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Des balalaïkas pour Coplan

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Школа кожевенного мастерства: сумки, ремни своими руками
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  No 1993, Éditions Fleuve Noir.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  
  
  
  Autour des maquettes d’un modernisme d’avant-garde, le décor était criant d’anachronisme. Lustres XIXème avec leurs arabesques, leurs coupelles, leurs larmes en verre, plafonds 1930 redorés en un style louis-philippard, lourdes tentures dans les teintes bordeaux, un peu passées. Coplan en avait écarté une et le dessus de sa main s’était constellé de minuscules grains de poussière.
  
  - Tu vois ces maquettes, déclara Khalima. Je construis un espace architectural pacifié. Dans mon univers, la lumière agit sur la matière et je m’inspire du désert de mon pays natal tout en demeurant fidèle à mes sources européennes. Idéalement, je souhaiterais unir l’Orient à l’Occident dans les arcanes d’une esthétique renouvelée, entre la Chapelle Sixtine et les jardins suspendus de Babylone, entre Rome et Byzance, entre le pont du Golden Gate et les bas-reliefs de Siem Reap.
  
  - Vaste ambition, murmura Coplan.
  
  Khalima avait passé une robe épaulée, impeccablement cintrée et assortie au rouge de ses ongles vernis. Coplan respirait les effluves de son parfum lourd et exotique, discrètement aphrodisiaque, seyant admirablement à son teint de brune à la peau mate, à l’opulente chevelure noire et aux yeux sombres, traversés parfois d’éclairs sauvages comme un ciel orageux des Mille et Une Nuits.
  
  - Sans mariage, l’architecture est boiteuse. Regarde cet ensemble devant toi, note l’alliance entre le futurisme et le baroque, le gothique, le byzantin et le médiéval.
  
  - Déconcertant, reconnut Coplan qui frôla d’une main avide la peau brûlante de la jeune femme.
  
  Elle eut un sourire indulgent.
  
  - Plus tard, Francis. Nous avons au préalable des affaires sérieuses à régler. Ce que tu as sous les yeux, c’est l’expression emblématique d’un culte aristocratique de la beauté.
  
  - J’y suis sensible.
  
  Khalima Husseini était une catholique chaldéenne d’Irak, architecte de profession et, parallèlement, sous cette couverture, pion important en Europe du dispositif irakien d’espionnage et de contre-espionnage sous l’égide du Mounazamet El Defaa El Shabeiyah (Littéralement : Organisme pour la Protection du Peuple, l'un des Services spéciaux irakiens), le M.D.S. à la réputation féroce. En arabe, son prénom signifiait le Rêve, mais il eût été naïf de l’imaginer sous ce jour. Bien qu’obéissant à un exigeant tempérament artistique, la dualité de sa personne lui permettait, sans inconvénient majeur, de vaquer aux tâches que lui assignait Bagdad qui éprouvait en elle une confiance sans failles.
  
  - Tu n’es guère porté sur l’architecture, aujourd’hui, reprocha-t-elle.
  
  - Seule la tienne m’intéresse, riposta-t-il en caressant la main qui remettait en place l’un des éléments de la maquette représentant un immeuble de bureaux.
  
  Elle se dégagea et se posta à la fenêtre.
  
  - Le temps est beau, sortons.
  
  La villa où résidait Khalima se dressait sur une plage privée à faible distance de Barcelone. Accompagnée par Coplan, Khalima se dirigea vers la table de jardin cernée par les jacarandas. A son passage, Sadok s’inclina cérémonieusement. C’était un eunuque originaire de Basra, qui lui servait de garde du corps. D’une force herculéenne, aussi large que haut, il avait le crâne rasé, des bras tentaculaires, des cuisses comme des quartiers de bœuf et un regard cruel. Sa démarche chaloupée, son œil unique, sa barbe frisée et son foulard rouge noué autour du cou évoquaient irrésistiblement le pirate barbaresque qui s’apprête à sauter pardessus le bastingage du vaisseau adverse.
  
  Bien stylé, il apporta un plateau sur lequel reposaient des boissons fraîches. Les rayons obliques du soleil couchant orangeaient le blanc des voiliers qui dansaient sur la mer.
  
  - Presque trois ans que nous ne nous sommes pas rencontrés, soupira Khalima.
  
  - L’été terrible, à la veille de la guerre du Golfe.
  
  - Malgré tes efforts, tu n’as pu éviter le conflit. Dommage. Dans une guerre, il n’existe que des perdants. Si les gouvernants t’avaient écouté, tout aurait pu s’arranger et nous aurions évacué le Koweït.
  
  - En brûlant malgré tout les champs de pétrole, fit-il, sarcastique.
  
  - A qui profitaient-ils, de toute façon ? A la famille royale et pas au peuple. S’il y avait une famille royale en Bosnie, propriétaire de champs de pétrole et alliée à la finance américaine, le monde entier interviendrait contre les Serbes.
  
  Coplan but une gorgée de son jus d’ananas.
  
  - Pourquoi m’as-tu fait venir ?
  
  Elle repoussa une mèche qui lui frôlait le front et porta le regard vers les voiliers.
  
  - Un coup fourré se prépare contre la France, lâcha-t-elle avec ce qui semblait une nuance de regret.
  
  - Lequel ?
  
  - Nous ne le savons pas.
  
  - Quel intérêt ont tes supérieurs à nous avertir ?
  
  - Au titre de l’amitié traditionnelle entre la France et l’Irak, et malgré le fâcheux précédent de la guerre du Golfe. Nous avons besoin de battre le rappel de tous ceux qui nous témoignent encore quelque sympathie.
  
  - Sur quoi vous basez-vous pour affirmer qu’un coup fourré se prépare contre la France ?
  
  - Le Héros est à Paris, lâcha-t-elle d’un ton neutre comme s’il s’agissait d’une platitude.
  
  - Kahraman (Héros, en turc) ?
  
  - Qui d’autre ?
  
  Ancien des Loups Gris, l’organisation terroriste turque, l’intéressé offrait ses services au plus offrant. Génial programmeur d’opérations sophistiquées, manipulateur rusé, technicien hors pair, il avait effectué ses classes dans l’ex-Union soviétique. Véritable protée, il changeait constamment d’apparence physique en se métamorphosant dans la peau des personnages les plus inattendus. Sa carrière dans le terrorisme avait débuté lors de l’attentat contre le pape à Rome. Depuis, il avait signé de nombreux et sanglants exploits.
  
  - Tu sais pour qui il travaille depuis deux ans ?
  
  - Téhéran, répondit Coplan.
  
  - Nos ennemis les plus mortels.
  
  - Le fait qu’il soit à Paris ne signifie pas qu’il prépare un coup fourré, objecta-t-il.
  
  - Il y a autre chose.
  
  - Quoi ?
  
  - En Irak, nous avons un proverbe qui dit : « Il ne suffit pas d’avoir le mouton embroché, encore faut-il le faire rôtir. » Nous, nous jouons notre partition. La France doit jouer la sienne. Moi je ne suis qu’une intermédiaire. Voilà ce dont il s’agit. Ma hiérarchie voudrait que la France intervienne auprès du Conseil de Sécurité afin que l’embargo qui affame mon pays soit levé.
  
  - Ce n’est pas à mon échelon de décider. Il faudrait que tu frappes plus haut.
  
  - Je le sais bien. Mais tu as été choisi comme intermédiaire. Si Paris donne son accord sur notre proposition, alors nous te fournirons des informations complémentaires sur Kahraman.
  
  - Pourquoi ne pas choisir la voie diplomatique officielle ?
  
  - Trop dangereux et compromettant, la France étant trop proche de ses alliés. Toi tu seras l’intermédiaire. Ta hiérarchie accepte, plus de problèmes de notre côté.
  
  - Imagine que ma hiérarchie accepte et que la France ne tienne pas parole à l’O.N.U. ?
  
  - Nous savons aussi nous venger, ce n’est pas une exclusivité européenne. Bon, tu réfléchis et tu me donnes ta réponse demain.
  
  D’un bond elle se leva et battit des mains devant le soleil couchant en train de disparaître dans la mer.
  
  - Tu sais ce que Sadok t’a préparé ? Il s’est souvenu de ce que tu aimes. Crevettes et filets de sole, plus harissa et poivre de Cayenne. Si, avec un tel assaisonnement, tu ne montes pas au plafond, il reverra ses préparations culinaires !
  
  - C’est toi qui risques de monter au plafond.
  
  - Qui te dit que ça me déplaira ?
  
  Cela ne lui déplut pas. Après ce repas pimenté, arrosé d’une vodka glacée à souhait, Khalima se déchaîna entre les bras de Coplan. Dès leur première rencontre, elle l’avait avoué. Les tabous sexuels étaient si pesants dans son pays natal que, très jeune, et assoiffée de plaisirs charnels, elle avait recouru à des jeux qui englobaient de jeunes lycéennes, ses condisciples. Ainsi avait-elle préludé à des ébats plus orthodoxes en compagnie d’un Palestinien de l’Université américaine de Beyrouth, étudiant comme elle en architecture, avant d’entretenir une folle passion avec un officier supérieur des Services spéciaux de Bagdad, mort en service commandé, puis d’accumuler les amants.
  
  Sans désemparer, elle gratifia Coplan de multiples exemples de son savoir-faire. Khalima comblait chacun de ses sens et sa voix rauque murmurait des mots érotiques, tandis que le spectacle parfait de son corps exaspérait la libido de son partenaire. Il se repaissait de son odeur musquée et le contact de sa chair, de ses cuisses, de ses seins, de ses fesses généreuses, amplifiait son plaisir. Légers et souples, les doigts de Khalima caressaient Coplan qui éprouvait des frissons voluptueux.
  
  - Ton sexe est prodigieux, haleta-t-elle. On dirait la tour de Pise.
  
  L’image était flatteuse. Khalima n’en resta pas là. Pendant que Coplan grignotait la pointe de ses seins, elle se lança dans la démesure :
  
  - Tu me fais penser à King-Kong !
  
  Les mains de Coplan la pétrissaient, prenaient possession de ses fibres les plus intimes. Pareille à un instrument de musique bien accordé, elle vibrait à chaque coup de boutoir et, bientôt, son odeur se fit plus forte, plus envahissante, et elle atteignit le paroxysme de la jouissance avec une telle intensité, un tel hurlement vocal qu’il franchit les vitres closes de la fenêtre et alla secouer Sadok qui, cette fois encore, sombra dans la dépression en réalisant la perte irréparable que, dans son enfance, il avait subie de la main de son maître.
  
  Coplan se libéra à son tour en longues saccades qui la firent frémir de tout son être.
  
  Haletants, rompus, ils gisaient sur le dos, engourdis, renversés par l’extase.
  
  - Ne pense à rien avant le lever du soleil, déclara-t-elle d’une voix menue qui allait si peu avec ce qu’il savait de sa personnalité.
  
  Elle se pressa furieusement contre lui.
  
  - Tu es le Roi-Phallus, complimenta-t-elle.
  
  Il se contenta de rire, sachant qu’elle ne bluffait pas.
  
  - Tu es le modèle idéal pour une architecte, s’enflamma-t-elle encore.
  
  - Une architecte-espionne, rectifia-t-il.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  
  
  
  C’est à Barcelone, chez le résident de la D.G.S.E., que Coplan était allé rendre compte au Vieux qui s’était exclamé qu’il s’agissait là d’une exigence exorbitante de la part de Bagdad.
  
  - Jamais le gouvernement ne suivra ! En outre, qui nous assure que le M.D.S. ne bluffe pas ? Tourain ne nous a pas signalé la présence de Kahraman à Paris !
  
  - La D.S.T. aussi a ses secrets, même si Tourain travaille en étroite collaboration avec nous, rétorqua Coplan.
  
  - Quelle confiance accorder à cette Khalima qui, de toute façon, obéit aux ordres de sa hiérarchie ?
  
  - Comme moi, persifla Coplan d’un ton moqueur.
  
  - Pour le moment, essayez donc de lui tirer du nez quelques vers supplémentaires. Vos talents d’étalon devraient vous aider auprès d’elle, qui jouit d’une réputation bien établie de nymphomane.
  
  Là-bas, à Paris, le Vieux avait raccroché assez sèchement et Coplan avait repris la route du retour. Quand il arriva, il gara sa voiture sous l’auvent, s’avança vers la villa et vit le corps de Sadok qui rampait sur la terrasse. Il se précipita à son secours.
  
  L’eunuque était mal en point. Sa chemise était imbibée de sang et Coplan l’arracha. Le torse et le ventre portaient des plaies béantes par lesquelles s’écoulait un dernier souffle de vie. La main gauche serrait la poignée d’un cimeterre à la lame ensanglantée, tandis que les doigts de l’autre se recroquevillaient sur un large lambeau de tissu.
  
  - Welad el kalb waraya, waraya (Ces chacals sont après moi) ! hoqueta Sadok.
  
  - Où sont-ils ?
  
  Le blessé ferma les yeux sans répondre. Coplan l’abandonna et courut à sa voiture pour déverrouiller le coffre arrière et en sortir son automatique Smith & Wesson 469 qu’il arma avant de repartir pour la terrasse. Après un ultime borborygme guttural, Sadok mourut. Son automatique au poing, Coplan bondit dans la villa. D’abord, il buta dans deux cadavres, ceux de deux hommes au cou tranché. Nul doute que le cimeterre n’ait accompli son œuvre de mort. Les murs étaient éclaboussés de sang. Rien à redire sur le talent de garde du corps de Sadok. Sur le sol, deux automatiques Beretta qui n’avaient tiré qu’une seule balle chacun.
  
  Dans la chambre, de rage il serra son poing nu. Il détestait voir mourir les femmes avec qui il faisait l’amour. Dans le front, deux projectiles avaient foré leur trou sanglant. Il s’avança et abaissa les paupières sur le regard horrifié et glacé de Khalima, puis repartit fouiller les deux cadavres qui appartenaient à des hommes jeunes, trapus, au type ibérique prononcé, en espadrilles, short et chemise bariolée. Rien dans les poches sauf, pour l’un, un briquet et un paquet de Dunhill mentholées largement entamé.
  
  Coplan repartit sur la terrasse. Sans probablement l’avoir su, Sadok lui avait livré un renseignement susceptible de se révéler précieux. Le lambeau de tissu serré entre ses doigts était le pan d’une veste qui contenait une poche. Dans celle-ci, rien qu’une photographie dédicacée. A Miguel. Con mucho carifio. Signé Soledad. La fille était belle. Regard de braise qui semblait vouloir dévorer le papier du cliché. En minuscules caractères était indiqué le nom du studio d’art dans le coin gauche inférieur. Une photographie professionnelle, celle d’une danseuse ou d’une chanteuse, en tout cas une artiste.
  
  Coplan la glissa dans sa poche. L’instant d’après, il bouclait ses bagages et les enfournait dans le coffre de sa voiture. A la lisière de la pelouse, il cueillit quelques fleurs et les déposa sur la poitrine de Khalima. Là où elle était, dans un palais des Mille et Une Nuits, dans les jardins d’Allah ou dans ceux suspendus de Babylone, il était sûr qu’elle apprécierait le geste.
  
  Ensuite il fouilla. Khalima avait-elle laissé quelque renseignement précieux sur la mission que lui avait confiée Bagdad ? Il en fut pour ses frais. En dehors de ses maquettes d’architecture, rien d’exploitable. Enfin, il quitta les lieux et repartit pour Barcelone où il se rendit chez le résident de la D.G.S.E. afin d’informer le Vieux.
  
  - Prévenez Bagdad, recommanda-t-il. Qu’ils ne nous soupçonnent pas.
  
  - Peut-être vous aurait-on liquidé aussi si vous aviez été présent.
  
  - C’est probable. Quoique Sadok et moi aurions pu faire échec de manière favorable à nos intérêts. A cause de cette poche abandonnée entre les doigts de leur victime, les tueurs ne me semblent pas de haut niveau.
  
  - On ne dit rien à Bagdad au sujet de la photographie. Vous vous en occupez ?
  
  - Bien sûr.
  
  
  
  Au studio d’art, on reconnut tout de suite le sujet :
  
  - Soledad Rios. Elle chante au Pernambuco.
  
  Ce soir-là, Coplan s’aventura dans le Barrio Chino, son Smith & Wesson 469 sous sa veste, une cartouche engagée dans le canon pour plus de précaution. Bien décidé à faire feu à la moindre alerte. Dans les rues tramaient les voyous armés d’une seringue. Ils prétendaient que l’aiguille était contaminée par le Sida et en menaçaient les passants pour leur extorquer de l’argent. De la crosse de son automatique, Coplan fracassa les dents de quelques-uns et le mot dut se répandre car il ne fut plus importuné. Vraiment enragé par la mort de Khalima, il ne se sentait pas d’humeur conviviale.
  
  L’air sombre, les dealers le regardaient passer sans le héler. C’étaient des Marocains qui roulaient sur leur langue les boulettes contenant la drogue. Si une voiture de police surgissait pour les fouiller, ils avalaient les boulettes sans autre forme de procès et sans dommages pour leur organisme et leur liberté.
  
  Longeant le Barrio Chino, le Paralelo, une artère joyeuse et animée, abritait la vie nocturne. Son point d’attache le plus célèbre, un music-hall, le Molino, s’était appelé un temps le Molino Rojo, le Moulin-Rouge, mais le général Franco avait supprimé le « rouge » après sa victoire sur les républicains à la fin de la guerre civile en 1939. C’était dire que le Molino était un monument séculaire dans cet environnement.
  
  Au Pernambuco, Soledad Rios se tenait devant le micro sur l’estrade.
  
  Tanto tiempo disfrutamos de este amor
  
  Nuestros aimas acercando tanto asi
  
  Que yo guardo tu sabor...
  
  La voix était rauque et un peu nostalgique comme il convenait à un vieux rythme de salsa venu des profondeurs du continent latino-américain. Comme une pampera de Patagonie, elle était coiffée d’un feutre noir à jugulaire, et portait un pantalon bouffant teinte azulejo, enfoncé dans des bottes fauves, et un chemisier corsaire bardé de colliers et de médailles.
  
  Coplan fit étape au bar puis alla attendre dans la loge la fin du tour de chant. Complice, la cerbère qui veillait au détour du couloir s’était inclinée respectueusement en tendant la main pour recevoir le généreux pourboire.
  
  Soledad Rios parlait espagnol avec l’accent suave des Argentins. D’abord, elle regarda alentour. Sans doute s’attendait-elle à découvrir une gerbe de roses, mais Coplan n’était pas d’humeur galante. Pas après la mort de Khalima. Il posa le cliché sur la coiffeuse, demandant :
  
  - Qui c’est, Miguel ?
  
  Elle avait des yeux mobiles, perçants, pleins de feu, qu’elle braquait sur son visiteur. Elle ôta son feutre noir et secoua son opulente chevelure.
  
  - Qui êtes-vous ?
  
  - Peu importe. J’essaie de sauver ce Miguel avant que la police ne lui mette la main au collet.
  
  Interloquée, elle resta un instant bouche bée et fourragea dans ses cheveux.
  
  - Qu’a-t-il fait ?
  
  - Une sale affaire d’assassinat.
  
  Elle frissonna, puis son regard devint méfiant.
  
  - Dans quel but voulez-vous le sauver si vous ne le connaissez pas ?
  
  - Sans qu’il le sache, mes intérêts sont liés aux siens.
  
  - Comment avez-vous eu cette photo ?
  
  Il fit mine de s’impatienter.
  
  - Croyez-moi, nous perdons un temps précieux. Chaque minute qui passe augmente le danger. Si vous vous moquez de son sort, tant pis.
  
  Il gagna la porte et tournait la poignée quand son bluff paya.
  
  - Attendez.
  
  Elle s’élança et plaqua son dos contre le panneau.
  
  - Vous ne voulez pas me dire qui vous êtes ?
  
  - Je vous l’ai dit, c’est sans importance.
  
  - Je me change et je vous conduis.
  
  L’inquiétude creusait son visage et des rides, invisibles jusque-là, striaient ses traits. Une fois changée, elle s’octroya une ligne de cocaïne et parut revivre. Elle sautillait sur place comme si elle voulait exécuter un entrechat. Coplan l’entraîna. Une pluie fine commençait à tomber, ce qui ne semblait nullement décourager les passants du Paralelo.
  
  La maison était ancienne et coquette. De peu, elle avait échappé aux gigantesques démolitions qui avaient précédé les constructions destinées aux Jeux Olympiques, dont tous les Barcelonais affirmaient qu’il s’agissait d’une catastrophe financière comme on n’en avait jamais connu de mémoire de Catalan.
  
  - C’est ici, renseigna la chanteuse. Miguel est là puisque les fenêtres sont éclairées.
  
  Elle n’eut guère le temps d’en dire plus car Coplan, qui n’avait pas besoin de témoin, abandonna le volant, se jeta sur elle, la maîtrisa et, en un tour de main, la ligota et la bâillonna avant de l’allonger sur le plancher à l’arrière.
  
  La pluie n’avait pas cessé et était même devenue plus sournoise et insistante. Il sonna à la porte. Au bout de plusieurs minutes, une voix se fit entendre :
  
  - Qu’est-ce que c’est ?
  
  - Je ramène Soledad. Elle est malade.
  
  La porte se déboucla et s’entrebâilla. Pistolet au poing, Coplan se rua sur elle et la repoussa en culbutant l’homme qui la retenait. D’un coup de talon il la referma. L’homme se relevait en portant la main à sa ceinture. Coplan sans ménagement frappa sèchement à la pointe du menton de la crosse de son arme. Son adversaire s’écroula, groggy. Coplan arracha le pistolet de la ceinture et visita les lieux qui étaient vides de tout autre occupant. Il revint et transporta le corps inanimé jusqu’à la chambre où il le déposa sur le lit et entreprit de l’entraver. Ceci fait, il ressortit, souleva Soledad et la coucha sur le lit de la chambre d’ami. Elle grognait sous le bâillon et lui décochait un regard furieux qui le laissa de marbre.
  
  Celui qu’il avait mis K.O. se réveillait en gigotant. Une grosse ecchymose bleuissait sous son menton. Sur le flanc gauche, un épais pansement gonflait le tissu de la chemise. Coplan ne fut pas long à deviner que c’était là que Sadok avait frappé avec son cimeterre. Sous l’effet de la douleur, Miguel s’était enfui sans demander son reste pendant que l’eunuque, blessé à mort, tentait de le retenir et, ce faisant, lui arrachait le pan de sa veste. La souffrance était si poignante que Miguel n’avait même pas pensé à achever sa sale besogne, à moins qu’il n’ait été épouvanté par la fantastique résistance du garde du corps irakien.
  
  Quand son captif eut repris ses esprits, Coplan le contempla d’un air féroce. Hidalgo des bas-fonds, il avait vraiment une sale tête. La lèvre mauvaise, l’œil fourbe, la mine sournoise, il appartenait à cette race d’hommes sirupeux, cheveu gominé, peau de velours, teint abricot, pour qui les femmes éprouvent toujours quelque tendresse et quelque indulgence, et qu’elles couchent dans leur lit en fantasmant sur leurs exploits virils. Coplan les voyait plutôt danser le flamenco sur une flopée de cadavres.
  
  - Où étais-tu ce matin ?
  
  - Va te faire foutre, hombre !
  
  Coplan s’avança et arracha le bandage. Miguel hurla, pendant qu’un filet de sang coulait sur la hanche, et il tressauta sur le drap en tentant de combattre la fulgurante douleur. Alors, Coplan sortit son Smith & Wesson et l’autre se figea, la lèvre tremblante.
  
  - L’homme et la femme que tu as tués ce matin étaient mes amis, gronda Coplan. Dans la vie, il existe un cercle soit de membres de la famille, soit d’amis, au sein duquel on est protégé. Celui qui entre dans ce cercle, l’étranger qui y commet des dégâts, doit payer.
  
  Peu importe la justice officielle et légale. Tu comprends ce raisonnement ?
  
  Une peur hideuse se peignait sur les traits de Miguel qui balbutia :
  
  - Je n’avais rien contre eux. C’était un contrat, rien de plus, pas de quoi fouetter un chat ! conclut-il avec cynisme.
  
  - Pas de quoi fouetter un chat ? répéta Coplan qui s’empara du bandage et en cingla la plaie avec violence.
  
  Miguel devint verdâtre.
  
  - Noooon ! cria-t-il en se tortillant.
  
  - Un contrat ? reprit Coplan. Qui te l’a donné ?
  
  - Un type, j’ignore son nom. Un Arabe, je crois. Remets ce pansement en place, sinon je vais être saigné à blanc !
  
  Coplan leva son arme et visa la plaie.
  
  - Je veux en savoir plus sur cet Arabe.
  
  - Je ne sais rien.
  
  Coplan vissa le suppresseur de son à l’extrémité du canon et pressa la détente. La balle fit sauter le bandage sur le montant du lit où il resta accroché. Miguel ferma les yeux en grinçant des dents avant de pousser un long gémissement plaintif. Sans s’en rendre compte, il urina dans son pantalon. Coplan remarqua la braguette mouillée.
  
  - Tu te liquéfies, hombre, railla-t-il. Au fait, tu es un hombre ou une mariquinita (Homosexuel) ?
  
  - Arrête ce cirque, je ne sais rien sur cet Arabe.
  
  - Alors, tant pis pour toi.
  
  Et Coplan releva son arme quand l’autre rouvrit les yeux. Sous les paupières se lisait la terreur.
  
  - Hé ! attends, je pense à quelque chose.
  
  - Quoi ?
  
  La voix haletait :
  
  - C’est un amateur de claquettes.
  
  Coplan tressaillit. Il s’agissait là d’un péché mignon auquel se soumettait le Héros. Certes, on ne s’attendait pas à ce qu’un Turc soit dévoré par une passion qui semblait typiquement mode in U.S.A. En réalité, Kahraman était connu pour être un fan des vieux films de Fred Astaire et de Ginger Rogers. On racontait même qu’il avait étudié les claquettes lors de son enfance à Istanbul dans une école patronnée par le Centre culturel américain. Plus tard, lors d’une mission confiée par Téhéran, il était à New York tombé follement amoureux d’une danseuse de claquettes de Harlem, au point de se montrer imprudent, si bien que son égérie l’avait vendu au F.B.I. Six mois plus tard, on avait repêché le cadavre de la délatrice dans l’East River.
  
  - Comment sais-tu qu’il est amateur de claquettes ?
  
  - Il m’a remis le fric au Barquisimeto qui est un club de claquettes, juste avant de partir prendre son avion.
  
  - Pour où ?
  
  - Il ne l’a pas dit.
  
  - Qu’il donne rendez-vous dans un club de claquettes ne prouve pas qu’il en est amateur.
  
  - Il dansait avec les élèves quand je suis arrivé, et il dansait plutôt bien.
  
  Un sicaire comme Miguel ne pouvait inventer ce détail, estima Coplan qui rangea son arme et consulta sa montre. Trop tard pour s’informer au Barquisimeto. Il s’apprêta donc à passer la nuit en ce lieu à surveiller ses prisonniers et s’assurer qu’ils ne s’échapperaient pas dans l’intervalle.
  
  
  
  Le lendemain, après une douche rapide, il vérifia les liens et les bâillons de ses captifs et ressortit. La pluie avait cessé mais le ciel demeurait sombre. En attendant l’ouverture du club, il se restaura de toasts grillés et de café.
  
  Celle qui professait à des adolescentes et des adolescents se donnait des faux airs de Ginger Rogers, grâce à ses cheveux blonds et ses yeux bleus.
  
  - Et quatre et cinq ! Et cinq, six, sept, huit !
  
  Les haut-parleurs diffusaient un rythme de flamenco et Coplan fut surpris que l’on fasse appel aux claquettes sur une telle musique. Une autre femme apparut, en survêtement, qui esquissa devant lui quelques pas de danse, le visage avenant.
  
  - Curieux, les claquettes sur le flamenco.
  
  - Les claquettes conviennent à n’importe quel rythme, répondit-elle, l’œil lyrique. Elles sont universelles. A l’heure actuelle, elles épousent le boogie-woogie, le tango et même la valse musette. Elles ne sont pas forcément jazzy !
  
  Coplan la laissa disserter quelques instants, puis en vint à l’objet de sa visite.
  
  - Hier ? s’exclama-t-elle. Un homme qui se mêlait au groupe des élèves ? Ah, oui, je vois de qui vous voulez parler. Il est fou de claquettes. D’ailleurs, il ne danse pas mal lui-même !
  
  Elle gloussa.
  
  - Naturellement, il est comme vous. Il est horrifié que l’on puisse utiliser les claquettes sur un rythme de flamenco. Il n’en tient que pour le bon vieux temps, celui d’Astaire et de Rogers. Bien sûr, vous ne le verrez pas aujourd’hui puisqu’il est parti pour Paris !
  
  Coplan sursauta.
  
  - Paris ?
  
  Il se souvenait des avertissements prodigués par Khalima.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  
  
  
  Depuis des mois ils préparaient l’attentat. Cette fois encore, le Héros avait laissé son imagination se débrider. C’était lui qui avait décelé le point faible chez Fawzi. L’Iranien souffrait d’énurésie. Probablement une prostate en mauvais état. Effrayé par les opérations chirurgicales, il devait sans doute refuser de se faire opérer, remettant aux calendes grecques cette intervention délicate mais nécessaire. En tout cas, sa vessie ne le laissait pas tranquille, s’amusa Turgaÿ qui se roulait un joint avec du haschisch et du tabac brut venu des plateaux anatoliens, le mélange qu’il préférait. Et le Héros avait décidé d’utiliser cette faille, en jouant malgré tout un coup de poker, car qui pouvait jurer que Fawzi s’arrêterait forcément à ces chiottes pour pisser un bon coup ?
  
  Bien sûr, après cent kilomètres d’autoroute et compte tenu de l’état de ses voies urinaires, il était à parier que le Héros avait raison et que, juste avant le péage, Fawzi profiterait de l’aubaine qui se présentait à lui sur l’aire de stationnement et qu’il se précipiterait dans l’une des cabines pour se soulager.
  
  D’ailleurs, le Héros n’avait-il pas toujours raison ?
  
  Turgaÿ alluma son joint et tira goulûment une bouffée puissante et odorante. Un ballon en caoutchouc percuta la vitre côté passager et le Turc jura entre ses dents. Putains de gosses !
  
  Autour de lui on pique-niquait, mais lui n’avait pas faim. Sur le talus, Nebil feignait de dormir au soleil. En réalité, il ne quittait pas des yeux la Renault dans laquelle était embusqué Turgaÿ. Ce dernier était un musulman sunnite alors que Nebil était alaouite et, naturellement, ce fossé religieux séparait les deux hommes. Malgré tout, Turgaÿ l’aimait bien. Sérieux, efficace, peu loquace, il était l’équipier idéal pour ce genre d’action. Sans lui, d’ailleurs, Turgaÿ aurait peut-être perdu la vie à Kaboul sous le couteau des fanatiques.
  
