici. La Charia l’interdit.
  
  - La Charia ?
  
  - La loi coranique.
  
  Le Néerlandais éclata de rire.
  
  - Pourquoi ris-tu ? s’énerva Salim Jaldeh.
  
  - Parce que chez les paysans andins d’Amérique du Sud, charia signifie bavardage inutile, oiseux et ennuyeux.
  
  - Tu blasphèmes.
  
  - Je ne peux pas blasphémer puisque je ne crois pas en Dieu.
  
  Salim Jaldeh n’aimait pas le tour que prenait la conversation. En outre, il avait quelque chose sur le cœur qu’il lui fallait exprimer.
  
  - Je n’ai pas apprécié que tu nous amènes Percia.
  
  Ed Chuhl haussa un sourcil choqué.
  
  - Pourquoi ? Pourtant, son passé révolutionnaire dans son pays natal, l’Équateur, devrait te rassurer.
  
  - Son passé révolutionnaire est authentique, c’est vrai, mais je n’ai pas confiance en elle. Elle est trop cupide. Elle me fait l’effet d’une pute.
  
  Fouetté par la colère, le Néerlandais renvoya la balle :
  
  - Tes putes à toi sont Maruchka et Antonia !
  
  Salim sauta sur lui et ils en vinrent aux mains. Le Soudanais Achkil, qui jouait le rôle de commissaire politique dans le groupe et qui se tenait sur la terrasse, à l’ombre des frangipaniers, courut pour les séparer. Le bref affrontement n’avait laissé nulle trace sur le visage des deux adversaires.
  
  Sa colère dissipée, Salim Jaldeh se jeta dans les bras d’Ed Chuhl.
  
  - Que nous arrive-t-il ? gémit-il. Nous sommes fous ! Moi, me battre avec toi, mon frère, mon camarade, toi qui me portes chance !
  
  Ed Chuhl n’était pas aussi conciliant. Il se dégagea pour ouvrir son blouson en toile légère et caressa la crosse du Beretta 92 F enfoncé dans sa ceinture.
  
  - La prochaine fois que tu recommences, je te colle une balle dans la tête, frère ou pas frère, camarade ou pas camarade, chance ou pas chance, et même, charia ou pas charia !
  
  Il ramassa son briquet et son paquet et, avec une lueur de défi dans le regard, alluma une cigarette.
  
  
  
  Coplan passa devant Juan Griego et sa baie magnifique. Les villas étaient nombreuses en direction de l’est et, une à une, il les examina avec soin à travers ses jumelles. Aucune ne répondait à ses critères.
  
  Le crépuscule tombait. Il s’amarra au quai et se confectionna sur la plaque chauffante des œufs au plat et du corned-beef accompagné de haricots rouges. Il termina par une purée de sapotilles au rhum et but de la bière.
  
  Le CZ 75 sous l’oreiller, il s’allongea sur la couchette, la porte de communication soigneusement close.
  
  Il se leva tôt, cuisina un copieux breakfast et repartit pour explorer la dernière partie de l’île.
  
  Quand, le soir, il fit escale à Pampatar, il était déçu. Aucune demeure sur la côte de Margarita ne correspondait aux photographies du mystérieux dossier.
  
  Le lendemain, il prit la direction de l’île de Coche où une nouvelle déception l’attendait. L’endroit ressemblait à une pyramide tronquée à la surface constituée par un plateau dominant des plages désertes et sauvages. Les seules habitations se ramenaient à des huttes de pêcheurs aux toits en feuilles de palmiers.
  
  Quand il en eut effectué le tour complet, Coplan prit la direction de l’est pour rejoindre l’île de Cubagua. Il commençait à douter de l’exactitude de son hypothèse, basée sur l’existence du groupe électrogène et sur la signification supposée des initiales sur la couverture du mystérieux dossier.
  
  Cette fois, le vent soufflait fort d’est en ouest et ralentissait sa course. Un fouillis d’îlots et de récifs de corail l’obligea à s’écarter de sa route. Les rochers affleuraient la surface de l’eau et constituaient autant d’obstacles dangereux. Maintenant, il progressait lentement, accompagné par les mouettes qui criaient dans le sillage qu’il laissait, à l’affût des poissons morts baratés par l’hélice.
  
  Au loin, il aperçut enfin la côte de Cubagua.
  
  Il était à la perpendiculaire de Nueva Cadiz, l’ancienne capitale, engloutie sous les flots avec ses 25 000 habitants par un foudroyant raz-de-marée. A présent, seuls d’intrépides plongeurs étaient en mesure de visiter ses rues, ses maisons, ses monuments datant de l’époque coloniale. Depuis le jour où s’était répandu à Caracas le bruit que les coffres de ses banques contenaient une fortune en lingots d’or, deux expéditions, l’une à New York, l’autre à Miami, se préparaient pour venir sonder les ruines de la cité noyée par les eaux. Le gouvernement vénézuélien avait déjà réclamé sa part : la moitié du butin qui serait récupéré.
  
  Coplan obliqua vers le sud, là où se logeait une marina au fond d’une baie ourlée de plages de sable doré, et que dominait sur les hauteurs un vieux fort espagnol démantelé, mais dont les canons pointaient encore vers l’horizon pour décourager les corsaires français ou anglais.
  
  Coplan aborda la marina car il lui fallait se réapprovisionner en carburant malgré ses jerricans de réserve. On enterrait l'avitailleur, apprit-il. Sa famille et son personnel assistaient aux obsèques.
  
  - On ne peut jamais compter sur les Vénézuéliens, se plaignit un touriste américain, originaire d’Alabama, dont l’accent indolent fleurait bon les grits et le poulet au miel. Ils sont désinvoltes et paresseux.
  
  - La mort est un motif puissant pour fermer boutique, objecta Coplan.
  
  - Pourquoi ne pas laisser un ou deux employés pour servir la clientèle ? répliqua l’autre qui avait épuisé sa réserve de boissons. Personne ne remarquerait leur absence.
  
  - Il n’y a pas d’autre avitailleur dans le coin ?
  
  - C’est le seul. Nous sommes dans une bourgade. Vous êtes pêcheur ?
  
  - Non. Je suis simplement en balade.
  
  - Moi je pêche au gros. Marlins, thons, espadons, barracudas. Mon équipage, c’est ma famille. Ma femme, mes quatre fils et leurs épouses.
  
  - Dix bouches à nourrir, il faut en prendre du poisson !
  
  Coplan profita de ce contretemps pour interroger les pêcheurs qui réparaient leurs filets sur la plage, à la lisière des salines qui avaient contribué à la fortune des colons espagnols et d’où montaient des relents de poisson pourri, particulièrement désagréables aux narines.
  
  Il n’obtint que des haussements d’épaules. D’abord, les clichés de la demeure qu’il cherchait étaient de mauvaise qualité malgré la sophistication du Minox. Bien sûr, il aurait été préférable de montrer les originaux laissés à l’intérieur du dossier. Ensuite, il était visible que les pêcheurs détestaient les touristes et les étrangers qui venaient leur arracher le pain de la bouche. Ils n’allaient sûrement pas aider ce questionneur, même s’il tendait des bolivars pour les appâter. Ataviquement, ils craignaient les ennuis avec la police et se méfiaient de ce grand costaud qui ne pouvait être qu’un gringo aux mobiles obscurs.
  
  Un gamin à la mine éveillée, aux vêtements en haillons, aux pieds nus crottés, suivait Coplan dans ses allées et venues. Quand ce dernier eut épuisé la dernière possibilité que lui offraient les pêcheurs, il s’approcha, l’œil hardi :
  
  - señor, je peux vous aider.
  
  Coplan caressa sa chevelure hirsute.
  
  - Comment ça ?
  
  - Vous cherchez une maison sur l’île ?
  
  - En effet.
  
  - La señora Alanguado sait tout sur l’île. Une vraie mine d’or. C’est elle qui m’apprend à lire et à écrire.
  
  - Où vit-elle ?
  
  - Vous me donnerez des bolivars ?
  
  - Tu auras de quoi te rhabiller à neuf, de te faire couper les cheveux et de t’acheter une paire de chaussures pour ne pas faire honte à la señora Alanguado.
  
  - Suivez-moi.
  
  Loin de la saline et de ses odeurs nauséabondes, le gosse conduisit Coplan à une maison de style colonial, aux balcons ouvragés et au patio ombreux.
  
  N’eussent été son sourire accueillant et ses yeux noirs à la douceur indulgente, la señora Alanguado eût ressemblé à une duègne andalouse à la peau de figue sèche, confite dans la dévotion, à la laideur conforme à son rôle de chaperon veillant à la vertu de sa protégée.
  
  En réalité, son exquise courtoisie et l’intérêt qu’elle témoigna aux recherches entreprises par Coplan mirent tout de suite ce dernier à l’aise. Dans un premier temps, elle donna au gamin une bouteille de Coca-Cola et lui demanda d’attendre sur le perron. Elle n’avait pas été sans remarquer les regards curieux que son visiteur portait sur l’accumulation de pièces de dentelle réunies dans la vaste pièce. Rideaux, nappes et napperons voisinaient avec des coussins, des draps brodés, des robes de mariée et de première communion. Elle-même portait une robe ancienne noire qu’égayait autour du cou une chaîne à laquelle pendait un sequin en or.
  
