Du pied, Coplan repoussa un caillou chauffé à blanc par le soleil torride. Sur le rocher, les lézards ne s’en émurent pas. Engourdis par la chaleur, ils guettaient, d’une langue attentive, l’imprudent insecte qui zigzaguait dans l’air immobile.
Le teniente cracha avec dégoût.
- La Cadillac n’est plus là, on l’a emmenée au garage, dit-il, sinon elle aurait été volée. En fait, je me suis demandé pourquoi elle ne l’avait pas été. C’est fréquent dans le coin. On fait passer clandestinement aux véhicules la frontière du Belize et le tour est joué. A mon avis, l’affaire tourne autour d’un vol de voiture.
- Alors, pourquoi n’a-t-on pas volé la Cadillac ? rétorqua Coplan en chassant un autre caillou.
- Un contretemps de dernière minute, probablement.
- Un condor qui aurait effrayé les voleurs ? persifla Coplan. Et, ensuite, ce rapace aurait emporté, dans la sierra, Safir Khoury entre ses serres ?
L’officier de police mexicain haussa les épaules avec agacement.
- Vous arrivez de France avec un bagage bourré d’idées préconçues, se rebiffa-t-il. Vous croyez tout connaître. En fait, vous ignorez les mœurs de cette région. Vous discutez de tout avec morgue comme un professeur. Savez-vous que c’est déplaisant ?
- La situation est aussi déplaisante pour Safir Khoury. Avec sa Cadillac, il vient se balader sur les bords de ce ravin. Il s’arrête. Quelqu’un ou quelque chose lui barre la route et lui interdit d’avancer. On ne sait pas. Il sort de voiture ou on le force à le faire, et il disparaît. Où ? Mystère. Sa secrétaire, restée à l’auberge, s’inquiète. Elle sait que son patron a emprunté cette route pour, a-t-il précisé avant son départ, filmer l’un des plus beaux paysages du monde. Il a refusé qu’elle l’accompagne en assurant qu’il convient d’être seul pour s’imprégner de la quintessence de la splendeur du site. Elle monte dans sa Ford, suit le même chemin. Arrivée ici, elle tombe sur la Cadillac, vide. La caméra et les boîtes de films vierges reposent sur le siège passager.
« Cette jeune femme ne sait que penser. Elle explore les environs, appelle son patron. L’écho ne lui renvoie aucune réponse. Elle s’installe à l’ombre des deux voitures et attend durant des heures. Safir Khoury ne réapparaît pas. Dans l’intervalle, elle a vérifié le bon état de marche de la Cadillac. Pas de panne. Elle pense que son patron s’est perdu dans la jungle en contrebas ou qu’il a été pris d’un malaise. Le crépuscule approchant, elle décide d’agir. Le pare-brise de la Cadillac est recouvert de la poussière du voyage. Avec son doigt, elle trace un message à l’intention de Safir Khoury pour le cas où il reviendrait : elle est partie chercher du secours. Elle vous alerte. Vous, vos hommes, la secrétaire, débarquent à cet endroit. Stupéfaction de la jeune femme : une main inconnue a complètement effacé le message. Qui ? Vos recherches au cours des jours suivants ne sont pas couronnées de succès. Safir Khoury demeure introuvable, et l’est resté depuis. Est-ce une relation fidèle des événements? »
- Tout à fait fidèle, acquiesça le teniente avec morosité. Peut-être les guérilleros sont-ils dans le coup ? Vous savez, la frontière avec le Belize est toute proche et non gardée. Ils la franchissent sans difficulté. La splendide Cadillac, symbole d’opulence et de richesse, a pu exciter leur convoitise. Peut-être ont-ils préféré enlever le conducteur plutôt que la voiture, contre une rançon d’un montant bien supérieur à la valeur du véhicule. Dans ce cas, ils ne donneraient pas de nouvelles afin de faire monter les enchères. Si cette hypothèse est la bonne, je demeure impuissant car ma compétence juridictionnelle ne s’étend pas au-delà de la frontière. Mais permettez-moi alors une suggestion : adressez-vous aux autorités du Belize.