  A treize heures, Turgaÿ commença à s’impatienter. Qu’est-ce qu’il fichait, Fawzi ? Sa vessie avait explosé ou quoi ? Dans le village d’Anatolie où était né Turgaÿ circulaient des légendes que les vieux racontaient le soir à la veillée. L’une d’elles assurait qu’un vagabond, au siècle dernier, avait été envoyé par Allah parce que la région était frappée par la sécheresse. Le Tout-Puissant avait alors ordonné au vagabond de pisser de l’aube jusqu’au crépuscule pour arroser les champs, si bien que le blé et les pavots avaient poussé malgré l’aridité. Les vieux juraient que le vagabond était doté d’une vessie gigantesque qu’il transportait entre les omoplates, comme un sac à dos de routard. Malgré son jeune âge et son entourage familial plus que crédule, Turgaÿ était resté sceptique.
  
  A treize heures trente, il s’inquiéta vraiment. Un quart d’heure plus tard, il était rassuré. La limousine blindée, escortée par la voiture de police, pénétra sur l’aire de stationnement. Fawzi en descendit, vite entouré par les policiers. Suivi par ceux-ci, il se dirigea vers le bâtiment abritant les toilettes. Turgaÿ sourit de bonheur et ouvrit la portière. Aussitôt Nebil bougea sur son talus. Turgaÿ referma la portière, démarra et s’arrêta à l’autre extrémité du talus. De là, il voyait encore Fawzi et les policiers. Une mère sortait du bâtiment en entraînant un garçonnet et une fillette. Il se demanda s’ils auraient le temps de se mettre à l’abri. Selon le vieux principe révolutionnaire, les innocents n’existaient pas, chacun faisant partie soit du problème soit de sa solution. Aussi n’entendait-il pas verser des larmes sur ceux susceptibles de mourir par la faute de Fawzi.
  
  Ce dernier entrait dans le bâtiment, les policiers sur ses talons. Par la vitre baissée, Turgaÿ agita la main à l’intention de Nebil, puis redémarra promptement pour contourner le talus et se mettre à l’abri.
  
  Sur son talus, Nebil compta jusqu’à dix et abaissa la manette. L’explosion pulvérisa le bâtiment, tuant Fawzi, les policiers qui l’escortaient, un handicapé dans son fauteuil roulant, une mère de famille et un routier dont c’était le dernier voyage avant la retraite.
  
  Sur l’aire de stationnement, le souffle de l’explosion et les débris occasionnèrent d’autres victimes.
  
  A toutes jambes, Nebil rejoignit la Renault qui démarra en douceur pour ne pas se faire remarquer. Nebil ne prononça pas une parole mais parut offusqué par l’odeur du joint. Turgaÿ songeait aux longues heures prudentes qui avaient été nécessaires pour creuser sans attirer l’attention et piéger le bâtiment.
  
  A la quatrième station-service rencontrée sur l’autoroute, il téléphona au Héros pour lui rendre compte que l’opération s’était déroulée sans anicroche.
  
  
  
  
  
  - A mon avis, c’est le coup fourré qu’évoquait Khalima Husseini, déclara le Vieux en versant un doigt de cognac dans le verre de Coplan. Fawzi était l’opposant numéro 1 au régime des ayatollahs. Une grande figure de la démocratie, soutenue à fond par notre gouvernement. Téhéran a voulu nous donner une leçon, nous dissuader de nous ranger dans le camp de ses ennemis et nous inciter à cesser toute aide et assistance à ceux qui luttent pour rétablir la liberté en Iran. Je ne pense pas que le gouvernement cédera à ce chantage terroriste. Fawzi était le Premier ministre du contre-gouvernement installé sur notre sol. Inutile de vous dire que notre ami Tourain et la D.S.T. ont pris toutes les mesures nécessaires pour que les autres ministres ne soient pas victimes d’un attentat similaire.
  
  - Ils les avaient prises pour Fawzi et il est mort quand même. Dans ce crime, je vois la main du Héros. Quelle astuce d’avoir misé sur la vessie défaillante de la future victime. Tout à fait dans la ligne de Kahraman.
  
  - Une grande intelligence mise au service du crime. Nous l’attraperons bien un jour ou l’autre. Aujourd’hui, j’ai une mission différente à vous confier.
  
  Coplan frétilla d’aise.
  
  - Laquelle ?
  
  
  
  
  
  Tranquillement, il descendait la rue. Parvenu devant le centre de tri, il glissa l’enveloppe dans la fente et repartit après s’être effacé respectueusement devant une femme âgée aux mains chargées de courrier.
  
  Sa lettre parvint le lendemain à la D.S.T. où elle fut immédiatement transmise au commissaire divisionnaire Tourain qui en prit connaissance avec ahurissement, puis rassembla plusieurs équipes d’inspecteurs. En compagnie de ses troupes, il passa deux heures à mettre sur pied l’opération qu’il voulait monter. A bord de voitures anonymes et rapides, le groupe quitta enfin la rue des Saussaies pour se diriger vers le Loiret.
  
  Dans la ferme isolée au fin fond de la plaine beauceronne, Turgaÿ et Nebil jouaient au trictrac, un jeu fort prisé en Turquie. Deux de leurs compagnons regardaient à la télévision un vieux film d’action dans lequel se déchaînait Clint Eastwood, tandis que les deux derniers montaient la garde sous le toit. Turgaÿ perdait partie après partie. Il n’avait pas l’esprit au jeu car il était rongé par cette inaction que leur imposait le Héros. Pourquoi diable ne pas les autoriser à s’exfiltrer hors de France ? Trop dangereux de s’éterniser ici après l’attentat contre Fawzi. Le Héros mijotait-il autre chose et avait-il besoin de leur présence ? Alors, pourquoi ne pas les prévenir ? Le mystère ne servait à rien, sauf à entretenir l’inquiétude et l’angoisse.
  
  - Tu as encore perdu, bougonna Nebil en levant les bras au ciel. A vaincre sans péril, on triomphe sans...
  
  Il n’eut pas le temps de terminer sa phrase. Le système d’alarme se manifesta et Turgaÿ bondit.
  
  - Des voitures suspectes, avertit l’un de ses deux compagnons postés sous le toit.
  
  - Aux armes ! cria Turgaÿ.
  
  Les voitures de la D.S.T. cernèrent la ferme et les inspecteurs émergèrent. Dans le bois voisin, ils avaient fait étape, passé les gilets pare-balles et coiffé les casques de combat. En les voyant, Turgaÿ ne se fit aucune illusion.
  
  - On est foutus, Nebil. Ce sont des salauds de flics !
  
  Tourain en tenait pour l’attaque-éclair. Ses commandos expédièrent à travers les vitres des fenêtres les grenades à gaz lacrymogène et à gaz paralysant, pendant que les tireurs d’élite tentaient d’accrocher une cible au bout de leur ligne de mire. Du toit, une rafale de Kalashnikov déchira l’air calme de cette journée, paisible jusque-là. Les policiers aplatirent leur ventre dans la poussière pendant qu’un pare-brise volait en éclats.
  
  Sans que Turgaÿ s’en aperçoive, Nebil s’esquiva. A lui personnellement, le Héros avait confié une mission secrète car il ne pouvait compter sur Turgaÿ puisque celui-ci était un mercenaire et le propre des mercenaires était de privilégier la vie et l’argent par-dessus tout, ce qui n’était pas le cas de ceux qui œuvraient pour une noble cause méritant le sacrifice suprême.
  
  Au sous-sol, il repoussa la vieille armoire bancale dans laquelle des générations de paysans avaient entassé des piles de draps jamais utilisés et démasqua le trou creusé sous les fondations. Turgaÿ n’avait jamais eu l’idée de jeter un coup d’œil derrière cette armoire. Grave faille dans son professionnalisme par ailleurs irréprochable.
  
  Dehors, un des tireurs d’élite repéra un des assiégés embusqué près d’une fenêtre sous le toit. Probablement le tireur au Kalashnikov. La portion de visage était réduite. On ne voyait que l’œil gauche et la tempe couverte d’une épaisse toison de cheveux. Il l’ajusta soigneusement et lâcha son projectile qui traversa le crâne.
  
  - Continuez avec les gaz, lança Tourain. Il faut au moins en prendre un vivant !
  
  Une seconde rafale de Kalashnikov fît exploser le réservoir d’une des voitures en soulevant des tornades de fumée noire. L’essence en feu se répandit dans la poussière et les policiers s’éparpillèrent loin des flammes.
  
  Turgaÿ avait vite jaugé la situation. Impossible de se sortir de ce guêpier. Le piège était verrouillé. Certainement des flics de la D.S.T. ou du R.A.I.D. Comment avaient-ils pu savoir ? Quelqu’un avait-il donné la cachette ? Mais qui ? Un seul savait : le Héros. Impossible que ce soit lui. Alors ?
  
  En tout cas, pas question de mourir dans cette saleté de ferme beauceronne. Il tenait trop à la vie. Encore jeune, il survivrait à un séjour en prison, à condition même que les Français disposent de munitions pour le faire condamner en justice, ce qui était loin d’être garanti.
  
  Il se retourna pour donner le signal du cessez-le-feu.
  
  Au sous-sol, Nebil poussa sur la manette et, soulevée de terre, la ferme sembla vouloir grimper jusqu’au soleil qu’elle n’atteignit pas. Comme une bombe, elle explosa et ses blocs de pierre tuèrent deux inspecteurs, en blessèrent cinq autres, tandis que Tourain restait au sol, assommé par un gros moellon qui avait embouti son casque.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  
  
  
  Coplan grelottait dans sa chambre d’hôtel. A cause du blocus énergétique décrété par Moscou, Grozny, la capitale des Tchétchènes, souffrait du froid. En révolte ouverte contre le pouvoir central, cette ex-république soviétique était encerclée par les Russes. Anciennement connus sous le nom de Tcherkesses ou de Circassiens, les Tchétchènes formaient l’ethnie la plus importante du Caucase où cohabitaient dans un équilibre fragile cinquante nationalités dont certaines se vouaient une haine inextinguible.
  
  Il tourna le robinet d’eau chaude mais n’obtint qu’un mince filet glacé.
  
  Il avait dû emprunter la route car le blocus total interdisait à tout avion d’atterrir à Grozny, et avait été effaré de croiser en chemin des Rolls neuves et des Mercedes rutilantes. Puis il s’était souvenu que la mafia tchétchène régnait en maîtresse à Moscou et devait certainement aider financièrement ses compatriotes.
  
  Toujours grelottant, Coplan se déshabilla. Comme l’eau du robinet, la douche était glacée. Il ne s’éternisa pas. Il passa des vêtements chauds, coiffa une chapka et s’accorda une dose généreuse de vodka qui ne parvint pas à le réchauffer complètement.
  
  Le téléphone sonna. C’était le réceptionniste qui l’avertissait qu’il était demandé dans le hall.
  
  L’officier le salua avec raideur comme s’il était son supérieur hiérarchique.
  
  Dehors, patientait un chauffeur au volant d’une Mercedes rutilante comme celles que Coplan avait croisées sur la route. D’ailleurs, d’autres circulaient dans les rues de la ville, ainsi que des Rolls.
  
  Assis sur le siège passager avant, l’officier ne prononça pas une parole durant le trajet. La Mercedes s’arrêta enfin devant le plus grand immeuble de la ville, gardé par un triple cordon de troupes, et qui abritait le quartier général de l’ex-république en rébellion.
  
  Guidé par l’officier, Coplan gagna le dernier étage où, après une attente de dix minutes, il fut introduit dans le bureau du général à trois étoiles Alexis Borissovitch Berdaev.
  
  Les traits mongoloïdes, le cheveu noir et plat, les yeux brillants comme du jais, la lèvre rouge incarnat et sensuelle, l’occupant des lieux semblait habité par une énergie farouche. Chaussé de bottes de Cosaque dont il frappait le cuir avec l’extrémité de sa cravache, il donnait l’impression d’une boule de nerfs en uniforme toute prête à exploser à la moindre étincelle.
  
  Petit et maigre, il semblait compenser ce manque de taille par une raideur du dos et de la nuque qui imprimait des mouvements saccadés à sa démarche.
  
  Dans son bureau, il faisait chaud et Coplan en fut rasséréné. Pour le reste, la pièce était nue, à l’exception du bureau métallique, des quatre fauteuils et du drapeau pendant à l’un des murs et représentant les couleurs de l’État indépendant que Berdaev souhaitait créer à Grozny.
  
  Le général examina Coplan des pieds à la tête, puis, lui désigna le radiateur.
  
  - Tirez un fauteuil jusque-là, vous semblez frigorifié.
  
  - Je le suis.
  
  - Ces salauds de Russes croient que nous mettrons un genou à terre. Ils se trompent. Nous leur avons déjà donné une leçon. Nous recommencerons.
  
  Berdaev faisait allusion à l’humiliation infligée à Moscou après la déclaration unilatérale d’indépendance proclamée par Grozny. Pour amener les Tchétchènes à résipiscence, le Kremlin avait expédié des troupes d’élite. Berdaev avait fait encercler celles-ci dès leur arrivée à l’aéroport et, suprême affront, les avait renvoyées à leur point de départ après les avoir désarmées (Authentique).
  
  Coplan s’assit et croisa les jambes.
  
  - Bien que notre pays soit peu peuplé, nous n’avons peur de personne. En ce qui me concerne, je descends du grand conquérant Gengis Khan et des seigneurs de la Horde d’Or dans la basse Volga.
  
  Coplan se garda bien de remarquer que n’importe qui pouvait se prévaloir de descendre de Gengis Khan puisque l’état civil n’existait pas en ces temps anciens. Par essence, l’âme slave était rêveuse.
  
  Berdaev fît apporter de la vodka et des zakouski.
  
  Après les palabres d’usage, le Tchétchène voulut savoir pourquoi la D.G.S.E. lui envoyait Coplan.
  
  - Vous détestez les Russes, préambula Coplan.
  
  - Vous voulez dire que les Russes détestent les Tchétchènes, s’enflamma le général. Pour eux, nous sommes le Diable incarné. Les brigands, les voleurs, les violeurs de jeunes filles russes pures et vierges, c’est nous. La mafia, c’est encore nous, les nostalgiques du communisme, c’est toujours nous. Si les Russes crèvent de faim, c’est parce que nous leur dérobons leurs récoltes, si leur jeunesse se drogue ou se prostitue, c’est parce que nous la corrompons et la dévoyons. Que sais-je encore !
  
  - Quelle est votre vision de l’avenir de la Russie ?
  
  - Elle risque, non pas d’exploser, mais d’imploser comme une cocotte-minute, avec des réactions en chaîne provoquant la guerre civile, et nous les Tchétchènes ne tenons pas à être à ses côtés quand cette catastrophe se produira. Regardez l’Ouzbékistan, l’Arménie, la Géorgie, c’est déjà la guerre civile. En Russie, c’est la désagrégation. La famine règne avec son corollaire, un marché noir effréné. L’appareil militaro-industriel exporte du matériel militaire au plus offrant, à des pays du Proche-Orient ou du Sud-Est asiatique disposant de grosses réserves en dollars. Chars d’assaut, pièces d’artillerie, avions, fusées, nucléaires ou non.
  
  - C’est ce qui m’intéresse, glissa Coplan.
  
  - Pardon ?
  
  - Je rectifie, c’est ce qui nous intéresse à la D.G.S.E.
  
  - Expliquez-vous.
  
  - Nous partageons votre analyse sur l’avenir de la Russie et, sur ce point, notre sentiment diverge de celui des Allemands et des Américains qui procèdent actuellement à un forcing économique destiné maintenir la tête des Russes hors de l’eau. Nous pensons que l’aide financière ne suffira pas et craignons l’implosion dont vous parliez. Dans cette optique, il convient d’établir autour de la Russie un cordon sanitaire, c’est-à-dire soutenir ses voisins et ex-sujets, les Baltes, les Ukrainiens, les Géorgiens, les Arméniens, vous. Vous, malheureusement, ne bénéficiez pas d’une force militaire suffisante. Vous disposez des effectifs, mais pas de l’armement. Nous nous proposons de vous fournir cet armement.
  
  Berdaev haussa les épaules.
  
  - Vous n’avez pas les moyens matériels de le faire. Ce serait un tollé général chez vos alliés. Vos bateaux n’auraient pas le temps de passer le Bosphore que déjà la pression diplomatique s’exercerait sur votre gouvernement.
  
  - Qui parle de nous mouiller directement ?
  
  Le général fronça les sourcils.
  
  - Je ne comprends pas.
  
  - Vous avez entendu parler du Musey que l’on appelle aussi l'Outka ?
  
  Dans un premier temps, Berdaev éclata de rire.
  
  - Ou encore les Turcs.
  
  Le sobriquet de Musey (Musée) ou d’Outka (l’Oie) avait été accolé par l’Armée rouge à l’organisation réunissant des généraux ex-soviétiques qui avaient démissionné pour se consacrer à des activités plus lucratives, celles de marchands d’armes. Établis à Istanbul, bénéficiant de complicités chez leurs anciens camarades, ils se chargeaient d’exporter les matériels militaires les plus performants de l’ex-Union soviétique, en bakchichant de tous côtés. Pourquoi le Musée ? Parce que, pour la plupart, ils étaient d’âge canonique. Pourquoi Outka ? Parce que le patronyme de leur chef était Outkine.
  
  Une lueur rusée dansait dans les yeux du Tchétchène qui commençait à comprendre et se frappa le front de l’index.
  
  - Bien raisonné. En Russie, le clan militaire, qui ne veut pas la guerre civile, tient le pays en liaison avec le S.V.R., c’est-à-dire l’ex-K.G.B., et l’appareil industriel. Malgré l’action des Services spéciaux allemands et américains, il vend discrètement, par le biais du Musée en Turquie, des missiles ou du nucléaire à l’Iran, à l’Inde, à la Chine rouge, au Pakistan, à la Syrie, à l’Irak et à d’autres pays pour le moment moins agressifs que ceux que j’ai cités. Si je comprends bien, la France voudrait devenir cliente pour nous approvisionner ?
  
  - En finançant indirectement votre armement.
  
  Berdaev eut une moue ironique.
  
  - Sans exiger de nous une contrepartie ?
  
  Coplan avala une gorgée de vodka. La chaleur engourdissait un peu son corps mais il se sentait bien.
  
  - Ce n’est pas tout à fait exact. Notre problème, c’est l’introduction auprès du Musée.
  
  Le général lança sa cravache sur le bureau et, à son tour, renouvela sa rasade de vodka.
  
  - Avez-vous une idée de l’identité de la personne auprès de laquelle je pourrais vous introduire ?
  
  - Naturellement. Je ne suis pas venu ici sans munitions.
  
  - De qui s’agit-il ?
  
  - Tanya Feodorovna Giemajner. Elle a été votre maîtresse et ces tendres liens, je crois, existent encore, bien que la distance empêche tout contact charnel. Cependant, en affaires, le sentiment ne l’emporte que rarement sur l’intérêt. Aussi savons-nous que vous détenez sur elle un dossier secret.
  
  Berdaev contourna le bureau, s’assit dans le fauteuil et posa ses jambes bottées sur le métal vert olive.
  
  - Et que contient ce dossier ?
  
  - Tanya est demi-juive. A une époque, sensible à la lutte que mène Israël pour sa survie, elle a collaboré avec le Mossad. Malheureusement, il y a eu un couac. Même les meilleurs Services spéciaux du monde ne sont pas à l’abri d’une bavure. Celle-ci a failli coûter la vie à Tanya. Heureusement pour elle, vous étiez là. Une escouade de vos soldats a liquidé les agents israéliens et vous, vous avez conservé les preuves du faux pas de Tanya, car vous êtes un homme prudent et, comme dit le dicton, l’avenir se construit au jour le jour. Si bien que désormais vous possédez un moyen de pression fantastique sur Tanya. A l’heure actuelle, elle vit à Istanbul, toute proche des gens d'Outka, puisqu’elle est devenue la maîtresse du général Ivan Aleksandrovitch Zoubov, un des pontes du Musey. Si les vieux birbes antisémites d'Outka apprenaient sa trahison, nul doute qu’ils ne l’écarteraient. Ou pire, car ils soupçonneraient, ce qui serait faux d’ailleurs, qu’elle a été « plantée » auprès d’eux par le Mossad. Faux, parce que Tanya a juré que Tel-Aviv ne l’y reprendrait plus. Les affinités ethniques, c’est une chose, mais l’instinct de survie est bien plus fort et, après tout, Tanya n’est que juive à moitié.
  
  Le général eut une moue d’appréciation.
  
  - Bien raisonné, et félicitations pour la qualité de vos informations. Donc, dans votre esprit, la contrepartie serait Tanya ?
  
  - Effectivement.
  
  - Gros ennui, elle ne marchera pas, pour la simple raison qu’elle sait que je ne possède plus ce dossier. Sur ce point, vos renseignements mériteraient d’être remis au goût du jour.
  
  Coplan resta sans voix. Le Vieux n’avait pas prévu cette éventualité.
  
  - Où est-il ?
  
  Berdaev reprit sa cravache et fouetta le bois sur le rebord de la fenêtre.
  
  - Lors des événements que vous connaissez, j’ai dû fuir précipitamment Moscou. Ma tête était mise à prix en raison de mes positions nationalistes pro-tchétchènes. Mon appartement a été pillé par le K.G.B. Un certain colonel Alexis Grigorovitch Orlovsky. Je possédais des objets de valeur, des tableaux et des dossiers confidentiels. Il s’est approprié ce butin. Alors, ne comptez plus sur Tanya pour vous introduire auprès du Musée. Mais est-ce si grave ? Ne pouvez-vous agir directement ?
  
  - L’approche est délicate. Ces gens-là sont méfiants. Je préférerais avoir une amie dans la place.
  
  - Si vous payez cash l’armement que vous achetez, ils ne sont plus méfiants. Ils comprendront facilement que, pour camoufler votre démarche, vous acquerriez du matériel russe plutôt que d’exporter de l’armement français. C’est uniquement l’argent qui conditionne ces gens-là.
  
  Coplan fit mine d’être convaincu.
  
  - Peut-être avez-vous raison. Néanmoins, j’aimerais que vous me livriez tout ce que vous savez sur ce colonel Alexis Grigorovitch Orlovsky.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  
  
  
  Avachie dans l’angle d’un canapé, blonde, bouffie, la cinquantaine tassée, Mamouchka fît jouer au bénéfice de Coplan les mille facettes de ses grands yeux d’abyssin. Accroupi à ses pieds, le lévrier afghan semblait vouloir mesurer de ses pattes immenses la longueur du tapis de Samarcande. Véritable devanture pour joaillier, la femme exhibait un florilège de bijoux, de grelots, de breloques qui tintinnabulaient lorsqu’elle avançait le samovar pour remplir les tasses de thé brûlant et aromatisé à la cannelle comme on l’aimait au Turkménistan où elle était née. Négligemment, elle avait passé un élastique autour du rouleau en forme de cigare qu’elle avait confectionné avec les coupures de cent dollars que lui avait remises Coplan et l’avait glissé dans un superbe coffret chinois laqué que, d’un coup de talon, elle avait poussé sous le canapé.
  
  - Le colonel Orlovsky est un bon client, reconnut-elle en chuintant exagérément sur les diphtongues.
  
  - Parmi vos filles, en est-il une qu’il affectionne particulièrement ?
  
  - Il les aime toutes, pourvu qu’elles soient belles et dociles. Au contraire, il déteste les Asiatiques, celles qui se droguent, celles qui la ramènent ou qui sont glaciales. Il faut qu’elles soient chaudes, voire passionnées. En résumé, qu’elles soient de parfaites comédiennes. Naturellement, elles doivent être blondes aux yeux bleus. De vraies Slaves.
  
  - Une en particulier ? répéta Coplan sans se laisser détourner par ce long exposé.
  
  - En ce moment, Svet est sa préférée. Il la voit tous les jours.
  
  - Où et quand puis-je rencontrer Svet ?
  
  Avec effort, tant elle était corpulente, la mère maquerelle se leva après avoir repoussé le lévrier et marcha lourdement vers une superbe écritoire Nicolas 1er où elle décrocha le téléphone. Coplan tourna la tête vers la fenêtre. Un splendide soleil inondait le boulevard Kalinine, l’une des principales artères de Moscou.
  
  Un bref dialogue s’engagea et, bientôt, Mamouchka reposa le combiné.
  
  - Elle vous attend à quinze heures devant le cinéma Octobre. Elle pilotera une Datsun rouge.
  
  Mamouchka griffonna sur un bout de papier.
  
  - Voici le numéro de la plaque d’immatriculation. Pas besoin de mot de passe. Vous direz seulement que vous venez de ma part. A vous ensuite de vous arranger avec Svet.
  
  Coplan fut en avance au rendez-vous devant le cinéma Octobre. Svet était une fille superbe qui, c’était flagrant, fréquentait les boutiques de luxe ouvertes par les grands couturiers français et italiens. Vêtue avec une élégance raffinée, couverte de bijoux, elle donnait l’impression d’avoir atteint le sommet de la hiérarchie des call-girls. Coplan lui montra la grosse liasse de coupures de cent dollars.
  
  - C’est à vous si vous m’aidez à entrer chez Orlovsky.
  
  Une lueur cupide brilla dans le regard faïence de la Moscovite.
  
  - C’est dangereux, remarqua-t-elle.
  
  Il se cala confortablement contre le dossier du siège passager.
  
  - A vous de voir.
  
  Elle lui prit la liasse des mains et compta les coupures.
  
  - C’est dangereux, répéta-t-elle d’une voix plus faible.
  
  Il se garda bien de tout commentaire, mais nota qu’elle ne restituait pas les billets.
  
  - Qu’aurai-je à faire ?
  
  - Presque rien. Si l’on ne connaît pas le code d’accès à l’appartement d’Orlovsky, on ne peut y entrer. Vous le connaissez ?
  
  - Non. D’ailleurs, il en change tous les jours, tant il est méfiant.
  
  - Votre rôle consistera donc, une fois entrée, à déverrouiller ce code. Vous savez comment faire ?
  
  - Non.
  
  Il le lui expliqua.
  
  - Mais il saura que c’est moi ! protesta-t-elle.
  
  - Non, puisque, dès que je suis entré, je le remets en place.
  
  - Et après, que ferez-vous ?
  
  - Combien de temps durent vos ébats ?
  
  - La nuit.
  
  - Je serai reparti bien avant l’aube. En tout cas, n’ayez aucune crainte. Nulle violence ne sera exercée contre Orlovsky. En fait, il ne s’apercevra même pas que j’ai mis les pieds chez lui. Vous le voyez ce soir ?
  
  - A dix-neuf heures.
  
  - Alors, que décidez-vous ? pressa-t-il.
  
  Elle se contenta d’enfouir la liasse dans son sac à main signé Hermès.
  
  - Une dernière chose, avertit-il. S’il vous prenait envie de me trahir, sachez que je n’agis pas seul. La mafia tchétchène est derrière moi. Vous connaissez ses méthodes habituelles à l’égard des mouchards ?
  
  Elle ouvrit de grands yeux effrayés et il débloqua la portière pour sauter sur le trottoir où commençait à s’étirer une queue devant le cinéma.
  
  Coplan repartit pour l’hôtel Métropole. Il se doucha, se changea et, pour tuer le temps, alluma le téléviseur. Sur l’écran, un tenant de l’ordre ancien discourait avec passion :... « la conception communiste peut, comme toutes les conceptions politiques, être admise ou écartée, c’est une affaire de position politique. Mais chacun doit savoir que l’on n’anéantit pas par la force une doctrine politique et qu’on ne l’efface pas par une guerre civile. C’est pourquoi il est insensé et criminel de poursuivre le combat pour la destruction du communisme, même si l’on camoufle ce combat sous le couvert de la lutte pour la démocratie... »
  
  A vingt-deux heures, après un repas frugal, Coplan s’introduisait subrepticement chez Orlovsky. Il estimait que le colonel devait à cette heure goûter aux plaisirs de la chair entre les bras de Svet qui avait obéi aux ordres en supprimant le code qu’il s’empressa de remettre en place derrière lui.
  
  Dans le couloir, Coplan huma le parfum capiteux dont usait Svet. Une lumière chiche éclairait les lieux. En guise de cadeau d’amitié, Berdaev lui avait remis un Tokarev et il serrait l’automatique dans sa main droite. La moquette, les tapis étouffaient le bruit de ses pas, et il progressait lentement dans le désordre doré, en surveillant les tentures et les coins d’ombre. Son parfait entraînement lui permettait de masquer les bruits de son cœur et de sa respiration.
  
  Il dépassa la cuisine dans laquelle ronronnait un immense réfrigérateur et atteignait une fenêtre croisée lorsque la sonnette de la porte d’entrée retentit impérieusement. Précipitamment, il rengaina son arme, ouvrit la fenêtre, referma tant bien que mal derrière lui et se tapit devant la balustrade en se retenant au fer forgé, les pieds pendant dans le vide jusqu’à ce qu’ils trouvent appui sur un claveau en saillie.
  
  Il vit Orlovsky passer dans une robe de chambre en soie grenat. C’était un homme grand et sec, au crâne déplumé et au dos voûté. Il parla dans l’interphone et ouvrit la porte. Aussitôt, ce fut la ruée. Des hommes en civil se jetèrent sur lui et le plaquèrent sur la moquette. En uniformes de l’ex-K.G.B., des militaires entrèrent à leur tour. Coplan courba les épaules. La tournure des événements lui déplaisait souverainement.
  
  Les civils remirent Orlovsky aux militaires et fouillèrent l’appartement. Bientôt, Svet apparut à son tour, complètement rhabillée. Deux civils l’escortèrent jusqu’à la porte. De ce que devina Coplan, les militaires lui décochaient des lazzi. C’était là, philosopha-t-il, le sort universellement réservé aux prostituées quand elles se trouvaient en situation de faiblesse. Comme Orlovsky, elle disparut sur le palier. Au bout d’un quart d’heure, les civils quittèrent l’appartement, ainsi que les militaires. La porte se referma sur leurs talons. Personne ne prit la peine d’éteindre les lumières.
  
  Coplan quitta sa position inconfortable et réintégra l’appartement. A pas de loup il gagna la porte et colla son oreille au panneau. Il entendit un murmure de voix étouffées. Des sentinelles veillaient sur le palier. A cause de l’heure tardive, une fouille plus approfondie des lieux avait été sans doute remise au lendemain.
  
  Lui entendait bien procéder à cette fouille dès cette nuit pour tenter de mettre la main sur le dossier compromettant concernant Tanya Giemajner.
  
  Méthodiquement, il s’astreignit à cette tâche mais, à deux heures du matin, il dut s’avouer vaincu. Orlovsky donnait l’impression de n’avoir rien conservé d’important dans son appartement. Coplan avait inspecté et sondé les murs. Nulle cachette, nul coffre-fort. Le colonel semblait consacrer sa vie uniquement à la lecture, à la musique et aux plaisirs de la chair, comme le confirmait la superbe collection de films porno. Cette pornothèque était d’ailleurs le seul endroit que Coplan n’avait pas examinée avec minutie.
  