  - Aucune de ces dentelles n’a été fabriquée postérieurement à la fin du siècle dernier. A l’heure actuelle, il est impossible de dénicher dans la production moderne la qualité du linon et le raffinement de travail de cette époque-là. Songez que l’on obligeait les ouvrières à œuvrer dans des caves humides afin de conserver la souplesse du fil de coton.
  
  - On pourrait en tirer une conclusion morale ou amorale, remarqua Coplan. L’esclavagisme est synonyme de qualité.
  
  La señora Alanguado eut le bon goût de sourire de cette sortie.
  
  - N’exagérons pas. En tout cas, mes clientes viennent du monde entier pour acquérir cette belle dentelle. Moi-même j’ai prospecté tout le Venezuela pour récupérer ce qui faisait la fierté des aristocrates espagnoles. Et vous qui êtes français ne manquerez pas d’admirer ces dentelles d’Alençon, de Calais ou de Chantilly pour lesquelles des femmes aujourd’hui n’hésitent pas à faire des folies financières.
  
  - Je les admire, assura Coplan qui, de sa poche, sortit les clichés pris au Minox. Avez-vous déjà vu cette belle demeure sur l’île ?
  
  - Les belles demeures abondent à Cubagua. Ici, les riches vacanciers sont tranquilles, loin du bruit et de l’agitation des touristes de Margarita. Leur seul problème, c’est l’électricité, mais ils se sont tous dotés d’un groupe électrogène.
  
  - Ces photos vous rappellent-elles l’une d’entre elles ?
  
  Elle prit les clichés entre ses doigts et les examina longuement avant de les restituer.
  
  - C’est Estrellas Nunca Mueren (Les étoiles ne meurent jamais), fit-elle, catégorique.
  
  Coplan tressaillit. L’inscription sur la couverture du dossier lui revint en mémoire. NE/C/ENM. Ainsi son hypothèse se vérifiait. Les six lettres énigmatiques étaient les initiales de Nueva Esparta / Cubagua / Estrellas Nunca Mueren.
  
  Il avait presque atteint le bout du chemin.
  
  - Son propriétaire est Kelwyn Kell, poursuivit la señora Alanguado. Vous êtes trop jeune pour vous souvenir de lui. Une vedette de Hollywood quand il était encore tout gosse dans les années vingt et trente. A présent, il est très âgé et, évidemment, quand la vieillesse arrive, on éprouve de façon pathétique la nostalgie du passé et l’on souhaite survivre à la mort. C’est pourquoi il a baptisé sa demeure Estrellas Nunca Mueren.
  
  - Où se trouve cette demeure ? voulut savoir Coplan.
  
  - A l’opposé d’ici. Sur la côte nord.
  
  Coplan remercia et ressortit. Sur le perron, il tendit des coupures au gamin qui s’émerveilla.
  
  - Fantàstico, señor ! En me réveillant ce matin, je savais que dans la journée je rencontrerais un ange.
  
  - Je ne suis pas un ange, mon petit.
  
  - Bien sûr que si! Les anges ont toujours plein d’argent dans les poches.
  
  Coplan le quitta sur cette considération dont l’orthodoxie religieuse était plus que contestable.
  
  Le crépuscule tombait. A pas rapides, il regagna l’emplacement où il avait mouillé la vedette. Sur le pont l’attendait l’Américain à l’accent du Sud.
  
  - Je vous invite à dîner sur mon yacht. Menu : thon en salade façon Alabama et steak de barracuda au barbecue. En échange, vous apportez les boissons pour onze.
  
  - D’accord.
  
  Tout en dégageant les caisses de bière et les bouteilles de whisky, Coplan, en cinéphile averti, se remémora les séances dans les ciné-clubs et les cinémas d’art et d’essai au cours desquelles il avait admiré les performances de Kelwyn Kell aux côtés de Douglas Fairbanks ou de Charlie Chaplin. En noir et blanc, les images défilaient dans sa tête, en même temps une question le taraudait.
  
  En quoi cette vieille gloire oubliée pouvait-elle intéresser un Salim Jaldeh et un Ed Chuhl ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  
  
  
  Ed Chuhl était un peu agacé. Salim Jaldeh n’en finissait pas de vanter les qualités du bateau qu’il avait acheté à Port of Spain à Trinidad pour brouiller les pistes et qui arborait , les couleurs panaméennes, un classique pavillon de complaisance.
  
  Centrale de navigation, satellites donnant au millième de seconde la position précise, distillateur d’eau de mer, moteur turbo, radar, pilotage automatique, stabilisateurs du positionnement dynamique, il était intarissable, Salim, aussi fier qu’un gosse devant un jouet neuf.
  
  Ed Chuhl était d’accord sur un point : les stabilisateurs du positionnement dynamique. Grâce à eux, le mouvement des vagues était annulé et le bateau devenait aussi immobile que le Rijksmuseum face aux canaux d’Amsterdam.
  
  Salim Jaldeh, à présent, s’était tu et consultait sa montre-bracelet.
  
  - Tu es prêt ?
  
  - Prêt, répondit le Néerlandais.
  
  - Dans vingt secondes.
  
  Ed Chuhl, à travers le prisme grossissant, voyait l’objectif devant ses yeux et, sous ses pieds, le bateau ne bougeait pas d’un poil. Merci, le positionnement dynamique, songea-t-il. C’était la première fois qu’il éprouvait la qualité de cette invention française. Les Franzis, comme on les appelait chez lui aux Pays-Bas, étaient encore une fois à la pointe de la technologie.
  
  - Six, cinq, quatre, trois, deux, un..., égrena Salim Jaldeh. Feu !
  
  Ed Chuhl expédia sa LAGSYR et, avec plaisir, vit qu’elle avait fait mouche.
  
  - Bravo, félicita le Jordanien.
  
  
  
  
  
  Coplan fut surpris. L’explosion avait été assourdie. Néanmoins, des colonnes de fumée s’élevaient vers le ciel, accompagnées par de hautes flammes qui déjà embrasaient les silhouettes courbées des cocotiers.
  
  Il avait reconnu la propriété Estrellas Nunca Mueren et pas un seul instant ne douta que ce ne fût l’annexe abritant le groupe électrogène qui ait volé en éclats sous l’impact de la LAGSYR prévue sur le plan.
  
  Mais, encore une fois, dans quel but ? Quel intérêt présentait pour des terroristes ultra-dangereux un vieillard oublié regrettant son enfance et son adolescence aux côtés des plus grandes vedettes au temps des années-pellicule ? Quelle cible dérisoire pour ces dyna-miteros préférant habituellement mettre l’Europe à feu et à sang !
  
  Grossissant en direction de la poupe, il entendit soudain le grondement des moteurs. Il se hissa sur le pont. Une flottille de vedettes ultra-rapides fonçaient vers le rivage. Les embarcations étaient chargées d’hommes armés. Sur l’une d’elles, il reconnut Salim Jaldeh, Ed Chuhl et Maruchka Sorkine. Tout de suite, il eut le sentiment qu’elle aussi l’avait reconnu.
  
  Il ne se trompait pas. Précipitamment, il redescendit dans le poste de pilotage. A travers le hublot, il vit la Russe braquer son pistolet-mitrailleur Heckler & Koch en direction de la vedette qu’il pilotait et ouvrir le feu. Il se sentit pris au piège. Les balles giclaient autour de lui. Quitte à être tué, mieux valait tenter quelque chose. A nouveau il passa sur le pont et rampa sur le bois humide et glissant puis, d’un saut de carpe, se jeta pardessus bord en nageant vigoureusement sous l’eau vers le large, dans la direction contraire de celle d’où arrivait la flottille.
  
  Touché par les projectiles, le carburant explosa et, bientôt, une mare de flammes cerna la vedette qui s’embrasa comme une brassée de paille.
  
  Grâce à son entraînement périodique à Quelem (Centre d’Entraînement des Opérations Maritimes. Base des nageurs de combat), Coplan atteignait en apnée la limite humaine de l’endurance. Cette fois encore, sa cage thoracique ne le trahit pas. Sans avoir été repéré sous l’eau, il émergea loin de la zone enflammée dans laquelle se consumait la carcasse de la vedette. La tête hors de l’eau, il vit que la flottille s’était échouée sur le sable de la plage qui longeait Estrellas Nunca Mueren et que des hommes et des femmes en débarquaient.
  
  Bientôt il entendit un nouveau grondement de moteur qui se rapprochait et son cœur palpita très fort. Dans sa ceinture, le CZ 75 était inutilisable à cause de son séjour dans l’eau. En outre, son organisme avait besoin d’un temps de récupération avant de replonger en apnée. Il regretta de ne pas avoir sous la main l’embout, le masque, les palmes et les bouteilles d’oxygène qui lui avaient été si utiles lors de sa précédente mission.
  
  En battant des bras, il se retourna vers la vedette qui se rapprochait et, une minute plus tard, coupa ses moteurs. La tête souriante d’Ambre apparut sur le pont.
  
  - Tu nages comme un poisson, félicita-t-elle.
  
