Coplan quitta l’hôtel Danieli, sa terrasse en étage et son restaurant panoramique d’où l’on avait vue sur le bassin San Marco et l’île de San Giorgio Maggiore. Dans cet établissement de style gothique qui donnait sur le quai, George Sand et Alfred de Musset avaient abrité leurs amours tumultueuses. La légende suggérait même que, le poète étant tombé gravement malade, la romancière aurait noué de tendres relations avec le médecin traitant.
Il se dirigea vers l’ouest en suivant la Riva degli Schiavoni en direction du Molo, le quai devant la Piazzetta et le Palais des Doges. Ici, à Venise, on ne circulait qu’à pied, en gondole, en vaporetto ou en motoscaffo, la vedette à moteur remplaçant le taxi classique. Il passa le petit canal sur le pont de la Paille d’où l’on apercevait le pont des Soupirs qu’avaient traversé les condamnés gagnant les prisons.
La température était fraîche après la pluie venue de l’Adriatique en compagnie de la marée qui, en pénétrant dans la lagune, en avait chassé les eaux mortes et leurs relents putrides. Le ciel, néanmoins, était clair et le soleil réchauffait les gondoliers qui attendaient le chaland en déclamant leurs offres d’une voix blasée car l’on était hors saison.
Coplan prit le vaporetto de la ligne 1 à la station San Marco. Les vaporetti étaient divisés en deux catégories : l'accelerato et le diretto. Par une aberration du vocabulaire, l'accelerato était le plus lent des deux, ce qui avait toujours amusé Coplan. Cette lenteur provenait du fait que l'accelerato était omnibus alors que le diretto sautait plusieurs stations.
Il versa ses 2 500 lires et prit pied sur le pont. Dans un horrible tintamarre de chocs métalliques, de chaînes rejetées sur le caisson, le vaporetto se détacha et remonta le Canal Grande vers le nord.
A chacune des stations de Salute, de Santa Maria del Giglio et d’Accademia, il dévisagea les hommes qui attendaient sur la plate-forme l’arrivée du vaporetto. Nulle part il ne vit Abou Walid.
Certes, l’intéressé n’était pas un espion, nulle école ne l’avait formé et, pourtant, il prenait des précautions extraordinaires de peur que ceux qui menaçaient sa vie ne collent à ses traces. Ainsi jouait-il au jeu de pistes. Un rendez-vous conduisait à un autre. Le tout ponctué de phrases-codes sibyllines, voire cyniques. Ainsi, la veille, dans le sestier (Nom donné aux différents quartiers de Venise) de Cannaregio, Coplan avait été dans l’obligation de prononcer devant le bedeau de l’église San Giobbe, que Walid avait largement bakchiché :
« - Ce matin, j’ai aidé un aveugle à descendre du trottoir. »
« - Il est tombé dans le canal ? »
« - Naturellement, puisqu’il n’y a pas de trottoirs à Venise. »
Terrorisé, Abou Walid évitait les endroits trop courus, le Rialto, la place San Marco, ses pigeons, ses cafés Florian et Quadri, le Palais des Doges, la Tour de l’Horloge et la Basilique pour se cantonner dans les sestiers du sud et de l’ouest.
Coplan pensait à sa précédente mission à Venise (Voir Bang au Liban pour Coplan). Cette fois-là aussi, il avait eu affaire à un homme traqué. Il était vrai que la configuration de la Cité des Doges se prêtait admirablement au jeu de cache-cache avec la mort.
Il descendit à la station Ca’ Rezzonico et marcha vers l’ancien palais de style baroque, transformé en musée du XVIIIème siècle. Il admira la façade patricienne et gravit l’escalier monumental vers l’immense salle de bal ornée de marbres de couleur. Au deuxième étage, il leva les yeux vers les magnifiques plafonds peints qui ressuscitaient les mascarades vénitiennes avec leurs Pierrots lunaires et leurs Paillasses grotesques. Ayant ainsi joué son personnage de touriste, amateur d’art, ce qu’il était réellement en fait, il se dirigea vers le gardien de l’aile ouest, un gros moustachu à l’air endormi. A travers la fenêtre, Coplan désigna une gondole sur le canal :
- Corne mi piacerebbe passare tutta la vita in questa gondola !