  II entreprit alors de sortir une par une les cassettes de leurs boîtiers en carton. L’une d’elles, d’origine suédoise et baptisée, sans grande imagination, Chaleurs Scandinaves, était enveloppée dans une feuille de papier quadrillé que Coplan déplia pour découvrir une liste de noms auxquels étaient accolées des inscriptions parfois cabalistiques. En tout, une bonne centaine. Celle dont Coplan cherchait le dossier y figurait : « Tanya Feodorovna Giemajner, I.P., Guerre et Paix. »
  
  Guerre et Paix était l’une des œuvres maîtresses de Léon Tolstoï, réfléchit Coplan. Il posa la feuille de papier et s’en alla inspecter la bibliothèque, particulièrement fournie en raison de la passion d’Orlovsky pour la lecture. Guerre et Paix manquait. Coplan retourna examiner la liste. La mention I.P. se retrouvait en regard de quatre autres noms suivis de titres d’œuvres majeures du même Tolstoï : Anna Karénine, Les Cosaques, La Sonate à Kreutzer et Résurrection.
  
  Il repartit pour la bibliothèque. Comme Guerre et Paix. Les Cosaques et Résurrection manquaient. En revanche, il tomba sur Anna Karénine et la Sonate à Kreutzer qu’il feuilleta page par page à la recherche d’un indice. Sans succès.
  
  De quel mot ou de quel nom I.P. étaient-elles les initiales ?
  
  Il explora les autres boîtiers de cassettes mais ne découvrit rien. Il empocha la liste, remit tout en place et, par acquit de conscience, recommença sa fouille. L’aube pointait lorsqu’il acheva sa besogne. Il n’avait enregistré aucun progrès.
  
  Prolonger son séjour en ces lieux se révélait extrêmement dangereux. Orlovsky avait dû s’attirer les foudres de sa hiérarchie par des activités illégales ou subversives, ce qui expliquait son arrestation. En tout cas, il avait prévu cette éventualité et avait dissimulé ailleurs ses archives personnelles, en prenant la précaution d’inscrire la centaine de cachettes sur un aide-mémoire.
  
  Tôt dans la matinée, ses collègues allaient revenir et fouiller l’appartement de fond en comble. Mieux valait ne courir aucun risque. Coplan rouvrit la fenêtre, enjamba la barre d’appui et parvint à refermer derrière lui. Il calcula son élan, sauta et réussit de justesse à s’accrocher au gros tuyau d’écoulement des eaux de pluie. Avec mille précautions et très lentement, il se laissa glisser le long des quatre étages. Enfin, il atterrit sur le sol mou de la bande de gazon qui courait autour du bâtiment. Collé au mur, il reprit son souffle.
  
  Sur le trottoir de la rue, il distingua les uniformes. Le S.V.R. avait posté là d’autres sentinelles. Courbé en deux, il progressa jusqu’à l’arrière de l’immeuble, sauta par-dessus la barrière, traversa le terrain de basket-ball, celui de volley-ball, escalada un mur et aboutit dans une cour dont il franchit le mur et se retrouva dans la ruelle où il avait garé la Toyota louée au comptoir Hertz de l’hôtel Métropole.
  
  De retour dans sa chambre, il se déshabilla, se doucha, se coucha et s’endormit pour ne se réveiller qu’à midi. Un copieux breakfast lui fut monté. Après avoir dévoré ses œufs sur le plat, ses saucisses grillées, ses pommes de terre sautées, ses toasts marmeladés et bu son jus d’orange et son café, il eut l’esprit clair. La même question le taraudait. A quoi correspondaient les initiales I.P. ?
  
  En prenant en considération le fait que ces mêmes initiales étaient accolées à des ouvrages signés par le géant de la littérature russe, il n’était pas hasardeux de conclure qu’elles se référaient à Léon Tolstoï.
  
  A quatorze heures, il entra dans la bibliothèque publique près de l’arc de triomphe de l’avenue Kutuzov. Une demi-heure plus tard, il était éclairé. Le comte Lev Nikolaïevitch Tolstoï (1828-1910) était né à Iasnaïa Poliana, localité dont les initiales étaient I.P. Depuis sa mort, sa maison natale avait été convertie en musée.
  
  Le lendemain matin à l’aube, Coplan quitta Moscou au volant de sa Toyota et couvrit les deux cents kilomètres qui séparent la capitale d’Iasnaïa Poliana, près de Toula, en empruntant la grand-route qui avait retrouvé son nom du temps des tsars : Possolskaïa, c’est-à-dire la route des ambassadeurs.
  
  L’émotion étreignit Coplan quand il découvrit l’ancienne maison seigneuriale en bois peint en blanc qui avait vu éclore les plus grands chefs-d’œuvre de la littérature slave et où l’écrivain avait passé la majeure partie de sa vie en compagnie de Sophie, sa fidèle épouse.
  
  Iasnaïa Poliana signifiait en russe la Clairière lumineuse et le soleil qui inondait le domaine mettait en relief la verte esplanade cernée par les bouleaux.
  
  80 000 visiteurs par an se déplaçaient pour ce pèlerinage littéraire et historique dans cette demeure où l’écrivain avait vécu la transformation de la vieille et sainte Russie patriarcale et féodale. Coplan paya le droit d’entrée et suivit un groupe d’une vingtaine d’étudiants, garçons et filles, venus de Saint-Pétersbourg.
  
  Ils avaient le visage grave car ils revenaient par la prechpekt, la grande allée de bouleaux, du lieu-dit le Vieux Zakaz où, sous un tertre vert, reposait la dépouille du maître des lieux parmi les fougères et les sapins. Et sans doute, conjectura Coplan, ressuscitaient-ils la silhouette de l’autodidacte qui avec sa barbe blanche, vêtu de sa vieille blouse, coiffé de son chapeau informe, chaussé de ses mauvais souliers, conversait sur le bord de la route poudreuse avec les marchands, les pèlerins, les paysans et les soldats pour meubler ses écrits d’anecdotes authentiques.
  
  Ce qui étonnait dans la maison, c’est que rien n’avait bougé. Les meubles, les tableaux, les innombrables photographies, jusqu’aux plus humbles des objets personnels, étaient en place, comme des composantes de l’immortalité. La machine à coudre de Sophie, les phonographes offerts par Edison, l’antique Remington 10, la table ancienne en noyer, recouverte d’un drap vert usé, sur laquelle Tolstoï avait écrit ses chefs-d’œuvre, semblaient inviter à pénétrer dans les détails intimes de cette vie riche, laborieuse et mystique.
  
  La demeure croulait littéralement sous les livres. 22 000 serrés dans 28 armoires-bibliothèques, s’enthousiasmait la guide. Néanmoins, Coplan repéra facilement le meuble qui était consacré exclusivement aux œuvres de Tolstoï. Cependant, pour le moment, impossible de s’en approcher. Il réfléchit. La brochure touristique qu’il tenait à la main indiquait que 150 personnes travaillaient sur le domaine ou dans le musée. Un gros morceau. Il convenait de faire montre d’astuce.
  
  Un seul lieu était temporairement interdit aux visites : la grande terrasse couverte, tapissée de vigne vierge, où la famille se délassait durant l’été et où Tolstoï aimait recevoir ses visiteurs, tels Tchékhov et Gorki, et son disciple préféré Tchertkov. Elle était en réfection et les ouvriers l’occupaient.
  
  Coplan acheva la visite et revint le lendemain qui était un dimanche. Les ouvriers n’étaient pas là. En se cantonnant dans la queue du groupe composés d’étudiants, en provenance de Perm cette fois, il parvint, sans attirer l’attention, à s’infiltrer entre les planches de l’échafaudage et à se dissimuler sous une bâche où il resta toute la journée.
  
  Vers minuit, il en ressortit et, guidé par le faisceau lumineux de sa torche-crayon, gagna la bibliothèque qui contenait l’œuvre entière du grand écrivain.
  
  A l’intérieur de la couverture poussiéreuse d’un exemplaire de Guerre et Paix était scotchée une mince enveloppe renfermant des micro-films et des photographies. Il la détacha et l’empocha avant de replacer le volume dans son espace. De retour sur la terrasse, il déroula la corde qu’il avait ceinte autour de ses hanches et la divisa en deux égales longueurs qu’il passa autour d’un balustre de la terrasse. En serrant les deux segments, il se laissa glisser jusqu’au sol, récupéra la corde qu’il noua autour de ses hanches et emprunta la prechprekt pour gagner la forêt où, après avoir salué au passage la sépulture du grand homme, il retrouva la Toyota garée dans le sous-bois.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  
  
  
  - Dommage que mon mari m’attende à l’aéroport, regretta l’adorable hôtesse turque des Türkiye Hava Yollari à l’envoûtant charme oriental. J’aurais aimé vous guider dans les plaisirs secrets d’Istanbul que nous aurions peut-être partagés.
  
  Coplan boucla sa ceinture comme l’ordonnait le signe lumineux.
  
  - Le mari dont on ne parvient pas à se débarrasser n’est pas encore né, persifla-t-il.
  
  Elle eut un sourire malicieux.
  
  - Sauf en Turquie.
  
  Ils marivaudèrent pendant quelques minutes puis le Boeing toucha la piste.
  
  - Güle güle (Au revoir), lui lança-t-elle quand il abandonna son siège.
  
  - Güle güle, tatlim (Au revoir, ma douce). Grâce à vous, le vol m’a paru très court.
  
  Elle le rattrapa par la manche.
  
  - Quand je fais escale à Paris, je descends toujours à l'Opéra Square Hôtel.
  
  - Je m’en souviendrai.
  
  Après avoir franchi les contrôles de douanes et d’immigration, il loua une BMW cossue au comptoir Avis et gagna l’hôtel Etap Marmara qui dominait la place Taksim au cœur de la ville moderne. De la fenêtre de sa chambre, au seizième étage, il jouissait d’une vue imprenable sur le Bosphore, la rive asiatique et la Corne d’Or.
  
  Après s’être douché et changé, il composa le numéro de téléphone.
  
  - Tanya Giemajner ?
  
  - Moi-même.
  
  La voix était chaude et grave, typiquement slave.
  
  - Nous avons eu l’occasion de nous parler au téléphone. Mon nom est Francis Clavey. Je suis à Istanbul.
  
  - Vous avez les preuves ?
  
  - Je les ai.
  
  - Rendez-vous demain quinze heures à l’hôtel Hidiv Kasri, chambre 28. D’accord ?
  
  - D’accord.
  
  Le lendemain, Coplan fut exact au rendez-vous. Ancien palais du khédive d’Égypte au siècle dernier, l’hôtel avait été rénové et redécoré avec un goût parfait dans le style Art nouveau. Sur la terrasse en marbre blanc, on dominait le Bosphore. Dans la somptueuse salle à manger, évocatrice des fastes passés, on servait les plats les plus raffinés de la cuisine locale.
  
  Pour l’heure, se restaurer ne constituait pas le souci majeur de Tanya Giemajner.
  
  Parfaitement synchronisée avec la tornade de liberté qui avait soufflé sur l’Union soviétique au début de l’ère gorbatchévienne, elle avait su s’imposer dans un show télévisé révolutionnaire. Se transformant en vamp dans la pure tradition hollywoodienne, elle avait fasciné par son glamour explosif. Audacieusement, elle avait inventé son look : crucifix en sautoir, porte-jarretelles, bas résilles aux couleurs tsaristes. Jouant admirablement de ses formes ambiguës, tournant des séquences d’une crudité qui affolait les vieux sbires bolcheviques, cette diva provocatrice proclamait : mon corps est une arme. De cette arme, elle s’était servie avec une troublante efficacité.
  
  Cependant, sa gloire avait été éphémère car elle avait été vite imitée et plagiée. A cette époque, elle était la maîtresse de Berdaev mais, le déclin arrivant, elle s’était réfugiée dans les bras du puissant général Ivan Aleksandrovitch Zoubov qui allait devenir l’un des pontes du Musey à Istanbul.
  
  Elle n’avait rien perdu de sa beauté, reconnut Coplan en son for intérieur. Ses détracteurs lui avaient conseillé de recourir aux silicones et il était vrai que sa poitrine avait besoin d’un stimulant. Néanmoins, il existait quelque chose de divin dans son physique. Un profil de statue inca et une peau si cuivrée qu’elle paraissait née à deux pas du soleil. Vêtue d’un tailleur en jean peau-de-pêche, elle serrait les poings sur la hanche, arc-boutée sur ses hauts talons, dans l’attitude de la patronne qui s’apprête à tancer vertement un subalterne incompétent. Son regard bleu était rien moins qu’amical et ce ne fut pas le sourire enjôleur de Coplan qui la dégela.
  
  Ce dernier posa sa serviette en cuir sur la table et en sortit le dossier. Les microfilms avaient été agrandis à Paris. Sans un mot il lui tendit les tirages en même temps que les photographies.
  
  Elle les lui arracha des mains et les examina minutieusement.
  
  - Satisfaite ?
  
  Malgré son lourd maquillage on voyait sa pâleur.
  
  - Ainsi Orlovsky m’a vendue ! éructa-t-elle.
  
  Coplan se garda bien de préciser dans quelles conditions il était entré en possession du dossier. Il reprit celui-ci et tapota de l’index les photographies.
  
  - Je vous trouve encore plus belle et plus séduisante aujourd’hui.
  
  - Pas de flatteries, grinça-t-elle en haussant les épaules. Qu’attendez-vous de moi ?
  
  Il le lui expliqua et conclut :
  
  - Pour finir, débrouillez-vous pour que je loge au Demak Deli.
  
  Elle ouvrit des yeux effarés.
  
  - Vous n’y pensez pas ! Quel alibi pourrais-je fournir ?
  
  - Il y a sept ans, au début de la perestroïka, vous avez été invitée par la télévision française pour présenter la mode moscovite nouvelle, débarrassée de la raideur stalinienne. Votre guide à Paris, ce fut moi.
  
  - Zoubov soupçonnera des liens plus tendres, objecta-t-elle. Il est méfiant et jaloux. Si Berdaev lui tombait entre les mains, il lui couperait la tête.
  
  - Sauf si vous lui dites que je suis un trafiquant d’armes. C’est sa partie. Il pensera au profit. Et puis, de toute façon, ses soupçons ne se vérifieront pas, pour la simple raison que, même si vous êtes belle et séduisante, je n’ai pas l’intention de coucher avec vous, quoique cette perspective ne me déplairait pas !
  
  - A moi si ! répliqua-t-elle, l’œil brillant de colère.
  
  - Donc, nous sommes d’accord. Suivez mes instructions et tout se passera bien.
  
  
  
  
  
  Sur le boulevard Berthier, la pluie cinglait la chaussée, les trottoirs et les toits des voitures qui ralentissaient. Le Vieux passa la manche de son vieux veston sur la vitre de la fenêtre pour effacer la buée et contempla les bâtiments grisâtres de la vétuste caserne qui abritait les services de la D.G.S.E. Pourquoi lui accordait-on les crédits au compte-gouttes ? La France méritait des immeubles modernes pour loger ses Services spéciaux.
  
  En soupirant, il revint s’asseoir devant son bureau et relut le rapport expédié par le résident à Téhéran.
  
  Pour venger le commando de tueurs exterminés par Tourain et ses hommes dans la ferme du Loiret, les ayatollahs avaient lancé une fatwa, un décret, appelant les fanatiques religieux à punir la France de façon exemplaire.
  
  Était-ce le « coup fourré » dont Khalima Husseini avait parlé à Coplan avant son assassinat ? Mais, dans ce cas, la chronologie n’était pas respectée puisque la mort de l’Irakienne était intervenue avant l’attentat mortel contre l’exilé iranien perpétré par le commando de tueurs liquidé dans le Loiret. Coplan et lui s’étaient-ils trompés sur la signification du renseignement fourni par Khalima Husseini ?
  
  Il bourra sa pipe, l’alluma et expédia une bouffée odorante vers le plafond qui requérait un urgent coup de peinture.
  
  Et si la fatwa était un nouveau complot ourdi par Téhéran, complètement étranger à l’information transmise par le M.D.S. irakien et relayée par Khalima Husseini ?
  
  
  
  
  
  Le Palais des Fous, en turc Damak Deli, était le surnom dont les habitants d’Istanbul avaient affublé l’extravagant château que le lord écossais Harold MacRowland, treizième baron de Cairnleigh avait édifié dans les années trente sur la rive asiatique du Bosphore. Ahurissant mélange de styles écossais, byzantin et ottoman, il n’aurait pas dépareillé dans un Disney-world de carton-pâte, sauf, évidemment, qu’il était dans sa majeure partie construit en marbre et l’excentrique descendant des Celtes y avait englouti une fortune, ce dont il s’était peu soucié, étant le richissime propriétaire de plantations de caoutchouc en Malaisie.
  
  Dans les jardins constellés de parterres de fleurs, on rencontrait des plans d’eau, des ponts, des pelouses, des grottes, des fontaines et un parcours de golf, incontournable pour un Écossais. Dans un paradis recréé vivaient des flamants roses, des faisans dorés, des perroquets et des cygnes. Un mini-bateau-mouche sillonnait paisiblement les canaux romantiques d’un lagon artificiel en passant sous les arches d’un temple au style gréco-byzantin. Il n’était jusqu’à la fausse mosquée qui dressait vers le ciel son minaret d’où ne partait aucun appel de muezzin. Pour rappeler son pays natal, le lord n’avait pas oublié les tours crénelées des châteaux forts des Highlands.
  
  Coplan en était estomaqué. Tanya dut le tirer par la manche.
  
  - Vous n’avez rien vu, bougonna-t-elle en l’entraînant vers la chambre qui lui était réservée.
  
  La baignoire circulaire, découvrit-il, aurait pu abriter la totalité de la troupe de jolies strip-teaseuses du Crazy Horse Saloon. Quant au décor, il rappelait les fastes de l’Empire Céleste : laque noire, encens et soie sauvage.
  
  - C’est un peu sinistre, railla-t-elle, mais conforme à votre personnage. J’avais le choix. Il s’est porté sur celle-ci. On l’appelle « Fu-Manchu ».
  
  - Je n’ai que faire de votre humour, par ailleurs, à mon goût, détestable.
  
  - D’autres l’apprécient.
  
  Le vieux lord excentrique était mort et son fils, Geoffrey MacRowland, quatorzième baron de Cairnleigh, avait hérité de Damak Deli. Hélas, les plantations de caoutchouc avaient été nationalisées après l’indépendance malaise et il s’était vite retrouvé sans un sou. L’heureuse idée lui était venue de diviser le complexe en appartements pour lesquels il exigerait des loyers exorbitants. Dès leur arrivée, les gens du Muse y avaient surenchéri sur les prix et avaient emporté une grosse part des locaux.
  
  Malgré sa hargne, et sachant qu’elle était prise au piège, Tanya Giemajner n’en avait pas moins obéi aux instructions qu’elle avait reçues. Ce soir-là, Coplan dîna en compagnie de Yalçin Zarif, d’Elizabeth Hagen, d’Osman Diloglu et de Sembra Görde, tous les quatre locataires du quatorzième baron de Cairnleigh.
  
  Le premier était un avocat d’affaires turc dont les contentieux se chiffraient par centaines de millions et dont on disait qu’il pouvait acheter la Turquie. Il figurait sur les fiches de la D.G.S.E. car il avait acheté à la France pour le revendre à la Libye du matériel nucléaire déclassé susceptible de servir à la confection d’une bombe atomique. Pour lui, l’unité de compte était le milliard de centimes.
  
  Grand, le visage fin et distingué, le front légèrement dégarni, les yeux noirs, les sourcils charbonneux, vêtu avec une élégance raffinée, il entretenait une liaison avec la deuxième convive, l’actrice américaine Elizabeth Hagen dont le destin était un peu similaire à celui de Tanya Giemajner. Propulsée au firmament hollywoodien, sans que personne ne comprenne pourquoi, grâce à un film plus que mineur au goût soap-opera, elle était retombée comme un soufflé et n’avait pas été longue à connaître des déboires, tant elle alimentait la rubrique des cancans dans les journaux à scandales. Proclamant urbi et orbi qu’elle n’aspirait qu’à une vie paisible, emplie de fleurs et de rires d’enfants, son image de sex-symbol et de croqueuse d’hommes lui collait malgré tout irrésistiblement à la peau.
  
  Auprès de Yalçin Zarif, elle n’avait pas trouvé les rires d’enfants, mais le luxe et l’argent auxquels elle était habituée. En réalité, elle ne faisait que transiter, en attendant que sa mauvaise notoriété se dissipe.
  
  Rousse aux yeux noirs, elle paraissait fortement instable. En tout cas, elle était intriguée par Coplan et par l’attention que Tanya, obligée de jouer son rôle, prodiguait à ce dernier. A un moment, au cours du dîner, elle glissa à Coplan en désignant Tanya d’un bref mouvement de la tête :
  
  - Soyez prudent. Chasse gardée.
  
  - Et moi je sais me garder.
  
  - Des femmes ? fit-elle ironiquement.
  
  - Vous savez, l’essence d’une femme réside dans la présence de phénomènes visibles dont l’explication est cachée.
  
  - Quels sont les phénomènes visibles chez moi ?
  
  - L’irrésistible attrait qu’exercent les hommes sur vous.
  
  - Et quelle en est l’explication cachée ?
  
  - Si elle est cachée, comment le saurais-je ?
  
  A eux deux, Osman Diboglu et Sembra Gövde formaient le couple scandaleux d’Istanbul. Lui était troisième Vice-Premier ministre du gouvernement et elle, ancienne entraîneuse dans un cabaret et, occasionnellement, danseuse du ventre. A Ankara, dans les cercles gouvernementaux, on riait, on se moquait, on brocardait le vieux politicien tombé amoureux d’une déesse de taverne. Chez les fondamentalistes musulmans, on rugissait de colère. Cette affaire de cœur devenait une affaire d’État. Malgré cette liaison sulfureuse, le Vice-Premier ministre refusait de démissionner, sa position étant assurée car son parti était puissant.
  
  Bien que son patronyme Gövde signifie « le corps » en turc, Coplan ne trouvait pas Sembra formidable. Trop corpulente. Les bourrelets de graisse gonflaient le tissu de la robe fourreau décolletée moirée noire. Cheveux blonds soigneusement ondulés, rouge vermillon sur les lèvres, bas et chaussures à talons noirs, elle était loin de produire l’effet qu’elle semblait désirer. En revanche, elle était fort sympathique, simple, pas bégueule et ne manquait pas d’esprit.
  
  Quand les convives se quittèrent, Coplan était satisfait. Il avait avancé un pion sur l’échiquier. Il convenait de se faire admettre dans ce cercle fermé. Un premier pas était accompli dans cette direction. Il fallait poursuivre dans cette voie jusqu’au moment où il rencontrerait sa vraie cible.
  
  
  
  Le surlendemain, Coplan dîna en compagnie du maître des lieux, le quatorzième baron de Cairnleigh et du chef du Musey, le général Andreï Maksimovitch Outkine. Curieusement, leurs compagnes étaient toutes deux écrivains. Pour le premier, la Néo-Zélandaise Vivian Carr, un phénomène qui avait démarré sa vie sans diplôme, à seize ans, comme sténodactylo dans une maison d’édition. A vingt-trois ans, elle était directrice littéraire. A vingt-six, elle obtenait un succès mondial avec son premier roman, en dépeignant des femmes libres, belles, romantiques, qui se hissent, grâce à leurs seuls mérites et à leur audace, aux plus hauts niveaux de l’échelle sociale. A présent, avide de respectabilité, elle avait épousé un titre de noblesse.
  
  Elle était plutôt laide et disgracieuse. Les nerfs à fleur de peau, susceptible, incorrigible bavarde, elle coupait fréquemment les phrases des autres par des reparties cinglantes et méprisantes, ce qui agaçait furieusement sa consœur, l’Anglaise Jane Sherwood dont le tempérament volcanique contrastait avec le ton de ses romans à l’eau de rose, au bonbon fondant et au succès incertain. « Attention, cette femme est explosive, avait écrit un journaliste à son propos. A côté, une bordée de missiles passe pour une attraction de fête foraine. » Dans l’existence, sa philosophie était dépourvue de complication : elle ne fondait que devant les milliardaires. Malheureusement, sa panoplie d’aventures et de mariages se terminait inéluctablement en eau de boudin et les instances en divorce défrayaient la chronique. Regard de braise, cheveux bruns faussement mouillés, lèvres pulpeuses, corps sculptural, un million de dollars de bijoux sur la peau, présentement elle foudroyait du regard l’imbuvable Néo-Zélandaise.
  
  Son chemin de Damas, elle l’avait trouvé auprès du vieux général Outkine que les trafics d’armes avaient enrichi et qui était ébloui par l’allure de cette splendide créature. Aussitôt, elle avait abandonné la littérature à l’eau de rose et au bonbon fondant.
  
  Le quatorzième baron de Cairnleigh était un personnage falot, guindé et maniéré qui ne semblait se préoccuper que du setter irlandais couché à ses pieds. Quant au général Outkine, il était de la race des buldozers, cette caractéristique éclatait au grand jour quand on le voyait engloutir le contenu de son assiette avec conviction et une vitesse météorique. Glouton, il avait commandé une liste impressionnante de mets et, visiblement, n’était pas là pour entretenir la conversation mais bâfrer. A la file, il descendait ses mezze (Entrées variées), ses kofte (Boulettes de viande très épicées), ses hamsi (Petits harengs du Bosphore frits), son döner kebab (Viande d’agneau rôtie sur une broche tournante), son peynir (Fromage blanc) et ses pâtisseries au miel en dégustant son doluca blanc.
  
  Cheveux neigeux, teint rouge brique, grand et fort, il offrait des mains puissantes de bûcheron sibérien dans lesquelles disparaissaient les manches des couverts.
  
  Certes, il n’entretenait pas la conversation mais n’en perdait pas un mot pour autant. Après le dîner, il attira Coplan à part :
  
  - Je n’ai pas très bien saisi les raisons de votre présence ici.
  
  Ce fut à ce moment que Coplan mit son deuxième fer au feu :
  
  - Je cherche des armes.
  
  Le Russe resta impassible.
  
  - Vraiment ? Pour votre compte ? Vous aimez faire joujou ?
  
  - Pour le compte de tiers.
  
  - Est-il indiscret de demander de qui il s’agit ?
  
  - Le Cabinda. Vous connaissez probablement sa situation géographique. Cette enclave côtière, coincée entre le Zaïre au sud et le Congo au nord, appartient à l’Angola. Or, compte tenu de la situation politique qui prévaut en Angola, de la guerre civile qui y sévit, elle voudrait obtenir son indépendance puisque, de toute façon, elle n’a en commun avec l’Angola ni frontières ni liens ethniques. Bien sûr, c’est un petit territoire, 7 000 kilomètres carrés et 300 000 habitants. Mais, après tout, le Luxembourg n’en compte pas plus et il est indépendant.
  
  Dans les prunelles du Russe une lueur rusée dansa.
  
  - Mais les Angolais, à ce qu’on m’a dit, contrôlent le pays.
  
  - Sauf le nord, complètement aux mains du MOLICA, le Mouvement de Libération du Cabinda.
  
  - Comment ce petit pays paierait-il les achats d’armes ?
  
  - Il est riche. Diamants, phosphates, manganèse et, surtout, pétrole.
  
  - Un pétrole aux mains des Américains et des Français.
  
  - Exact.
  
  - Très intéressant. Prenons rendez-vous. Nous en rediscuterons.
  
  - Avec le plus grand plaisir.
  
  - J’imagine que vous avez des lettres d’accréditation ?
  
  - Naturellement. Et aussi des références bancaires, ce qui est le plus important dans ce genre d’affaires. Je travaille d’ailleurs sur la base d’accréditifs bancaires irrévocables.
  
  - Excellente chose.
  
  Jane Sherwood les rejoignit. Elle paraissait tout juste vingt-cinq ans alors qu’elle en avait dix de mieux. Coplan admira sa belle silhouette, enveloppée dans le minimum de tissu. Elle posa un baiser léger sur la joue de son amant.
  
  - Je te quitte. Vivian et moi avons à parler chiffons. Elle doit me montrer ses dernières emplettes.
  
  - Je croyais qu’elle t’agaçait furieusement ?
  
  - Elle, oui. Mais pas ses emplettes vestimentaires. N’oublie pas qu’elle revient de Rome et de Paris.
  
  Elle se tourna vers Coplan.
  
  - Je serai ravie de vous revoir.
  
  Il vit scintiller dans ses yeux une lueur lubrique.
  
  Quand elle s’éloigna, le général se rapprocha de Coplan.
  
  - Elle est si jeune et je suis si vieux... Quelle est pour vous la définition de la vieillesse ?
  
  - Pour moi ? C’est quand, au pied d’un escalier dans un immeuble sans ascenseur, une femme jeune vous propose de monter votre Caddie lourdement chargé.
  
  Outkine le regarda, effaré.
  
  - Je n’ai jamais traîné un Caddie de ma vie.
  
  - Je m’en doutais, remarquez. Mais faites donc l’expérience, par curiosité, avec votre charmante femme. Vous pourriez, par exemple, charger votre Caddie de lingots d’or.
  
  Le Russe n’était pas dépourvu d’humour.
  
  - Ou de diamants du Cabinda ?
  
  - Pourquoi pas ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  
  
  
  - Je suis une sorte de courtier, répondit Coplan à la question posée par le général Ivan Aleksandrovitch Zoubov qui était le successeur du général Berdaev dans les faveurs de Tanya Giemajner et le numéro 2 dans la hiérarchie du Musey.
  
  - Qui vous mandate ?
  
  - Divers pays africains qui sont intéressés à l’indépendance du Cabinda et détestent l’extrême gauche angolaise qui, à leur goût, se trouve trop près de leurs frontières.
  
  - Ils vous ont mandaté par écrit ?
  
  - A mots couverts, pour représenter leurs intérêts. Pas comme acheteur d’armes. Ces choses-là ne s’écrivent pas, vous le savez aussi bien que moi.
  
  - Vous avez ces recommandations ? demanda le général Outkine.
  
  Coplan ouvrit sa serviette en cuir et lui tendit les documents. Ils émanaient de pays africains francophones qui n’avaient rien à refuser à la D.G.S.E., ni à la C.I.A. qui, dans cette affaire, œuvrait main dans la main avec le Vieux, malgré les intérêts souvent divergents, dans cette zone d’influence, entre la France et les États-Unis.
  
  Outkine les examina avec un soin scrupuleux, comme s’il s’agissait de parchemins moyenâgeux d’une haute valeur culturelle, et les passa à ses associés, Zoubov et le numéro 3 du Musey, le général Vassili Mikhaïlovitch Bondarenko, le moins âgé du trio. Environ quarante-cinq ans et l’un des anciens plus jeunes espoirs de l’ex-K.G.B. Patron de la Rezidentura de Beyrouth dans les années 80, il avait été confronté à l’enlèvement de quatre diplomates soviétiques dont un avait été assassiné peu après le rapt, les responsables étant des fanatiques du Hezbollah. Sans barguigner, Bondarenko avait contre-attaqué. Ses hommes s’étaient emparés d’un proche parent du chef du Hezbollah, l’avaient castré, avaient fourré les testicules dans la bouche, tiré une balle dans la tête et renvoyé le corps au Hezbollah, accompagné d’un message précisant que d’autres membres du Parti de Dieu subiraient un sort identique si les trois diplomates survivants ne recouvraient pas leur liberté dans un délai d’une semaine. Quarante-huit heures plus tard, les trois Soviétiques respiraient à nouveau l’air pollué des rues de la capitale libanaise.
  
