Edition originale parue dans notre collection Espionnage sous le numéro 1001
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No 1972 « Editions Fleuve Noir », Paris.
Reproduction et traduction, même partielles, interdites. Tous droits réservés pour tous pays, y compris l’U.R.S.S. et les pays Scandinaves.
ISBN 2-265-03253-0
L'auteur tient à préciser que toute ressemblance entre certains personnages présentés ici et des personnes vivantes ou ayant vécu ne pourrait être que le fait d'une coïncidence. De même, l'interprétation de certains événements ne relève que de la fiction romanesque. L'auteur décline toute responsabilité à cet égard et rappelle qu'il s'agit ici d'une œuvre de pure imagination.
PAUL KENNY
CHAPITRE PREMIER
Debout devant la fenêtre, Sefik Erdan regardait d’un œil sombre et soucieux la nuit qui tombait lentement sur la ville. La pluie venait de cesser, mais de lourds nuages gris stagnaient toujours au-dessus des collines. Du côté du Bosphore, des fumées noires souillaient les rives de la Corne d’Or.
Ce crépuscule morose, triste, était l’image fidèle de l’état d’âme de Sefik. Il se sentait lourd, déprimé, le cœur saturé de grisaille.
Depuis six semaines, c’est-à-dire depuis le début de l’année, tout allait de travers. Emin et Ahmet s’étaient suicidés pour échapper à la police ; Cadir et Ashan attendaient leur destin dans un cachot d’Ankara. Seker et Narmi avaient disparu ; Kern et Abdu ne voulaient plus faire partie du groupe. Huit camarades en moins, c’était décourageant.
Les nerfs tendus, Sefik s’éloigna de la fenêtre, alluma une cigarette, se mit à marcher dans la chambre comme un lion en cage. Il avait une décision importante à prendre et il avait besoin de réfléchir, mais il n’arrivait pas à dissiper les ténèbres qui remplissaient son cœur et son esprit.
Il jeta un coup d’œil à sa montre.
Dans dix minutes, Sonya serait là et il serait obligé de se montrer joyeux, insouciant, amoureux.
Certes, Sonya était une fille épatante. Jeune et jolie, intelligente, pleine de vitalité, indépendante sur le plan familial et financier, ardente et pourtant discrète. La maîtresse idéale, en somme.
Mais il y a des moments où un homme a des problèmes importants à résoudre et des décisions capitales à prendre, ce qui ne l’incite vraiment pas aux jeux de la volupté.
De plus en plus contrarié, Sefik retourna vers la fenêtre. Sa chambre étant située au sixième étage d’un immeuble de la rue Cihangir, il avait une vue panoramique sur toute la partie du Bosphore comprise entre Dolmabahce et le pont de Galata. Une des plus belles vues d’Istanbul. Mais qui ne le touchait pas pour l’instant.
Il tira les rideaux d’un geste sec, consulta de nouveau sa montre.
Dans trois heures, les dés seraient jetés.
Il allait jouer son avenir et peut-être sa vie – comme un homme qui mise toute sa fortune sur un seul coup. Car il ne fallait pas se faire d’illusions : Ismet Kamar n’accepterait pas une réponse évasive. Il écouterait les objections, il donnerait des explications, il fournirait des justifications, mais, finalement, il exigerait un OUI ou un NON.
Torturé par cette perspective, Sefik écrasa sa cigarette dans le cendrier de cuivre qui se trouvait sur la table.
Puis, ne sachant que faire pour maîtriser sa fébrilité, il ôta sa veste, la jeta sur une chaise, s’allongea sur son lit.
Il venait de fermer les yeux pour concentrer ses idées quand la porte s’ouvrit.
— Sefik ? Tu dors ? s’exclama Sonya, éberluée.
— Non, je médite.
— Dans le noir ? s’étonna la jeune fille.
Elle fit de la lumière. Ses cheveux bruns et son imperméable étaient mouillés. Elle s’ébroua, referma la porte, fit glisser le verrou de sûreté d’un mouvement résolu de la main droite, enleva son vêtement de pluie qu’elle alla suspendre dans le coin de la chambre qui faisait office de cuisine et de salle d’eau. Ensuite, elle revint vers le lit, souriante.
Elle portait une robe de fin lainage gris perle qui moulait ses hanches sveltes et modelait avec arrogance les rondeurs fermes et orgueilleuses de sa poitrine.