- Je le ferai, assura Coplan qui s’assit sur la roche dure du promontoire, à l’ombre de la jeep. Je boirais bien une bière, teniente.
Le Mexicain tourna les talons et s’en alla quérir deux bouteilles de San Miguel dans la glacière à l’arrière de la jeep. Avec un silex, il les décapsula d’un geste brutal et les rondelles de métal ricochèrent sur les lézards qui se délogèrent précipitamment. Coplan but avec avidité. La température avoisinait celle du plomb en fusion et l’eau se tarissait dans la coulée, le long de la pente escarpée. Il se sentit mieux. Le Mexicain lui offrit des tortillas mais il déclina.
- Depuis combien de temps occupez-vous vos fonctions? demanda Coplan.
- Environ quinze mois. Auparavant, j’étais affecté sur la Côte Ouest, au nord d’Acapulco. Pour être franc avec vous, je m’y plaisais mieux.
- Avez-vous éprouvé la curiosité de consulter les archives de votre nouveau poste ?
Le Mexicain parut effaré. Il jeta la bouteille vide dans le ravin, fouilla dans la poche de son uniforme pour pêcher un mouchoir et essuyer la sueur de son front, puis repoussa sa casquette pour aérer sa chevelure noire et bouclée.
- Les archives? marmonna-t-il. Qu’ai-je à faire des archives, sinon pour me référer à une affaire ancienne ?
- C’est justement ce à quoi je fais allusion, précisa Coplan avec une fausse amabilité, car je voudrais justement évoquer pour vous une vieille histoire qui figure, j’en suis persuadé, dans vos archives. Voici cinq ans, un fonctionnaire de l’ambassade de France à Mexico vient se promener par ici et disparaît dans les mêmes circonstances, si l’on excepte le fait qu’il était seul, sans secrétaire. Par conséquent, absence de message sur le pare-brise empoussiéré de sa Chrysler. Cette dernière est retrouvée abandonnée approximativement au même endroit que celui où nous nous trouvons en ce moment même. Ce fonctionnaire n’a jamais été revu depuis.
L’ahurissement se peignit sur le visage du policier.
- J’ignorais ce... ce précédent, bafouilla-t-il.
- J’en étais sûr. Cette seconde disparition, étonnamment identique à la première, prend du coup une autre dimension, ne vous semble-t-il pas ?
Le Mexicain se secoua.
- Repartons en ville, invita-t-il d’un ton brusque. Je veux fouiller mes archives. Cinq ans, dites-vous ! ?
- Oui. Et le fonctionnaire se nommait Arnaud Follay.
Coplan se garda bien de préciser que ce dernier émargeait au budget de la D.G.S.E. et enquêtait dans la région sur un important trafic d’armes destiné aux indépendantistes martiniquais et guadeloupéens. Ceux qui l’avaient remplacé étaient demeurés dans l’incapacité de retrouver sa trace et de découvrir les tenants et les aboutissants du trafic.
De retour en ville, le teniente déposa Coplan devant l’auberge dans laquelle avait logé Safir Khoury avant sa disparition, et redémarra sans commentaire. Son visage était renfrogné.
Coplan but une autre bière au bar qui jouxtait la piscine et, à travers la vitre, repéra Zalia Achraf, la secrétaire de Safir. Elle était juchée sur un tabouret, devant le comptoir à jus de fruits. Il sortit pour la rejoindre.
Des gouttes d’eau perlaient sur sa peau caramel. Sous le bonnet de bain, ses cheveux ébène étaient comprimés, tandis que ses seins gonflaient le soutien-gorge corail. Coplan laissa planer un regard appréciateur sur les formes appétissantes et, en particulier, sur les hanches rebondies et les jambes fines et nerveuses.
Les yeux de l’Égyptienne étaient moqueurs :
- Satisfait ? gloussa-t-elle. Profitez-en. Je reprends l’avion demain matin. J’en ai assez de Santa Cruz.