  Elle lui lança un cordage.
  
  - Accroche-toi.
  
  Elle l’aida à se hisser sur le pont.
  
  - Bienvenue à bord. J’ai assisté à la scène. Tu t’en es tiré de justesse.
  
  Il s’ébroua.
  
  - Que fais-tu ici ?
  
  Elle éclata de rire.
  
  - Et toi ? A mon avis, tu devrais te déshabiller et profiter des derniers rayons de soleil pour faire sécher tes vêtements. Sous peu, il fera nuit et tu ne pourras plus compter que sur le vent.
  
  C’était une bonne idée. Il se dénuda. Quand Ambre vit le CZ 75, elle ne fit pas de commentaires, mais il capta dans ses yeux une brève lueur d’intérêt, vite disparue. Elle alla chercher deux serviettes de bain. A l’aide de la première, elle le frictionna vigoureusement et l’enveloppa dans la seconde, puis elle désigna la vedette qui flambait.
  
  - J’espère que tu n’avais pas de valeurs à bord ?
  
  - Que fais-tu ici ? répéta-t-il.
  
  - Mais j’ai l’intention de rencontrer Antonia Sciarello ! protesta-t-elle, comme offusquée. Elle vit dans cette demeure que son propriétaire a baptisée Estrellas Nunca Mueren, simplement parce que c’est un ancien acteur nostalgique de son passé et du temps qui fuit. Antonia guigne son héritage, c’est sûr. Elle est aussi cupide que le Shylock de Shakespeare ! En tout cas, elle l’a superbement embobiné !
  
  - Je croyais qu’elle foulait de ses pieds nus le sable de Seven Mile Beaçh à la Grande Cayman ?
  
  - A un moment, oui, comme je te l’ai dit. Ensuite, au lieu de retourner à Caracas, elle est venue ici. Le renseignement que je t’ai fourni était, bien involontairement, faux.
  
  A nouveau, elle se tourna vers le rivage.
  
  - Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi ce bâtiment, là-bas, brûle comme ta vedette, et ce que font ces gens armés qui ont débarqué sur la plage. Et pourquoi ils ont tiré sur toi. Tu ne représentais aucun danger pour eux.
  
  Coplan soupira.
  
  - Tout à l’heure, tu disais que je nageais comme un poisson. Tu connais le vieil adage. Dans la mare aux mensonges, les poissons finissent par mourir.
  
  Elle parut choquée.
  
  - Que veux-tu dire ?
  
  - Que tu mens.
  
  - Je ne comprends pas. Attends, il faut que je reprenne la barre. Nous dérivons.
  
  Coplan s’assit et démonta le CZ 75 après avoir sorti le chargeur. Soigneusement, en se servant d’un pan de serviette sec, il essuya les cartouches et les pièces de l’automatique. Sur la mer et sur la côte, le crépuscule tombait.
  
  Ceci fait, il rejoignit Ambre dans la cabine de pilotage. Elle l’apostropha avec un rien d’agressivité :
  
  - Qu’est-ce que c’est que cette histoire au sujet de mes mensonges ?
  
  Sans répondre, Coplan passa dans la cambuse et sur le réchaud posa une plaque sur laquelle il fit sécher ses gitanes puis, d’une voix forte afin qu’elle ne perde pas une parole, il questionna :
  
  - Tu connais l’histoire du Vieil Homme de la Montagne ?
  
  - Non. Raconte.
  
  - En des temps anciens, vivait le Vieil Homme de la Montagne qui était considéré comme un sage, comme un oracle, celui qui connaissait les réponses à toutes les questions. Un jour, deux audacieux, que cette situation agaçait, décidèrent de piéger l’ermite au savoir universel. Ils montèrent au sommet de la montagne et se présentèrent à lui. Au préalable, ils avaient capturé un jeune gerfaut à peine sorti de son nid. Le premier fit face à l’oracle, tandis que le second lui tournait le dos afin qu’il ne voie pas l’oiseau et ne puisse déterminer s’il était mort ou vivant. « Mon ami tient dans ses mains un jeune gerfaut », attaqua le premier. « Dis-nous, Vieil Homme de la Montagne, s’il est mort ou vivant ? » Le plan des deux comparses était simple. Si le sage disait qu’il était mort, ils laissaient le jeune gerfaut prendre son envol. Si c’était le contraire, celui qui tournait le dos à l’oracle étranglait l’oiseau. Dans les deux cas, ils prouvaient que le Vieil Homme s’était trompé et, alors, ils le criblaient de quolibet railleurs. Le sage fixa son visiteur sans rien dire, avant de lever les yeux vers le ciel. Au-dessus de leurs têtes planait un gerfaut qu’il désigna du doigt. « Voyez, mes amis, déclara-t-il sans emphase inutile, c’est la mère. Si elle est là, c’est parce qu’elle sait que son petit est vivant. Donc, il est vivant. Si vous l’aviez tué, elle vous crèverait les yeux. » Ses deux visiteurs ne le crurent pas et, pour prouver que l’oracle s’était trompé dans son verdict, le second étrangla le jeune gerfaut. Et ces deux imprudents eurent les yeux crevés.
  
  Ambre étouffa un petit rire.
  
  - En littérature, on appelle cette figure de style une allégorie ou, à la rigueur, une parabole. Néanmoins, j’ai bien compris le message sous-jacent. Tu es le Vieil Homme de la Montagne, le sage, l’oracle, tu connais les réponses à toutes les questions. Alors, prouve-moi que je mens.
  
  
  
  
  
  Avant l’arrivée en ce lieu de Kelwyn Kell, il n’y avait pas grand-chose sur l’étendue aride car cette partie de la côte était inhospitalière. Aujourd’hui, la propriété était devenue un jardin tropical, coupé de parterres de fleurs, de perspectives sur des plans d’eau, de cascades, de ponts japonais, de grottes artificielles et de fontaines. Dans ce décor grandiose, les invités de l’ex-enfant prodige avaient admiré les flamants roses, les faisans dorés, les perroquets, les cygnes, qui fourmillaient le long des canaux, à l’ombre des palmiers et des cocotiers.
  
  Escorté par Antonia Sciarello, Kelwyn Kell avait accueilli ses invités sur l’aérodrome privé. Les baisers collaient encore à ses joues tant les vedettes de Hollywood en avaient été prodigues. L’ambiance était gaie, les plaisanteries fusaient, les souvenirs aussi.
  
  - Tu as été le plus grand des petits de cette époque-là, avait flatté celle qui triomphait sur une scène de Broadway dans un remake de My Fair Lady.
  
  La fête était réussie. Et puis, au moment où, dans le crépuscule naissant, s’illuminaient les guirlandes dessinées par un artiste français, l’explosion avait secoué le bâtiment abritant le groupe électrogène et les guirlandes s’étaient éteintes, en même temps que se taisaient les guitares électriques de l’orchestre de Milt Rosen et que, dans les cuisines, les fourneaux rendaient l’âme.
  
  A présent, c’était la panique. Affolés, les gens couraient en tous sens. D’abord, l’explosion avait figé les invités sur place. Dès que les flammes étaient apparues, ils avaient cru que leur dernière heure était venue. Pour eux, c’était clair, il s’agissait d’un attentat terroriste et on allait tous les tuer.
  
  L’Italien Romano Scorzini, le virtuose du violon, qui ne se déplaçait jamais sans son instrument, comme s’il lui fallait quotidiennement jouer la sérénade à une Juliette perchée sur son balcon de Vérone, avait laissé tomber l’étui et, les jambes à son cou, filait en direction de la plage, bientôt refoulé par les hommes qui débarquaient, armés de pistolets-mitrailleurs. Ponctuée par des rafales décochées dans les frondaisons des cocotiers, leur arrivée accentua la panique.
  
  - Ils vont nous tuer ! hurla celle qui se flattait d’avoir les plus jolies jambes du cinéma italien.
  
  Antonia Sciarello lâcha la main de Kelwyn Kell.
  
  - Où vas-tu ? Ne me laisse pas ! implora-t-il, les larmes aux yeux devant le désastre qui se déroulait autour de lui.
  
  Elle ne répondit pas et fonça vers un groupe qui musardait, le nez en l’air, apparemment amusé par le tumulte que produisaient les adultes et qui provoquait leur ahurissement. Ce groupe était composé de la Hongroise Maria Koranyi, star du cirque à l’âge de huit ans, de la Roumaine Ilona Milescu, reine du patinage artistique à douze ans, du Russe Nikolaï Rakov, champion du monde d’échecs à l’aube de sa treizième année, et de l’Anglais Stanley Garden, Victoire de la Musique 1994 à l’âge de sept ans. Étonnamment, les seuls à conserver leur sang-froid étaient les enfants.
  
  - Reviens ! cria Kelwyn Kell à l’ancienne égérie de Mounir Dibb.
  
  Elle feignit de ne pas l’entendre et entraîna les enfants avec elle. Il voulut courir après elle mais ses jambes fatiguées le trahirent et, de tout son long, il s’affala sur le dallage en marbre de Carrare, au pied d’un haut-parleur. Dans la bousculade, il fut piétiné sans merci.
  
