Kenny, Paul : другие произведения.

Coplan vise haut

Самиздат: [Регистрация] [Найти] [Рейтинги] [Обсуждения] [Новинки] [Обзоры] [Помощь|Техвопросы]
Ссылки:
Школа кожевенного мастерства: сумки, ремни своими руками
 Ваша оценка:

  Coplan vise haut
  
  Paul Kenny
  
  
  
  
  
  Éditions Fleuve Noir, 1969.
  
  Copyright : 1969, Éditions Fleuve Noir, Paris.
  
  
  
  
  
  Adaptation : Petula Von Chase
  
  
  
  
  
  En raison du caractère d'actualité de cet ouvrage, l'auteur tient à préciser que toute ressemblance entre certains personnages présentés ici et des personnes vivantes ou ayant vécu ne pourrait être que le fait d'une coïncidence. De même, l'interprétation de certains événements qui sont du domaine de l'actualité ne relève que de la fiction romanesque. L'auteur décline toute responsabilité à cet égard et rappelle qu'il s'agit ici d'une oeuvre de pure imagination.
  
  Paul Kenny.
  
  
  
  
  
  Chapitre I.
  
  
  
  
  Le temps était plutôt gris, en ce matin d'automne, sur la région de Melun, en Seine-et-Marne. Mais l'état du ciel était bien le cadet des soucis du haut personnel d'une importante entreprise industrielle sise dans ce département !
  
  Si, à quelques minutes de la mise à l'épreuve du moteur FH-02, l'état-major scientifique et technique de la Société Française de Propulsion Spatiale affichait une confiante Sérénité, plus apparente que réelle d'ailleurs, le service de sécurité ne dissimulait pas sa préoccupation.
  
  On en était à la phase ultime du remplissage du réservoir d'hydrogène liquide, et cette opération comportait toujours des risques en raison de l'extraordinaire fugacité de ce fluide inflammable, prompt à s'échapper par les joints supposés les plus étanches. Or, une fuite pouvait facilement dégénérer en catastrophe.
  
  L'oxygène liquide était déjà stocké dans un autre réservoir, logé comme le premier dans un cylindre métallique placé dans le prolongement du moteur.
  
  Seuls des techniciens vêtus d'amples costumes d'amiante et coiffés de cagoules à fenêtre de verre circulaient autour du banc d'essai, surveillant la pompe d'alimentation, observant les tuyauteries. Tous étaient à l'affût de nuages de condensation qui eussent dénoncé l'entrée en contact de l'hydrogène avec l'air ambiant, brutalement refroidi par des vapeurs d'une température de moins 252 degrés.
  
  Les Ingénieurs responsables de l'expérience se tenaient dans le blockhaus dont une des parois bétonnées courait parallèlement au moteur. Par un épais hublot rectangulaire, ils pouvaient apercevoir les quatre tuyères qui cracheraient bientôt des torrents d'énergie. Selon les prévisions, une poussée de 6 tonnes, produite par des gaz éjectés à la vitesse de 4.000 mètres par seconde.
  
  Dullin, le chef du bureau d'étude de la firme, un homme de moins de quarante ans, presque chauve et au visage ascétique, trompait son impatience en parcourant des yeux les cadrans des instruments de mesure qui, encastrés dans les panneaux des consoles, allaient révéler le comportement des diverses parties de l'engin lorsqu'il fonctionnerait à pleine puissance.
  
  Soucieux, Dullin finit par confier à l'ingénieur Bréart, celui qui avait la charge de télécommander la mise à feu du réacteur spatial, tout en s'immobilisant derrière son siège :
  
  - Le problème critique, pour moi, c'est le refroidissement de la chambre de combustion après la sixième minute.
  
  Bréart détourna la tête. Il avait le teint frais et les yeux clairs de ceux qui ont une foi.
  
  - Qu'avez-vous à redouter ? demanda-t-il avec un optimisme robuste, il n'y a pas de raison que la courbe d'élévation de température change d'allure à ce moment-là, que je sache ?
  
  - Théoriquement, non, mais comme le PH-02 n'a pas encore dépassé cette durée de fonctionnement, nous allons aborder un domaine inexploré. Les Américains, qui ont pourtant plus d'expérience que nous, n'ont jamais osé aller aussi loin.
  
  - Est-ce le revêtement intérieur de la chambre de combustion qui vous inspire de la méfiance ou bien la circulation de l'hydrogène dans le circuit de refroidissement ?
  
  - Le revêtement, avoua Dullin. Je ne sais pas trop s'il va continuer à jouer son rôle protecteur au-delà d'un certain temps. Supposez qu'à partir de six minutes, il ne se consomme plus d'une manière uniforme...
  
  - Ne vous en faites donc pas. Je tiendrai à l'oeil les thermomètres. S'ils amorcent soudain une ascension trop marquée, je couperai les gaz.
  
  - Oui, observez cela de près, approuva le chef du bureau d'étude. L'ennui, avec ces nouveaux alliages thermo-résistants, c'est qu'on ne peut pas les essayer dans d'autres conditions.
  
  Un sourire réjoui éclaira le visage de Bréart.
  
  - Au cas où vous l'ignoreriez, c'est pour des motifs de ce genre que nous procédons à des essais, railla-t-il amicalement.
  
  Un homme en scaphandre d'amiante fit son entrée dans le blockhaus. D'un geste large, il se débarrassa de sa cagoule. C'était Moravin, le directeur technique.
  
  - On ferme les vannes, annonça-t-il à la cantonade. Rien à signaler du côté des appareils de contrôle ?
  
  Les techniciens assis devant leurs pupitres firent des signes de dénégation.
  
  - Bon. Alors, Bréart, vous actionnerez la sirène d'alarme à dix heures vingt et vous appuierez sur le bouton soixante secondes plus tard.
  
  - Très bien, monsieur Moravin.
  
  Le directeur s'approcha du groupe des invités. Ceux-ci bavardaient entre eux, discrètement, en attendant l'heure H. Il y avait là un envoyé de la Délégation ministérielle pour l'Armement, un représentant de Sud-Astronautique (l'entreprise qui assumait la fabrication des structures de fusées), un autre de l'organisme chargé de la coordination des travaux et, enfin, un des membres français de l'Eldo[i]. Le fonctionnaire, s'adressant au directeur technique, s'informa :
  
  - Tout marche comme vous le souhaitez ?
  
  - Jusqu'à présent, oui, mais attendons la suite, dit Moravin, les traits fatigués. Nous voici à l'heure de vérité.
  
  - Votre moteur a déjà fait ses preuves, la partie est donc virtuellement gagnée, assura le mandataire de Sud-Astronautique, un quinquagénaire bedonnant nommé Decourcel.
  
  Moravin eut une mimique d'incertitude.
  
  - Des problèmes restent à résoudre, émit-il, prudent. Dullin m'en parlait encore ce matin... Nous ne saurons vraiment à quoi nous en tenir que quand l'étage propulsé par notre PH-02 aura été lancé dans l'espace. S'il subit avec succès l'accélération de départ et s'allume ensuite correctement, alors nous pourrons chanter victoire, mais pas avant. Rappelez-vous les Américains, avec leur Centaur.
  
  Puis, lançant un coup d'oeil significatif au délégué de la D.M.A., il ajouta :
  
  - Et chez nous, les crédits sont mesurés plus chichement... Je crains qu'au moindre pépin on ne nous coupe tout à fait les vivres.
  
  L'intéressé ne broncha pas. Il savait que le ministère des Armées, n'ayant pas l'utilisation d'un moteur de ce type, hésitait à poursuivre le financement des études.
  
  Devant son silence, le représentant de l'Eldo prit la parole :
  
  - Au point où nous en sommes, ce serait infiniment regrettable. Il y a des économies qui coûtent très cher et, en l'occurrence, elles seraient ruineuses.
  
  - Je n'en disconviens pas, dit le fonctionnaire. Hélas, ce n'est pas moi qui prends les décisions. On rogne sur tous les budgets de la Défense, et la force de frappe garde la haute priorité. Mais qui sait si, tôt ou tard, elle n'aura pas besoin d'un tel engin pour la mise en orbite de charges nucléaires.
  
  Moravin, déprimé, secoua la tête.
  
  - C'est toujours pareil, bougonna-t-il. On ne trouve pas d'argent pour les applications pacifiques de la recherche, et dès qu'on s'aperçoit qu'elle peut servir à des fins destructrices, les crédits coulent à flots. Enfin, on n'y changera rien. Messieurs, je vous prie de m'excuser... La mise à feu est imminente.
  
  Il se sépara du groupe et rejoignit Dullin, posté derrière Bréart, au moment même où ce dernier déclenchait le signal préliminaire ordonnant aux membres du personnel qui déambulaient encore à l'extérieur de s'éloigner du stand d'essai.
  
  Par la fenêtre de quartz, le directeur et le chef du bureau d'étude contemplèrent le monstre allongé sur son bâti, un corps cylindrique d'environ deux mètres de diamètre, doté de quatre tuyères en forme de' pavillon plantées sur un enchevêtrement de tubulures fines et grosses.
  
  L'énorme réacteur était rivé à un socle de poutrelles, elles-mêmes solidement ancrées dans une plate-forme de béton. La lumière du jour, tombant à pic entre les murailles du stand, faisait miroiter certaines pièces métalliques.
  
  Un silence tendu s'était installé dans le blockhaus. Chacun des techniciens présents songeait aux points faibles que pouvait révéler le prototype dans le domaine de leurs compétences respectives : dosage du mélange oxygène-hydrogène, maintien de la pression dans les réservoirs malgré leur formidable débit, constance de la poussée, etc., etc.
  
  Dullin avait les paumes moites, Moravin transpirait dans sa combinaison protectrice. Bréart, lui, conservait un calme olympien devant son tableau de commande et ses cadrans.
  
  Le regard levé vers la trotteuse de l'horloge électrique, il attendait, l'index immobilisé au-dessus du bouton de mise en marche. Dans son imagination, il se trouvait à la base de lancement de Kourou, en Guyane, et il s'apprêtait à envoyer une gigantesque fusée dans l'espace... avec trois hommes à bord.
  
  Lorsque l'aiguille eut atteint le chiffre 12, Bréart passa du rêve à la réalité : posément, il mit le contact tout en le proclamant à haute voix.
  
  Dans les flancs du propulseur, la turbine de la pompe se mit à tourner à la vitesse phénoménale de 65 mille tours à la minute, expulsant des réservoirs 10 kilos de gaz liquéfiés en une seconde. Combustible et comburant s'enflammèrent avec une virulence infernale, chassant par les tuyères quatre jets d'une fulgurante blancheur qui imprimèrent au moteur lui-même et au bâti qui le supportait une impulsion sauvage tandis que s'élevait la clameur stridente, frénétique, d'un géant torturé.
  
  À l'intérieur du blockhaus, les regards fascinés des observateurs suivirent les mouvements des aiguilles des instruments de mesure et les figures contorsionnées qui s'inscrivaient sur des écrans cathodiques.
  
  Et soudain le sol vacilla, précédant d'une fraction de seconde une épouvantable déflagration. L'explosion du réacteur s'accompagna de l'embrasement instantané des parois du couloir dans lequel il avait reposé, de même que des structures métalliques qui le surplombaient.
  
  Malgré l'épaisseur des murailles et de la porte hermétiquement close du blockhaus, ses occupants crurent que leurs tympans éclataient. Secoués comme par un tremblement de terre, ils sentirent déferler en eux un sentiment de panique.
  
  Puis, alors que l'incendie continuait à faire rage au-dehors, ils réalisèrent avec hébétude ce qui venait de se produire. Déjà, les équipes de sécurité se mettaient en action dans leur arsenal et se préparaient à se ruer sur le lieu du sinistre.
  
  Moravin, sonné, promena des yeux hagards sur son entourage. Il fut le premier à recouvrer l'usage de la parole, mais sa voix chevrotait :
  
  - Tout est à refaire... Quel désastre !
  
  Une consternation apeurée se lisait sur les visages de tous les hommes rassemblés dans la casemate. S'interrogeant sur la cause de l'accident, ils éprouvaient un accablement mêlé d'indignation, conscients qu'ils étaient d'avoir prodigué le maximum d'efforts et de soins à la réalisation du moteur expérimental maintenant réduit à l'état de carcasse déchiquetée.
  
  Des motopompes arrivant à toute vitesse, lances en batterie, ne tardèrent pas à projeter de la neige carbonique sur les décombres brûlants.
  
  Bréart, médusé, ne pouvait détacher son regard de la fenêtre bien qu'un matelas de fumée l'eût rendue opaque. Inconsidérément, parce qu'il avait provoqué la mise à feu, il s'attribuait la responsabilité de la catastrophe.
  
  Près de lui, Dullin, pâle comme un mort, essayait d'en deviner la cause réelle ; des tas d'hypothèses s'entrechoquaient dans son esprit. La turbine ? La rupture d'un joint ou d'une canalisation ? Une fissure dans un des réservoirs ?
  
  Encore frappés de stupeur, les trois invités reprirent graduellement leur sang-froid, et ils n'en discernèrent que mieux les répercussions qu'allait entraîner ce retentissant échec.
  
  Decourcel, de Sud-Astronautique, demanda à Moravin :
  
  - Avez-vous une idée de ce qui a déterminé l'explosion ?
  
  Le directeur le fixa d'un air égaré.
  
  - Moi ? fit-il. Non, encore aucune... Comment voulez-vous que...
  
  Il lui tourna le dos pour s'enquérir auprès des techniciens cloués dans leurs fauteuils :
  
  - L'un d'entre vous a-t-il noté quelque chose d'anormal lors du démarrage ?
  
  Ils esquissèrent tous des mimiques de perplexité. Dullin, qui se sentait également concerné, prononça d'une voix blanche :
  
  - On ne pourra rien dire avant d'avoir examiné les débris. J'ai vu sortir les jets des tuyères, au départ, et tout semblait fonctionner correctement.
  
  - J'ai eu la même impression, marmonna Moravin. Mais qu'est-ce qui a lâché ensuite ?
  
  Un silence régna puis, subitement, l'espèce de paralysie qui avait figé tout le monde se dissipa, cédant la place à une agitation fébrile. Les techniciens quittèrent leur siège en proférant des imprécations de dépit, Dullin se précipita vers la sortie du blockhaus et les autres assistants se jetèrent mutuellement des phrases saccadées qui traduisaient surtout leur désarroi.
  
  Pris de court par l'événement, mais sachant tous que les risques d'explosion d'un réacteur à oxygène et hydrogène étaient si nombreux qu'il n'y avait pas lieu de s'en étonner outre mesure, ils avaient hâte de contempler les dégâts.
  
  Ils se bousculèrent bientôt devant l'embrasure de la porte, jouèrent des coudes pour parvenir à l'air libre.
  
  Ils ne purent évidemment pas s'approcher du brasier, encore que celui-ci fût en voie d'extinction, noyé sous des tonnes de mousse.
  
  Moravin, parvenu près du chef du bureau d'étude, leva les bras et les laissa retomber, découragé.
  
  - Ne restons pas là, lui dit-il. Rien de sérieux ne pourra être entrepris avant cet après-midi. Prévenons d'abord la Direction Générale, à Paris : ça va faire un joli coup de tonnerre !...
  
  Dullin, les traits altérés, déclara sur un ton morne :
  
  - Il n'y aura pas que là.
  
  
  
  Le lendemain, à l'issue d'une conférence qui avait réuni le "brain-trust" de la firme, Moravin fut avisé qu'un visiteur se disant envoyé par le ministère de la Défense désirait le voir.
  
  Le directeur technique regagna son bureau et, chemin faisant, il abaissa le regard sur le bristol que l'huissier lui avait remis ; la carte ne mentionnait qu'un nom, Jean-Paul Marchai. Ni titre, ni fonction, ni adresse.
  
  D'un geste empreint de lassitude et d'ennui, Moravin posa le doigt sur une touche de l'interphone :
  
  - Introduisez monsieur Marchai.
  
  Il se promit d'expédier rapidement cet intrus en l'aiguillant vers l'échelon supérieur, où il aurait dû s'adresser d'abord.
  
  La porte s'ouvrit et un homme d'environ 35 ans pénétra dans la pièce d'une démarche assurée. Grand, le faciès viril, un ruban à la boutonnière, il se présenta :
  
  - Capitaine Marchai, de la Sécurité Militaire. Heureux de vous rencontrer.
  
  Sa poignée de main fut énergique. Puis, à l'appui de ses dires, il exhiba une pièce officielle prouvant son appartenance au Service qu'il avait cité.
  
  Moravin examina la carte d'identité, la restitua et dit :
  
  - Port bien, capitaine, mais je crains de ne pouvoir vous être utile. À tout le moins, vous devriez au préalable solliciter une entrevue avec le...
  
  - Président-directeur général, coupa l'officier. Tranquillisez-vous, j'ai obtenu son autorisation. Voici le pli qu'il m'a remis pour vous.
  
  - Ah ? fit Moravin tout en prenant l'enveloppe.
  
  Il la décacheta, lut les quelques lignes du message, regarda la signature.
  
  - Dans ce cas, reprit-il, je suis à votre disposition. Qu'attendez-vous de moi ? Mais asseyez-vous, je vous prie.
  
  Marchai se carra dans un fauteuil et entama la conversation d'une manière détendue.
  
  - La D.M.A. vous ayant attribué des crédits pour la mise au point du moteur à hydrogène, vous comprendrez que le Ministère veuille avoir les plus amples renseignements sur les circonstances dans lesquelles il a explosé... Votre enquête vous a-t-elle déjà permis d'aboutir à des conclusions ?
  
  Moravin soupira, les coudes sur les accoudoirs de son siège et les mains jointes.
  
  - Non, dit-il. Il est encore beaucoup trop tôt. Peut-être nous faudra-t-il des semaines ou des mois pour découvrir la cause de l'accident... À l'heure actuelle, on se borne encore à rassembler les débris. Des fragments ont été projetés à des centaines de mètres, d'autres ont fondu dans la chaleur de la fournaise. Déterminer où gisait le défaut ne sera pas commode, vous pouvez m'en croire. Le capitaine, pensif, hocha la tête.
  
  - Quelles vont être les conséquences Immédiates de cet échec, sur le plan technique ? s'enquit-il.
  
  Les traits de Moravin s'imprégnèrent d'amertume. Il supputa :
  
  - Au mieux, un retard de plusieurs mois, sinon d'un ou deux ans, dans la fabrication du réacteur. Au pis, l'abandon total du projet, faute de moyens financiers pour le mener à bonne fin.
  
  Marchai, le regardant bien en face, demanda :
  
  - Vous, personnellement, avez-vous une opinion sur ce qui a pu flancher? Qu'y avait-il de plus délicat, dans cet engin ?
  
  - Tout, affirma Moravin. Cette entreprise a exigé de tels tours de force technologiques et la maîtrise de phénomènes d'une complexité si extraordinaire qu'on peut qualifier de fragile un ensemble mécanique de cet ordre. Si bien que je ne me hasarderai pas à émettre un pronostic.
  
  - Pourtant, votre moteur avait fonctionné convenablement lors des essais antérieurs. Il donnait satisfaction et n'avait révélé aucun vice de construction notable. Néanmoins, vous seriez presque enclin à considérer comme normal qu'il se soit désintégré en explosant? Le directeur fit une lippe fataliste.
  
  - Je n'irai pas jusque-là, mais quand on connaît les terribles mécomptes qu'ont enregistrés les Américains dans ce domaine, il serait présomptueux de croire que nous étions à l'abri de pareille surprise. Vous savez, on jongle là avec des matières proprement diaboliques, dont la seule manipulation exige des précautions inimaginables.
  
  - Je ne l'ignore pas, rétorqua Marchai, aigre-doux. Vous pensez bien que si on m'a chargé d'en discuter avec vous, c'est que je ne suis pas tout à fait ignare. Seulement, votre compétence ne vous amène-t-elle pas à accepter un peu trop facilement l'hypothèse d'un défaut technique ?
  
  Moravin fronça les sourcils.
  
  - Qu'entendez-vous par-là ? s'enquit-il.
  
  - J'entends qu'il ne faudrait pas exclure a priori la possibilité d'un sabotage, souligna nettement Marchai. Y avez-vous songé ?
  
  - Bien sûr, que j'y ai songé. Mais, indépendamment du fait que ce serait une solution facile pour rejeter sur autrui la responsabilité de l'accident, je dois vous prévenir que j'ai les meilleures raisons de ne pas croire à une manoeuvre criminelle.
  
  
  
  
  
  Chapitre II.
  
  
  
  
  Ce fut au tour du capitaine Marchai de sourciller.
  
  Braquant sur son interlocuteur un regard aigu, il grommela :
  
  - Eh bien, je ne demanderais pas mieux que de me rallier à vos raisons encore que, par métier, je sois contraint de les accueillir avec scepticisme. Quelles sont-elles ?
  
  Moravin, avançant le buste, posa ses coudes sur son bureau.
  
  - Un des adages de la police est : "Cherche à qui le crime profite", rappela-t-il. Essayons donc de passer en revue ceux qui pourraient tirer un bénéfice quelconque du drame qui s'est produit hier. Pour cela, commençons par définir ce qu'est notre réacteur PH-02 : c'est un propulseur spatial destiné à équiper le second étage de la fusée Europa II, laquelle est appelée à satelliser une masse de 170 à 200 kg. Cette fusée deviendra opérationnelle dans deux ou trois ans. Il ne s'agit donc pas d'un moteur "commercial" ou susceptible d'avoir des applications militaires...
  
  - Tout au moins pour l'instant, intercala Marchai.
  
  - Je vous l'accorde. En tout cas, cela n'entre pas dans nos prévisions, même à long terme, et c'est pourquoi la Défense n'attend que le premier prétexte venu pour nous priver de ses subventions. Bon. Alors, qui aurait intérêt à saboter nos essais ? Un concurrent ? Il n'y en a pas : en Europe, la France est le seul pays qui se soit attaqué à la réalisation d'un moteur semblable, et tous ses partenaires au sein de l'Eldo prient le ciel qu'elle réussisse, surtout depuis que la Grande-Bretagne a marqué sa volonté de retirer son épingle du jeu, la charge financière lui paraissant trop lourde pour son économie. L'Allemagne, au contraire, pousse tant qu'elle le peut à la charrette car elle ne veut pas rester à l'écart de la course à l'espace : elle nous est associée pour la construction du satellite "Symphonie", pour lequel il faudra un lanceur purement européen. Dès lors, faudrait-il suspecter les États-Unis ou la Russie ? Ce serait risible, étant donné l'avance formidable qu'ils ont sur nous. Rendez-vous compte que les Américains ont d'ores et déjà, comme second étage de leur fusée Saturne V, un moteur basé sur le même principe que le nôtre mais qui, lui, est au point, et communique une poussée de 90 tonnes, soit 15 fois plus forte que celle de notre petit PH-02, ce qui leur permet de satelliser des masses de 15 tonnes ! Le capitaine Marchai se gratta machinalement la tête.
  
  - Oui, évidemment, marmonna-t-il. Il semble peu vraisemblable que vos travaux puissent porter ombrage aux deux géants... Mais ne courons pas si loin. Il reste l'éventualité d'un acte individuel, perpétré par un de vos collaborateurs pour des mobiles qui lui seraient propres.
  
  Moravin eut un léger haut-le-corps, et il dut se dominer pour ne pas répondre trop vertement :
  
  - Notre personnel a fait l'objet d'une sélection sévère. Il n'y a pas de fous parmi nous, et chacun sait que l'abandon du projet, survenant à la suite de ce désastre, risquerait de le priver de son emploi, voire de le contraindre à une reconversion pénible. Non, capitaine, je me refuse à envisager votre hypothèse : nous formons ici une équipe très solidaire, animée par un idéal commun, et que cette affaire a rudement secouée. Au surplus, pour votre gouverne, je vous signalerai que tout essai est précédé de vérifications minutieuses que je conduis moi-même.
  
  Marchai, voyant que le directeur s'était énervé, l'apaisa d'un geste.
  
  - Je n'ai porté aucune accusation, j'ai simplement voulu mentionner toutes les perspectives qu'ouvre un tel incident, car enfin il n'y en a que trois : défaut de conception, accident pur et simple ou malveillance. Que vous optiez pour les deux premières, c'est tout à votre honneur, mais moi je suis obligé de considérer la troisième. Radouci, Moravin déclara :
  
  - Eh oui, forcément... C'est votre rôle.
  
  - Je puis donc tenir pour acquis que vous ne croyez pas à un sabotage et que vous estimez vos collaborateurs au-dessus de tout soupçon ?
  
  - Telle est bien ma position, en effet.
  
  - Bien. Mais quoi qu'il vous en coûte, gardez cependant à l'esprit ce que Je viens de vous dire, lorsque vous étudierez les débris.
  
  - Je vous le promets.
  
  - Existe-t-il d'autres exemplaires du réacteur ?
  
  - Oui, nous en avions usiné quatre à la fois.
  
  - À présent, comptez-vous mettre les trois autres à l'épreuve ?
  
  Le visage de Moravin trahit de l'embarras.
  
  - Il ne m'appartiendra pas d'en décider.
  
  - Mais on vous consultera. Quel avis donnerez-vous, le cas échéant ?
  
  - Qu'il serait préférable d'attendre les résultats de l'enquête. Si celle-ci n'aboutit à rien de précis, il sera toujours temps de mettre un autre moteur au banc d'essai. À quoi bon s'exposer à en démolir un deuxième avant d'avoir percé à Jour l'énigme du premier ?
  
  Approuvant de la tête, Marchai conclut :
  
  - Je vous remercie, monsieur Moravin. À toutes fins utiles, je vais vous laisser mon numéro de téléphone. Si, par hasard, vous déceliez quelque chose d'insolite, vous pourriez toujours m'en faire part, n'est-ce pas ?
  
  
  
  
  
  Pour ne pas froisser la susceptibilité de Moravin, Marchai s'était abstenu de lui dire qu'avant même de l'avoir rencontré il avait obtenu de la haute direction la liste de tous les membres du personnel qui, à des titres divers, avaient eu l'occasion de s'approcher du réacteur dans les heures précédant l'expérience.
  
  Consciencieux, terriblement méfiant de nature, le capitaine estimait que si des investigations devaient être entreprises, elles devaient commencer tout de suite et non pas lorsque les ingénieurs de l'usine auraient prononcé leur verdict.
  
  Y parviendraient-ils jamais ? Quels enseignements pourraient-ils tirer d'un tas de ferrailles tordues, calcinées, déchirées ?
  
  D'autre part, comme l'hypothèse d'un sabotage n'était qu'une présomption gratuite que n'étayait aucun fait, et qu'au demeurant la fabrication du PH-02 ne concernait que des besoins civils, la Sécurité Militaire n'avait pas qualité pour intervenir.
  
  Aussi Marchai insista-t-il auprès de ses chefs pour que, malgré l'absence d'éléments prêtant à suspicion, l'affaire ne fût pas classée sans suite.
  
  Sans doute ses supérieurs partagèrent-ils ses vues, puisque le surlendemain, à la D.S.T., le commissaire Tourain se mît à maugréer quand il eut parcouru le dossier qu'on venait de lui transmettre :
  
  - ... Z'en ont de bonnes, à la S.M. ! Comme si nous n'avions rien d'autre à faire... Se figurent que nous avons des effectifs en surnombre !
  
  Le faciès alourdi par un début de bajoues, le teint coloré et l'oeil morose, Tourain avait la manie de parler la cigarette à la bouche, ce qui avait pour double effet de rendre ses paroles peu intelligibles et d'agrémenter son veston de taches blanchâtres résultant de la chute de cendres.
  
  Il s'adressait plus ou moins, en prononçant ces mots, à l'inspecteur Ducros, presque aussi ancien que lui dans la maison, doté de la même corpulence et d'un dévouement exemplaire.
  
  Également en train de lire les pages d'un dossier, Ducros se crut en droit de demander :
  
  - Que veulent-ils encore ?
  
  Dans son esprit, ce "ils" englobait toutes les instances administratives qui avaient le pouvoir de mettre le Service à contribution et de lui flanquer sur le dos des corvées d'une utilité contestable.
  
  - La mise sous surveillance d'une douzaine de bonshommes, ni plus ni moins, grommela Tourain. Et le bouquet, c'est que c'est sans motif sérieux. Comme ça, au pifomètre.
  
  - Où ? s'enquit Ducros, pratique.
  
  - Du côté de Melun... Enfin, c'est là que se trouve la firme où ils travaillent, mais leurs domiciles sont dispersés.
  
  - De quoi les suspecte-t-on ?
  
  - De rien, vous dis-je.
  
  - Mais encore ?
  
  Tourain résuma :
  
  - Un pépin s'est produit lors de la mise en route d'un moteur de fusée. Tout a volé en l'air et on ne sait pas à quoi il faut attribuer le feu d'artifice. Alors, la S.M. souhaiterait que nous observions discrètement (c'est souligné dans le texte) les techniciens qui ont participé à l'expérience. En d'autres termes, on ne réclame pas une enquête en bonne et due forme, mais on voudrait que ces gens soient "cadrés".
  
  - Un moteur de fusée ? Bigre, fit Ducros. Y a-t-il eu des morts et des blessés ?
  
  - Non, aucune victime. C'est presque regrettable.
  
  - Regrettable ? Pourquoi ça ?
  
  - Parce que s'il y en avait eu, une action aurait pu être intentée pour la recherche de la responsabilité civile, et la police aurait eu un droit de regard. Tandis que maintenant, sans plainte de quiconque, il faudra y aller mollo.
  
  Ducros, lugubre, s'informa :
  
  - De quelle firme s'agit-il ? Peut-être avons-nous déjà les curriculum vitae de ces quidams ?
  
  - La Française de Propulsion Spatiale. Il est possible que nous ayons des fiches, en effet, mais il n'y aura guère d'intérêt à les consulter : les gars qui sont employés dans cette entreprise ont certainement des casiers vierges, sans quoi on ne les aurait pas embauchés. La S.M. a dû veiller au grain.
  
  Un temps de silence s'écoula.
  
  Tourain réfléchissait. Il n'affectionnait guère ces missions boiteuses, mal définies, grandes consommatrices de personnel. Pas question de soumettre ces douze clients à une surveillance continue : ce traitement de faveur n'était réservé qu'aux véritables suspects.
  
  - Alors, qu'allons-nous faire ? demanda Ducros, espérant qu'il échapperait à ces filatures routinières.
  
  - Procéder par coups de sondes, dit Tourain en haussant ses lourdes épaules. Je ne peux pas brancher plus de trois agents là-dessus, c'est trop maigre.
  
  - Vous n'oubliez pas que Je m'occupe en ce moment de...
  
  - Je sais, Ducros, trancha le commissaire avec un rictus qui pouvait passer pour un sourire. Soyez tranquille, je vais confier ce boulot à des jeunes.
  
  
  
  
  
  Trois inspecteurs partirent donc en campagne, nantis des conseils du commissaire : "Consacrez plus d'attention aux célibataires qu'aux gens mariés, aux couples sans enfants qu'à ceux qui en ont. On est moins enclin à faire des conneries quand on a des gosses, chacun sait cela. Et observez surtout le train de vie, les dépenses... S'il y a anguille sous roche, on peut parier à dix contre un que le saboteur a agi pour de l'argent car, à moins d'être cinglé, on ne s'amuse pas à détruire, sans une forte contrepartie, un matériel dont dépend son gagne-pain. Et si vous appreniez qu'un des intéressés donne sa démission, avisez-m'en sans tarder."
  
  Dans son lot, l'inspecteur Lauvois avait précisément un célibataire et un homme marié sans enfant. Par la bande, en recourant aux moyens les plus traditionnels en usage dans la police, il commença par rassembler un certain nombre d'indications sur chacun des quatre particuliers qu'on lui avait désignés : catégorie et aspect de leur domicile, type de voiture, tendance politique, base d'imposition, affiliation syndicale et autres éléments pouvant aider à caractériser une personnalité.
  
  Comme il devait s'y attendre, ce premier bilan confirma qu'il avait affaire à des Français moyens, paisibles, jouant au tiercé, dont trois possédaient un livret de Caisse d'Épargne.
  
  Des gens comme lui, en somme.
  
  gé de 32 ans, ceinture noire de judo, marié à une secrétaire à l'allure très "dans le vent", Lauvois exerçait son métier avec une persévérance tranquille et avec bonne humeur. Quand, au terme d'une enquête, il était amené à "cravater le client", il en éprouvait la satisfaction de l'artisan qui vient d'achever la finition d'un bel objet. Avec, en plus, celle d'avoir mis une fripouille hors d'état de nuire.
  
  Il se déplaçait dans une R-8 Gordini grise, sans bandes blanches ; en certaines occasions, elle lui permettait de ne pas se laisser distancer par des voitures aux noms prestigieux, ayant le double de chevaux sous le capot.
  
  À bord de ce véhicule, l'inspecteur avait filé alternativement, à leur sortie de l'usine, les gars dont il assumait la surveillance, et ceux-ci lui avaient rendu la tâche facile : rentrés chez eux, il était rare qu'ils en ressortent, du moins les jours de semaine.
  
  Le célibataire, un garçon de 25 ans qui vivait avec sa mère, passait parfois la soirée à Paris, où il rencontrait une fille qu'il emmenait au restaurant, puis au cinéma. Après quoi il regagnait Melun au volant de sa 3 CV.
  
  Ce samedi-là, Lauvois décida de s'intéresser aux allées et venues du nommé Quesnoy Emile, mécanicien, lequel habitait avec son épouse un vieux pavillon de la banlieue de Melun, sur la route de Nangis.
  
  Connaissant le petit break Renault bleu du mécano, et l'itinéraire que celui-ci empruntait pour aller de son lieu de travail à sa maison, l'agent de la D.S.T. se posta en un point de ce parcours ; quand la voiture passa, il embraya.
  
  Quesnoy rentra chez lui en droite ligne, normalement.
  
  L'inspecteur, qui s'était muni de sandwiches, se gara dans les environs. Il songea à Ariette, sa femme, dont le week-end manquerait d'agrément, une fois de plus. Quant à lui... Il ne pourrait pas laisser tomber avant sept heures du soir.
  
  Philosophe, il se mit à manger, alluma la radio, la régla en sourdine sur Paris-Inter.
  
  Le temps était clair et ensoleillé, propice pour une balade à la campagne. Si Quesnoy et son épouse avaient la bonne idée de s'en offrir une...
  
  Qui sait si ces investigations n'allaient pas être abandonnées bientôt ? Dans le "Figaro" du matin, Lauvois avait lu un article en huitième page, selon lequel la D.M.A. venait d'informer la Française de Propulsion que le contrat de recherche semestriel concernant le réacteur à hydrogène ne serait pas renouvelé à son terme.
  
  On arrêtait donc les frais.
  
  Du coup, éclaircir les raisons pour lesquelles le prototype avait explosé ne rimait plus à grand-chose, qu'elles fussent d'ordre technique ou non. Cela ne se renouvellerait plus, en tout état de cause. Or, c'était surtout pour prévenir un second drame qu'on devait avoir prescrit ces mesures de police.
  
  Vers une heure et demie, Lauvois mit pied à terre pour se dégourdir les jambes. Il arpenta le bas-côté de la chaussée, dans la direction opposée à celle du pavillon des Quesnoy.
  
  Des voitures venant de Melun le dépassèrent, ivres de liberté.
  
  Au bout d'une cinquantaine de mètres, il revint sur ses pas. De loin, il vit alors le mécanicien déboucher à l'extérieur et monter dans son auto, tout seul.
  
  Lauvois garda la même allure, se disant que l'homme allait faire une course dans le voisinage. Sa Renault le croisa avant qu'il eût atteint sa R-8, et elle roulait vite.
  
  Sans s'émouvoir, l'inspecteur rejoignit sa berline.
  
  Il eut tôt fait de s'élancer à son tour sur la route de Nangis.
  
  En moins de deux minutes, il gagna suffisamment de terrain pour apercevoir à distance l'arrière de la voiture de Quesnoy. Il ralentit, veillant à ne pas diminuer trop l'intervalle qui l'en séparait, et se laissa même complaisamment doubler par un conducteur pressé.
  
  Quelques kilomètres plus loin, Quesnoy mit son clignotant de droite, freina et bifurqua vers la piste des pompes à essence d'une station-service.
  
  L'inspecteur poursuivit son chemin comme si de rien n'était mais, prévoyant l'éventualité où le mécanicien, ayant fait le plein, repartirait en sens inverse, il s'arrêta à la première Vole transversale et s'y embusqua.
  
  Il sortit de sa voiture, afin de se rendre compte de la direction qu'allait emprunter son présumé suspect, une fois complétée sa provision de carburant.
  
  À peine eut-il jeté un coup d'oeil du côté de la station-service qu'un réflexe le fit reculer car Quesnoy, marchant les mains dans les poches, progressait vers le croisement.
  
  Selon toute probabilité, il avait confié sa Renault aux préposés de la station pour des soins d'entretien, et il effectuait une balade en attendant qu'on la lui rende.
  
  Embêté, Lauvois reflua vers sa R-8, se recroquevilla sur la banquette arrière de manière à ne pas être visible de la route. Peu de temps après, Quesnoy passa sans regarder à droite ni à gauche.
  
  Avait-il l'intention de continuer ainsi jusqu'à Nangis ?
  
  Le policier tergiversa un instant sur la conduite à tenir : ne pas bouger ou maintenir le contact ?
  
  Ici, dans la nature, cela lui semblait un peu bête de jouer à cache-cache avec ce travailleur en congé qui profitait d'un répit pour respirer l'air pur. Et pourtant, sa curiosité prit le pas sur toute autre considération. Il redescendit, avança derechef vers l'intersection.
  
  Lui tournant le dos, Quesnoy s'éloignait d'un pas régulier. Son pull-over bleu clair, ample, à col roulé, élargissait sa carrure de sportif.
  
  La route étant rectiligne, Lauvois pourrait le suivre des yeux longtemps, même sans lui emboîter le pas, ce qui eût été ridicule dans ces circonstances.
  
  Des autos se succédaient à un rythme plus rapide, dans les deux sens. Méditatif, l'inspecteur alluma une cigarette, s'interrogeant malgré lui sur le comportement du mécanicien. Pourquoi, si l'attente devait être assez longue, n'était-il pas retourné chez lui ?
  