Son anglais rocaillait comme la source du torrent entre les galets. Elle tira sur la paille et le verre se vida à moitié de son mélange goyave-jacquier.
- Pessimiste à ce point ? reprocha-t-il avant de commander un jus de sapotille abondamment approvisionné de glaçons, la San Miguel ne l’ayant guère désaltéré.
La tristesse ombra les traits de Zalia.
- Je suis persuadée qu’il est mort, avoua-t-elle. Je ne crois pas à l’enlèvement, je vous l’ai déjà dit. A mon avis, il a emprunté le sentier de chèvres et est descendu dans la jungle en contrebas. Un enfer, cette jungle ! On y étouffe ! Son cœur était fragile et a sans doute succombé à la fatigue et au manque d’air. Les bêtes sauvages ont fait le reste. Elles ont entraîné son corps dans des fourrés inextricables, ce qui explique l’insuccès des recherches menées par le teniente Cardoza à la tête de son expédition.
A son tour, il tira sur la paille et absorba une longue gorgée du jus de fruits que le camerero venait de déposer devant lui.
- Vous couchiez avec lui ?
Son coq-à-l’âne désarçonna l’Égyptienne durant quelques secondes, puis elle sourit, narquoise.
- Non, car son cœur fragile n’aurait pas résisté à mon tempérament volcanique.
Il fit la moue.
- Je ne parviens pas à croire qu’il soit venu ici dans un but purement touristique. Vous êtes certaine qu’il ne s’est livré à aucune confidence sur sa véritable motivation ?
Elle secoua la tête.
- Il voulait se détendre, après tous ces tracas avec le Moyen-Orient, répéta-t-elle.
- Pourquoi choisir Santa Cruz ? objecta-t-il comme lors de sa conversation de la veille avec la jeune femme. Les paradis sur terre ne manquent pas !
- Safir les connaissait tous, rétorqua-t-elle. Encore une fois, la photographie constituait sa grande passion. « Du haut du ravin, le paysage est l’un des plus beaux du monde, assurait-il, je veux absolument coucher sur pellicule cet impressionnant contraste entre la jungle tropicale et l’aridité du désert. » Personnellement, mon opinion est fort différente. Certes, l'environnement est superbe mais ne vaut pas la peine de s’attarder à Santa Cruz comme nous l’avons fait. Mais Safir était entêté, surtout quand il s’agissait de son hobby. En tout cas, moi, je reprends l’avion demain. Santa Cruz, jamais plus !
- Vous perdez gros dans l’affaire, souligna Coplan. Bien sûr, tout d’abord votre patron, et c’est la perte la plus cruelle, mais aussi un job superbement rémunéré, des voyages dans le monde entier, des séjours dans des palaces, la fréquentation de gens importants.
- Comptez-vous les terroristes parmi les gens importants ? s’offensa-t-elle.
- Ils le sont, puisque ce sont eux qui ont rendu Safir important, répliqua-t-il du tac au tac.
- La totalité des primes que m’a versées Safir me permet de vivre un an sans travailler et, partant, d’être exigeante sur mon prochain job au cas où mon patron ne réapparaîtrait plus, ce dont, hélas, je suis persuadée. C’est comme un septième sens qu’ataviquement les Égyptiens possèdent.
- Le voisinage des Pyramides ? badina-t-il pour détendre l’atmosphère.
- Ne vous moquez pas ! se vexa-t-elle, la lèvre ourlée par un début de colère.
Brusquement, elle le planta là après avoir tiré longuement sur la paille pour absorber le reste de son verre. Puis elle plongea dans l’eau chlorée de la piscine.
Coplan profita de cet intermède pour monter au second étage et fouiller la chambre de l’Égyptienne. Ses efforts ne furent pas récompensés. La chambre et les bagages ne recelaient aucun indice. Aussi décevants que ceux de Safir Khoury, passés au peigne fin en compagnie du teniente Cardoza.