- Anche a me.
- Ma se non costasse centodiecimila lire l’ora (Comme il me plairait de passer toute ma vie sur cette gondole - A moi aussi. - Mais si cela ne coûtait pas 110 000 lires de l’heure) !
Parfaitement réveillé par la phrase-code dictée par Abou Walid, le gardien tendit à Coplan une feuille de papier dont ce dernier prit connaissance avant de quitter la Ca’ Rezzonico.
Cette fois, il prit un motoscaffo et, par les canaux de San Polo et San Agostin, se fit conduire à la perpendiculaire de la place San Giacomo dell’Orio dans le ses-tier de Santa Croce. Dans cette oasis de calme et de beauté, loin des foules de touristes, Abou Walid l’attendait à la terrasse d’un café à l’intérieur astiqué comme une cuisine flamande. C’était un homme à la forte corpulence, au teint basané, à la chevelure poivre et sel, aux yeux vifs et intelligents mais apeurés, aux vêtements sombres et de bon goût. Il avoisinait la cinquantaine.
- Personne ne vous a suivi ? s’inquiéta-t-il.
Coplan fit signe que non et commanda un pot de café noir et des fritelle, des beignets à la crème pâtissière qui autrefois ne se confectionnaient qu’à l’époque du Carnaval mais qu’à présent on trouvait tout le long de l’année
Pendant que Coplan buvait son café et mordait dans ses fritelle, Abou Walid répéta son histoire. Durant cinq ans, cet homme d’affaires palestinien avait aidé la justice américaine à rechercher, à appréhender et à traduire devant un tribunal Anouar Jaldeh, un terroriste jordanien responsable de plusieurs attentats aux États-Unis ayant entraîné la mort de nombreuses victimes. En contrepartie, l’informateur demandait la citoyenneté américaine, une somme de 500 000 dollars et une protection assurée par le F.B.I. Des exigences plus que raisonnables au regard des services qu’il rendait, puisqu’il avait également permis l’arrestation des quatre complices d’Anouar Jaldeh.
A présent, il était désenchanté et regrettait le concours qu’il avait apporté aux diverses administrations américaines.
- Au début, ils vous promettent la lune mais ils ne tiennent pas leurs promesses.
En réalité, aucune de ses revendications n’avait été satisfaite. La protection s’était résumée à d’incessants déménagements dans des cabanes à lapins au fin fond du désert d’Arizona ou du Nevada, dans des hameaux du Wyoming ou du Montana où l’on comptait quinze habitants et une vache et où cet habitué du soleil de Jéricho gelait l’hiver sous des températures de moins cinquante. On l’avait même abrité dans des prisons ou dans des hangars de casernes. Quant à la citoyenneté américaine, elle lui avait été en définitive refusée sous prétexte qu’avant de les dénoncer il avait aidé les terroristes. En ce qui concernait l’argent, il lui avait été distribué avec parcimonie et le tiers de la somme promise lui était encore dû.
Coplan n’était guère étonné. Il savait que le F.B.I. et la C.I.A. protestaient vigoureusement contre le traitement désinvolte réservé aux informateurs étrangers (Authentique). Sans ces derniers, sans les traîtres, les transfuges, les renégats qui choisissaient la défection, le combat contre les réseaux terroristes devenait douteux. Impossible, clamaient-ils, d’infiltrer ceux-ci, composés d’hommes et de femmes unis par les liens du sang et de la religion, par la culture géographique, historique et politique, et par une haine inextinguible à l’égard de l’ennemi réel ou supposé.
Écœuré, Abou Walid avait fui les États-Unis, juste après qu’Anouar Jaldeh, ainsi que deux de ses quatre complices, eurent été exécutés sur la chaise électrique de la prison de Raiford en Floride.