  C’est aujourd’hui que je meurs, pensa-t-il.
  
  Antonia tapotait la tête des enfants.
  
  - Ne vous inquiétez pas, tout va s’arranger. Je vais vous mettre à l’abri.
  
  - Moi pas peur mourir, s’opposa la jeune Hongroise dans son anglais massacré.
  
  Le champion d’échecs russe la regarda avec mépris.
  
  - Tchekov disait que seuls les imbéciles n’ont pas peur de la mort.
  
  Il avait parlé dans sa langue maternelle que la Hongroise comprenait.
  
  Malgré ses huit ans, mais parce qu’elle avait été élevée dans l’univers du cirque et de ses grossièretés de langage, elle se redressa de toute sa petite taille et lui renvoya la balle :
  
  - Pauvre con qui ne saurait même pas faire la toupie sur la barre d’un trapèze !
  
  Antonia vit Salim qui débouchait, se força à ne pas lui expédier un baiser du bout des doigts et entraîna les enfants en direction du salon de musique au rez-de-chaussée.
  
  Ed Chuhl et Maruchka tirèrent une autre rafale dans les frondaisons des arbres afin d’augmenter la panique.
  
  Kelwyn Kell, qui ne s’était pas encore relevé, attrapa la jambe de la Russe au passage. Dans un film, sa mémoire était défaillante et il ne se souvenait plus du titre, il faisait trébucher Humphrey Bogart en lui accrochant la cheville. Là, il agissait de même. Tant pis si ce n’était pas devant une caméra.
  
  Maruchka tomba sur un genou et ajusta son Heckler & Koch. Elle allait lui faire péter le cigare à cet imprudent ! Au moment où elle s’apprêtait à presser la détente, elle le reconnut. Non, pas lui. Salim avait précisé que l’on pouvait avoir besoin de lui. Aussi se contenta-t-elle de le frapper violemment au front à l’aide de la crosse de son pistolet-mitrailleur.
  
  Avant de s’évanouir, l’ex-enfant prodige de Hollywood se dit : « Cette fois, je suis bien mort. N’est-ce pas mieux ainsi puisque la fête dont j’avais rêvé est gâchée par cette catastrophe ? »
  
  Salim Jaldeh s’arrêta et s’adossa à l’un des coins de l’estrade désertée par les musiciens de Milt Rosen. Il avait enregistré la scène : Antonia disparaissant dans le salon de musique en compagnie des enfants. Autour de lui, la panique. Cris et hurlements. La bousculade était si grande que certains invités avaient été poussés dans la piscine.
  
  Implacablement, ses hommes rameutaient le troupeau et l’orientaient vers la maison qui était cernée. Quelques-uns avaient réussi à fuir vers la route, à l’opposé de la plage. C’était sans gravité. Sous la main, il avait la fine fleur des invités, le gratin, ceux dont les noms brillaient au firmament.
  
  Ils allaient être contents à Khartoum.
  
  Le regard levé vers le ciel, il vit que la nuit tombait. Parfait. Tout se déroulait conformément à ses plans.
  
  Ed Chuhl vint lui tirer la manche.
  
  - On se barre ?
  
  Le Jordanien consulta sa montre-bracelet.
  
  - Dans une demi-heure.
  
  Le Néerlandais grimaça. Il n’aimait pas du tout cette affaire. Trop de gens connus. C’était sûr, l’enfer allait se déclencher sous peu. Il pensa à Percia restée sur le bateau. Elle devait s’impatienter.
  
  Un des Soudanais s’approcha d’eux.
  
  - Un accident, informa-t-il en s’adressant à Salim Jaldeh.
  
  Celui-ci fronça les sourcils.
  
  - Explique-toi.
  
  - Une des invitées tombées dans la piscine s’est noyée. Apparemment, elle ne savait pas nager.
  
  - Qui est-ce ?
  
  Le Soudanais prononça un nom, celui d’une star-enfant, vieillie depuis par les innombrables divorces et les cures de désintoxication.
  
  Ed Chuhl rigola.
  
  - Pour une fois qu’elle a bu de l’eau, on ne va pas en faire un drame !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVI
  
  
  
  
  
  - Quand as-tu su que je n’étais pas celui que je prétendais être ? demanda Coplan.
  
  - Au restaurant à Colonia Tovar, répondit Ambre. Quand tu as vu Maruchka Sorkine de l’autre côté de la vitre, que tu m’as plantée là pour foncer dehors. Moi je savais, forcément, qui était Maruchka. Alors, pour moi, ton personnage de détective privé ne tenait plus. Par la suite, bien évidemment, je t’ai joué la comédie. Sauf quand j’étais dans tes bras.
  
  Coplan hocha la tête.
  
  - La nuit est tombée. On y va ?
  
  Ses vêtements n’avaient pas encore séché complètement. Aussi restait-il en slip après s’être débarrassé de la serviette de bain. A l’aide de sparadrap il avait fixé son CZ 75 sur sa hanche gauche et avait réenfilé ses chaussures encore imbibées d’eau dans lesquelles ses pieds flocfloquaient quelque peu. Auparavant, il avait amarré la vedette au tronc biscornu d’un palétuvier, juste à la lisière de la mangrove, le long de laquelle s’endormaient les flamants roses et les pélicans aux pattes engluées dans la boue glaiseuse.
  
  Il bondit sur le promontoire et aida Ambre à le rejoindre quand elle sauta à son tour. Elle avait passé une large ceinture mexicaine en cuir tressé à l’intérieur de laquelle était enfoncé un SIG-SAUER 226.
  
  Si Coplan était quasiment nu, la jeune femme était vêtue d’un T-shirt, d’un pantalon de jean et chaussée de demi-bottes en cuir souple.
  
  La mangrove se terminait à ce promontoire. En direction du sud et jusqu’à la propriété Estrellas Nunca Mueren, le terrain offrait un sol sec, couvert d’une végétation luxuriante bordée de cocotiers côté plage.
  
  Au-dessus du bâtiment abritant le groupe électrogène dynamité, demeuraient des flammèches léchées par le vent du large, qui signalaient la position exacte du but que s’étaient fixé Coplan et Ambre.
  
  En marchant et en courant, ils atteignirent rapidement les limites de la propriété. Alors, ils bifurquèrent vers la plage car ils butaient contre le mur d’enceinte, très élevé et couronné par un entrelacs de fils de fer barbelé et de tessons de bouteille.
  
  A mi-jambes dans l’eau, en évitant que leurs armes ne soient mouillées, ils effectuèrent une boucle qui les mena vers l’intérieur d'Estrellas Nunca Mueren.
  
  Courbés en deux, en cheminant avec prudence, ils progressèrent. Grâce aux flammèches, la vue était excellente. Sur l’eau de la piscine flottait un cadavre. Dans la demeure on entendait des cris, des hurlements, des supplications. Tout autour, des hommes armés de pistolets-mitrailleurs Heckler & Koch surveillaient les parages. De temps en temps, ils lâchaient une brève rafale en direction du ciel, comme si, ne pouvant tuer les étoiles de cinéma captives, ils se vengeaient sur celles du firmament.
  
  Coplan plissa les yeux. Un groupe émergeait, qui était composé de Salim Jaldeh, d’Ed Chuhl, d’Antonia Sciarello, de Maruchka Sorkine, de deux Soudanais et de quatre enfants. Huit hommes armés se détachèrent des abords et les escortèrent jusqu’à la plage.
  
  Coplan et Ambre s’étaient couchés à l’abri d’un pont japonais et observaient la scène de loin.
  
  - Ils vont rejoindre les vedettes rapides et quitter les lieux, souffla Coplan dans l’oreille d’Ambre qui silencieusement opina du chef.
  
  - Nous n’avons plus rien à faire ici, décida-t-il, repartons.
  
  Au même moment, dans leur cachette, Percia Landis considéra avec intérêt Chafir Oumzak, le premier lieutenant de Salim Jaldeh, expédier aux agences de presse du monde entier les fax annonçant la prise d’otages.
  
  
  
  
  
  Dans le monde entier, ce fut la consternation, d’autant que l’on ignorait quelle rançon les ravisseurs exigeaient en échange de la libération des otages, les kidnappeurs demeurant muets sur ce point.
  
  Caracas avait réagi avec rapidité. Des unités de choc, entraînées par les Spécial Forces américaines à Fort Bragg, avaient cerné Estrellas Nunca Mueren et attendaient les ordres. Cependant, compte tenu de la personnalité des otages, une intervention armée était exclue de peur qu’elle ne fasse des victimes innocentes, d’autant que, de toutes parts, on suppliait le gouvernement vénézuélien d’agir avec prudence et diplomatie. D’ailleurs, des émissaires arrivaient dans la capitale, chargés de pleins pouvoirs, avec la mission d’engager le dialogue avec les preneurs d’otages. Un dialogue difficile, sinon impossible, puisque ces derniers ne répondaient à aucun appel et que le téléphone restait désespérément muet à l’intérieur de la superbe demeure de Cubagua, sauf à trois reprises lorsque Kelwyn Kell, avec un laconisme que lui imposaient les ravisseurs, avait décroché et débité quelques phrases :
  
  « - Tout va bien, ne vous inquiétez pas. Nous ne sommes pas maltraités, nous sommes en bonne santé. Soyez patients. Sous peu, vous connaîtrez le montant de la rançon. »
  
  Au large de Cubagua patrouillaient des unités de la marine de guerre vénézuélienne. L’île était entièrement bouclée. Des avions avaient survolé la propriété et des hélicoptères d’un régiment de parachutistes étaient prêts à dropper des commandos si le gouvernement en donnait l’ordre.
  