Zalia devait vouer un certain culte à son patron disparu car la photographie de ce dernier trônait en bonne place sur la commode. Enfermée dans son cadre en argent et en verre, elle offrait l’image d’un homme dans la force de l’âge, aux yeux noirs et intelligents, aux joues épaisses, au teint sombre, à la calvitie naissante, au menton énergique et aux lèvres coupantes. Détail curieux, le lobe de l’oreille gauche manquait. Coplan en connaissait la raison. Quatre ans plus tôt, la police de sécurité, lassée de ses vains efforts pour extorquer des renseignements à l’Égyptien, avait recouru à des méthodes plus brutales auxquelles l’intéressé n’avait pas résisté. Le premier coup de sécateur l’avait dissuadé de persister dans son obstination.
Coplan quitta la chambre. A travers la vitre de la fenêtre du palier, il vit que Zalia se dorait au soleil, allongée sur la serviette de bain, les yeux protégés par des ray-bans. A quelques mètres, un garçon vidait les cendriers et balayait.
Coplan but une autre bière au bar pour étancher sa soif qui paraissait réellement inextinguible, puis décida d’aller faire emplette de chemisettes. Il avait quitté Paris précipitamment et, en bouclant ses bagages, quelque peu sous-estimé l’intensité de la chaleur à Santa Cruz. Depuis son arrivée, il avait rapidement épuisé son stock.
Il monta dans sa Buick de location et gagna le quartier commerçant. Dans un almacen de la Calle del Rosario, il acheta le linge qui lui manquait, qu’il entassa dans le coffre. Le garçon l’aborda au moment où il rouvrait la portière. Maigre et dégingandé, il ne payait pas de mine. Aux pieds, des espadrilles de toile trouées à l’emplacement du gros orteil. Sur le corps, une chemise et un pantalon kaki de coupe militaire, poussiéreux et graisseux avec, autour des hanches, une large ceinture mexicaine au cuir tressé et à la boucle rouillée. Sur ses cheveux longs, qui folâtraient sur la nuque et sur les épaules, une casquette de joueur de base-bail. Impérieuse, la main maigre retenait l’avant-bras de Coplan, tandis que le regard noir et insistant semblait vouloir, par télépathie, lui transmettre un message urgent.
- Vous recherchez l’Égyptien ? murmura-t-il.
Coplan demeura impassible, en notant l’accent anglais qui émaillait l’espagnol parlé par l’individu.
- Que savez-vous ? répondit-il sans se compromettre.
- Une bière serait la bienvenue par cette chaleur.
Le doigt crasseux désigna un café à l’apparence modeste blotti dans une impasse étroite et sans soleil, ce dont se réjouit Coplan en se tamponnant le visage de son mouchoir.
- De acuerdo, consentit-il.
La serveuse qui apporta la San Miguel glacée était accorte et braquait des seins provocants. L’homme la détailla goulûment avant de tremper ses lèvres dans la mousse.
- Alors ? s’impatienta Coplan.
L’autre posa sur lui un regard cupide.
- J’ai besoin d’argent et la secrétaire me l’a refusé, renseigna-t-il d’une voix morne. Elle ne m’a pas cru.
- Que devait-elle croire ? encouragea Coplan, toujours impassible.
- J’ai vu qui a enlevé l’Égyptien.
- Vous l'avez dit à la police ?
- La police ne verse pas de prime.
- Quel genre de prime avez-vous à l’esprit ?
- Un million de pesos (Quatre mille francs français). Payables en dollars U.S.
Coplan ne broncha pas. Le montant de la transaction paraissait raisonnable si le renseignement présentait de la valeur.
- Avez-vous assisté à l’enlèvement ?
- Oui.
- En quelles circonstances ?
L’homme trempa derechef ses lèvres dans la bière, tandis que du regard il effleurait les fesses de la serveuse qui, au fond de la salle à l’atmosphère fraîche, vidait dans un bac des sacs emplis de glace pilée. Puis il se pencha vers Coplan par-dessus la table au bois poli et raconta d’une voix sourde :
- Je viens du Belize d’où je suis natif...
Ainsi s’expliquait l’accent de son interlocuteur. Jusqu’en 1973, le Belize avait été dénommé Honduras britannique et n’avait accédé à l’indépendance qu’en 1981. Sa langue officielle était l’anglais.