- Et c’est alors que Salim Jaldeh m’a condamné à mort, conclut-il. Il ne l’avait pas fait jusqu’alors dans l’espoir que je revienne sur mes déclarations en sauvant ainsi son frère.
Coplan dressa l’oreille tout en savourant sa gitane. Dans le cadre de la coopération de la France avec l’État algérien avec pour but de lutter contre les intégristes musulmans algériens qui menaçaient les intérêts français et assassinaient ses ressortissants, la D.G.S.E. avait expédié à Alger une équipe composée de sept officiers et quatorze sous-officiers, tous spécialistes de la lutte clandestine. A la tête d’un commando de dynamiteurs, Salim avait fait sauter l’immeuble discret de la rue des Frères Oukid, près de l’agence Port-Saïd d’Air France, où œuvrait la délégation. Atroce bilan : 6 morts et 9 blessés graves dont un amputé des deux jambes. Parmi les morts, le capitaine Kerjean dont Coplan avait sauvé la vie à Kaboul. Le Vieux avait juré de venger ses hommes.
Coplan ne savait pas grand-chose de Salim Jaldeh. Aussi pressa-t-il son interlocuteur de questions. Dans un premier temps, celui-ci resta muet, puis commanda un café lungo, bien qu’il en restât encore dans le pot de Coplan.
- Je dois penser à ma sécurité, fit-il enfin.
- Je vous la garantis en France, répondit Coplan qui avait reçu les pleins pouvoirs du Vieux. Résidence, nouvelle identité et passeport français. Plus protection policière si vous le désirez. Cependant, je vous mets en garde contre la protection policière. Trop souvent, elle est voyante. Les gens jasent et, un jour ou l’autre, ça revient aux oreilles des gens qui vous cherchent.
Le Palestinien hocha la tête.
- Je sais cela. Pour être franc, j’ai confiance dans les Services spéciaux français. Ils ne manquent jamais à leur parole.
- C’est ce qui explique nos succès.
- Dommage que vous manquiez d’argent.
- C’est une chose qui parfois peut s’arranger. Voici ce que je propose. Partons d’ici. Nous avons une maison discrète dans le sestier de Dorsoduro sur la rive méridionale du Canal Grande. Vous y serez en sécurité jusqu’à votre transfert en France sous une nouvelle identité qui vous sera fournie ici même. Chez nous, vous subirez une opération de chirurgie esthétique, et adieu l’ancien Abou Walid.
Ce dernier se rasséréna. Malgré tout, il réfléchit, grignota deux des fritelle de Coplan en buvant son café lungo puis, sans transition, tendit une main épaisse.
- Je suis d’accord.
Coplan inclina une tête satisfaite et fit signe au cameriere de lui apporter l’addition.
Plongeant son soubassement dans l’eau du canal dei Carmini, la planque de la D.G.S.E. se logeait à une soixantaine de mètres de la maison que Shakespeare avait choisie pour y placer son personnage d’Othello ou, du moins, c’est ce qu’affirmaient les Vénitiens, toujours à l’affût de réminiscences historiques.
Dans le salon intime aux volets clos, Abou Walid, à présent rassuré, poursuivit ses révélations :
- La République du Soudan a créé une Internationale du terrorisme. Officiellement, elle se veut exclusivement islamique et recrute des Palestiniens extrémistes opposés à Arafat, des Kurdes et des Irakiens anti-Saddam Hussein, des Soudanais évidemment, des Turcs et des Algériens, aussi bien des hommes que des femmes, mais avec une majorité d’hommes (Authentique)...
Coplan était au courant. Cependant, il n’en dit rien et écouta la suite.
- ... Cette phalange est entraînée par des anciens de la STASI et du K.G.B. C’est une bande de tueurs féroces. Anouar Jaldeh y était baptisé le Commandant, alors que son frère Salim recevait le surnom de Colonel parce qu’il commande la 6e Colonne, composée des combattants les plus braves et les plus aguerris.
- Pourquoi 6e Colonne ? s’étonna Coplan. Ce n’est pas une dénomination habituellement islamique.