  La réponse lui vint subitement : les feux rouges d'une voiture qui arrivait à la hauteur de Quesnoy s'illuminèrent. Elle parcourut encore une dizaine de mètres, s'immobilisa tout près du bas-côté. L'ouvrier piqua un petit trot, ouvrit la portière et s'engouffra dans le véhicule, qui redémarra aussitôt.
  
  Une Citroën, ID ou DS.
  
  Bizarre, ça. L'officier de police reprit le volant, exécuta une marche arrière pour se replacer dans l'enfilade de la route et, s'étant assuré qu'il pouvait le faire sans danger, il acheva la manoeuvre et fonça sur les traces de ses prédécesseurs.
  
  Sans manifester une suspicion excessive, Lauvois était persuadé que le mécano n'avait pas été embarqué par un copain passant fortuitement à cet endroit... Cela reniflait le rendez-vous, la combine. Avec, pour alibi, la voiture laissée en réparation.
  
  Au fait, était-ce un homme ou une femme qui conduisait la DS ?
  
  L'inspecteur, ne voyant plus son gibier, appuya davantage sur l'accélérateur, allègrement, heureux de cette diversion.
  
  Il fut toutefois soulagé lorsqu'il repéra dans le lointain la carrosserie trapue de la puissante berline. D'autant plus qu'elle arrivait à proximité de Nangis, un noeud routier où elle pourrait emprunter trois autres directions.
  
  À la fois vigilant et prudent, Lauvois poursuivit sa filature, s'attendant à ce que les occupants de la DS fissent halte dans un bistrot de la localité. Mais il n'en fut pas ainsi.
  
  La promenade se prolongea : elle suivit d'abord la départementale qui menait à Montereau, puis, après un virage sur la droite, une route secondaire traversant un bois et, enfin, un dernier tronçon aboutissant non loin de la station-service où Quesnoy avait quitté son break bleu.
  
  Pas de doute, il allait débarquer.
  
  Lauvois se laissa doubler par deux voitures familiales. À leur suite, il dépassa la DS quand celle-ci eut ralenti. Au vol, il put noter le numéro de la plaque d'immatriculation et constater que le conducteur était un homme, mais il n'eut pas le temps de discerner ses traits.
  
  Il bifurqua de nouveau dans le chemin où il s'était posté une demi-heure auparavant, plus perplexe que jamais.
  
  Devait-il voir dans cette escapade un fait digne d'être mentionné ?
  
  Revenu au croisement, il dirigea les yeux vers le poste d'essence. La Citroën avait disparu. La tache bleue du pull du mécanicien se détachait sur la façade blanche de la station. Il parlait avec un des pompistes.
  
  Il préleva un porte-billets dans sa poche-revolver et tendit de l'argent à son interlocuteur, après quoi il pénétra dans le stand lavage-graissage.
  
  Une dizaine de secondes plus tard, le petit break en sortit à reculons, adopta une des deux pistes cimentées, stoppa au bord de la route.
  
  Devinant que Quesnoy se disposait à regagner son pavillon, l'inspecteur remonta dans sa Gordini, résigné à reprendre le guet dans les parages de la bicoque.
  
  Il stationna une vingtaine de minutes et ne fut guère étonné de voir réapparaître Quesnoy, flanqué cette fois de son épouse. Celle-ci, mince, aux longs cheveux blonds tombant sur ses épaules, avait une robe qui révélait très haut ses jolies jambes.
  
  Lauvois, agréablement surpris, n'eut pas le loisir de la détailler car tous deux prirent place dans la Renault et claquèrent ensemble les portières.
  
  Quesnoy fila vers Melun. Parvenu à l'autoroute de dérivation, il s'y engagea, mettant le cap sur Paris.
  
  
  
  
  
  Chapitre III.
  
  
  
  
  L'inspecteur n'abandonna finalement la filature qu'à minuit et demi, lorsque le break eut repris le chemin de Melun en sortant de Paris par la porte de Bercy.
  
  Ce n'était pas de gaieté de coeur qu'il s'était astreint à suivre le couple dans ses pérégrinations mais, respectant les consignes du commissaire Tourain, il avait voulu évaluer les dépenses qu'effectuerait Quesnoy, surtout après l'incident de l'après-midi.
  
  Cinéma, restaurant, dancing. Le tout à prix modérés, n'outrepassant pas d'une façon probante les possibilités du budget du jeune ménage.
  
  La seule chose un peu spéciale que Lauvois eût remarquée n'avait rien d'exceptionnel : de la mésentente régnait entre le mécanicien et sa femme. Ils se témoignaient mutuellement une froideur qui dégénérait vite en irritation.
  
  À diverses reprises, ils avaient frôlé la dispute, et il était visible que le mari était plus épris de son épouse qu'elle ne l'était de lui.
  
  Le dimanche matin, à son domicile, Lauvois rédigea un rapport dans lequel il relata ses observations et mentionna le numéro d'immatriculation de la Citroën, ainsi que la couleur de la carrosserie, gris métallisé sombre.
  
  Le lundi matin, quand Tourain dépouilla les messages de ses subordonnés, il s'attarda sur celui de Lauvois.
  
  Le masque renfrogné, il fut aussi perplexe que son inspecteur quant à l'importance qu'il convenait d'accorder à cette promenade dans la campagne à bord de la DS.
  
  Le commissaire prit promptement une décision.
  
  - Dites, Ducros, interpella-t-il de sa voix grondante, voyez voir à qui appartient une berline DS numérotée 284 B 75. Et procurez-moi un petit topo sur le propriétaire.
  
  - Tout de suite ?
  
  - Oui, tout de suite.
  
  Ce devait être la dix-millième fois, dans sa carrière, que Ducros se voyait chargé d'une mission de ce genre, et il y apportait toujours la même conscience scrupuleuse.
  
  En fin d'après-midi, il fut en mesure de fournir à son chef un certain nombre de renseignements.
  
  - À propos de cette DS, rappela-t-il en préambule tout en ouvrant un carnet de notes usagé, aux coins cornés. La carte grise a été délivrée à un nommé Luong Ke Trinh.
  
  - Comment dites-vous ? s'enquit Tourain.
  
  - Luong Ke Trinh, en trois mots. Un nom vietnamien.
  
  - Ah bon ?
  
  - Habitant 42 boulevard Gouvion-Saint-Cyr, poursuivit Ducros. Profession : employé. En fait, il est chef du service "Ventes" dans une maison de machines de bureau dont la raison sociale est "Xylam" et dont les locaux se trouvent rue du Faubourg-Saint-Honoré.
  
  À priori, Tourain ne discerna pas les liens qui pouvaient unir un mécano de Melun à un vendeur de machines comptables, asiatique par surcroît.
  
  Ducros tourna une page de son carnet après s'être humecté le bout de l'index. Il se racla la gorge d'un bref toussotement et enchaîna :
  
  - Ce qui est curieux, c'est que ce paroissien n'a pas de fiche aux Renseignements Généraux et qu'à la Préfecture on ne possède pas un dossier de naturalisation.
  
  Tourain objecta :
  
  - Il peut être né en France, de parents naturalisés.
  
  - Non, il est né à Hanoi, en 1939, et il s'est installé ici après la fin de la guerre d'Indochine. Ayant opté pour la nationalité française, il devrait avoir un dossier.
  
  Le commissaire pétrit son lourd menton, les yeux dans le vague.
  
  - Hum, fit-il. Ce gars-là ne figurerait-il pas dans notre propre répertoire ?
  
  - Aucune trace de lui chez nous, assura Ducros, offensé. Vous pensez bien que j'ai vérifié.
  
  Au bout d'un temps, Tourain concéda :
  
  - Curieux, en effet. Il va falloir cerner ça de plus près, Ducros.
  
  Il tambourina des doigts sur son bureau, puis regarda son collaborateur.
  
  - Savez-vous à quoi je pense ? Ce type pourrait bien avoir travaillé dans nos Services Spéciaux, à l'époque de la guerre d'Algérie. Il y a de nombreux Vietnamiens, ici, dont la situation est restée un peu trouble depuis cette époque.
  
  Il inspira, reprit :
  
  - Voici ce que vous allez faire : vous irez demain, à la première heure, au Service des Passeports et vous demanderez si l'intéressé s'en est fait délivrer un. Dans l'affirmative, vous réclamerez une photocopie de la page duplicata où est collée la photo d'identité du titulaire. En possession de cela, je pourrai tenter une démarche auprès du S.D.E.C.[ii].
  
  - Entendu, opina l'inspecteur en rengainant son carnet. Rien d'autre à votre service ?
  
  - Non. Expédiez les affaires courantes.
  
  Et tandis qu'il portait une annotation sur le rapport de Lauvois, Tourain se dit qu'après tout, Trinh et Quesnoy avaient pu se connaître en Algérie. Le mécanicien y était allé comme soldat du contingent, pendant les hostilités.
  
  Puis le commissaire passa à autre chose.
  
  
  
  
  
  Or, au moment même où se déroulait cette entrevue à Paris, Luong Ke Trinh était dans la Moselle, non loin de Morhange.
  
  Il se trouvait dans le bureau du chef comptable de la Société Chimique des Poudres, une entreprise industrielle de premier plan où l'on fabriquait, entre autres, des explosifs à usages divers.
  
  De nombreux bâtiments, situés à bonne distance les uns des autres, couvraient une énorme superficie autour de l'immeuble administratif où était entré le Vietnamien.
  
  Des volutes de fumée noire s'échappaient d'une des hautes cheminées qui dominaient cet ensemble d'édifices en briques rouge foncé, aux fenêtres grillagées, lugubres d'aspect et rappelant les usines-prisons du temps jadis.
  
  Et pourtant, on y manufacturait des produits ultra-modernes. Les dirigeants pouvaient même se targuer d'occuper une place de choix dans certains secteurs de pointe, comme par exemple celui de la fabrication de propergols solides[iii]. Il s'agissait là de composés chimiques très complexes, communément appelés "poudres", mais qui ressemblaient à des boudins de caoutchouc plus ou moins malléable. Les techniciens de la firme étaient notamment parvenus à mouler des blocs cylindriques homogènes pesant une trentaine de tonnes, et qui auraient pu propulser une fusée en lui communiquant une poussée, résultant de la combustion progressive de ce pain démesuré, de l'ordre de cent tonnes pendant 50 secondes.
  
  Néanmoins, ces spécialistes espéraient faire mieux encore, mais leurs collègues logés dans un autre bâtiment avaient déjà bien du mal à réaliser l'enveloppe de ces dangereuses colonnes noirâtres. Ils avaient le choix (épineux) entre un "magasins" en alliage d'aluminium, de titane et béryllium, et une formule ne faisant pas appel à des métaux : un tuyau en fibres de verre enrobées dans une résine synthétique, solution ayant le mérite de la légèreté et les aléas d'une moindre résistance aux contraintes.
  
  Ce n'était pas de cela que s'entretenait Ke Trinh avec Dumoissac, le chef de la comptabilité. Fournisseur de plusieurs machines et espérant en vendre d'autres dans l'avenir, le Vietnamien voulait savoir si les premières donnaient pleine satisfaction.
  
  C'était un garçon sympathique, avenant, habillé avec soin, au visage rieur. De la malice perçait dans ses yeux bridés. Ses cheveux noirs brillants, coiffés d'une façon très élaborée, surmontaient un petit front lisse, bombé, séparé de ses pommettes saillantes par de fines rides horizontales qui se plissaient quand il souriait. S'il avait la voix ténue des Orientaux du Sud-Est, il s'exprimait sans le moindre accent, avec la correction d'un homme cultivé.
  
  Dumoissac formait un contraste notable avec son visiteur : grand, le teint coloré, les cheveux châtains, il avait un organe de baryton qui roulait les syllabes comme un grondement lointain. Gros fumeur, il avait le bout des doigts teinté de nicotine, et sa tenue ne dénotait pas un goût inné de l'élégance : complet de flanelle fatigué, col de chemise déboutonné au-dessus d'un noeud de cravate plutôt lâche, chaussures brunes recourbées par l'usure.
  
  Ke Trinh, son porte-documents sur les genoux, jugea que le moment était venu de dévier la conversation. Ses rapports avec le chef comptable avaient évolué, depuis leur première rencontre, et une certaine familiarité unissait maintenant les deux hommes.
  
  - Qu'en est-il de la situation générale de la maison ? s'informa-t-il en confidence. Des échos peu favorables circulent dans les milieux boursiers.
  
  Dumoissac afficha une mine pessimiste.
  
  - Elle continue de filer un mauvais coton, la maison, avoua-t-il. Ennuis de trésorerie d'un côté, attaques de spéculateurs de l'autre, concurrence redoutable de nos partenaires du Marché Commun, il lui faut se défendre sur plusieurs fronts.
  
  - Et le carnet de commande ?
  
  - Pas trop garni... J'ai entendu dire qu'on s'efforçait de décrocher un gros marché en Amérique Latine. Si on parvenait à l'obtenir, ça permettrait de faire face.
  
  - Êtes-vous plusieurs firmes en compétition ? s'inquiéta le Vietnamien.
  
  - Oui, évidemment. Avec des Anglais, des Américains et des Allemands. La puissante boîte allemande qui nous a déjà proposé une fusion, entre parenthèses. Mais vous savez ce qu'on entend par fusion. Il s'agirait d'une prise de contrôle financier en bonne et due forme.
  
  - Cette perspective effraie-t-elle vos dirigeants ? La mode est aux associations internationales, non ?
  
  Dumoissac ricana :
  
  - Les grands pontes ne s'y résigneront que quand ils seront à genoux. Ils défendent leur autonomie bec et ongles, par tradition. Mais j'ai l'impression qu'ils devront plier s'ils n'enlèvent pas ce marché, car ils ne trouveront plus de capitaux frais chez les actionnaires après la dégringolade du titre en Bourse.
  
  Ke Trinh suggéra, mi-figue mi-raisin :
  
  - Enfin, essayez quand même d'éviter la faillite. J'aimerais vous vendre encore quelques machines, moi. Ne perdez pas de vue qu'elles améliorent la productivité.
  
  Le comptable souligna :
  
  - La productivité ne laisse pas à désirer dans l'administration : c'est dans nos usines que ça cloche. Les investissements nécessaires n'ont pas été faits en temps voulu pour l'équipement industriel.
  
  À ce moment, les deux notes de l'avertisseur d'un véhicule prioritaire se firent entendre dans le lointain. Leur intensité crut rapidement et la voiture passa en trombe sous les fenêtres.
  
  Les regards des deux hommes se croisèrent, une même pensée leur étant venue à l'esprit.
  
  - Un accident ? supputa Ke Trinh.
  
  - Pas chez nous, en tout cas. Nous avons nos propres ambulances.
  
  - Eh bien, je ne vais pas vous déranger plus longtemps, dit Ke Trinh avec un soupir, tout en se levant. N'envisagez-vous pas de venir à Paris un de ces jours ? Nous pourrions dîner ensemble.
  
  Dumoissac quitta également son fauteuil et répondit :
  
  - Dans trois semaines, peut-être. Éventuellement, je vous ferai signe.
  
  Une autre sirène à deux tons retentit au loin, et le son s'amplifia graduellement. Le comptable, au lieu de venir vers Ke Trinh pour le reconduire, s'approcha de la fenêtre.
  
  - Qu'est-ce qui se passe ? bougonna-t-il. Voilà une deuxième voiture qui s'amène.
  
  Ke Trinh vint se poster à côté de lui pour regarder la route. Le second véhicule qui passa n'était pas une ambulance mais un fourgon de la gendarmerie.
  
  Le Vietnamien et son hôte échangèrent des mimiques interrogatives. Comme précédemment, ils notèrent peu après l'arrêt du signal sonore.
  
  - Ils ont stoppé pas loin d'ici, remarqua Dumoissac. Des bagnoles ont dû se bousiller au carrefour.
  
  Il ouvrit un battant du châssis métallique et se pencha à l'extérieur. Effectivement, il aperçut un petit attroupement autour d'une voiture de tourisme, à une centaine de mètres du bâtiment administratif. Il reprit, sans se détourner vers son interlocuteur :
  
  - Oui, il y a dû y avoir du vilain. Mais je ne vois pas quoi. Une 404 Peugeot est rangée sur le bas-côté de la route et les gendarmes l'entourent. Elle ne semble pourtant pas être entrée en collision avec un autre véhicule.
  
  Il se redressa et fit volte-face tandis que Ke Trinh lui disait, la main tendue :
  
  - Il faut que je m'en aille. J'ai encore à faire à Strasbourg. Enfin, si vous ne venez pas à Paris, vous me reverrez ici dans quatre ou cinq semaines..., à moins que vous n'ayez besoin de quelque chose avant cela.
  
  - D'accord, conclut Dumoissac en rendant sa poignée de main au représentant. J'espère que la situation de l'entreprise se sera éclaircie à ce moment-là.
  
  - Moi de même, fit le Vietnamien avec une petite courbette et un sourire gai.
  
  De fait, à l'issue de cet entretien, il était beaucoup plus satisfait que ne pouvait le supposer Dumoissac. Ce dernier l'accompagna jusqu'à la porte de son bureau et la lui ouvrit.
  
  - Au revoir, ajouta Ke Trinh avant de passer dans le couloir.
  
  Son porte-documents sous le bras, il s'en fut d'une démarche rapide d'homme actif.
  
  Une ombre planait cependant sur son contentement car il se demandait si l'accident qui avait provoqué l'arrivée d'une ambulance et des gendarmes ne le concernait pas de quelque manière. Cette préoccupation ne se refléta cependant pas sur sa physionomie quand il déboucha à l'extérieur de l'édifice.
  
  Désireux d'en avoir le coeur net, il renonça à monter d'emblée dans sa DS garée le long du bâtiment. Il déambula d'un pas moins décidé vers le lieu de l'attroupement auquel se joignaient des curieux (cultivateurs et automobilistes) venant de toutes parts.
  
  Arrivé près du groupe des badauds qu'un gendarme maintenait à distance, le Vietnamien essaya de se faufiler pour parvenir au premier rang. Il n'y réussit pas mais put néanmoins jeter un coup d'oeil sur la voiture qu'examinaient les enquêteurs. Autour de lui, les gens parlaient entre eux à mi-voix.
  
  Ni le pare-chocs, ni le pare-brise, ni la carrosserie ne montraient des traces de collision, mais on distinguait le buste affaissé de l'homme qui était assis au volant de la 404.
  
  Apparemment, le malheureux avait été victime d'un malaise. Mais pourquoi ne l'avait-on pas encore transporté dans l'ambulance ?
  
  Ke Trinh écouta ce qu'on disait.
  
  - Il a dû avoir une crise cardiaque...
  
  - Et il l'a sentie venir, puisqu'il a eu le temps de s'arrêter sur le bas-côté.
  
  - On ne devrait pas conduire quand on a une maladie de coeur...
  
  - Ou bien il a trop picolé et il roupille.
  
  - Qui c'est qui a prévenu les gendarmes ?
  
  - Je ne sais pas... Peut-être le type qui se tient près des ambulanciers ?
  
  Les phrases s'entrecroisaient, accompagnées de hochements de têtes. Quelqu'un prononça :
  
  - Non, ce n'est pas une mort naturelle... C'est un assassinat. Je l'ai entendu dire par l'homme qui a appelé l'ambulance.
  
  - Un assassinat ? Mais comment cela ?
  
  - Paraît que le gars aurait été tué d'une balle dans le dos, tirée au travers de la lunette arrière.
  
  Maintenant Ke Trinh savait. Ce meurtre le concernait, sans aucun doute.
  
  Il se dégagea discrètement du groupe, le visage indéchiffrable.
  
  L'inconnu avait été tué dans sa voiture à l'arrêt. Cela expliquait tout. Et c'était fâcheux. Pire : inquiétant.
  
  Le Vietnamien regagna sa DS, sa mit en route pour Strasbourg.
  
  Le lendemain après-midi, Tourain, qui avait été appelé à travailler hors des locaux de la D.S.T. pendant toute la matinée, eut une minute de libre et put relancer l'inspecteur Ducros.
  
  - Vous êtes-vous procuré la photo du Vietnamien ?
  
  L'interpellé fit un signe de dénégation.
  
  - Hé non... Ce zèbre n'a jamais demandé de passeport.
  
  Tourain plissa le front, l'oeil sceptique.
  
  - Hein ? Le chef du service "Ventes" d'une firme internationale pourrait se priver d'un passeport à l'époque actuelle ?
  
  Ducros, les bras croisés, opina :
  
  - Oui, ça paraît plutôt incroyable. Alors, voyant ça, j'ai commencé par le commencement : je suis allé à l'État Civil de la mairie du XVIIe arrondissement. Et c'est là que ça se corse : le nommé Luong Ke Trinh n'a pas de carte d'identité, pour la bonne raison qu'il ne figure même pas sur le registre. En somme, ce gars-là n'existe pas.
  
  La suspicion permanente du commissaire Tourain augmenta d'un cran. Il marmonna :
  
  - De mieux en mieux. Mais puisqu'il possède en propre une voiture, il a dû faire la preuve de son identité pour l'obtention de la carte grise et du permis de conduire. Donc il a des papiers !
  
  - Faux, compléta Ducros avec logique. Et s'il a de faux papiers, il n'est pas droit dans ses bottes. Faut-il le faire appréhender ?
  
  - Oh, Ducros, pas si vite ! Voyons d'abord où nous mettons nos pieds, qu'on nous accuse si souvent d'avoir trop larges. Si cet individu vit à Paris d'une façon illicite, c'est qu'il a ses raisons. Nous avons besoin de les connaître, et sans qu'il s'en doute. L'inspecteur Lauvois a probablement péché un poisson plus gros qu'il ne l'imaginait. Mais avant toute chose, il nous faut vérifier si ma première idée n'était pas la bonne.
  
  - À savoir ?
  
  - Que ce particulier a appartenu, ou appartient peut-être encore, au S.D.E.C. Je vais téléphoner au colonel Pontvallain.
  
  Il agrippa séance tenante le combiné du téléphone, dit au standardiste :
  
  - Branchez-moi sur la ligne spéciale du S.D.E.C.
  
  Pendant qu'il attendait, il puisa une Gauloise dans le paquet ouvert qui gisait sur son bureau et, d'un signe de tête, il invita Ducros à se servir aussi. L'inspecteur accepta. Il sortit son briquet, l'alluma et l'approcha du bout de la cigarette que Tourain avait fichée au coin de sa bouche, mais le commissaire, au lieu de prendre du feu, se mit à parler au micro :
  
  - Bonjour, mon colonel. Tourain à l'appareil. Un petit renseignement à vous demander. Avez-vous dans vos fiches de personnel un Vietnamien dont la fausse identité aurait été établie au nom de Luong Ke Trinh ? En trois mots. Voici, j'épelle...
  
  Entre-temps, Ducros avait présenté la flamme à sa propre cigarette, tiré deux bouffées. Il avança derechef son briquet vers la figure du commissaire qui, cette fois, ayant achevé d'épeler, aspira.
  
  Du temps s'écoula. À l'autre bout du fil, on procédait aux recherches.
  
  Tourain, la paume de sa main libre posée sur le micro, glissa à son subordonné :
  
  - Vous vous souvenez, en 58 ? Une mauvaise connexion... Nous avions coffré un de leurs bonshommes...
  
  Ducros acquiesça, un vague sourire aux lèvres. Il avait été dans le coup, en effet. Il y avait eu du grabuge entre les deux services, à cause de ça. Aux "Spéciaux", ils avalent prétendu que la D.S.T. l'avait fait exprès, pour se faire valoir et les enquiquiner. Depuis, heureusement, les rapports entre les deux organismes de contre-espionnage avaient évolué dans la voie de la pacification. Et de la coopération.
  
  Tourain se fit attentif lorsqu'il entendit de nouveau la voix mâle et ferme de Pontvallain.
  
  - Allô, Tourain ? Non, je peux vous certifier que l'individu qui porte ce nom n'a jamais émargé à notre budget.
  
  - Ah, émit le commissaire. Dans ce cas, puis-je encore vous demander si ce gars-là n'est pas répertorié dans votre clientèle ? Je n'ai malheureusement pas sa photo, ni son signalement précis.
  
  - Rien de plus que ce nom ? maugréa le colonel. Ce n'est pas beaucoup !
  
  - Si, il y a quand même d'autres éléments. D'abord l'âge : 30 ans. Puis l'adresse : 42 boulevard Gouvion-Saint-Cyr. Il travaille à Xylam, 128 rue du Faubourg-Saint-Honoré. Et enfin, il possède une DS immatriculée 284 B 75.
  
  Son correspondant nota ces indications au vol, puis il déclara :
  
  - Ça, c'est du ressort d'Oscar, notre cerveau électronique. Le programmer va prendre quelques minutes. Me rappellerez-vous ou dois-je vous passer un coup de fil dès que les opérations seront terminées ?
  
  - Je ne bouge pas d'ici. Je préférerais que vous me rappeliez dès que possible.
  
  - Comptez sur moi, commissaire. Tourain raccrocha et laissa un instant sa main sur l'appareil, le regard nébuleux. Après une courte méditation, il fixa Ducros qui fumait tranquillement sa Gauloise.
  
  - M'est avis que nous allons nous occuper sérieusement de ce singulier personnage, articula-t-il. Je doute que le S.D.E.C. l'ait dans ses fiches, sans quoi il nous l'aurait signalé. Ou tout au moins, il aurait dû le faire.
  
  La réponse qui lui parvint une demi-heure plus tard leva son incertitude : Luong Ke Trinh ne figurait pas sur les listes des agents étrangers détectés en France, ni même sur celles des simples suspects.
  
  Sur le plan officiel, son anonymat était total.
  
  
  
  
  
  Chapitre IV.
  
  
  
  
  Luong Ke Trinh ne rentra à Paris que le surlendemain en fin d'après-midi, au terme de sa tournée en province. Or, entre-temps, à l'initiative de Tourain, la D.S.T. avait mis en place une "grille", c'est-à-dire un dispositif de surveillance serrée comportant l'observation des déplacements du suspect, le branchement de sa ligne téléphonique privée sur une table d'écoute, l'interception de son courrier pour prise de connaissance, les mouvements de son compte en banque, l'identification des personnes qu'il fréquentait, etc.
  
  Par une curieuse coïncidence, ce. fut au moment où ces mesures étaient décidées que Tourain reçut de la Sécurité Militaire une note l'informant que les investigations concernant les techniciens de la Française de Propulsion Spatiale pouvaient être interrompues, le programme de recherche et d'étude du moteur à hydrogène liquide ayant été abandonné par manque de crédits.
  
  Mais cette note venait trop tard : maintenant que Tourain avait flairé quelque chose de louche, plus rien ne lui ferait lâcher prise. Et ce Vietnamien tombé du ciel excitait sa curiosité au plus haut degré.
  
  Des inspecteurs se succédant par roulement avaient été préposés à la surveillance du domicile de Ke Trinh, et pendant vingt-quatre heures ils purent craindre que ce dernier eût disparu, car leurs collègues postés aux environs du siège de la compagnie Xylam signalaient qu'ils n'avaient pas vu davantage le Vietnamien entrer ou sortir de ces bureaux.
  
  Or il se trouva que ce fut l'inspecteur Ducros qui, le premier, repéra la DS quand elle revint au boulevard Gouvion-Saint-Cyr. Il s'empressa de diffuser la nouvelle parmi ses coéquipiers et tout le monde poussa un soupir de soulagement. Dès lors, Ke Trinh étant "dans le collimateur", chacun de ses faits et gestes allait être suivi de près.
  
  L'immeuble où habitait Ke Trinh était un de ces vastes édifices construits à la Belle Époque, haut de six étages, en pierre blanche, renfermant chacun trois ou quatre appartements avec balcon. On y pénétrait par une porte en fer forgé, vitrée, à double battant, ouverte le jour.
  
  Vers six heures du soir, la table d'écoute capta une brève conversation téléphonique qui se déroula après que Ke Trinh eût été appelé par un correspondant dont on essaya séance tenante d'isoler le numéro.
  
  Il y eut un échange de phrases en anglais. Un inconnu qui s'annonça au Vietnamien comme étant "Diego" lui fixa un rendez-vous à 9 heures précises sur la route de Saint-Leu, avenue Voltaire, à Eaubonne, à cent mètres au-delà de la station-service Esso.
  
  Diego précisa que c'était pour parler de Morhange, et qu'avant de venir Luong devrait déjouer une filature éventuelle, possible.
  
  Immédiatement, le policier de la table d'écoute avisa le centre de communications de la D.S.T. qu'il avait enregistré une conversation importante, dont il donna la teneur. Quant au spécialiste des P.T.T. qui avait réclamé l'identification de l'appareil appelant, il fut informé que l'appel émanait d'une cabine publique du café Viel, à la Madeleine.
  
  À six heures vingt-cinq, Ducros qui poireautait dans une voiture équipée d'un radio-émetteur, fut contacté par le commissaire Tourain.
  
  - Il y a déjà du neuf, mon vieux. Votre client va peut-être sortir de chez lui bientôt, mais ne vous lancez pas sur ses traces. Il se méfie.
  
  - Ah oui ? Comment le savez-vous ?
  
  - Il vient d'être alerté par un coup de téléphone. Son interlocuteur lui a désigné un rendez-vous à Eaubonne, dans le Val-d'Oise. Vous connaissez ?
  
  - Au-delà d'Enghlen-les-Bains ?
  
  - Oui. Votre gars doit rencontrer là-bas un certain Diego. Voici les coordonnées...
  
  Ducros les nota sur son carnet au fur et à mesure que son chef dictait les indications, puis Tourain ajouta :
  
  - Il faut évidemment que vous soyez sur place bien avant eux. Découvrez une bonne planque, tâchez de m'obtenir un signalement correct de ce Diego ainsi que le numéro d'immatriculation de sa voiture, après quoi votre travail sera terminé pour aujourd'hui.
  
  - Bien, patron.
  
  - Évidemment, si vous pouviez recueillir quelques bribes de ce que ces deux individus vont se dire, ce n'en serait que mieux... Avez-vous un microstylo[iv] ?
  
  - Oui, je l'ai toujours sur moi.
  
  - Eh bien, ce sera l'occasion ou jamais de vous en servir... Ah, incidemment, la conversation se déroulera en anglais.
  
  - Je n'y vois pas d'objection, rétorqua Ducros. Mais êtes-vous sûr que je ne ferais pas mieux de prendre la piste du Diego en question après l'entrevue ? Nous pourrions avoir du mal à le repêcher par la suite.
  
  - À vous de juger si vous pouvez le faire sans risque. Ces types semblent être sur leurs gardes et il ne faudrait à aucun prix que nous leur mettions la puce à l'oreille. Or, le soir, dans ces coins de banlieue, une filature se remarque vite.
  
  - Je verrai. À part ça, j'enchaînerai demain selon le roulement prévu ?
  
  - Sauf contrordre de ma part, oui. Bonsoir, Ducros.
  
  L'inspecteur remit le micro en place, dédia un coup d'oeil pesant à la façade de l'immeuble, puis il tourna la clé de contact du moteur. Comble de chance, il allait pouvoir se taper le trajet à l'heure de pointe, celle où le maximum de véhicules circulent dans les rues de Paris.
  
  Il ne lui fallut pas moins d'une heure et quart pour atteindre la périphérie d'Eaubonne, où s'érigeaient un supermarché précédé d'un parking, un centre commercial moderne et trois tours en arc-de-cercle, de 23 étages, ne renfermant que des locaux d'habitation. L'obscurité était tombée, des lumières brillaient à toutes les fenêtres.
  
  Ducros poursuivit son chemin jusqu'à la station-service indiquée, la dépassa, ralentit. Sur sa droite, une prairie clôturée, bordée d'arbres, s'étalait devant le parc d'un château dissimulé en partie par des feuillages. À gauche, des villas disséminées, entourées de jardins boisés. Plus loin, la route décrivait une courbe, aboutissait à un large rond-point dont les terre-pleins étaient balisés par des bornes lumineuses.
  
  Ducros en fit le tour et enfila en sens inverse la route qu'il avait empruntée depuis Enghien. Arrivé à la hauteur de la station-service, il s'arrêta pour étudier mieux la topographie des lieux et choisir un poste d'observation bien situé.
  
  Le site était pratiquement désert. Seules les voitures, qui commençaient à se raréfier, y apportaient un peu d'animation. Pas un piéton n'était visible dans les voies transversales. Effectivement, le nommé Diego avait trouvé un bon endroit pour une entrevue discrète. Après avoir regardé sa montre, qui marquait huit heures vingt, l'inspecteur remit le moteur en marche en vue d'aller garer sa, voiture dans une rue perpendiculaire où les silhouettes noires de quelques pavillons se profilaient sur des fonds de verdure.
  
  Ducros mit alors pied à terre, se disant qu'il lui serait loisible d'approcher de plus près, pedibus, du lieu où se joindraient finalement Ke Trinh et Diego, et qu'il aurait ainsi une chance de capter leurs propos.
  
  À cet égard, la prairie, avec ses bouts de haie, ses massifs de ronces, ses troncs d'arbres et un remblai offrait de multiples ressources, notamment celle de se dissimuler aux regards des automobilistes et d'hypothétiques passants.
  
  Ducros en parcourut le périmètre, nota mentalement les points où la clôture était plus facile à franchir. Le calme de cette banlieue, par cette soirée d'automne, lui inspirait des pensées bucoliques.
  
  Pour tuer le temps, il continua de déambuler dans les environs, respirant les senteurs végétales qui s'évadaient des jardins. Heureusement, le temps était doux et sec.
  
  À neuf heures moins le quart, il se faufila entre les barres transversales de la clôture après avoir promené autour de lui un regard circulaire et constaté que personne ne pouvait le voir. Ce damné métier l'obligeait parfois, à son âge, à se comporter comme un mauvais garnement.
  
  S'étant tapi entre des arbustes à proximité de la route, il entama son guet.
  
  À peine était-il là qu'une voiture roulant à faible allure passa. Elle accomplit encore une trentaine de mètres et vint s'immobiliser le long de la bordure du trottoir. Hors du champ de vision de Ducros. Celui-ci se gratta la joue. S'agissait-il d'un des deux personnages qu'il attendait ou d'une voiture appartenant à un habitant du coin ?
  
  Il écarta les branchages et se pencha pour tâcher d'apercevoir le véhicule ; il parvint à distinguer son arrière, mais les feux étant déjà éteints, il ne put lire l'immatriculation. En tout cas, il s'agissait d'une limousine de marque américaine, et Ducros eût été bien en peine de dire laquelle... Il s'y perdait, dans tous ces nouveaux modèles.
  
  Indécis, il se demanda s'il devait changer de place dès à présent ou patienter jusqu'à ce que la DS du Vietnamien fît son apparition. Il opta, provisoirement, pour le statu quo, ne voulant pas s'exposer à être surpris par Ke Trinh lorsque ce dernier arriverait.
  
  Son soliloque fut du reste bientôt interrompu car une DS surgit du côté de la station d'essence et elle ralentit assez brusquement.
  
  Ducros se baissa, la tête rentrée, persuadé que la voiture était celle du suspect. En quoi il ne se trompait pas... Il en eut la confirmation lorsqu'il put voir les chiffres de la plaque arrière.
  
  Ke Trinh avait stoppé très précisément à la centaine de mètres au-delà de la station Esso que Diego lui avait prescrite, et sa berline ne se trouvait qu'à une vingtaine de pas du bosquet où s'était réfugié Ducros. Il resta assis au volant, regardant de part et d'autre et aussi dans son rétroviseur pour s'assurer s'il était le premier au rendez-vous.
  
  Le silence qui planait sur cette partie de la commune n'était plus troublé de loin en loin que par le passage d'un cyclomoteur ou d'une auto. Il y en eut une qui venait de Saint-Leu et dont les deux chevaux faisaient du bruit comme quatre.
  
  En prévision de la rencontre qui n'allait pas manquer de se produire, Ducros extirpa son microstylo de sa poche intérieure et repoussa l'onglet d'allumage. Puis, à titre d'essai, il inséra une extrémité de l'appareil dans son oreille et en braqua l'autre dans la direction de la DS.
  
  Il sut ainsi que le Vietnamien écoutait la musique que diffusait, très en sourdine, son autoradio.
  
  La directivité de l'instrument était telle que le plus petit écart, dans la visée de la source sonore, entraînait sur-le-champ l'évanouissement du son.
  
  Par curiosité, Ducros dirigea ensuite l'objet vers la limousine, afin de déterminer si elle était encore occupée ou non. Bien qu'ayant balayé la zone où elle stationnait, il n'entendit que des bruits de trafic venant manifestement de beaucoup plus loin. Alors, il se mit en devoir de hasarder un coup d'oeil entre les branchages et fut très surpris de constater qu'elle avait disparu.
  
  Il ne restait donc plus qu'à patienter. D'autres véhicules, libérés par un feu vert situé loin en amont, défilèrent successivement à une vitesse non autorisée.
  
  À neuf heures cinq, l'inspecteur lança un nouveau regard du côté de Ke Trinh..., et il ne le vit plus !
  
  Pantois, son sang n'ayant fait qu'un tour, Ducros promena sur la berline et sur les environs des yeux plus inquisiteurs. Le Vietnamien n'avait pourtant pas pu quitter sa voiture sans ouvrir et refermer une des portières.
  
  Une inquiétude larvée flotta dans l'esprit de l'agent de la D.S.T. comme quand se passe une chose anormale dont on ne discerne pas d'emblée la signification.
  
  Il tâcha de raisonner. Était-il concevable que Ke Trinh eût pu se débiner et rejoindre quelqu'un sans éveiller l'attention ?
  
  Impossible, Ducros n'avait pas relâché sa vigilance un seul instant. Alors, la seule explication logique était que Ke Trinh, resté dans la DS, s'y dissimulait.
  
  L'inspecteur résolut d'attendre encore et de voir venir.
  
  Neuf heures un quart... Diego manquait décidément de ponctualité. Mais la notion qu'il s'était produit un événement insolite, imprévisible, finit par s'imposer au policier, le contraignant à sortir de son immobilité.
  
  Progressant avec prudence en évitant les espaces découverts, il gagna une autre partie du pré où la clôture était aisément franchissable, et il déboucha dans une avenue.
  
  Il dut tourner deux fois à angle droit pour revenir sur la route puis, poursuivant son chemin comme l'eût fait n'importe quel habitant du coin allant faire une course, il emprunta le trottoir le long duquel s'était rangée la Citroën du Vietnamien.
  