- ... J’avais choisi de passer la frontière par la montagne. La jungle est trop dangereuse. Je mangeais un morceau dans une grotte quand j’ai vu arriver la Cadillac. L’Égyptien en est descendu...
- Comment savez-vous qu’il était égyptien ? glissa sournoisement Coplan.
- Je l’ai appris en ville quand sa disparition a été connue. Donc, il est descendu de sa Cadillac, a pissé un grand coup et a allumé un cigare avant de s’asseoir à l’ombre. Un quart d’heure plus tard, a surgi l’hélicoptère. Un Sikorsky. J’ai reconnu la marque car j’ai été dans l’armée au Belize. Un type est descendu. Je l’avais déjà vu à Orange Walk (Ville du Belize). Il tenait un Kalashnikov à la main et a forcé le gros à monter dans l’hélico. Pour le faire obéir, il a même tiré une rafale en direction de la source du torrent. Voilà, c’est tout. L’identité du type au Kalashnikov, c’est un million de pesos.
Coplan se remémora la topographie des lieux.
- Où l’hélico s’est-il posé ? questionna-t-il pour mettre son interlocuteur à l’épreuve.
- Sur le promontoire rocheux qui surplombe le ravin.
- Qu’avez-vous fait ensuite ?
- Dans un premier temps, j’ai fermé ma gueule. Je suis arrivé en ville et me suis trimbalé de droite à gauche en dressant l’oreille. J’étais fauché et me suis dit qu’il y avait du fric à prendre. La Cadillac valait un paquet. Le gros devait en être bourré. J’ai su où ils logeaient, lui et sa secrétaire. J’ai contacté celle-ci et lui ai fait la même proposition. Elle ne m’a pas cru et m’a rembarré. Vous êtes arrivé et vous vous êtes intéressé à l’Égyptien. Je me suis dit qu’il existait là une seconde chance. Vous me balancez mille dollars U.S. et vous apprenez qui est le kidnappeur.
- Vous n’êtes pas très au fait des taux de change actuels, reprit ironiquement Coplan. Un million de pesos équivaut à sept ou huit cents dollars. On transige à cinq cents, marchanda-t-il, et vous mangez le morceau.
En même temps, il sortit de sa poche cinq coupures de cinquante dollars et les posa entre les San Miguel.
- La moitié payable d’avance.
Même s’il s’agissait d’une filouterie, raisonna-t-il, il ne pouvait se permettre de dédaigner un renseignement de cette importance. La vie de Safir Khoury était précieuse aux yeux du gouvernement français. Le Vieux avait été catégorique : il faut le retrouver, coûte que coûte !
Coûte que coûte ? Pour le moment, la dépense se réduisait à deux cent cinquante dollars.
Le regard noir loucha du côté des fesses de la serveuse qui se retournait pour actionner la manette de l’asthmatique ventilateur de plafond, et la main crasseuse rafla prestement les billets de banque avant de les enfouir dans la poche revolver.
- Esteban Gomez, livra-t-il dans un souffle.
Le nom n’éveillait aucun écho chez Coplan.
- Qui est Esteban Gomez ?
La peur, soudain, transpira dans la voix de l’homme.
- Il travaille pour le compte d’El Faraon.
A ce moment, Coplan sut que l’autre disait probablement la vérité. Le capitaine Arnaud Follay, lors de sa disparition, n’enquêtait-il pas sur les activités d’un El Faraon supposé être le responsable des trafics d’armes destinés aux indépendantistes de la Martinique et de la Guadeloupe ?
Dans les cinq années suivantes, les agents qui, successivement, avaient été envoyés par la Centrale de Paris, n’avaient enregistré aucun progrès. Celui qui se dissimulait sous ce sobriquet n’avait pu être démasqué. Et, justement, ce sobriquet se révélait troublant. El Faraon, en français, se traduisait par le Pharaon, terme qui évoquait l’Égypte et Safir Khoury, comme par hasard, était né dans le delta du Nil. Naturellement, personne ne songeait à lui faire endosser la tunique d’El Faraon. Son passé plaidait dans le sens inverse. Cependant, il était curieux que l’Égyptien soit venu, si loin de ses bases habituelles, se fourrer dans un traquenard monté par quelqu’un dont le surnom s’apparentait à son pays natal.