- Par référence à la guerre d’Espagne de 1936-39. Quatre colonnes franquistes encerclaient Madrid dont elles ne parvenaient pas à s’emparer. Leur 5e Colonne se cachait à l’intérieur de la capitale, formée des partisans franquistes clandestins. Salim est très féru d’Histoire et le caractère clandestin de ses activités lui a suggéré cette appellation. Et c’est bien cette 6e Colonne qui a fait sauter votre immeuble de la rue des Frères Oukid.
Cette fois encore, Coplan ne manifesta aucune émotion. Néanmoins, à l’aune de cette précision, il jugea de la qualité des informations fournies par le Palestinien. Si l’attentat d’Alger n’avait pu être tenu secret en raison de son grand retentissement dans la ville, jamais il n’avait été révélé que les victimes appartenaient aux Services spéciaux français.
Abou Walid détailla ensuite le curriculum vitae de Salim Jaldeh. Très jeune diplômé de la faculté des Arts et Métiers de l’université d’Amman, il ne s’était pas lancé dans la carrière d’ingénieur qui lui était promise, mais dans celle du terrorisme. Traqué par les unités spéciales du Mossad sur les listes duquel son nom figurait en bonne place, coché d’une croix, ce qui signifiait qu’il devait être abattu sans jugement, il avait fui les territoires occupés pour se mettre successivement au service de Téhéran, puis de Khartoum. Ses actions terroristes dans le monde ne se comptaient plus. Héros pour les uns, assassin pour les autres, il poursuivait inexorablement le but qu’il s’était fixé dans la vie et répétait que dans la lutte clandestine n’existait pas de couvre-feu.
Dans le catalogue des hommes les plus dangereux du monde, il était répertorié comme le numéro 3.
- Je sais qu’ actuellement il prépare une opération d’envergure, indiqua Abou Walid. Peut-être contre la France.
- Où peut-on le trouver ?
- Je l’ignore. Il vadrouille d’un point à un autre. Insaisissable. Cependant, dans toute existence humaine, on découvre des zones d’ombre et des failles. En ce qui concerne Salim Jaldeh, les failles sont les femmes et Ed Chuhl.
- Ed Chuhl ?
- Jaldeh ne monterait jamais une opération sans le concours de son vieil ami Ed Chuhl, un Néerlandais. Celui-ci n’est pas un terroriste fanatique et religieux, il n’appartient pas à la 6e Colonne. C’est un mercenaire free-lance, un tueur. Il tue des gens mais, surtout, des chevaux.
- Pourquoi des chevaux ?
- Je l’ignore.
- Où peut-on le trouver ?
- Cela, je l’ignore aussi.
- Pourquoi faut-il absolument à Salim Jaldeh la collaboration de cet Ed Chuhl ?
- Parce que Salim est superstitieux, comme nous le sommes tous, nous les Arabes. Nous croyons aux djinns, ces esprits bienfaisants ou malfaisants, selon les cas. Ed Chuhl est le djinn bienfaisant de Salim. Quand il a monté des opérations en compagnie du Néerlandais, elles ont réussi. Quand il était absent, elles ont échoué. C’est suffisant pour que Salim y voie un signe du ciel.
- Les femmes ?
- Salim est très épris d’une Russe, Maruchka Sorkine, ex-officier du K.G.B. (Actuellement le S.V.R., initiales de Sloujba Vnechnoï Razvedki ). Une transfuge qui a entraîné les recrues de l’Internationale terroriste soudanaise. Très jolie femme. Elle est follement amoureuse de Salim. Cette belle idylle a connu quand même son ciel noir. A Helsinki, elle a tué un diplomate égyptien. Une affaire mystérieuse aux mobiles inconnus...
Coplan hocha la tête. Il s’en souvenait.
- ... Compte tenu des remises de peine, Maruchka va sortir sous peu et elle rejoindra Salim, c’est garanti.
- Vous avez employé femmes au pluriel, rappela Coplan.