Ses grands yeux noirs, magnifiques, scrutèrent le visage grave de l’étudiant.
— Des ennuis ? questionna-t-elle.
— Non, des problèmes, précisa-t-il, laconique.
— Des histoires politiques, évidemment, soupira-t-elle en s’asseyant sur le bord du lit.
Elle se pencha, lui posa un long baiser sur les lèvres en fermant les yeux. Comme il ne réagissait pas, elle se redressa et elle le contempla en silence, avec une sorte de tendre reproche dans ses yeux de velours.
Il esquissa un vague sourire un peu contraint, un peu amer, et il murmura :
— Je ne suis pas très en forme ce soir, je le reconnais.
— Tu as de nouveau une réunion ?
— Oui, à 9 heures.
— Tu avais promis de m’emmener au cinéma.
— Je ne savais pas que j’aurais une réunion. On m’a prévenu à la sortie du cours, à midi. Mais nous avons le temps d’aller dîner au Taslik.
— Je ne comprends pas qu’un garçon comme toi s’obstine à s’occuper de politique. Tu gaspilles ton temps et ta cervelle, et ça te mène à quoi ?
— Tu aimerais mieux que je m’achète une paire de pantoufles et que je consacre toute mon énergie à m’assurer une existence confortable, douillette, sans imprévus ? railla-t-il avec une pointe d’aigreur.
— Je ne dis pas cela, protesta-t-elle, vexée.
— Un homme qui n’a pas d’idéal n’est pas digne de vivre, décréta-t-il avec conviction.
Elle hausse les épaules d’un air désabusé.
— Car tu t’imagines que la politique est une affaire d’idéal ? persifla-t-elle.
— Ma politique, oui ! affirma-t-il.
— Vous autres, les hommes, vous êtes tous de grands enfants, énonça-t-elle avec un sourire indulgent. Vous avez besoin de jouets, de chimères, d’aventures imaginaires. Les réalités de la vie ne vous suffisent pas.
— Les réalités de la vie ? répéta-t-il, sarcastique. Je voudrais bien savoir ce que tu entends par là ?
— Dans un an, si tu ne gâches pas tes chances, tu seras ingénieur et tu pourras entreprendre de grandes choses. Le pays a besoin d’hommes intelligents et qualifiés. Il y a tant à faire : des écoles, des routes, des usines, des centrales électriques. Tu parles toujours de la justice sociale et du peuple, mais c’est dans le cadre de ton activité professionnelle que tu peux réaliser ton idéal. Là, c’est du concret, du solide. La politique, c’est du vent. Et, de plus, c’est dangereux.
— À quoi bon construire des centrales électriques et des usines si elles ne servent qu’à creuser davantage le fossé qui sépare les riches et les pauvres ? Un bon ingénieur est un outil qui permet aux capitalistes de mieux exploiter le peuple. Si c’est tout ce que tu as à me proposer comme idéal, ce n’est pas très excitant.
— Il y aura toujours des riches et il y aura toujours des pauvres. La politique n’y changera rien ! s’exclama-t-elle.
Il enchaîna :
— Et il y aura toujours des femmes pour critiquer les aspirations les plus nobles des hommes !
— Tu ne comprends pas ce que je veux dire.
— Mais si, Sonya, je te comprends très bien. Les femmes n’ont pas besoin d’idéal. Leur rôle consiste à perpétuer l’espèce et à protéger la vie, et c’est très bien ainsi. C’est aux hommes qu’il appartient de bâtir un monde meilleur. C’est leur vocation et c’est leur devoir.
Elle redressa fièrement le buste.
— Tu n’as pas le droit de dire que je n’ai pas d’idéal, Sefik. Je veux faire de ma vie une chose authentique, irréprochable, grande et belle.
— De quelle façon ? ironisa-t-il.
Elle baissa la tête, se mordilla la lèvre inférieure d’un air pensif et rêveur. Puis, avec un sourire candide, désarmant, elle avoua :
— Mon idéal, c’est toi, Sefik. Tu es beau, tu es fort, tu es intelligent et je t’aime. C’est avec toi que je veux m’accomplir. Tu m’as choisie et je t’ai choisi. Deux êtres humains qui marchent la main dans la main sur la route de la destinée, c’est ça la vraie vie !