  Lorsqu'il parvint à quelques mètres d'elle, il tressaillit. Le pare-brise était étoile, rendu partiellement opaque par les cassures du sécurit. Ducros acheva de s'approcher de la berline et, regardant à l'intérieur par une des fenêtres latérales, il réprima un juron.
  
  Ke Trinh était couché en biais sur la banquette avant, la figure sur le coussin. Ducros ouvrit la portière pour mieux se rendre compte, et il fut vite fixé : l'homme était mort, le front troué d'une balle. Du Sang s'étalait sur le drap du siège.
  
  En dépit de son expérience professionnelle, Ducros se sentit désemparé, bouleversé, ne sachant à quel saint se vouer... Qu'on eût froidement abattu Ke Trinh devant son nez sans qu'il l'eût remarqué dépassait son entendement.
  
  Mais cela ne dura que deux ou trois secondes et il comprit : le coup de feu avait été tiré de loin, à l'aide d'une carabine dotée d'un silencieux, au moment où un véhicule bruyant passait de l'autre côté de la route.
  
  Le Vietnamien avait été attiré dans un piège.
  
  Ducros claqua la portière, cingla vers la rue où il avait laissé sa voiture. Il l'atteignit en moins de deux minutes et s'engouffra dans l'habitacle, alluma son émetteur, empoigna le micro.
  
  - Lucien appelle Désiré... Urgent. Répondez.
  
  Le bruit de fond de grésillements qui naissait dans le haut-parleur s'effaça, puis une voix posée articula :
  
  - Désiré écoute Lucien. Parlez.
  
  - Une sale histoire, prononça sourdement Ducros. L'homme que je filais vient d'être assassiné quasiment sous mes yeux et je n'ai rien vu. Pourriez-vous me mettre en rapport avec le commissaire Tourain ?
  
  - Il n'est plus ici, mais je peux tenter de l'obtenir à son domicile. Un moment.
  
  Ducros entendit fonctionner le disque d'appel téléphonique, puis des paroles peu distinctes et enfin, de nouveau, la voix de l'opérateur :
  
  - Lucien ? Voici le commissaire... Je vous le passe.
  
  - Allô, patron ? dit Ducros après avoir perçu des déclics. Je suis dans un fameux pétrin... Le Viêt vient de se faire descendre, ici à Eaubonne, à l'endroit où il avait rendez-vous. Qu'est-ce que je dois faire ?
  
  L'organe grondant de Tourain résonna :
  
  - Et vous n'avez pas pris en chasse le meurtrier ?
  
  - Mais je ne sais pas qui a fait le coup ! Un vrai tour de passe-passe ! Ça n'arrive qu'à moi, ces trucs-là !
  
  - Ça, bon sang, vous pouvez le dire ! Nous voilà dans de beaux draps... Où est le macchabée ?
  
  - Dans sa voiture, à deux pas d'ici. Et jusqu'à présent personne ne s'en est avisé... Faut-il prévenir la police locale ou la tenir à l'écart ?
  
  Un énorme soupir de Tourain fit frémir la membrane du haut-parleur puis le commissaire décréta :
  
  - Nous allons garder cette histoire sous notre bonnet. Postez-vous près de la DS et montez la garde. Si un car de patrouille survient, signalez-lui la chose mais demandez qu'on ne touche à rien. Dites que l'affaire est de notre ressort. D'ailleurs, j'arrive... Je serai là dans moins de trois quarts d'heure.
  
  - Merci, patron, lança Ducros, du plus profond du coeur.
  
  La communication terminée, il embraya. En trois manoeuvres qui constituèrent autant d'infractions au code de la route, il amena sa voiture derrière celle du défunt Ke Trinh, dont nulle âme charitable ne s'était souciée entre-temps.
  
  Pas de doute, c'est un coin bien tranquille, pensa Ducros.
  
  
  
  
  
  Une heure plus tard, ce quartier connut cependant une certaine animation. Un car de police effectuant une ronde avait été intrigué par les deux voitures en stationnement, des agents étaient venus examiner cette DS aux feux allumés dont le pare-brise était brisé, avaient découvert le cadavre et interpellé Ducros qui battait la semelle près des deux véhicules en stationnement.
  
  L'inspecteur, excipant de sa qualité, avait alors fourni quelques explications et, sur ces entrefaites, le commissaire Tourain s'était amené en compagnie d'un autre inspecteur, à bord d'une voiture de tourisme que suivaient de près une ambulance et une dépanneuse.
  
  Après des palabres, le corps avait été extrait de la berline et transporté dans l'ambulance. Quelques badauds avaient fini par s'agglutiner autour des policiers. On les avait écartés en les invitant à circuler, puis la dépanneuse avait pris la DS en remorque.
  
  Vers onze heures du soir, le car repartit tandis que le commissaire s'embarquait avec Ducros pour le retour à Paris.
  
  Les deux hommes purent alors évoquer plus à leur aise les circonstances du drame. L'inspecteur, plutôt dans ses petits souliers, ne s'attendait pas à recevoir des félicitations, mais Tourain ne fit pas montre, à son égard, d'une mauvaise humeur particulière. Il s'enquit :
  
  - En somme, pourquoi êtes-vous persuadé que le projectile a été tiré depuis cette voiture américaine ? Le meurtrier, armé de son fusil, aurait pu, comme vous, se dissimuler derrière la clôture de la propriété suivante, dans la courbe de la route.
  
  - Oui, je veux bien. La ligne de tir aurait été la même, mais alors cette bagnole aurait formé un obstacle, un écran.
  
  - Qui vous dit qu'elle était encore là quand l'assassin a pressé la détente ?
  
  Ducros secoua la tête en affichant une mine bougonne. Il n'avait rien à répondre à cela et, pourtant, l'objection de son chef n'entamait pas sa conviction profonde. Il fit valoir :
  
  - Cette américaine s'est garée là sans raison valable. Du moins, pour autant qu'on puisse en juger. Personne n'en est descendu, personne n'y est monté. Ses feux se sont éteints, ce qui laisse supposer que son propriétaire désirait faire croire qu'elle était inoccupée. En plus, elle a démarré si silencieusement...
  
  - Et vous seriez incapable d'en déterminer la marque ?
  
  - Pour l'instant, oui, mais j'arriverai à la trouver, pour peu que je consulte les catalogues des modèles les plus récents. Quant à la plaque, j'avoue que...
  
  Un silence passa. Tourain, rêveur, souligna :
  
  - C'est quand même bizarre. Voilà un gars dont nous découvrons hier à peine qu'il mène une existence illicite et il se fait liquider aujourd'hui, aussi sec. Avant que nous ayons exercé une véritable filature, au fond, puisque vous étiez sur place au rendez-vous une quarantaine de minutes avant lui et qu'auparavant il n'avait pas été suivi.
  
  Ducros mit son levier de vitesse au point mort pour stopper devant un feu rouge. Les yeux levés vers le signal, il exprima son opinion :
  
  - Ce traquenard n'a pas été improvisé. Il a été organisé par un tueur qualifié, ce Diego, qui avait tout calculé soigneusement.
  
  - Oui, dit Tourain. Un traquenard dans lequel le Vietnamien s'est jeté tête baissée, uniquement parce que son correspondant lui avait déclaré au téléphone qu'il lui parlerait de Morhange... S'agissait-il d'une localité ou d'un individu ?
  
  Les deux officiers de la D.S.T. ne surent à quoi s'en tenir, à cet égard, que lorsque purent être dépouillés les documents qui, dans le courant de la nuit, furent retirés des poches, de la serviette, ou saisis au logement de feu Luong Ke Trinh.
  
  À vrai dire, ce butin ne leur parut pas fructueux.
  
  Il révéla simplement que le passeport et la carte d'identité de l'intéressé étaient des contrefaçons presque parfaites, que son carnet de rendez-vous permettait de reconstituer la tournée qu'il avait accomplie durant les trois derniers jours dans l'est de la France et que, une semaine avant son départ, il avait reçu une lettre banale, amicale, d'un certain J.W. Parker.
  
  La seule particularité de l'enveloppe de cette missive, c'était l'oblitération du timbre-poste. Elle consistait en un cadre rectangulaire entourant, dans un des coins, un minuscule globe terrestre, dans l'autre le sigle de la N.A.S.A., avec, entre eux, un petit dessin très stylisé représentant le décollage d'une fusée[v].
  
  
  
  
  
  Chapitre V.
  
  
  
  
  Dans la matinée du lendemain, le commissaire dépêcha Ducros au café Viel, afin de demander à la vestiairiste si elle se souvenait d'un homme qui, la veille, avait dû lui acheter un jeton de téléphone vers six heures du soir et qui, s'il lui avait parlé en français, devait avoir eu un accent américain.
  
  Malheureusement, l'accorte employée ne put lui répondre : elle n'était pas de service à cette heure-là et sa collègue du soir n'arriverait que vers quatre heures de l'après-midi. Ducros déclara qu'il reviendrait et il regagna la rue des Saussaies.
  
  À son retour, il trouva un Tourain survolté, aux yeux luisants, semblables à ceux d'un chien affamé qui vient de planter ses crocs dans un mollet.
  
  - Chou blanc, annonça Ducros sur un ton dépité. Je devrai y retourner tout à l'heure.
  
  - Vous aurez de quoi vous amuser d'ici là, lui promit son chef, sardonique. Cette histoire est en train de prendre une curieuse tournure. Au labo, ils ont découvert un micropoint sur la lettre du sieur Parker !
  
  L'inspecteur haussa les sourcils.
  
  - Un micropoint ? Et que dit-il[vi] ? Tourain, la face congestionnée, lui tendit la photocopie d'un agrandissement sur lequel se détachait un texte dactylographié.
  
  - Lisez plutôt.
  
  Traduit de l'anglais, cela donnait : "Renforcez action côté propergols solides. Prise sous contrôle rapide indispensable."
  
  Ducros leva vers son chef un regard un peu éberlué.
  
  - Bien sûr, le Viêt se livrait à un travail clandestin, marmonna-t-il. Mais ceci ne nous renseigne pas beaucoup.
  
  - Vous croyez ? railla Tourain. Vous allez voir que, situées dans un ensemble d'éléments, ces deux phrases deviennent riches de sens.
  
  Il rassembla des feuillets éparpillés sur son bureau, les aligna en les tapotant sur la tablette, les inséra dans une chemise de carton mince et reprit :
  
  - Résumons les faits dans l'ordre chronologique : un moteur expérimental explose lors d'un essai à Melun. L'un des membres de l'équipe qui s'occupait du moteur, le nommé Quesnoy, est en relation avec un individu menant une vie honorable mais dont l'identité est fausse : Luong Ke Trinh. Celui-ci, effectuant une tournée en province, réserve sa première visite à une firme de produits chimiques qui fabrique, entre autres, des pains de poudre pour la propulsion des fusées : autrement dit, des propergols solides. À son retour à Paris, alors que nous avons mis en place un réseau de surveillance, ce type se fait descendre, et nous apprenons alors qu'une huitaine de jours auparavant il a reçu des Etats-Unis une lettre lui enjoignant de renforcer son action du côté des propergols. Conclusion : Luong Ke Trinh avait une mission clandestine relative à nos industries engagées dans le domaine spatial. Mais quelle mission, et au profit de qui ? Voilà ce qui reste à découvrir, de même que la raison pour laquelle on a liquidé cet individu alors qu'il s'acquittait apparemment avec adresse du travail qu'on lui avait confié.
  
  Ducros se gratta la tête.
  
  - Nous sommes mal partis, grommela-t-il. D'entrée de jeu, c'est l'impasse.
  
  - Nullement, coupa Tourain, catégorique. D'une part, je me propose d'étudier de plus près le cas de ce Quesnoy quand l'affaire de Luong Ke Trinh sera un peu plus avancée.
  
  D'autre part, vous allez vous efforcer de retrouver la piste de ce Diego grâce à la description que pourra vous fournir, je l'espère, la vestiairiste ou un des garçons du Viel, et par des recherches concernant la voiture américaine que vous avez vue. Il ne doit pas en exister tellement de ce modèle en France, puisque vous n'avez pas pu en définir la marque à première vue.
  
  - D'accord, patron. Après le déjeuner, j'irai chez les principaux concessionnaires. Je finirai bien par la reconnaître, cette bagnole !
  
  - Et moi, enchaîna Tourain, je pars séance tenante pour Morhange, à la Société Chimique des Poudres, où notre bonhomme a dû rencontrer un certain Dumoissac, selon ce qu'il avait inscrit sur son carnet de rendez-vous.
  
  - Ah bon ? C'est donc de cela que Diego était au courant et dont il voulait prétendument parler ?
  
  - Indubitablement. Vous viendrez me voir demain matin, Ducros : nous confronterons les renseignements que nous aurons pu recueillir chacun de notre côté. C'est bien le diable s'il n'en sort pas quelque chose.
  
  
  
  Tourain sentait qu'il lui fallait mener cette enquête tambour battant, sans quoi tout risquait de lui filer entre les doigts. La mort de Ke Trinh en avait été un signe annonciateur.
  
  Comme, en outre, son tempérament l'inclinait à attaquer de front, il n'était pas disposé à biaiser beaucoup quand il pénétra dans le bureau du chef comptable.
  
  Dumoissac ne broncha pas quand Tourain lui eut décliné, d'un air assez rogue, sa qualité de commissaire de police. Tout au plus parut-il légèrement curieux, ne devinant pas le motif de cette visite.
  
  Debout derrière son bureau, il désigna de la main un siège et s'enquit :
  
  - En quoi puis-je vous être utile, monsieur le commissaire ?
  
  Tourain, le fixant droit dans les yeux, déclara d'un ton abrupt :
  
  - En me disant pourquoi, exactement, le représentant de la maison Xylam, M. Luong Ke Trinh, est venu converser avec vous il y a quatre jours.
  
  Et il s'assit lourdement, comme s'il était décidé à rester planté là pour l'éternité.
  
  Dumoissac, interloqué, le contempla deux secondes, puis il dit de sa voix de basse :
  
  - Eh bien, il est tout bonnement venu s'enquérir, si les machines de bureau que nous lui avions achetées donnaient satisfaction et si nous n'étions pas disposés à lui en commander d'autres.
  
  - D'accord. Ça, c'est la version officielle, la façade. Mais je sais que votre entrevue ne s'est pas limitée à cela, et c'est le reste qui m'importe. Parlez sans aucune réticence, monsieur Dumoissac, sans quoi je vous promets que vous allez avoir de sérieux ennuis. Répétez-moi, mot pour mot, ce qui s'est dit dans cette pièce et prenez garde : je me rendrai parfaitement compte si vous dites la vérité ou si vous essayez de me faire prendre des vessies pour des lanternes. Je vous écoute.
  
  Les traits de l'interpellé s'étaient creusés, reflétant de la surprise mêlée d'un début d'irritation.
  
  - Je ne comprends pas votre attitude, rétorqua-t-il. À vous entendre, on croirait que j'ai des choses à vous cacher. Je tiens à préciser tout de suite qu'il n'en est rien. Maintenant, si vous désirez que je vous rapporte les propos que nous avons tenus, je vais le faire aussi fidèlement que possible, encore que cela ne soit pas facile.
  
  Tourain, le masque fermé, conseilla :
  
  - N'omettez rien, pas même ce qui pourrait vous paraître futile.
  
  Dumoissac s'assit à son tour et se passa une main sur le front pour rassembler ses souvenirs. Ensuite, posément, et tout en tâchant de respecter l'ordre des répliques qui s'étaient échangées durant le dialogue, il relata l'entretien.
  
  Pas un instant le commissaire ne le quitta des yeux.
  
  L'audition de Dumoissac le convainquit peu à peu de la bonne foi de ce dernier, surtout quand celui-ci fit mention des difficultés financières de l'entreprise, difficultés qu'il avait révélées à son visiteur.
  
  Très attentif, Tourain comprit que Ke Trinh avait habilement soutiré des informations au chef de la comptabilité, selon les processus les plus classiques de l'espionnage industriel.
  
  Quand Dumoissac eut terminé, Tourain questionna :
  
  - Êtes-vous certain qu'à aucun moment le Vietnamien n'a fait une allusion aux propergols solides qu'étudie votre société ?
  
  - Là, je puis vous garantir que non. Nous ne parlions jamais des produits. D'ailleurs, c'est un domaine auquel je ne connais rien. Moi, je ne jongle qu'avec des chiffres : achats, ventes, frais généraux, pertes et profits. Hors de là, je n'y suis plus.
  
  L'officier de police réfléchit.
  
  - Lors de ses passages, Ke Trinh ne Voyait-il personne d'autre que vous dans la maison ?
  
  - En particulier, non. Il a été en rapport avec des employés qui devaient utiliser ses machines, mais toujours en ma présence. De quoi donc le suspectez-vous ?
  
  - Je ne le suspecte plus. Il est mort. Abattu d'un coup de carabine dans sa voiture.
  
  La figure de Dumoissac exprima de la stupeur.
  
  - Ça, par exemple ! laissa-t-il tomber. Quelle étonnante coïncidence...
  
  - Une coïncidence ? De quel ordre ?
  
  Dumoissac le dévisagea puis, haussant les épaules, il dit :
  
  - Sans doute n'en est-ce pas une, à proprement parler, mais figurez-vous que pendant que nous discutions ensemble, M. Trinh et moi, un homme a été abattu de la même manière à une centaine de mètres d'ici, au volant de sa voiture.
  
  Un frémissement parcourut l'échiné de Tourain.
  
  - Racontez-moi cela, invita-t-il d'une voix moins bourrue. Un crime a donc été commis dans les environs alors que vous étiez ensemble ?
  
  - Hé oui ! Nous avons été alertés par l'arrivée d'une ambulance et d'un fourgon de la gendarmerie, et nous avons même regardé par la fenêtre. Après, j'ai lu dans le journal que la victime était un sujet allemand... Je ne sais d'ailleurs pas où en est l'enquête ou si on a arrêté le meurtrier.
  
  - La balle avait-elle été tirée au travers du pare-brise ?
  
  - Non, au travers de la lunette arrière. Même technique, en tout cas.
  
  - Étrange, estima Tourain, songeur.
  
  Le Vietnamien avait-il été protégé, couvert par un garde du corps qu'on avait éliminé avant de s'en prendre à lui ? Mais, dans cette hypothèse, pourquoi avait-on attendu son retour à Paris pour le descendre à son tour ? Il avait encore baguenaudé dans la région de l'Est pendant quarante-huit heures.
  
  Tourain se déracina, conscient de n'avoir pas perdu son temps. Levé, il articula:
  
  - J'ai l'impression que vous avez été sincère et que vous ne serez pas mis en cause. Mais, à l'avenir, monsieur Dumoissac, abstenez-vous de dévoiler à des étrangers certains dessous de la firme qui vous emploie. Vous ne soupçonnez pas l'usage que des gens spécialisés peuvent faire de telles confidences. Au revoir.
  
  
  
  Le commissaire, en sortant de l'usine, fit un saut au poste de gendarmerie le plus proche. Il y apprit le nom du juge d'instruction qui avait pris en main le dossier de l'assassinat de l'Allemand et il se rendit sur-le-champ chez ce magistrat, à Metz.
  
  Il reçut là de plus amples détails sur l'affaire, entre autres l'identité de la victime, un nommé Carl Zeicher, domicilié à Bonn. Flairant un rapport entre ce meurtre et celui du Vietnamien, il demanda des exemplaires des photos fortement agrandies qu'on avait prises de la balle, et qui, par les stries qui marquaient celle-ci, pouvaient fournir des indications intéressantes sur l'arme utilisée.
  
  Nanti de ces documents, il regagna Paris, où il rentra tard dans la soirée.
  
  Son premier soin, le lendemain, fut de confronter ces agrandissements avec ceux qu'il possédait déjà, réalisés à partir de clichés du projectile extrait de la tête du Vietnamien.
  
  Il lui apparut alors, de façon indiscutable, que les deux balles étaient sorties de la même arme.
  
  Ceci ne clarifiait pas le problème, bien au contraire.
  
  L'inspecteur Ducros s'amena sur ces entrefaites, un peu moins lugubre que d'habitude. Il avait réussi à déterminer que la limousine de marque américaine était une Plymouth "Jury", de type récent, dont une dizaine seulement avaient été importées pour la vente en France, à ce jour.
  
  Quant à Diego, les témoignages concordants d'un des garçons de café et de la vestiairiste en donnaient l'image suivante : de taille moyenne, aux cheveux noirs et le teint bistre ou bronzé, maigre de visage, probablement de type latino-américain. Il avait parlé en très mauvais français, démasquant une incisive en or à la mâchoire inférieure.
  
  "Un genre de métèque, en somme", se dit le commissaire, frappé par l'échantillonnage de races des protagonistes de cette curieuse affaire.
  
  Et puis, il restait J.W. Parker, l'expéditeur de la lettre contenant le micropoint. Un faux nom aussi, sans doute.
  
  Le seul indice qu'avait fourni l'enveloppe ne suffisait pas à provoquer chez Tourain un enthousiasme délirant : le tampon de la N.A.S.A. qui oblitérait le timbre n'était appliqué, aux dires d'un spécialiste du service, que sur le courrier posté à l'intérieur de la base spatiale de Cap Kennedy.
  
  Le commissaire, noyé dans ces éléments disparates mais s'avisant que Luong Ke Trinh avait été un pion dans une machination aux ramifications internationales, dit à son collaborateur sur un ton désenchanté :
  
  - Il va falloir mobiliser le S.D.E.C. Je crains fort que la centrale de télécommande de tout ce pastis ne soit pas en France.,
  
  Et il ouvrit un paquet de cigarettes pour en offrir une à Ducros.
  
  
  
  
  
  En arrivant au 172 bis de la rue Raynouard, où il avait été convoqué, Francis Coplan devinait qu'il ne verrait pas le Vieux en tête à tête. L'immeuble bourgeois, cossu et paisible, où il pénétra, appartenait au Service, tout comme la concierge et les locataires.
  
  Ses occupants faisaient semblant de ne pas le savoir, les voisins l'ignoraient complètement.
  
  Truquée de bas en haut, truffée de micros, d'enregistreurs, de mini-caméras automatiques, de passages insoupçonnés, la maison avait abrité en maintes occasions des individus des deux sexes qui avaient été tout heureux de trouver un logement à Paris et qui étaient à mille lieues de soupçonner ses agencements secrets. Ils ne se doutaient pas davantage qu'ils avaient été insidieusement guidés vers cette adresse pour qu'on pût, de la façon la plus commode, les observer jour et nuit.
  
  Coplan, lui, s'était déjà trouvé dans des situations plutôt délicates, à l'intérieur de certaines pièces de cet immeuble, mais il les avait vécues en pleine connaissance de cause, sachant que le moindre de ses gestes, la moindre parole ou le plus discret soupir étaient épiés par des collègues[vii]. En tout bien tout honneur et pour des raisons strictement professionnelles, évidemment.
  
  L'esprit libre, le corps en pleine forme grâce à un entraînement physique quotidien, Coplan appuya sur le bouton de sonnerie d'un des appartements du second étage.
  
  Ce fut son chef en personne qui vint ouvrir. Des cheveux gris encore très drus en dépit de la soixantaine, un masque lourd et grincheux qui ne trahissait que rarement son humeur réelle, des yeux inquisiteurs tapis, derrière des lunettes, sous des sourcils en touffe, le directeur du S.D.E.C. avait la corpulence et l'allure d'un proviseur de lycée de l'ancienne école.
  
  - Bonjour, Coplan, laissa-t-il tomber en refermant le battant. Il y a là quelqu'un à qui je désire vous présenter.
  
  En clair, cela signifiait qu'un contact avait été ménagé de longue main et que tous les dispositifs d'écoute et de visualisation avaient été débranchés par le Vieux lui-même, à son arrivée, par l'abaissement d'une manette générale coupant les circuits et logée dans un coffret dont il était seul à détenir la clé.
  
  Coplan suivit son supérieur dans un salon meublé en style Louis XV où les garnitures des fauteuils, les tapis et les rideaux étaient passablement usagés.
  
  Un homme, qui était assis dans une bergère, se leva d'un élan lorsque son hôte et le visiteur entrèrent dans la pièce. D'une taille un peu supérieure à la moyenne, les traits anguleux prématurément creusés, il ne devait pas avoir plus de 35 ans. La coupe de ses cheveux châtains, ondulés, n'était pas très moderne : une raie sur le côté, presque rasé dans le cou et sur les tempes.
  
  - Voici M. Willy Flensburg, un émissaire du Bundesnachrichtendienst[viii], dit le Vieux en le désignant.
  
  Puis, sa main allant vers son collaborateur :
  
  - Francis Coplan, un de mes auxiliaires les plus compétents.
  
  Les deux hommes se serrèrent la main, s'étudiant l'un l'autre, le dos raide.
  
  - Asseyons-nous, proposa le Vieux en prêchant l'exemple. Vous permettez, monsieur Flensburg : je vais expliquer en deux mots à M. Coplan les raisons qui ont motivé cette entrevue. Il n'est pas encore au courant.
  
  L'Allemand fit un geste d'approbation courtoise. Le Vieux, installé sur le canapé dans une posture très détendue, dit à Francis :
  
  - Figurez-vous qu'il y a trois jours, le commissaire Tourain est venu me voir pour m'exposer une affaire embarrassante sur laquelle je vous donnerai plus de détails ultérieurement mais qui aboutit à ceci : un Vietnamien, vivant ici sous une fausse identité et disant s'appeler Luong Ke Trinh, s'intéressait par personnes interposées à deux entreprises françaises spécialisées dans la propulsion de véhicules spatiaux. Or, à peine la D.S.T. commence-t-elle à se préoccuper des agissements de cet individu que celui-ci se fait tuer d'un coup de carabine, à Eaubonne. Tourain ouvre l'enquête et apprend que, trois jours auparavant, un sujet allemand portant le nom de Carl Zeicher a été abattu dans les mêmes circonstances à cent mètres de l'endroit où se trouvait Ke Trinh à ce moment-là, c'est-à-dire une fabrique de poudres explosives sise à Morhange, dans la Moselle. Il s'avère par la suite que les projectiles qui ont atteint les deux hommes ont été tirés par la même arme...
  
  Coplan acquiesça de la tête, pour montrer qu'il suivait attentivement. Son faciès viril, imprégné de sérieux, l'indiquait du reste à suffisance.
  
  Le Vieux, ayant fait une pause pour souligner l'importance de sa dernière phrase, poursuivit :
  
  - Tourain possède un petit nombre d'éléments qui, peut-être, finiront par amener l'arrestation d'un personnage dont la responsabilité semble engagée dans le meurtre du Vietnamien. Toutefois, cela reste problématique. Et voici que se produit un événement inattendu : M. Flensburg, que j'ai rencontré hier ici pour la première fois, est venu me révéler que le B.N.D. revendique le corps de Carl Zeicher parce que ce' dernier était un de ses agents.
  
  Le visage de Coplan exprima un rien d'étonnement, car il est rarissime qu'un agent secret tombé en service commandé à l'étranger soit reconnu comme tel par ses supérieurs. Le Vieux, qui nota sa réaction, ajouta :
  
  - Cette démarche de M. Flensburg a été inspirée par le souhait de voir s'instaurer une coopération entre nos services respectifs pour la suite des recherches.
  
  Il y eut un silence.
  
  Coplan demanda :
  
  - Faut-il comprendre que ce Vietnamien s'était rendu suspect en Allemagne Fédérale parce qu'il s'intéressait également à des industries travaillant pour l'Espace ?
  
  Flensburg parla, dans un français très correct quoique teinté d'un léger accent d'Outre-Rhin :
  
  - Pas exactement... Mais nous avons su qu'il avait approché quelqu'un pour obtenir une copie du plan que préparait notre ministre de la Recherche Scientifique en vue de réaliser une fusion de l'Eldo et de l'Esro[ix].
  
  - Excusez-moi, dit Coplan. Je ne saisis pas la portée de votre phrase. Que signifie-t-elle, en réalité ?
  
  - Eh bien, voici : depuis un an environ, la France et l'Allemagne s'efforcent de créer une véritable "N.A.S.A." européenne, éventuellement sans le concours de la Grande-Bretagne. Notre ministre avait pensé qu'une concentration des moyens scientifiques, techniques et économiques des pays membres des deux organisations nous mettrait en mesure de placer sur orbite géostationnaire[x] des satellites de télécommunications. Ceci nécessiterait deux étapes : primo, la mise au point d'un lanceur typiquement européen, dénommé Europa 2, pouvant " accrocher " dans le ciel un satellite d'environ 200 kg. Puis en second lieu, la construction d'une fusée plus lourde, Europa 3, capable comme la Saturne américaine de satelliser à haute altitude des charges de 5 à 600 kg, et même davantage. Or, Luong Ke Trinh semblait désireux de réunir des informations sur les projets de notre ministre, projets qui visaient à accélérer les travaux malgré la défection de l'Angleterre.
  
  Le Vieux se croisa les mains sur son ventre et fit remarquer, avec son réalisme coutumier :
  
  - En fait, nous devrions donc nous féliciter de la disparition de ce personnage trop curieux.
  
  - Je n'en suis pas sûr, opposa Flensburg.
  
  Il est à craindre qu'il n'ait été supprimé parce que notre agent Zeicher l'avait pris en filature Vous ne le savez peut-être pas, mais Luong Ke Trinh avait fait un détour par Karlsruhe avant d'aller à Morhange, et il avait été signalé par la Grenz-Polizei, conformément à nos instructions, à un des bureaux de notre service.
  
  
  
  
  
  Chapitre VI.
  
  
  
  
  Les trois hommes se consultèrent du regard. S'adressant à l'émissaire allemand, le Vieux avança :
  
  - Vous croyez donc qu'on l'a liquidé, ainsi que votre agent, pour couper court aux investigations, et que quelqu'un d'autre va poursuivre sa tâche ?
  
  - C'est tout au moins l'hypothèse que nous devons envisager, opina Flensburg d'un ton froid. L'arrestation du meurtrier de Carl Zeicher nous apporterait des éclaircissements sur ce point.
  
  Le Vieux tapota des deux mains les poches latérales de son veston afin de localiser celle qui contenait sa pipe. Il retira sa bouffarde de la poche gauche, son tabac de la droite, plongea le fourneau dans le tabac et se mit à enfoncer celui-ci, du pouce, dans le foyer.
  
  Songeur, la tête penchée, il prononça :
  
  - Connaissez-vous l'existence d'un certain J.W. Parker, monsieur Flensburg ?
  
  - Non... Qui est-ce ?
  
  - L'homme qui donnait des consignes au Vietnamien. Il les lui expédiait par micropoints. Une lettre qui en comportait un est tombée aux mains de notre service de contre-espionnage et elle avait été postée à Cap Kennedy.
  
  L'intérêt de Coplan s'aiguisa, mais il n'égala pas celui de l'Allemand, dont les sourcils se froncèrent et qui s'enquit aussitôt :
  
  - Que disaient-elles, ces consignes ?
  
  - Elles enjoignaient à Ke Trinh d'intensifier son action du côté des propergols solides. À cela s'ajoutait une phrase qu'on peut interpréter de diverses manières et qui a peut-être pour vous un sens plus clair : "Prise sous contrôle rapide indispensable." On ne sait trop si l'adjectif "rapide" se rapporte à la prise ou au contrôle.
  
  Flensburg médita, puis il marmonna :
  
  - Propergols solides... Nous en fabriquons aussi, mais sous de petits volumes.
  
  Puis, à voix plus haute :
  
  - Non, je ne vois pas ce que cela peut signifier.
  
  Coplan intervint :
  
  - Quoi qu'il en soit, les directives viennent donc des États-Unis. C'est déjà une découverte importante, non ?
  
  - C'en serait une si nous avions au moins deux lettres, objecta le Vieux. Une seule ne prouve rien : elle peut avoir été postée par n'importe qui, un Américain de la base de Cap Kennedy ou un touriste étranger admis à la visiter. Des centaines de personnes défilent là tous les jours, par cars entiers. Flensburg reprit :
  
  - L'ennui, c'est que la mort subite de Ke Trinh nous empêche de discerner les buts qu'il poursuivait. Était-ce de l'espionnage industriel pur et simple ou visait-il autre chose ?
  
  - C'est précisément la question que se posent les gens de la D.S.T., révéla le Vieux à l'intention de Coplan, avant d'allumer sa pipe. Le Vietnamien avait été en rapport avec un technicien d'une firme où s'était produit un grave accident, mais rien ne permet d'affirmer qu'il y a eu sabotage. À la Société Chimique des Poudres, il n'a été en contact qu'avec le chef comptable, depuis des mois, et ce n'est pas le genre d'homme qu'on approche quand on a dans l'idée de commettre un attentat. Enfin, M. Flensburg nous apprend qu'en Allemagne, Ke Trinh était à l'affût de renseignements purement administratifs, en quelque sorte. Tout ça n'est pas très cohérent.
  
  Il craqua une allumette et aspira quelques bouffées, veillant à embraser régulièrement toute la surface du tabac.
  
  - Pas cohérent, mais dangereux, souligna Coplan. Zeicher en a fait l'expérience.
  
  Le Vieux approuva de la tête.
  
  - J'aimerais vous confier ce dossier, Coplan, déclara-t-il sur un ton détaché. Si je vous ai fait venir, c'est pour vous atteler à cette affaire avec M. Flensburg.
  
  Coplan s'en doutait un peu.
  
  Il regarda l'Allemand et dit :
  
  - Je m'en occuperai volontiers. Quand pourrions-nous nous revoir ?
  
  - Demain, ici, spécifia son chef. À trois heures si cela vous convient, monsieur Flensburg ?
  
  L'intéressé se leva, inclina légèrement le buste, prononça :
  
  - Pour moi, c'est parfait. Messieurs, je vous remercie. En l'occurrence, je suis persuadé que nos intérêts sont intimement liés.
  
  - C'est aussi mon opinion, émit le Vieux avec un soupir dû à l'effort qu'il accomplit pour quitter son canapé.
  
  
  
  D'un naturel expéditif, Coplan ne perdit pas de temps. Le jour même, après avoir pris connaissance du dossier, il se mit en relation téléphonique avec le commissaire Tourain, qu'il connaissait de longue date et avec lequel il avait travaillé en maintes occasions.
  
  - Le directeur m'a confié la mission d'élucider les problèmes soulevés par la mort de Luong Ke Trinh, annonça-t-il à brûle-pourpoint. Où en êtes-vous concernant l'identification de Diego ?
  
  - Ah, c'est vous qu'on a embarqué là-dessus ? nota Tourain avec une nuance de satisfaction. Eh bien, pardonnez-moi l'expression, mais ce n'est pas de la tarte... Les mobiles de ce Viêt étaient aussi obscurs que l'ont été ceux de son meurtrier. Quant à Diego, nous ne sommes pas plus avancés. Aucun des acquéreurs qui ont touché récemment une Plymouth "Fury" ne répond à son signalement. Nous sommes donc amenés à conclure que cet individu, étant de nationalité étrangère et non résident en France, pourrait bien avoir quitté déjà le territoire. À toutes fins utiles, on continue à interroger le personnel des grands hôtels.
  
  - J'ai une information pour vous : Zeicher, le type descendu à Morhange, était un agent secret de l'Allemagne Fédérale. On nous l'a fait savoir aujourd'hui.
  
  - Ah bon ? Il pistait le Viêt ?
  
  - Effectivement. Celui-ci trafiquait aussi des combines de l'autre côté du Rhin, mais les collègues du B.N.D. n'y voient pas plus clair que nous. Vos hommes surveillent-ils toujours l'équipe de la Française de Propulsion ?
  
  - Non, nous avons laissé tomber. La suspension des crédits pour la mise au point du moteur à hydrogène et le manque d'indices pouvant étayer la thèse d'un sabotage nous y ont amené.
  
  - Oui, je comprends, dit Coplan. Il n'en reste pas moins que Quesnoy, le mécano de Melun, aurait pu être entendu sur la nature des relations qu'il entretenait avec Luong Ke Trinh, non ?
  
  - D'accord. C'est une question que je n'avais pas perdue de vue, mais je me réservais d'y revenir quand le caractère délictueux des activités du Vietnamien aurait été démontré. Sinon, Quesnoy pourrait raconter tout ce qu'il veut, nous ne parviendrions pas à le coincer.
  
  - C'est un fait, mais êtes-vous disposé à me laisser le champ libre en ce qui le concerne ?
  
  - Je n'y vois pas d'inconvénient
  
  - Très bien. Merci, Tourain !
  
  - Tenez-moi quand même au courant.
  
  - Je n'y manquerai pas, soyez-en sûr. À bientôt.
  
  Coplan raccrocha, consulta sa montre-bracelet : il était six heures et demie.
  
  Moins gêné aux entournures que ne le sont les policiers des services judiciaires, tenus au respect de certaines formes, il décida d'aller interroger Quesnoy.
  
  C'était, provisoirement, le seul moyen de Savoir si Ke Trinh avait reçu pour tâche d'organiser des attentats contre des entreprises françaises engagées dans le domaine spatial ou, simplement, de centraliser des renseignements sur elles.
  
  
  
  
  
  Dans l'obscurité nocturne, Coplan eut quelque difficulté à localiser le pavillon des Quesnoy, sur la route de Nangis. Il y avait de la lumière aux fenêtres du rez-de-chaussée.
  
  Coplan arrêta sa voiture après avoir dépassé la bâtisse. Il en descendit, regarda aux alentours, constata que la maison était isolée et que le break Renault appartenant au mécanicien stationnait dans une sorte d'appentis au toit de tôle ondulée qui flanquait un des murs latéraux du pavillon.
  
  Il y avait donc de fortes chances pour que l'homme fût chez lui.
  
  Coplan traversa la route, foula les graviers du sentier menant à la porte d'entrée, chercha en vain un bouton de sonnerie ou une poignée actionnant un timbre. Finalement, il se résigna à frapper au panneau.
  
  Tandis qu'il attendait, il perçut faiblement la musique que diffusait, dans une des pièces du bas, un transistor ou une télé.
  
  Une voix féminine s'enquit, au travers du battant :
  
  - Est-ce toi, Marcel ?
  
  - Non, dit Francis. Je suis un inspecteur de police et je désire vous parler.
  
  Un verrou fut tiré, puis la porte s'ouvrit, découpant un rectangle de lumière dans lequel se tenait la silhouette mince d'une jeune femme très court vêtue.
  
  - Êtes-vous madame Quesnoy ? s'informa Coplan tout en retirant un porte-cartes de sa poche intérieure, afin de le montrer à son interlocutrice.
  