- Même si Salim Jaldeh est fou de cette Maruchka, celle-ci est en prison, inaccessible, et il n’en reste pas moins un homme à femmes, et un homme tout court. Vous savez que nous, les Arabes, sommes portés sur le beau sexe.
- Parfois aussi sur les deux sexes, ironisa Coplan.
Walid eut le bon goût de sourire.
- Après tout, la bisexualité ouvre de nouveaux horizons. Quoi qu’il en soit, Maruchka indisponible, Salim s’est tourné ailleurs. Mes informateurs m’ont assuré que ces temps-ci il a filé le parfait amour avec l’épouse en fuite d’un gourou américain. Je n’en sais pas plus.
Coplan posa encore de nombreuses questions afin de cerner le problème et, enfin satisfait, s’en alla rendre compte au Vieux. La pluie recommençait à tomber sur la Cité des Doges, dispersant les gondoles.
- Il faudrait rechercher ce gourou, suggéra Coplan.
- Laissez Abou Walid aux mains de notre Antenne, ordonna le Vieux, et revenez à Paris. On l’exfiltrera au cours de la semaine. Dès à présent, vous êtes chargé de retrouver Salim Jaldeh.
CHAPITRE II
Le correspondant de la D.G.S.E. à Helsinki cachait ses activités d’espion dans un petit appartement de l'Uudenmaankatu, une rue calme, un peu vieillotte. Aux murs étaient punaisées des affiches vantant les plaisirs de croisières lointaines dans des sites paradisiaques des Caraïbes ou du Pacifique. Sans doute étaient-elles là pour combattre, dans l’esprit de l’occupant des lieux, les effets du rude hiver finlandais qui durait de septembre à début mai. Les cocotiers, les plages de sable blond, les atolls atténuaient probablement sa nostalgie.
- Maruchka Sorkine sera libérée lundi en huit. Je n’ai pas eu trop de mal à obtenir ce renseignement. En général, cette saison, les libérations ont lieu à six heures du matin. En hiver, à dix heures.
Coplan remercia et s’en fut.
Au volant de sa Peugeot de location, il se rendit aux abords de la prison, se gara le long du trottoir et alluma une gitane. On avait dépassé la mi-mai et la température était clémente. Les journées étaient longues, ce qui offrait à la ville une luminosité exceptionnelle.
Il baissa sa vitre et contempla les bâtiments gris et sinistres. Par hasard, deux ans plus tôt, il avait assisté à deux audiences du procès intenté à Maruchka Sorkine pour le meurtre du diplomate égyptien. Il était toujours intéressé quand on traduisait un espion en justice. Abou Walid avait eu raison de souligner que l’affaire était mystérieuse et ses mobiles non élucidés. Quant à la Russe, il ne fallait pas compter sur elle pour éclairer les juges. Elle demeurait peu prolixe. En outre, celle qui s’était montrée très habile au sein du K.G.B. pour rencontrer ses contacts le long de la rivière Yamuna à New Delhi en feignant de pêcher, ou à Téhéran en portant le tchador, ou encore en plongeant sous l’eau aux Bahamas pour récupérer le tube imperméabilisé contenant des microfilms, demeurait fidèle à ses bonnes habitudes. Coplan avait admiré sa performance.
Ses épaules fines moulées dans une veste bleu nuit, le col de sa chemise blanche dressé, les joues creuses, elle avait réussi le miracle, en prison, de se transformer en une femme vieillie, aux lèvres peintes et tombantes, aux mimiques frisant le vulgaire, en chaussant d’énormes lunettes et coiffant en arrière ses cheveux décolorés, et en abusant du rouge sur les ongles.
Tout cela pour ne pas offrir son vrai visage aux curieux. Une vraie professionnelle, avait applaudi Coplan.
Le premier juge lui avait dit :
« - Vous êtes une renégate du K.G.B. Quel destin vous prévoyez-vous ? »
Elle savait qu’elle risquait, si elle était capturée, ce que les Russes, par euphémisme, baptisaient vishaya mera (La plus haute mesure de châtiment). Aussi avait-elle répondu en russe :
« - Bratskaya moghila (Une sépulture anonyme). »
L’interprète avait traduit et le juge avait paru ému.