  Les Services spéciaux du monde entier avaient compris que Bondarenko savait comment dialoguer avec le Hezbollah. Et à Moscou sa promotion avait été fulgurante.
  
  Les documents parvinrent enfin entre les mains de Stefania Ziroka qui était la plus proche collaboratrice de Bondarenko et que Coplan épiait en catimini. Elle aussi était une ancienne du K.G.B. Tout juste trente ans, elle dissimulait des formes parfaites dans un tailleur strict, gris souris. Sa coiffure sévère, austère, bien que l’effet recherché soit contraire au résultat, ne parvenait pas à diminuer sa beauté froide, voire glaciale. Elle ne portait aucun bijou. Coplan se demandait si elle ne regrettait pas les temps Spartiates de l’ère stalinienne. Probablement pas, sinon elle n’aurait pas suivi Bondarenko à Istanbul.
  
  - Les références bancaires ? exigea-t-elle d’un ton neutre.
  
  Coplan les lui tendit. Là encore, elles étaient inattaquables. Fournies par des banques offshore domiciliées dans des paradis fiscaux, des établissements aux activités mystérieuses gérés en sous-main par la C.I.A. Stefania les consulta puis les passa à Bondarenko qui apporta le même soin à les examiner avant de les transmettre à Zoubov et à Outkine.
  
  - De quoi avez-vous besoin ? demanda ce dernier après les avoir restituées.
  
  Coplan lui remit sa liste qui comprenait entre autres matériels des stations radar, des postes radio émetteurs-récepteurs, des blindés SAM 6, des camions SAM 6, des fusées sol-sol 107 millimètres, des canons de 106 et de 122, des hélicoptères de combat, des chars T 555 et T 62.
  
  - Impressionnant, déclara Outkine. Et les hommes pour servir ces matériels ? De combien de troupes disposent vos mandants ? Quel est leur degré de qualification ? Avez-vous besoin d’instructeurs ?
  
  - Ce n’est pas votre problème ni le mien, rétorqua Coplan avec un grand sourire. Depuis quand le fournisseur s’inquiète-t-il de savoir si son client est capable de déboucher la bouteille de vodka ?
  
  La plaisanterie tomba à plat car les quatre Russes restèrent impassibles.
  
  - Pourquoi du matériel de chez nous ? questionna Zoubov.
  
  - Parce que nous souhaitons utiliser une franchise (Sous-traitance à une tierce partie). Personne parmi mes mandants ne veut apparaître en propre.
  
  - Qui est la franchise ?
  
  - L’Éthiopie. Elle a besoin d’une aide financière importante et, en échange, servira de courroie de transmission. L’envoi paraîtra plausible puisqu’elle dispose d’un important contingent de matériel militaire d’origine soviétique, datant de l’époque où elle appartenait au camp marxiste.
  
  - Pourquoi ne pas s’adresser à elle et lui racheter ce matériel ? objecta Bondarenko.
  
  - Parce qu’il est hors d’usage. Les Éthiopiens ont laissé pourrir ce matériel de haute valeur.
  
  - Comment fonctionnera la franchise ? voulut savoir Stefania Ziroka.
  
  - Vous livrerez la cargaison à Massaoua. Le reste du voyage ne vous concerne pas. Avant le départ, vous recevrez un accréditif irrévocable. Ainsi vous serez couverts financièrement antérieurement à l’expédition. Paiement cash. Petite condition, cependant. Un expert viendra vérifier la cargaison avant chargement.
  
  - Normal, concéda Outkine.
  
  - Il existe un matériel qui ne figure pas sur ma liste.
  
  - Lequel ?
  
  - Les fusées nucléaires. L’ex-Union soviétique en regorge. Mes mandats pourraient être intéressés.
  
  - Seules quatre ex-républiques en disposent, répondit Zoubov. La Russie, l’Ukraine, la Biélorussie et le Kazakhstan. Naturellement, il est possible d’en obtenir. Mais elles sont chères.
  
  - Si vous en acquérez, avez-vous pensé à la riposte ? intervint Outkine.
  
  - La riposte ?
  
  - Le feu nucléaire entraîne forcément la riposte. Dans cette éventualité, nous pourrions vous vendre des batteries de missiles anti-missiles. Vous vous souvenez de la propagande faite autour des missiles américains Patriot durant la guerre du Golfe ? De la pure rigolade. Un bluff total. Les nôtres sont très supérieurs. Imbattables. Et si vous avez quelques pilotes de valeur, nous pourrions aussi vous vendre des Mig dernier cri. Ils sont tout simplement fabuleux, comme nos chars lourds qui sont exceptionnels. Tout cela est cher, bien entendu, mais abordable pour des gens qui disposent de fonds importants.
  
  - Et si vous n’avez pas les pilotes, pourquoi ne pas engager des mercenaires ? suggéra Zoubov. Moyennant un gros salaire, nous connaissons en Russie d’excellents techniciens qui seraient prêts à louer leurs services.
  
  - Très bonne idée, admit Coplan qui voyait que son affaire était superbement engagée.
  
  Ses interlocuteurs tombaient dans le panneau.
  
  - Évidemment, cette tractation exige réflexion et étude, résuma Outkine.
  
  - Et devis, ajouta Coplan.
  
  - Nous nous en occupons, promit Outkine en mettant fin à l’entretien.
  
  
  
  
  
  Le quatorzième baron de Cairnleigh organisait une soirée fastueuse en l’honneur d’une compatriote, une actrice écossaise, qui, en raison de leur amitié, donnait dans la grande salle de fêtes de Damak Dell une représentation privée de la pièce de théâtre dont elle était la vedette et qui faisait fureur à Londres, l’affrontement en quatre actes d’un couple qui se déchire. Coplan restait sur sa faim. A ses yeux, ce thème était archirebattu, éculé et poncifiant.
  
  Néanmoins, quand le rideau fut tombé, l’Écossaise se présenta sur l’avant-scène et prononça un petit discours émouvant :
  
  - En cette fin de siècle où les images défilent à une vitesse météorique, où le cinéma et la télévision ne sont que les photographes d’une tranche de vie qui n’existera plus demain, je crois que l’acteur de théâtre, avec sa perpétuelle remise en question, avec son émotion, sa sensibilité, son intelligence, sa force de conviction, l’acteur de théâtre, changeant d’un soir à l’autre devant un public différent dans sa quintessence, propose à notre époque déshumanisée une des dernières communions d’esprit dans le cercle le plus restreint qui soit et où, grâce à l’acteur de théâtre, doit s’opérer la magie.
  
  Coplan applaudit chaleureusement. Sembra Gövde, le « Corps », celle par qui le scandale arrivait, lui tapota le coude.
  
  - Un peu moins d’enthousiasme, fit-elle, un semi-sourire perché sur ses lèvres rouge vermillon. Je n’ai pas trouvé cette pièce formidable.
  
  - Moi non plus, à vrai dire, reconnut-il.
  
  - Les disputes matrimoniales, je connais, puisque je suis musulmane et, contre mon gré, ai été mariée à l’âge de quinze ans avec un vieillard qui me forçait à porter le shalvar kamiz (Costume traditionnel en Anatolie : longue tunique et pantalon bouffant) et à voiler de gaze mes cheveux et mon visage. A dix-huit ans, je me suis enfuie et, vous connaissez sûrement la rumeur publique, c’est ainsi que j’ai atterri dans un cabaret. Pour tous, je suis une pute.
  
  Elle le défiait du regard.
  
  - Pas pour moi, rectifia-t-il. De toute façon, je considère que les vraies putes n’ont pas forcément besoin d’un trottoir, d’un cabaret ou d’un proxénète.
  
  Elle eut un bref hochement de tête approbateur et s’éloigna de sa démarche alourdie par sa corpulence. Elle fût remplacée par Yalçin Zarif, le florissant avocat d’affaires, véritable Gatsby turc qui arborait un extravagant costume saumon, une cravate hawaïenne et un cigare cubain qui ressemblait au canon d’une mitrailleuse. Familièrement, il prit Coplan par le bras.
  
  - On me dit que vous cherchez à acheter des armes ? Je suis intéressé.
  
  - Hélas, répondit poliment Coplan, vous êtes un revendeur. Je traite directement à la source.
  
  - Outkine aussi est un revendeur.
  
  - Revendeur au premier échelon, vous, vous l’êtes au second, donc forcément plus cher.
  
  - Les rabais, ça existe.
  
  - Pas jusqu’à oublier votre bénéfice, supérieur à celui d’Outkine.
  
  Zarif rit bruyamment.
  
  - On en reparlera.
  
  Il s’éloigna à son tour. A présent, se convainquit Coplan, il lui fallait absolument approcher Stefania Ziroka. Elle avait troqué son tailleur gris souris contre une robe noire très simple mais aussi austère que sa coiffure, chaussures noires assorties, comme si elle portait le deuil du K.G.B. défunt. Elle se tenait à l’écart, en posant un regard un peu méprisant sur l’assistance. Coplan savait qu’elle n’entretenait aucune liaison sentimentale avec son patron, Vassili Mikhaïlovitch Bondarenko et c’était la raison pour laquelle il l’avait élue sa cible privilégiée.
  
  Il l’aborda :
  
  - Vous avez aimé la pièce ?
  
  Elle ne répondit pas tout de suite. D’abord, elle cligna des yeux comme si elle se réveillait. Puis ses yeux froids détaillèrent la cravate de Coplan et elle sembla en déchiffrer le puzzle de points et de lignes.
  
  - J’ai aimé le laïus final, répondit-elle sans regarder son interlocuteur. Au fait, je vous ai vu parler avec Zarif. Vous voulez traiter avec lui et non plus avec nous ?
  
  - C’est lui qui me le proposait.
  
  - Traitez avec lui si vous voulez, il est d’une honnêteté scrupuleuse. Seulement, il est plus cher, railla-t-elle.
  
  - Les fortunes mal acquises donnent souvent le goût d’une honnêteté scrupuleuse, répliqua-t-il sentencieusement. N’ayez crainte, je n’ai nullement l’intention de traiter avec lui. Moi aussi je suis d’une honnêteté scrupuleuse et je suis économe des sous de mes mandants. Si nous allions au buffet qui m’a paru somptueux ?
  
  - Je vous remercie, mais je n’ai pas faim et je suis rompue de fatigue ; d’ailleurs je vais me coucher, répondit-elle avec brusquerie. Bonsoir.
  
  Sur ce, elle tourna les talons. Dépité, Coplan s’en alla se restaurer au buffet. Dans sa tête, il avait la topographie des lieux. Sa cible était l’appartement de Bondarenko qui était une véritable forteresse, accessible seulement, en dehors de la porte blindée et supérieurement protégée, par l’intérieur de l’appartement occupée par Stefania. Pas par celui où logeait Zoubov, et c’était bien dommage car, en ce cas, Coplan aurait pu bénéficier de la complicité de Tanya Giemajner. Mais qu’en était-il de celui d’Outkine ?
  
  Il fallait vérifier.
  
  Coplan chercha du regard le Russe. Il était en compagnie des deux romancières, du baron et du couple d’acteurs londoniens. Il convenait de profiter de l’occasion. Il reposa son assiette, s’essuya les doigts avec une serviette en papier, but une coupe de champagne et s’éloigna lentement, en tournant la tête de tous côtés, comme s’il cherchait quelqu’un.
  
  Avant de venir assister à la représentation privée de la pièce de théâtre, il avait pris la précaution de scotcher sur ses reins la mini-trousse de cambriolage fournie par les services techniques de la D.G.S.E.
  
  Bondarenko était l’archiviste des secrets du Musey, ce qui motivait la quasi inexpugnabilité de son appartement. Il ne devait pas en être de même de celui d’Outkine.
  
  En un tour de main, tant il était rompu à ce genre d’exercice, et tant son matériel était sophistiqué, il déverrouilla la porte et entra.
  
  L’intérieur était luxueux. Le trafic d’armes rapportait gros. Dans une salle d’exposition, ce qui le surprit fut l’alignement sur les murs d’œuvres d’art de toute beauté. Le phénomène était assez naturel chez quelqu’un qui tentait de placer ses bénéfices sur des valeurs sûres. Ce qui l’était moins, c’était l’origine de ces toiles de maître d’Ernst Ludwig Kirchner, d’Emil Nolde, de Wassily Kandinsky et de Paul Klee. Fin connaisseur en art, Coplan savait que les peintures pendues aux cimaises étaient mondialement considérées comme définitivement perdues. Sur l’ordre d’Hitler avait été dressée une liste d’artistes décadents et leurs œuvres avaient été raflées dans les musées. Plusieurs milliers de toiles avaient été ainsi frappées d’interdit parce que, selon les nouveaux censeurs, elles affichaient un caractère de dégénérescence, incompatible avec l’art « racial-populaire » allemand. Certaines avaient été vendues à l’étranger. Les autres avaient été brûlées. Celles qui se trouvaient chez Outkine figuraient officiellement dans cette dernière catégorie.
  
  Par quel miracle avaient-elles échappé au sort funeste réservé aux autres ?
  
  Mais Coplan n’était pas là pour se perdre en conjectures sur les voies mystérieuses qu’avaient suivies ces trésors sauvés de la destruction irréversible. La topographie bien en tête, il chercha à découvrir si, des appartements d’Outkine, il pouvait atteindre ceux de Bondarenko.
  
  Il n’eut pas le temps d’exercer ses talents. Brusquement, il entendit un bruit de voix. Réfugié à l’extrémité du couloir et dissimulé par une haute armoire datant de l’Empire ottoman, il vit passer Yalçin Zarif et Jane Sherwood, la maîtresse d’Outkine. Le couple ne perdit pas de temps en vains préliminaires. L’Anglaise releva sa jupe et le Turc baissa son pantalon.
  
  - Vite, baise-moi ! implora-t-elle. Andreï peut arriver d’un moment à l’autre.
  
  - Ne t’inquiète pas, je l’ai collé entre les mains d’Elizabeth.
  
  - Ce n’est pas elle qui va le retenir s’il soupçonne quelque chose ou veut savoir où je suis. Sans compter qu’Elizabeth peut avoir la même réaction. Elle est aussi jalouse qu’Andreï !
  
  Elle s’allongea sur un divan en écartant les coussins douillets à la tapisserie damasquinée, qui eux aussi dataient des fastes de l’Empire ottoman et avaient dû caler les formes opulentes des courtisanes de harem. Tout de suite, elle écarta les cuisses. Le trafiquant d’armes l’embrocha comme si elle était un chich-kebab. Profitant de leurs cris et de leurs soupirs, Coplan s’esquiva. La situation devenait par trop dangereuse. Outkine pouvait surgir d’un moment à l’autre si les craintes de l’Anglaise se révélaient fondées. En tout cas, Jane Sherwood était une sacrée garce. Bon à savoir.
  
  De retour devant le buffet, il vit effectivement Outkine en conversation animée avec l’ex-actrice de Hollywood Elizabeth Hagen, l’égérie de Zarif. Il fut aussi surpris d’apercevoir Stefania Ziroka qui avait annoncé son intention d’aller dormir et qui était là, solitaire comme à son accoutumée, grignotant un sandwich au fromage.
  
  Il alla se planter devant elle et elle le regarda froidement.
  
  - Vous êtes un indécrottable pot de colle, lui lança-t-elle d’un ton agressif.
  
  - Pourquoi ai-je l’impression que vous ne m’aimez pas beaucoup ? répliqua-t-il sans paraître vexé par cette rebuffade.
  
  - Rire ou pleurer, acheter ou vendre des armes, c’est votre droit le plus strict. Exiger qu’on vous aime, ce serait un privilège exorbitant.
  
  Sur ce, elle lança le reste de son sandwich dans une corbeille à papier et, cette fois encore, tourna les talons.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  
  
  
  - Heureusement, nous avons des informateurs dans le milieu des intégristes iraniens, déclara le commissaire divisionnaire Tourain.
  
  - Une police sans informateurs est une police aveugle, renvoya platement le Vieux qui bourrait sa pipe avec un soin attentif.
  
  D’une pichenette, Tourain chassa une miette de pain tombée de son sandwich grignoté devant un demi de munich avant son rendez-vous avec le patron de la D.G.S.E.
  
  - Il paraîtrait que le Héros serait revenu en France.
  
  - Sa Seigneurie Kahraman ?
  
  - En personne.
  
  - Sa mission ?
  
  - Personne ne la connaît.
  
  - Serait-elle en relation avec la fatwa lancée contre la France ?
  
  - Pas impossible.
  
  Le Vieux craqua une allumette et approcha la flamme jusqu’à ce que le tabac grésille. Des effluves odorants envahirent le bureau et Tourain regretta d’avoir cessé de fumer un mois plus tôt.
  
  - Avez-vous une piste sur l’endroit où il se cacherait ?
  
  Tourain eut une moue dégoûtée.
  
  - Ne comptons pas sur le Héros pour semer des cailloux comme le Petit Poucet. Cependant, j’aimerais procéder à quelques rafles dans des milieux suspects et je suis venu solliciter votre accord pour me soutenir dans cette entreprise auprès de notre hiérarchie. Les milieux activistes auxquels je fais allusion bénéficient d’une certaine aura auprès de plusieurs intellectuels français influents et quand ces derniers sont mécontents des initiatives policières, leur bave coule en première page des journaux.
  
  - Je sais. Mon cher Tourain, vous pouvez compter sur mon aide sans partage.
  
  - Merci, monsieur le directeur général.
  
  
  
  
  
  Le quatorzième baron de Cairnleigh avait agrandi la piscine aux normes olympiques, dans laquelle un bataillon de naïades aurait pu évoluer à l’aise. Le marbre venait de Konya, le plus renommé de Turquie. Cependant, ce qui coupait le souffle, c’était la gigantesque sirène qui occupait le fond, la tête côté tremplin, la queue côté basses eaux, qui luisait faiblement dans l’épaisseur liquide. Ce n’était pas une forme simplement peinte, mais un corps sculpté en une splendeur tridimensionnelle. Sa peinture était d’une troublante précision anatomique. Incroyablement, les écailles de sa queue étaient parsemées d’émeraudes et les pointes de ses seins somptueux se terminaient en une forêt de rubis. Dès qu’on plongeait dans l’eau, elle donnait l’impression de bouger et de vouloir remonter à la surface pour envoûter l’imprudent nageur et l’attirer dans son univers liquide pour l’initier aux aventureuses expériences de sa nature hybride.
  
  Coplan se séchait quand il vit apparaître Sembra Gövde et Jane Sherwood. Les égéries respectives du Vice-Premier ministre et du général Outkine portaient des tenues légères destinées à combattre les ardeurs du soleil déjà haut dans le ciel.
  
  - Vous nous accompagnez ? proposa la première.
  
  - Où allez-vous ?
  
  - Une petite balade en mer, répondit la seconde.
  
  - Attendez-moi ici, suggéra-t-il. Dans dix minutes je vous rejoins.
  
  L’occasion était trop belle, se réjouit-il. Dans sa chambre, il passa un pantalon de toile, une chemisette et chaussa des espadrilles.
  
  A bord de la berline Maserati de l’Anglaise, ils gagnèrent le port de plaisance d’Isaniye où était ancré le yacht Hatteras 1985 que briquaient le pilote et son aide. Incontestablement l’excursion était enchanteresse. Sur l’autre rive, on distinguait les splendeurs de la Mosquée Bleue, de Sainte-Sophie, du palais de Topkapi.
  
  Sembra paraissait morose.
  
  - Osman est trop souvent à Ankara, expliqua-t-elle. J’irais bien avec lui mais je déteste la capitale. Bien sûr, je ne peux pas lui reprocher d’être absorbé par ses responsabilités gouvernementales.
  
  A la limite de la mer de Marmara, le yacht fit demi-tour et remonta le Bosphore vers le nord en passant Isaniye et Üsküdar sur la droite.
  
  Pendant que Sembra, décoiffée par le vent du large, allait se refaire une beauté, Jane se serra outrageusement contre Coplan.
  
  - J’adore l’eau. Elle est l’expression de la vie qui passe comme elle. Tout passe comme cette eau, disait Confucius, rien ne s’arrête, ni jour ni nuit.
  
  - Tout passe, tout s’écoule, on ne se baigne jamais dans le même fleuve, avait dit avant lui Héraclite d’Ephèse, répliqua Coplan qui ne voulait pas demeurer en reste de références littéraires.
  
  - J’ai utilisé ces deux citations dans un de mes ouvrages, ce qui ne signifie pas que je n’admire pas vos connaissances. Plutôt inhabituelles pour un trafiquant d’armes.
  
  - Je ne suis pas un trafiquant mais un intermédiaire, rectifia-t-il avec un haut-le-corps.
  
  - Je ne voulais pas vous vexer.
  
  Il sentit la main de Jane, se poser comme par inadvertance sur la sienne.
  
  - En tout cas, reprit-elle, si Héraclite et Confucius avaient raison, il serait insensé de ne pas tirer la conclusion de leur philosophie. Tout passe, comme l’eau, et il faut donc capter l’instant présent.
  
  Jane n’eut pas le temps d’épiloguer car Sembra revenait, un foulard retenant ses cheveux.
  
  L’Hatteras aborda près de Dolmabahçe et, à pied, le trio gagna le majestueux palais où tout n’était qu’ordre, beauté et volupté. Là, les sultans aimaient se promener dans le décor baroque au milieu des roses et des animaux en faïence. Très kitsch, l’intérieur recelait les cadeaux offerts par tous les souverains d’Europe aux maîtres de la Sublime Porte. Quant aux jardins, ils étaient méticuleusement soignés par des jardiniers formés à l’art des fleurs au Japon.
  
  - J’ai faim ! soupira Sembra qui, en raison de sa corpulence, s’épuisait à marcher.
  
  - Allons au Karadeniz manger un barbunya (Mulet rouge cuisiné au vin blanc) proposa Jane. J’ai envie de poisson.
  
  Le restaurant étalait sa terrasse sur la rive du Bosphore, sous un ciel traversé par les mouettes. A vrai dire, l’établissement était surtout peuplé de touristes qui cacardaient bruyamment en une tour de Babel d’idiomes. Coplan parvint à dénicher une table isolée à l’extrémité nord de la terrasse, près de la balustrade où débouchait l’escalier en provenance du parking.
  
  Tous les trois optèrent pour le barbunya et une bouteille de doluca blanc.
  
  - La balade t’a détendu les nerfs ? questionna Jane en s’adressant à la Turque.
  
  - Je me sens mieux.
  
  - Quel est le problème ? voulut savoir Coplan.
  
  - Cette terrible pression de l’opinion publique qui s’exerce sur Osman et moi, répondit Sembra. Heureusement, nous allons partir dix jours. L’O.T.A.N. organise une conférence à Bruxelles. Elle débute après-demain. Osman m’emmène. Quelle joie de quitter Istanbul et ses langues de vipère !
  
  - Dommage qu’Osman soit si porté sur la politique, remarqua Jane d’un ton acide. Sinon, vous pourriez l’un et l’autre émigrer dans un pays tranquille et vivre en plein jour votre grand amour sans être terrorisés par l’opinion publique.
  
  - A Bruxelles, vous connaîtrez quelque répit, glissa Coplan.
  
  Pour terminer leur déjeuner, ils commandèrent du peynir, du fromage blanc que l’on dégustait avec du pain chaud fait maison.
  
  C’est alors que, de l’escalier qui montait du parking, Coplan vit déboucher les quatre hommes. Tout de suite, servi par une longue expérience, il décela dans leur attitude et leur regard un élément suspect. Vite, il repoussa sa chaise et se leva. Malgré sa promptitude, il avait un temps de retard. De sous leur chemise, passée par-dessus le pantalon, les deux premiers sortirent de gros automatiques. Coplan rafla la lourde carafe d’eau posée sur la table et la fracassa sur le crâne du plus rapproché qui s’écroula sur les genoux en lâchant son arme, le front ouvert et ruisselant de sang.
  
  Celui qui se tenait sur ses talons eut le temps de tirer et ses balles forèrent deux trous sous l’œil gauche de Sembra. D’un terrible coup de pied dans le bas-ventre, Coplan lui coupa toute envie de poursuivre son œuvre mortelle et, au vol, cueillit l’automatique qu’il lâchait. Dans le dixième de seconde qui suivit, il fit feu à son tour sur les deux acolytes qui s’apprêtaient à l’abattre et qui furent catapultés par-dessus la balustrade sous la puissance des impacts, comme Sembra l’avait elle-même été.
  
  Autour de lui, les serveurs et les touristes fuyaient en hurlant, en bousculant chaises et tables et en écrasant sous leurs semelles les éclats de verre de la carafe qui avaient volé un peu partout.
  
  Coplan ramassa les trois automatiques et força les deux survivants à s’allonger sur le sol, mains croisées sur la nuque, malgré les grimaces de souffrance qui tordaient leurs traits.
  
  Horrifiée, livide, Jane regardait par-dessus la balustrade le coin de sable où était tombée Sembra.
  
  - Descendez voir où elle en est, ordonna-t-il. Peut-être n’est-elle que blessée ? suggéra-t-il bien qu’il n’y crût pas.
  
  Elle tituba.
  
  - Je n’en ai pas le courage, balbutia-t-elle.
  
  - Ne soyez pas une mauviette, fustigea-t-il. Secouez-vous. Je sais bien que l’on n’est pas dans l’un de vos romans à l’eau de rose. Souvenez-vous, on ne se baigne jamais dans le même fleuve.
  
  Elle déglutit bruyamment, ramassa sa serviette, essuya son front en sueur et, pour ne pas s’approcher des deux cadavres, préféra enjamber la balustrade et sauter sur le sable où elle rampa jusqu’au corps de son amie.
  
  - Elle est morte, cria-t-elle en éclatant en longs sanglots nerveux.
  
  A pas prudents, le patron du restaurant fit son apparition sur la terrasse à présent déserte. L’air méfiant, il s’approcha de Coplan qui tenait un automatique dans chaque main et qui en posa un sur la table.
  
  - La police est prévenue.
  
  Coplan sortit du seau à glace la bouteille de doluca et, au goulot, vida le fond qui restait.
  
  - Vous avez oublié le médecin et l’ambulance.
  
  Le Turc parut confus.
  
  - C’est vrai, bafouilla-t-il.
  
  - Réparez votre oubli. Moi j’attends la police.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  
  
  
  Le yüzbashi (Capitaine) Zambak était un homme épais et lourd, à la chevelure fournie et artistement coiffée, et à la lèvre supérieure ornée d’une fine moustache comme on en voyait chez les séducteurs des années 30. Au-dessus de ses joues basanées luisaient des yeux noirs et calculateurs. Il n’était pas en uniforme mais en civil et avait tombé la veste, peut-être pour faire admirer à Coplan le contraste élégant entre ses bretelles rouges et les rayures blanches et bleu foncé de sa chemise.
  
  - Ils ont avoué, déclara-t-il de sa voix gutturale. Ce sont des intégristes, des fanatiques religieux. La liaison adultère et scandaleuse d’Osman Diboglu et de Sembra Gövde choquait leur foi. Il fallait qu’elle cesse. En bons musulmans, c’était elle la responsable, pas lui. Pour eux, c’est toujours la femme qui envoûte l’homme. Neil Armstrong a le premier posé le pied sur la Lune en 1969 mais on en reste encore à la pomme d’Adam et Eve.
  
  Coplan but une gorgée de café.
  
  - L’affaire est donc terminée. Je peux m’en aller puisque j’ai signé ma déposition ?
  
  L’officier de police alluma une de ces cigarettes typiquement turques à la fumée douceâtre et écœurante.
  
  - J’aimerais quand même vous poser quelques questions. D’abord, permettez-moi de vous féliciter de vos talents de tireur au pistolet.
  
  Coplan adopta un air modeste.
  
  - Un long entraînement.
  
  - Et une longue pratique ?
  
  - Seulement au stand de tir.
  
  - Des talents de tireur couplés avec un sang-froid étonnant. Quatre adversaires, et tous au tapis, dont deux morts.
  
  - Les morts, à cause du temps qui pressait et du nombre d’adversaires. Me les reprochez-vous ? Souvenez-vous qu’en dehors du fait que j’ai sauvé ma propre vie, j’ai épargné celle de Jane Sherwood et que mon intervention a permis d’appréhender deux des quatre assassins et d’annihiler les deux derniers.
  
  - Je ne l’oublie pas. Mes supérieurs et moi vous en sommes reconnaissants.
  
  Le yüzbashi tira longuement sur sa cigarette.
  
  - Au fait, quelles sont les raisons de votre présence au Damak Deli ?
  
  Coplan vida sa tasse de café en évitant de toucher au marc qui, à la mode turque, tapissait le fond de la tasse, et se leva avec nonchalance.
  
  - Je vais vous dire la vérité. J’essaie simplement de renouveler mon stock d’armes automatiques au cas où, dans quelque autre paisible restaurant d’Istanbul, des tueurs chercheraient à assassiner une femme innocente.
  
  Le Turc eut le bon goût de sourire.
  
  - Nous nous reverrons peut-être, monsieur Clavey. Je crois que les hommes violents attirent la violence. Espérons que ce ne sera pas à votre détriment. Vous pouvez partir maintenant.
  
  
  
  Ce soir-là, au Damak Deli, on fêta le héros, celui qui avait tué deux des ignobles assassins de Sembra et capturé les deux autres. Le Vice-Premier ministre fit une brève apparition et, les larmes aux yeux, remercia Coplan que les ex-généraux soviétiques regardaient avec respect. Même Stefania Ziroka s’était radoucie et, spontanément, était venue le féliciter. Seule Jane Sherwood était absente, victime d’une crise de nerfs prolongée. Quant au baron de Cairnleigh, il s’était contenté de dire à Coplan :
  
  - Vous êtes un vrai gentleman.
  
  Tandis que son égérie néo-zélandaise, la laide Vivian Carr s’exclamait :
  
  - Vous êtes un personnage de roman ! Je m’en souviendrai !
  
  Yalçin Zarif, lui, rayonnait.
  
  - J’adore les gens qui savent tuer. Moi je ne sais pas, je ne sais que vendre des armes pour tuer. En somme, je suis à demi impuissant. En Turquie, nous avons un dicton : « A quoi servent les crocs du loup s’il ne peut pas mordre ? »
  
  Sa compagne, qui avait été une des reines de Hollywood et était jalouse de l’attention portée à Coplan, chercha la petite bête :
  
  - Au lieu d’en tuer deux, n’auriez-vous pas pu les blesser seulement ? N’était-ce pas un peu sadique de les éliminer aussi brutalement ?
  
  - Elizabeth ! se récria Zarif. Ne gâche pas cette superbe fête par des remarques désobligeantes !
  