Quel lien mystérieux reliait le Proche-Orient au Golfe du Honduras ?
Coplan rajouta deux coupures de cinquante dollars aux cinq premières. La main crasseuse les rafla aussi prestement que la fois précédente.
- Qui est El Faraon ?
Les lèvres se craquelèrent avant d’émettre un rire amer.
- Dieu le Père.
- Mais encore? le pressa Coplan.
- Un personnage légendaire. L’homme le plus riche des Caraïbes. Un criminel, à ce qu’on dit.
- A quelle adresse pourrai-je sonner à sa porte ?
- On ne sonne pas à sa porte, répondit l’autre, d’un ton fataliste. Sonne-t-on à la porte d’un fantôme ? El Faraon est un fantôme. Il est, à la fois, ici et là, ou ailleurs, ou nulle part. Personne ne mentionne son nom, de peur de réveiller la malédiction qui s’attache aux pas des gens trop curieux.
Coplan passa au tutoiement :
- Tu n’éprouves pas les mêmes scrupules, remarqua-t-il d’un ton acerbe.
- Moi, je meurs de faim, c’est différent. Connaissez-vous ce vieux proverbe mexicain : Que m’importe de mourir si je suis mort ?
- Parle-moi encore d’El Faraon, l’encouragea Coplan en froissant entre ses doigts quelques billets de banque.
- Je n’en sais pas plus et je crois bien qu’il n’est pas bon d’en savoir plus. Ce que j’ai appris, je le tiens d’Esteban Gomez, le ravisseur de votre Égyptien. J’ai travaillé pour lui à Orange Walk. Contrebande d’armes. Seulement, voilà, j’ai fauché une caisse de pistolets que j’ai revendue pour mon propre compte. Grossière erreur. Depuis, j’ai ces vautours à mes trousses. Ils me donneront à bouffer aux fourmis rouges s’ils me retrouvent. C’est pourquoi j’ai franchi clandestinement la frontière. Ici au Mexique, j’ai des chances de m’en tirer. Tout ce dont j’ai besoin, c’est d’un peu de fric, et ce fric, vous l’avez.
- Où puis-le dénicher, cet Esteban Gomez ?
- Lui aussi c’est un fantôme, quand il ne surveille pas le chargement des caisses d’armes et de munitions, ou lorsqu’il ne se balade pas en hélicoptère. Impossible de le situer quelque part. Il vadrouille dans les Caraïbes, trafique avec le Guatemala et le Honduras, se réfugie au Costa Rica quand il a chaud aux fesses. Pas de port d’attache. Un malin. Comme El Faraon.
Coplan décida de jouer sur la cupidité dont témoignait le Belizais. Aussi doubla-t-il la somme promise afin d’obtenir des renseignements complémentaires mais, à sa grande surprise, le clandestin secoua la tête avec dépit.
- Je n’ai pas confiance en vous, grogna ce dernier. Je suis sale, loqueteux, mais ne vous y fiez pas. J’ai de la psychologie. Vous appartenez à la race des hommes forts qui savent se venger quand on les dupe. Vous sauriez me retrouver. Il me suffit d’avoir aux trousses les chiens de chasse d’Esteban. Pas besoin, en plus, d’avoir à me garder dans une autre direction. Je suis un sage. Versez-moi ce que vous me devez et restons-en là, à moins que vous ne vous sentiez l’âme d’un bienfaiteur ?
- Je troque mais ne fais pas l’aumône, répliqua Coplan sèchement. Donnant, donnant.
- Je n’ai plus rien à vendre.
- Réfléchis quand même, s’obstina Coplan. La mémoire humaine est prodigue en retours en force. J’en ai l’expérience. Où loges-tu ?