  - Oui, acquiesça-t-elle. Entrez.
  
  Elle l'avait parcouru d'un regard qui se voulait indifférent, mais qui avait jaugé le visiteur de pied en cap.
  
  De même, bien qu'affectant une impassibilité de marbre, Coplan n'en avait pas moins remarqué le joli visage et les lignes pures du corps de l'épouse du mécano.
  
  Il pénétra dans une salle de séjour d'un mauvais goût parfait, avec des meubles en bois clair visiblement bon marché et décorée d'affreux "tableaux" aux teintes vives, l'un représentant un cabanon dans le Midi et l'autre un chalet suisse entouré de vaches.
  
  - Quel bon vent vous amène ? s'enquit avec un peu de vulgarité la maîtresse de maison, dont la mise n'était pas précisément celle d'une ménagère accaparée par les tâches quotidiennes.
  
  Ses longs cheveux blonds bien lissés, sa petite robe seyante en jersey beige, ses bas bleus à petits losanges et ses chaussure à bride en cuir lie-de-vin vernissé pouvaient laisser supposer qu'elle était sur le point de sortir.
  
  - J'aurais voulu voir votre mari, dit Coplan.
  
  Elle posa sur lui des yeux limpides, franchement étonnés.
  
  - Mon mari ? fit-elle d'un ton incrédule. Comment ? N'êtes-vous pas au courant ?
  
  Coplan tiqua.
  
  - Au courant de quoi ?
  
  - Eh bien, de sa mort, pardi ! Je pensais que c'était pour ça que vous veniez.
  
  Il la fixa, déconcerté. La nouvelle avait de quoi le surprendre, évidemment, mais la manière dont on la lui annonçait l'épatait encore davantage. Pas la moindre trace d'émotion n'avait altéré la voix de la jeune femme, comme si l'événement ne lui avait fait ni chaud ni froid.
  
  Au moins, cela dispensait Coplan de feindre l'affliction.
  
  - Quand est-ce arrivé ? demanda-t-il, vaguement irrité qu'elle n'eût pas eu le tact d'éteindre la musique.
  
  - Alors c'est vrai, vous ne le saviez pas ?
  
  Elle paraissait ne pas en croire ses oreilles et ce fut presque avec enjouement qu'elle reprit :
  
  - Je vais vous raconter. Asseyez-vous, si vous n'êtes pas trop pressé. Que lui vouliez-vous, à ce pauvre Emile ? Il avait fait des bêtises, je parie ?
  
  Coplan se dit que Quesnoy en avait certainement fait une, et de belle taille, en épousant cette sauterelle. Il s'assit dans un des fauteuils recouverts de moleskine verte, posa ses coudes sur ses genoux et déclara :
  
  - Parlez d'abord, j'ai tout mon temps.
  
  Elle prit place sur un siège identique, de l'autre côté d'une table basse, se croisa les jambes en appuyant la cheville de la droite sur son genou gauche, ce qui jeta à la vue de Francis l'image de cuisses superbes, gainées dans le haut par le bord de dentelle d'un pantie rouge vif. Très décontractée, elle expliqua :
  
  - Ça remonte à hier soir, n s'est fait écraser à 500 mètres d'ici par une voiture et on a transporté son corps à la morgue de Melun. Pas beau à voir, J'aime autant vous le dire. Je préfère qu'il soit là-bas plutôt que dans notre chambre. Je ne pourrais pas fermer l'oeil.
  
  Coplan tira son paquet de Gitanes de sa poche.
  
  - Vous permettez ? Mais peut-être fumez-vous ?
  
  Elle prit une cigarette dans le paquet tendu, accepta du feu puis enchaîna, volubile :
  
  - Quelle idée, aussi, d'aller se balader là-bas ! Ça le prenait de temps en temps, de filer sans crier gare. Faut avouer qu'on se disputait souvent, tous les deux. Moi, Je m'embête dans ce coin.
  
  - A-t-on arrêté le chauffard responsable de l'accident ?
  
  - Non, il a pris la fuite. Et personne n'a rien vu... À dix heures, il n'y a pas grand monde par ici, croyez-moi.
  
  Le moins qu'on pût dire, c'est qu'elle ne jouait pas la comédie de la douleur. Sa cigarette tenue entre ses doigts en ciseaux, son autre main serrant sa cheville levée, elle affichait une désinvolture désarmante, et il eût été bien difficile de deviner si sa pose audacieuse constituait une provocation délibérée ou involontaire.
  
  Coplan décelait cependant des tendances vicieuses sur ce visage faussement angélique et dans ces yeux pervenche tantôt candides, tantôt effrontés.
  
  - Vous attendez un nommé Marcel ? questionna-t-il incidemment.
  
  - Heu... Oui et non. Je ne serais pas étonnée de le voir rappliquer s'il a appris qu'Emile est mort.
  
  - Qui est-ce ?
  
  - Un copain.
  
  Son air évasif attribuait à ce mot un sens équivoque. On pouvait se demander jusqu'où elle poussait l'impudeur avec un "copain" si, devant un inconnu, elle maintenait les jambes écartées de telle façon qu'il pût apercevoir la fine culotte de nylon.
  
  - Qu'est-ce qui vous fait supposer qu'Emile avait fait des bêtises ?
  
  Elle secoua les épaules, et ses cheveux balancèrent sous son menton.
  
  - C'était, un pauvre type, confia-t-elle avec dédain. Un vantard. Il prétendait toujours qu'il allait gagner plus d'argent, mais on ne voyait rien venir. Si vous êtes là, c'est qu'il avait peut-être quand même fini par tenter quelque chose... Une idiotie, sans doute.
  
  Coplan en était persuadé.
  
  - Si ça ne vous fait rien, je préférerais éteindre la radio, dit-il en étendant le bras vers le récepteur.
  
  Puis, quand le silence eut rendu plus pesante l'atmosphère de la pièce, il reprit :
  
  - Oui, je crains que votre mari n'ait commis un acte illégal. Son décès met un terme à l'action de la justice, mais j'aimerais recevoir de vous quelques indications complémentaires. Ne vous a-t-il jamais fourni d'éclaircissements sur la manière dont il comptait se procurer de l'argent ? Un mot, une allusion lâchée au cours d'une discussion ?...
  
  Elle déposa sa cigarette sur le bord d'un cendrier, logea son genou dans ses mains entrelacées et le rapprocha de son buste. Songeuse, elle murmura :
  
  - Non, il ne m'a jamais dit comment il allait s'y prendre, mais une fois, parce que je le critiquais, il est devenu furax et il m'a rétorqué qu'un jour il aurait un compte dans une banque suisse, comme les rupins, et qu'alors je regretterais de l'avoir fait marcher. Moi, naturellement, j'ai pris ça pour du vent, vous pensez ! Vous croyez qu'il a planqué du fric ?
  
  Une étincelle d'intérêt s'était allumée dans son regard, puis celui-ci se voila, dénonçant une subtile invite ou une obscure complicité.
  
  - Je l'ignore, et c'est précisément ce que j'aimerais savoir, articula Coplan d'une voix ferme. Vous a-t-il parlé de ce moteur qui avait explosé à son usine ?
  
  - Oui, bien sûr. Tout le monde en a parlé dans la région. Il m'a raconté comment ça c'était passé, bien que ce soit le genre de truc qui ne m'intéresse pas du tout. Et comme il sautait sur la moindre occasion de se faire valoir, il a prétendu qu'il avait eu de la veine de ne pas avoir été bousillé. À quoi l'ai répliqué que je m'en fichais.
  
  - Cette franchise vous honore, persifla Coplan. Emile n'a-t-il pas laissé sous-entendre qu'il portait une certaine responsabilité dans cet accident ?
  
  - Lui ? C'est bien la seule chose dont il ne se serait pas vanté ! Sa rengaine, c'était qu'un mécano comme lui, ça ne courait pas les rues. Un mécano, peut-être, mais comme jobard, il se portait bien.
  
  Elle avait décidément la dent dure, cette jeune louve. Avec elle, Quesnoy n'avait pas dû rire souvent.
  
  - Avez-vous fouillé dans les affaires de votre mari, pour voir s'il avait contracté une assurance sur la vie, par exemple ?
  
  - Tiens, non ! Je n'y avais même pas pensé. Ça m'étonnerait qu'il l'ait fait, il se croyait tellement costaud !
  
  Elle rabaissa enfin son pied droit, le posa sur le tapis en raphia et saisit les accoudoirs de son fauteuil pour se lever.
  
  - On pourrait voir, suggéra-t-elle.
  
  - J'allais vous en demander l'autorisation. Il me serait utile de jeter un coup d'oeil sur les papiers qu'il détenait. Où les rangeait-il ?
  
  - En haut. Il plaçait tout son fourbi dans la vieille armoire du débarras qui lui serrait aussi d'atelier de bricolage. Venez.
  
  Elle le précéda vers une autre porte de la pièce, l'ouvrit, emprunta un escalier à pente raide, imposant à Francis le spectacle troublant du mouvement de ses jambes admirables, totalement exposées. Une onde de sensualité parcourut les veines de Coplan, malgré l'animosité croissante qu'il éprouvait à l'égard de la femme.
  
  Il la rejoignit dans une sorte de mansarde où s'entassaient les objets les plus hétéroclites. Une étagère et un râtelier a outils surplombaient un petit établi équipé d'un étau. Il n'y avait que peu de place pour se mouvoir. Frôlant Coplan de sa croupe, la veuve Quesnoy ouvrit les deux battants d'une armoire qui penchait.
  
  - Ne vous gênez pas, faites comme chez vous, invita-t-elle, ambiguë, en lui cédant la place devant le meuble. Après, je vous montrerai notre chambre. Emile laissait parfois des choses dans la table de nuit.
  
  Coplan promena un regard indécis sur les planches poussiéreuses qu'encombraient non seulement des magazines, des livres et des cahiers, mais aussi des bouteilles, des flacons pharmaceutiques et d'autres vieilleries.
  
  - Vous ne veniez jamais trifouiller ici-dedans ? s'enquit-il.
  
  - Moi ? Pour qui me prenez-vous ? Je n'allais pas me salir les mains dans ce fatras.
  
  Il devait le savoir, Quesnoy, que sa femme ne mettait jamais les pieds dans cet atelier fourre-tout, et qu'il pouvait donc y cacher ce que bon lui semblait.
  
  Francis se mit à l'oeuvre en commençant par la seule étagère où régnait un peu d'ordre, et sur laquelle s'empilaient, à côté de dossiers, des notes et des factures.
  
  Tandis qu'il passait rapidement en revue ces paperasses, observé par l'épouse du défunt, celle-ci prononça :
  
  - Même s'il n'avait pas pris d'assurance, j'aurai droit à une grosse indemnité, non ? Le responsable devra casquer.
  
  - Oui, à condition qu'on le retrouve, émit. Francis, tout à sa besogne.
  
  - Et la Sécurité Sociale ?
  
  - Renseignez-vous. Il faudra faire une déclaration de décès.
  
  - Pfff..., fit-elle. C'est assommant, ces formalités. Je n'y connais rien, à tout ça.
  
  - Vous devrez pourtant vous débrouiller pour vous mettre en règle. Surtout avec le percepteur, sans quoi vous aurez de fâcheuses surprises.
  
  N'arrêtant pas de fouiner, scrutant lettres et billets qui lui tombaient sous la main, Coplan amena au jour une enveloppe blanche, encore propre, non fermée, qui contenait quelque chose de plus rigide que de simples feuillets de papier.
  
  Il en retira une série de photos, en examina la première.
  
  Penchée sur son épaule, la jeune femme écarquilla les yeux, puis lâcha un "Oohh..." effaré.
  
  Il y avait de quoi.
  
  Francis, imperturbable, fit défiler les épreuves une à une. Elles étaient toutes du même acabit : franchement pornographiques.
  
  Il tourna la tête vers la jeune femme et demanda :
  
  - Vous ne les aviez jamais vues ?
  
  Elle restait médusée, ne parvenant pas à détacher son regard du dernier cliché que Coplan lui montrait.
  
  Finalement, sa stupeur se mua en indignation.
  
  - Le cochon ! proféra-t-elle. Comment a-t-il pu obtenir ces photos ?
  
  Il répondit, très calme :
  
  - À mon avis, quelqu'un a dû lui en faire cadeau.
  
  
  
  
  
  Chapitre VII.
  
  
  
  
  Subitement, son interlocutrice lui arracha des mains le paquet d'épreuves et se remit à les contempler, l'une après l'autre.
  
  Chacune d'elles la représentait, partiellement déshabillée ou nue, en train de se livrer aux jeux de l'amour avec un partenaire dont on ne voyait, à l'avant-plan et avec des contours très flous, que la main, l'épaule, une jambe ou l'arrière de la tête.
  
  Ce qui était peut-être le plus érotique, dans ces images, c'étaient les expressions du visage de la femme, tour à tour rieuse, cynique, provocante, ou bien abîmée, les yeux clos, la bouche entrouverte, Soumise, et enfin crucifiée, les traits altérés par un plaisir confinant à la souffrance.
  
  Ce que l'on distinguait de son corps, ou même les positions qu'elle avait adoptées, se révélait moins suggestif que ces mines de maîtresse énamourée, à la fois gourmande et d'une complaisance infinie, qu'elle affichait inconsciemment.
  
  - Ainsi, ces photos ont été prises à votre insu ? insista Coplan. Avec qui étiez-vous ? Et où ?
  
  Elle le dévisagea d'un air outré.
  
  - Mais, dites donc ! En quoi ça vous regarde ?
  
  Il changea aussi d'attitude, devint acerbe :
  
  - Ça me regarde parce que c'est probablement à l'origine de ce qu'a fait votre mari, et qui lui a coûté la vie. Je vous conseille de me répondre sans faux-fuyants, sinon je pourrais vous inculper de complicité avec l'homme qui a photographié ces scènes. Cela tombe sous le coup de la loi, figurez-vous : outrages aux bonnes moeurs.
  
  La veuve Quesnoy perdit sur-le-champ son arrogance. Jamais personne ne lui avait parlé sur ce ton-là, vraisemblablement. Elle balbutia :
  
  - Enfin, monsieur l'inspecteur, Je ne vois pas le rapport avec la mort de mon mari. Peut-être qu'Emile m'avait fait suivre, et qu'il a payé une espèce de saligaud pour avoir la preuve que je le trompais.
  
  - Un type qui aurait pu se cacher dans la chambre ou dans la pièce contiguë ? railla Francis. Il aurait été bigrement adroit. Tous ces clichés ont été pris à courte distance, n'est-ce pas visible ?
  
  Décontenancée, elle garda le silence. Il poursuivit durement :
  
  - Non, l'opérateur et votre amant étaient de mèche, voilà la vérité ! Ils se sont servis de vous pour manoeuvrer votre mari et l'amener à risquer n'importe quoi dans l'espoir que l'argent lui permettrait de vous reconquérir.
  
  Après une pause, il enchaîna :
  
  - Allons, dites-moi qui est le gars qui s'est si royalement amusé avec vous.
  
  L'idée qu'elle avait pu être un jouet, et qu'on avait abusé d'elle dans tous les sens du terme, déclencha sa colère. Une colère froide, vindicative, attisée encore par limage qu'elle avait sous les yeux, la montrant écartelée, à l'entière merci de son partenaire.
  
  - Je n'ai rencontré cet homme qu'une fois, avoua-t-elle d'une voix contenue. Il m'a dit s'appeler Juan et m'a emmenée dans un studio de la rue de Ponthieu, à Paris.
  
  - Dans une longue bagnole américaine ?
  
  - Non, en taxi. Ça remonte à trois ou quatre mois.
  
  Elle avait la respiration courte, les yeux chargés d'un âpre ressentiment.
  
  - Comment était-il, ce beau séducteur ?
  
  - Il avait le type étranger, la peau basanée. Le genre mexicain... Il me l'a d'ailleurs confirmé pendant qu'on couchait ensemble.
  
  - Assez maigre, une incisive en or dans le bas de la bouche et s'exprimant avec un fort accent ?
  
  Elle l'examina avec étonnement.
  
  - Vous le connaissez ?
  
  - Ce personnage est actuellement recherché pour des faits plus graves. Ne pouvez-vous rien me dire de plus sur lui ?
  
  - Non... C'a été une aventure sans lendemain. Il n'est pas venu au rendez-vous qu'il m'avait fixé la semaine suivante. J'aurais dû me douter que c'était un sale type.
  
  - Il ne semblait pourtant pas vous déplaire, insinua Coplan tout en désignant du menton les photos qu'elle tenait entre ses doigts crispés.
  
  - Oh, taisez-vous ! s'emporta-t-elle. Maintenant je comprends pourquoi Emile était à cran, ces derniers temps. Il me voulait tous les jours et se conduisait comme une brute. Ces images devaient l'obséder.
  
  Elles la fascinaient aussi, apparemment. Partagée entre la confusion d'avoir été saisie ainsi par l'objectif et une secrète vanité de voir exhiber sa beauté aux regards du policier qui se tenait près d'elle, elle s'enquit sur un ton plus normal :
  
  - Mais que signifie toute cette combine ? Que reproche-t-on à Emile, en définitive ?
  
  Coplan n'avait nulle envie de fournir des explications à cette petite grue, encore qu'il ne pût nier qu'elle exerçait sur lui une attirance inavouable.
  
  - Vous ne devez pas en savoir davantage, coupa-t-il. Votre mari est mort, paix à ses cendres. Quant à moi, je suis édifié. Je n'ai plus aucune raison de m'attarder ici.
  
  La fille se trouvant entre lui et la porte, il fut contraint d'attendre qu'elle sortît la première. Elle n'y mit aucun empressement.
  
  Lorsqu'il eut franchi le seuil, elle lui agrippa la manche.
  
  - Perquisitionnez quand même dans notre chambre à coucher... On ne sait jamais. Excusez-moi, le lit est encore défait.
  
  Résistant au magnétisme malsain qui émanait de cette impudente et trop appétissante créature, il se libéra d'un geste brusque, dit sèchement :
  
  - Attendez Marcel. Bonsoir. Et il dévala les escaliers.
  
  
  
  Dans la matinée du lendemain, Coplan avisa par téléphone le commissaire Tourain de la mort suspecte du mécanicien de Melun. Le fonctionnaire de la D.S.T. jugea comme lui qu'il était indispensable de prévenir les enquêteurs locaux (les gendarmes) que cet "accident" avait fort peu de chances d'en être un, et qu'il convenait d'envisager un homicide délibéré.
  
  - On lui a cloué le bec, conclut Francis. D'autres éléments m'en ont apporté la certitude. Figurez-vous que la femme de Quesnoy a été la maîtresse de Diego !
  
  - Non ? fit Tourain, ahuri.
  
  - Si, une fois. Le temps de photographier leurs ébats. Ensuite, le Vietnamien a dû utiliser ces clichés pour aiguillonner le mécano. Vous devinez le système... Votre épouse vous trompe parce que vous n'avez pas le sou, mais moi je peux vous en faire gagner un gros paquet, etc. Il fallait recourir à des mobiles passionnels, sans quoi le gars n'aurait pas marché.
  
  - Donc, il y a eu sabotage ?
  
  - J'en mettrais ma main au feu. Ke Trinh étant liquidé, Quesnoy était le seul à pouvoir divulguer la vérité. Le cycle est bouclé, de sorte que l'ensemble du complot s'enfonce dans les ténèbres.
  
  - Total, vous êtes logé à la même enseigne que moi. Et si on ne retrouve pas la piste de ce Diego, nous sommes marron : c'est le mur.
  
  - Un mur, ça se défonce, riposta Coplan avec son indéfectible optimisme. Ne nous tenons pas pour battus, Tourain. Il nous reste une carte : Carl Zeicher.
  
  - Comment ? Mais il est déjà dans son cercueil, lui aussi !
  
  - Oui, bien sûr. Seulement, souvenez-vous que c'est lui qui a été descendu le premier. Et pour quoi ? Voilà la véritable énigme, celle qui a entraîné tout le reste en cascade. Si nous parvenons à dénouer ce noeud-là, nous tiendrons le fil conducteur.
  
  La voix de Tourain trahit un certain scepticisme :
  
  - Mais comment y parviendrez-vous, si l'on supprime systématiquement ceux qui ont trempé dans l'affaire ? Enfin, je vous souhaite bonne chance. De notre côté, nous ne chômerons pas, je vous le garantis.
  
  - Je m'en doute ! Au revoir, commissaire !
  
  Après cette conversation, Coplan passa deux heures à compulser la documentation qu'il avait réunie sur l'évolution de la coopération européenne en matière de programmes spatiaux.
  
  Au fil des années, il avait pu mesurer l'efficacité des méthodes du Vieux. L'une d'elles consistait à ne pas se braquer exclusivement sur "les péripéties"...
  
  Alors que ses agents étaient aux prises, sur le terrain, avec des réalités immédiates souvent mystérieuses, le Vieux se refusait à ne considérer qu'elles et à suivre les événements le nez par terre, comme le chien policier qui renifle une piste. Il s'efforçait toujours de situer le problème dans son contexte, c'est-à-dire de rattacher les faits au cadre général dans lequel ils se déroulaient.
  
  Tel était à présent l'objectif de Coplan : il désirait avoir une vision plus large de la vaste compétition spatiale dont le monde était le théâtre.
  
  Au terme de son étude, il sut qu'une véritable guerre du cosmos était engagée. Pas uniquement pour la conquête de la lune et des planètes du système solaire, ni même sur les plans scientifique et militaire, mais pour des motifs bien plus prosaïques.
  
  On était à l'aube d'une époque où des sommes colossales, investies dans les tirs de fusées porteuses, allaient devenir rentables par l'utilisation commerciale de certains satellites. Déjà, des compagnies mondiales intéressées au développement des télécommunications s'affrontaient pour installer dans l'espace leurs premières centrales de retransmission. Ces dernières pourraient, dans les prochaines années, émettre des informations et des images avec une puissance telle que les antennes des particuliers les capteraient directement, sans être tributaires de stations d'écoute telles que Pleumeur-Bodou ou Andover.
  
  Cette bataille revêtait une importance gigantesque. Des intérêts énormes, privés et nationaux, rivalisaient dans cette compétition, et les velléités d'indépendance manifestées tant à Bonn qu'à Paris ne devaient pas être acceptées de gaieté de coeur par Washington et Moscou, jusqu'ici seuls en lice.
  
  
  
  
  
  À trois heures, Coplan reçut Willy Flensburg dans l'appartement de la rue Raynouard. Les deux hommes se congratulèrent cordialement avant d'entamer l'entretien. Le Vieux avait t'ait savoir qu'il n'y assisterait pas, son agent FX-18 ayant reçu toute latitude pour mener à bonne fin la suite des opérations. Coplan dit à l'Allemand :
  
  - Depuis hier, j'ai eu le temps d'approfondir la question. Maintenant, je pense que nous ne vous serons pas d'un grand secours pour l'enquête au sujet du meurtre de Zeicher.
  
  L'émissaire du B.N.D. eut un petit recul et ses traits s'assombrirent. Ne cachant pas sa déception, il prononça :
  
  - Dois-je comprendre que des ordres supérieurs vous ont enjoint de ne pas coopérer avec nous ?
  
  Très renseigné sur la susceptibilité germanique, Coplan se hâta de répondre avec un sourire teinté de bonhomie :
  
  - Non, pas du tout. Au contraire, je vous ai exprimé une opinion personnelle. Ma conviction, c'est que nous ne pourrons pas tirer cette histoire au clair sans votre aide.
  
  Plensburg se détendit.
  
  - Ah... Ça, c'est autre chose, émit-il, rasséréné. Comment avez-vous abouti à cette conclusion ?
  
  - Eh bien, tout simplement par le fait que la cause réelle de la mort de votre agent doit être cherchée en Allemagne. Vous nous avez dit hier que Zeicher avait été abattu parce qu'il filait Luong Ke Trinh : en sol, cela ne me semble pas une raison suffisante.
  
  Deux traits verticaux creusèrent le front de Flensburg.
  
  - Cela paraît pourtant la seule, objecta-t-il.
  
  - À première vue, oui, mais elle n'explique pas tout, vous savez aussi bien que moi que des clandestins ne tuent pas un individu pour l'unique raison qu'il observe les allées et venues d'un de leurs complices. Ils ont d'autres recours. Soit d'avertir l'homme qu'ils couvrent, afin que celui-ci déjoue la filature et qu'il se tienne tranquille pour un temps, soit d'empêcher le suiveur, par un procédé anodin, de maintenir sa surveillance. Dégonfler un pneu de sa voiture suffit, dans la plupart des cas.
  
  - Oui, d'accord, acquiesça Flensburg. On n'en vient à l'assassinat qu'à la toute dernière extrémité, pour un motif impérieux.
  
  Coplan pointa son index sur la poitrine de son interlocuteur :
  
  - Voilà, vous l'avez dit : "Pour un , motif impérieux..." En l'occurrence, quel était-il ?
  
  L'Allemand ne pipant mot, Francis reprit :
  
  - Zeicher avait relevé une chose qu'il ne devait rapporter à ses chefs à aucun prix. C'est pour cela qu'on l'a liquidé. Et ceci nous oblige à remonter en arrière : quand et où a-t-il assumé la prise en charge du Vietnamien ? A Karlsruhe, si je ne m'abuse ?
  
  Flensburg hocha la tête.
  
  - Je vois où vous voulez en venir, murmura-t-il. Oui, votre raisonnement est tout à fait valable. Mais je ne puis vous répondre immédiatement : il me faudrait joindre un des bureaux de la Grenz-Polizei pour qu'on m'informe dans quelles circonstances Zeicher à relayé l'inspecteur qui était sur les talons de Ke Trinh, après que ce dernier eût franchi notre frontière. C'était à Karlsruhe, effectivement.
  
  - Eh bien, nous allons nous y rendre ensemble, déclara Coplan avec décision. Etes-vous venu en voiture ou faut-il prendre la mienne ?
  
  
  
  Tout en pilotant sa DS 21 sur la longue route qui, par Strasbourg, allait les mener au-delà du Rhin au Q.G. de district de la Grenz-Polizei à Offenburg, Coplan fit plus ample connaissance avec son homologue allemand.
  
  Au cours du voyage, Willy Flensburg, mis en confiance, se départit lentement de la gravité que lui conférait son rôle officiel d'envoyé spécial du B.N.D.
  
  - Demeurez-vous à Bonn ? lui demanda Coplan.
  
  - Non, j'habite à Munich, car je suis attaché à notre centre de Pullach.
  
  - Êtes-vous marié ?
  
  - Je l'ai été, il y a six ans. Mais c'était une erreur. Dans notre profession, cela vous empêche d'être vous-même alors que vous devriez pouvoir vous détendre complètement. Votre femme finit par s'apercevoir que vous lui dissimulez vos soucis, elle s'imagine des tas de choses, vous êtes contraint de lui mentir constamment pour la rassurer puis, en fin de compte, lassée de vous voir partir à tout bout de champ, elle devient insupportable.
  
  - C'est ce qui m'a toujours retenu, avoua Francis. Un couple ne peut pas vivre normalement, ni être heureux, quand l'un des deux mène une existence dont il ne peut jamais parler à coeur ouvert. Mais j'ai parfois le sentiment d'être frustré des joies les plus simples, auxquelles tout homme a droit. Enfin, heureusement que nous avons de sérieux dérivatifs.
  
  Plensburg eut un rire amer.
  
  - Vous appelez ça des dérivatifs ? Nous passons notre temps à sauver notre peau de justesse, sans même savoir d'où peuvent venir les coups. Je ne sais comment ça se présente pour vous, en France, mais chez nous le danger vient souvent de l'intérieur de nos services.
  
  Coplan approuva de la tête.
  
  - Cela fait un certain bruit dans les milieux spécialisés, reconnut-il. Des agents qui trahissent en faveur de l'Est, d'autres qui filent carrément de l'autre côté du rideau de fer et livrent des listes de correspondants, des chefs qui se suicident, certains départements noyautés par des "antennes" de la CI.A... Bref, vous êtes gâtés.
  
  - Nous opérons perpétuellement sur le fil du rasoir, confia Flensburg, préoccupé. Travailler dans ces conditions met les nerfs à rude épreuve, vous pouvez m'en croire. On n'est jamais sûr d'avoir ses arrières assurés, les coups de poignard dans le dos sont plus à redouter que les attaques d'adversaires déclarés.
  
  Un rapprochement se fit dans son esprit et il continua, plus animé :
  
  - Tenez, dans l'affaire qui nous concerne en ce moment, par exemple : quand j'ai su que Carl Zeicher avait été assassiné en France, la première chose qui me soit venue à l'idée était qu'il avait été vendu. Je l'ai fréquenté, et je puis vous affirmer que c'était un type très fort. Qu'il se soit laissé avoir m'a paru inexplicable.
  
  - Oh, attention, il a été descendu par un tireur se trouvant à une centaine de mètres de lui, les experts l'ont établi. Personne ne peut rien contre une attaque de cette espèce.
  
  - Bien entendu, concéda Flensburg. D'ailleurs, votre démonstration m'a fait changer d'avis : il a été liquidé par nos adversaires parce qu'il avait mis le doigt sur un fait trop significatif.
  
  - Oui, dit Coplan, songeur, pourtant, à mon avis, il y a là un paradoxe qui me tracasse depuis ce matin : on élimine Zeicher pour la raison que nous supposons, et puis on supprime le Vietnamien. A mon sens, il y a un mort de trop.
  
  - Comment ça ?
  
  - Logiquement, la disparition de l'un devait exclure celle de l'autre. Ou bien on empêchait définitivement Zeicher de parler, et ceci en vue de protéger Luong Ke Trinh, ou bien on liquidait ce dernier parce qu'il était grillé, et pour couper l'herbe sous le pied à Zeicher. Mais pourquoi les tuer tous les deux ?
  
  Plensburg soupira.
  
  - Voilà les dérivatifs que nous offre ce métier, maugréa-t-il. Nous casser la tête sur des plaisanteries de ce genre.
  
  Coplan, qui ne détachait pas les yeux de la perspective fuyante de la route éclairée par ses phares à iode, rétorqua d'un ton convaincu :
  
  - C'est ce que je trouve passionnant. Résoudre de tels problèmes, avec le piment du risque auquel on s'expose, convient à mon caractère. Et au vôtre aussi, quoi que vous en disiez.
  
  - Sans doute, admit Flensburg. Encore que si c'était à refaire, je choisirais probablement un honnête corps de police. Là, au moins, tout est clair : il y a la loi, les braves gens et les fripouilles. Chez nous, tout est marécageux, nauséabond... Enfin, aujourd'hui, je ne suis pas mécontent de travailler avec vous. D'une part, vous êtes réconfortant, et ensuite j'ai un faible pour les Français. De vous à moi, je ne blaire pas plus les Américains que les Russes.
  
  - Prosit ! fit Coplan. Je suis prêt à parier que nous allons devoir en découdre une fois de plus avec les uns ou les autres !
  
  - Je ne parierais pas un seul schnaps ! Il n'y a qu'eux qui puissent être derrière cette combine. Qui sait même s'ils ne l'ont pas montée ensemble, de commun accord !
  
  - Cela n'aurait rien de surprenant. La maîtrise des télécommunications couronnerait leur suprématie militaire, et notre pauvre vieux continent serait totalement ligoté.
  
  - Savez-vous que les Américains projettent de lancer des satellites-relais de 800 kg grâce auxquels, du sol, avec un vulgaire walkie-talkie de poche, leurs officiers pourraient correspondre entre eux à des milliers de kilomètres de distance[xi] ?
  
  - Il y aura encore de beaux jours pour leurs agents secrets, si ceux-ci se voient accorder les mêmes facilités..., à moins qu'ils ne les aient d'ores et déjà, remarqua Coplan.
  
  Leur conversation s'interrompit car ils atteignaient le pont de Kehl.
  
  Un quart d'heure plus tard, dans Offenburg endormie, Flensburg guida Coplan vers les bureaux de la Grens-Polizei.
  
  Il était onze heures du soir quand, sans avoir pris le temps de dîner, les deux hommes pénétrèrent dans la permanence. Un planton en uniforme gris s'enquit du motif de leur visite.
  
  - Je désire voir le capitaine Klaus ou son remplaçant, dit Flensburg en exhibant un laissez-passer. C'est pour une question urgente.
  
  Dans son pays, il reprenait instinctivement le ton distant qui marque les rapports avec les subordonnés dans les forces armées.
  
  L'agent de garde, ayant prévenu son supérieur, reçut de lui l'autorisation d'introduire les visiteurs.
  
  Flensburg et Coplan entrèrent dans un bureau où un homme en civil, de forte corpulence, aux traits empâtés et au teint coloré de bon buveur de bière, trônait dans un fauteuil aux montants nickelés.
  
  Il salua d'une inclinaison de la tête les deux arrivants et dit :
  
  - Je suis le capitaine Klaus. Que puis-je pour vous ?
  
  Flensburg lui révéla son appartenance, document à l'appui, et prononça ensuite :
  
  - C'est vous qui avez signalé au B.N.D. qu'un suspect nommé Luong Ke Trinh avait passé la frontière, venant de France, il y a une huitaine de jours ?
  
  Klaus fit un signe d'assentiment. Flensburg poursuivit :
  
  - Je voudrais que vous me communiquiez le rapport de l'inspecteur qui a contacté notre agent à Karlsruhe pour lui confier la suite de la filature. Il est indispensable que nous sachions exactement dans quelles circonstances s'est opéré ce transfert de responsabilités.
  
  Klaus posa sur lui un regard glauque.
  
  - L'homme vous a-t-il échappé ? s'enquit-il, ses mains boudinées posées à plat sur le bureau.
  
  - Non, pas le moins du monde. Et nous ne reprochons rien à votre subordonné. La question est de savoir s'il a livré le Vietnamien avant ou après que ce dernier ait rencontré la personne qu'il devait voir dans cette ville.
  
  - Un moment, dit Klaus. Je vais vous montrer ce rapport.
  
  
  
  
  
  Chapitre VIII.
  
  
  
  
  Coplan et Flensburg lurent ensemble les feuillets dactylographiés qui étaient posés sur le bureau du capitaine.
  
  Il ressortait de la relation de l'inspecteur Ruhten que sa jonction avec Carl Zeicher avait eu lieu dans le hall du Schloss-Hôtel, à la place de la Hawptbahnhof, à Karlsruhe, à quatre heures dix de l'après-midi.
  
  À ce moment-là, Ke Trinh était en train de discuter avec quelqu'un au bar de l'hôtel. Ruhten, scrupuleux, fournissait le signalement détaillé du compagnon du Vietnamien. Il avait même poussé la conscience professionnelle jusqu'à observer ce personnage après que Zeicher eût emboîté le pas à son suspect.
  
  Se disant à juste titre que si le B.N.D. s'intéressait à cet Asiatique, les relations de ce dernier pouvaient mériter de la curiosité, l'inspecteur n'avait pas voulu rentrer au bercail sans avoir au moins tenté d'identifier l'autre quidam.
  
  Il y avait réussi, et même facilement, car cet individu logeait à l'hôtel. Il s'appelait Gunther Wülfing était domicilié à Francfort, au 312 Schaumain Kai.
  
  C'était un client assidu de l'hôtel. Le chef de la réception et le portier le connaissaient. Wülfing appartenait à un gros consortium de produits chimiques, la Sprengstoffe und Pulver A.G.
  
  Arrivés à cet endroit du rapport, Flensburg et Coplan levèrent les yeux pour se regarder mutuellement, pressentant tous deux l'importance que revêtait cette indication.
  
  - Une firme fabriquant des explosifs, murmura Coplan. Peut-être aussi des propergols solides ?
  
  - Très certainement, confirma à mi-voix Willy Flensburg. Nul n'est mieux placé qu'elle.
  
  Le gros Klaus les écoutait, les paupières mi-closes, cherchant à deviner le sens de leurs propos.
  
  Coplan reprit, avec une expression réfléchie :
  
  - Mettons les choses bout à bout : Ke Trinh reçoit de Parker l'ordre d'activer son action du côté des propergols à poudre. Aussitôt, il se rend à Karlsruhe et y contacte un représentant de la Sprengstoffe. Après quoi il file à Morhange, à la Chimique des Poudres. Zeicher est abattu pendant qu'il s'y trouve. Et le Vietnamien périt trois jours plus tard. Pourquoi lui a-t-on accordé ce sursis ?
  
  Flensburg avança :
  
  - Parce que Wülfing lui a demandé une information, que le Vietnamien s'est procurée lors de son entrevue avec Dumoissac, et qu'il a dû retransmettre ensuite à Wülfing.
  
  - Ça coule de source, renchérit Coplan. C'était la liaison occulte établie par Ke Trinh entre les deux sociétés que Carl Zeicher avait détectée, et il faut croire que cette découverte revêtait une telle gravité qu'on a jugé bon de l'occire.
  
  Un silence plana dans le bureau.
  
  Plensburg nota le nom et l'adresse de Wülfing dans un carnet, puis il dit au capitaine Klaus :
  
  - Vous pourrez féliciter l'inspecteur Ruhten. Il s'est acquitté de sa mission d'une façon exemplaire et nous lui devrons beaucoup. Je vous remercie également pour l'esprit de coopération dont vous avez fait preuve en cette matière.
  
  L'interpellé se rengorgea imperceptiblement. Il avait craint des ennuis, se voyait complimenté.
  
  - Nous remplissons nos devoirs du mieux que nous pouvons, grommela-t-il avec une modestie bourrue. Mais, si j'ai bien compris, je peux rayer ce Vietnamien de la liste des suspects à signaler en cas d'entrée dans le pays ?
  
  - Oui, dit Plensburg. Barrez-le, il ne reviendra plus.
  
  Puis, à Coplan :
  
  - Logerons-nous ici ou à Francfort ?
  
  - Combien de temps faudrait-il pour y arriver ?
  
  - Par l'autoroute, moins de deux heures.
  
  - Alors, autant y aller séance tenante.
  
  - D'accord. Mais, au préalable, je vais téléphoner d'ici au centre opérationnel du B.N.D. Mon supérieur doit savoir ce que je deviens.
  
  Klaus lui ayant désigné l'appareil qu'il mettait à sa disposition, Plensburg décrocha et forma un numéro. Lorsqu'il eut obtenu la communication, il relata succinctement les résultats de son voyage en France, ainsi que ceux de sa visite au commissariat de la Grenz-Polizei à Offenburg. Il déclara pour finir qu'il poursuivait l'enquête avec un collègue français et qu'ils se disposaient à partir pour Francfort, où ils descendraient à l'hôtel Intercontinental.
  