Coplan chassa ces souvenirs et démarra pour regagner son hôtel, le Ramada Presidentti. De retour dans sa chambre, il convoqua les membres du Groupe Epsilon placé sous le commandement du capitaine Hervé Laroque du Service Action. Cette équipe réunissait des agents aguerris, spécialistes des filatures. Parmi eux, Séverine Dejean et Florence Arnould avec qui Coplan avait œuvré à plusieurs reprises dans le passé (Voir Coplan aux trousses de la fugitive, Coplan en otage à Managua et Maléfique Jamaïque pour Coplan). La première possédait un atout supplémentaire : sa science du maquillage et du grimage, pour elle-même et pour les autres, était époustouflante.
Coplan distribua des clichés montrant Maruchka Sorkine au naturel et d’autres où elle était déguisée.
- Attention, prévint-il, notre cible est aussi forte que Séverine dans l’art de modifier ses traits. Elle l’a prouvé en prison.
Il attaqua son briefing :
- Notre centre d’opérations, c’est cette chambre, la 616. Nous disposons d’une jolie flotte de voitures de location, équipées d’un téléphone. Donc, vous appelez ici pour rendre compte. Maruchka Sorkine, officiellement, ne sortira de prison que le lundi en huit à six heures du matin. Mais je me méfie. Cette fille a plus d’un tour dans son sac. En outre, si elle ignore que nous sommes sur sa piste, elle sait que le S.V.R. l’attendra pour venger sa désertion. Avec l’aide de son avocat, l’un des meilleurs d’Helsinki, elle tentera sûrement de déjouer le piège en se faisant libérer un ou deux jours à l’avance, dans le plus grand secret. C’est pourquoi, dès aujourd’hui, nous nous embusquerons près du portail de la prison, qui est l’unique voie de sortie.
- Et si elle fichait le camp à bord d’un hélicoptère? fit Séverine Dejean, toujours facétieuse.
Coplan haussa les épaules.
- Nous n’y pourrions rien. Nous ne sommes pas équipés pour contrer une telle manœuvre. Alors, abandonnons cette hypothèse. Voici comment nous allons opérer. Deux voitures en choufe ( Argot de la D.G.S.E. : choufe : surveillance) aux abords du portail de la prison. La seconde en ombrelle ( Argot de la D.G.S.E. : ombrelle : protection rapprochée) sur la première. Deux agents à bord de chacune d’elles. Relève toutes les deux heures. Rotation 4. Séverine est exempte. Elle sera chargée du grimage. Point important, ne pas se faire repérer, mais détecter des agents russes éventuels.
- Quand la cible sort de taule, comment la file-t-on ? Bitte-au-cul, ras du short, ou à la paresseuse ? intervint Florence Arnould en utilisant les termes en honneur dans l’argot des filocheurs.
- Laissez un bretzel (Argot de la D.G.S.E. : distance suffisante pour ne pas être repéré).
- Je ne m’explique pas que, pour une affaire de meurtre, notre sujet sorte aussi tôt, s’étonna le capitaine Laroque.
- Maruchka a été condamnée à douze ans dont six avec sursis, répondit Coplan. Avant tout soucieux de leur neutralité et ne parvenant pas à déterminer les mobiles du meurtre, les Finlandais lui ont infligé une peine relativement légère. Compte tenu du sursis, elle n’avait en réalité que six ans à passer derrière les barreaux. En raison de sa bonne conduite, elle a obtenu sa libération conditionnelle au tiers de sa peine, comme la loi finlandaise l’autorise. Elle sortira donc la semaine prochaine. Normalement, elle est assignée à résidence et il lui est interdit de quitter le pays. Pourtant je suis prêt à parier qu’elle jouera la fille de l’air à un moment ou à un autre.