  A Rome, à Paris, à Hollywood, à Londres, en l’absence des vedettes, les plans de tournage étaient modifiés. Dans les studios de télévision on changeait les programmes pour des raisons identiques. Les compagnies d’assurances s’affolaient. Des millions de dollars étaient en jeu si un ou plusieurs, ou même la totalité des otages mouraient. Pas directement concernés, les gouvernements néanmoins intervenaient discrètement en ignorant encore le véritable motif de la prise d’otages.
  
  Crapuleux ou politique ?
  
  A Washington, certains voyaient déjà dans cette affaire la main de Fidel Castro, l’ennemi héréditaire des Américains. Secrètement, dans le fond de son cœur, sans rien exprimer de ses pensées, un homme guettait les nouvelles à la radio, couché dans le lit misérable d’une chambre d’hôtel sordide de Sunset Boulevard à Hollywood. C’était un vieil acteur qui avait débuté tout jeune dans le métier et à qui on n’avait jamais offert en soixante ans de carrière que des rôles de fond de tiroir dans des productions de troisième zone et qui en était aigri et amer. De toute son âme, il espéra que les preneurs d’otages allaient tuer ces salauds qui avaient réussi.
  
  - Les étoiles meurent aussi, chuchota-t-il pour lui-même.
  
  
  
  
  
  Coplan s’enferma dans la cabine téléphonique située à l’extrémité occidentale du quai.
  
  « - L’ampoule plafonnière est grillée », avait indiqué l’un des gardiens du port, intrigué que quelqu’un ait envie de téléphoner à une heure aussi tardive de la nuit.
  
  Coplan lui glissa une grosse coupure. Ramené à de meilleurs sentiments, l’homme lui prêta sa torche électrique. Coplan referma la porte coulissante, pendant que le gardien apaisait son berger allemand, et introduisit dans la fente sa carte internationale. A Paris il était dix heures du matin et le Vieux voyait avec ennui la pluie tomber sur le boulevard Mortier. Coplan fit son rapport.
  
  - Où êtes-vous ? s’enquit le patron des Services spéciaux français.
  
  - A Scarborough, dans l’île de Tobago.
  
  - Elle est avec vous ?
  
  - Oui.
  
  - Comment se comporte-t-elle ?
  
  - Coopérative. C’est son intérêt.
  
  - Méfiez-vous quand même. Ces gens-là ont plus d’un tour dans leur sac.
  
  - Ne craignez rien, je me méfie. Bon, prenons nos dispositions. Je crois que sans encombre vous pouvez rapatrier Boisfeu et son Groupe Glacière. L’opération à Caracas n’a plus lieu d’être, puisque l’action s’est déplacée ailleurs et que les protagonistes, plus que probablement, n’ont pas l’intention de reparaître dans la capitale vénézuélienne.
  
  Pour des raisons inhérentes à la gent canine, Coplan n’était pas en odeur de sainteté auprès du berger allemand et celui-ci, en tirant sur sa laisse, se jeta sur la paroi vitrée en aboyant furieusement.
  
  - Que se passe-t-il ? s’alarma le Vieux.
  
  - Rien qu’un chien à qui je ne plais pas.
  
  - Ce serait un sujet philosophique à piocher, énonça le Vieux, lourdement sarcastique. Peut-on à la fois plaire aux femmes et aux chiens ?
  
  - Scarborough à quatre heures du matin n’est pas l’endroit idéal pour marivauder, renvoya Coplan. Le Pluviôse est dans les mêmes eaux ?
  
  - Il tourne en rond.
  
  - Avec des gars du GROUFUMACO à bord ?
  
  - Comme vous l’avez demandé. Vous avez bien les codes d’accès ?
  
  - Je les connais par cœur. J’ai le feu vert ?
  
  - Vous l’avez. Bonne chance.
  
  Coplan raccrocha et retira sa carte. Quand il ressortit, il vit que le Trinidadais avait enroulé la laisse autour d’une bitte d’amarrage et qu’il distribuait des morceaux de sucre au berger allemand pour le calmer. De sa musette il sortit une thermos dont il dévissa le capuchon.
  
  - Une goutte de café ?
  
  Coplan accepta volontiers.
  
  - Normalement, vous auriez dû passer à la capitainerie, fit le gardien en feignant de regarder du côté du phare dont le faisceau fouillait la surface de la mer.
  
  Coplan comprit le message et une seconde grosse coupure s’ajouta à la première. Le Trinidadais l’avait attrapée au vol comme s’il cueillait une mangue trop mûre.
  
  - D’autant que l’importation des armes à feu est interdite à Tobago et à Trinidad, poursuivit-il sur le même ton. Tout à l’heure, j’ai vu la charmante jeune femme qui vous accompagne monter sur le pont, un automatique passé dans sa ceinture.
  
  Une troisième coupure rejoignit les deux premières.
  
  - C’est un plaisir de conclure des affaires avec les étrangers, philosopha le gardien en tendant la main pour récupérer la torche et le gobelet. Dans le monde actuel, trop de gens ne savent pas témoigner de l’amitié aux autres.
  
  - L’amitié, parfois, coûte cher, renchérit Coplan.
  
  L’autre haussa les épaules.
  
  - Vous autres Américains détenez tout l’or de l’univers.
  
  Il abandonna Coplan et marcha vers la bitte d’amarrage pour délivrer son chien. Coplan ne demanda pas son reste et courut vers la vedette pour rejoindre Ambre.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVII
  
  
  
  
  
  Maintenant, c’était Coplan qui tenait la barre. Le soleil avait disparu, chassé par de gros nuages noirs menaçants bas sur l’horizon. Un grain se préparait.
  
  Ambre, qui venait de se réveiller, vint lui apporter une tasse de café brûlant.
  
  - Nature, sucre ou lait condensé ? s’enquit-elle.
  
  - Sucre. Tu as vu les nuages ? On va être secoués.
  
  Il eut juste le temps de boire son café et de savourer une gitane. Sans souffle avant-coureur, un vent de force huit cogna dans l’embarcation qu’inonda brutalement une pluie tiède. Pour éviter d’être cinglée par les rafales, Ambre avait totalement isolé le cockpit. En cette saison, les grains ne duraient guère dans la mer des Antilles. Après le déluge de pluie, le soleil réapparut en incendiant les flots et en diluant la queue des nuages. Ambre partit refaire du café.
  
  - Une fois, j’ai cru y rester, confia-t-elle. J’étais prise dans l’œil du cyclone. Tu sais ce qui nous a sauvés ?
  
  - Quoi ?
  
  - Le stabilisateur à pile nucléaire. Systématiquement, il contrait les mouvements de la tempête. Du creux des vagues il nous propulsait à leur crête. Des bonds de trente mètres. J’avais l’impression d’être à bord d’un charter pour la Lune. Mon estomac partait en lambeaux. J’ai mis quinze jours à m’en remettre. Ce fut le plus sérieux coup de tabac jamais essuyé dans mon existence.
  
  - Le nucléaire, la plaie et la bénédiction du XXème siècle, débattit Coplan. Comme la langue d’Esope, capable du meilleur et du pire.
  
  - Dans le cas du Soudan, ce serait le pire, glissa Ambre en introduisant une Lucky Strike entre ses lèvres avant de faire claquer son briquet.
  
  Coplan hocha la tête. Il savait à quoi elle faisait allusion. Malgré l’analphabétisme qui frappait 80 % de sa population, malgré l’incessante guerre civile entre le Nord et le Sud, malgré l’instabilité politique, l’ancien royaume de Nubie, poussé par ses intégristes, rêvait de jouer dans la cour des grands et d’appartenir aux happy few qui détenaient l’arme atomique. Pourquoi l’Inde et le Pakistan, pourquoi Israël et l’Afrique du Sud, pourquoi l’Iran et la Corée du Nord et pas nous ? raisonnait Khartoum.
  
  Par petites quantités, il achetait aux trafiquants venus du froid l’uranium 235 enrichi et le plutonium militaire. Lassés de toucher des salaires de misère dans leur économie dynamitée, les techniciens nucléaires de l’ex-Union soviétique volaient et vendaient 30 grammes par-ci, 50 grammes par-là des précieux matériaux stratégiques qu’une fois sur cent seulement les douaniers allemands saisissaient.
  
  - Tu sais comment un amateur comme le Soudan pourrait fabriquer une bombe de style Hiroshima ? questionna Coplan, l’œil matois.
  
  - Tu me prends pour une idiote ?
  
  - Loin de moi cette pensée. Néanmoins, je t’écoute.
  
  Elle tira sur sa Lucky Strike.
  