  
  
  
  
  Légalement, Gunther Wülfing était intouchable.
  
  Telle fut la conclusion que formula Flensburg, le lendemain après-midi, après qu'il eut glané des renseignements sur l'intéressé. Il en fit part à Coplan dans la cafétéria de l'Intercontinental :
  
  - C'est un personnage très honorable, il occupe un poste de rang élevé dans cette firme de produits chimiques et son entrevue avec Ke Trinh ne saurait constituer un délit aussi longtemps que nous ne pourrons pas prouver qu'il y avait entre eux une collusion illicite.
  
  - Alors comment allons-nous l'entreprendre ?
  
  Coplan se massa la joue.
  
  - Il faut pourtant que nous lui tirions les vers du nez, marmonna-t-il. Ce bonhomme doit connaître le dessous des cartes, au moins en partie.
  
  Flensburg, qui fumait peu, éprouva le besoin d'allumer une cigarette. Des rides de préoccupation plissaient son front.
  
  - Il n'est même pas sûr qu'il ait une responsabilité quelconque dans la mort de Zeicher, supputa-t-il. Est-ce lui qui était un instrument aux mains du Vietnamien ou l'inverse ? Rien ne nous permet d'en juger.
  
  Coplan fit tourner sa cuiller dans sa tasse de café.
  
  - On peut se le demander, en effet, convint-il. Mais j'ai vu, consignés dans le rapport d'un commissaire de la D.S.T., les propos que Dumoissac avait échangés avec Luong Ke Trinh. Il y était question des difficultés financières de la société française et de l'absorption éventuelle de celle-ci par une puissante firme allemande.
  
  Supposons que cette firme soit la Sprengstoffe Gesellschafl.
  
  Laissant filtrer de la fumée par ses narines, Flensburg dirigea vers son interlocuteur un regard intrigué. Il déclara :
  
  - J'ignorais ce détail. Sous-entendez-vous par là que Ke Trinh opérait pour le compte de Wülfing ?
  
  - Non, puisque nous savons qu'il se conformait aux instructions envoyées par Parker, mais les informations qu'il avait extorquées à Dumoissac pouvaient surtout être utiles à Wülfing, si son consortium méditait de...
  
  Il s'interrompit, fit claquer ses doigts :
  
  - Eh bien, voilà la signification que nous cherchions ! s'exclama-t-il d'une voix contenue. "Prise sous contrôle rapide, indispensable..." Il s'agissait de favoriser, et de hâter, l'achat de la Chimique des Poudres par le consortium. Or, le Vietnamien a pu, à l'issue de son entretien avec Dumoissac, livrer un renseignement de premier ordre, à savoir que si la société française ne décrochait pas une grosse commande en Amérique Latine, elle serait contrainte de s'aliéner à sa concurrente la plus redoutable...
  
  Flensburg eut une mimique extrêmement perplexe.
  
  - Admettons... Mais alors, je ne vois pas en quoi cette manoeuvre léserait les activités spatiales de nos deux pays. Ce rapprochement industriel les renforcerait plutôt.
  
  Coplan tout une gorgée de café, déposa sa tasse.
  
  - Oui, vous avez raison, lassa-t-il tomber. C'est le pot à encre. Limitons-nous donc aux données simples, indiscutables : Zeicher est mort pour avoir vu aller le Viêt de Wülfing à Dumoissac, point à la ligne. Autre paragraphe : Ke Trinh a-t-il revu Wülfing avant d'être descendu à son tour ? Voilà le point qu'il conviendrait d'élucider en premier lieu, et cela nous pouvons aller le demander poliment à votre compatriote, sous le couvert d'une enquête purement judiciaire.
  
  De l'index, Willy Plensburg se gratta derrière l'oreille.
  
  - Pas d'objection, dit-il. Nous ne mentionnerons pas Zeicher, mais uniquement la disparition du Vietnamien. Nous verrons la tête que fera Wülfing... Venez, allons chez lui.
  
  Il régla les consommations et quittèrent la salle.
  
  Sans que Plensburg lui eût indiqué le chemin, Coplan prit la direction du Schaumain Kai, la voie qui longe la rive droite du fleuve. L'agent allemand ne fut pas long à s'en aviser.
  
  - Tiens ? s'étonna-t-il. Vous savez où c'est ?
  
  - J'ai cherché sur un plan de ville, ce matin, pendant que vous investiguiez sur l'ami Wülfing. Et puis, ce n'est pas la première fois que je viens à Francfort.
  
  Discret, Plensburg ne sollicita pas de plus amples confidences.
  
  En moins de dix minutes, ils atteignirent un des grands ponts qui enjambent le large cours d'eau. L'homme du B.N.D. nota :
  
  - Au siège social de la société, le travail finit à cinq heures. Il est moins dix... Nous sommes un peu en avance. Essayez de vous garer à proximité du domicile de Wülfing, nous attendrons qu'il rentre chez lui.
  
  Au-delà du pont, Coplan vira sur la gauche, puis il inséra sa D.S. dans le trafic à sens unique qui déferlait sur le quai. Serrant sa droite, il partagea son attention entre la conduite de sa voiture et les numéros des maisons (des villas précédées d'un jardin) qu'il dépassait.
  
  À partir du 280, il chercha des yeux un emplacement disponible. Un peu plus loin, il en repéra un et se rangea le long du trottoir.
  
  - Parfait, dit Plensburg. D'ici, je peux voir l'entrée de la maison.
  
  Décontractés, ils entamèrent leur surveillance.
  
  Coplan abaissa la vitre de sa fenêtre afin de pouvoir poser son coude sur le rebord de la portière. Il vit passer lentement une longue voiture américaine qui semblait chercher aussi un endroit où se garer.
  
  Une Plymouth "Fury" d'un ton brun mordoré.
  
  Avec une plaque d'immatriculation blanche, aux chiffres rouges, de l'État de Floride.
  
  De la main droite, et sans détourner le regard, Coplan toucha le bras de son compagnon.
  
  - Vous croyez au Père Noël ? s'enquit-il à mi-voix.
  
  Plensburg, déconcerté, lui décocha un coup d'oeil.
  
  - Non, dit-il. Pourquoi ?
  
  - Parce que ça me paraît trop beau pour être vrai, murmura Coplan tout en penchant la tête pour observer la belle limousine. Figurez-vous que j'aperçois une bagnole qui ressemble comme deux gouttes d'eau à celle qui abritait le tueur de notre Vietnamien. Et elle semble vouloir s'arrêter dans les parages.
  
  - Donnerwetter, gronda Flensburg, soudain sur le qui-vive. Êtes-vous sûr de ne pas prendre vos désirs pour des réalités ?
  
  - Je n'imagine rien, je constate. La voiture se balade là-bas, à peu près à la hauteur de la villa de Wülfing, et elle continue son chemin presque au pas. Il y a deux types à l'intérieur.
  
  Plensburg se mordilla la lèvre.
  
  - J'espère qu'ils ne viennent pas descendre Wülfing, articula-t-il en se haussant sur son siège pour regarder au loin.
  
  - Une chance sur deux, supputa Francis qui, voyant grandir l'écart, prit la précaution de remettre le moteur en marche. Avec ces gars-là, on ne sait plus sur quel pied danser. Suppriment-ils des adversaires ou des complices ?
  
  - En tout cas, ce n'est pas le moment de rester les bras croisés, maugréa l'Allemand. Avant tout, tâchons de voir à qui nous avons affaire. L'apparition de cette voiture n'est peut-être qu'une coïncidence ?
  
  - Elle a trouvé une place. Vite, Flensburg, mettons-nous d'accord : de deux choses l'une : ou bien ils viennent rendre visite à Wülfing pour des raisons pratiques, ou bien ils se proposent de le nettoyer. Je serais d'avis de les intercepter avant, de toute façon.
  
  La main sur la poignée de la portière, son passager lui lança :
  
  - Moi aussi, mais pour autant que nous soyons mieux édifiés sur eux. Je n'ai pas le droit de commettre une gaffe.
  
  Il s'extirpa de la berline, scrutant l'emplacement lointain où la limousine devait s'être alignée le long du trottoir.
  
  Coplan coupa le contact, mit également pied à terre. Ne sachant de quelle direction allait s'amener Wülfing, il promena un regard circulaire. Le crépuscule commençait à obscurcir le ciel, une lumière d'entre chien et loup rendait les traits des piétons peu discernables à plus de vingt mètres.
  
  - Les deux occupants sortent de leur Plymouth, signala Flensburg. Partez à leur rencontre et dépassez-les, de manière que nous puissions couvrir Wülfing, en cas de nécessité, d'où qu'il arrive.
  
  Cela répondait au souci de Coplan, qui contourna le capot de la D.S., accéda sur le trottoir et s'en alla d'une allure dégagée vers les présumés suspects.
  
  Ceux-ci ne paraissaient pas décidés à entrer au 312. Ils déambulaient en discutant, pareils à de paisibles promeneurs que rien ne presse.
  
  Coplan fut bientôt en mesure de mieux voir leur visage. Ils avaient le type latino-américain, et l'un d'eux ressemblait fichtrement à la description qu'on possédait de Diego, alias Juan.
  
  En les croisant, Coplan n'eut pas l'air de les apercevoir. Il continua du même pas jusqu'à ce qu'il fût parvenu près de la Plymouth. Là, il détailla un court instant la voiture et releva un détail qui acheva de l'édifier : pas de doute, ces individus étaient les tueurs de Zeicher et de Ke Trinh.
  
  Comment en prévenir Flensburg qui, appuyé â la carrosserie de la D.S., avait allumé une cigarette et feignait d'attendre quelqu'un ?
  
  Wülfing pouvait apparaître d'un moment à l'autre.
  
  Coplan fit demi-tour, allongea le pas. Silencieux, il combla la distance qui le séparait des deux types, toujours occupés à deviser avec insouciance.
  
  À deux mètres d'eux, Coplan les interpella d'une voix forte en allemand :
  
  - Halte ! Police... Contrôle d'identité.
  
  Comme piqués par un serpent, les deux hommes se retournèrent d'un bloc. Ils dardèrent sur Coplan un regard acéré puis, devinant sur-le-champ qu'il ne s'agissait pas d'une simple Vérification de routine, ils réagirent avec une promptitude effarante : sans s'être adressé le moindre signe, ils s'écartèrent l'un de l'autre, fléchirent des jambes et portèrent la main à leur poche intérieure.
  
  Avant qu'ils eussent eu le temps de dégainer leur arme, deux coups de feu éclatèrent.
  
  Coplan, qui avait envisagé une riposte foudroyante des deux lascars à son ultimatum, fut surpris de voir s'écrouler Diego, sur lequel il n'avait pas tiré, en même temps que l'autre type qu'il venait de terrasser d'une balle.
  
  Flensburg accourait, son Mauser au poing, tandis que des passants détalaient ou se jetaient à plat ventre sur le trottoir.
  
  - Lieber Gott, que leur aviez-vous dit ? s'exclama-t-il, atterré, en regardant les deux corps recroquevillés par terre. J'ai bien cru qu'ils allaient vous descendre.
  
  - Ils s'y apprêtaient sûrement. Je les avais stoppés pour un contrôle de leurs papiers.
  
  Pendant que des cris s'élevaient autour d'eux et que des voitures défilant sur la chaussée ralentissaient, ils s'accroupirent près de leurs victimes pour juger de leur état.
  
  L'individu atteint par Coplan geignait en se tenant le haut de la cuisse à deux mains, et il perdait beaucoup de sang.
  
  Quant au nommé Diego, il arborait une face hébétée, blafarde, aux traits creusés. Couché en chien de fusil, il gardait les yeux ouverts. On ne distinguait pas l'endroit où le projectile l'avait frappé.
  
  Flensburg se redressa, déterminé à appeler des secours. Des gens qui s'étaient rapprochés le contemplaient avec un mélange de frayeur et d'hostilité, car certains l'avaient vu pointer son arme et presser la détente.
  
  Il les apostropha durement :
  
  - Essayez plutôt de prévenir la police ou de faire appel à une ambulance ! Ces deux blessés sont des criminels, nous étions en état de légitime défense. Los ! Dépêchez-vous. Demandez de téléphoner dans une de ces maisons.
  
  Coplan, penché sur Diego, n'était pas rassuré par la mine figée du bellâtre. Le pouls ne battait que faiblement, une tache de sang commençait à maculer sa chemise blanche au niveau des côtes inférieures.
  
  Pendant que Flensburg, debout, le masque rigide, tenait les curieux à distance et leur intimait de reculer, Coplan parla à l'oreille du sud-américain, en anglais cette fois :
  
  - Répondez par oui ou par non : vouliez-vous liquider Wülfing ?
  
  Le moribond remua doucement la tête de gauche à droite.
  
  - Le mécanicien de Melun, Quesnoy, a-t-il saboté le moteur à hydrogène ?
  
  Diego resta inerte, inexpressif. Coplan le harcela :
  
  - Il me faut une certitude. J'ai vu la femme et les photos. Lui est mort. Vous seul êtes au courant et vous n'avez peut-être plus que quelques minutes à vivre : dévoilez-moi la vérité.
  
  Les lèvres de Diego esquissèrent des mots inintelligibles, que couvraient encore les bruits de la circulation et le brouhaha environnant.
  
  - Répétez, demanda Coplan, la tête plus inclinée vers le blessé.
  
  Celui-ci chuchota :
  
  - Moravin... Luong... a fait croire à Quesnoy que sa femme... Les photos... avec Moravin. Alors...
  
  - Compris, dit Francis. Mais qui est Parker ?
  
  Les paupières de l'homme se levèrent sur un regard vitreux. Visiblement, il était au bord de l'inconscience et sa lucidité s'effaçait. Néanmoins, il luttait pour ne pas sombrer. Il fit un signe de dénégation comme s'il refusait de fournir des renseignements sur ce point.
  
  Coplan lui serra l'épaule.
  
  - Si vous ne me dites rien, je vous laisserai crever, promit-il d'une voix basse et menaçante. Vite... Le vrai nom de celui qui donnait les ordres.
  
  - Je... ne sais pas, murmura Diego dans un souffle.
  
  Anxieux, Flensburg questionna Coplan :
  
  - Croyez-vous qu'il ait son compte ?
  
  Francis lui renvoya une mimique pessimiste, sans plus. Il tâta une poche du veston de Diego, y subtilisa les clés de la Plymouth, interrogea encore :
  
  - Pourquoi Luong a-t-il été abattu ? C'est vous qui l'avez attiré dans ce traquenard, nous en avons la preuve. Qui l'a condamné ?
  
  Un rictus de souffrance tordit soudain les traits du tueur. Ses doigts crispés griffèrent le pavé et il tenta de rehausser son torse, puis il s'amollit complètement, ayant perdu connaissance.
  
  Coplan le fixa deux secondes, furieux de voir s'évader dans le coma l'individu qui détenait la clé de tous les problèmes ; il en voulut à Plensburg d'avoir visé le thorax au lieu des jambes.
  
  Il se releva, dit à son collègue allemand, en aparté :
  
  - La police ne va pas tarder, je présume ? Ma présence n'est plus indispensable, n'est-ce pas ?
  
  Plensburg sut d'emblée ce que ces mots sous-entendaient.
  
  - Oui, il vaudrait mieux que vous filiez, marmonna-t-il entre ses dents. Rendez-vous à l'hôtel dans deux heures.
  
  La sirène d'un car de police meuglait sur le pont, la foule des badauds grossissait à vue d'oeil.
  
  Avec autorité, Coplan fendit l'attroupement tout en invitant les gens à se disperser. Par une sorte de mimétisme affectant sa voix aussi bien que son attitude, il incarnait superbement la personnalité d'un inspecteur de la Kriminal-Polizei, et il ne vint à l'idée de personne de douter de ses fonctions.
  
  Délaissant sa voiture, il se dirigea vers la Plymouth. Son premier soin fut d'ouvrir le coffre à bagages à l'aide du trousseau dont il s'était emparé.
  
  Une petite satisfaction plissa ses lèvres quand il vit un long étui noir posé sur le tapis de caoutchouc, car cette boîte devait contenir une pièce à conviction déterminante. Il n'eut qu'à en soulever le couvercle pour s'en assurer : l'étui contenait une carabine démontée, avec silencieux et lunette de visée.
  
  Il rabattit le toit du coffre, referma celui-ci à clé, nota l'immatriculation de la plaque. Ensuite, ouvrant la portière avant de droite, il s'assit sur la banquette et rabattit le couvercle de la boîte à gants.
  
  Une voiture de patrouille Mercedes à feu tournoyant s'était arrêtée en double file près de l'endroit où se tenait Flensburg. Les agents en tenue qui en descendirent mobilisèrent l'attention générale. D'une carrure imposante, ils se frayèrent vivement un chemin vers les corps étendus.
  
  Coplan examina en vitesse ce qu'il retirait du compartiment : une carte de la banlieue parisienne, une autre du Benelux et de l'Allemagne de l'Ouest, un paquet de cigarettes Camel entamé, une pochette d'allumettes publicitaire d'un hôtel de Cocoa Beach, en Floride, et un document de passage en douane, pour la voiture, désignant comme propriétaire le nommé Diego Pablo Mendieta, domicilié à Miami Beach, 664 Dixième Rue. Rien de plus.
  
  Coplan s'extirpa du véhicule après avoir verrouillé les trois autres portières, ferma la quatrième et, glissant le trousseau dans sa poche, partit à pied dans la direction de l'Intercontinental.
  
  Tout au long de sa route, il fut tourmenté par la pensée qu'un désastre venait de se produire.
  
  
  
  
  
  Chapitre IX.
  
  
  
  
  Plensburg ne revint finalement à l'hôtel que vers huit heures du soir. Quand il entra dans la chambre de Coplan, il arborait un air fatigué, mécontent.
  
  En l'attendant, Francis avait fait monter une bouteille de whisky, de l'eau minérale et deux verres. Il servit un scotch à son collègue, le lui tendit après que Flensburg se fut affalé dans un des fauteuils.
  
  - Pourra-t-on sauver les deux prisonniers ? s'informa-t-il en se versant une seconde dose d'alcool.
  
  Flensburg, tout en considérant le verre qu'il tenait dans la main, haussa légèrement les épaules.
  
  - Peu de chances, estima-t-il. Votre balle a sectionné l'artère fémorale de l'un d'eux et il était presque exsangue quand l'ambulance est arrivée. On essaye de le garder en vie par une transfusion sanguine. L'autre est sur la table d'opération, pour l'extraction du projectile, et le chirurgien n'est pas optimiste... Mais pourquoi avez-vous pris l'initiative de brusquer les choses ?
  
  Il y avait de l'acrimonie et du reproche dans son intonation. Coplan, debout, lui fit face.
  
  - N'étions-nous pas convenus qu'il fallait les intercepter ? opposa-t-il d'un ton calme. En aucune façon, ils ne se seraient laissé embarquer sans avoir déclenché les hostilités. Avez-vous remarqué l'attitude qu'ils ont adoptée ? C'était celle d'individus entraînés, se plaçant de profil par rapport à l'adversaire, les jambes fléchies pour présenter un minimum de surface vulnérable, dégainant leur arme avec une rapidité de prestidigitateurs. On aurait cru qu'ils sortaient tout droit de Quantico[xii].
  
  Plensburg gardant le silence, Coplan reprit :
  
  - J'avais pu voir leur voiture de près. A droite sur le pare-brise et à gauche sur la lunette arrière, un macaron était collé sur le verre. Ce macaron devait évidemment masquer le trou par lequel ils pouvaient passer un canon de carabine. D'ailleurs, après j'ai trouvé l'arme dans le coffre de leur Plymouth. Vous vouliez les assassins de Carl Zeicher, non ? Eh bien, vous les avez.
  
  Il but une gorgée de scotch, alla s'asseoir dans l'autre fauteuil, se refermant dans un mutisme bougon.
  
  Flensburg allongea ses jambes.
  
  - Au B.N.D. on n'apprécie aucunement les actions spectaculaires, émit-il en s'étirant. De plus, il est à craindre qu'on ne puisse interroger ces deux types avant plusieurs jours. En mettant les choses au mieux.
  
  - J'ai pu poser une ou deux questions à Diego Mendieta. Le moteur à hydrogène a bel et bien explosé par suite d'un acte de malveillance. Ke Trinh avait fait croire à un mécanicien, grâce à des photos truquées, que sa femme le trompait avec Moravin, le directeur technique de la firme.
  
  - Ah ? fit Flensburg en redressant son buste. Mais alors, le Vietnamien préparait une série d'attentats ? Il visait tous les modes de propulsion de notre fusée Europa ?
  
  - N'allez pas si vite, conseilla Francis. Le sabotage n'est qu'un moyen parmi d'autres pour torpiller des projets. La tactique pouvait différer selon les cas. J'avoue cependant ne pas discerner le but de Ke Trinh lorsqu'il a contacté Wülfing et Dumoissac en vue de favoriser la fusion de la Chimique des Poudres et de la Sprengstoffe.
  
  - Et moi je comprends encore moins pourquoi cela lui a valu une balle dans le crâne, grommela Flensburg. Car enfin, Diego et Ke Trinh travaillaient ensemble, ils faisaient partie de la même bande.
  
  - J'ai demandé à Diego pourquoi il l'avait exécuté, et qui était Parker, mais il ne m'a rien révélé. Au fait, avez-vous saisi les papiers que lui et son complice portaient sur eux ? Où logeaient-ils, ici à Francfort ?
  
  Flensburg eut un sourire ambigu.
  
  - Ici, à l'Intercontinental, déclara-t-il. Je dois attendre l'arrivée d'un inspecteur de la Kriminal-Polizei pour aller perquisitionner dans leur chambre. Vous ne vous rendez pas compte des problèmes administratifs qu'a soulevés l'algarade de tout à l'heure ! J'ai dû téléphoner à Pullach pour que les policiers d'ici consentent à me relâcher, et ils ne s'y sont résignés qu'après avoir reçu des instructions formelles, par télétype, du Ministère de l'Intérieur à Bonn.
  
  Coplan balaya l'air d'un geste fataliste.
  
  - C'est partout pareil, maugréa-t-il. Rivalités, défauts de coordination. Il n'y a pas si longtemps, j'ai failli moi-même comparaître devant un tribunal[xiii]. Bref, nous allons quand même pouvoir fouiller dans les affaires de ces deux truands ?
  
  - Oui, d'un moment à l'autre. J'ai fait savoir à la réception que j'étais dans votre chambre. En tout cas, si l'on en croit les passeports, ces individus sont de nationalité américaine et domiciliés en Floride. Le copain de Diego s'appelle Manuel Carlos Morales, et il habite aussi à Miami Beach.
  
  Coplan tira de sa poche le trousseau de clés qu'il avait dérobé à Diego, le lança sur les genoux de Flensburg.
  
  - Il n'y avait rien de spécial dans la boîte à gants de la Plymouth, lui apprit-il. Seulement un formulaire de douane délivré lors du débarquement de la voiture, il y a deux mois, attestant que son propriétaire est Diego Mendieta.
  
  - À propos, pourquoi avez-vous laissé votre D. S. au Schaumain Kai ?
  
  - Parce que si Wülfing s'est amené après que nous ayons étendu les deux Américains, il ne fallait pas qu'il puisse s'aviser qu'elle m'appartenait..., et donc que nous étions postés près de son domicile avant la bagarre.
  
  Flensburg lui expédia un regard perspicace.
  
  - Vous pensez à tout, dit-il avec un soupçon d'ironie. À tout, sauf à m'éviter des ennuis.
  
  - Bon, approuva Francis, philosophe. J'aurais mauvaise grâce à insister sur le fait que vous avez tiré en même temps que moi, et que rien ne vous y obligeait, si ce n'est que vous me croyiez en danger. Plaignez-vous, ensuite, de porter le chapeau !
  
  Son hôte, impavide, but un peu de whisky, fit claquer sa langue, puis enchaîna comme s'il n'avait pas entendu :
  
  - Une entrevue avec ce Wülfing s'impose plus que jamais. Il peut nous édifier sur...
  
  Le grésillement du timbre du téléphone interrompit sa phrase.
  
  - Ne bougez pas, je vais décrocher, dit-il. C'est sûrement pour moi.
  
  Il attrapa le combiné, le porta à son oreille.
  
  - Non, Flensburg à l'appareil, répondit-il au correspondant.
  
  Et peu après :
  
  - Oui, montez. J'attendais votre venue.
  
  Il replaça le récepteur sur son socle.
  
  - Et moi ? s'enquit Francis. Vais-je être forcé de me morfondre pendant que Vous ferez cette perquisition ?
  
  - Nullement. Notre coopération ne prend pas fin avec la capture des meurtriers de Zeicher. Elle doit durer jusqu'à ce que tout l'écheveau soit débrouillé. N'est-ce pas votre avis ?
  
  - Si, positivement.
  
  Coplan, tout en prélevant une Gitane dans son paquet, alla contempler le panorama au travers de la baie vitrée qui constituait la quatrième paroi de la chambre. En contre-bas de ce douzième étage, les lumières de la ville s'étalaient loin au-delà de la courbe miroitante du fleuve. Au-dessus, le ciel était d'un noir d'encre. Un ciel dans lequel, invisibles, défilaient des satellites artificiels avec leurs cargaisons de mystères.
  
  - À quoi songez-vous ? demanda Flensburg à mi-voix.
  
  Coplan ne pouvait pas lui avouer qu'un jour, à bord d'un engin russe, il avait procédé avec des cosmonautes soviétiques au sauvetage des occupants d'une cabine Apollo en perdition dans l'espace. Et qu'à présent...
  
  - Je songe que nous avons peut-être déjà perdu la bataille, prononça-t-il, rêveur.
  
  Se tournant vers son collègue allemand, il reprit, incisif :
  
  - Nous cherchons tous deux à comprendre pourquoi Ke Trinh a été abattu par ses propres acolytes. Et si c'était, tout bonnement, parce qu'on n'avait plus besoin de lui ?
  
  Flensburg voulut exprimer un doute, mais à cet instant on frappa à la porte. Il alla ouvrir, introduisit deux hommes dans la pièce, l'inspecteur Baumann et le directeur de l'hôtel.
  
  - Nous vous accompagnons, décréta-t-il, passant outre aux présentations.
  
  Coplan le suivit dans le couloir. Tous quatre empruntèrent un ascenseur pour monter au 15e.
  
  Guidés par le directeur, qui avait une mine plutôt sombre, ils pénétrèrent bientôt dans la chambre où avaient logé les deux Américains.
  
  - Je vous laisse le champ libre, dit Baumann à Flensburg, avec une nuance de respect dans la voix. Prenez tout votre temps. Après votre visite, je serai contraint de mettre les scellés.
  
  Le directeur, guindé, son passe-partout dans la main, demanda :
  
  - Suis-je autorisé à être présent ? Il est de mon devoir de...
  
  - Non, coupa Flensburg. La présence d'un officier de police assermenté Vous décharge de toute responsabilité. Vous pouvez vous retirer. Mais laissez la clé à l'inspecteur Baumann.
  
  Très digne, le directeur obtempéra. Sa clientèle comportait une forte majorité de citoyens américains et il tenait, avant tout, à ce que cette affaire ne fût pas ébruitée dans l'établissement.
  
  Baumann referma la porte derrière lui. Puis il murmura :
  
  - Je ne voulais pas vous l'annoncer tant qu'il était là, mais un des deux inculpés vient de mourir. On l'a téléphoné de l'hôpital au commissariat juste avant mon départ.
  
  - Lequel des deux ? questionna Flensburg, rembruni.
  
  - Mendieta. , Celui qui, certainement, était le mieux informé.
  
  - Nos chances s'amenuisent encore, se borna à remarquer Coplan. Tant pis, mettons-nous à l'oeuvre.
  
  Ils commencèrent par le placard-penderie, où étaient rangés une demi-douzaine de complets. Ces derniers furent examinés un à un, sous toutes les coutures. Ils ne recelaient, dans les poches, que de la menue monnaie française et de la poussière.
  
  Sur la planche du dessous était déposé un "attaché-case", une mallette plate, rectangulaire, noire, à double serrure. Flensburg s'en saisit et la mit sur le couvre-pied d'un des lits, afin de l'ouvrir. Elle était fermée à clé.
  
  L'agent allemand se demandait quel outil de fortune il allait utiliser pour fracturer les serrures quand Coplan suggéra :
  
  - Le petit trousseau de clés que je vous ai remis.
  
  Flensburg le préleva dans sa poche. De fait, une des clés s'insérait dans l'orifice d'une des fermetures de sûreté. Deux tours de part et d'autre libérèrent le couvercle.
  
  La mallette renfermait une boîte à bijoux pleine de bagues masculines, de boutons de manchette et de fixe-cravate en or, certains de ces objets étant rehaussés de pierres précieuses. En outre, elle contenait une chemise cartonnée dans laquelle étaient rangés des papiers.
  
  Un examen rapide de ces documents désillusionna les deux enquêteurs : parmi eux ne figurait aucune lettre. Rien que des factures, des notes d'hôtels et de restaurants, un imprimé et deux billets d'avion.
  
  Flensburg jeta un coup d'oeil à ces derniers. Ils étaient valables pour un trajet Francfort-Miami, via New York, à une date qui correspondait au surlendemain.
  
  - Ils allaient décamper, dit Flensburg en montrant un des carnets à Coplan. Dans quarante-huit heures.
  
  - Ça ne nous avance guère de le savoir, bougonna Francis.
  
  Si le sinistre Diego Mendieta ou son compagnon avaient eu des pièces confidentielles à transporter, c'était pourtant dans cet "attaché-case" qu'ils devaient les avoir cachées.
  
  Il chercha si le petit bagage ne recelait pas un double fond ou un compartiment dissimulé. Néant.
  
  - Voyons ailleurs, proposa Flensburg. Ceci n'est peut-être qu'un attrape-nigaud, les choses importantes étant planquées dans une trousse de toilette ou des chaussures.
  
  - Possible, admit Coplan, sceptique.
  
  Il continua cependant de triturer les papiers classés dans la chemise, avec le vague espoir que l'un d'eux provenait des Etats-Unis. Mais tous se rapportaient à des dépenses effectuées en France et en Allemagne. Il y avait notamment un relevé du Hilton-Paris, relatif à un séjour d'une durée de six semaines et d'un montant particulièrement salé.
  
  Ces tueurs ne s'étaient rien refusé. Sans doute Diego Mendieta collectionnait-il ces factures en vue de se faire rembourser ses frais ?
  
  Assis sur le lit tandis que Fleasburg portait ses investigations dans la salle de bains attenante, Coplan déplia l'imprimé. Celui-ci, rédigé en anglais, se révéla être une "lettre ouverte aux actionnaires" par laquelle les grosses entreprises industrielles informent les détenteurs de titres des résultats obtenus par la société au cours d'un semestre ou d'une année.
  
  En l'occurrence, ce rapport émanait de la General Spacetronics Corporation. Au tableau du bilan, tous les nombres se chiffraient en dizaines, voire en centaines de millions de dollars.
  
  Blasé sur le gigantisme des sociétés américaines, Coplan allait rejeter cette circulaire quand, en quatrième page, la liste des firmes dans lesquelles la Spacetronics avait des intérêts lui accrocha l'oeil. Il parcourut les deux colonnes parallèles qui énonçaient respectivement le nom de ces firmes et le pourcentage de participation qu'avait acquis la puissante compagnie.
  
  Ses sourcils se haussèrent.
  
  - Hé ! Flensburg ! appela-t-il. Venez donc voir.
  
  L'intéressé apparut dans l'encadrement de la porte et l'inspecteur Baumann, curieux, se rapprocha.
  
  Coplan leva l'imprimé.
  
  - Saviez-vous que la Sprengstoffe était contrôlée à 42% par une grosse boîte américaine ? lança-t-il, l'index pointé sur la ligne où ce renseignement figurait.
  
  - Non, dit Flensburg en Venant plus près.
  
  - De même que la Xylam, la maison de machines de bureau qui employait Luong Ke Trinh, souligna Francis. Mais celle-ci à 55%.
  
  Flensburg, soucieux, se croisa les bras.
  
  - Quel est le nom de cette boîte ? s'enquit-il.
  
  - La General Spacetronics Corporation, dont le siège social est à Houston, Texas, et dont Diego Mendieta devait posséder quelques actions, puisqu'on lui a adressé cette lettre-circulaire.
  
  Flensburg essaya de dégager la signification de ces liaisons financières que Coplan lui dévoilait. Celui-ci lui vint en aide :
  
  - "Spacetronics", cela semble concerner l'électronique spatiale, non ? D'autre part, si la Chimique des Poudres est rachetée par la Sprengstoffe, elle passera, par société interposée, sous le contrôle effectif d'une entreprise américaine. Qu'est-ce que vous en dites ?
  
  Son compagnon se gratta la nuque.
  
  - Je dis que ça me flanque le vertige et que ces précisions ne nous sont pas d'un grand secours, avoua-t-il. Pratiquement, ce qui m'intéresse, c'est de découvrir l'individu qui donnait des ordres à Ke Trinh et aux types de Floride, et surtout de mettre un terme à ces manoeuvres souterraines dont nos pays font les frais.
  
  - Oui, approuva Coplan, c'est surtout de cela qu'il s'agit, je ne l'oublie pas. Néanmoins, ces diverses connexions industrielles éclairent le problème d'un jour nouveau. Maintenant, je n'ai plus tellement l'impression que nos adversaires ont pour objectif de nous mettre des bâtons dans les roues, mais qu'ils essayent de se mettre en place pour participer aux bénéfices, lorsque nous lancerons des satellites européens de télécommunications.
  
  - D'accord, je suis prêt à croire tout ce que vous voulez, rétorqua Flensburg, impatienté. Mais, pour l'amour du ciel, tâchons d'agripper un indice palpable, tangible, sans quoi toutes les issues nous seront bloquées.
  
  Les traits crispés, il repartit dans la salle de bains.
  
  Baumann, quelque peu éberlué par ce dialogue, prit le parti d'allumer une cigarette, puis il se laissa tomber dans un des fauteuils.
  
  Coplan ne semblait pas vouloir décoller du lit. Dans son esprit, Flensburg témoignait d'un optimisme excessif s'il s'imaginait qu'il allait trouver un oeuf de Pâques enrubanné avec, à l'intérieur, la photo, l'identité réelle et l'adresse de Parker.
  
  Mendieta et Morales avaient prouvé qu'ils étaient rompus à l'action clandestine, et ils étaient dirigés par un gars qui s'entendait à brouiller les pistes.
  
  Écartant pour de bon la circulaire, Coplan feuilleta derechef les notes d'hôtels et de restaurants, les déplacements qu'elles traduisaient pouvant revêtir un sens imprévu.
  
  Le compte du Hilton, en raison de son importance, retint spécialement son attention. Il ne put manquer de s'apercevoir que l'addition était fortement, anormalement, grevée par des appels téléphoniques. Le prix de la plupart variaient entre 120 et 160 P.
  
  Alors, Francis consulta les dates auxquelles ces communications si coûteuses avaient eu lieu et, après un effort de mémoire, il sentit s'éveiller en lui une certaine effervescence mentale.
  
  D'un élan, il se remit debout et marcha vers la salle de bains, serrant la note entre le pouce et l'index.
  
  - Sont-ils aussi très regardants pour vos dépenses, au B.N.D. ? demanda-t-il à Willy Plensburg qui était en train d'éventrer sur toute sa longueur un tube de pâte dentifrice.
  
  L'autre le regarda de travers, baissa les yeux vers les feuillets.
  
  - Pas très généreux. Pourquoi ?
  
  - Parce que je veux bien payer de mes deniers, si c'est nécessaire, une conversation téléphonique avec l'hôtel Hilton à Paris.
  
  Plensburg le dévisagea sérieusement, interrogea :
  
  - Que mijotez-vous ?
  
  - Un coup de poker. Rien à perdre et tout à gagner.
  
  Plensburg vit danser dans les prunelles du Français une lueur fantasque qui contrastait avec son imperturbabilité apparente.
  
  - Demandez le numéro depuis cette chambre, suggéra-t-il, sarcastique. On portera la communication sur le compte des anciens locataires.
  
  - Ils n'en étaient pas à cela près, dit Coplan.
  
  Ayant décroché, il cita au standardiste l'indicatif d'appel du Hilton, à Paris. L'employé le pria de raccrocher, ajoutant qu'il sonnerait dès qu'il aurait obtenu la liaison.
  
  L'inspecteur Baumann éteignit sa cigarette tout en se faisant la réflexion que ces gens des services spéciaux avaient de singulières méthodes : ils commençaient par descendre leur client, puis ils cherchaient à déterminer de quoi il était coupable.
  
  Coplan remit les papiers dans la chemise, à l'exception de l'imprimé et de la note, qu'il exhiba à Baumann :
  
  - Ceci, nous le saisissons, spécifia-t-il. Objets sans valeur marchande, mais pouvant servir à l'instruction ouverte sur le décès de l'agent Carl Zeicher.
  
  Le policier opina. Flensburg, qui avait entendu, dit de loin :
  
  - Si vous jugez que ces pièces ont une valeur, il faudra en tirer des photocopies. On en aura besoin chez vous et chez nous.
  
  - Bien sûr.
  
  Le timbre de l'appareil téléphonique ronfla. Coplan se précipita.
  
  - Voici le Hilton-Paris, lui annonça la standardiste.
  
  En anglais, et contrefaisant l'accent américain, Francis articula :
  
  - Diego Mendieta qui vous parle... Dites, j'ai logé chez vous et je viens seulement d'étudier ma note. Il me semble que les prix des communications sont fort élevés. Pouvez-vous me rappeler les numéros que j'ai demandés les 11, 14 et 18 octobre ? J'avais la chambre 276... Diego Mendieta, de Miami.
  
  Pendant qu'il attendait, il dédia un clin d'oeil à Flensburg, revenu bredouille de la salle de bains.
  
  L'agent allemand, ayant deviné à quoi tendait cette démarche, hocha la tête en inspirant. Oui certes, cela pouvait fournir le chaînon manquant... Attentif, il s'assit en travers sur un des lits.
  
  Coplan, l'écouteur rivé à son oreille, rongeait son frein.
  
  De Paris, une voix féminine l'interpella :
  
  - Mister Mendieta ? Oui, je viens de vérifier sur le registre. Combien vous a-t-on réclamé pour chacune de ces communications ?
  