  
  
  
  
  Le lendemain, Coplan s’embusqua tôt dans la matinée près de la fenêtre de sa chambre. La veille, durant la réception, Yalçin Zarif s’était livré à une confidence :
  
  « - Demain, avec les Russes, je vais examiner à Trabzon une grosse cargaison qu’ils me livrent. Vous n’êtes toujours pas preneur ? »
  
  « - Pas à votre prix. »
  
  Port sur la mer Noire, Trabzon n’était qu’à deux cents kilomètres de la frontière turque avec l’ancienne U.R.S.S. et c’était un jeu d’enfant d’acheminer le matériel par cette voie.
  
  Vers dix heures, Coplan vit Outkine, Zoubov, Bondarenko et Zarif embarquer à bord de leurs limousines et prendre la direction de l’aéroport de Yesilkoy. Aussitôt, il se débusqua de sa position et se rendit à l’appartement de Jane Sherwood sous le prétexte de prendre de ses nouvelles. A ses pupilles très élargies, il comprit tout de suite qu’elle s’était administré une dose de cocaïne qui provoquait cette mydriase. Fine mouche, elle se rendit compte, à l’expression dans son regard, qu’il n’était pas dupe. Alors, elle se lança dans un long plaidoyer qu’elle avait peut-être répété pour l’inclure dans l’un de ses ouvrages littéraires :
  
  - La souffrance des hommes est unique. Nul ne peut l’évoquer pour son voisin. De chaque homme elle fait une île. Devant elle, on ne peut que constater sa propre impuissance et se lamenter inexorablement.
  
  Celui ou celle qui souffre se transforme en un étranger, emmuré dans une douleur dont il ne peut communiquer l’intensité à personne.
  
  C’était une belle tirade mais qui semblait exagérée et emphatique à Coplan. La mort de Sembra Gövde avait-elle réellement transporté l’Anglaise dans cet abîme d’émotion ?
  
  Bien vite, cependant, elle changea son fusil d’épaule et se fit chatte avant de lui nouer les bras autour du cou et de l’embrasser avec fougue, sans doute excitée par la drogue qui embrasait son corps.
  
  - Déshabille-moi, souffla-t-elle entre deux baisers passionnés.
  
  Sans plus se faire prier, il ôta la veste et le pantalon de pyjama. Même nue, elle semblait parée d’une tunique de sensualité. Vivement, elle tendit la main vers la table de nuit, rafla deux pilules posées près du cendrier et les avala. Coplan s’empara de la boîte. Des comprimés de XTC, lut-il. L’XTC était plus connu sous le nom d’Ecstasy ou pilule d’amour.
  
  - Tu as besoin de ça pour te brancher ?
  
  - Pour atteindre les cimes, oui, répondit-elle, l’œil coquin. Déshabille-toi et viens. Depuis que je t’ai vu tirer sur ces monstres, j’ai une folle envie de faire l’amour avec toi. C’est un sentiment puissant et dévastateur qui m’obsède. Profitons-en. Andreï n’est pas là aujourd’hui. Tu as bien fait de venir. Tu sentais que j’avais envie de toi ?
  
  - Je le devinais.
  
  - Moi aussi je savais que tu savais et que tu viendrais.
  
  On était obligé de la croire car, sinon, pourquoi aurait-elle pris la peine de recourir au maquillage violent, agressif et terriblement érotique qui était le sien et rehaussait le scintillement doré de son regard de braise ?
  
  Elle lui fit place dans le lit et l’enlaça comme s’il était sa bouée de sauvetage. Coplan se remémora les commentaires des journalistes. « Attention, cette femme est explosive. A côté, une bordée de missiles passe pour une attraction de fête foraine ! » Les lèvres pulpeuses se soudèrent aux siennes et, bientôt, il posséda le corps sculptural qui, tout naturellement, était venu s’unir au sien.
  
  On ne brodait pas sur le compte de Jane. C’était vrai, elle était dotée d’un tempérament volcanique et le feu embrasait ses reins. Elle avait une manière bien à elle de masser avec son sexe le membre turgescent qui fouillait ses entrailles et de pomper la sève qui montait en lui. La performance relevait du grand art et Coplan appréciait en connaisseur. Loin de rester inactif, il agaçait de ses mains puissantes les seins voluptueux qui, sous ses caresses, devenaient durs comme du granité.
  
  A un moment, elle le repoussa, le fit basculer sur le dos et le chevaucha, comme une écuyère qui a décidé de dompter sa monture. Elle dansa sur lui à une vitesse vertigineuse en lâchant des petits mots obscènes qui n’auraient pas trouvé place dans sa littérature de Bibliothèque Verte.
  
  Quand, enfin, il se vida dans l’écrin brûlant de son bas-ventre, elle hurla de plaisir et accéléra à un rythme fou, ses cheveux bruns éparpillés sur le visage, comme si elle voulait masquer ses traits tordus par la félicité, puis, brusquement, s’écroula sur la poitrine de son partenaire en gémissant et en sanglotant.
  
  - C’était trop bon ! haleta-t-elle d’une voix hachée.
  
  Il prit sa douche le premier et, quand elle le remplaça dans la salle de bains, il partit en exploration.
  
  Il eut beau chercher, il n’existait aucun moyen, à partir de l’appartement partagé par Outkine et Jane, d’atteindre celui qu’occupait Bondarenko.
  
  Quand Jane fut de retour, elle était remaquillée. L’influence turque prévalait, lourdement soulignée par le khôl, comme si elle avait voulu égaler les lascives hétaïres qui, dans les anciens palais d’Istanbul, ressuscitaient pour une clientèle raffinée la luxure sophistiquée qui avait enchanté vizirs et sultans.
  
  - Tu sais que j’aurais aimé être une esclave de harem, roucoula-t-elle.
  
  - L’ennui, c’est que tu t’es rabattue sur un Russe. Le fossé entre les deux est profond.
  
  
  
  
  
  Kahraman, que tout le monde connaissait sous le nom du Héros, contemplait les joueurs de dominos. Il n’avait jamais compris quel plaisir on pouvait retirer de ce jeu. Personnellement, il le trouvait stupide bien que ses compatriotes en soient de fervents adeptes. Du coin de l’œil il vit entrer Hakim et savoura cet instant. Léger embonpoint, visage dur et froid, costume de flanelle grise, l’arrivant promenait l’assurance tranquille des ressuscités. Cinq ans plus tôt, des agents du Mossad tapis derrière un rempart de fusains à Vintimille l’avaient truffé de balles. En tout, dix-sept projectiles. Véritable miraculé, Hakim n’était pas mort. Fort comme un Turc, assurait-on. Le proverbe devait receler une part de vérité quand on se souvenait du sauvetage de Hakim. Les chirurgiens italiens n’en revenaient pas, eux qui, dans un premier temps, avaient haussé les épaules avec fatalisme dans la salle de réanimation. Certes, Hakim était sorti de l’hôpital, le bras gauche figé et la main atrophiée. Morts, comme l’œil gauche. La claudication était légère, mais ennuyeuse car elle constituait un élément susceptible d’entrer dans le signalement du terroriste.
  
  Peu après la sortie de l’hôpital, le Mossad l’avait payé cher à Rome. Trois de ses agents réduits en miettes dans une Volvo qui démarrait du parking de l’aéroport Leonardo da Vinci. Malheureusement, l’attentat n’avait pas rendu l’usage du bras, de la main et de l’œil.
  
  Hakim s’assit, son bras gauche à peine plié serré contre la chaise.
  
  - Je n’ai pas beaucoup de temps, prévint-il.
  
  - Moi non plus. Tu vas ?
  
  - Aujourd’hui, c’est un jour pluvieux. Alors, je souffre. Personne n’y peut rien. Parlons plutôt de ce qui nous amène ici.
  
  Depuis longtemps Kahraman avait réglé sa consommation. Il se leva et entraîna l’arrivant sur les bords de la rivière où il le prit familièrement par l’épaule.
  
  - Il faut que tu balances ton commando aux Français.
  
  - A la D.S.T. ?
  
  - Exactement.
  
  - Tu es fou ?
  
  - Ce sont les ordres.
  
  - Téhéran ?
  
  - Naturellement.
  
  Hakim appartenait à la Jamaa Islamiya, l’organisation terroriste, mais obéissait à Téhéran pour cette mission.
  
  - Dans quel but ? insista-t-il.
  
  - Les chrétiens affirment que les voies du Seigneur sont impénétrables. Obéis, c’est tout.
  
  - Vraiment, ça me tue de penser que ces salauds de Français vont mettre la main sur nos braves et valeureux combattants. Et le stock d’armes ?
  
  - A abandonner à la D.S.T. Rien n’est plus facile que de reconstituer un stock d’armes. Pour la procédure, comme d’habitude. Bien, je crois que nous nous sommes tout dit. Encore une fois, je suis désolé de t’avoir transmis de tels ordres. J’espère que la prochaine fois nous nous réjouirons d’un meilleur sort.
  
  Ils se quittèrent. Sur la rivière passaient des péniches et, torse nu et en short, les mariniers profitaient du beau soleil. Kahraman et Hakim s’en allèrent à l’opposé l’un de l’autre. Le premier songeait déjà à son prochain voyage. Zurich-Athènes-Sofia-Moscou. Le second ruminait sa rancœur.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  
  
  
  - Satisfait ? questionna Tanya Giemajner.
  
  La détestation à l’égard de Coplan se lisait dans son regard.
  
  - Assez satisfait, reconnut-il.
  
  - Vous êtes devenu un héros et avez été adopté par les hôtes de Damak Deli. Quoi demander de plus ?
  
  - Dégeler Stefania.
  
  Elle eut un sourire ironique.
  
  - Bel homme comme vous êtes, vous n’avez pas réussi à la coucher dans votre lit ?
  
  - Non.
  
  - Pourtant, j’ai l’impression qu’elle ne demande que ça.
  
  - Vraiment ? Sur quoi vous basez-vous ?
  
  
  
  
  
  - Les yeux qu’elle pose sur vous quand vous ne la regardez pas. Une femme ne se trompe pas sur ce genre de choses. C’est un signal d’alarme, comme un antivol quand il ulule. Je vous livre ce renseignement car il est de mon intérêt que vous réussissiez au plus vite ce que vous êtes venu faire et que vous fichiez le camp sans plus tarder. Votre présence me fout la trouille. Votre coup de flingue est trop facile.
  
  - Si vous aviez été à la place de Jane Sherwood, vous vous en seriez félicitée. Je lui ai sauvé la vie.
  
  Dans son panier en osier, elle ramassa une poignée de harengs pêchés dans le Bosphore et les jeta aux flamants roses.
  
  - Tâchez de la conquérir, insista-t-elle, et débarrassez-nous le plancher au plus vite !
  
  Elle s’éloigna, son panier à la main. Jaloux des flamants, les cygnes obliquaient vers l’allée où elle cheminait en sifflotant, bien prise dans son pantalon à pattes d’éléphant dernière mode.
  
  Coplan réfléchit. De nouvelles perspectives s’ouvraient à lui. Une tactique lui était offerte. Il en mesura les avantages et les inconvénients et jugea qu’elle avait de bonnes chances de fonctionner à sa satisfaction.
  
  A pas rapides, il gagna l’appartement de Stefania Ziroka qui marqua sa surprise en le voyant.
  
  - Nous n’avons pas encore de réponse en ce qui concerne votre fourniture d’armes, déclara-t-elle, l’expression figée.
  
  Pour une fois, elle avait abandonné son tailleur gris souris et adopté une jupe noire et un chemisier dont le rouge lui rappelait peut-être ses anciennes amours au temps où elle vivait dans l’ex-Union soviétique. Disparu aussi le chignon austère, si bien que ses cheveux blonds se répandaient naturellement sur le contour de ses épaules admirablement dessinées. Cette touche chaleureuse n’avait pourtant pas atténué la froideur du regard bleu ni le durcissement de la lèvre.
  
  Fidèle à ses intentions, Coplan repoussa sans ambages la porte et Stefania et entra en refermant derrière lui, puis, d’autorité, enlaça la jeune femme et souda ses lèvres aux siennes. Elle tenta de se débattre. Sans succès car l’étreinte de Coplan était ferme et solide. Alors, elle déplaça sa jambe droite vers l’intérieur et décocha un violent coup de genou en direction des testicules. Au K.G.B. on lui avait sûrement enseigné les moyens de se défendre contre les entreprises masculines. Trop rusé pour se laisser vaincre par une manœuvre aussi classique, Coplan bloqua le genou avec la cuisse et resserra sa prise.
  
  La bouche de Stefania mollissait. Bientôt, il parvint à introduire sa langue et sentit que, quoique ce fût à contrecœur, elle rendait le baiser. Il accentua son avantage. C’est alors qu’elle avança le ventre et frotta sa braguette. En même temps, elle planta son regard dans le sien. Le voile glacial avait fondu, remplacé par des lueurs troubles, comme des ombres fugitives et suggérées dans les séquences artistiques d’un film érotique. Leurs yeux s’affrontèrent. Ceux de Coplan sûrs d’eux, dominateurs, autoritaires et immobiles pour subjuguer. Ceux de Stefania dociles, domptés, enchaînés.
  
  Il l’entraîna et elle ne protesta pas, bien qu’elle eût voulu haïr cet homme et ce qu’il était en train de la forcer à faire, en même temps qu’elle sentait naître au tréfonds d’elle-même une folle excitation en imaginant ce qui l’attendait.
  
  Dans la chambre, du coin de l’œil, il vit deux tableaux et s’aperçut qu’Outkine n’était pas le seul à collectionner les œuvres d’art qu’Adolf Hitler et Josef Goebbels avaient prohibées. Sur le mur, l’un à côté de l’autre, deux toiles signées Emil Nolde et Paul Klee. Respectivement : Das Kindermädchen et Ein Tag mit Freunden.
  
  Sans dire mot, il ôta le chemisier et le soutien-gorge. Les seins jaillirent, éblouissants de blancheur et de fermeté. Il les caressa. Stefania brûlait du désir de ne pas rester passive mais, comme une marionnette qui attend le doigté de l’artiste, elle était paralysée. Contre toute attente, le plaisir de recevoir les attouchements sans pouvoir les rendre se révélait supérieurement troublant. De sa vie, jamais elle n’avait été aussi vulnérable, entièrement à la merci d’un autre être humain.
  
  La jupe et les chaussures suivirent, puis le slip. A son tour, il se déshabilla, toujours aussi silencieux. Impérieusement, il la culbuta sur le lit aux draps défaits et, délibérément, promena l’ongle de son pouce alternativement sur les seins nus en cernant la pointe. Elle frissonna et son corps se raidit. Envoûtée, son excitation croissait de seconde en seconde.
  
  - Écarte les cuisses.
  
  Mise en condition et façonnée à la loi du maître, elle obéit. Alors, il la pénétra puissamment, comme le seigneur, en des temps anciens, auquel était accordé par la loi du sang le droit de cuissage. Domestiquée et jugulée, elle le reçut en arquant le dos afin de savourer la plénitude de ce contact charnel.
  
  - Pas d’initiatives, ordonna-t-il. Moi je commande, toi tu subis. C’est ainsi que j’aime l’amour avec une femme.
  
  Déjà asservie, elle ne répliqua pas. Pourtant, elle avait l’impression qu’un caractère maléfique s’attachait à cette union si impromptue qui la damnait. Mais la puissante attraction que son partenaire exerçait sur elle occultait ce doute, d’autant que l’expérience la captivait. Sans désemparer, Coplan décochait des coups de boutoir à la fois violents, lents et précis qui enchantaient Stefania dont le cerveau et le corps s’avouaient vaincus. Tyrannique, Coplan l’intoxiquait en calculant minutieusement chaque dose, chaque parcelle, chaque once de plaisir qu’il lui prodiguait et cette magie anéantissait une Stefania malléable, amadouée et apprivoisée que cette osmose transcendait et qui déchirait inexorablement son masque de froideur glaciale. A un moment, sentant venir l’orgasme inéluctable, elle ramena ses cheveux blonds sur le côté gauche et les torsada pour détourner l’attention de Coplan et, par un effort de pudeur bien incongru dans la position qu’elle occupait, dissimuler l’emprise dont elle était la servante et l’extase qu’elle allait atteindre.
  
  Coplan accéléra l’allure et, en même temps, ils se rejoignirent dans l’explosion de leurs chairs.
  
  Bien longtemps plus tard, alors que leurs corps restaient unis, elle murmura :
  
  - C’est un viol.
  
  Il fut ahuri.
  
  - Vraiment ? Tu vas porter plainte ? Tu as toutes tes chances, car les Turcs sont très stricts sur ce chapitre. Tu sais ce qu’ils font aux violeurs ?
  
  Elle se força à sourire.
  
  - Ce serait dommage.
  
  - Merci du compliment.
  
  Elle le repoussa et se leva, splendide dans sa nudité aux formes parfaites, pour aller se doucher. Quand elle sortit, Coplan la remplaça.
  
  Ce soir-là, elle commanda un dîner pour deux, crevettes du golfe d’Alexandrette, aubergines farcies à la viande de bœuf, pâtisseries au miel et vin rouge des bords de la mer Noire. Coplan la devinait intriguée. Incontestablement, c’était une femme de tête qui savait faire la part de son plaisir et celle de l’insolite. Coplan lui posait un problème et elle entendait bien le résoudre au plus vite.
  
  Au cours du repas, elle posa une foule de questions auxquelles il répondit avec quelque insolence, fidèle au personnage qu’il jouait. Elle en fut pour ses frais. Néanmoins, elle avait été conquise par ses prouesses sexuelles, si bien qu’elle l’invita à passer la nuit avec elle.
  
  - Tu m’as circonvenue, avoua-t-elle. Moi qui suis plutôt rigide, j’ai l’impression d’être devenue flexible.
  
  - Dès la première fois j’ai eu envie de toi. J’adore amadouer les pur-sang.
  
  - Moi, au début, je t’ai trouvé un peu fantoche. Et puis j’ai changé d’avis.
  
  Quand ils se retrouvèrent dans le lit, il s’aperçut qu’elle s’était dépouillée de sa carapace sibérienne. Dès qu’il se glissa contre elle, elle l’enlaça pour lui déposer sur les lèvres un baiser mouillé à la vodka. Tout de suite, il sentit monter en lui une douce chaleur. Pour sa part, Stefania sut brusquement que quelque chose d’extraordinaire allait se produire, comme si elle s’envolait pour une destination qu’elle n’aurait pas imaginée dans ses rêves les plus insensés.
  
  Coplan recourut à la même méthode, celle qui lui avait si bien réussi, autoritaire, dominatrice, voire égoïste. Stefania fut fascinée par ses ressources. Électrisée par les assauts qu’elle subissait, elle ne se conforma plus aux ordres qu’elle avait reçus et se déchaîna, telle une furie.
  
  Enfin repue, elle s’endormit, son sommeil peuplé d’épisodes fumeux. Très doucement, Coplan se retira et alla se doucher. Le sommeil de Stefania ne devait rien aux plaisirs de la chair. En réalité, Coplan avait versé dans son verre de vodka quelques gouttes d’un soporifique à effet retardé, mis au point par les services techniques de la D.G.S.E. Le produit présentait un gros avantage. Quand elle se réveillait, sa victime ne ressentait aucun effet de gueule de bois comme cela se produisait avec les somnifères classiques.
  
  Il se rhabilla et partit en exploration. Malgré les deux toiles de Paul Klee et d’Emil Nolde sur le mur de la chambre, l’appartement était moins somptueusement meublé que celui qu’occupaient Outkine et Jane Sherwood. En revanche, le passage qui conduisait au bureau et à l’appartement de Bondarenko était bouché par un énorme panneau blindé dont l’ouverture était commandé par un triple code à dix chiffres. Il grimaça. Voilà qui était sérieux. Une grosse difficulté.
  
  Comment faire cracher à Stefania la combinaison de ce code et celle du coffre-fort ?
  
  Par la force ? Non, c’était impossible, sous peine de compromettre l’avenir.
  
  Alors ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  
  
  
  Le commissaire divisionnaire Tourain fêtait ses vingt-cinq ans de présence à la Sûreté Nationale et avait convié le Vieux à dîner dans un petit restaurant italien du quartier Saint-Paul où l’on servait des penne all’ arrabiatta, de la salade caprese et autres mets délicats, et où les serveurs, encore imprégnés de leurs habitudes latines, souvent en faisaient trop.
  
  Le patron des Services spéciaux français piquait sa fourchette dans ses pâtes farcies de canard et de cèpes lorsque Tourain s’arrêta de manger et le fixa.
  
  - Je suis très inquiet, déclara-t-il. Je soupçonne vraiment le coup fourré. Peut-être Khalima Husseini avait-elle mis le doigt sur un vrai complot ?
  
  - Quel est le sujet de votre inquiétude ? questionna le Vieux avec calme.
  
  - C’est trop facile. Pourquoi nous balance-t-on anonymement un commando de tueurs iraniens ?
  
  Tourain emplit leurs verres de rouge rubis dolcetto d’Alba.
  
  - Souvenez-vous de la ferme dans le Loiret. Même topo. On nous a balancé les tueurs anonymement. Pourquoi ces fleurs que l’on nous fait ?
  
  En secouant la tête avec incompréhension, il découpa ses tagliatelle aux asperges. Le Vieux but une gorgée de son dolcetto.
  
  - Quel serait le but recherché ?
  
  - Détourner notre attention du projet en cours de réalisation et qui n’aurait rien à voir avec la fatwa.
  
  - L’ennui, c’est que je n’ai pas Coplan sous la main pour y voir plus clair.
  
  Tourain se rebiffa :
  
  - Vous savez, moi aussi j’ai des agents compétents.
  
  - Ne vous fâchez pas, mon cher Tourain, un jour d’anniversaire ! Buvez donc un peu de cet excellent dolcetto et réfléchissons ensemble à ce que vous venez de me faire remarquer.
  
  
  
  
  
  Coplan ajusta ses jumelles sur l’appartement de Stefania. Qui était cet homme ? Stefania était allé l’accueillir à l’aéroport de Yesilkoy et il était arrivé par un vol d’Aeroflot en provenance de Kiev. Grand et fort, plutôt bel homme, des traits typiquement slaves, vêtu d’un complet de bonne coupe, l’allure martiale, valise Vuitton, il faisait cossu. Pas plus de cinquante ans, chevelure claire et abondante, lunettes noires, menton carré, lèvres coupantes, profil d’oiseau de proie, il produisait une mauvaise impression sur Coplan.
  
  Stefania et lui étaient allés directement à l’appartement.
  
  Un autre trafiquant d’armes ?
  
  A travers les jumelles, il le vit enlacer Stefania qui lui prodigua un baiser passionné. Coplan fronça les sourcils. Voilà qui n’arrangeait pas ses plans. Il resserra les doigts sur les jumelles. Après ce baiser fougueux, Stefania entreprenait de déshabiller l’inconnu qui lui rendit la pareille. Coplan frissonna en revoyant le corps superbe et en se remémorant leur dernière étreinte. Naturellement, il n’était pas jaloux. Rien qu’un brin de nostalgie et, surtout, une immense curiosité.
  
  L’homme souleva le corps nu et l’emporta. Soudain l’obscurité envahit l’appartement quand, au passage, Stefania abaissa le commutateur. Perplexe, Coplan reposa les jumelles. L’instant d’après, Jane Sherwood frappa à sa porte.
  
  - Tu me négliges, ce n’est pas gentil. Andreï n’est pas rentré et je me sens seule dans mon lit.
  
  Peut-être savait-elle quelque chose sur l’inconnu ?
  
  - Accorde-moi une demi-heure et j’arrive.
  
  Il referma la porte, alla chercher dans sa valise les jumelles à infrarouge et tenta de percer les ténèbres de l’appartement de Stefania, puis reposa les jumelles en haussant les épaules. Sa tentative était vouée forcément à l’insuccès puisque la chambre était située de l’autre côté. En outre, qu’apprendrait-il ? Il était flagrant que Stefania et l’homme faisaient l’amour. Alors, où leurs ébats le mèneraient-ils ?
  
  Il passa la nuit avec Jane qui ne savait absolument rien sur l’arrivant et s’en moquait éperdument.
  
  Elle s’était juchée sur la hampe raidie et poussait des cris étranglés qui trahissaient son plaisir. Et quand Coplan se vida en elle, elle s’affala contre lui, le corps emperlé de sueur, les bras ballants le long de son corps. Peu à peu, elle reprit son souffle, puis interrogea :
  
  - Tu l’as baisée, Stefania ?
  
  - Non.
  
  - Alors, pourquoi poses-tu toutes ces questions sur ce type ? Tu réagis en homme jaloux. Elle est libre de s’envoyer qui lui plaît. Comme moi.
  
  Il quitta Jane un peu avant l’aube et retourna à sa faction, campé au coin de la fenêtre. Vers neuf heures, il vit sortir l’inconnu qui monta dans la voiture de Stefania et quitta le Damak Deli. Coplan abandonna son poste et fonça chez Stefania.
  
  - Je meurs de faim, lança-t-il dès qu’elle ouvrit la porte.
  
  Il la bouscula, se fraya un passage et alla s’asseoir dans la vaste cuisine. L’air un peu énervé, Stefania le suivit.
  
  - Toi et moi, il faut que l’on se parle.
  
  - Je n’ai pas encore mangé mon breakfast.
  
  - Je t’en fais apporter un.
  
  Pendant que Coplan dévorait ses œufs frits et ses toasts, arrosés de jus d’orange, Stefania mit les choses au point :
  
  - Nous deux, c’est fini. Je ne te l’ai pas dit, j’ai quelqu’un dans ma vie.
  
  - L’homme que tu es allée chercher à Yesilkoy ?
  
  Elle parut surprise.
  
  - Tu m’espionnes ?
  
  - La discrétion n’est pas ton fort. Te laisser déshabiller sous un lustre allumé, c’est imprudent. Je crois que je suis tombé un peu amoureux et, c’est vrai, je te surveillais.
  
  - Amoureux ! se récria-t-elle. Je ne te crois pas. Je t’ai bien analysé. Tu ne tombes pas facilement amoureux.
  
  Il remplit sa tasse de café.
  
  - Qui est cet homme ?
  
  - Celui que j’aime. Avec toi, c’était une passade, une obéissance aux exigences de la chair et, aussi, un agréable moment, je l’avoue. Le cœur, lui, reste fidèle au véritable amour.
  
  - Qui est-ce ? Un Russe ?
  
  A la grande surprise de Coplan, la jeune femme parut s’enflammer. Ses yeux s’étaient agrandis et brillaient avec éclat. En même temps, elle avait redressé la taille et, le menton haut levé, martelait :
  
  - Un des plus grands espoirs de la Russie, le général Potemkine lui-même.
  
  Coplan avala sa bouchée, la fit passer avec une gorgée de café et répliqua avec un rien de sarcasme :
  
  - Potemkine, ça fait penser aux tsars. Un Potemkine était l’amant de la grande Catherine, l’impératrice rouge. C’est même lui qui a donné son nom au cuirassé dont Eisenstein a fait un film célèbre.
  
  - J’ignore si Ivan en est le descendant. En tout cas, notre pays fonde de grands espoirs sur lui. Tout part en couilles dans notre patrie. Les casernes bouillonnent. Les militaires sont en piteux état. Misérables, démoralisés, déconsidérés, humiliés dans les conflits ethniques, ils ne rêvent plus, du sous-lieutenant au général, que de se transformer en seigneurs de la guerre et de mettre le pays à feu et à sang pour leur propre compte. Ainsi, tous les jours, des centaines d’officiers et de soldats désertent pour offrir leurs services aux plus offrants. Mercenaires, voici leur destin actuel. Dans l’ex-Yougoslavie, on en compte des milliers. Peut-on laisser cette situation s’éterniser ? Ivan ne le pense pas et moi non plus. D’autres éprouvent le même sentiment. Il nous faut remédier à ce déplorable état de choses et rétablir l’ordre précédent en redonnant à l’ancienne Armée rouge la fierté, la dignité et la force qui étaient les siennes.
  
  Coplan plissa les yeux. Stefania était en pleine exaltation. Elle en tremblait. Vraiment, elle était réellement follement amoureuse de cet Ivan. Complètement envoûtée. En même temps, elle exprimait ses sentiments profonds. Une farouche aficionada de l’ancien ordre bolchevique.
  
  Coplan trempa un croissant dans le café. Ses espoirs, reconnut-il, était ruinés et son plan tombait à l’eau. Comment, désormais, ouvrir le coffre-fort de Bondarenko ? Cependant, en l’instant présent, il convenait de se montrer beau joueur. Aussi, la dernière goutte de café avalée, il arbora un sourire triste :
  
  - C’est tout à fait la destinée de ma vie. A chaque fois que mon cœur sort de sa carapace, il prend des coups. Pourtant, je refuse que tu pleures sur mon sort. Je suis un camion anti-chocs qui résiste, je fonce, je me cogne partout, je suis cassé, à vif, mais je poursuis mon chemin.
  
  Ce petit discours n’altéra en rien la froide détermination de Stefania qui ne prononça pas un mot quand Coplan se leva et quitta l’appartement.
  
  Il monta dans sa voiture, baguenauda en ville et gagna la rive européenne du Bosphore. Dans Arvanvutkoy, il s’arrêta enfin devant une cabine téléphonique logée près d’un terrain de basket qu’abandonnaient des gamins dépenaillés. Il fit son rapport au Vieux.
  
  - Il me faut des spécialistes, conclut-il.
  
  - Comment les introduire dans le Damak Deli ? objecta le patron des Services spéciaux. L’endroit est supérieurement gardé et c’est une véritable forteresse.
  
  - Je le sais bien. J’ai beau tourner et retourner le problème dans ma tête, je ne vois pas de solution. A moins que je ne circonvienne Tanya ?
  
  - Essayez. Qu’avons-nous à perdre ?
  
  - C’est juste.
  
  Coplan raccrocha et téléphona à Tanya Giemajner.
  
  - Déjeunons ensemble. J’ai quelque chose d’important à vous dire.
  
  - Vous m’annoncez votre départ définitif ?
  
  - Pas encore.
  
  - J’ai d’autres engagements pour le déjeuner.
  
  - Annulez-les.
  
  - Impossible.
  
  - Rien n’est impossible pour une ancienne du Mossad, répliqua-t-il, menaçant.
  
  Le silence s’installa à l’autre bout du fil, puis elle capitula :
  
  - Où et à quelle heure ?
  
  - Treize heures au Liman lokantasi dans la Rihtim Caddesi, au bout du quai de Karakoy.
  
  - Je connais.
  
  Ils raccrochèrent en même temps.
  
  
  
  L’établissement était installé au dernier étage de la banque maritime et servait une authentique cuisine turque. En avance sur l’heure de rendez-vous, Coplan commanda un verre de raki et de l'omus, une purée de pois chiches fortement épicée. Quand Tanya parut, elle coupa le souffle à Coplan, car elle avait opté pour un shalvar kamiz, une longue tunique émeraude brodée et un pantalon noir bouffant aux arabesques dorées et compliquées, serré aux chevilles au-dessus de babouches vert pomme. Une chaîne en or massif pendait entre ses seins opulents, tandis qu’un collier de même métal était noué autour du cou et se terminait par une main de Fatima.
  