Durant les quatre jours suivants, le Groupe Epsilon surveilla la prison. Embusqué dans sa chambre, Coplan attendait que les choses bougent si elles devaient bouger. Le capitaine Laroque le relayait. Alors, il allait déguster des silakka, des harengs de la mer Baltique, au restaurant de l’hôtel, le Four Seasons, et tâtait du gibier que l’on servait accommodé de baies d’airelles en confiture et de champignons, et que l’on arrosait de vodka. Pour finir, il tentait sa chance au casino de l’hôtel, le seul dans toute la Finlande.
Comme il s’en doutait, Maruchka Sorkine sortit de prison quatre jours avant la date prévue. En choufe à cent mètres du portail ce matin-là, il y avait le capitaine Laroque et trois de ses hommes répartis en deux voitures. L’officier alerta immédiatement Coplan :
- La cible vient de sortir. Elle marche à grands pas vers une Datsun vert clair immatriculée en Suède et garée à cent mètres du portail devant nous. Elle plonge la main dans le caniveau et ramasse des clés. Bon, ça y est, elle démarre. Nous la bougnotons. Je garde le contact pour vous communiquer l’itinéraire.
Coplan bondit sur l’autre téléphone et ordonna aux membres du Groupe de gagner leurs voitures et de se tenir prêts à démarrer.
- Elle prend la route de Turku, informa plus tard Laroque. La garce, elle file à toute vitesse. Au fait, nous ne sommes pas seuls. Une BMW lui colle aussi au train. Et si c’étaient les Russkoffs ?
- J’envoie le reste du Groupe, décida Coplan. Sauf Séverine. Vous, Laroque, avec vos deux voitures, fichez-moi cette BMW en l’air, et continuez la filoche.
- Bien compris, jubila Laroque.
Déjà Coplan transmettait ses ordres. Bientôt, Séverine Dejean le rejoignit dans sa chambre en apportant sa trousse.
- Tu me vieillis de quinze ans, ordonna-t-il.
- D’accord. Que devient la baccara (La personne que l’on file) ?
- Elle fonce sur Turku. Apparemment, le S.V.R. l’a prise en chasse.
Sur la route, Laroque accéléra après avoir alerté la seconde voiture. Son passager, un maître principal des commandos de la Marine, baissa sa vitre, sortit du compartiment à gants un Glock 19 sur le canon duquel il vissa un suppresseur de son. Quand Laroque ne fut plus qu’à une demi-douzaine de mètres de la BMW, il visa les pneus et vida le chargeur de treize cartouches. La BMW fit une embardée pendant que Laroque freinait, parut s’envoler et atterrit en contrebas dans un champ avant de s’encastrer entre deux conifères.
Laroque s’arrêta et fit signe à la seconde voiture de poursuivre la filature.
- On va voir.
Le maître principal rechargea son arme.
En contrebas, la BMW était invisible aux yeux des automobilistes circulant sur la route. Aucun d’eux, d’ailleurs, n’avait assisté à l’embardée car Laroque avait choisi l’instant où nul véhicule n’était en vue. Après tout, il n’était que six heures vingt et les voitures étaient rares.
Les quatre occupants de la BMW n’étaient pas morts et à peine blessés. Surtout contusionnés, la nuque raide et les reins en capilotade. Deux d’entre eux arboraient sur le visage des ecchymoses qui violaçaient, tandis que, pour un troisième, une mince estafilade sous le menton égouttait un peu de sang sur le col de chemise. Le quatrième avait une grosse bosse sur le front.
Sous la menace du Glock 19, et malgré leurs vives protestations, ils durent jeter leurs portefeuilles aux pieds de Laroque qui sourit quand il explora leurs compartiments. Tous les quatre étaient des voyageurs de commerce russes. Il n’était pas dupe. Ces gens-là travaillaient pour le général de division Nikolaï Votmirov, chef du S.V.R., et étaient chargés sur la personne de la fuyarde d’une affaire mouillée qui, dans le jargon de la place Djerzinskaya, signifiait un assassinat.
- Reste là, commanda-t-il au marin. Si ces salopards bougent un cil, tu cartonnes.