  Coplan cita les sommes indiquées sur le relevé.
  
  L'employé reprit :
  
  - Cela me paraît correct. C'étaient des appels à longue distance et les unités, déjà très chères, ont été nombreuses à chaque conversation.
  
  - Mais enfin, avec qui ai-je bavardé aussi longtemps ? maugréa Coplan. Etais-je saoul, ou quoi ?
  
  - Eh bien, Mister Mendieta, en fait c'était toujours avec la même personne, semble-t-il. Trois fois, vous avez demandé le numéro 632-42-11 à Cocoa, en Floride.
  
  - Okay, merci, dit Francis. Et il déposa le combiné.
  
  
  
  
  
  Chapitre X.
  
  
  
  
  - Mendieta a téléphoné à trois reprises à Cocoa, chaque fois au lendemain de l'exécution de quelqu'un, déclara Coplan. Je doute que ce soit à une maîtresse ou à sa famille, attendu qu'il habitait Miami.
  
  Flensburg sourcilla et s'enquit :
  
  - Cocoa ? Où est situé ce patelin ?
  
  - À deux pas de Cap Kennedy, sur la côte. Les journalistes s'y rassemblent pour observer à la longue-vue les lancements de fusées qui marquent une étape importante dans l'exploration du Cosmos. Incidemment, il y avait une pochette d'allumettes, distribuée par un hôtel de Cocoa Beach. dans la boîte à gants de la Plymouth, signe que Mendieta s'était rendu là-bas avant de venir en Europe.
  
  Coplan sortit son paquet de Gitanes, en présenta une à ses compagnons, tapota la sienne sur l'ongle de son pouce. Puis, après une brève méditation, il s'adressa à Baumann :
  
  - Inspecteur, voulez-vous avoir l'obligeance de former le numéro des Renseignements Internationaux et de demander le nom et l'adresse de l'abonné 632-4211 à Cocoa, Floride ?
  
  Le détective s'ébroua, étonné d'avoir soudain quelque chose à faire.
  
  - Oui, naturellement, répondit-il tout en quêtant l'approbation de Flensburg.
  
  Celui-ci acquiesça de la tête. Puis, à Coplan :
  
  - Voilà qui risque de nous mener loin ! Vous venez probablement de mettre la main, non sur un fil,, mais sur un câble ! Mais étant donné la tournure que prend cette histoire, je me demande quelle suite mes supérieurs vont lui donner. Vous savez, dans mon service, on préfère éviter les frictions avec les U.S.A.
  
  - Prenez vos chefs par les sentiments : dites-leur que c'est une question de gros sous, ironisa Francis.
  
  Changeant alors de ton, il dit en posant une main sur l'épaule de son interlocuteur :
  
  - Tôt ou tard, vous deviez arriver à la croisée des chemins et choisir une bonne fois entre les intérêts de l'Europe et votre politique timide à l'égard des États-Unis. Nous y voici. Ou bien nous menons ensemble une contre-attaque pour casser ces manigances qui doivent porter préjudice à tous les membres de l'Eldo, ou bien... je crois que Paris m'enjoindra d'aller jusqu'au bout, tout seul.
  
  Flensburg, contrarié, eut un mouvement d'épaule et déclara d'une voix sourde :
  
  - Vous connaissez ma position. Personnellement, je joue à fond la carte de la solidarité avec la France, mais je suis tributaire des décisions qu'on adoptera en haut lieu, maintenant qu'il est établi que l'origine du complot doit être cherchée aux States.
  
  Pendant que se déroulait ce dialogue, Baumann avait sollicité le renseignement et il patientait, le combiné coincé entre son épaule et sa joue, son agenda dans une main et un stylo-bille dans l'autre. Un silence plana.
  
  - Quoi ? aboya soudain l'inspecteur. Voulez-vous répéter ?
  
  Il se mit à écrire tout en énonçant lui-même les indications qu'il mettait sur papier :
  
  - Mulligan, James, John... US-1, 1354, Jacksons Village. Cocoa Oui, ça y est. Merci.
  
  Lorsqu'il eut raccroché, il commenta :
  
  - Une drôle d'adresse... Le type est un nommé James John Mulligan.
  
  Coplan fourra ses deux mains dans les poches de son pantalon, regarda Flensburg.
  
  - Alors ? fit-il. Que faisons-nous, à présent ?
  
  - Wülfing ? suggéra l'Allemand, laconique.
  
  - Non, mon optique n'est plus la même.
  
  Wülfing n'est qu'un comparse et nous voyons fort bien le rôle qu'il joue : grâce aux tuyaux qu'il obtenait de Ke Trinh, il était en mesure d'influencer la stratégie financière de la Sprengstoffe pour couler d'abord, et acheter ensuite, la Chimique des Poudres. Si nous allons chez lui, il va nous envoyer promener.
  
  - Oui, je le pense aussi, convint Flensburg. On ne peut rien prouver contre lui et il doit le savoir. Il lui sera facile de nier qu'il ait eu des relations avec les meurtriers de Zeicher.
  
  - D'autant plus, renchérit Coplan, que nous ignorons même s'il en avait eu avec eux auparavant et pourquoi ils venaient le trouver. Non, momentanément, ne l'inquiétons pas en pure perte.
  
  Puis, dressant le bilan de la situation, il poursuivit :
  
  - L'heure est venue d'en référer à nos directions respectives. Que Morales en réchappe ou non, cela ne modifiera pas le fond du problème, à savoir si on se tient pour satisfait des résultats acquis ou si on porte le fer jusque dans le camp adverse pour connaître le fin mot de l'histoire et briser les reins des organisateurs.
  
  - D'accord, dit Flensburg tout en quittant le lit sur lequel il s'était assis. Je vais faire un saut à Pullach pendant que vous rentrerez à Paris. Quelles qu'elles soient, nous devrons tous deux nous conformer aux directives que nous recevrons, mais j'aimerais vider cet abcès avec vous. Inspecteur Baumann, nous en avons terminé, vous pouvez procéder à la pose des scellés.
  
  
  
  Pendant les trois jours qui suivirent, les états-majors du S.D.E.C. et du B.N.D. analysèrent les éléments que leur avaient fourni leurs enquêteurs.
  
  Le matin même où Coplan avait repris la route de Paris, Morales était décédé à son tour, si bien que les trois individus identifiés sur lesquels pesaient des charges sérieuses avaient disparu de la scène.
  
  Mais qu'étaient-ils ? Un groupe isolé affecté à une mission limitée, ou une équipe parmi d'autres attelées à une opération dune envergure insoupçonnée ?
  
  Les pays membres de l'Eldo avaient été informés que la France renonçait à poursuivre l'étude d'un propulseur à hydrogène liquide ; ceci avait contraint les spécialistes à reconsidérer entièrement le problème du lanceur Europa II. Par voie de conséquence, les nations intéressées à la construction des satellites, et affiliées à l'Esro, avaient exprimé leur déception en termes plutôt vifs.
  
  Du coup, le désarroi s'était propagé chez les quelque deux cents industriels faisant partie d'Eurospace : un retard d'une durée indéterminée, dans la réalisation des programmes prévus, risquait d'entraîner des répercussions regrettables sur leur trésorerie et sur l'emploi de la main-d'oeuvre. Des licenciements devraient être envisagés, tout comme ils l'étaient déjà à la Française de Propulsion Spatiale.
  
  Aucun de ces aspects n'avait échappé aux Services Spéciaux de France et d'Allemagne. En somme, il avait fallu peu de chose pour semer la perturbation dans les projets européens. Que serait-ce si l'offensive amorcée prenait de l'extension ?
  
  À Bonn aussi bien qu'à Paris, on aboutit à la conclusion qu'une menace grave, susceptible de mettre en péril l'avenir technologique du continent, continuerait de planer tant qu'on ne saurait pas exactement à quoi s'en tenir au sujet de l'organisation qui avait subventionné des Luong Ke Trinh, Diego Mendieta, Manuel Morales et consorts.
  
  En fin de compte, ordre fut donné à Coplan et à Flensburg de mener conjointement les investigations complémentaires. Sans restrictions d'aucune sorte et où que ce fût dans le monde.
  
  
  
  Le tri-réacteur Boeing 747 des "Northeast Airlines", en provenance de New York, vira sur l'aile dans un ciel ensoleillé pour entamer sa procédure d'atterrissage à l'aéroport international de Miami.
  
  La moitié supérieure de l'appareil était blanche, l'autre d'un jaune canari. Ses volets d'intrados abaissés, il survola lourdement une infinité de petites maisons de couleur crème, nichées dans des massifs de verdure et, lorsque ses ailes revinrent à l'horizontale, les passagers assis près des hublots de droite purent apercevoir, sur un océan d'un bleu profond, tout le chapelet des îles s'étirant de l'autre côté de Biscayne Bay, parallèlement à la côte. Ils n'eurent même que tout juste le temps de distinguer les fastueux hôtels de Miami Beach, nimbés d'une fine brume, car déjà l'avion descendait vers la piste.
  
  Il toucha le béton, rebondit, se posa enfin, et il roulait à peine depuis trois secondes que le pilote inversa brusquement le flux des réacteurs pour freiner sa course. La décélération fut rapide, sèche, puis le bruit d'ouragan des moteurs décrut, mais ce fut encore à vive allure que le Boeing bifurqua pour emprunter le "taxi-way" menant à l'aérogare. On eût dit que le commandement de bord était bigrement pressé d'en finir.
  
  - Ces Américains, dit Coplan avec un demi-sourire. Ils ont un style à eux. Pas de fioritures : toc et toc, vous voilà rendus, débrouillez-vous.
  
  Willy Plensburg entreprit de déboucler sa ceinture bien que les voyants fussent encore allumés.
  
  - Ils sont comme ça dans tout, glissa-t-il mezzo-voce, un peu goguenard. Même en amour, à ce qu'il paraît. Et ne parlons pas de leurs restaurants. Nous allons encore être voués au hot-dog, au hamburger et au poulet trop cuit.
  
  - Moi, dit Francis tout en l'imitant, il y a deux choses que je supporte : leur moutarde et leur apple-pie bourré de cannelle. Le reste, zéro.
  
  L'appareil s'immobilisa complètement. Les voyageurs récupérèrent ce qu'ils avaient mis sous leur siège ou sur l'étagère à vêtements, puis ils se dirigèrent vers l'une des deux issues.
  
  Coplan et Flensburg suivirent le mouvement. De la carlingue, ils débouchèrent directement dans un couloir à tapis rouge, de plain-pied, et ils pénétrèrent ainsi, au bout d'une quinzaine de mètres, dans l'atmosphère climatisée de l'aérogare sans même avoir été en contact avec l'air extérieur.
  
  Ils le furent dix minutes plus tard, lorsqu'un porteur les eut accompagnés avec leurs bagages jusqu'au trottoir où des zones de stationnement étaient réservées aux bus, taxis, voitures privées et autos de location. Les deux arrivants eurent alors la sensation d'être entrés dans une fournaise : une chaleur épaisse les enveloppa des pieds à la tête, agressive, étouffante, les mettant tout de suite en transpiration. L'envoyé d'Alexander's Rent-A-Car, en chemise grise et casquette, était ponctuel au rendez-vous. Il tenait un petit papier dans la main et avait un faciès peu avenant.
  
  - Mister Coplune ? s'informa-t-il, ne sachant auquel des deux hommes il devait s'adresser.
  
  - Yeah, that's me, stipula Francis. Je vous al téléphoné tout à l'heure de New York. Où est la voiture ?
  
  - Là-bas, dit le type avec un mouvement de son menton carré.
  
  Il ouvrit la marche, conduisit le trio à une Chevrolet d'un beige métallisé, aux vitres verdâtres, puis il ouvrit le coffre pour que le porteur pût y déposer les bagages.
  
  Ensuite, il s'enfourna avec les deux "touristes" dans la longue berline hermétiquement close où un conditionnement d'air rigoureux faisait régner une fraîcheur Inattendue.
  
  L'homme accomplit alors méthodiquement les formalités requises pour la location du véhicule, donna quelques prospectus et une carte routière de la Floride, puis il s'enquit du périple qu'envisageaient d'effectuer les deux arrivants. Coplan, très évasif, lui déclara qu'ils comptaient remonter vers le nord, par petites étapes, pour voir toutes les villes balnéaires de la côte atlantique.
  
  Ceci n'était du reste pas éloigné de la réalité.
  
  Lorsque le délégué eut formulé d'ultimes recommandations pour la sortie de l'aéroport, il s'en alla.
  
  Alors, demeurés seuls, Coplan et Flensburg échangèrent un coup d'oeil. Ils avalent conscience d'entamer une forte partie dans des conditions très aléatoires, sur un terrain où l'adversaire détenait de gros avantages.
  
  - En route, décréta Francis. Il nous faudra attendre une autre occasion pour découvrir les voluptés de Miami Beach.
  
  Une excellente signalisation routière lui permit de rejoindre sans trop de mal le "high-way" US-1 qui suit la côte et dessert toutes les localités qui s'échelonnent quasiment sans interruption de Miami à Cocoa et au-delà.
  
  Le même décor semblait se dérouler perpétuellement de part et d'autre des pistes de l'autoroute : des stations-service, de vastes parkings de voitures d'occasion, des motels, des restaurants-snacks et des entreprises commerciales, le tout très espacé, aéré, agrémenté par des palmiers ou des cocotiers, nimbé d'une lumière éblouissante que tempérait la coloration du pare-brise.
  
  De loin en loin, par une échappée, on apercevait sur la droite les eaux lisses d'un océan paresseux, n'existant là que pour les délassements des vacanciers.
  
  Par Fort Lauderdale, West Palm Beach et Fort Pierce, la Chevrolet avala les kilomètres aux allures modérées que prescrivaient impérativement les panneaux de limitation de vitesse, car les motards ou les voitures de la police routière ne badinaient pas avec les infractions.
  
  Cette promenade parvint à son terme au crépuscule, vers six heures du soir, lorsque les deux agents spéciaux virent de loin, juché au sommet d'une tour métallique, un réservoir d'eau en aluminium argenté, en forme de sphère aplatie, sur lequel se détachait en lettres noires, l'inscription "Bienvenue à Cocoa".
  
  En l'occurrence, cette inscription leur parut receler une certaine ironie.
  
  Avec ses constructions basses, ses supermarchés, ses larges voies publiques se croisant à angle droit, Cocoa avait l'aspect typique de la plupart des localités de Floride, étrangement dépourvues de tout caractère propre. On n'y voyait pour ainsi dire pas de piétons, les gens ne descendant de leur voiture que pour pénétrer dans un édifice.
  
  Coplan et Flensburg tombèrent d'accord pour loger dans un motel. Ils n'eurent que l'embarras du choix : tantôt visiblement bon marché, constitués de petits chalets de bois rangés en deux files parallèles, tantôt plus luxueux et disposant d'une piscine au centre de l'esplanade qu'entouraient de .minuscules villas en pierre dotées d'une véranda, des établissements de ce type se succédaient le long de la Fédérale 1, appelée aussi "Route des Cosmonautes" car elle menait à Cap Kennedy.
  
  Les voyageurs jetèrent leur dévolu sur le motel Indian Creek dont le portique d'entrée était abondamment fleuri. Au bureau d'accueil, on leur octroya le cottage n®14, au fond à droite.
  
  De la voiture à leur habitation, les deux touristes traversèrent une couche d'air torride et ils furent contents de se réfugier au plus vite dans une autre atmosphère climatisée.
  
  Le premier soin de Coplan fut d'extraire des boîtes de bière du réfrigérateur, de les percer et de remplir deux verres.
  
  Lorsqu'il eut bu à larges traits, il s'essuya la bouche et remarqua :
  
  - Mine de rien, pour nous, il est minuit. Je crois que ce que nous aurions de mieux à faire, pour nous accoutumer au décalage horaire, serait de nous coucher tout de suite. Après le Boeing, puis le second trajet d'avion et la route depuis Miami, je me sens assez vanné, pas Vous ?
  
  - Si, avoua Flensburg. Mais je mangerais quand même volontiers quelque chose. Il y a un "King-Burger" à deux pas d'ici[xiv]. Je vous propose d'y aller avant de défaire nos bagages.
  
  - Okay, accepta Coplan.
  
  Ils s'y rendirent en bras de chemise. Entre temps, l'obscurité était complètement tombée et des lumières multicolores s'étaient allumées partout, créant une ambiance amusante qui donnait à la petite ville un cachet tout différent, à la fois intime et bon enfant.
  
  Chemin faisant, Coplan et Flensburg croisèrent une fille dont l'accoutrement mettait en valeur, d'une façon sensationnelle, la plastique de gagnante d'un prix de beauté. Elle était vêtue d'un pyjama en dentelle, de teinte or, tissé de fils brillants ; la veste, courte et serrée à la taille, avait un décolleté large et bas qui dévoilait le cou jusqu'aux épaules tout en exhibant en partie la suave convexité de seins magnifiques, veloutés, opulents. De plus, le pantalon collant épousait et soulignait le galbe superbe de ses jambes et de ses cuisses. Cette tenue semi-transparente, qui avait de quoi fasciner par sa provocation, était complétée par une paire de fines sandalettes. Quant au visage basané de la jeune femme, encadré de cheveux noirs, il ne déparait pas les lignes sensuelles de son corps.
  
  Au passage, elle jeta un regard furtif aux deux hommes, et eux ne purent s'empêcher de se retourner lorsqu'elle fut passée. Coplan s'abstint de libérer le sifflement admiratif qui, tout naturellement, lui venait aux lèvres.
  
  - Mince, dit-il un peu plus loin. Vous croyez qu'ils en ont beaucoup de pareilles, à Cocoa ?
  
  Willy Flensburg eut une mimique d'incrédulité et répondit sur le même ton :
  
  - J'espère que non. On ne penserait plus à autre chose.
  
  Riant sous cape, ils poussèrent la porte du lunch-room. Quatre des petites tables, sur cinq, étaient occupées, mais il y avait encore pas mal de places disponibles sur les tabourets disposés autour du comptoir.
  
  Un serveur à la mine funèbre, en blouse blanche et calot, glissa sans mot dire devant les nouveaux clients un menu sommaire que Flensburg consulta d'un air désabusé.
  
  - Un sandwich, au rosbif, commanda-t-il. Et une Budweiser, si possible.
  
  L'autre secoua la tête.
  
  - Pas de bière. Jus d'orange ou coke.
  
  - Alors, de l'eau pure, bougonna l'Allemand.
  
  Le verre était déjà devant lui, bourré de gros glaçons.
  
  - Un hamburger, soupira Coplan. Avec de la moutarde.
  
  - Géant ou normal ?
  
  - Géant. Et un coca-cola.
  
  Puis, à Flensburg :
  
  - Autant s'y faire tout de suite.
  
  La porte se rouvrit, et la ravissante créature qu'ils avaient vue quelques instants auparavant fit son entrée. Sans regarder personne, elle vint près de Flensburg et se hissa sur le tabouret voisin.
  
  - Un ice-cream, dit-elle au serveur. Celui-ci, diligent, mécanisé, fit comme s'il n'avait rien entendu. Il tira d'un casier réfrigéré une assiette surmontée d'un sandwich constitué par, au bas mot, une douzaine de tranches de viande séparées par des tranches de pain de mie, qu'il déposa devant Flensburg. Ce dernier dédia un clin d'oeil à Francis, qui déplorait de ne pas avoir un meilleur angle de vision.
  
  Une coupe de vanille généreusement décorée de crème Chantilly et d'une cerise surgit devant l'inconnue, précédant de peu le steak haché, servi sur un gros toast, qu'avait demandé Coplan.
  
  Un silence régna, chacun s'étant mis à manger.
  
  Flensburg, mieux placé que Francis, ne se privait pas de lorgner les jambes étroitement gainées de dentelle de la troublante consommatrice qu'il avait à sa droite. Il jugeait ce "pantalon" d'une indécence prodigieuse qu'il approuvait d'ailleurs sans réserve.
  
  Il se pencha vers Francis pour murmurer, en français :
  
  - Pensez-vous que cette mode a une chance de gagner l'Europe ?
  
  - Prions le Seigneur, marmonna Coplan avec une ferveur contenue.
  
  La fille dégustait son ice-cream, les yeux dans le vague.
  
  Ses bras, enserrés aussi dans les mailles ajourées du tissu, acquéraient grâce à lui un pouvoir de séduction beaucoup plus intense que s'ils avaient été dénudés jusqu'à l'aisselle.
  
  - Êtes-vous étranger ? s'informa tranquillement la jeune femme tout en prélevant avec sa cuiller une nouvelle dose de crème fouettée.
  
  Flensburg tourna la tête vers elle.
  
  - Oui, laissa-t-il tomber. Et vous, habitez-vous cette ville ?
  
  Elle opina, toujours sans lui adresser un regard.
  
  Coplan se pencha davantage.
  
  - Hello ? lança-t-il. Vous ne logeriez pas au motel à côté, par hasard ?
  
  Impavide, elle fit un signe négatif.
  
  En dépit de leur lassitude, les deux hommes commençaient à se sentir envahis par une humeur folâtre. Cette belle esseulée ne savait-elle que faire de son temps ?
  
  Se trouvant illico des justifications, Coplan se dit qu'il ne serait pas superflu de se créer une relation dans le patelin. Cela pouvait faciliter pas mal de choses.
  
  - Vous venez d'Europe, je parie ? prononça la fille d'une voix discrète.
  
  Francis fut soudain effleuré par l'idée qu'elle était une prostituée de haut vol, à la recherche de riches hommes d'affaires désoeuvrés.
  
  - Exact, répondait son compagnon à l'ensorcelante Américaine. Ça vous ennuierait si on vous offrait un drink quelque part ?
  
  - Non, dit-elle avec indifférence. À condition que Vous soyez Mister Plensburg.
  
  
  
  
  
  Chapitre XI.
  
  
  
  
  Pendant une fraction de seconde, les deux Européens éprouvèrent une sensation de désarroi, quoique leur visage ne reflétât pas l'étendue de leur surprise. Dans leur esprit se produisit un déclic et ils oublièrent instantanément le sex-appeal éloquent de leur interlocutrice.
  
  - Mon nom est Flensburg, en effet, convint l'agent du B.N.D. avant de mordre de nouveau dans son sandwich. Qui vous l'a appris ?
  
  - Ne vous tracassez pas. Nous en reparlerons plus tard... À l'extérieur.
  
  - Et vous, comment vous appelle-t-on ? s'enquit Flensburg, la joue gonflée par une bouchée.
  
  - Moi ? Jessie.
  
  Elle achevait de vider sa coupe. Puis, s'étant tamponné les lèvres à l'aide d'une petite serviette en papier, et regardant toujours obstinément droit devant elle, elle commanda un café.
  
  Coplan déchantait rudement. Qu'est-ce que cette alléchante souris venait faire dans le décor ? Ils n'étaient pas à Cocoa depuis une heure...
  
  Son collègue devait ruminer des pensées analogues car son faciès s'était passablement rembruni.
  
  Jessie reprit, confidentiellement :
  
  - Êtes-vous pressés d'aller vous reposer ou disposez-vous d'une petite heure ?
  
  - Qui ? s'informa Flensburg. Moi tout seul ou mon copain et moi ?
  
  - Vous deux, bien sûr.
  
  Willy consulta Francis du regard, se doutant que celui-ci avait entendu. Coplan avança :
  
  - Moi, je ne me sens pas tellement fatigué.
  
  Flensburg retransmit :
  
  - Ça marche.
  
  - Bon, dit la fille. Dans ce cas, je vais passer un coup de fil.
  
  Elle descendit de son tabouret et gagna les toilettes, son collant dessinait si bien ses fesses qu'il en accusait le sillon.
  
  - Que pensez-vous de cette combine ? grommela Flensburg, plus éberlué qu'il ne le laissait paraître.
  
  - Aucune idée, avoua Francis. Mais je suppose qu'on ne va pas tarder à savoir.
  
  Il continua de manger son hamburger peinturluré de moutarde et Flensburg but un peu d'eau pour faciliter la descente de sa dernière bouchée. Entre-temps, le préposé avait amené la tasse de café demandée par la fille.
  
  Celle-ci revint au bout de deux ou trois minutes, non sans que ses mouvements fussent épiés par les mâles attablés dans la salle. Elle versa du sucre en poudre dans sa tasse, le mélangea avec sa cuiller.
  
  - Combien ? dit-elle au garçon.
  
  - Cinquante-cinq cents. Payez à la caisse. Il lui délivra un ticket.
  
  - Je vous attendrai dehors, marmonna Jessie à Flensburg. Ma voiture est au parking situé sur la gauche en sortant. C'est une vieille Buick grise.
  
  Puis elle se mit à siroter son café, lointaine, comme si elle n'avait jamais adressé la parole à son voisin.
  
  Peu après, elle quitta le comptoir.
  
  - Bizarre, émit Coplan. Elle sortait d'ici et semblait se rendre au motel quand nous l'avons rencontrée. Elle a fait demi-tour après nous avoir vus.
  
  Son collègue hocha la tête et dit :
  
  - N'essayons pas de comprendre. Nous serons fixés bientôt. Enfin, elle est drôlement bien balancée, mais je crains que ce ne soit pas pour une virée au septième ciel qu'elle veuille nous emmener.
  
  Question de ne pas avoir l'air de filer sur les traces de la fille, ils prirent encore un café, allumèrent une cigarette.
  
  - D'une façon ou d'une autre, ouvrons l'oeil, persifla Francis. Elle le mérite.
  
  Ils réclamèrent leur addition, la réglèrent à la caisse, sortirent du restaurant et furent de nouveau baignés par l'haleine chaude de la nuit.
  
  Un regard circulaire suffit à leur indiquer où se trouvait le parking qu'avait désigné Jessie. Ils se dirigèrent vers lui d'un pas nonchalant, encore qu'ils fussent talonnés, par une curiosité qu'accompagnait une petite dose de méfiance.
  
  Assise au volant d'un roadster aux ailes cabossées, Jessie ne bougea pas d'une ligne jusqu'à ce qu'ils eurent atteint la portière de sa voiture.
  
  - Montez derrière, invita-t-elle sur un ton sans réplique.
  
  Ils obtempérèrent ; lorsqu'ils se furent installés, elle déclara tout en mettant le contact :
  
  - J'avais été chargée de vous repérer quand vous arriveriez à Cocoa. Ce n'était pas difficile, car vous alliez certainement emprunter la route côtière qui vient du Sud.
  
  Elle manoeuvra pour sortir du parking, avec dextérité et précision, en familière des lieux.
  
  - Et où vous proposez-vous de nous conduire ? questionna Flensburg.
  
  - Chez quelqu'un qui a reçu des instructions pour vous, par câble. C'est à Cocoa Beach.
  
  La perplexité des deux hommes s'accrut encore. Un des chefs du Service de Renseignements allemand s'était-il avisé avec retard qu'il avait à Cocoa une "antenne" susceptible d'aider sur place les enquêteurs ? Cela n'était pas impossible.
  
  - Veniez-vous nous trouver au motel quand nous vous avons croisée ? demanda Coplan.
  
  - Ben... oui. Sachant que vous aviez pris un logement à l'Indian Creek, je l'ai signalé à Bud. Alors il m'a dit de vous contacter. Ça lui était égal de vous voir ce soir ou demain matin, mais il ne voulait pas courir le risque que vous partiez de bonne heure sans qu'il ait pu vous mettre au courant.
  
  Flensburg dédia une mine plutôt satisfaite à Francis. En somme, la fille était de leur bord et ils auraient des occasions de la fréquenter.
  
  La Buick, après avoir roulé quelques minutes sur la Fédérale 1, bifurqua vers la droite et s'engagea dans l'agglomération. Une des particularités de ces localités américaines de faible importance, c'est qu'elles n'ont pas de centre : églises et temples sont aussi disséminés que les immeubles commerciaux, restaurants ou théâtres, tout au long de certaines artères qui s'étirent sur des kilomètres.
  
  Le trafic automobile, à cette heure, était des ' plus réduits et, bien entendu, on ne voyait pas de promeneurs.
  
  - Ne seriez-vous pas de descendance allemande, Jessie ? s'enquit Flensburg.
  
  - Moi ? Oh non. Mon père est Cubain et ma mère Italienne, naturalisés américains depuis plus de vingt ans.
  
  Ceci expliquait en partie la splendeur de ses formes et le type latin de son visage, mais Coplan ne parvenait pas à déceler la véritable nature de la jeune femme. Sa manière de s'habiller et de parler dénotait un cynisme tranquille, une grande confiance en soi, et pourtant elle ne paraissait pas être très à l'aise. Était-ce une des premières fois qu'on lui confiait une mission de liaison ?
  
  - Que faites-vous dans la vie ? demanda Francis avec enjouement. Artiste, je parie ?
  
  - On peut appeler ça comme ça, railla-t-elle, les yeux braqués vers la route. Pour le moment, je suis Go-go girl. Je commence à dix heures du soir.
  
  Elle devait attirer pas mal de monde dans le bar où elle exerçait ce métier. Se trémousser à peu près nue, de face et de dos, au son de la musique saccadée que débitait un enregistreur, devant les regards luisants de concupiscence d'une foule de clients éméchés, n'était certes pas un emploi d'un niveau artistique raffiné.
  
  In petto, Francis déplora que Jessie eût consenti à se livrer en spectacle dans des conditions aussi vulgaires, à côté desquelles le strip-tease le plus suggestif fait figure de divertissement anodin. Mais peut-être était-ce pour elle un moyen comme un autre de masquer des activités moins tapageuses ?
  
  Soudain, la voiture ralentit, à quelque deux cents mètres du pont à six voies qui, enjambant l'Indian River, permet d'accéder à la presqu'île sur laquelle s'érige la ville balnéaire de Cocoa Beach.
  
  La fille rangea sa Buick le long d'un trottoir, non loin de l'intersection d'une autre artère.
  
  - Attendez-moi deux minutes, dit-elle en se retournant vers ses passagers. Je dois acheter du savon et du dentifrice au drugstore là-bas. Ce sera vite fait.
  
  Elle débarqua, claqua vivement la portière pour ne pas laisser pénétrer l'air chaud dans le véhicule, puis s'éloigna de sa démarche féline.
  
  Flensburg et Coplan s'interrogèrent du regard, indécis quant à l'issue de cette balade imprévue.
  
  - Des instructions ? marmonna Flensburg. Je ne vois pas ce qu'ils pourraient encore ajouter à ce qu'ils m'ont seriné avant le départ.
  
  Coplan, tirant son paquet de cigarettes de sa poche, lança un coup d'oeil par la lunette arrière, se cala ensuite dans son coin et déclara :
  
  - Je ne sais pas. J'ai comme le sentiment qu'il y a un cheveu dans cette histoire.
  
  - Ah oui ? Et pourquoi ? En dehors du S.D.E.C. et du B.N.D. personne ne pouvait soupçonner que nous logerions ce soir à Cocoa.
  
  - Parfaitement exact. Mais il semble que ce soit pour vous que le nommé Bud ait reçu un message. Néanmoins, la fille a spécifié qu'elle désirait nous emmener tous les deux. Ça ne me paraît pas normal.
  
  - On sait à Pullach que nous formons une équipe. Ces nouvelles consignes sont probablement aussi valables pour vous que pour moi.
  
  Coplan extériorisa son scepticisme par une moue d'incrédulité.
  
  Une appréhension qu'il ne pouvait clairement justifier s'infiltrait en lui, et il en cherchait vainement l'explication. Car Flensburg avait raison : personne, sinon un "correspondant" des Services Spéciaux, ne pouvait avoir été avisé de leur venue : c'était mathématique.
  
  Seul le ronflement de la soufflerie du climatiseur perturba le silence qui régnait dans la berline.
  
  Plensburg, en proie à ses pensées, guetta le retour de Jessie. Coplan, l'esprit absent, observa les voitures qui, à intervalles, dévalaient la pente du pont.
  
  Il finissait pas trouver le temps long (malgré son indulgence pour le talent qu'ont les femmes de faire patienter les hommes pendant qu'elles procèdent à leurs achats) lorsque les feux de ville d'une auto arrivant de Cocoa Beach captèrent son attention.
  
  Se déplaçant d'abord avec une lenteur relative, ils indiquèrent peu après une accélération notable du véhicule et dévièrent légèrement de la ligne droite. Quand ils ne furent plus qu'à une cinquantaine de mètres de la Buick, ils se présentèrent carrément de face.
  
  La main droite de Coplan s'abattit sur l'avant-bras de Plensburg ; simultanément, il cria :
  
  - Gare ! Sautez dehors !
  
  Électrisé, son compagnon vit aussi que cette voiture allait immanquablement percuter la leur. En même temps que Francis, et avec une rapidité fulgurante, il ouvrit la portière, se propulsa de toutes ses forces, tête baissée, sur le trottoir.
  
  De même, Coplan avait plongé vers l'asphalte, d'une détente frénétique de ses jarrets. Il tourneboulait sur lui-même quand retentit l'explosion du choc.
  
  La violence de l'impact projeta la Buick en arrière, son train avant soulevé du sol, et elle bascula sur le côté jusqu'à se renverser complètement, toutes les vitres ayant volé en éclats.
  
  Le feu se déclara instantanément sous son capot défoncé tandis que la voiture tamponneuse, après avoir cogné l'obstacle, rebondissait, se mettait en travers et heurtait de nouveau la Buick avec son aile arrière.
  
  Cette collision spectaculaire avait à peine pris fin que le freinage désespéré d'une troisième Voiture fit hurler ses pneus. Le conducteur, apercevant un corps qui gigotait sur le sol, donna un coup de volant pour l'éviter et réussit à passer de justesse entre cette silhouette mouvante et les deux épaves dont une commençait à brûler. Puis il appuya sur l'accélérateur et poursuivit sa route à fond de train.
  
  Coplan, la gorge contractée, frémissant encore des pieds à la tête, réalisa qu'il venait d'échapper par miracle a deux dangers successifs.
  
  S'étant remis debout au milieu de la chaussée, il chercha des yeux Flensburg. Il vit de loin un individu qui s'enfuyait à toutes jambes et se demanda si ce n'était pas l'agent allemand. Mais aussitôt après il distingua ce dernier au-delà des flammes, à quelques mètres des véhicules accidentés, et apparemment hypnotisé par ce début d'incendie.
  
  Délivré de son anxiété, Coplan l'appela d'une voix forte tout en se mettant à cavaler pour le rejoindre. Sur ces entrefaites, des gens alertés par les bruits sinistres qui avaient retenti dans le calme de la nuit se profilèrent aux environs, des autos ralentirent.
  
  Parvenu près de Plensburg, qui avait l'air un peu sonné, Francis lui jeta :
  
  - Fichons le camp d'ici. Séparément. Rendez-vous au motel.
  
  Flensburg reprit possession de lui-même.
  
  Comprenant ce qui les attendait s'ils restaient là, et rassuré de voir qu'ils s'en tiraient indemnes tous les deux, il répliqua :
  
  - D'accord.
  
  Il s'en alla dans la direction où Jessie s'était éloignée tandis que Coplan filait, en sens inverse, comme s'il se mettait en quête d'une cabine téléphonique, mais hanté par l'idée qu'un témoin les avait peut-être vus se précipiter hors de la Buick.
  
  Or, parmi les curieux qui accouraient maintenant de tous côtés, personne ne l'interpella : c'était la vue des carcasses de voitures embrasées qui captivait entièrement leur attention, persuadés qu'ils étaient que des victimes se trouvaient à l'intérieur.
  
  Se contraignant à garder une allure normale bien qu'il n'eût pas encore dominé son agitation interne, Coplan bifurqua au premier croisement, alors que s'élevait quelque part la clameur déchirante d'une sirène de police.
  
  
  
  
  
  Flensburg, qui avait eu moins de chance pour attraper un taxi, arriva au motel une vingtaine de minutes après Coplan.
  
  Ils se considérèrent mutuellement avec une expression complexe, abasourdie, interrogative, mêlée cependant du contentement de se retrouver sains et saufs après cette incroyable aventure.
  
  Puis, convaincu, Flensburg articula :
  
  - Ce n'était pas un accident.
  
  - Bien sûr que non, opina Coplan. Baptisons ça un joli traquenard, plutôt. Cette fille nous a bel et bien possédés.
  
  Il y eut un moment de silence qui traduisit leur désarroi.
  
  Francis, assoiffé, prit d'autres boîtes de bière dans le réfrigérateur de la cuisinette, les vida dans les verres qu'ils avaient utilisés auparavant. Ce faisant, il déclara :
  
  - Le type qui a lancé sa bagnole contre la nôtre devait être un cascadeur professionnel. Je l'ai vu décamper quelques secondes après la collision.
  
  - Moi aussi, avoua Flensburg. Mais j'étais tellement sidéré que je n'ai pas eu le réflexe de lui courir après.
  
  - Cela n'aurait servi à rien. La fille devait l'attendre à proximité, au volant d'une autre voiture.
  
  Coplan but sa bière à larges traits, jusqu'à en être essoufflé. Puis il ajouta :
  
  - Si nous y avions laissé notre peau, la police et tout le monde auraient pu croire à un véritable accident dont l'auteur, affolé, avait pris la fuite. Et si on l'identifiait ultérieurement, il pouvait accréditer cette thèse.
  
  Flensburg se désaltéra goulûment, lui aussi. Quand il eut déposé son verre sur la table, il conclut :
  
  - Total, puisque le coup a raté, ils vont essayer de nous avoir autrement. Comme début, c'est prometteur... Pas la peine de rechercher le nommé Mulligan : il sait que nous sommes là et il doit se planquer ailleurs qu'au bout de sa ligne téléphonique.
  
  Déprimé, il secoua la tête, reprit :
  
  - Nous ferions mieux de laisser tomber dès maintenant. Nous sommes grillés. La seule piste que nous avions est coupée net et nous avons en face de nous une organisation qui fonctionne plus vite que nos propres services. Débinons-nous séance tenante vers Miami et sautons dans le premier avion pour New York, ce serait plus sage.
  
  Coplan s'était affalé dans un fauteuil. Il ne pouvait accuser Flensburg de défaitisme : ses propos dépeignaient très véridiquement la situation.
  
  Mais le caractère obstiné de Francis s'accommodait mal d'un abandon, si justifié fût-il, et surtout quand, par surcroît, on avait tenté de l'envoyer outre-tombe. Passer la main à des collègues, parce que des difficultés présumées insurmontables se dressaient devant lui, ne lui avait jamais paru la meilleure solution.
  