  - D’abord, il lui faut 8 kilos de plutonium 239 à 94 % ou 25 kilos d’uranium. Ensuite, la faire exploser. Les principes de base de la technologie ne sont pas vraiment difficiles à dénicher, si l’on sait où chercher. Ce qui est plus ardu, c’est la construction. Prenons un exemple : une voiture automobile. Beaucoup de gens savent comment elle est assemblée, mais s’il leur fallait en construire une, ils seraient incapables de serrer le premier boulon.
  
  - Bon exemple, approuva-t-il. Continuons. Que choisirait notre amateur ? Plutonium ou uranium ?
  
  A nouveau, Ambre tira sur sa Lucky Strike, l’œil un peu vague, perdu sur l’horizon liquide.
  
  - Il est plus facile, répondit-elle enfin, de mettre la main sur du plutonium que sur de l’uranium enrichi. En revanche, il pose plus de problèmes pour construire une bombe. En ce qui concerne le passage clandestin des frontières, ce n’est pas difficile puisque ce métal gris se présente sous la forme de graviers. Ou alors, sous celle de barres de neuf kilos, mais quel est le trafiquant assez cinglé pour se balader avec des barres de neuf kilos ?
  
  - Tout à fait d’accord avec toi. Cependant, il est hautement toxique à la respiration. Six centigrammes provoquent un cancer du poumon dans les six mois à venir.
  
  - Oui, mais comme ses rayons alpha radioactifs ne possèdent pas une énorme force de pénétration, il ne requiert pas un écrin en plomb très épais. Je préconise donc le plutonium.
  
  Il donna un léger coup à droite pour redresser la barre.
  
  - Moi aussi j’opterais pour le plutonium, acquiesça-t-il.
  
  - Cependant, encore une fois, la fabrication poserait de graves problèmes. Le cœur de la bombe doit former une sphère parfaite de la taille d’une balle de tennis.
  
  - Ce qu’on appelle le puits, interjeta Coplan.
  
  - Juste. Comment réussir la performance ?
  
  - Sans oublier l’exploit d’amener la bombe à atteindre la masse critique et lancer la réaction en chaîne, ou la fission nucléaire, quand la bombe implose. Il faut alors le bang de 362 kilos d’explosif conventionnel cernant le plutonium.
  
  - En prenant la précaution, relaya Ambre, que l’implosion applique une pression uniforme sur toute la surface, de façon que l’explosif conventionnel détone au même millième de seconde sous l’effet des puissantes décharges électriques.
  
  Elle laissa tomber dans l’eau le reste de sa Lucky Strike.
  
  - Voilà. Examen passé brillamment, professeur ?
  
  - Mention très bien. Et le Soudan a du souci à se faire.
  
  - Sauf s’il obtient le concours de Nikolaï Rakov, fit-elle remarquer, l’œil gourmand.
  
  - Le plus jeune champion d’échecs du monde ! s’extasia Coplan. Ces gens ont une imagination diabolique !
  
  Précipitamment, il changea son cap car il s’aperçut qu’il piquait droit sur un paquebot de croisière, chargé de passagers élégants, accoudés au bastingage pour observer la cohorte de requins guettant dans le sillage les restes de nourriture que les cuisiniers du bord jetaient à l’eau.
  
  - Ils ne pensent sans doute pas que toi et moi sommes en train de sauver la paix du monde en leur évitant ainsi, un jour peut-être, d’être pris en otages à leur tour ! fit Ambre, en fixant sur les passagers du paquebot un regard chargé de colère qui amena un sourire narquois sur les lèvres de Coplan.
  
  
  
  
  
  - Les gosses ? questionna Salim Jaldeh.
  
  Antonia Sciarello eut, de la main, un geste rassurant.
  
  - Ils vivent une aventure qui sort de leur routine quotidienne et en sont heureux. En outre, pour tous, c’est la première croisière en bateau qui dure aussi longtemps. Bien sûr, il y a un peu de tirage entre notre reine du cirque et le champion d’échecs. Visiblement, ils ne peuvent pas se voir.
  
  Maruchka intervint avec hauteur :
  
  - Les Hongrois ont toujours haï les Russes.
  
  Elle aurait pu ajouter : et moi je te hais, Antonia. Ce que son regard laissait clairement entendre. Pendant son séjour en prison à Helsinki, Salim s’était envoyé cette pouffiasse. Elle se sentait horriblement jalouse. Heureusement, Salim avait juré de s’en débarrasser dès que l’opération serait terminée. Formée à la discipline du K.G.B., elle savait qu’objectivement il avait raison. La présence d’Antonia auprès de Kelwyn Kell avait contribué au succès de l’entreprise. Mais raisonnait-on avec objectivité quand la jalousie vous rongeait le cœur et le bas-ventre ?
  
  Antonia ressortit pour monter sur le pont. Gênée par l’hostilité que lui témoignait Maruchka, elle préférait respirer l’air marin.
  
  Salim Jaldeh se perdit dans ses pensées. Ils seraient contents à Khartoum. L’opération se déroulait conformément au plan qu’il avait établi. Chacun avait joué son rôle à la perfection et il se félicitait d’avoir engagé Ed Chuhl. Cet homme était réellement son porte-bonheur. Dès qu’il s’intégrait à un coup, celui-ci réussissait. Sûrement, il était né sous une bonne étoile et Allah le protégeait. Sans doute lui destinait-il un paradis peuplé de houris.
  
  Ce qu’il fallait, c’est gagner du temps afin de dissimuler aux yeux du monde entier les véritables motifs de la prise d’otages et lui laisser croire que l’affaire était uniquement crapuleuse. La demande de rançon serait retardée le plus longtemps possible. Compte tenu de la durée des tractations, de l’envoi des modalités de remise de la rançon, des ordres, des contrordres, des atermoiements, des fausses promesses, quinze jours seraient gagnés, délai plus que suffisant pour que Khartoum obtienne satisfaction et réunisse les renseignements dont le Soudan avait besoin.
  
  A Estrellas Nunca Mueren, le détachement de Soudanais était placé sous le commandement de l’un de ses lieutenants. Tous des fanatiques religieux, des intégristes qui se moquaient éperdument d’atterrir en prison quand l’affaire se terminerait et que les otages seraient délivrés. Pour eux, peu importait puisque l’opération qu’ils avaient menée servirait à la plus grande gloire d’Allah. D’ailleurs, ils savaient pertinemment qu’un jour prochain une autre prise d’otages aurait lieu. Son but : les arracher à leur geôle vénézuélienne.
  
  Ils étaient confiants. La réputation de Salim Jaldeh était telle qu’ils avaient foi en lui pour ne pas moisir plus de quelques mois, six au maximum, dans le cul-de-basse-fosse que leur réservait Caracas.
  
  Du côté d'Estrellas Nunca Mueren, Salim Jaldeh était paré, se réjouit-il.
  
  Maruchka consulta sa montre-bracelet.
  
  - Nous sommes dans les temps. Ni en retard ni en avance. Sous peu, nous devrions apercevoir le Kassavera.
  
  Salim Jaldeh ébaucha un sourire satisfait. Là encore, il avait eu une idée géniale qui avait séduit au plus haut point le général commandant les Services spéciaux soudanais. Khartoum avait affrété ce cargo libérien qui avait mouillé à Port-Soudan où capitaine, officiers et équipage avaient été remplacés par des Soudanais. Puis le navire avait quitté la mer Rouge pour celle des Antilles. A son bord, les scientifiques spécialisés dans le nucléaire, dont trois Allemands, renégats de l’ex-R.D.A., tous dotés de faux passeports qui, une fois la mission accomplie, leur permettraient de prendre l’avion à Port of Spain à Trinidad pour voyager jusqu’à Paramaribo au Surinam. De là, à Belém au Brésil, puis à Buenos Aires en Argentine, avant un vol direct jusqu’à Johannesburg. Quelques années auparavant, le passage par l’Afrique du Sud aurait été dangereux. Cette situation n’existait plus depuis que Mandela avait pris le pouvoir chez les racistes de Pretoria. Enfin, retour à Khartoum.
  
  Salim Jaldeh espérait que ces étapes successives brouilleraient les pistes.
  
  Avec des gestes lents et précis, Maruchka alluma une des cigarettes allemandes qu’elle avait dénichées avant sa fuite de la Colonia Tovar, apeurée par la rencontre qui s’était produite devant la vitre du restaurant. Elle lâcha une bouffée de fumée, le regard dirigé vers le hublot.
  
  - La mission une fois remplie, qu’arrive-t-il aux enfants ?
  
  Le Jordanien se raidit.
  
  - Ils doivent tous mourir afin que l’on ne devine pas le but de l’opération.
  
  Elle hocha affirmativement la tête car elle était d’accord. En mémoire, elle avait le vieux principe révolutionnaire. Les innocents, ça n’existe pas. Chacun fait partie soit du problème, soit de sa solution. Elle-même, d’ailleurs, n’avait pas hésité quand, à Rome, elle avait tiré au bazooka sur l’avion d’El Al chargé de femmes et d’enfants israéliens. Certes, à ses débuts à l’école d’espionnage du K.G.B. de Stiepnaya, ses scrupules avaient été plus grands. Elle avait même commis une grossière erreur. L’instructeur avait déclaré :
  
  « - La fin justifie les moyens. »
  
  Sans réfléchir, elle avait lancé :
  
  « - Qu’est-ce qui justifie la fin ? »
  
  Elle avait failli être virée et, en tout cas, s’était fait taper sur les doigts.
  