  - Convertie à l’islamisme ? persifla-t-il.
  
  - J’aime faire couleur locale, répondit-elle en s’asseyant, le regard neutre.
  
  - Il manque le tchador.
  
  - Le tchador est peu pratique pour manger. Commandons, voulez-vous ?
  
  Elle choisit des écrevisses et un pide, un long pain cuit au feu de bois et fourré d’œufs et de fromages, tandis que Coplan se rabattait sur du homard et une lahamacun, une pizza à la mode turque.
  
  - Pourquoi ce déjeuner ? attaqua-t-elle quand le serveur se fut éloigné.
  
  - J’ai besoin d’obtenir l’accès au Damak Deli pour plusieurs personnes. Je compte sur vous.
  
  Elle sursauta.
  
  - Impossible ! s’insurgea-t-elle. Et surtout ne me rétorquez pas que rien n’est impossible à un ancien agent du Mossad, ça n’aurait aucun poids. Je joue ma vie dans vos intrigues. Vous savez qui est Stefania, à l’origine ?
  
  - Qui ?
  
  - Une tueuse du K.G.B.
  
  - Et alors ?
  
  - Elle ne ferait qu’une bouchée de moi si elle découvrait mes manigances.
  
  - Elle agirait de même si elle apprenait vos liens anciens avec Tel-Aviv.
  
  Il la vit pâlir sous son fard léger. Pour se réconforter, elle but une large rasade de doluca, puis mena un combat d’arrière-garde :
  
  - Ce n’est pas moi la propriétaire des lieux. C’est Lord Cairnleigh. Vous faire admettre, vous, fut difficile. Pensez, alors, si je tentais la même approche pour introduire plusieurs personnes. A tort, vous me prêtez une influence que je n’ai pas.
  
  A dessein, elle parlait en russe pour éviter que leur conversation ne soit comprise. Autour d’eux, effectivement, la clientèle était exclusivement turque. De toute façon, Coplan avait choisi une table isolée.
  
  - Vous risquez de m’envoyer à la mort, grinça-t-elle. Je me méfie comme de la peste de cette garce de Stefania.
  
  - On doit toujours payer les erreurs du passé, renvoya Coplan. Je suis désolé, mais il me faut des résultats.
  
  Dépitée, elle se mordit la lèvre inférieure, détourna le regard vers le quai pour cacher sa déception et coupa maladroitement une fine tranche de son pide.
  
  - Je verrai ce que je peux faire, promit-elle d’une voix soudain rauque.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  
  
  
  Coplan ressortit de la cabine téléphonique près du bazar égyptien aux épices d’Éminonu. Il venait à nouveau de rendre compte au Vieux. A pleins poumons, il respira l’air parfumé. Émules des vedettes de la fameuse équipe de football de Galatasaray, des gosses jouaient au ballon sans se soucier des étalages. En baissant la tête, il évita un tir meurtrier qui décapita de son fez un marchand d’épices.
  
  Il déverrouillait la portière de sa voiture quand un objet dur s’enfonça dans ses reins.
  
  - Reste tranquille, fit une voix en mauvais anglais. C’est le canon d’une Uzi que t’as au-dessus des fesses.
  
  En même temps, deux autres hommes se matérialisèrent devant lui. Sous le pan de leur chemise relevé, ils braquaient un automatique Beretta.
  
  - Tout doux, fit celui dans son dos. Referme ta portière et avance-toi jusqu’à la Pontiac plus loin sur le trottoir. Installe-toi au milieu sur la banquette arrière. Joue pas au guignol et tout se passera bien.
  
  Coplan obéit. Il sentait qu’il n’était pas le plus fort et l’Uzi risquait de le scier en deux. Sur le trottoir, personne ne semblait remarquer la scène. Poussé dans le dos, il gagna la Pontiac, encadré par les deux autres hommes. Un quatrième attendait derrière le volant. La Pontiac démarra. Coplan était coincé sur la banquette arrière entre deux de ses ravisseurs, tandis que les deux autres occupaient les sièges avant.
  
  - A quoi rime ce rapt ? questionna Coplan. Que me voulez-vous ?
  
  Ses questions restèrent sans réponse. Il insista sans plus de succès.
  
  Ces hommes ne ressemblaient pas à des Turcs, analysa-t-il, Plutôt des Européens. Grands, costauds, blonds, dans la trentaine. Ils demeuraient silencieux. Des Russes ? En tout cas, celui qui avait parlé en anglais n’avait pas l’accent slave. Sa voix était plutôt imprégnée des lourdeurs germaniques. Coplan lui adressa la parole en allemand sans obtenir une quelconque réaction.
  
  La Pontiac pénétra dans le quartier de Yenikoy et ses alignements de konak et de yali, ces chalets en bois trempant leurs soubassements dans l’eau la plus polluée du monde. Serrés au coude à coude sur la rive, ils présentaient des façades peintes en rouge, en bleu, en jaune, en vert. Vestiges de l’architecture ottomane, ils avaient souvent été ravagés par des incendies destructeurs et ceux qui avaient survécu avaient été restaurés et servaient d’habitations à de riches familles après avoir été pendant plus d’un siècle l’apanage d’istanbuliotes misérables. A présent, il était de bon ton de résider dans ce quartier réhabilité.
  
  La Pontiac s’arrêta enfin devant un yali situé un peu à l’écart, près d’une esplanade où d’impénitents pêcheurs tentaient de capturer des harengs attirés par les immondices qui flottaient sur l’eau.
  
  L’élément qui à la fois surprenait et inquiétait Coplan était que personne n’avait pris la peine de lui bander les yeux. Or, il lui était facile de reconnaître l’endroit, d’autant qu’il avait même repéré l’adresse, la Sokak Kuyumcu, ce qui signifiait la rue aux Orfèvres.
  
  Ce manque de précautions élémentaires le conduisait à penser que ses ravisseurs se moquaient éperdument qu’il reconnaisse l’endroit tout simplement parce qu’ils envisageaient de le tuer.
  
  Mais pourquoi ?
  
  Il pensa à Stefania et se remémora ce qu’avait dit Tanya. L’ex-agente du K.G.B. soupçonnait-elle quelque chose et avait-elle décidé de le supprimer ?
  
  La Pontiac s’engagea dans un tunnel et déboucha sur un terre-plein bordé d’un jardin agrémenté d’une fontaine en marbre de Konya, d’animaux en faïence, de jets d’eau et fermé par une grille de style rococo. Un portique en porphyre surplombait l’accès à un escalier de quatre marches. La Pontiac suivit l’allée cimentée qui obliquait sur la gauche et conduisait à un immense garage aux vantaux ouverts.
  
  - Descends, ordonna l’homme à l’Uzi.
  
  Le voisin de droite de Coplan ouvrit la portière et sauta à terre. Coplan était aux aguets. La moindre faute de ses ravisseurs et il en profiterait. Ils n’en commirent aucune et, intérieurement, il grimaça. Ces gars-là étaient des gens avertis. Probablement des professionnels.
  
  On le poussa dans le dos et il fut guidé jusqu’à une cave dans laquelle s’ouvrait un soupirail. La lourde porte se referma sur ses talons. D’abord, il inspecta le panneau qu’on avait clos derrière lui. Bois solide, épais. Rien à espérer de ce côté. Il se hissa sur l’unique tabouret et examina les barreaux du soupirail. Dissuasifs. Il reprenait contact avec le sol quand la lourde porte se rouvrit. L’homme à l’Uzi lui jeta une poignée de vêtements militaires.
  
  - Déshabille-toi et passe-moi tes vêtements. Même les chaussures. Presse-toi. Autre chose. Ne te fais pas d’illusions sur tes chances d’évasion. Regarde au plafond.
  
  Il abaissa le commutateur. A côté de l’ampoule plafonnière, Coplan vit le nez d’une caméra de télévision en circuit fermé qui oscillait sur elle-même.
  
  - Tu vois, on ne te perd pas de vue. Alors, ne te fatigue pas à chercher à jouer la fille de l’air. Reste tranquille. Tout à l’heure on t’apportera à manger. Maintenant, quitte tes fringues.
  
  Coplan obtempéra. Un des acolytes ramassa ses vêtements et la lourde porte se referma. Le soir venu, on lui apporta à manger. Un repas simple mais copieux. Puis on l’invita à dormir sur le lit en bois couvert d’un matelas, d’une paire de draps et de deux couvertures.
  
  Le lendemain matin, le soleil venu de la mer Noire le réveilla. Bien synchronisée, la porte se rouvrit et le plateau du breakfast fut déposé sur le sol. Une heure plus tard on vint chercher Coplan.
  
  - Fais pas le con et tout se passera bien.
  
  Coplan se méprit sur le sens de la phrase.
  
  - Tout se passera bien ? Vous voulez me tuer ?
  
  - T’es dingue ? On a trop besoin de toi.
  
  - Besoin de moi ?
  
  Sur le visage de Coplan se lisait l’étonnement.
  
  - Comme je le dis.
  
  Ses vêtements atterrirent aux pieds de Coplan.
  
  - Rhabille-toi.
  
  Coplan s’exécuta.
  
  - Allez, viens, commanda l’autre quand il eut terminé.
  
  Le cortège emprunta le couloir et monta les marches d’un escalier étroit pour déboucher dans un second couloir qui aboutissait à une grande salle dont l’unique décoration se résumait à un drapeau noir orné en son centre d’une hache argentée à double tranchant et, dans son coin supérieur gauche, d’une panthère rouge.
  
  Trois hommes étaient assis à l’extrémité d’une longue table en bois et fumaient de fins cigares à la forme torsadée comme on les aimait en Toscane.
  
  Le visage de celui qui occupait le centre n’était pas inconnu à Coplan qui essaya de le situer. Il était grand et fort, avec un visage rubicond, des cheveux grisonnants et des yeux gris acier. A sa main gauche, posée près du cendrier publicitaire, manquaient l’annulaire et l’auriculaire. Coplan reporta le regard sur le drapeau. Où avait-il vu son pareil ?
  
  On le poussa vers une chaise sur laquelle il se laissa tomber. Trois hommes se postèrent dans son dos, dont le porteur de l’Uzi.
  
  Celui qui semblait présider écrasa le mégot de son cigare dans le cendrier et fouilla dans le contenu des poches de Coplan étalé devant lui, avant de s’emparer du passeport.
  
  - Francis Clavey, lut-il en ouvrant le carnet à la première page. Ingénieur. Très heureux de vous accueillir ici, monsieur Clavey. J’espère que votre séjour dans notre yali n’a pas été trop pénible.
  
  Il parlait un excellent français. Sans accent. Coplan, à nouveau, tourna la tête vers le drapeau. Un Français mutilé de deux doigts à la main gauche, ce drapeau... Et, soudain, sa fantastique mémoire lui restitua le nom. Robert Jordan. Comme le héros d’Ernest Hemingway dans Pour qui sonne le glas ?
  
  A cinquante ans, il pouvait se glorifier d’un long passé de mercenaire. Biafra, Yemen, Vietnam, Laos, Cambodge, Katanga, Rhodésie, Angola, Nicaragua, Liban, Mozambique, il pouvait épingler ces noms sur sa casquette à la japonaise comme des Austerlitz ou des Wagram, mais aussi, trop souvent à son gré, comme des Waterloo. Quelquefois aussi, mû par un patriotisme indéniable, il avait dans ces pays œuvré pour le compte du Service Action de la D.G.S.E.
  
  Son bâton de maréchal, il l’avait gagné dans une île de l’océan Indien ayant récemment conquis son indépendance. A la tête d’un commando d’anciens paras et de légionnaires, il avait débarqué, renversé le chef de l’État et pris le pouvoir. Pendant des mois, lui et ses hommes avaient vécu comme des nababs, couchant dans leur lit les plus jolies filles exotiques, révolutionnant les mœurs économiques et propulsant leur fief à un haut niveau de prospérité en organisant un commerce fructueux avec la République sud-africaine et en lui accordant de larges concessions minières. En même temps, Robert Jordan régnait avec une main de fer à la fois sur la population et sur ses reîtres. D’ailleurs, il avait coutume de dire en parlant d’eux :
  
  «- Moi j’ai formé une grande famille toute pleine d’affection, sensible et protectrice. Quand l’un de mes hommes a des états d’âme, quand il se demande si notre cause est juste, si nous avons le droit d’être ici et d’imposer notre loi à cette île, il vient dans mon bureau, je l’écoute, je compatis et, dans la minute qui suit, je lui tire une balle dans la tête. C’est ce que j’appelle régler un problème crucial. »
  
  De cette situation, l’O.N.U. et l’opinion internationale s’étaient violemment émues. La pression avait été si forte que le centurion et ses prétoriens avaient dû s’enfuir en Afrique du Sud. A son arrivée à Johannesburg, Jordan, qui ne manquait ni de lettres ni d’humour, avait déclamé du Victor Hugo aux journalistes venus l’attendre à l’aéroport :
  
  
  
  A dix nous prîmes la ville
  
  Et le roi lui-même. Après quoi,
  
  Maîtres du port, maîtres de l'île,
  
  Ne sachant qu’en faire, ma foi,
  
  D’une manière très civile,
  
  Nous rendîmes la ville au roi.
  
  
  
  Ce qui lui avait valu un immense, succès auprès de la presse.
  
  Ce jour-là, à sa descente d’avion il s’était présenté le torse enroulé dans ce fameux drapeau noir orné de la panthère rouge et de la hache à double tranchant qu’il avait imposé comme pavillon national de l'île, après l’avoir lui-même dessiné, lui seul sachant exactement quels symboles il représentait. Quant à l’annulaire et l’auriculaire disparus, ils avaient été emportés par une rafale de Kalashnikov quelque part dans la brousse de l'actuel Zimbabwe.
  
  Coplan réfléchit. Devait-il préciser qu’il avait reconnu le mercenaire ?
  
  Ce dernier reposait le passeport.
  
  - Monsieur Clavey, nous n’avons rien personnellement contre vous. Il se trouve simplement que nous avons besoin de vos services.
  
  - Dans quelle intention ?
  
  - Vous avez la chance de résider au Damak Deli. Pas nous, et nous n’avons aucun espoir de pouvoir y pénétrer, sauf en usant de la force, et ce serait contraire à la bonne issue du projet que nous avons mis sur pied. Par ailleurs, autre avantage que vous détenez, vous n’êtes pas une balalaïka, ni affilié à l’une d’elles.
  
  - Qu’entendez-vous par balalaïka ?
  
  - C’est ainsi que nous avons baptisé les Russkoffs qui se livrent au trafic d’armes et qui logent dans le château. De vrais salauds que vous côtoyez. Quel est votre intérêt de les fréquenter ?
  
  - Moi aussi je suis un courtier en armes, répliqua Coplan en défiant son interlocuteur du regard.
  
  Après tout, calculait-il, qui pouvait lui assurer que Jordan ne travaillait pas pour le Musey ? Qui pouvait lui garantir que le rapt ne constituait pas un piège tendu par Outkine et sa clique pour tester sa bonne foi ?
  
  Celui qui se trouvait à la droite de Jordan ricana. Mince, l’air coriace, les manières brusques, il avait l’accent marseillais :
  
  - Vous allez pourtant être obligé de trahir vos amis.
  
  - Tais-toi, Di Patriarco, ordonna Jordan d’un ton sec.
  
  Voilà qu’ils prononçaient des noms, s’étonna Coplan. Signe de leur assurance. Ils ne craignaient pas les indiscrétions. Cet état d’esprit s’expliquait-il par leur décision de l’éliminer au bout du compte ? Mais s’ils travaillaient pour Outkine et que ce dernier ait voulu le tester, pourquoi diable l’ex-général le ferait-il tuer si le résultat se révélait satisfaisant ?
  
  - Donc, vous êtes courtier en armes ? reprit Jordan.
  
  - C’est exact.
  
  - Pour le compte de qui ?
  
  - Du Cabinda.
  
  L’homme assis à la gauche de Jordan se trémoussa comme si on venait de lui annoncer une heureuse nouvelle. Les épaules impressionnantes et rentrées comme s’il tirait sur les suspentes de son parachute, les poings noueux, la bouche tordue sur des dents impeccablement blanches, il donnait l’impression de l’homme d’action qui déteste la position assise.
  
  - Le Cabinda, je connais. On y a flanqué une vraie rouste à ces enculés d’Angolais !
  
  - Tais-toi, Debemardy.
  
  Encore un nom, nota Coplan. Lui livrait-on l’ordre de bataille de la phalange qui avait régné sur l’île de l’océan Indien ?
  
  Jordan fixa à nouveau Coplan.
  
  - C’est une juste cause, le Cabinda. Nous y comptons beaucoup d’amis.
  
  Coplan en vint à la question cruciale qui lui brûlait les lèvres s’il voulait demeurer fidèle au personnage qu’il assumait.
  
  - Qui êtes-vous, en définitive ?
  
  Di Patriarco éclata de rire :
  
  - Des voleurs.
  
  Jordan rit aussi, ainsi que Debemardy et les autres hommes dans la salle. Coplan resta impassible.
  
  - Vous n’éclairez guère ma lanterne. Le monde est peuplé de voleurs. Moi-même j’en suis un, ajouta-t-il habilement, si l’on considère l’énormité du pourcentage que je prélève sur les achats d’armes.
  
  Jordan ralluma un autre cigare.
  
  - On se fout du trafic d’armes pour le compte du Cabinda ou de quelqu’un d’autre. Nous sommes intéressés uniquement par le fait que vous logiez au Damak Dell.
  
  Pour démontrer qu’il ne s’en laissait pas imposer, Coplan mania l’ironie :
  
  - Vous avez des visées sur les jolies filles qui y habitent ?
  
  - Toutes des putes, fit sobrement Di Patriarco.
  
  - Notre cible, c’est le coffre-fort de l’ex-général Bondarenko, déclara Jordan après avoir lâché une bouffée odorante de son cigare.
  
  Coplan n’en crut pas ses oreilles. Quoi, ils tendaient vers le même but que lui ? De son mieux il dissimula sa surprise.
  
  - Puis-je avoir un cigare ?
  
  L’homme à l’Uzi lui en colla un entre les lèvres et le lui alluma.
  
  - Comment comptez-vous opérer ? questionna-t-il d’un ton neutre.
  
  - C’est vous qui opérerez, contra Jordan.
  
  - A la rigueur, on pourrait me taxer d’être un voleur, mais pas un cambrioleur.
  
  - Nous vous simplifierons la tâche.
  
  - Comment ça ?
  
  - En vous fournissant les codes d’accès à l’appartement de Bonydarenko et la combinaison du coffre.
  
  - Qu’est-ce qui vous intéresse dans le coffre ?
  
  - Des diamants.
  
  - Comment vous êtes-vous procuré les codes d'accès et la combinaison ?
  
  - Ceci requiert un petit historique. Tout le monde a entendu parler de l’ex-empereur du Centrafrique. Avant cette ridicule mascarade de couronnement à laquelle il s’est livré en 1977, il avait fait confectionner pour le sacre des couronnes impériales et princières somptueuses pour lui-même, son épouse et ses enfants. Ces derniers étaient au nombre de trente-trois. Le coût de cette folie a d’ailleurs ruiné son pays, bien qu’il ait lui-même fourni la moitié des diamants.
  
  Pour marquer son intérêt, Coplan sifflota d’admiration.
  
  - Mais notre empereur ne se sentait plus pisser, poursuivit Jordan en tirant sur son cigare. Le pouvoir lui était monté à la tête, il se croyait invincible. Il s’est mis à massacrer les étudiants et les enfants. L’opinion internationale s’est révoltée. Le 20 septembre 1979, a eu lieu l’opération Barracuda pendant qu’il était en Libye...
  
  Coplan se souvenait de cette opération menée par des parachutistes français et des mercenaires recrutés par le Service Action du S.D.E.C.E. parmi lesquels figurait certainement Jordan. L’empereur avait été détrôné et un régime démocratique instauré.
  
  - ... Il a été renversé. Dans la confusion qui a régné au cours du coup d’État, le palais impérial a été pillé. Des gens ont dérobé six couronnes princières.
  
  Les diamants ont été dessertis et l’or a été fondu. La moitié de ces pierres, les moins compromettantes, ainsi que l’or ont été vendus. Le reste a été planqué. Voici deux ans, ce reste a été vendu aux balalaïkas et se trouve dans le coffre de Bondarenko. Les balalaïkas, par une réaction typiquement slave, n’ont confiance que dans les pierres et pas dans les paradis fiscaux. Les bénéfices des trafics d’armes sont ainsi placés en diamants et ceux provenant du Centrafrique sont très beaux et de valeur. L’un deux, le plus cher, est le Sierra Leone Dolphin. Taillé à 135, 04 carats, jaune, silver cape, valeur dix millions de dollars.
  
  - Et le South African King, intervint Di Patriarco. Taillé à 128, 08 carats, vieille taille, brillant forme coussin, silver cape, rouge, approximativement la même valeur.
  
  - En tout, il y en a pour cinquante millions de dollars, précisa Debemardy.
  
  A nouveau, Coplan sifflota, faussement admiratif, puis il plissa le front comme sous l’effet d’un intense effort de réflexion.
  
  - Vous ne m’avez pas indiqué de quelle manière vous êtes entré en possession des codes d’accès et de la combinaison du coffre, fit-il remarquer.
  
  - L’homme qui a vendu les diamants aux balalaïkas a dilapidé au jeu et avec les femmes le montant de la transaction. Alors, il a cherché à dérober les pierres pour les revendre une seconde fois et il a monté une opération pour les récupérer. C’est lui qui s’est procuré ces codes d’accès et la combinaison. Comment ? Je l’ignore.
  
  - Il est mort avant de nous le dire, précisa Di Patriarco en éclatant d’un rire sinistre.
  
  - Mort ? répéta Coplan.
  
  - En fait, c’est lui qui nous avait volé ces diamants et avait fait cavalier seul, renseigna Debemardy. Quand nous l’avons interrogé, son cœur a lâché.
  
  Le rire de Di Patriarco grossit :
  
  - Sous l’effet de l’émotion.
  
  - Alors, comment savez-vous que les codes et la combinaison sont valables ? objecta Coplan d’un ton sévère. Vous ne les avez pas testés !
  
  - Nous comptons sur vous pour les tester, répliqua Jordan sèchement.
  
  - Et s’ils ne sont pas valables ?
  
  - A vous de vous débrouiller puisque vous serez sur place.
  
  - Qui vous prouve que je ne filerai pas avec les cinquante millions de dollars de pierres précieuses ?
  
  L’assemblée éclata d’un rire tonitruant. Di Patriarco en avait les larmes aux yeux.
  
  - Pas... avec ce que vous aurez sur le dos ! hoqueta Debemardy.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  
  
  
  - Je ne suis pas en situation de m’insurger et suis obligé de passer par vos quatre volontés, déclara Coplan qui ne voyait pas comment ses ravisseurs étaient en mesure de le forcer à leur obéir et qui, en même temps, savourait le sel de la situation.
  
  - Victoire, défaite, haine, amour, c’est ça le monde, répondit sentencieusement Jordan. Des vents favorables ou contraires et un voyage vers l’impossible équilibre.
  
  - Belle philosophie, railla Coplan en écrasant son cigare dans le cendrier. Remarquez, je pourrais refuser. Quelles représailles exerceriez-vous contre moi si je disais non à vos projets ?
  
  - Vous en savez trop sur nous. Notre adresse et quelques noms. Trop dangereux. Tous les jours, la police repêche des cadavres échoués sur les rives du Bosphore. Vous souhaitez avoir votre fiche à la morgue ?
  
  - Je pourrais révéler aux balalaïkas, comme vous dites, que vous comptez les dévaliser ?
  
  - Vous n’en ferez rien.
  
  - Pourquoi ?
  
  Jordan adressa un signe aux deux hommes qui encadraient leur acolyte à l’Uzi.
  
  - Delahaye et Marigny, montrez-lui.
  
  Coplan fut soulevé de sa chaise et plaqué au sol. Sa veste lui fut retirée et sa chemise sortie du pantalon.
  
  Jordan s’était levé en compagnie de Di Patriarco et de Debemardy et s’était approché. Une ceinture en cuir noir fut passée autour de la taille de Coplan. Elle était équipée d’une banane en cuir noir, à la forme écrasée, placée sur les reins, à côté d’un boîtier plat. Un cadenas américain était fixé à la boucle de la ceinture et relié à un second boîtier, plus petit, logé de l’autre côté de la banane.
  
  - Un peu d’explications, déclara Jordan. Vous avez 300 grammes d’explosif F 15 sur le dos, reliés à un détonateur commandé à distance. Interdiction d’ôter la ceinture, ni même de prendre une douche, sinon l’explosif vous pète dans la gueule. Interdiction de vous déplacer, sans nous prévenir, à une distance supérieure à un kilomètre du Damak Deli, sinon même punition. A tout moment, dans cette limite d’un kilomètre nous vous gardons sous contrôle, à bord de trois voitures. Vous ne pouvez pas nous échapper.
  
  Delahaye et Marigny rhabillèrent Coplan et le relevèrent pour le rasseoir sur sa chaise. Jordan et ses lieutenants regagnèrent leurs places.
  
  - Si tout se passe à notre satisfaction, vous aurez droit à une prime, reprit Jordan, car nous sommes réglos. Toute peine mérite salaire. Nous vous remettrons la Vénus de Bangui, blanc-jaune, taillée en forme de poire, 32,6 carats, valeur 700 000 dollars. Joli, non ?
  
  Coplan feignit d’être émerveillé.
  
  - Vous ne me bluffez pas ?
  
  Jordan parut horrifié :
  
  - Nous sommes des gens d’honneur !
  
  - Être entre vos mains m’évoque la fable d’Esope.
  
  Di Patriarco écarquilla les yeux.
  
  - Esope, qui c’est ?
  
  - Laquelle de ses fables ? questionna Jordan avec curiosité.
  
  - Le Lion et le Renard. Le premier demandait au second : « Pourquoi n’es-tu pas venu me rendre hommage ? » Et le Renard répondait : « Votre Majesté, j’ai vu beaucoup d’animaux entrer dans votre palais, mais aucun n’est ressorti. Supposant que vous les aviez dévorés, j’ai préféré m’abstenir. »
  
  Jordan s’esclaffa.
  
  - Vous n’avez rien à craindre. Nous respectons nos engagements. Faites comme on a dit et vous n’aurez qu’à vous féliciter de nous avoir rencontrés. Pour vous protéger, ne revendez pas trop tôt la Vénus de Bangui car Bondarenko serait probablement alerté. Autre chose, ne cherchez pas à nous duper. Vous êtes totalement verrouillé. Nous vous tenons au doigt et à l’œil. Le moindre faux pas, la plus petite entorse à nos ordres et vous partez en fumée. Vous avez trois jours pour aboutir. Chaque soir vous nous rendrez compte. Voici un carton sur lequel sont inscrits notre numéro de téléphone, les codes d’accès et la combinaison du coffre. Encore une fois, un manque de loyauté de votre part et le F 15 vous réduit en bouillie. Quel dommage ! Vous n’auriez pas le plaisir de caresser la Vénus de Bangui ! Voilà, c’est terminé. Reprenez vos affaires. Votre voiture a été ramenée ici. Elle est au garage.
  
  Marigny et Delahaye escortèrent Coplan jusqu’à son véhicule. Quand il démarra, il vit dans le rétroviseur qu’une Fiat, une Renault et une Peugeot se lançaient dans son sillage. Sans les décevoir, il prit la direction du Damak Deli. Ce qui l’ennuyait beaucoup, c’était de ne pas pouvoir se fourrer sous la douche en arrivant.
  
  
  
  
  
  Les chefs du Musey n’étaient pas rentrés de Trabzon. Quant à Stefania, elle filait le parfait amour avec Potemkine. En fait, elle ne représentait plus aucun intérêt puisque les codes d’accès à l’appartement de Bondarenko ouvraient la porte extérieure de ce dernier et non celle du couloir à l’intérieur de l’appartement de Stefania. Néanmoins, à tout moment, l’ancienne agente du K.G.B. pouvait éprouver l’envie de pénétrer dans celui de son patron. Aussi Coplan attendit-il qu’elle décide d’aller prendre un bain dans la piscine en compagnie de l’amour de sa vie.
  
  Quand il la vit plonger du haut du tremplin il démarra. D’abord, il eut la malchance de tomber sur Jane Sherwood.
  
  - Où étais-tu passé ? Je comptais bien que tu viendrais me rejoindre. Cette nuit ?
  
  Il réprima un sourire. Qu’aurait-elle dit en découvrant la banane en cuir noir et les deux boîtiers sur la ceinture ? L’aurait-elle pris pour un adepte du sadomasochisme ? Peut-être cette déviation sexuelle lui aurait-elle plu ?
  
  - C’est à envisager, déclara-t-il sans s’engager vraiment.
  
  Il la repoussa avec ménagement et fonça. Ce fut pour buter dans le baron de Cairnleigh et son setter irlandais. Toujours guindé et maniéré, il accrocha la manche de Coplan.
  
  - Des amis me convient à une chasse à l’ours brun près du lac de Van dans quinze jours. Cette partie vous intéresse-t-elle ?
  
  - Je ne suis pas très porté sur la chasse.
  
  - J’avais cru comprendre le contraire quand vous avez abattu les assassins de cette pauvre Sembra.
  
  - Vous l’avez dit, ces hommes étaient des assassins. Pas l’ours brun.
  
  - Lui aussi tue.
  
  - C’est un problème d’éthique. Excusez-moi, je suis un peu pressé.
  
  Il écarta l’aristocrate et poursuivit sa course. Décidément, c’était son jour de malchance car il fut stoppé net dans son élan par Elizabeth Hagen qui n’avait pas suivi Yalçin Zarif à Trabzon. L’ex-vedette de Hollywood lui barra la route.
  
  - C’est ce matin seulement que je me suis souvenu des circonstances où je vous avais rencontré. C’était en France et vous étiez l’un des assistants du réalisateur Philippe Lemarchal. Lui et moi étions terriblement amoureux et vous protégiez nos amours.
  
  Coplan adopta une mine sévère :
  
  - Ce n’était pas moi. Sachez que, pour moi, le metteur en scène amoureux de sa vedette est un homme complaisant qui se fait plaisir à lui-même au détriment de son film.
  
  Elle en resta bouche bée et il en profita pour se faufiler entre elle et le mur et atteindre l’escalier dont il dévala les marches.
  
  Enfin, il déboucha devant l’appartement de Bondarenko. Il inspecta les alentours. Personne. Comme dans l’appartement de Stefania, le lourd panneau blindé était équipé de trois tableaux électroniques à dix chiffres, marqués respectivement des lettres A, B et C. Coplan consulta le carton remis par Jordan et pianota les chiffres qui correspondaient à chaque tableau.
  
  Rien ne se produisit et son cœur s’arrêta l’espace d’un dixième de seconde. Ses plus noires prévisions se vérifiaient. D’un violent coup d’épaule, il tenta de repousser le panneau. Sans succès.
  
  Était-il possible que les nombres soient inversés ? Dans ce cas, il existait cinq combinaisons possibles. Il les essaya en essuyant, chaque fois, un échec.
  