  - Un moment, Willy, dit-il. Je reconnais que vous n'avez pas tort, mais ne cédons pas à une première impulsion. Tâchons plutôt de rassembler nos idées.
  
  Flensburg ricana :
  
  - C'est précisément ce que je viens de faire, et j'en déduis que nous avons tout intérêt à nous dégager de ce foutu guêpier ! Avez-vous une objection, Votre Honneur ?
  
  Coplan leva vers lui un regard gris acier.
  
  - Oui, dit-il. Je n'ai pas la moindre envie de renoncer, en dépit de ce léger incident.
  
  - Bravo. Puis-je savoir ce que vous comptez entreprendre ?
  
  Un temps de réflexion précéda la réponse de Francis :
  
  - Je commence à l'imaginer, figurez-vous. Il y a un minuscule filon que nous pouvons exploiter. Quand nous saurons ce qu'il vaut, il sera toujours temps de choisir entre la retraite et l'offensive, mais pas avant.
  
  L'agent du B.N.D. le fixa pensivement tout en se malaxant le menton. Il questionna :
  
  - À quoi faites-vous allusion en parlant d'un filon ?
  
  - À Jessie... Quand nous bavardions tous les trois, dans sa voiture, à ses yeux nous étions déjà des hommes morts, finis. Elle a lâché une indication qui, à ce moment-là, ne portait pas à conséquence, à savoir que son métier était "go-go girl".
  
  - Et à quoi cela peut-il nous servir ?
  
  - À la retrouver ce soir même, pardi ! Dans la boîte où elle travaille, elle commence à dix heures. Il en est huit et demie. Nous avons encore le temps de faire des tas de choses avant de nous mettre en piste.
  
  - La salope, gronda Flensburg avec une colère rétrospective. Celle-là, je ne serai pas fâché de lui dire deux mots... Vous êtes dans le vrai : même si nous sommes obligés de décrocher ensuite, nous ne pouvons pas manquer de saisir cette opportunité.
  
  - D'autant plus que, nous sachant vivants, elle se gardera de rapporter à ses complices qu'elle nous avait involontairement renseignés à son sujet. Ou bien, elle l'a même oublié, ce qui est aussi vraisemblable, profitons-en. Mais le plus urgent, c'est de déguerpir de ce motel. Il serait malsain pour nous d'y passer la nuit.
  
  
  
  
  
  C'est en taxi qu'ils quittèrent l'Indian River un quart d'heure plus tard, n'ayant pris le temps que de changer de pantalon et de chemise.
  
  Ils avaient jugé bon de laisser leur Chevrolet de louage au parking, afin de tromper un éventuel émissaire du clan adverse désireux de s'assurer qu'ils logeaient toujours là. Au bureau d'accueil, ils prétendirent que le véhicule était en panne et qu'ils viendraient le récupérer le lendemain matin, leur départ précipité s'expliquant par le fait qu'un ami avait insisté pour les héberger le soir même dans sa villa de Cocoa Beach.
  
  Lorsque le taxi eut démarré, Coplan demanda au chauffeur s'il pouvait passer devant Jackson's Village avant de les conduire à un autre motel.
  
  - Pourquoi pas ? rétorqua jovialement le conducteur. C'est à moins d'un mile d'ici et il y a Justement un très beau motel à côté, le Seminole Chief.
  
  - Tous ceux que vous voudrez, sauf celui-là, opposa Coplan, se doutant que c'était justement à proximité de cet endroit-là que la bande adverse établirait une souricière.
  
  - Okay, acquiesça le chauffeur sans chercher à comprendre.
  
  Ils ne furent pas longs à distinguer l'enseigne de Jackson's Village, puis ce qu'elle signifiait.
  
  Il s'agissait d'un grand terrain gazonné consacré au stationnement prolongé de "mobil homes", ces énormes caravanes qui offrent la surface habitable et le confort d'un cottage, dotées d'un double train de roues à l'arrière et équilibrées à l'avant par des vérins.
  
  Aussi longues et deux fois aussi larges que des wagons de voyageurs, ces demeures amovibles s'alignaient sur plusieurs rangées, formant une petite colonie autonome, une sorte de campement de luxe, avec ses pelouses, ses avenues et un square.
  
  - Vu, glissa Coplan à son compagnon. Le gars Mulligan n'a pas de domicile fixe. Il doit se balader de parc en parc. Et peut-être avait-il déménagé avant que nous ne quittions l'Europe.
  
  Flensburg fit un signe d'assentiment. Localiser ce bonhomme ne serait pas une mince affaire.
  
  - Il devait pourtant séjourner là depuis un bon bout de temps, puisque son nom était inscrit dans l'annuaire téléphonique, fit-il remarquer.
  
  Coplan fut frappé par la pertinence de cette observation mais, sur l'instant, il ne crut pas qu'elle pouvait avoir des prolongements.
  
  Peu après, le taxi stoppa aux abords d'un autre motel, lequel s'intitulait "Holiday Plaza". Les petites lumières rouges accrochées sur la façade de chaque logement lui donnaient un air un peu équivoque, mais l'ensemble, avec ses cocotiers, sa piscine et ses massifs de fleurs n'était pas déplaisant.
  
  - 15 dollars par jour, signala le chauffeur. Ça vous plaît ?
  
  Ses clients approuvèrent. Il se mit alors en devoir de les amener devant le local de réception. Avant d'ouvrir la portière, Coplan lui dit :
  
  - Avez-vous le temps d'attendre ? Nous voudrions repartir aussitôt après avoir déchargé nos bagages.
  
  - Pour aller où ?
  
  - À Cocoa Beach. D'après vous, combien y a-t-il de bars où dansent des "Go-go girls" ?
  
  Le type fit la grimace.
  
  - Trois ou quatre, pas plus. Comptez-vous faire une escale à chacune de ces boîtes ?
  
  - Très courte. Simplement pour jeter un coup d'oeil à l'intérieur.
  
  - Bon. Dans ce cas, ça va. Mon service prend fin à minuit, je vous préviens, et si vous ne rentrez pas à cette heure-là, vous devrez me payer le retour.
  
  - D'accord.
  
  
  
  
  
  Pour la troisième fois, Coplan descendit du taxi devant un bar qui, vu de l'extérieur, ne payait pas de mine. Les deux vitrines situées de part et d'autre de la porte d'entrée étaient obturées par des panneaux de contreplaqué sur lesquels des étoiles et des comètes peintes en noir sur fond crème entouraient des photos d'artistes très déshabillées.
  
  Une lumière orangée, indirecte, éclairait parcimonieusement cette devanture ; du trottoir, on percevait l'écho assourdi de la musique syncopée que débitaient les enceintes acoustiques d'une chaîne de haute fidélité.
  
  Ne se fiant pas aux photos (qui affichent souvent des filles, aux charmes agressifs et au sourire érotique, ne figurant pas au programme) Coplan écarta le lourd rideau et risqua un coup d'oeil à l'intérieur.
  
  Un public essentiellement masculin s'entassait là dans une atmosphère enfumée, bruyante, au sein d'une demi-obscurité. Mais des projecteurs très directifs illuminaient crûment les déhanchements lascifs de deux girls au corps somptueux.
  
  Il fallait vraiment les détailler avec minutie pour s'apercevoir qu'elles portaient un mini-cache-sexe argenté, visible uniquement quand on les voyait de face.
  
  Elles s'agitaient sur un rythme mécanique, le visage inexpressif, tout en imprimant à leur buste et à leur croupe des mouvements qui, de la façon la plus lubrique, évoquaient le désir sexuel.
  
  Tournant lentement sur elles-mêmes, creusant les reins ou avançant le bas-ventre, elles semblaient être sous l'emprise d'une drogue aphrodisiaque et se démenaient comme si elles ignoraient qu'autour d'elles des dizaines d'hommes échauffés les dévoraient des yeux.
  
  Sans doute n'était-ce qu'une précaution des plus élémentaires que de les avoir placées dans des cages à barreaux dorés, hissées à deux mètres du sol.
  
  Malgré lui, Coplan demeura fasciné par ce spectacle durant quelques secondes. Qu'il eût reconnu Jessie en l'une des deux danseuses ne produisit d'abord sur lui aucune impression, tant il était absorbé par la vision des contorsionnements surexcités de ces filles merveilleuses. Mais ensuite il réalisa qu'il ne devait pas s'attarder et, à contrecoeur, il laissa retomber le rideau.
  
  Près de la porte, il y avait un écriteau indiquant les heures d'ouverture de la boîte. Francis le consulta avant de retourner au taxi.
  
  Étant remonté dans la voiture, il dit à Plensburg :
  
  - Voici le moment venu de profiter de toutes les commodités qu'offrent les États-Unis.
  
  Puis, au chauffeur :
  
  - Conduisez-nous maintenant à une agence de location de voitures. Après, vous pourrez retourner chez vous.
  
  
  
  
  
  Chapitre XII.
  
  
  
  
  Il n'était pas loin de deux heures du matin. A quelques minutes de la fermeture du bar où travaillait Jessie, Coplan et Flensburg, occupant des voitures différentes, se garèrent en des endroits qu'ils avaient sélectionnés après avoir patrouillé tout autour du "Block".
  
  Avant minuit, ils avaient pu acheter une paire de talkie-walkie de poche dans un supermarché encore ouvert et, avec la plus grande simplicité, dans une sorte de bazar où des articles de sport voisinaient avec des chapeaux de cow-boy en paille tressée, avaient payé 70 dollars pièce, sans autre formalité, deux revolvers Coït modèle "Cobra", à canon court, contenant six balles de calibre 38 dans leur barillet.
  
  Coplan et son collègue avaient ensuite examiné ensemble les diverses éventualités qui pouvaient se présenter à la sortie de Jessie, que celle-ci fût seule ou accompagnée, qu'elle rentrât chez elle en taxi ou dans une voiture privée. Ils avaient arrêté grosso modo la conduite à tenir dans chacune de ces circonstances, se réservant d'en modeler les détails au gré de nécessités imprévisibles.
  
  Il advint que Jessie sortit par l'arrière du bar avant que les derniers consommateurs eussent été priés de vider les lieux. Elle se rendit à pied au parking payant aménagé à une centaine de mètres de là, dans Atlantic Avenue.
  
  Plensburg repéra d'emblée le pyjama excentrique de la fille; par radio, il en informa Coplan.
  
  - Ne bougez pas encore, ajouta-t-il. Je veux voir si elle ne trimbale pas des protecteurs derrière elle.
  
  Quelques instants plus tard, sa voix résonna derechef dans l'écouteur de Francis :
  
  - Allez-y. Je vous couvre.
  
  Coplan démarra. Pour respecter les sens uniques, il dut contourner le bloc et, quand il eut emprunté correctement la voie le long de laquelle marchait Jessie, il n'eut qu'à accélérer légèrement pour rejoindre la jeune femme.
  
  Celle-ci, insouciante, n'entendit même pas la limousine qui, en roue libre, s'arrêta à quelques pas d'elle.
  
  Aussi eut-elle un petit sursaut lorsque Francis, silencieux comme une ombre, lui adressa soudain la parole :
  
  - Ce drink..., je peux toujours vous l'offrir ?
  
  Elle le toisa, le reconnut, articula posément :
  
  - Ah, c'est vous ? Où étiez-vous passé, après cet accident qui a transformé ma bagnole en un tas de ferraille ?
  
  Il s'en fallut de peu que Francis ne fût désarçonné par son aplomb.
  
  - Nous avons préféré fuir les embêtements, répondit-il sur un ton narquois. Maintenant, c'est vous qui allez en avoir si vous ne m'accordez pas quelques minutes de conversation.
  
  - Demain, dit-elle d'un air maussade. Je suis trop fatiguée.
  
  - Non, tout de suite. Montez dans ma voiture.
  
  Elle regimba :
  
  - Vous ne croyez pas que vous allez m'embarquer de force, non ?
  
  - Je crois surtout que vous êtes trop intelligente pour refuser. Vous devez savoir qui nous sommes, Flensburg et moi. Voulez-vous que nous déposions officiellement une plainte pour tentative de meurtre ? Il n'y a qu'à appeler les flics.
  
  Jessie n'était peut-être pas très renseignée sur le compte des deux hommes qu'elle avait dû contacter, mais elle eut la certitude que son interlocuteur ne bluffait pas, et que la menace était réelle. En outre, il arborait le sourire peu rassurant d'un individu capable d'imposer sa volonté par les pires moyens, s'ils se révélaient indispensables.
  
  S'avisant que feindre la candeur ne le fléchirait pas, elle changea de tactique :
  
  - Si vous m'emmenez, vous n'aurez plus aucune chance de sortir vivant de Floride, murmura-t-elle avec âpreté. Laissez tomber. Moi je ne sais rien.
  
  - Montez toujours, insista Francis. Votre existence ne vaudra pas cher non plus si vos amis apprennent que je vous ai retrouvée.
  
  Les lèvres pincées, Jessie marcha jusqu'à la Dodge, s'assit sur la banquette avant.
  
  Coplan reprit place au volant. Avant d'embrayer, il saisit le transistor qu'il avait déposé sur le siège arrière et annonça dans le micro :
  
  - Tout va bien. Retour au bercail.
  
  Pendant le trajet, la jeune femme garda une attitude excédée qui dissimulait mal ses appréhensions. Elle ne rompit finalement le silence que pour demander :
  
  - Dans quel but me ramenez-vous à Cocoa ? On pouvait bavarder n'importe où.
  
  - Nous voulons enregistrer votre témoignage au sujet de cet accident, mentit Francis. Après tout, c'est votre Buick qui a été bousillée, n'est-ce pas ?
  
  Jessie se croisa les jambes et les bras, tourna son visage vers Coplan pour dire d'une voix sarcastique :
  
  - Ma Buick ? Cette vieille guimbarde ? Non, ne charriez pas. Aucun rapport entre elle et moi. Et, de plus, je n'ai rien vu, je n'étais pas là.
  
  - Très bien. Vous êtes en train d'avouer que vous êtes dans le bain jusqu'au cou. C'est un des premiers points que je voulais éclaircir.
  
  Consciente de sa gaffe, Jessie n'ouvrit plus la bouche.
  
  La seule phrase que prononça encore Francis, tandis qu'ils franchissaient le "cause way"[xv] d'où avait dévalé six heures plus tôt la voiture-bélier, fut :
  
  - Je vous ai vue danser ce soir. Vous m'avez subjugué. Quel besoin avez-vous de tremper dans des histoires louches, pleines de risques, quand tant d'hommes bien n'aspireraient qu'à vous rendre heureuse ?
  
  Elle lui décocha un regard noir mais ne répondit pas.
  
  Dans son rétroviseur, Coplan vit que Flensburg suivait.
  
  Ils rallièrent le "Holiday Plaza" à quelques minutes d'intervalle.
  
  - Tiens ! Vous avez donc déjà changé d'adresse ? constata Jessie, faussement désinvolte, lorsqu'ils s'immobilisèrent au parking du motel.
  
  - Nous ne sommes pas toujours imprudents, rétorqua Francis. Venez donc voir comme la chambre est jolie.
  
  Quand ils furent réunis tous les trois, et après que Flensburg eut tiré le verrou, Jessie s'assit, les jambes écartées et ses paumes appuyées sur ses genoux, sur le coin d'un des lits.
  
  - Alors ? fit-elle. Si c'est pour coucher avec moi que vous m'avez entraînée ici, ne perdons pas de temps. Jouerez-vous à pile ou face qui sera le premier ?
  
  Flensburg s'empourpra, effaré par cette impudence et, aussi, troublé par la séduction charnelle de l'Américaine.
  
  - Il ne s'agit pas de cela, proféra-t-il, les poings aux hanches et les yeux étincelants. Vous saviez que nous devions nous faire tuer au coin de cette avenue... Qui vous avait donné l'ordre de nous y conduire ?
  
  Coplan intervint :
  
  - Cela ne me paraît pas primordial, Willy. Ne visons que l'essentiel, avant que les autres aient le loisir de réparer les erreurs qu'ils ont commises aujourd'hui. À partir de maintenant, il faut que nous frappions toujours les premiers, tant pour notre sécurité que pour celle de Jessie.
  
  Regardant celle-ci, il enchaîna :
  
  - Cessez de jouer la comédie, voulez-vous ? L'organisation qui vous emploie a déjà supprimé trois hommes et en a perdu deux. Elle élimine impitoyablement tout agent qui s'est fait repérer, et vous-même n'échapperez à ce sort que si nous mettons ces gens hors d'état de nuire, enfoncez-vous bien ça dans la tête. Même si vous n'avez pas dit à vos complices que l'affaire de ce soir s'est terminée par un fiasco, ils l'apprendront par les journaux demain matin et ils lanceront des tueurs à vos trousses. D'un côté comme de l'autre, vous êtes coincée. Votre seule chance de tirer votre épingle du jeu, c'est de collaborer avec nous. Pigé ?
  
  Jessie médita, le menton dans la main, le regard perdu. Flensburg, calmé, approuvant intérieurement la tactique de Francis, lui laissa le soin de mener l'interrogatoire.
  
  Coplan, un pied appuyé sur le siège d'un fauteuil, dit d'une voix dénuée d'agressivité :
  
  - Vous connaissez certainement un nommé Mulligan. C'est même fort probablement lui qui vous a donné des instructions nous concernant. Que fait-il ? Où se cache-t-il ?
  
  Un raisonnement avait dû cheminer dans l'esprit de la fille, à la suite des phrases prononcées par ses ravisseurs. Sans doute avait-elle mesuré la précarité de sa situation car elle abandonna son attitude arrogante, et ce fut avec lassitude qu'elle répondit, apparemment sincère :
  
  - J'ignore où il se cache. Il a quitté "Jackson's Village" depuis deux jours.
  
  - Quel est son métier ? Où travaille-t-il ?
  
  Elle eut une mimique d'incertitude, déclara :
  
  - Tout ce que je sais, c'est qu'il est à Cap Kennedy.
  
  - Depuis quand était-il installé à Cocoa ?
  
  - Depuis un an à peu près.
  
  - Savez-vous d'où il venait ?
  
  - De Houston, Texas.
  
  Flensburg expédia, entre ses paupières mi-closes, un regard significatif à Coplan, qui le comprit. C'est à Houston qu'est établi le centre de contrôle du vol des cabines habitées de type Apollo lancées de la base spatiale de Cap Kennedy. L'homme devait être un technicien hautement spécialisé.
  
  - Mulligan ne se fait-il pas appeler Parker, en certaines occasions ? demanda Coplan.
  
  - Ça, je n'en sais rien, avoua Jessie.
  
  Les deux agents spéciaux lâchèrent un soupir de déception. Autant chercher une aiguille dans une botte de foin. Comment localiser un individu parmi les 25.000 qui opèrent dans les installations inaccessibles d'une base couvrant 36.000 hectares, sur une île reliée à la terre ferme par cinq routes différentes aboutissant en des points de la côté distants, aux extrêmes, de 45 kilomètres !
  
  A priori, cela semblait insoluble.
  
  - Comment est-il, ce Mulligan ? s'informa cependant Flensburg.
  
  - Peuh... Il doit avoir dans les 35 ans. Il n'est pas mal... La figure ovale, des cheveux bruns, assez grand.
  
  - Pas de signes particuliers ?
  
  - Il porte des lunettes... Il est très intelligent, ça se voit à sa physionomie.
  
  Un signalement aussi vague devait convenir à bon nombre de spécialistes employés par la NASA.
  
  En se creusant la cervelle, Coplan se souvint de la pochette d'allumettes trouvée dans la boîte à gants de la voiture de Diego Mendieta. Il demanda, à titre documentaire :
  
  - Êtes-vous au courant d'une entrevue qu'a eue Mulligan avec un certain Mendieta, de Miami, à l'hôtel Sheraton de Cocoa Beach ?
  
  Jessie releva la tête, les sourcils rapprochés, subitement inquiète.
  
  - Oui, dit-elle. Pour sûr que je suis au courant. Diego est mon frère. Que lui est-il arrivé ? Est-il arrêté ?
  
  Francis saisit la balle au bond ; sans le moindre scrupule, il annonça froidement :
  
  - Non, il n'est pas arrêté, il a été exécuté sur l'ordre de Mulligan par un nommé Morales. C'est ce qui nous a amenés ici.
  
  Flensburg réprima un léger haut-le-corps, derrière Jessie, alors que les traits de celle-ci s'altéraient. Scruté par la jeune femme, Coplan conserva un masque imperturbable.
  
  - Quoi ? Qu'est-ce que Vous dites ? balbutia Jessie. Diego a été tué ? Mais pourquoi ?
  
  - Après avoir rempli son office de tueur, il pouvait raconter trop de choses si on lui mettait la main au collet. C'est pour cette raison qu'il a été liquidé, tout bonnement. Si vous êtes sa soeur, votre situation est encore pire que je ne le pensais.
  
  On ne devait pas pécher par excès de sentimentalité dans la famille Mendieta. Si Jessie mit du temps à digérer la nouvelle, son visage durci n'exprima pas une douleur inconsolable. Arc-boutée sur ses bras tendus, les reins creusés, la poitrine saillante, elle articula d'un ton grinçant :
  
  - Ce sale rat de Mulligan... Je regrette bien de ne pas en savoir davantage sur l'endroit où il s'est réfugié. Et par malheur, personne ne pourrait me renseigner.
  
  De nouveau, un silence tomba dans la pièce.
  
  Coplan alla voir si le réfrigérateur était garni de boîtes de bière, comme à l'autre motel. Effectivement, l'armoire en contenait six. Revenant alors dans la chambre avec trois des boîtes, Francis émit :
  
  - Désolé, vous devrez passer la nuit avec nous, Jessie. On s'arrangera comme on pourra. Mais il faut que nous agrafions Mulligan, coûte que coûte, dans les vingt-quatre heures.
  
  Puis, à Flensburg :
  
  - Ce n'est peut-être pas irréalisable. Je crois tenir une formule.
  
  
  
  
  
  Chapitre XIII.
  
  
  
  
  Le lendemain matin, n'ayant dormi que cinq heures (sur la moquette) Coplan quitta le motel en voiture alors que Flensburg et Jessie dormaient sagement dans les deux lits.
  
  Il emprunta la route des Cosmonautes en direction nord et dut rouler une quinzaine de kilomètres pour atteindre la "Gâte 3", une des entrées permettant l'accès à Merritt Island, domaine de la base spatiale et du Port Lunaire.
  
  Il savait que la NASA organise pour le grand public, en coopération avec la compagnie aérienne TWA, des visites guidées d'une durée de trois heures dans les aménagements de Cap Kennedy, au départ de cette "Gate 3", la seule que fussent autorisées à franchir les personnes non attachées aux services militaires et civils qui desservent le centre de lancement.
  
  Il rangea sa voiture dans un parking, se rendit sous un soleil de plomb à l'arrêt des cars bleus dans lesquels prenaient place des voyageurs venus de toutes les, parties des Etats-Unis et même du monde car, évidemment, il y avait des Japonais parmi eux.
  
  Le chauffeur lui délivra un billet et Coplan alla s'asseoir dans un des fauteuils. Lorsque le car fut au complet, il s'ébranla. Bientôt, il enfila une route bétonnée, rectiligne, si longue qu'on n'en distinguait pas le bout.
  
  Sur près de quatre kilomètres, ce ruban surplomba les eaux de l'Indian River, le bras de mer qui sépare l'île de la terre ferme, puis il se prolongea à travers une savane marécageuse, rigoureusement plane, classée comme "réserve" pour animaux sauvages et où une faune aussi inquiétante qu'invisible s'ébat dans une végétation touffue.
  
  Comme les autres touristes, Coplan eut beau regarder de droite et de gauche, il ne vit encore strictement rien des installations, ni des portiques de fusées. On eût pu croire que le car emmenait ses passagers dans une région déserte.
  
  Cependant, lorsqu'il eut encore parcouru quelques kilomètres, il passa devant un premier poste de contrôle. Autorisé à poursuivre son chemin, il vira bientôt sur la droite, roula encore quelques minutes avant d'aboutir au Centre d'accueil des visiteurs, un édifice bas, d'une grande superficie, devant lequel les touristes furent priés de débarquer en vue d'un changement de car.
  
  Là, il y avait foule. Dans un vaste hall, les gens attendaient qu'on appelât leur numéro, ce dernier désignant la prochaine tournée.
  
  Francis n'eut pas le temps de s'ennuyer : à peine avait-il eu le temps de remarquer que cette sorte de gare routière comportait aussi une buvette-restaurant, des salles d'exposition et un magasin de souvenirs brillamment éclairé, que son numéro d'ordre était cité par les haut-parleurs.
  
  S'étant alors embarqué avec une quarantaine d'autres élus dans un des bus spéciaux affectés exclusivement au périple intérieur de la base, il entendit le laïus que débita le guide. Ce dernier recommanda, sur un ton humoristique qui n'était pas exempt de fermeté, de ne jamais s'écarter de lui au cours de la promenade et de ne pas tenter d'ouvrir les portes sur lesquelles était marqué "Entrée Interdite". Pour le reste, chacun était autorisé à prendre des photos de ce qui lui serait montré.
  
  Coplan retint un mince sourire. Les photos en question seraient certainement moins instructives, et moins bonnes, que celles qu'on vendait à pleines brassées, en couleurs ou en diapositives, au Centre d'accueil. Ce libéralisme apparent signifiait qu'en réalité les visiteurs ne verraient que l'extérieur des structures, c'est-à-dire des choses que la presse, le cinéma et la télévision avaient déjà largement popularisées.
  
  En fait, Coplan n'espérait pas surprendre un secret quelconque de la base spatiale, il n'avait qu'un but beaucoup plus modeste : débusquer Mulligan, le faire émerger de cette masse d'individus qui travaillaient là dans des usines, des laboratoires, locaux de vérifications ou de contrôles, casemates de télécommande ou postes d'observation visuelle et électronique.
  
  Précisément, l'itinéraire débuta par une randonnée à vive allure en bordure de la cité industrielle de la NASA, puis par un arrêt devant le bâtiment où se trouvait le centre de simulation des vols cosmiques pour l'entraînement des cosmonautes.
  
  Le groupe des touristes put voir, à travers d'épaisses vitres qui rendaient toute prise de vue plus qu'aléatoire, une cabine Apollo blanche et d'autres capsules spatiales entourées d'un fantastique déploiement d'appareils.
  
  Selon les dires du guide, les pilotes enfermés dans ces habitacles "vivaient" littéralement une mise en orbite, un retour sur la Terre, voire une approche de la Lune, grâce aux mouvements des images projetées par des caméras sur les hublots et aux indications conformes dispensées par leur radio et par les instruments de mesure du tableau de bord.
  
  De là, les occupants du car furent emmenés, toujours à bonne vitesse, vers la base aérienne militaire au-delà de laquelle s'érigent les portiques de lancement des anciennes fusées, les "petites" Mercury, Thor Delta, Atlas Agena, Titan I et II.
  
  Par hasard, il n'y en avait aucune qui fût debout près de sa rampe, sur les divers complexes, si bien que tout le monde fut profondément dépité.
  
  Quelques instants plus tard, le ravissement succéda à cette déception : toutes ces fusées, de même que des Minutemen et les Polaris, peintes à neuf, se dressaient sur une immense esplanade gazonnée.
  
  Mentalement, Coplan compara cette exposition au plus magnifique musée des horreurs qui pût se concevoir, attendu que tous ces engins, équipés de cônes nucléaires, figuraient par centaines dans l'arsenal des missiles balistiques des États-Unis. Mais tous ses voisins parurent enchantés de les voir, et les déclics des caméras fonctionnèrent avec ensemble bien que le car eût accéléré assez brusquement, comme par inadvertance.
  
  Enfin, après une autre randonnée de plusieurs kilomètres à travers des plaines désertes, on en arriva au clou de l'excursion : le complexe de lancement des fusées géantes Saturne V, avec son phénoménal hall d'assemblage, un cube blanc et gris de 170 mètres de haut, ses tours mobiles plantées sur des plates-formes épaisses de 7 mètres, supportées elles-mêmes par un véhicule mastodonte pesant, à lui tout seul, 3.000 tonnes, et dont les quatre chenilles propulsives avaient les dimensions d'une grosse locomotive à vapeur, avec des galets de roulement pesant une tonne chacun.
  
  Le V.A.B.[xvi] était flanqué d'un édifice beaucoup plus bas, à la façade vitrée légèrement en oblique, qui abritait tous les dispositifs de contrôle de lancement des Saturne V.
  
  Ce fameux Complexe 39, appelé aussi Moon Port, suscita chez Coplan une réaction plus émotive que celle qu'il avait éprouvée devant les missiles : avec une autre base spatiale située en Union Soviétique, ce lieu marquait une étape capitale dans l'Histoire de l'Humanité, le point de départ de la formidable aventure que serait l'exploration d'autres astres.
  
  Dans les temps futurs, on viendrait ici en pèlerinage, on se recueillerait devant la rampe de lancement où trois cosmonautes avaient brûlé vifs dans leur cabine Apollo, au sommet de leur fusée, premiers martyrs de cette épopée de l'astronautique.
  
  Après un nouveau temps d'arrêt qui permit aux visiteurs de pénétrer dans le V.A.B. et de voir, en se tordant le cou, un inimaginable enchevêtrement d'échafaudages métalliques, le car regagna le centre d'accueil.
  
  Ses passagers eurent alors le loisir de baguenauder dans les diverses salles, d'examiner de près des équipements de cosmonautes, une capsule Gemini récupérée après un vol de trois Jours, un module lunaire grandeur nature et une fusée Saturne réduite au dixième, tout ceci s'échelonnant entre des panneaux montrant, par de grandes diapositives éclairées, des vues prises par des satellites automatiques ou par des cabines habitées.
  
  Coplan, tourmenté par son propre problème, acheta la brochure-souvenir publiée par la NASA et, en dernière page, il trouva comment se décomposait l'effectif du personnel de Cap Kennedy : employés de services fédéraux, corps des ingénieurs, techniciens sous contrat temporaire, membres du laboratoire de propulsion par réaction, ouvriers affectés à la construction ou à la fabrication des parties d'engins, installateurs d'équipement, etc.
  
  Une longue expérience avait appris à Francis que les meilleures astuces d'un agent de renseignement sont toujours les plus simples.
  
  Il y avait un comptoir surélevé derrière lequel trois hôtesses, assises sur un rang, avaient pour fonction de renseigner les visiteurs. Coplan s'approcha de l'une d'elles ; arborant une face candide qu'éclairait un sourire contraint, il dit avec un bel accent du Middle-West :
  
  - Il y a mon beau-frère qui travaille dans la base, et il ne sait pas que je suis ici. Me serait-il possible de lui passer un coup de téléphone ?
  
  La préposée lui renvoya un sourire lumineux.
  
  - Cela doit être possible, affirma-t-elle. Savez-vous à quel département il est affecté ?
  
  - Ben..., non, avoua Francis, penaud. Il s'occupe d'électronique, je pense. Avant, il était au centre de Houston.
  
  La jeune femme hocha la tête en prenant un air sérieux.
  
  - Oui, je vois, dit-elle. Mais si Vous ignorez son secteur, je vais devoir consulter le code général. Est-ce un civil ou un militaire ?
  
  - Un civil.
  
  - Quel est le nom ?
  
  - Mulligan... James-John Mulligan.
  
  - Bon. Un petit instant, je vous prie. Elle décrocha un appareil qu'elle avait à portée de la main et forma un numéro, puis elle se lança dans des explications volubiles, patienta enfin tout en fixant sur Coplan un regard nébuleux.
  
  Au bout d'une demi-minute, elle raccrocha, inscrivit quelques chiffres sur une feuille de bloc-notes, détacha celle-ci et la tendit à Francis :
  
  - Voilà... Vous pouvez appeler d'un des boxes publics de la salle, là-bas dans le fond. Après le premier numéro indiqué sur ce papier, vous aurez le central de la base. Ensuite, vous demanderez le second au standardiste, qui vous branchera sur une sous-section. Après, vous n'aurez qu'à demander le troisième indicatif au deuxième standardiste, et votre beau-frère viendra au bout du fil.
  
  - Merci beaucoup, dit Francis en empochant le feuillet. Mais, en définitive, dans quelle division est-il ?
  
  L'hôtesse, de nouveau souriante, lui répondit suavement :
  
  - Cela, je ne saurais vous le dire. Ce genre de renseignement est "classifié".
  
  Coplan la gratifia d'une mimique perplexe et céda la place à quelqu'un qui attendait derrière lui.
  
  L'horloge du hall marquait midi et demi.
  
  Francis ne se dirigea pas vers les téléphones publics. Il marcha vers le restaurant et, après avoir promené un regard dégoûté sur les volumineux sandwiches exposés tout emballés sous cellophane, il préféra s'arrêter devant une machine qui, pour un dollar et en soixante secondes, cuisait au radar un poulet normalisé du Minnesota.
  
  
  
  
  
  Sur le coup de deux heures, Coplan entra dans la chambre du motel. Jessie, moulée dans la dentelle de son aguichant costume, était assise à la tête d'un des lits, les jambes repliées. Elle fumait une cigarette en donnant l'impression de s'ennuyer terriblement.
  
  Flensburg, rasé de frais, étalé dans un fauteuil, écoutait la radio. À tous deux, l'arrivée de Francis apporta une diversion longuement souhaitée, car cette claustration, et la promiscuité qu'elle imposait, finissait par créer une tension équivoque.
  
  - Alors, votre formule, que vaut-elle ? s'informa l'agent du B.N.D., curieux.
  
  - Je ne le sais pas encore, dit Francis, en s'asseyant sans façon sur le lit de Jessie. Un point est cependant acquis : nous pouvons joindre Mulligan par téléphone. Maintenant, quel parti allons-nous tirer de cette possibilité ? Cela dépend surtout des rapports que notre amie entretenait avec lui.
  
  Mise en cause, la danseuse questionna, acide :
  
  - Qu'entendez-vous par-là, au juste ? Si vous croyez que j'ai été sa maîtresse, vous vous trompez.
  
  - Non, fit Coplan, ça ne m'intéresse pas. Je parle des relations que vous aviez au sein du groupement. Est-ce que Mulligan avait confiance en vous ? Communiquiez-vous directement ou par des intermédiaires ?
  
  Flensburg, sortant de son apathie, intervint :
  
  - Nous avons bavardé pas mal en votre absence, Jessie et moi. Elle m'a raconté notamment comment elle avait été embarquée dans cette histoire. Ce n'est pas vieux puisque ça ne remonte qu'à quatre ou cinq jours. Il faut vous signaler d'abord que ses parents, son frère et elle-même sont des réfugiés cubains, installés ici depuis cinq ans et non vingt comme elle l'avait prétendu. Diego et son père avaient rendu quelques services à la C.I.A., mais celle-ci les a rayés des cadres quand on s'est aperçu qu'ils avaient dilapidé des fonds destinés à des informateurs de La Havane.
  
  Coplan tiqua, plissa les lèvres, invita Flensburg, d'un battement de paupières, à poursuivre.
  
  - Il paraît qu'après une période assez difficile, Diego est parvenu à se faire embaucher par une très grosse société qui, comme beaucoup dans ce pays, possède un service de renseignement privé[xvii].
  
  - La General Spacetronics, naturellement, intercala Francis.
  
  Puis, ses idées s'enchaînant, il continua :
  
  - Siège social à Houston, où travaillait Mulligan. Et ce dernier est un des types qu'on utilise sous contrat temporaire à la base de Cap Kennedy. Bon. Tout devient plus clair. Allez-y, Willy, je vous écoute.
  
  - Il n'y a plus grand-chose à ajouter. Mulligan a contacté Jessie très récemment et il lui a fait une proposition, en lui disant que, d'une part, elle aiderait considérablement Diego et que, d'autre part, elle toucherait mille dollars si elle acceptait. Vous devinez de quoi il s'agissait. Sans doute Mulligan a-t-il voulu éviter de compromettre quelqu'un de la Spacetronics dans cette tentative de meurtre.
  
  Francis reporta son regard sur Jessie. Celle-ci confirma par un signe approbateur l'authenticité des assertions de Flensburg.
  
  - Dans ces conditions, je crois qu'on peut risquer le paquet, dit Coplan. Vous, Jessie, vous allez téléphoner à Mulligan et lui fixer un rendez-vous.
  
  Elle se redressa d'un coup de reins, les yeux agrandis.
  
  - Moi ? Mais que vais-je lui raconter ?
  
  - Il ne vous a pas payé les mille dollars, je présume ?
  
  -Non, seulement quatre cents.
  
  - Dites-lui que vous avez la frousse, que vous êtes planquée chez une amie, que vous n'osez plus sortir de crainte de nous rencontrer, et que quand il vous aura versé les six cents dollars restants, vous filerez séance tenante dans un autre État.
  
  Flensburg étudia rapidement ce plan, cherchant ses défauts.
  
  - Mulligan ne marchera pas, supputa-t-il. Il va se dérober.
  
  - Pourquoi ? jeta Coplan. Il ne peut pas soupçonner un quart de seconde que Jessie a changé de camp. Par ailleurs, il ne sera pas fâché de l'éloigner, sachant que nous pourrions avoir déposé une plainte et qu'elle court le risque d'être appréhendée, ne serait-ce qu'en qualité de témoin.
  
  Flensburg lut dans sa pensée : quels que fussent les aléas du projet, et il y en avait qu'il valait mieux ne pas mentionner, l'adhésion de Jessie devait être obtenue.
  
  - Oui, cela peut se défendre, admit Flensburg. Au fond, c'est même peut-être pour elle la meilleure façon de se tirer d'affaire, réellement.
  
  La jeune femme, totalement étrangère aux subtilités de raisonnement qui sont familières aux agents secrets, vit en tout cas les deux avantages majeurs de cette suggestion : elle toucherait l'argent et vengerait la mort de Diego. De plus, sûre d'elle-même, elle ne doutait pas de parvenir à embobiner Mulligan.
  
  - D'accord, dit-elle avec détermination. Je suis prête à lui tendre un piège.
  
  Coplan tira de sa poche le feuillet sur lequel était inscrit le numéro de la base spatiale.
  
  - Précisez que vous désirez le voir secrètement, au début de la nuit, précisa-t-il. Qu'il désigne l'endroit, peu importe où. Et s'il vous demande comment vous avez pu vous procurer son indicatif téléphonique, voici ce que vous lui expliquerez...
  