  Sèchement, elle posa la question :
  
  - Qui va les tuer ?
  
  Il avait longuement étudié le problème. D’emblée, Ed Chuhl était à écarter. Pas la pointure pour tuer des gosses. Bien sûr, il pouvait compter sur Maruchka s’il lui en donnait l’ordre. Pourtant, il devait s’en tenir à sa conception de son rôle de chef. Ne pas se débarrasser sur les subalternes des tâches ingrates.
  
  Il se rengorgea :
  
  - C’est moi qui accomplirai cette sale besogne.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVIII
  
  
  
  
  
  A travers les jumelles à infrarouges, Coplan vit la vedette ultra-rapide aborder par le flanc le cargo battant pavillon libérien. Avant que le navire ne se présente proue à l’ouest, il avait pu lire en poupe le nom et le port d’attache : Kassavera, Monrovia.
  
  Par l’échelle, les passagers de la vedette montèrent à bord.
  
  Les doigts d’Ambre se crispèrent sur ses propres jumelles.
  
  - En dehors de Nikolaï Rakov, ils ont emmené trois autres gosses avec eux.
  
  - Pour tromper l’ennemi, diagnostiqua Coplan.
  
  A la radio, ils avaient entendu les dernières nouvelles relatives à la prise d’otages. Visiblement, les ravisseurs tentaient de gagner du temps. Jusque-là, trois rançons seulement avaient été fixées. Celles concernant le jeune prodige italien Romano Scorzini, dont le violon avait été réduit en morceaux par un des Soudanais lorsque l’enfant avait tenté de s’échapper, une gloire des années 30 hollywoodiennes qui avait accompli ses premiers pas à l’écran en compagnie de Judy Garland, et la petite Roumaine Ilona Milescu. Le montant de ces rançons était extravagant même si, en prime, était offert le cadavre de l’actrice qui s’était noyée dans la piscine après la bousculade provoquée par la panique. Qu’il y ait ce cadavre à Estrellas Nunca Muereti avait épouvanté le monde entier.
  
  Quand tous les passagers furent montés à bord, le cargo s’éloigna tandis que la vedette dérivait. Un quart d’heure s’écoula et une terrible déflagration désintégra l’embarcation. Sous la surface de la mer, la lame de fond fut si violente qu’elle frappa puissamment la vedette dans laquelle se tenaient Coplan et Ambre, et ceux-ci, déséquilibrés par le choc, s’écroulèrent sur le sol, en même temps que l’embarcation roulait et tanguait dangereusement.
  
  - En matière d’explosifs, Salim Jaldeh ne lésine pas sur les moyens, commenta sobrement Coplan en aidant Ambre à se relever.
  
  Il l’abandonna et alla s’installer devant le poste radio pour entrer en communication avec le Pluviôse. Il communiqua les codes secrets et indiqua sa position ainsi que la direction que prenait le Kassavera.
  
  - A mon avis, il se dirige sur Trinidad, conclut-il.
  
  Après un instant de réflexion, il rectifia :
  
  - Tobago ou Trinidad.
  
  En attendant qu’on le recontacte, il alluma une gitane dont il souffla la fumée en direction du large, à travers le hublot ouvert, par lequel on voyait encore quelques brûlots flotter sur l’eau, là où avait explosé la vedette qui avait transporté Salim Jaldeh, ses sbires et ses otages.
  
  Dix minutes plus tard, le Pluviôse le rappela et lui communiqua les coordonnées du lieu de rendez-vous, qu’il transmit à Ambre qui tenait la barre.
  
  La jeune femme ne traîna pas en chemin. Malgré la pluie qui tombait à la perpendiculaire de l’île de Grenade, elle mit pleine gomme et Coplan dut vider les jerricans dans le réservoir à carburant pour éviter la panne.
  
  Quand l’aube se leva, ils étaient en vue du Pluviôse. Coplan réactiva la radio.
  
  - Approchez à tribord, lui fut-il ordonné.
  
  Ambre exécuta brillamment la manœuvre. Quand elle se hissa sur le pont, le pacha du Pluviôse la regarda avec curiosité. Sa chemise en jean ressemblait à un chiffon maculé de gasoil et son pantalon, souillé de taches douteuses, était enfoncé dans des bottes de parachutiste lacées jusqu’à mi-jambes. Mais surtout, ce qui attirait le regard du lieutenant de vaisseau commandant le navire était le ceinturon en toile grise, ceignant sa taille affriolante, auquel pendaient les deux automatiques, des SIG-SAUER 226. Il laissa ses yeux errer un court instant sur la croupe somptueuse et, avec quelque regret, se tourna vers Coplan :
  
  - Je vais placer un matelot à bord de la vedette que nous remorquerons.
  
  - Des nouvelles du Kassavera ?
  
  - Nous l’avons repéré. Il n’est qu’à douze nautiques de nous. Une croisière de tout repos pour le rejoindre. Venez donc au carré pour déjeuner.
  
  - Les gars du GROUFUMACO ? s’inquiéta Coplan.
  
  L’officier désigna l’extrémité du pont. Casqués, harnachés, armés d’une matraque, répartis en deux groupes, une vingtaine d’hommes s’escrimaient les uns contre les autres en décochant et en parant les coups. A leur ceinturon, tout pareil à celui serrant les hanches d’Ambre, pendait l’étui au rabat laissant apercevoir la crosse du Smith & Wesson 469. Ils étaient impressionnants de puissance et d’agilité, malgré le poids de leur gilet, à la fois de sauvetage et pare-balles.
  
  Ambre esquissa une moue d’appréciation.
  
  - Dommage qu’ils n’aient pas été à Estrellas Nunca Mueren, regretta-t-elle. La prise d’otages aurait échoué.
  
  Leur chef vint se présenter. Un enseigne de 1ère classe au physique rugueux et à la carrure de déménageur.
  
  - Naturellement, quand nous arraisonnerons le Kassavera, nous serons à la limite du droit maritime international, remarqua le pacha en entraînant son monde vers le carré. J’espère que nous trouverons bien vos otages à bord, ce qui nous couvrira.
  
  - Nous les trouverons, assura Coplan.
  
  Le lieutenant du GROUFUMACO les accompagnait. En beurrant ses tartines, Coplan mit au point avec lui les détails de l’abordage et de la suite de l’opération.
  
  - Les ordres de Paris sont stricts, fit remarquer l’officier du Service Action. Nous ne prenons pas de risques. Pas question que je perde un seul de mes hommes. Par conséquent, en cas de danger, nous tirons. Nos Smith & Wesson 469 sont là pour ça.
  
  - Tout à fait d’accord, acquiesça Coplan.
  
  - Vous tirez, mais pas sur les enfants, intercala Ambre qui sucrait son café.
  
  - Naturellement, firent en chœur Coplan et l’officier, horrifiés à l’idée qu’on puisse les soupçonner d’un tel forfait.
  
  A plein régime, l’étrave de la frégate de surveillance fendait les flots de la mer des Caraïbes, si bien que le Pluviôse fut bientôt en vue du Kassavera.
  
  Les trois coups de semonce, les pavillons hissés au sommet des mâts et les ordres répercutés par la radio immobilisèrent le cargo libérien. Naturellement, par l’entremise de la radio, le capitaine soudanais avait protesté véhémentement.
  
  A bord de deux canots, Coplan, Ambre et le commando du GROUFUMACO accostèrent le navire.
  
  Hostiles, le capitaine et quelques membres de l’équipage leur décochaient des regards haineux. Coplan n’en avait cure.
  
  - Que signifie cet acte de piraterie ? s’emporta le capitaine dont la fureur grossissait les tendons du cou.
  
  Un costaud du GROUFUMACO lui enfonça son poing dans le foie et le Soudanais s’effondra contre le bastingage. Ce geste calma instantanément les velléités des membres de l’équipage qui s’apprêtaient à soutenir les protestations de leur commandant.
  
  - Ceux que nous cherchons se cachent, lança Coplan à l’enseigne de vaisseau. Il faut fouiller les entrailles du navire.
  
  Immédiatement, la chasse fut déclenchée.
  
  Furieuse d’avoir été rejetée au profit de Maruchka, Antonia Sciarello avait jeté son dévolu sur Ed Chuhl qui en avait oublié Persia Landis, expédiée à la Grande Cayman en compagnie de Chafir Oumzak, le premier lieutenant de Salim Jaldeh qui avait annoncé au monde entier la prise d’otages.
  
  Tous deux faisaient l’amour sur la couchette étroite de la cabine occupée par l’Américaine.
  
  L’irruption d’un gorille du GROUFUMACO ne les dérangea nullement.
  
  - Fous le camp, connard ! lança le Néerlandais.
  
  Le marin se pencha, avança sa grosse pogne et chopa les testicules qu’il serra sans pitié. D’un seul coup, Ed Chuhl perdit connaissance, et son sexe, soudain flasque, n’enchanta plus Antonia. Le gorille menotta dans le dos les poignets du Néerlandais avant de le faire basculer sur le sol. Avide d’atteindre l’orgasme, Antonia salivait à la vue de cette masse athlétique.
  