  Rageur, il regagna sa chambre. Il se sentait nerveux. Si près du but, allait-il échouer alors que, grâce au rapt dont il avait été victime, il se voyait offrir une chance incroyable ?
  
  Il se fit monter un pot de café et fuma plusieurs cigarettes à la chaîne. Machinalement, il relut les chiffres sur le carton et fut frappé par un détail. Les inscriptions étaient les suivantes :
  
  A 23101917 B 22041870 C 18091911
  
  Combinaison coffre 16031921
  
  Il prit un crayon et, sur chaque ligne, isola les quatre derniers chiffres :
  
  1917
  
  1870
  
  1911
  
  1921
  
  142
  
  Ils ressemblaient diablement à des années, réfléchit-il. Il examina les autres chiffres et fut tout excité. Étaient-ce des dates ? 2310 pouvait signifier le 23 octobre, 2204 le 22 avril, 1809 le 18 septembre et le 1603 le 16 mars.
  
  Mais où cela le menait-il ? Étaient-ce des dates de naissance ? Celles des chefs du Musey ? Non. Aucun d’eux ne pouvait être né en 1870, ni même en 1911 ou en 1917. Outkine et Zoubov étaient âgés, certes, mais pas à ce point.
  
  Il reprit le carton et le déchiffra à nouveau. Le 23 octobre 1917. La date semblait familière. Que s’était-il passé le 23 octobre 1917 ? Voyons, Bondarenko était russe. Octobre 1917, c’était la révolution bolchevique. Mais avait-elle eu lieu le 23 ? Il ne s’en souvenait plus.
  
  Vraiment, il avait besoin d’une douche. L’envie était forte, mais impossible d’y satisfaire car la sanction était effrayante. Jordan, pensant qu’il le trahissait, ferait exploser cette satanée banane.
  
  Soudain, il eut une idée. Il quitta les lieux, monta en voiture, sortit du Damak Deli et s’arrêta à la première cabine pour téléphoner au mercenaire.
  
  - Ici Clavey. Les codes ne sont pas valables.
  
  - Quoi ?
  
  - Comme je le dis.
  
  - Vous bluffez pour ne pas nous obéir.
  
  - Non, c’est vrai. J’ai une autre idée, car je tiens à mettre la main sur la Vénus de Bangui.
  
  - Quelle idée ?
  
  - Pas le temps de vous expliquer. Je vais au Grand Bazar. Ne faites surtout pas exploser cette fichue banane.
  
  - D’accord, on vous suit.
  
  Dans un recoin du Grand Bazar se trouvait la librairie anglaise Robinson & Karper, spécialisée dans les ouvrages étrangers. Coplan fit l’acquisition d’une encyclopédie exhaustive en anglais consacrée aux révolutionnaires russes et à l’Union soviétique, puis il retourna au Damak Dell.
  
  Dans sa chambre, il jubila quand il découvrit que la Révolution d’Octobre avait débuté le 23. Après cette découverte, il dressa une liste de toutes les dates importantes de l’histoire bolchevique. Après tout, Bondarenko et les autres étaient des tenants de l’ancien régime, des nostalgiques de l’ère où ils étaient honorés et occupaient de hauts postes que la glasnost et la perestroïka avaient balayés. Donc, fidèles à leur idéologie, il semblait normal qu’ils aient choisi, pour s’en souvenir facilement, des points forts ayant marqué la marche en avant du mouvement auquel ils adhéraient.
  
  Quand il estima avoir terminé, il compara ses résultats avec les dates probables qu’il avait extraites des chiffres affectés aux codes et à la combinaison du coffre.
  
  A nouveau, il s’enthousiasma. Il avait tapé dans le mille :
  
  - 22 avril 1870 : date de la naissance de Lénine.
  
  - 18 septembre 1911 : Piotr Stolypine, Premier ministre de Nicolas II est assassiné par des révolutionnaires dans un théâtre en présence du tsar, de sa famille et de la cour.
  
  - 16 mars 1921 : Promulgation de la loi instituant la N.E.P. (Nouvelle politique économique)
  
  La conséquence était facile à tirer. Quand Bondarenko changeait ses codes et sa combinaison, il avait certainement recours à des dates du même ordre. Il suffisait donc de tester celles sur la liste que Coplan avait dressée pour vérifier la justesse de cette thèse.
  
  Le crépuscule tombait. Coplan décida qu’il opérerait à trois heures du matin.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  
  
  
  Coplan était là depuis une heure et une seule des dates sur sa liste avait fonctionné. Le 17071918, c’est-à-dire le 17 juillet 1918, le jour de l’assassinat du tsar et de sa famille dans la maison Ipatiev à Ekaterinenbourg.
  
  C’était là un résultat encourageant qui prouvait la justesse de la thèse qu’il avait émise.
  
  A quatre heures et demie, il obtint un autre succès. Après le tableau A, le tableau C. 12031917. 12 mars 1917 : prise du Palais d’Hiver.
  
  A six heures enfin, il était au bout de ses peines. 22011905. 22 janvier 1905: le Dimanche Rouge de Saint-Pétersbourg. Terrible journée où le tsar avait commis l’effroyable erreur de faire tirer sur les ouvriers par la troupe.
  
  Le panneau B grésilla presque imperceptiblement et Coplan poussa la porte blindée qui s’écarta à son grand soulagement. Dans l’air traînait une vieille odeur de tabac refroidi. Ici encore, des toiles de Paul Klee et d’Emil Nolde. Décidément, les chefs du Musey en tenaient pour l’art allemand pré-hitlérien du XXème siècle. A travers les fenêtres, le jour se levait.
  
  Posté devant le coffre-fort, Coplan essaya la combinaison fournie par Jordan, 16031921, date de la promulgation de la loi sur la N.E.P. Rien ne se produisit. Comme pour la porte, Bondarenko avait changé les chiffres. Alors, Coplan fit appel à sa liste.
  
  Sa montre-bracelet marquait presque sept heures quand il entendit un léger bruit. Il s’arrêta net et écouta de toutes ses oreilles. Un dialogue en russe. Il reconnut la voix de Stefania. Vite, il reflua vers le couloir et là crut être pris au piège. Stefania et Potemkine débouchaient à l’autre extrémité. Voilà que se reproduisait un épisode identique à celui au cours duquel Yalçin Zarif et Jane Sherwood s’étaient livrés à un intermède érotique dans l’appartement d’Outkine, sauf que, cette fois-ci, le couple qui arrivait semblait enclin à d’autres préoccupations.
  
  - Montre-moi ces documents, exigeait le Russe.
  
  - Par ici, mon chéri.
  
  Coplan n’eut que le temps de s’engouffrer dans la salle de bains en laissant la porte entrebâillée derrière lui. Sur sa gauche, se dressait une penderie à sorties de bain et à kimonos. Il s’y cacha et attendit, les nerfs à vif. Un quart d’heure plus tard, Stefania et Potemkine entrèrent et il se raidit.
  
  - On va les brûler dans le lavabo, déclara le Russe.
  
  - Attention aux traces.
  
  - Ne t’inquiète pas.
  
  Coplan perçut un froissement de papier, le craquement d’une allumette et dans la salle de bains se répandit une odeur âcre qui faillit le faire tousser. Il se retint à grand-peine. Ensuite, l’eau coula abondamment.
  
  - Ouvre la fenêtre, ordonna Potemkine.
  
  Un courant d’air frais s’infiltra jusque dans la penderie et le bruit de l’eau cessa. L’instant d’après, Stefania et son compagnon quittèrent la salle de bains.
  
  Coplan attendit encore un quart d’heure et émergea. Précautionneusement, il entrebâilla la porte et écouta. Pas un bruit. A pas de loup, il ressortit dans le couloir. Stefania et Potemkine avaient regagné l’appartement de la jeune femme.
  
  Posté devant le coffre-fort, Coplan recommença ses recherches qui, vers huit heures un quart, furent couronnées de succès. La combinaison était 21121879. 21 décembre 1879 : la date de naissance de Joseph Staline.
  
  Le lourd battant s’écarta. Coplan fouilla les étagères. Il négligea les grosses liasses de coupures de mille dollars. Un sac en velours contenait les diamants convoités par Jordan et sa bande. Il le posa sur la moquette et sortit son Rolleiflex pour microfilmer chaque page des documents qui étaient entassés dans le coffre. A quinze heures, il en avait terminé, tout heureux que Stefania et Potemkine ne soient pas revenus dans l’appartement en interrompant sa fastidieuse besogne.
  
  En tout cas, il avait rempli la mission que le Vieux lui avait confiée. De sous sa chemise, il sortit le sac en toile et y plaça les diamants. Il s’apprêtait à refermer le battant quand il se ravisa. Si le vol devait apparaître comme exécuté par des professionnels du cambriolage mus par l’esprit de lucre, il était peu plausible qu’ils aient laissé sur place les coupures de mille dollars. Aussi les fourra-t-il dans le sac en toile en compagnie des pierres précieuses. Il referma le panneau, brouilla la combinaison, sortit, brouilla les codes des trois panneaux et regagna son appartement d’où il téléphona à Jordan :
  
  - C’est fait.
  
  - Vous les avez ?
  
  L’ancien roitelet de l’océan Indien en avait des trémolos dans la voix.
  
  - Oui. Maintenant, vous allez me débarrasser de cette saloperie de F 15.
  
  - Bien entendu. Vous savez où est notre yali. Venez nous rejoindre.
  
  - Pas question, refusa Coplan. J’ai une meilleure idée. Rendez-vous au bain turc Akdeniz dans la Sakizgaci Caddesi. Là nous ferons l’échange.
  
  - C’est moi qui donne les ordres.
  
  - Désormais, c’est moi qui prends l’initiative.
  
  - Et si je vous faisais péter la gueule ?
  
  - Vous sacrifieriez la Vénus de Bangui, le Sierra Leone Dolphin, le South African King et le reste de la cargaison de merveilleux diamants ? Je n’en crois pas un mot.
  
  Coplan raccrocha brusquement et quitta les lieux en emportant le sac en toile qu’il plaça dans le coffre de sa voiture.
  
  Il se dirigea vers la mosquée Agacami et remonta l’avenue Istiklal vers la place Taksim avant de tourner dans une petite rue à gauche. Dans le parking souterrain du bain turc, il glissa une coupure de cent dollars au muhafiz en lui recommandant de surveiller spécialement sa voiture. Obséquieux devant l’ampleur du pourboire et la promesse de recevoir l’équivalent si le véhicule ne subissait aucun vol ou dommage, le gardien s’inclina cérémonieusement en remerciant cet aussi généreux donateur. Au préalable, Coplan avait sorti le sac en velours contenant les pierres précieuses.
  
  Dans la salle commune il crut suffoquer. Placée haut au-dessus des hanches, sa serviette dissimulait la ceinture en cuir noir. Elle retombait jusqu’aux chevilles en cachant le Smith & Wesson 469 que, dans la cabine individuelle, il avait fixé, juste au-dessous du genou, le long de sa jambe droite, le cran de sûreté ôté et une cartouche engagée dans le canon.
  
  La chaleur humide était si éprouvante qu’il avait l’impression que ses poumons refusaient de fonctionner. Autour de lui, les clients, comme lui, suaient à grosses gouttes et offraient un air avachi.
  
  Jordan, Di Patriarco et Debemardy arrivèrent enfin et Coplan fut soulagé. Il avait hâte de sortir de cet enfer.
  
  - Les diams, exigea Jordan.
  
  Coplan lui tendit le sac. Jordan l’ouvrit et Debernardy braqua sur les pierres précieuses le faisceau de sa torche électrique.
  
  - Putain, s’émerveilla-t-il pendant que Di Patriarco surveillait Coplan, ils sont beaux !
  
  Jordan fouilla, sortit une pierre et l’examina attentivement à la lueur de la torche.
  
  - Ce sont eux, y a pas à dire. Clavey n’a pas cherché à nous truander.
  
  Il passa la pierre à Coplan.
  
  - La Vénus de Bangui. Chose promise, chose due.
  
  - Et le F 15 ?
  
  Jordan hocha la tête et fit signe à Di Patriarco.
  
  - Délivre-le.
  
  Le mercenaire s’exécuta.
  
  - Réglo, réglo, commenta Jordan.
  
  Sans prononcer une autre parole, les trois hommes s’esquivèrent en emportant le sac en velours et la ceinture en cuir noir humide de sueur sur sa face interne. Coplan retourna à la cabine individuelle, détacha le Smith & Wesson et se rhabilla. Dans le parking, il vérifia le coffre de la voiture et, satisfait, remit une seconde coupure de cent dollars au muhajïz.
  
  Il prit la direction de Tepebachi et s’arrêta dans le Mesrutiyet Caddesi devant l’hôtel Fera Palas. Dans cet établissement un peu kitsch, des écrivains comme Agatha Christie ou des actrices comme Greta Garbo n’avaient pas manqué de séjourner pour y goûter le charme infini des couchers de soleil sur la Corne d’Or.
  
  Il frappa à la chambre 207 et le capitaine Kerville lui ouvrit. L’officier appartenait au Service Action de la D.G.S.E. Sur la demande expresse de Coplan, il avait été envoyé à Istanbul par le Vieux. Les deux hommes se serrèrent la main et évoquèrent devant un verre de raki quelques vieux souvenirs du passé car, de concert, ils avaient accompli plusieurs missions dangereuses. Puis Coplan lui remit le sac en toile qui contenait la pellicule impressionnée, la Vénus de Bangui, le Rolleiflex et les liasses de coupures de mille dollars.
  
  - Attention, il y en a pour dix millions de dollars, prévint Coplan.
  
  - Une manne pour notre budget habituellement si pauvre. Mais je vais être forcé de changer mes plans. Impossible de prendre l’avion avec ce pactole. Heureusement, un de nos croiseurs traverse demain la mer de Marmara en direction de Toulon. Je fais avertir le commandant par le Vieux, je loue les services d’une vedette et je monte à bord.
  
  - Excellente idée, approuva Coplan qui prit congé.
  
  Il retourna au Damak Deli, se déshabilla et savoura la douche qu’il n’avait pas pu prendre depuis plusieurs jours. Conformément aux ordres du Vieux, il était obligé de rester sur place. Ne plus reparaître équivalait à compromettre inexorablement Tanya Giemajner quand Bondarenko découvrirait le vol et, immanquablement, les soupçons se porteraient sur lui. Or, il était contraire à l’éthique de sacrifier délibérément un agent, même s’il était réticent à collaborer. Par ailleurs, compte tenu de ce que découvrirait le Vieux dans les microfilms, une autre mission au Damak Deli était susceptible d’être confiée à Coplan. En tout cas, il était content, celle-ci avait été remplie brillamment. Avec un peu de chance aussi. Sans Jordan, la tâche eût été plus ardue.
  
  Dans la soirée, Outkine, Zoubov, Bondarenko et Zarif revinrent de Trabzon. Le surlendemain matin, Coplan fut convoqué par le premier. Coplan était un peu anxieux. Le vol avait-il été découvert ? Le soupçonnait-on ?
  
  A son habitude, dans son tailleur gris souris, Stefania était glaciale. Du regard, Coplan chercha Potemkine mais il était absent.
  
  Outkine était souriant et chaleureux tandis que Zoubov et Bondarenko demeuraient aussi froids que Stefania.
  
  Le Russe lui tendit un dossier.
  
  - Voici nos prix et nos dates de livraison. Notre devis s’entend pour déchargement à Massaoua après remise de votre part des accréditifs irrévocables. Je suggère que vous partiez aujourd’hui même remettre notre proposition à vos mandants.
  
  Coplan s’inclina. Il n’avait plus de raisons de s’éterniser au Damak Deli. Il prit congé et alla faire ses valises avant de rendre visite à Tanya Giemajner.
  
  - Vous êtes débarrassée de moi.
  
  Visiblement elle était soulagée.
  
  - Il n’est pas exclu que je revienne, la doucha-t-il.
  
  Le front de la jeune femme redevint soucieux.
  
  A l’aéroport Atatürk, il embarqua à bord d’un vol de la Turkiye Hava Yollari à destination d’Athènes. Sur son siège il se relaxa. Tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes. Il n’avait pas revu Jordan et sa bande. Chez les gens du Musey, le vol n’avait apparemment pas été découvert. Ils ignoraient aussi que la D.G.S.E. avait les microfilms des dossiers de leurs ventes d’armes. Ainsi connaissait-elle les pays destinataires de l’armement nucléaire dont étaient si prodigues les généraux de l’ex-Union soviétique dont le seul souci désormais était de s’emplir les poches sans égard pour la paix sur Terre.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  
  
  
  Kahraman tentait de déchiffrer sur le visage impassible et dans les yeux de Potemkine le moindre signe indiquant qu’il manigançait un sale coup.
  
  - Comment avez-vous organisé la fuite ? questionna-t-il.
  
  Le Russe s’approcha de la carte géographique punaisée au mur.
  
  - Bon, vous serez à Ivanovo, à l’est de Moscou. Un hélicoptère vous transportera à Tcherepovetsk. Là, vous et vos hommes monterez dans un minibus portant des plaques du corps diplomatique.
  
  - Fausses ou authentiques ?
  
  - Authentiques. Le véhicule appartient à l’ambassade d’Arabie Saoudite. Il a été mis volontairement en panne par le chauffeur qui est l’un de nos spécialistes. Il est immobilisé pour plusieurs semaines.
  
  - Le délai ne paraîtra pas trop long à l’ambassade ?
  
  - Ces Arabes ne connaissent rien à la mécanique. D’autre part, les mécaniciens russes jouissent de la triste réputation d’être paresseux. Enfin, les Saoudiens sont tellement riches qu’ils se contenteront d’acheter un autre minibus.
  
  - Après Tcherepovetsk ?
  
  - Le minibus contournera les lacs Onega et Ladoga, évitera Saint-Pétersbourg et, par l’isthme de Carélie, vous conduira en Finlande.
  
  Kahraman se pencha vers la carte.
  
  - Un voyage de mille kilomètres, calcula-t-il.
  
  - On ne peut agir différemment. Les autres frontières ne sont pas sûres. Ne vous inquiétez pas, le programme établi a été soigné dans ses moindres détails.
  
  - Je m’inquiète toujours quand ma vie est en danger, répliqua sèchement le Héros. A combien estimez-vous la durée du voyage à partir d’Ivanovo ?
  
  - Dix, onze heures. On pourrait raccourcir ce délai en vous faisant passer en Lettonie, mais je n’ai pas confiance dans les Baltes.
  
  - Vous préférez les Finlandais aux Baltes ?
  
  - Les Baltes sont d’anciens Russes, citoyens de l’Union soviétique. Je les connais bien. Leur haine à notre égard est incoercible. La méfiance est recommandée. Un autre élément pourrait-il vous rassurer ?
  
  - Vous connaissez la théorie des dominos ?
  
  Potemkine eut un haut-le-corps.
  
  - Je ne serais pas général si je l’ignorais.
  
  - Voyez-vous, plus il y a de monde dans le complot, plus existent les chances d’un coup foireux. Plus ça pue, plus il faut refermer le couvercle. Et celui qui se fait le plus de soucis, c’est le chef de l’opération. S’il se met à paniquer, alors les dominos tombent.
  
  Un sourire indulgent fleurit sur les lèvres du Russe.
  
  - Je sais tout ça.
  
  - C’est pourquoi les opérations qui n’impliquent qu’un seul homme ont ma préférence.
  
  - Dans le cas présent, c’est impossible.
  
  Kahraman esquissa une moue morose.
  
  - Nous ferons avec.
  
  
  
  
  
  Le Vieux caressait machinalement la tête de guerrier en terre cuite qui appartenait à une statuette en provenance du nord-ouest du Mexique remontant à deux siècles avant Jésus-Christ. Coplan la lui avait rapportée après une mission en Amérique centrale et, depuis, elle ne quittait plus la surface polie de son bureau.
  
  - Grâce à votre dynamisme, mon cher Coplan, nous savons à quelles catégories appartiennent les matériels militaires vendus par les ex-républiques d’Union soviétique. Beaucoup de ces armements sont classiques. Chars, avions, artillerie et autres. Solidaires des nations européennes alliées, nous souhaitions savoir si le feu nucléaire avait été acquis par des pays dont le fanatisme et l’imprévisibilité sont périlleux. C’est fait et, malheureusement, la réponse est affirmative. Ainsi, par le biais du Musey, 50 fusées CC-18 équipées de 10 ogives nucléaires chacune ont été vendues à Téhéran. D’où provenaient-elles ? De la république du Kazakhstan qui a bénéficié d’un legs de l’Armée rouge. 108 fusées CC-18. Cependant, l’élément trouble dans la transaction, ce sont ses modalités. Le Musey achète au prix fort au Kazakhstan ces 50 fusées et les revend deux fois moins cher à l’Iran.
  
  Coplan écarquilla les yeux.
  
  - Je n’ai pas eu l’impression que les chefs du Musey soient des philanthropes.
  
  - A mon avis, ils ne le sont pas. Cette opinion est renforcée par la mention sur les documents qu’en échange Téhéran participera à l’opération Oncle, Dyadya en russe.
  
  - Oncle ? C’est ainsi que les Soviétiques, après la victoire soviétique de 1945, appelaient familièrement Joseph Staline. Les Américains disaient même Uncle Joe.
  
  - Nous sommes loin de Staline. Sûrement. Côté iranien, selon un autre document, l’exécutant de l’opération Dyadya serait Kahraman.
  
  Coplan sursauta.
  
  - Si l’on se souvient de la fatwa prononcée par Téhéran, l’opération Dyadya serait donc dirigée contre la France, supputa-t-il.
  
  - Je le pense aussi et voilà qui vous remet en selle. Cependant, j’éprouve des doutes, car quel serait l’intérêt du Musey de vendre ce feu nucléaire à Téhéran en échange d’une collaboration dans un complot dirigé contre la France ?
  
  - Parfaitement pertinent. Rien d’autre dans les documents microfilmés ?
  
  - Une rencontre était prévue entre votre Potemkine, amant de la belle Stefania Ziroka, et Kahraman à Istanbul. Hélas, c’était hier.
  
  - Où ?
  
  - En un lieu appelé « Yildiz çingene ». Consonances typiquement turques. Quelle est la signification de ces mots en turc ?
  
  - L'Étoile tzigane.
  
  - Probablement le nom d’un restaurant. Allez donc y faire un tour, on ne sait jamais. Vous savez, je suis vraiment très intrigué par cette affaire. Peut-être serez-vous en mesure de repiquer sur le Héros ? Après tout, nous avons un lourd contentieux à lui faire payer.
  
  
  
  
  
  Tanya Giemajner ressortit de la cabine d’essayage. La robe lui plaisait vraiment. Rien de tel que les grands couturiers parisiens pour savoir habiller une femme, s’émerveilla-t-elle. Il était vrai que, grâce à sa plastique impeccable, elle était facile à vêtir.
  
  Elle alla présenter sa carte de crédit à la caisse et ressortit de la boutique de luxe, son sac cartonné à la main. Ce fut pour buter dans Coplan qui la gratifia d’un sourire charmeur.
  
  - Vous vous souvenez de moi ?
  
  Elle faillit s’arracher les cheveux.
  
  - Encore vous !
  
  Il l’entraîna
  
  - Je vous offre un thé à la pomme.
  
  Elle hésita.
  
  - Que me voulez-vous ?
  
  Sur le trottoir, les passants les bousculaient. Fermement, Coplan lui prit le bras et la força à avancer.
  
  Dans la coffee-shop de l’hôtel Divan Oteli, il sirota son thé à la pomme sans rien dire. La curiosité de Tanya était excitée.
  
  - Pourquoi êtes-vous revenu ? questionna-t-elle enfin, l’air sévère. Pour me persécuter ?
  
  - Qu’est-ce que le Yildiz çingene ? J’ai pensé que ce pouvait être un bar, un restaurant, un hôtel, une boîte de nuit, et j’ai fait chou blanc.
  
  Elle parut suffoquée.
  
  - En quoi cela vous intéresse-t-il ?
  
  - Peu importe.
  
  - Si je vous le dis, vous disparaîtrez de ma vie ?
  
  - Promis, juré.
  
  - C’est un yacht.
  
  - A qui appartient-il ?
  
  - A Bondarenko.
  
  - Où est-il ancré ?
  
  - Dans le port d’Üsküdar.
  
  - A quoi sert-il ?
  
  - A des balades en mer. Selon vous, à quoi sert un yacht ? persifla-t-elle d’une voix acide. A se réunir entre amis pour jouer au scrabble ?
  
  Il régla leurs consommations, vida sa tasse et se leva. Au passage, il rafla le sac cartonné d’un geste vif et en sortit la robe dont il admira les couleurs et la coupe.
  
  - Excellent goût, félicita-t-il. Dommage qu’il soit réservé à un vieux croûton comme Zoubov.
  
  Il replaça le vêtement dans le sac qu’il tendit à Tanya.
  
  - Vous êtes le plus parfait goujat que j’aie jamais rencontré, grinça-t-elle.
  
  Dans sa voiture de location, Coplan prit la direction d’Üsküdar. Sur le port, il ne fut pas long à découvrir le Yildiz çingene. Contrairement à son attente, il était de petit gabarit et pas spécialement luxueux, comme il seyait à des trafiquants d’armes qui amassaient des fortunes colossales réinvesties en diamants.
  
  En se baguenaudant sur le quai, il remarqua une Ford pourvue de plaques diplomatiques. Sur le pare-brise, un autocollant portait les couleurs iraniennes. Intrigué, il s’assit à la terrasse d’un petit restaurant où l’on servait des harengs frits fraîchement pêchés et qui était fréquenté par les matelots et les dockers. A l’écart, quelques Turcs âgés, portant le fez, jouaient au trictrac ou aux dominos. Il commanda un café et, d’autorité, un gamin vint lui cirer les chaussures. Dès qu’il fut reparti, avec sa caisse et ses brosses, à la recherche d’un autre client, un deuxième gamin s’approcha pour vanter aux oreilles de Coplan les mérites de sa sœur dont les charmes l’enchanteraient durant les deux prochaines heures. Coplan montra un visage intéressé.
  
  - Où loge-t-elle ?
  
  - Là.
  
  Le gosse désigna un vieux bâtiment délabré situé à cent mètres de la Ford et du yacht.
  
  - Le balcon au deuxième étage est à elle.
  
  - D’accord.
  
  Coplan régla sa consommation et procéda à un détour pour prendre dans le coffre de sa voiture le sac contenant sa trousse à outillage et ses jumelles. Le gosse parut inquiet.
  
  - Qu’est-ce que c’est ?
  
  - Du matériel photographique. Tu comprends, moi je suis un touriste et, du balcon, je pourrai filmer de haut tous ces jolis bateaux.
  
  - Les touristes sont tous un peu fous. A quoi sert de filmer les bateaux puisqu’on les voit tous les jours ? répliqua le gamin avec innocence.
  
  Au deuxième étage, la femme qui ouvrit la porte n’était certainement pas la sœur de l’enfant. Peut-être son arrière-grand-mère. Elle était adipeuse, édentée, et le henné qui teignait ses cheveux rares devenus rouges ne rajeunissait guère son visage couperosé et ridé. Coplan renvoya le gosse après lui avoir glissé une grosse coupure qui amena un sourire jubilatoire sur ses traits juvéniles.
  
  - C’est 800 000 livres, énonça-t-elle en agitant ses paupières lourdement chargées de khôl (2 000 livres turques = 1 franc français).
  
  Le tarif était exorbitant mais il ne sourcilla pas. Sur une table bancale il déposa trois cents dollars.
  
  - Maintenant, tu vas disparaître d’ici. Va faire un, tour. Je ne veux plus te revoir avant la nuit tombée. A ce moment-là, nous aviserons.
  
  Elle savait reconnaître une bonne affaire, si bien qu’elle rafla les coupures et, l’instant d’après, elle était sur le palier où elle claqua la porte sur ses talons.
  
  Coplan ajusta ses jumelles.
  
  Assoupi derrière son volant, le chauffeur de la Ford sommeillait. Sur le pont du yacht, deux matelots s’affairaient à laver et à briquer. Coplan observait depuis un quart d’heure lorsqu’il vit apparaître deux hommes. Malgré ses lunettes noires, Coplan reconnut dans le premier le Turc Kahraman. Le second était barbu comme un ayatollah et portait un costume strict de couleur hivernale, très en retard sur la saison. Ils empruntèrent la passerelle, traversèrent le quai et s’engouffrèrent dans la Ford qui démarra.
  
  Coplan reposa les jumelles. Le logement qu’occupait la prostituée ne comportait qu’une pièce, dotée d’une kitchenette et d’une minuscule salle de bains. Il se confectionna du café, grignota quelques beignets dégoulinants d’huile et resta en faction.
  
  Quand le crépuscule tomba, la vieille hétaïre revint. Coplan lui redonna trois cents dollars.
  
  - Je ne veux pas te revoir avant demain midi, ordonna-t-il.
  
  Elle ne manquait pas d’humour :
  
  - Ne compte pas me remplacer. Ici, sur le port, on n’aime pas les pédés !
  
  Elle prit quelques vêtements, des affaires de toilette et s’esquiva, les coupures enfouies sous ses seins avachis.
  
  Coplan attendit deux heures du matin. Kahraman et son compagnon n’étaient pas revenus. Il sortit sur le quai, se faufila jusqu’à la digue, se blottit derrière le tas d’immondices et se déshabilla. Sur place, il abandonna ses vêtements et son sac après en avoir extrait son Smith & Wesson 469 enfermé dans l’enveloppe en plastique qu’il noua autour de ses reins.
  
  En slip, il plongea dans l’eau en essayant d’oublier qu’il pénétrait dans l’univers liquide le plus pollué du monde, et nagea jusqu’au yacht qu’il contourna pour atteindre la passerelle devant laquelle était assis le veilleur dont les ronflements sonores le rassurèrent. Il se hissa sur la passerelle, puis sur le pont en se faufilant entre le bastingage et les jambes étalées du veilleur de nuit. Sous le vent frais du Bosphore qui fouettait sa peau, il frissonna. Pour ne pas glisser sur le plancher consciencieusement astiqué, il ramassa des chiffons et s’en enveloppa les pieds.
  
  Prudemment, il inspecta le pont supérieur. Personne. Par l’écoutille, il descendit au pont inférieur. Là encore il rencontra le désert. Cependant, on s’était attaché à faire croire à l’extérieur que des occupaient veillaient tard car les lumières brûlaient en abondance et les volets n’obturaient pas les hublots.
  
  Enfin, il posa le pied dans une double cabine plutôt spacieuse. Quelques vêtements étaient accrochés dans la penderie et du linge de corps était tassé dans les tiroirs d’une commode. Dans la penderie se logeaient aussi un pistolet-mitrailleur Uzi, un sac en toile contenant des cartouches de 9 millimètres et des grenades défensives, ainsi qu’un automatique Beretta 92 F. Était-ce la cabine que se réservait Kahraman ? s’interrogea Coplan qui entreprit de fouiller. Quand il tomba sur les cassettes des vieux films de Fred Astaire et de Ginger Rogers, il sut qu’il était sur la bonne voie. Kahraman était fou de claquettes. A Barcelone, après l’assassinat commandité de Khalima Husseini, Coplan avait failli le rattraper en misant sur cette passion.
  