— Oui, opina-t-il, pour une femme, c’est ça la vraie vie. Mais c’est l’homme qui choisit la route. Et ma route, notre route, c’est la lutte pour un monde plus juste.
Il voulut se lever, mais elle l’en empêcha en se laissant tomber sur lui de tout son poids.
— Embrasse-moi, lui souffla-t-elle contre la joue.
Il s’exécuta sans beaucoup de complaisance.
— Il est temps d’aller dîner, Sonya, dit-il. Je ne veux pas me mettre en retard.
— Nous irons dîner après, déclara-t-elle tranquillement.
Elle lui prit les lèvres, le força littéralement à accueillir le baiser profond et sensuel qu’elle voulait savourer. Les paupières closes, les narines frémissantes, elle prolongea la caresse ardente et sa main droite, glissée dans l’échancrure de la chemise de Sefik, se promena avec une ferveur brûlante sur le torse viril.
Sonya était de ces femmes foncièrement pures qui passent tout naturellement de l’amour sentimental à l’amour physique, l’expression charnelle étant tout à la fois le prolongement et la traduction visible de leur affectivité.
Quand elle se rendit compte qu’elle avait communiqué sa ferveur à son compagnon, elle s’écarta de lui, se leva, se déshabilla sans hâte.
Elle était plus que jolie. Elle était belle. Son grand corps vigoureux, merveilleusement proportionné, avait une grâce féminine exquise. De la suavité de ses épaules rondes à la douceur limpide de ses longues cuisses fuselées, tout était parfait en elle. Ses seins gonflés de sève, l’ovale de son ventre lisse, son visage aux lèvres rouges et palpitantes, autant de trésors auxquels nul regard ne pouvait demeurer insensible.
Vaincu, ébloui, Sefik oublia instantanément ses soucis et se dévêtit à son tour.
Leur étreinte fut passionnée. Sonya, gémissante et pantelante, s’abandonnait à la volupté comme une fleur s’ouvre au soleil.
Sefik fut surpris lui-même de l’intensité du bonheur qui déferla en lui quand le paroxysme du plaisir le foudroya et le souda à cette chair vibrante. Il se sentit comme immergé dans un océan d’éternité qui le lavait de toute angoisse.
— Mon amour, mon bel amour, haleta Sonya d’une voix tendre et enrouée.
Elle continuait à le caresser de ses mains gourmandes. Et Sefik, heureux, allégé, promenait ses doigts alanguis sur le dos satiné de son amie, flattant les fossettes charmantes qui ornaient le creux de ses reins et soulignaient la densité glorieuse de sa croupe de jeune cavale pleine de force et de santé.
Ils restèrent un long moment ainsi, fondus dans le même creuset de jouissance, bras et jambes emmêlés, enfermés dans un silence pudique, goûtant leur mutuelle offrande et la paix qui berçait leur nudité enchantée.
Ils n’eurent pas le temps d’aller dîner au restaurant et ils durent se contenter d’un sandwich avalé en vitesse dans un snack de la rue Istiklal.
Après quoi, Sefik, de nouveau soucieux, planta là sa belle amie en lui disant :
— Il faut que je me sauve, ma chérie. Nous irons au cinéma demain soir, je te le promets.
— Laisse-moi au moins faire un bout de chemin avec toi, implora-t-elle.
— Pas question ! trancha-t-il sur un ton sans réplique. Personne ne peut savoir où se tient la réunion.
— Même moi ?
— Même toi. Je suis désolé, mais c’est un principe qui ne souffre aucune dérogation.
Il lui jeta un bref baiser sur la joue et il s’en alla d’un pas rapide vers la place Taksim.
Restée seule, Sonya se sentit un peu désemparée. Cette soirée tournait court d’une façon si abrupte qu’elle ne savait que faire de sa liberté. Les mains dans les poches de son imperméable, elle longea machinalement la rue Istiklal en direction de la place Taksim. La silhouette élancée de Sefik s’était déjà perdue dans la foule.
Absente, occupée par ses pensées, Sonya ne s’aperçut pas tout de suite qu’une pluie fine s’était remise à tomber. Quand elle s’en avisa, elle releva le col de son imperméable et réalisa qu’elle ne pouvait pas errer de la sorte, pendant trois heures, dans les rues de la ville.