  - Si tu me montrais ce que tu as en dessous de ce gilet pare-balles ? suggéra-t-elle sur un ton aguichant.
  
  Le marin la souleva, la retourna sur le ventre et lui claqua les fesses avant de lui passer les menottes.
  
  Se sentant pris au piège, Salim Jaldeh avait entraîné son petit groupe de commandos soudanais après avoir intimé l’ordre à Maruchka de se poster devant la cabine où étaient enfermés leurs quatre jeunes otages. La consigne était claire. En interdire l’accès à l’aide de son pistolet-mitrailleur Heckler & Koch.
  
  En débouchant sur le pont, il se trouva face à face avec Coplan qui, comme Ambre, avait revêtu un gilet de sauvetage pare-balles prêté par l’enseigne de vaisseau. La rafale lâchée par Salim Jaldeh le catapulta contre le bastingage où il rebondit sur le corps du capitaine, pas encore revenu de son évanouissement.
  
  Coplan n’avait pas lâché son CZ 75. Il riposta en visant la tête. Le front déchiqueté par les balles, le Jordanien fut culbuté contre ses commandos que déjà hachaient les projectiles tirés par les Smith & Wesson 469 du GROUFUMACO.
  
  Au détour de la coursive, Ambre vit Maruchka. Chacune de ses mains étreignait la crosse d’un SIG-SAUER 226. Elle plongea tandis que Maruchka écrasait la détente de son arme. La giclée de balles passa au-dessus de la tête d’Ambre et cribla la paroi de la cabine à bâbord où Antonia Sciarello, allongée sur sa couchette, fut épouvantée en croyant sa dernière heure arrivée, bien qu’elle s’en tirât sans une égratignure.
  
  Ambre fit feu. Son tir, bien groupé, perfora le cœur de Maruchka et Ambre se réjouit. Elle avait rempli la première partie de sa mission, éliminer celle qui avait trahi le K.G.B. devenu le S.V.R. A Moscou, ils ne manqueraient pas de la féliciter.
  
  Elle se releva, avança dans la coursive et, de la pointe de sa botte, écarta le cadavre de Maruchka qui la gênait pour ouvrir la porte.
  
  Dans la cabine, Nikolaï Rakov tremblait de tous ses membres, tandis que, du haut de ses huit ans, la Hongroise Maria Koranyi se moquait de lui.
  
  - Il a peur, il a peur, c’est un trouillard, une lopette, un dégonflé, scandait-elle, comme s’il s’agissait d’une comptine, en dansant allègrement sur place.
  
  Quant à l’Anglais Stanley Garden et à la Roumaine Ilona Milescu, ils ne valaient guère mieux que le champion d’échecs. Leurs visages étaient verdâtres, décomposés. Sur les joues de la Roumaine roulaient de grosses larmes.
  
  Ambre avait rengainé ses armes.
  
  - N’ayez plus peur, les enfants, vous êtes délivrés, lança-t-elle successivement en russe et en anglais.
  
  Elle fit signe au champion d’échecs.
  
  - Viens avec moi, Nikolaï.
  
  Il obéit à contrecœur car il n’était pas encore persuadé que ses épreuves étaient terminées.
  
  Dans la coursive, tous deux butèrent dans Coplan qui brandissait son CZ 75 en se penchant sur le cadavre de Maruchka. Ambre lui décocha un clin d’œil de connivence pendant qu’il renfonçait l’automatique sous le gilet de sauvetage pare-balles, puis elle entraîna le garçon vers le pont, loin de ce cadavre qui augmentait son tremblement nerveux.
  
  - On t’a interrogé ? questionna-t-elle avec anxiété.
  
  - Des savants, à bord, m’ont interrogé, c’est vrai, avoua-t-il.
  
  - A quel sujet ?
  
  - Au sujet de Saint-Petersbourg.
  
  - Qu’as-tu dit ? pressa-t-elle en lui saisissant le poignet un peu brutalement, si bien qu’il émit un léger cri.
  
  - Pardonne-moi. Qu’as-tu dit ? répéta-t-elle.
  
  - J’avais peur, j’étais prêt à leur dire tout ce qu’ils voulaient savoir. Mais j’ai à peine parlé cinq minutes. Ensuite, il y a eu les coups de semonce. Eux aussi ont eu peur et on m’a renfermé avec les trois autres guignols, la Hongroise, la Roumaine et l’Anglais.
  
  Ambre lui déposa un léger baiser sur la joue.
  
  - Brave gosse. Tu es un vrai champion !
  
  Elle jubila en pensant qu’elle venait de remplir le second volet de sa mission.
  
  
  
  
  
  Le Pluviôse piquait plein nord en direction de Fort-de-France à la Martinique. Coplan tourna la tête. La nuit était claire et, à tribord, brillaient les lumières de Sainte-Lucie.
  
  Il pensait à l’immeuble discret de la rue des Frères Oukid qui abritait la délégation de la D.G.S.E. et que Salim Jaldeh, à la tête de sa 6e Colonne, avait dynamité. Et, surtout, aux 6 morts et aux 9 blessés graves. Deux des morts avaient été ses amis. Avec eux, il avait partagé des missions dangereuses. A présent, ils étaient vengés. Salim Jaldeh avait expié.
  
  Le pacha du Pluviôse avait placé à bord du Kassavera un équipage de prise. La présence des quatre otages suffisait à expliquer l’arraisonnement. Maintenant, le cargo libérien faisait route lui aussi vers Fort-de-France, malgré les protestations, à son bord, des savants soudanais qui avaient échoué dans leur projet.
  
  Coplan alluma une gitane. Ses pensées revenaient à Nikolaï Rakov. Quelle aventure incroyable !
  
  Son père, Leonid Rakov, était le plus grand physicien nucléaire russe. Très fier des succès de son fils, de son titre de champion du monde d’échecs, il avait voulu prouver que l’intelligence de Nikolaï ne se limitait pas aux échecs, mais qu’il était également capable d’assimiler la physique nucléaire. Aussi, pendant des mois, lui avait-il enseigné le secret de fabrication de la bombe atomique. Satisfait au plus haut point par le résultat, il avait un jour réuni ses collègues dans une salle de conférences de Saint-Petersbourg. L’assistance comprenait la fine fleur de la science russe. Et là, devant un tableau noir, Nikolaï avait démontré ses connaissances et récité les données avec une aisance qui gonflait son père d’orgueil.
  
  Pour le déconcerter, les savants, tour à tour, lui avaient posé les questions les plus insidieuses dans l’espoir de le faire trébucher. Nikolaï n’était pas tombé dans le piège. Sans se démonter, il avait répondu. La craie à la main, il avait inscrit les formules au tableau noir, en les expliquant et en les justifiant. Sans jamais se tromper.
  
  Stupéfiés, les collègues de Leonid Rakov avaient applaudi à tout rompre.
  
  Un nouveau génie était né en Russie.
  
  Au courant de cet épisode et de l’invitation lancée par Kelwyn Kell, Khartoum avait décidé de s’approprier un si brillant sujet. Cependant, un informateur avait alerté Moscou sur la présence au Venezuela de Maruchka Sorkine, celle qui avait trahi le K.G.B. En catastrophe, Ambre, agent du S.V.R., avait été expédiée à Caracas.
  
  Plus tard, un second informateur, infiltré dans les Services spéciaux soudanais, avait évoqué la possibilité d’une action contre Nikolaï Rakov. Le renseignement était arrivé au tout dernier moment et le jeune champion d’échecs jouissait déjà de l’hospitalité offerte par Kelwyn Kell.
  
  Ambre avait alors reçu un second volet à sa mission. Sans elle, devait s’avouer Coplan, sans leur coopération, il aurait rencontré des difficultés à connaître le succès. Naturellement, elle ne s’appelait ni Ambre ni Zingaria. Qu’importait, d’ailleurs ?
  
  Elle apparut sur le pont et vint s’accouder au bastingage à côté de lui. Elle lui prit la gitane des doigts et tira une longue bouffée.
  
  - Nous ouvrons peut-être une ère nouvelle, commença-t-elle. La collaboration entre l’Est et l’Ouest.
  
  - C’est la première fois de ma vie que j’œuvre main dans la main avec le K.G.B. ou le S.V.R.
  
  - Nous avons sauvé le monde de la bombe atomique soudanaise. Au juste prix. Je suis certaine que Nikolaï leur aurait tout raconté, tant il avait peur.
  
  Elle lui caressa la main.
  
  - Tu sais, au cas où nous ne nous reverrions pas, au cas où la guerre froide renaîtrait de ses cendres et où nous serions à nouveau adversaires, nous devrions profiter de cette dernière nuit, puisque dans la matinée nous serons à Fort-de-France. Dans ma cabine, il y a de la place pour deux sur ma couchette.
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
  Cet ouvrage a été composé par euronumérique à 92120 Montrouge, France et achevé d’imprimer en avril 1995 sur les presses de Cox & Wyman Ltd. à Reading (Berkshire)
  
  
  
  
  
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