  
  
  
  
  Mulligan avait cédé à la requête pressante de Jessie. Il avait assigné, comme point de rencontre, la première aire de stationnement sur la droite, en bordure de la route qui va de Titusville à Southmere, à onze heures du soir.
  
  Coplan, Plensburg et leur nouvelle alliée avaient alors étudié la tactique qu'ils allaient adopter pour capturer l'individu qui avait téléguidé l'action de Luong Ke Trinh et de Mendieta en Europe.
  
  Pour cela, il fallait d'abord identifier le personnage sans risque d'erreur, s'assurer ensuite s'il n'était pas protégé, de près ou à distance, par des gardes du corps, éliminer éventuellement ceux-ci, puis s'emparer de lui sans faire usage des armes.
  
  Pratiquement, si le premier point était assez facile à résoudre, le second et le troisième se révélèrent plus délicats lorsque, à l'aide d'une carte routière et des indications verbales que put fournir Jessie, les deux agents européens purent se faire une idée du site où le rendez-vous était fixé.
  
  La route en question, absolument droite sur dix kilomètres, entre la nouvelle autoroute 95 et Southmere, traversait en légère surélévation une région aussi plane qu'un billard, gorgée d'eau, couverte par des roseaux et une végétation basse, où il était impossible de se dissimuler. Des alligators et des serpents erraient dans cette étendue de marais séparés par d'étroites langues de terre solide.
  
  Où qu'on se trouvât sur la voie bétonnée, la vue portait jusqu'à l'horizon, de tous côtés, n'embrassant qu'un épais tapis de verdure parsemé, de loin en loin, par des boqueteaux que l'on ne pouvait atteindre de pied sec.
  
  - Tant pis, soupira Francis. Si ce paysage n'est guère avantageux pour nous, il ne l'est pas plus pour Mulligan, à supposer qu'il ait poussé la méfiance jusqu'à se faire couvrir par des acolytes. Notre seule ressource sera de patrouiller entre l'intersection avec l'autoroute et deux ou trois kilomètres au-delà de la zone de parking, pendant que Jessie rejoindra son bonhomme.
  
  - Nous serons d'ailleurs là avant elle, crut bon de souligner Flensburg. Et je propose qu'elle emporte un de nos transistors dans un sac à main, de manière qu'elle puisse nous informer si elle décèle quelque chose d'insolite.
  
  - Oui, appuya Francis. Il est même souhaitable qu'elle le tienne allumé en permanence, afin que nous puissions suivre le déroulement de sa conversation avec Mulligan. Nous agirons aussitôt après qu'elle l'aura quitté.
  
  La principale intéressée suivait ce dialogue avec une attention soutenue, bien qu'elle n'éprouvât aucune crainte. Au téléphone, Mulligan s'était montré compréhensif, amical même, laissant entendre que Jessie, ayant parfaitement rempli ses engagements, n'avait aucune responsabilité dans la mauvaise tournure qu'avait prise l'affaire par la suite.
  
  - Que comptez-vous faire de lui, après ? s'enquit-elle, une lueur de cruauté dans ses prunelles.
  
  Coplan et son collègue se grattèrent la nuque avec un ensemble touchant. Au vrai, ils n'en savaient encore trop rien. S'ils étaient décidés à tirer de Mulligan le maximum d'informations sur les objectifs que poursuivait la bande à laquelle il appartenait, ils ne pourraient pas le livrer à la justice américaine pour ces faits-là.
  
  Quant à le faire inculper au sujet de la collision qui avait failli leur coûter la vie, cela les placerait, eux et leurs gouvernements respectifs, dans une fâcheuse posture, car il est toujours gênant de mettre en lumière, sur la place publique, les agissements clandestins d'envoyés spéciaux.
  
  Flensburg esquiva le problème en disant :
  
  - Tout dépendra de ce que ce type nous dira... et de l'état dans lequel il sera quand nous l'aurons forcé à ouvrir la bouche.
  
  Le conciliabule prit fin sur cette phrase.
  
  Il était convenu que Jessie emprunterait une des deux voitures de location pour se rendre sur place, tandis que les deux hommes occuperaient la seconde.
  
  Ceux-ci quittèrent le motel vers dix heures. La nuit était chaude mais peu claire, de gros nuages noirs, annonciateurs de pluie, défilant dans le ciel et masquant par intermittence le clair de lune.
  
  En cours de route, peu avant de dépasser la "Gate 3", Flensburg, qui tenait le volant, se résolut à exprimer une pensée déplaisante :
  
  - Avez-vous songé que nous jouons gros jeu ? Nous avons tout misé sur Jessie, et supposez qu'elle ait été plus finaude que nous ?
  
  - Redoutez-vous qu'elle nous fausse compagnie, et qu'elle annule par une autre communication l'entrevue qu'elle doit avoir avec Mulligan ?
  
  - Oui, notamment. Coplan eut un petit rire sec.
  
  - Soyez tranquille, elle croit dur comme fer que la mort de Diego est imputable au technicien de la Spacetronics. Pourquoi celui-ci aurait-il tenté de nous faire disparaître, si ce n'était pour sa propre sécurité ? Rendez-vous compte qu'elle ignore tout des arrières-plans : qu'elle ait reconnu d'emblée qu'un lien existait entre Mulligan et son frère le démontre à suffisance.
  
  Les idées de Flensburg se mirent à vagabonder.
  
  - Elle me plaît drôlement, cette fille, murmura-t-il. Je vous assure que si je n'étais pas en service commandé, je lui ferais un sérieux brin de cour.
  
  - Alors, vraiment, vous n'avez rien goupillé pendant que j'étais à Cap Kennedy? s'étonna Francis, égayé.
  
  - Non. C'eût été contraire à mes principes.
  
  Coplan admira le sens de la discipline de son collègue germanique mais, de crainte de le vexer en le raillant, il ne fit aucun commentaire. Jessie avait dû être très impressionnée par la réserve de son gardien.
  
  Ils atteignirent Titusville, localité de même importance et de même aspect que Cocoa, située au croisement de la Fédérale 1 et d'un cause-way reliant Merritt Island à la côte. Là résidaient également de nombreux employés de la NASA.
  
  La voiture traversa la cité, longea un aérodrome puis, à une bourgade appelée Mims, elle vira sur la gauche, atteignit ensuite un échangeur.
  
  À la sortie de ce dernier, dont une des issues n'était autre que la route de Southmere, Coplan dit à son coéquipier :
  
  - Essayez de vous ranger ici, dans le parking de cette auberge.
  
  L'établissement qu'il désignait était un restaurant où de petites lampes à abat-jour rose, disposées sur les tables, diffusaient une lumière attirante derrière la façade de verre.
  
  Flensburg dut freiner et donner un coup de volant.
  
  - Je croyais qu'on allait se balader tout au long de la 46, maugréa-t-il. Pourquoi stopper ici ?
  
  - Parce que je viens de m'apercevoir que c'est un excellent poste d'observation, riposta Francis. Regardez... On contrôle non seulement l'entrée de la route, mais on peut en outre surveiller le mouvement des voitures jusqu'à je ne sais combien de kilomètres.
  
  Effectivement, la voie d'asphalte s'enfonçait dans le lointain comme une interminable piste de décollage, et seule l'obscurité interdisait d'en distinguer le tracé jusqu'à l'horizon. Mais les feux des véhicules, par contre, demeuraient très longtemps visibles.
  
  Lorsque Flensburg eut casé la Ford à l'extrémité du premier rang des voitures des clients, il éteignit les feux. Coplan appuya sur le bouton qui commandait l'abaissement automatique des vitres des portières, puis il prit son talkie-walkie et en étira complètement l'antenne télescopique, qu'il fit passer à l'extérieur de la carrosserie pour améliorer ses capacités réceptives.
  
  Il était onze heures moins vingt.
  
  On ne pouvait discerner à quelle distance se trouvait la première zone de stationnement autorisé, mais le ralentissement ou l'extinction de phares en situerait tôt ou tard l'emplacement approximatif. Rares étaient du reste les autos qui circulaient, de jour ou de nuit, entre Southmere et Titusville.
  
  Les deux guetteurs, réalisant combien les minutes suivantes seraient décisives, refrénèrent la nervosité qui les gagnait.
  
  Coplan, le boîtier de sa radio collé à son oreille, épiait le bruit que transmettrait l'émetteur de Jessie lorsque celle-ci arriverait à proximité. Momentanément, il ne percevait que les crépitements magnétiques d'un temps orageux.
  
  Une berline surbaissée, jaillissant d'un des virages de l'échangeur, s'élança sur la bande de macadam. À l'arrière, elle avait six macarons rouges d'une grande luminosité, et dont la brillance décrut à mesure qu'elle s'éloignait.
  
  Flensburg la suivit des yeux avec une vigilance tenace. Il vit soudain augmenter l'éclat des feux puis, peu après, ils s'éteignirent complètement.
  
  - Je vous parie à dix contre un que c'est lui, prononça-t-il avec une exaltation rentrée. Une bagnole vient de s'arrêter là-bas.
  
  - Il y a de fortes chances, en effet, dit Coplan. Mais voyons ce qui va suivre.
  
  À la montre du tableau de bord, l'aiguille des minutes venait de dépasser la graduation supérieure.
  
  Francis, attentif, fit claquer ses doigts.
  
  - J'entends une onde porteuse, marmonna-t-il. Jessie approche.
  
  Ils en eurent la confirmation à l'instant même. Leur autre Ford de louage débouchait de la courbe et, passant à une trentaine de mètres d'eux, elle fonça vers Southmere, alors que le petit haut-parleur du transistor amplifiait brusquement le ronronnement du moteur.
  
  Les occupants de la Ford avaient aperçu au vol un visage féminin derrière le pare-brise. Partagés entre la satisfaction de voir aboutir leur projet et l'anxiété d'être contraints de modifier leurs batteries à cause d'un élément imprévu, ils ne cessèrent d'observer le sillage de la voiture de la jeune femme.
  
  Lorsque les feux rouges s'éteignirent à leur tour, à l'endroit où la berline avait stoppé auparavant, Flensburg remit le contact.
  
  Francis, l'oreille tendue, se tint à l'affût des paroles qu'il pourrait peut-être capter, bien que l'émetteur de Jessie se trouvât dans des conditions de retransmission exécrables : enfermé dans un sac, antenne développée à dix centimètres seulement, le tout à l'intérieur d'une carapace métallique.
  
  Il perçut très nettement un claquement de portière, enregistra une amélioration subite des signaux, puis des mots inintelligibles auxquels répondit Jessie :
  
  - ... Vous pouvez dire que vous m'ayez mise dans de beaux draps ! Dépêchez-vous de me donner ce fric, que je puisse décamper de Cocoa.
  
  L'autre voix débita des phrases qui résonnaient trop faiblement pour être comprises par Francis. Sans doute Mulligan se tenait-il trop loin de son interlocutrice.
  
  - J'exagère, moi ? se rebiffa-t-elle. Prenez-vous ces deux types pour des imbéciles ? Ils auront certainement deviné que j'étais dans le coup. Et avec le métier que je fais, ils vont me repérer en moins de deux, même sans me chercher... Non, Cocoa est devenu trop brûlant pour moi.
  
  D'une mimique approbative, Coplan fit savoir à Flensburg que Jessie s'acquittait magnifiquement de sa mission, puis il se concentra derechef sur son appareil car les mots articulés par l'homme devenaient plus distincts :
  
  - ... tort de vous tracasser, Jessie. Des copains les attendent dès ce soir aux abords de votre bar, pour leur régler leur compte. Et ces guignols du Vieux Continent n'ont aucune envie de mêler la police à cette histoire, je vous le garantis. Allons, calmez-vous. Je vais vous donner les six cents bucks mais attention : pas un mot à personne, hein ? D'accord ?
  
  L'ouverture de la tirette du sac de la jeune femme vrilla le tympan de Francis. Il y eut un bruit de papier froissé, les billets de banque que Jessie fourrait près du transistor.
  
  Et puis, un grondement ricanant accompagné d'une respiration haletante, des chocs sourds suivis par la chute du sac renfermant l'émetteur.
  
  Un frisson glaça la nuque de Coplan.
  
  - Crénom, Willy, il est en train de l'assassiner, s'exclama-t-il d'une voix rauque. Vite, foncez !
  
  
  
  
  
  Chapitre XIV.
  
  
  
  
  À fond de train, la Ford se rua dans la direction de Southmere, ses phares allumés à plein pour inquiéter Mulligan et le contraindre, à tout le moins, d'interrompre son agression.
  
  Ses yeux allant de la route au rétroviseur, Flensburg conduisait les dents serrées et le coeur battant, plus soucieux de sauver Jessie que de se saisir du technicien. Coplan avait jeté son transistor sur la banquette arrière et il s'apprêtait déjà à bondir hors de la voiture.
  
  Tous deux aperçurent bientôt l'élargissement du parking et les deux véhicules en stationnement. Les quelques centaines de mètres à parcourir encore furent couvertes à une allure forcenée. Flensburg freina si brutalement, lorsqu'il eut presque atteint le lieu de la rencontre, que les pneus crièrent et que la Ford se déporta, mais il parvint à la stopper pile derrière celle de la jeune femme.
  
  Coplan sauta sur le sol, se précipita vers la berline de Mulligan, dont la portière avant droite était ouverte. Sur la banquette avant, l'homme s'était couché sur Jessie ; ses deux mains continuaient de serrer convulsivement le cou de la fille inanimée.
  
  Francis agrippa un de ses poignets et, d'une brusque torsion, il l'obligea à lâcher prise. L'autre portière s'ouvrit, à la volée. Flensburg planta ses doigts en crocs dans la chevelure et sur l'épaule de Mulligan, le redressa d'un mouvement violent, puis l'arracha de son siège et le fit dégringoler sur le sol.
  
  Penché sur Jessie, Coplan la retira de la Voiture. Un horrible rictus déformait les traits de la danseuse. Etreint par une lourde anxiété, Francis la souleva davantage pour s'assurer qu'elle vivait encore. Ne percevant aucun battement, il ouvrit la seconde portière afin d'allonger Jessie sur le siège arrière.
  
  Entre-temps, Flensburg avait hissé Mulligan sur ses jambes et, le tenant debout à bout de bras, il lui zébrait la face d'une série de baffes rageuses. Hagard, l'Américain vacillait au gré des coups, trop épouvanté par cette attaque inattendue pour seulement songer à se défendre.
  
  - Amenez-le par ici, lança Coplan pardessus le toit de la berline, après avoir remarque deux points brillants, blancs, qui perçaient la nuit du côté de Southmere.
  
  Son collègue avait dû s'en aviser aussi. Il repoussa Mulligan dans la voiture avec une telle promptitude que le technicien heurta de la tête l'encadrement de la portière avant de s'écrouler près du volant. Flensburg le refoula davantage en s'asseyant à son tour tandis que Coplan s'installait vivement de l'autre côté du prisonnier. Les deux portières se refermèrent simultanément.
  
  Mulligan sentit le canon d'un revolver durement appuyé sous ses côtes et une voix gronda :
  
  - Ne bouge pas, salaud... Un geste et tu es mort.
  
  Il eût été bien en peine de mouvoir ne fût-ce qu'un avant-bras, tellement il était écrasé par ses deux adversaires.
  
  Les feux du véhicule qui arrivait sur l'étroite perspective de la route grandissaient rapidement. Il devint évident qu'ils appartenaient à un car "Greyhound" de la ligne régulière.
  
  Un silence mortel régna dans la berline jusqu'à ce que l'autobus long courrier fût passé. Flensburg tourna la tête vers l'autre banquette, ses yeux fouillant l'obscurité.
  
  - Respire-t-elle encore ? s'enquit-il, la gorge sèche.
  
  - Je crains fort que non, répondit Francis. Attendez, je n'ai pas eu le temps de l'examiner suffisamment pour en être sûr.
  
  Il débarqua, revint auprès de la fille, l'ausculta avec plus de soin. Edifié, il secoua la tête. Il n'y avait plus rien à faire.
  
  - Nous sommes arrivés trop tard, déplora-t-il sombrement. Ce salopard l'a tuée.
  
  Mulligan tremblait des pieds à la tête, son esprit traqué renonçant à comprendre comment les Européens étaient parvenus jusqu'à lui. Le meurtre qu'il venait de commettre lui ôtait tout espoir de minimiser son rôle ou de marchander sa liberté. Sous l'emprise de la panique, il aurait peut-être essayé de bondir hors de la voiture si Coplan n'avait interposé sa carrure entre la portière ouverte et les marécages.
  
  Flensburg, l'estomac noué, l'apostropha haineusement :
  
  - Tu vas payer la note, crapule. Mais tâche d'avoir un filet de voix pour nous révéler quelques détails, sans quoi tu vas les hurler.
  
  À pleine main, il empoigna les cheveux de l'étrangleur et lui agita furieusement la caboche d'avant en arrière, au point que Mulligan lâcha un râle de douleur.
  
  - Allez, accouche, renchérit Francis. Ce sera plus difficile si on commence par te casser les dents ou par te crever un oeil. Quelle était la combine ?
  
  Haletant, le technicien baragouina :
  
  - Ce... ce n'est pas moi qui commande... J'étais contre les crimes, mais on les a ordonnés, et je ne pouvais pas...
  
  Coplan trancha :
  
  - Pas de mélo, des faits ! Qui vous avait prévenu que nous allions arriver à Cocoa ?
  
  - Heu... Quelqu'un de la Spacetronics. Écoutez... Je sais que je suis au bout de mon rouleau. Laissez-moi partir avec vous en Europe, ne me livrez pas à la police d'ici. Là-bas, je vous raconterai tout.
  
  - Non, ici, tout de suite, rugit Flensburg. Vous avez des accointances avec un type qui travaille à la Direction du B.N.D. à Pullach, non ?
  
  - Pas moi, le Bureau FD, Foreign Division. Ce sont tous des anciens de la C.I.A. et ils ont des copains partout.
  
  - Ce bureau FD, il est financé par la Spacetronics ?
  
  - Oui, naturellement.
  
  Une main accrochée à la portière, Coplan surveillait les deux extrémités de la route tout en enregistrant les déclarations de Mulligan. Celles-ci ne le surprenaient qu'à demi. Il questionna d'un ton bref :
  
  - Et Luong Ke Trinh, était-il aussi un ex agent de la C.I.A. ?
  
  - Bien sûr. Il avait travaillé à Saigon, puis à Hanoï. La compagnie lui avait fait des offres parce qu'il parlait le français sans accent américain.
  
  - Pourquoi Mendieta l'a-t-il descendu ?
  
  - Parce que le B.N.D. avait établi une fiche à son nom. Le Bureau a dû le sacrifier, car si le S.R. allemand l'arrêtait, Luong aurait pu dévoiler des secrets qui auraient provoqué un énorme scandale en Europe.
  
  Ulcéré, envahi par une rogne noire, Flensburg pesta contre son propre Service, non seulement noyauté par des fonctionnaires à la solde de la C.I.A. mais aussi par des individus qui trahissaient au profit d'une puissante société privée américaine ! Jusqu'à mettre en péril la vie d'agents scrupuleux tels que Francis et lui-même.
  
  Mulligan cherchait désespérément un moyen de préserver son existence. Par la force, il ne fallait pas y compter, devant ces deux hommes résolus et entraînés.
  
  - Si vous me faites inculper pour le meurtre de Jessie, on m'assassinera dans ma prison, reprit-il d'une voix étouffée par l'angoisse. La Spacetronics a le bras long... Arrêté, je deviens plus dangereux pour elle que ne l'était Luong Ke Trinh car j'en sais encore plus que lui. Emmenez-moi... Je peux vous livrer des renseignements inestimables.
  
  - Nous verrons, dit Coplan. Mais il nous faut une réponse immédiate à ceci : pourquoi avez-vous ordonné au Vietnamien de hâter le rachat de la société Chimique des Poudres par la compagnie Sprengstoffe ? Nous savons que la Spacetronics était dans la coulisse et qu'elle détient une part notable du capital de la firme allemande. Quel était le véritable but de l'opération ?
  
  Mulligan resta interloqué, comme s'il était ébahi par la quantité d'informations que posséderaient déjà ses deux adversaires.
  
  Flensburg le secoua en grommelant :
  
  - Parlez, sacrénom, ou je vous défonce la gueule.
  
  L'employé de Cap Kennedy inspira profondément, murmura ensuite :
  
  - Le but, c'était de couler définitivement le Projet Orion.
  
  - Ne vous foutez pas de nous ! beugla Flensburg. Vous inventez des balivernes pour nous aiguiller sur une voie de garage... Je vais vous...
  
  - Non, Willy, dit Coplan d'un ton froid. Ce n'est pas la peine de l'amocher, maintenant qu'il n'a plus que quelques secondes à vivre. Je sais ce qu'est le Projet Orion, et ceci éclaire tellement bien toute l'histoire que Mulligan devient superflu. Nous allons l'exécuter.
  
  Un silence d'une densité granitique s'abattit sur le trio.
  
  Une stupeur qui dégénéra vite en affolement burina les traits de Mulligan ; il fixa sur Coplan un regard éperdu, hanté, recelant une protestation venue des tréfonds de son être.
  
  Flensburg, quelque peu déconcerté par la décision subite de son compagnon de lutte, ne sut tout d'abord si celui-ci avait recouru à une manoeuvre d'intimidation ou s'il avait exprimé une volonté réelle. Il lui semblait que leur captif devait encore avoir beaucoup de choses à dire, et qu'il était prématuré de le liquider. Mais la voix de Coplan résonna de nouveau, incisive :
  
  - Tirez-vous de là, Willy. Faites-moi confiance : à présent, on peut se débarrasser de lui. Il n'a plus qu'à expier. Logez-lui aussi une balle dans le corps, en souvenir de Zeicher... ou de Jessie.
  
  Son revolver au poing, il en pointa le canon vers la figure du technicien. Flensburg s'empressa de mettre pied à terre et de se retourner, son arme à la main, vers Mulligan. Ce dernier, les bras écartés, se tassa sur la banquette en gargouillant :
  
  - Vous êtes fous... Jamais vous ne...
  
  Coplan regarda rapidement de part et d'autre. Pas un feu ne scintillait sur le long ruban noir, seule la lumière rose du restaurant nimbait d'un halo de clarté les ténèbres de l'horizon.
  
  Le Colt tonna au moment où Mulligan s'apprêtait à glapir une ultime prière, puis une seconde détonation retentit. Le corps eut deux soubresauts. Atteint à la tête et à la poitrine, le tacticien du Bureau FD s'écroula sur les coussins.
  
  En refermant les portières, les deux agents spéciaux accordèrent un dernier coup d'oeil à la pauvre fille qui gisait à l'arrière. Puis, l'un après l'autre, ils lancèrent alors, le plus loin possible, leur arme dans les marais ; sans prononcer un mot, ils se séparèrent pour prendre chacun le volant d'une des Ford.
  
  
  
  Revenus sans encombres au "Holiday Plaza", Coplan et Flensburg restèrent silencieux pendant plusieurs minutes. L'ombre de Jessie planait encore dans la chambre. Ils avaient sa mort sur la conscience et ne se dissimulaient pas qu'ils avalent délibérément exposé la malheureuse pour capturer Mulligan.
  
  L'agent allemand se demandait malgré tout si les résultats obtenus valaient la perte de cette splendide créature, amorale, certes, mais dont la responsabilité était atténuée par le milieu familial dans lequel elle avait vécu depuis sa plus tendre enfance.
  
  Tout en se lavant soigneusement les mains pour éliminer les parcelles de poudre microscopiques qui pouvaient s'être incrustées dans sa peau, lors du coup de feu qu'il avait tiré, il articula :
  
  - Pourquoi avez-vous soudain pria la détermination de supprimer Mulligan ? Il pouvait encore nous être utile.
  
  Coplan soupira. Les mains dans les poches, il vint s'appuyer au chambranle de la porte de la salle de bains.
  
  - Non, Willy, répondit-il. Vivant, ce gars-là était trop dangereux pour nous, que nous le fassions arrêter ou que nous tentions de l'embarquer dans un avion avec nous. Vous sous-estimez les pouvoirs d'une grosse boîte comme la Spacetronics... et vous perdez de vue que la Floride abrite des centaines de Diego, un ramassis de comploteurs cubains évincés des services secrets américains depuis l'échec des tentatives de reconquête de Cuba. Nous aurions eu quelques-uns de ces types à nos trousses et on ne nous aurait pas laissé quitter le territoire des U.S.A. Tandis que la mort de Mulligan sera considérée comme un simple règlement de compte, par le Bureau FD, et il est moins probable qu'on tâchera encore de nous intercepter.
  
  - Mais cela ne met pas fin à notre mission ! insista Flensburg en s'essuyant les mains. Que raconterons-nous à nos supérieurs ?
  
  Francis alluma une cigarette, puis, enveloppé de fumée, il déclara posément :
  
  - Eh bien, nous leur expliquerons quels étaient les objectifs visés par la Spacetronics, et comment contrer les intentions de cette firme.
  
  - Ah bon ? Et où avez-vous découvert tout cela ?
  
  - En additionnant les aveux de Mulligan à ce que nous savions déjà. La Spacetronics ambitionne le monopole de la fabrication et de l'exploitation des satellites de télécommunications qui graviteront au-dessus de l'Europe, autant dire de s'adjuger un marché qui, avec les années, représentera des milliards de dollars. Imaginez les redevances fabuleuses qui lui seraient versées pour l'acheminement des communications téléphoniques, des télégrammes, programmes de radio et de télévision que retransmettront ces satellites géostationnaires !
  
  Sourcils froncés, Flensburg prononça :
  
  - Oui, j'entends bien, mais comment cette société espère-t-elle y parvenir, à s'adjuger ce monopole ?
  
  - En empêchant l'Europe de lancer ses propres stations dans l'Espace ! La NASA veut bien propulser nos engins scientifiques, moyennant la modique somme de trois millions de dollars par utilisation d'une fusée Thor-Delta, mais le gouvernement des États-Unis répugne fortement, sous la pression de puissants trusts, à mettre en place pour nous des satellites qui peuvent rapporter énormément d'argent. Les Russes se dérobent aussi, du reste, car ils souhaitent que leurs Molnyas puissent déverser sans concurrence, sur les antennes particulières de nos téléspectateurs, un flux continu de propagande. Alors, il ne nous restait qu'à nous débrouiller nous-mêmes, et c'est là que la Spacetronics a voulu nous mettre des bâtons dans les roues en torpillant la réalisation de fusées lourdes capables de lancer nos engins.
  
  Flensburg prit du feu au bout de la cigarette de Coplan, puis tous deux revinrent dans la chambre.
  
  - Je ne vois toujours pas lé processus, émit l'agent du B.N.D. Saboter votre moteur à hydrogène liquide, c'était évidemment nous infliger un coup dur. Mais pourquoi prendre ensuite le contrôle financier de la Chimique des Poudres ?
  
  - Pour une raison déterminante. Il s'agissait de paralyser, de l'intérieur, les travaux qu'accomplissent les ingénieurs du bureau d'étude de cette firme. Et voici pourquoi : le projet Orion est né chez nous quand on s'est aperçu que les Américains et les Russes entendaient régner à deux dans l'Espace au-dessus de l'Europe, et que les Anglais nous faisaient faux bond en se dégageant de la construction d'Europa II. À la Chimique des Poudres, ils ont réalisé des blocs de propergol pesant 50 tonnes. En couplant trois de ces blocs dans le premier étage d'une fusée Orion, cela permet d'obtenir une poussée de 300 tonnes, deux fois plus forte que celle d'une Atlas[xviii] ! En possession de ce premier étage, puis d'un second propulsé par de l'hydrogène liquide, nous pourrions satelliser des charges utiles supérieures à 500 kg, c'est-à-dire le poids prévu pour les futures stations électroniques. Vous comprenez maintenant qu'il fallait interdire tout progrès dans cette voie pour priver l'Europe d'un lanceur approprié.
  
  Flensburg, éclairé, commenta :
  
  - Évidemment... Grâce à son Bureau FD, attaché à l'espionnage et au sabotage industriel, la Spacetronics s'emparait de toutes les cartes et minait l'organisation de l'Europe spatiale. C'était un investissement rentable ! On comprend qu'elle ne lésinait pas sur les dépenses.
  
  Puis, rembruni, il bougonna :
  
  - Mais si des firmes privées parviennent à recruter des informateurs jusque dans les Services de Renseignements nationaux, où allons-nous ?
  
  - Ce n'est que le début d'une ère nouvelle, dit Coplan sur un ton railleur. Dans ce domaine-là comme dans d'autres, l'Amérique montre le chemin. Il faut lui rendre cette justice qu'elle a mis ce système en vigueur dans ses propres institutions... Ignorez-vous que les cartels d'ici n'ont pas seulement d'importants réseaux, mais qu'ils soutiennent des mouvements paramilitaires et corrompent, pour enlever des commandes de matériel de l'Etat, des fonctionnaires très haut placés dans la hiérarchie administrative[xix] ?
  
  Ressentant avec retard la fatigue de ces deux derniers jours, il s'étira, faisant Jouer tous ses muscles, puis il conclut :
  
  - À présent, je suis d'avis d'appliquer votre suggestion d'hier : quittons ce pays en vitesse avant que d'autres désagréments ne surgissent. Si nous prenions la route de Miami vers cinq heures du matin ?
  
  
  
  
  
  Une huitaine de jours plus tard, à Melun, dans les locaux de la Française de Propulsion Spatiale, Moravin pénétra en trombe dans le bureau de Dullin. Le directeur technique, transfiguré, tenait dans la main un feuillet de papier qu'il brandit en annonçant :
  
  - Devinez ce que je tiens là ? Je vous le donne en mille !
  
  On le sentait surexcité, gonflé à bloc, et ceci contrastait notablement avec l'attitude assez morne qu'il avait affichée au cours des semaines précédentes.
  
  Dullin leva vers lui son visage ascétique, interrogateur. Moravin s'exclama :
  
  - La Délégation Ministérielle à l'Armement nous avise qu'elle rétablit l'octroi de crédits pour notre moteur PH-02 ! Nous sommes invités à passer au banc d'essai, sans plus attendre, le deuxième exemplaire du réacteur.
  
  Ce fut au tour de Dullin d'être abasourdi. Les yeux écarquillés, il marmonna :
  
  - Comment ? Mais ce n'est pas croyable ! D'où vient ce revirement, alors que le ministre des Finances est en train de rogner tous les budgets ?
  
  - Je vous avoue humblement que je n'en ai pas la moindre idée, rétorqua Moravin. Il ne faut jamais essayer de comprendre les décisions gouvernementales ! Ce que je sais seulement, c'est que nous allons nous remettre à l'ouvrage dans trois jours. Je suppose que cela vous suffira pour prendre les dispositions nécessaires ?
  
  La mine austère de Dullin s'éclaira d'un sourire ambigu.
  
  - Je ferai en sorte que cela suffise, affirma-t-il. Vous pouvez sonner le branle-bas de combat.
  
  Le même jour, à la Chimique des Poudres, Dumoissac fut appelé chez le Président-Directeur général, un homme d'une cinquantaine d'années aux cheveux grisonnants, qui cachait son dynamisme intérieur sous un masque froid et indéchiffrable.
  
  Dumoissac resserra son noeud de cravate trop lâche avant de pénétrer dans le sanctuaire. Il appréhendait ces entrevues (extrêmement rares, heureusement) d'où il ressortait presque toujours avec l'ordre de procéder à une nouvelle compression des frais généraux, en accord avec les directeurs de départements : la quadrature du cercle.
  
  Pourtant, quand Dumoissac se trouva en face du Président, il lui sembla que celui-ci était plus détendu qu'à l'ordinaire. Invité d'un geste courtois à prendre un fauteuil, il s'assit, les mains croisées, et son visage exprima une vive attention.
  
  - Mon cher ami, vous serez l'un des premiers à savoir que la période sombre de nos difficultés financières est révolue, prononça le grand patron sur un ton confidentiel. Nous fusionnons avec une des plus importantes firmes chimiques d'Allemagne Fédérale.
  
  - La Sprengstoffe und Pulver ? avança le chef-comptable avec une spontanéité empreinte de satisfaction.
  
  - Non, pas avec la Sprengstoffe, précisément. Nous allons coopérer avec la Ruhr-Chemie Werke, qui est encore plus puissante.
  
  Dumoissac, surpris, murmura :
  
  - Bigre... n n'en avait jamais été question. J'ignorais même que des pourparlers étaient en cours. Vous êtes donc parvenus à conclure rapidement un accord ?
  
  - Les négociations ont été menées bon train, mais le mérite n'en revient pas seulement aux deux parties contractantes, dit le Président avec un sourire modeste. Les gouvernements intéressés ont activé considérablement la rédaction du contrat et celui-ci sera ratifié dans les plus brefs délais par les actionnaires, nous en sommes persuadés. Tout le monde y trouvera son profit.
  
  - Eh bien, je ne serai donc pas le seul à me féliciter de cette heureuse solution, émit Dumoissac avec un brin d'humour. Y aura-t-il un apport de capitaux frais ?
  
  - Certainement. Quoique nous pourrions nous en passer... Nous venons également de décrocher ce marché en Amérique Latine, les services économiques de Bonn ayant fait pression sur la Sprengstoffe pour qu'elle se retire de la compétition. Je ne sais d'ailleurs pas pourquoi on lui a mis le couteau sur la gorge. Enfin, je vous ai convoqué pour que vous me fassiez une réévaluation des valeurs d'actif. Le plus tôt possible, naturellement.
  
  - Je vais m'y atteler sans tarder, monsieur le Président.
  
  - Parfait. Je ne vois rien d'autre pour l'instant... Ah ! Si. Commencez par le Département des propergols solides. Il paraît qu'on va lui donner une grande extension, nos futurs partenaires y tiennent beaucoup.
  
  Dumoissac se retira, regagna son bureau.
  
  Méditatif, il ne se mit pas tout de suite à la besogne, car ce qu'il venait d'apprendre le stupéfiait.
  
  Pas un écho de ces tractations n'avait filtré dans la presse, et personne dans la maison n'avait su qu'elles se déroulaient.
  
  Il ouvrit son journal pour voir si, à la page financière, la fusion des deux entreprises était divulguée. Mais, incidemment, son regard tomba sur un titre : "De Bonn. Télécommunications Spatiales. Front commun européen décidé."
  
  Dumoissac se remémora soudain la visite qu'il avait reçue deux ou trois semaines auparavant, celle d'un commissaire rougeaud et peu amène qui l'avait questionné au sujet du représentant de la maison Xylam, Luong Ke Trinh, assassiné, comme l'Allemand l'avait été à proximité de l'usine.
  
  Pendant quelques instants, Dumoissac se pétrit le menton en pensant à ces deux morts. Il avait vaguement dans l'idée que les Services Spéciaux avaient dû jouer un rôle considérable dans cette affaire. Mais les arrière-plans d'une rude compétition industrielle étant toujours redoutables, un honnête homme n'a pas intérêt à exprimer ouvertement son opinion à ce sujet.
  
  
  
  
  
  * * *
  
  
  
  [i] ELDO : European Launcher Development Organization. organisation européenne de coopération pour la construction de fusées porte-satellites.
  
  
  
  
  
  [ii] Service de Documentation Extérieure et de Contre-espionnage.
  
  
  
  
  
  [iii] Propergol est le terme générique qui désigne les carburants pour fusées, qu'ils soient gazeux, liquides ou solides.
  
  
  
  
  
  [iv] Appareil d'écoute équipé d'un microphone très sensible et d'un amplificateur miniaturisé. Il permet d'entendre des conversations dans un rayon de 150 mètres, en plein air. Sa forme et ses dimensions le font ressembler à un stylo.
  
  
  
  
  
  [v] N.A.S.A. : National Administration for Space and Aeronautics. Organisme chargé d'orienter, de réaliser et de contrôler les programmes spatiaux des États-Unis.
  
  
  
  
  
  [vi] Technique de réduction microphotographique qui permet de loger un texte sur la surface réduite d'un point de ponctuation. Ce procédé est fréquemment employé dans le Renseignement.
  
  
  
  
  
  [vii] Voir "Les astuces de Coplan", même collection.
  
  
  
  
  
  [viii] Bundesnachrichtendienst (B.N.D.) : service de renseignements de l'Allemagne de l'Ouest.
  
  
  
  
  
  [ix] Esro : European Space Research Organisation : s'occupe essentiellement des satellites que projettent de lancer les membres de l'organisation. En français : C.E.R.S.
  
  
  
  
  
  [x] Un satellite gravitant sur une telle orbite, à 36.000 km de la Terre, semble rester au point fixe à la verticale d'un lieu terrestre. On le dit aussi "synchrone" parce qu'il décrit son orbite en 24 heures, parallèlement à la rotation du globe. Telstar a été le premier de ces engins utilisés pour la retransmission de programmes de télévision entre l'Amérique et l'Europe.
  
  
  
  
  
  [xi] Authentique. Un réseau de satellites dits "tactiques" permettra des communications individuelles à très longue portée avec des émetteurs de faible puissance, dès 1971.
  
  
  
  
  
  [xii] Camp d'entraînement des Marines, situé non loin de Washington, et où une section spéciale, est réservée à la formation des agents du F.B.I.
  
  
  
  
  
  [xiii] Voir : "Huis clos pour FX-18", même collection.
  
  
  
  
  
  [xiv] Chaîne de snack-bars dont de nombreux établissements se trouvent dans toutes les localités de Floride.
  
  
  
  
  
  [xv] Autoroute sur pilotis surplombant des bras de mer entre îles et terre ferme.
  
  
  
  
  
  [xvi] Vehicle Assembly Building.
  
  
  
  
  
  [xvii] Ce n'est plus un secret pour personne que les grandes compagnies pétrolières, telles que la Standard Oil, et d'autres entreprises d'importance planétaire, comme la General Electric, entretiennent des offices d'espionnage.
  
  
  
  
  
  [xviii] Authentique. Ce projet Orion existe.
  
  
  
  
  
  [xix] Authentique. Un secrétaire d'État à la Marine a, entre autres, été révoqué pour des faits de ce genre.
  
  
  
  
  
 Ваша оценка:

Связаться с программистом сайта.

Новые книги авторов СИ, вышедшие из печати:
О.Болдырева "Крадуш. Чужие души" М.Николаев "Вторжение на Землю"

Как попасть в этoт список

Кожевенное мастерство | Сайт "Художники" | Доска об'явлений "Книги"