Une soudaine inspiration lui vint à l’esprit. Comme toute femme amoureuse, elle éprouvait le besoin de parler à celui qu’elle aimait. De plus, se remémorant l’attitude anxieuse et tendue de Sefik lorsqu’elle était arrivée chez lui, elle avait l’impression qu’elle devait faire quelque chose pour lui.
Elle héla un taxi, donna l’adresse de son oncle Bustani.
Le professeur Ishan Bustani était un homme d’une cinquantaine d’années, grand et massif, avec un lourd visage basané, des yeux bruns, une expression placide. Ancien professeur d’histoire à l’université d’Istanbul, il avait quitté l’enseignement pour devenir fonctionnaire au ministère du Tourisme. Il connaissait la Turquie ancienne et la Turquie moderne sur le bout des doigts. Son érudition était vivement appréciée en haut lieu et ses avis de conseiller, empreints de sagesse et de réalisme, étaient presque toujours suivis par les autorités gouvernementales. Le ministère du Tourisme l’envoyait souvent en mission à l’étranger et ne prenait jamais de décision sans l’avoir consulté.
Mais ce que personne ne savait, à l’exception de quelques initiés triés sur le volet, c’est que Bustani appartenait aux Services Spéciaux de la Sûreté Politique et qu’il y occupait un poste élevé dans la hiérarchie.
Sonya le vénérait. Pour elle, oncle Ishan était une sorte de dieu souverain et protecteur. Le lien familial qui les unissait était assez éloigné, en fait. Mais comme elle était orpheline et lui célibataire, leur affection n’avait fait qu’augmenter au fil des années. C’était l’oncle Ishan qui avait guidé les études de la jeune fille, qui avait géré sa fortune, qui avait fait d’elle une diplômée en sciences économiques et l’avait fait entrer comme secrétaire trilingue au ministère du Commerce.
— Je ne te dérange pas, oncle Ishan ? demanda la jeune fille.
— Tu ne me déranges jamais, Sonya, tu le sais bien. Viens dans mon bureau. J’étais en train d’examiner un projet d’équipement de la région de Kusadasi.
Il emmena la jeune fille dans son cabinet de travail, une vaste pièce rectangulaire aux murs tapissés de bibliothèques.
— Assieds-toi, murmura-t-il en lui désignant un fauteuil recouvert de cuir fauve aux reflets patinés.
Il prit place dans un autre fauteuil, près d’elle, la regarda avec un bon sourire à la fois paternel et admiratif, prononça d’une voix teintée de malice :
— Tu embellis de jour en jour, petite fleur. L’amour te réussit, c’est indéniable.
Sonya ne put s’empêcher de rougir. L’oncle Ishan, terriblement perspicace, devinait-il qu’elle venait de goûter le bonheur et la volupté dans les bras de Sefik ?
Il s’esclaffa.
— Tu rougis comme une petite fille prise en défaut. Mais je parlais de tes sentiments, ne te vexe pas. Je suppose que tu n’oublies pas mon conseil : une femme qui se respecte reste pure jusqu’au mariage.
— Je n’oublie jamais tes conseils, oncle Ishan, assura-t-elle, troublée.
— Espérons-le, soupira-t-il, amusé. Tu viens me parler de ton cher Sefik, j’imagine ?
— Oui.
— Qu’est-ce qui ne va pas ?
— Tout va très bien.
— Vraiment ? fit-il, sceptique. Je n’ai malheureusement aucune expérience dans ce domaine, mais j’ai toujours entendu dire que les amoureux passaient le plus clair de leur temps à se torturer l’un l’autre.
Il la regarda droit dans les yeux, articula :
— Alors, petite fleur ?
Il l’avait baptisée ainsi la toute première fois qu’il l’avait vue, quinze années auparavant, dans le bureau de ce notaire de Bursa où il avait accepté d’être son tuteur.
Elle se jeta à l’eau :
— J’ai besoin d’un conseil, oncle Ishan.
— Je t’écoute.
— Quand une jeune fille aime un garçon, que peut-elle faire pour le protéger ?
— Ce n’est pas le rôle des jeunes filles de protéger les garçons. C’est plutôt le contraire.
— Je voudrais détourner Sefik de ses histoires politiques, mais je ne sais pas si j’en ai le droit et je ne sais pas comment m’y prendre.