  Dans les poches des costumes et dans les tiroirs, aucun indice. Quelques objets de toilette dans la salle de bains aussi minuscule que celle de la vieille prostituée.
  
  Ce fut la carte punaisée sur le mur en bois qui retint son attention. Un cercle rouge cernait une ville à l’est de Moscou. Ivanovo. De ce point partait une flèche en zigzag, également de couleur rouge, qui remontait vers le nord jusqu’à la Finlande.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVI
  
  
  
  
  
  En raison du décalage horaire, Coplan s’était refusé à réveiller le Vieux et s’était contenté de laisser un message codé sur le répondeur du patron des Services spéciaux, puis il était rentré à son hôtel pour faire sa toilette et changer de vêtements. Il avait aussi décidé de piquer une tête dans la piscine pour délasser son corps en manque de sommeil avant de retourner dans le logis de la vieille prostituée dès qu’il aurait reçu la réponse du Vieux.
  
  Sur sa chaise longue, la fille était matinale et belle. Ses cheveux blond vénitien coulaient en vagues sur les épaules d’un blanc cru que ne brûlaient pas les rayons du soleil encore bas dans le ciel au-dessus de la Corne d’Or. Hardiment, elle posait un regard bleu-violet et appréciateur sur les muscles qu’exhibait Coplan au sortir de l’eau.
  
  Il lui dédia son sourire le plus charmeur et s’approcha. En fait, la fatigue et l’insomnie engendraient des pulsions érotiques dans les fibres de sa chair et il aurait aimé coucher dans son lit cette jolie silhouette aux longues jambes finement galbées et aux hanches voluptueuses. Ses ébats avec Jane Sherwood et Stefania Ziroka lui paraissaient fort lointains.
  
  - La fraîcheur du matin ne vous décourage pas ? questionna-t-il en turc.
  
  Elle secoua sa magnifique chevelure et répondit en anglais :
  
  - Je suis norvégienne. Alors, la fraîcheur turque ressemble pour moi à un été torride. J’aime ce qui est torride, que ce soit la nature ou les hommes.
  
  Après une telle entrée en matière, décida Coplan, il eût été inconvenant et discourtois de ne pas engager le fer plus avant. Aussi s’allongea-t-il sur la chaise longue jouxtant celle de la jeune femme.
  
  - Seule à Istanbul ?
  
  - Seule loin de son mari diplomate à Ankara, un mari plus préoccupé du sort des Kurdes que des satisfactions naturelles de son épouse. A propos, mon nom est Kerstine. Vous ?
  
  - Francis.
  
  Elle ramassa sur le dallage une serviette sèche et entreprit de frictionner Coplan. Sous le tissu, ses mains s’attardaient sur le slip de bain en circonvolutions autour du gonflement caractéristique.
  
  - Nous ferions mieux de nous réfugier dans quelque lieu plus solitaire, fit remarquer Coplan qui voyait s’avancer deux couples. Les mœurs ici sont un peu féodales.
  
  - C’est ce qu’assure mon mari. Il dit que la Turquie n’est pas mûre pour la démocratie parce qu’elle est trop attachée à la féodalité.
  
  Chauffé à blanc par les caresses lascives, Coplan se dégagea.
  
  - Venez, Kerstine, loin des Kurdes et des Turcs.
  
  Il se leva, imité par la jolie Norvégienne qui rassembla ses affaires. C’est alors qu’un uchak, dépêché par la réception, courut dans leur direction. Un peu essoufflé, le boy s’arrêta devant Coplan :
  
  - Effendi, une communication urgente en provenance de Paris.
  
  C’était le Vieux, conclut Coplan qui força la jeune femme à se réallonger sur la chaise longue.
  
  - Ce n’est que partie remise, promit-il.
  
  Elle eut une moue sceptique.
  
  - Certains mâles jouent aux machos mais, au moment crucial, se défilent, répliqua-t-elle avec amertume.
  
  Ce que lui apprit le Vieux laissa Coplan pantois.
  
  - Incroyable, fit-il, suffoqué.
  
  - Les instances supérieures sont prévenues. L’ordre est donné. Il faut absolument capturer Kahraman pour en savoir plus.
  
  - Il me manque la logistique.
  
  - Le temps presse. Je vous envoie une équipe du Service Action commandée par le lieutenant Houveaux avec qui vous avez déjà opéré. Malheureusement, à cause du matériel qu’ils transporteront, je suis obligé de les faire voyager par Air France. Or, les vols de cette compagnie ne décollent de Roissy que le matin. Trop tard pour aujourd’hui. L’équipe ne rejoindra Istanbul que demain par le vol AF 1376. Arrivée à Atatürk à 13 heures 30 locales. Soyez à l’accueil.
  
  - L’après-midi, il n’y a rien ?
  
  - Uniquement les vols de la Türkiye Hava Yollari. Trop dangereux de les utiliser. Ces gens-là sont curieux. Et, pour les mêmes raisons, un appareil privé est exclu. Malgré ces circonstances contraires, il faudrait que vous mettiez la main sur Kahraman dès aujourd’hui.
  
  Coplan réfléchit rapidement.
  
  - Je ne serai peut-être pas à l’accueil à Atatürk. Alors, changeons nos batteries. Réservez des chambres pour les membres de l’équipe à l’hôtel Divan Oteli. Sous quel pseudo voyage Houveaux ?
  
  - Hoffmann.
  
  - Je le contacterai à l’hôtel si je ne suis pas à l’accueil. Autre chose. Renvoyez-moi la Vénus de Bangui par porteur. En utilisant Kerville, par exemple. Qu’il vienne ici par un vol des Türkiye Hava Yollari cet après-midi même et qu’il descende lui aussi au Divan Oteli.
  
  - Que comptez-vous faire avec ce diamant ? s’étrangla le Vieux.
  
  - Trop long à vous expliquer. Vous l’avez dit vous-même, le temps presse et je ne suis pas certain de repiquer sur le Héros aussi facilement que vous le pensez. Rien d’autre ?
  
  - Non.
  
  Coplan raccrocha. Quand il redescendit, il vit que la Norvégienne n’avait pas été longue à se découvrir un autre soupirant sous la forme d’un gros Turc qui ressemblait à un vizir cherchant à augmenter les effectifs de son harem. Coplan sortit, remonta en voiture, prit la direction de Yenikoy et s’arrêta devant le yali. Dans la Sokak Kuyumcu, la rue aux Orfèvres, les impénitents pêcheurs étaient à leurs postes, guettant le hareng qui mordrait à leur hameçon.
  
  A pied, il suivit l’allée cimentée qui obliquait sur la gauche et conduisait à l’immense garage aux vantaux ouverts.
  
  Di Patriarco se matérialisa, un Beretta à la main.
  
  - Un revenant, railla-t-il. Je croyais que tu étais reparti pour le Cabinda. Tu n’as pas fait affaire avec les balalaïkas ? Qu’est-ce que tu veux, finalement ?
  
  - Parler à Jordan.
  
  Le mercenaire resta sans voix. Pas un instant, il n’avait imaginé que Coplan connaissait l’identité de son chef.
  
  - Qui c’est Jordan ? finit-il par dire d’un ton incertain.
  
  - Pas de bluff, renvoya Coplan sèchement. Je suis venu proposer un marché à Jordan.
  
  - Quel marché ? tenta d’éluder Di Patriarco qui se sentait mal à l’aise.
  
  - Lui rendre la Vénus de Bangui.
  
  Le mercenaire écarquilla les yeux de stupéfaction.
  
  - La Vé... Vénus de Bangui ? bégaya-t-il.
  
  - Va le lui dire.
  
  Di Patriarco hésita, puis obtempéra. Quand il revint au bout de dix minutes, l’automatique avait réintégré le holster sous la veste bleue en tissu tropicalisé.
  
  - Suis-moi.
  
  Jordan était seul, assis devant la longue table, le dos tourné au drapeau noir orné de la hache argentée à double tranchant et de la panthère rouge. Au coin de sa bouche pendait un cigare de tabac noir à la forme torsadée. Pensif, il examina Coplan.
  
  - Comment savez-vous mon nom ?
  
  - Cette affaire du Centrafrique me tracassait.
  
  Alors, je m’en suis ouvert avec mon vieil ami, le colonel Desfossés...
  
  L’officier supérieur, lui avait appris le Vieux, avait commandé l’Opération Barracuda qui avait conduit à l’éviction de l’empereur.
  
  - ... Quand je lui ai décrit votre physique, en mentionnant l’absence de l’auriculaire et de l’annulaire à votre main gauche, il a su immédiatement de qui il s’agissait.
  
  Jordan était beau joueur. Aussi laissa-t-il un sourire fleurir sur ses lèvres.
  
  - Il est bavard, Desfossés. Je ne le connaissais pas sous ce jour. Mais peut-être est-il bavard avec ceux qui suivent la même voie que lui ?
  
  Coplan resta impassible.
  
  - Qu’importe. Je suis venu proposer un marché à l’homme efficace que vous êtes. Desfossés a été élogieux à votre égard. Un reître peut-être mais une des plus belles machines de guerre qui ait jamais existé.
  
  Jordan parut flatté.
  
  - Il a dit ça ?
  
  - Et bien d’autres compliments.
  
  - Le marché que vous proposez, c’est me restituer la Vénus de Bangui ?
  
  - En effet.
  
  - En échange de quels services ?
  
  Dans la boîte en acajou posée près de la main mutilée de Jordan, Coplan choisit un cigare et l’alluma avec des gestes précautionneux. Il voulait tester la curiosité du mercenaire. Cependant, ce dernier était trop blanchi sous le harnais pour se laisser piéger. Aussi son visage resta-t-il de marbre. Enfin, Coplan se décida à lui exposer son plan. Quand il eut terminé, Jordan hocha la tête avec approbation.
  
  - J’ai participé à une opération semblable au Zimbabwe. Un ennui, cependant. Il ne me reste plus que deux hommes, Debemardy et Di Patriarco. Les autres ont émigré sous d’autres cieux avec leur part de butin.
  
  - Je pense que ce sera suffisant.
  
  Jordan tendit sa main mutilée vers Copîan.
  
  - Rendez-moi la Vénus de Bangui.
  
  - Vous l’aurez ce soir.
  
  - J’ai confiance. Au fait, comment ont réagi les balalaïkas en découvrant le vol ?
  
  - Je les ai quittés avant qu’ils ne le découvrent.
  
  - Quand passe-t-on à l’action ?
  
  - Tout de suite.
  
  
  
  
  
  - Vous êtes devenu trafiquant international de diamants ? persifla Kerville. A quoi riment ces aller et retour ?
  
  - Ils sont destinés à rendre à César ce qui est à César, se déroba Coplan qui se leva pour mettre fin à l’entrevue. Bon retour à Paris.
  
  Il repartit pour Üsküdar et le logis de la vieille prostituée qui, largement bakchichée, avait déclaré qu’elle abandonnait les lieux pour rendre visite à sa famille à Izmir.
  
  Jordan examina soigneusement la pierre. Peut-être se méfiait-il et croyait-il que celle-ci était fausse ? s’amusa Coplan.
  
  - C’est réglo, lâcha enfin l’ancien mercenaire. J’aime les gens de parole.
  
  A deux heures du matin, une 605 Peugeot stoppa tous feux éteints à la perpendiculaire du Yildiz çingene. A travers ses jumelles, Coplan identifia Kahraman parmi eux. Aussitôt, il réveilla Jordan, Di Patriarco et Debemardy qui s’accordaient un peu de repos.
  
  - On y va, pressons ! lança-t-il.
  
  Kahraman n’était pas seul. Quatre hommes l’accompagnaient et Coplan se félicita d’avoir fait appel à Jordan et à ses soudards. Sans aide, il serait certainement parvenu à s’emparer du Héros, mais pas dans les délais imposés par le Vieux. En outre, l’équipe Action du lieutenant Houveaux n’arriverait que le lendemain et Kahraman risquait de disparaître d’Istanbul dans l’intervalle.
  
  Longuement, Coplan et les trois autres avaient répété leurs futurs mouvements pour se rendre maîtres du yacht. Jordan avait frémi d’aise.
  
  « - J’ai l’impression de rajeunir. Je me sens tellement bien, j’en éprouve une telle gratitude à votre égard que j’irais bien jusqu’à vous restituer la Vénus de Bangui ! » s’était-il exclamé dans une belle envolée lyrique.
  
  « - Pas question ! » avaient protesté de concert Debemardy et Di Patriarco, indignés devant cette perspective.
  
  Sur le pont, il ne restait que le veilleur de nuit. Coplan, en adoptant une allure nonchalante, s’engagea sur la passerelle, tandis que Jordan et ses suppôts restaient sur le quai.
  
  Le veilleur se dressa devant lui, l’air menaçant, un gros gourdin dans sa main droite.
  
  - Qu’est-ce que vous voulez ? gronda-t-il.
  
  - Je suis perdu. Je cherche un yacht, le Bech temmuz. Vous savez où il est ancré ?
  
  - Le sixième sur votre gauche.
  
  Ce que n’ignorait pas Coplan qui feignit de faire demi-tour. Son mouvement trompa le veilleur qui relâcha son attention. Coplan pivota sur les talons et expédia un swing du gauche qui emboutit le menton du Turc. Le gourdin tomba dans l’eau et son propriétaire s’effondra sur le dos. Jordan et ses hommes se faufilèrent sur la passerelle en évitant de faire claquer leurs chaussures. Debemardy s’occupa de ligoter le veilleur.
  
  Un homme remontait l’écoutille. Il passa la tête, qui eut la malchance de rencontrer la matraque brandie par Di Patriarco.
  
  - Pas si fort, souffla Jordan à son adjoint, on est là pour les neutraliser, pas pour les tuer.
  
  Coplan et lui hissèrent la victime sur le pont. Debernardy qui arrivait entreprit de le ficeler, pendant que ses trois compagnons descendaient les marches.
  
  Un autre homme se dressa devant Coplan qui posait le pied sur le plancher inférieur. Vivement, Coplan lui cisailla le cou du tranchant de la main droite. Jordan et Di Patriarco attrapèrent le corps qui s’effondrait et le remorquèrent sur le pont supérieur.
  
  Jusque-là, la tâche avait été facile, estima Coplan. Sans aide, il aurait pu seul la mener à bonne fin.
  
  Ce bel optimisme fut battu en brèche lorsqu’un homme sortit des toilettes à l’extrémité du couloir. Ses réflexes étaient fulgurants. Sans se poser de questions, il releva son pistolet-mitrailleur Ingram au suppresseur de son incorporé et lâcha une rafale. Coplan avait déjà plongé sur le plancher. Moins prompt, Di Patriarco reçut la volée de balles en pleine poitrine et son corps ensanglanté faillit culbuter Jordan qui, d’instinct, écrasa la détente de son Beretta 92 F au canon prolongé par un silencieux. Sa balle pénétra dans le front un dixième de seconde avant celle tirée par le Smith & Wesson 469 de Coplan qui se releva et fonça vers la cabine qu’il avait repérée lors de sa précédente visite. A nouveau, il dut faire feu car un homme armé d’une Uzi ouvrait la porte juste à ce moment. L’homme tomba et il l’enjamba pour se présenter devant Kahraman qui voulut s’emparer d’une Uzi posée sur la table.
  
  - Pas de ça, prévint Coplan.
  
  Le Héros stoppa son mouvement et un air de profond ennui s’inscrivit sur son visage lorsque son regard se fixa sur le Smith & Wesson.
  
  - Qui êtes-vous ?
  
  - Un ami de Khalima Husseini dont vous avez commandité l’assassinat à Barcelone. Vous vous souvenez ?
  
  Kahraman hocha la tête avec gravité.
  
  - Vous n’avez pas le physique d’un homme qui travaillerait pour Bagdad.
  
  - Je ne travaille pas pour Bagdad.
  
  Jordan apparut.
  
  - C’est lui ?
  
  - C’est lui.
  
  - Alors, on fiche le camp. Je sens une odeur de pourri dans le coin.
  
  - D’accord.
  
  Solidement menotté aux poignets et aux chevilles, Kahraman fut emmené dans le fourgon Peugeot stationné sur le quai. Bientôt, le rejoignirent les trois cadavres et les trois autres hommes, dont le veilleur de nuit, convenablement ligotés. Debemardy entreprit alors d’effacer les traces de sang dans l’entrepont. Les patrons de Kahraman chercheraient à savoir ce qu’ils étaient devenus, lui et ses comparses, et Coplan, afin de gagner du temps, souhaitait entretenir le mystère sur leur disparition sans soulever les soupçons sur leur sort véritable. Cependant, Debemardy ne put effacer les trous forcés par les projectiles.
  
  Au volant du fourgon, Jordan ressassait sa tristesse :
  
  - Un bon gars, Di Patriarco, une épée. On a baroudé longtemps ensemble au Zimbabwe, au Centrafrique, en Angola et ailleurs. Il avait échappé à des tas d’embuscades, de batailles, d’attentats, et il se fait tuer stupidement dans l’entrepont d’un yacht par un péquenot qui s’affole avec son Ingram. Vous savez à quoi je me compare en pensant à lui ?
  
  - A quoi ? répondit machinalement Coplan.
  
  - Au frère d’un matador qui, tout un après-midi, a observé l’artiste exécuter les passes les plus hardies, les faenas de muleta les plus audacieuses, les poses de banderilles les plus risquées et qui, quand le crépuscule tombe, voit son frère tourner imprudemment le dos au taureau et se faire embrocher par les cornes de la bête qui sent approcher la mise à mort et prend les devants !
  
  - Je comprends, assura Coplan qui sympathisait.
  
  - Et surtout pour cette fichue Vénus de Bangui ! Des gars de chez nous juraient qu’elle portait la poisse. C’est pourquoi nous vous l’avons refilée. Mais Di Patriarco ne croyait pas à cette malédiction.
  
  Jordan fouilla dans sa poche et tendit à Coplan le diamant.
  
  - Tenez, reprenez cette saloperie de pierre !
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVII
  
  
  
  
  
  Coplan, Jordan et Debemardy avaient creusé les tombes dans le jardin du yali. Celles réservées aux séides de Kahraman demeuraient anonymes. En revanche, celle dans laquelle reposait Di Patriarco était recouverte du drapeau noir orné de la hache argentée à double tranchant et de la panthère rouge. Jordan et Debemardy avaient même tiré une salve d’honneur en prenant la précaution d’ajuster les suppresseurs de son sur le canon de leurs armes.
  
  Kahraman et les autres avaient été enfermés dans la cellule qu’avait occupée Coplan après son enlèvement.
  
  Puis celui-ci était allé chercher au Divan Oteli l’équipe Action dépêchée par le Vieux. Elle comptait deux spécialistes des interrogatoires, et deux sergents-chefs qui avaient connu Jordan et Debemardy au temps de leur splendeur sur l’île de l’océan Indien. Les quatre hommes avaient immédiatement sympathisé et ne se quittaient plus.
  
  Sous l’effet des drogues instillées dans son organisme, Kahraman ne tint pas plus de trente-trois heures malgré ses exceptionnels efforts de résistance. Soigneusement dosées afin que le patient ne succombe pas, ces drogues avaient été élaborées dans les laboratoires secrets de la base du Service Action à Cercottes, dans le Loiret. Fruits d’une technologie française sophistiquée, elles étaient fort jalousées par la C.I.A. et le Spécial Intelligence Service.
  
  A présent, ses défenses totalement anéanties, sa volonté supprimée, amaigri, le visage couvert de sueur, l’œil comme hypnotisé par le regard de Coplan, le Héros n’arrêtait plus de parler. Ce délire verbal ne pouvait en aucun cas être assimilé à une logorrhée synonyme de désordres mentaux car le récit était ordonné, précis et concis, sans oublier que sa cohérence incitait à croire qu’il était sincère et reflétait la vérité.
  
  Lorsqu’il eut terminé, Coplan le fit recommencer quatre fois et s’isola pour confronter les cinq versions enregistrées au magnétophone. Elles étaient conformes l’une à l’autre.
  
  Alors, Coplan rendit compte au Vieux.
  
  
  
  
  
  - Dans soixante-treize heures, très exactement, nous aurons réussi, déclara le général Potemkine.
  
  Son vieux camarade et ami, le général Zigoyev, qui commandait la division Tamansky (Division d’élite de l’Armée rouge, stationnée près de Moscou) approuva avec chaleur.
  
  - Celui qui m’inquiète, c’est Kahraman. Il est malin comme tous les Turcs, ce coquin ! D’ailleurs, il a disparu sans nous prévenir, ce qui prouve sa ruse.
  
  Potemkine eut un sourire condescendant.
  
  - Pas si malin que ça, ne te fais pas de soucis. Il sera abattu sur place car il sait trop de choses. Seuls ses hommes seront capturés afin qu’ils puissent accréditer notre version, car ils n’en connaissent pas d’autres. Bon, je te laisse, j’ai un rendez-vous important.
  
  Ils s’embrassèrent sur la bouche et, après le départ de Potemkine, Zigoyev relut ses instructions. Au jour J. il avait pour mission de prendre le contrôle des bunkers, des tunnels, des lignes de métro secrètes et des autres installations enfouies à des centaines de mètres dans le sol de la capitale russe. Grâce à un effort ancien de quarante ans, celles-ci avaient été prévues afin de permettre à la direction du pays de survivre en cas d’attaque nucléaire. Le métro secret, par exemple, reliait le Kremlin à l’aéroport de Vnoukovo en autorisant ainsi la fuite vers la Sibérie, tandis que les refuges étaient équipés de systèmes de survie extrêmement efficaces en vue de protéger leurs occupants contre une attaque chimique ou bactériologique. Certes, des savants juraient que les Américains avaient mis au point une bombe atomique capable de s’enfoncer à des centaines de mètres sous terre avant de faire exploser sa charge. En tel cas, ces installations dans le sol de Moscou seraient parfaitement inutiles.
  
  Mais ce n’était pas aujourd’hui le problème de Zigoyev.
  
  Les ordres à ses unités étaient prêts. Il les relut et se révéla satisfait. Ils ne seraient distribués qu’au tout dernier moment pour ne pas éveiller les soupçons. Aucun doute ne l’habitait en ce qui concernait l’obéissance aveugle de ses officiers et de ses soldats. Depuis longtemps, il veillait à ce que nulle influence délétère n’entame leur passivité et leur discipline.
  
  Après, il s’accorda une tasse de thé brûlant. Dans sa tête trottait une phrase de Dostoïevski : « Je ne comprends pas pourquoi il est plus glorieux de bombarder de projectiles une ville assiégée que d’assassiner quelqu’un à coups de hache. »
  
  
  
  
  
  Le chef du protocole de l’Élysée, qui accompagnait le président de la République au cours de sa visite en Russie, serra la main de son homologue russe.
  
  D’un âge canonique, la République française le maintenait en place car il était difficile de remplacer ce puits de science qui connaissait sans défaillance les manies, les réactions d’orgueil, les mesquineries, les lubies des souverains et des chefs d’État étrangers. Avec lui, jamais une faute, jamais une erreur, jamais un incident. Depuis le septennat de Vincent Auriol il officiait et, à chaque Noël, il recevait de précieux cadeaux de tous les coins du monde. La reine Elizabeth l’avait même invité à passer un week-end à Balmoral. Jaloux de cette faveur, le Président américain l’avait convié à Camp David. Dans la foulée, le roi d’Arabie Saoudite lui avait réservé une suite dans son palais de Riyad mais il avait décliné car il ne supportait pas les fortes chaleurs.
  
  Le Russe était un peu inquiet de le voir.
  
  - Tout se passe bien ?
  
  - Admirablement, sauf que le président a eu un léger malaise.
  
  Le Russe eut un haut-le-corps.
  
  - Grave ?
  
  Le Français eut un geste rassurant.
  
  - Non, ne vous tourmentez pas. Son médecin personnel le soigne énergiquement. Cependant..
  
  Il alla écarter les rideaux de brocart. Une soudaine vague de refroidissement avait frappé Moscou et le ciel était redevenu grisâtre. Dans l’entourage présidentiel, on assurait qu’il allait neiger. Le chef du protocole français pensait le contraire mais il était trop diplomate pour contredire la thèse adverse.
  
  - Cependant ? releva le Russe.
  
  - Le médecin a déconseillé le voyage de demain à Ivanovo. Le président s’est rendu à ses raisons. Aussi, je vous serais reconnaissant de le considérer comme annulé. Veuillez aussi transmettre, de la part de notre président et à votre président, nos excuses les plus sincères pour ce changement de programme de dernière heure.
  
  - Quel dommage ! s’exclama le Russe. Savez-vous que mon père a effectué, pour cette occasion, le voyage à Ivanovo et se faisait une joie d’assister à la cérémonie.
  
  Le Français marqua un léger étonnement.
  
  - Votre père ?
  
  - Il a combattu avec vos héros de Normandie-Niemen et conserve un souvenir ébloui de leurs exploits.
  
  - J’en suis flatté.
  
  Le Français avait lu le dossier relatif aux quatre escadrilles du régiment de chasse Normandie-Niemen qui, durant la Seconde Guerre mondiale, avaient combattu aux côtés des Soviétiques. Composée d’aviateurs français de la base de Rayak en Syrie, cette unité avait en 1942 et à travers l’Iran rejoint l’U.R.S.S. Au fur et à mesure de l’avance soviétique vers l’ouest, elle avait successivement été stationnée à Ivanovo, à Kozielsk, à Smolensk, à Wilno, à Kaunas, à Insterburg, à Eylau et à Ellbing. Au cours de ces années de guerre, elle avait remporté 273 victoires et perdu 42 pilotes tués au combat. En vue de consolider l’amitié franco-russe, Moscou avait, dans les mois précédents, construit un monument à la gloire du régiment de chasse à Ivanovo, sa première base aérienne en territoire soviétique. Pour sa visite en Russie, le président de la République française avait promis de déposer une gerbe de fleurs au pied du monument et de décorer celui-ci de la Légion d’honneur à titre militaire.
  
  Inexplicablement, au dernier moment, le président se décommandait. Le chef du protocole ignorait pour quelles raisons. A ses yeux, le chef de l’État n’était pas souffrant. Il paraissait même frais comme un gardon et tenait une forme éblouissante. Sûrement, il y avait anguille sous roche. Mais quelle anguille ? Secret d’État certainement. Naturellement, le chef du protocole était blasé sur la question. Il avait servi six présidents de la République et tous, sans exception, dans certaines circonstances qui ne semblaient pas cruciales, avaient changé d’avis au dernier moment et modifié leur programme au cours de voyages officiels. Il en allait de même, d’ailleurs, pour les souverains ou les chefs d’État étrangers reçus à l’Élysée.
  
  Le Russe fronçait les sourcils.
  
  - Cet incident vous tracasse ? demanda le Français avec une exquise courtoisie.
  
  - J’espère simplement que cet incident ne se transformera pas en accident.
  
  Le Français sursauta.
  
  - En accident ?
  
  - Parfois les chefs d’État meurent à l’étranger au cours d’un voyage officiel et, alors, c’est la croix et la bannière pour les chefs du protocole.
  
  - Rassurez-vous, cette éventualité est à exclure cette fois-ci.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVIII
  
  
  
  
  
  - On ne prend jamais aucun poisson ici, déclara le commissaire divisionnaire Tourain.
  
  - Alors, pourquoi venez-vous y pêcher ? s’étonna Coplan.
  
  - Parce que justement on ne prend aucun poisson.
  
  Coplan éclata de rire.
  
  - Le raisonnement est surréaliste.
  
  - Pas du tout, protesta Tourain. Étant donné qu’aucun poisson ne mord, l’endroit est déserté, et moi j’aime la solitude. La solitude me repose.
  
  - Pour vous reposer, vous pourriez choisir un hamac. Vous seriez seul et vous vous reposeriez.
  
  - Je déteste l’altitude, rigola Tourain.
  
  Coplan regarda autour de lui. Il appréciait le calme de l’endroit. Le bois alentour que l’on disait giboyeux, le ruisseau dans lequel l’eau coulait paisiblement comme si elle savait qu’un jour ou l’autre elle reviendrait courir dans le même lit, les cris des oiseaux et le sol du sentier que personne, sauf Tourain, ne foulait jamais. Tranquillement, il alluma une cigarette.
  
  - Soyez écologiste, recommanda Tourain. Vous jetterez votre mégot dans l’eau, pas dans l’herbe.
  
  - On nous a transformé le patron de la D.S.T., rit à nouveau Coplan. Voilà qu’il éprouve des préoccupations écologistes !
  
  - Le patron de la D.S.T. voudrait savoir ce qui s’est passé, vous le lui avez promis.
  
  - C’est exact, et vous le méritez.
  
  Coplan tira longuement sur sa cigarette.
  
  - Prenons le début de l’affaire, commença-t-il. Le Mounazamet El Defaa El Shabeiyah irakien nous alerte par le biais de Khalima Husseini. Un coup pourri se prépare contre la France, organisé par l’Iran. Notre informatrice est assassinée sur l’instigation de Kahraman. Peu après, Fawzi, l’opposant numéro 1 et le plus farouche ennemi irréductible du régime des ayatollahs est assassiné à un péage d’autoroute. Bien naturellement, nous pensons que le coup pourri, c’est celui-là. Téhéran veut nous décourager d’accorder l’asile à ses adversaires dont nous soutenons l’effort en vue d’établir une démocratie authentique en Iran. Ce qui est curieux, tout de même, c’est que quelqu’un, secrètement, nous balance les exécutants qui, carrément, se suicident ou sont tués par vos hommes. Ces morts excitent la fureur de Téhéran qui décrète une fatwa contre la France.
  
  Trop fine mouche, pour se laisser abuser, Tourain glissa :
  
  - C’était voulu ?
  
  - C’était voulu.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Laissez-moi suivre la chronologie et le fil de l’histoire. J’aime maintenir le suspense. Après ces péripéties, vous prenez le relais. Le Vieux et vous surveillez les activités clandestines iraniennes en France. Des commandos de tueurs sont envoyés chez nous par Téhéran mais, encore une fois, de façon très étrange, quelqu’un vous les balance et vous les coincez sans problème, sans, pour autant, dissimuler votre surprise devant ce dénouement heureux. Le Vieux partage votre étonnement. Moi je ne suis pas partie prenante car il m’a été assigné une mission fort différente en Turquie. Je la mène à bien et, dans le cours de cette mission, fort opportunément, je tombe sur Kahraman. Sur l’ordre du Vieux, je le kidnappe et lui fais cracher le morceau. C’est alors que, sous l’effet des drogues dont nous avons le secret, entre parenthèses une réussite totale de la technologie française, il me livre les détails d’un complot fort astucieux...
  
  - Vous me torturez, feignit de geindre Tourain qui reposa sur l’herbe sa canne à pêche qu’il ne tendait au-dessus de l’eau que par acquit de conscience.
  
  Coplan jeta son mégot dans le ruisseau et sortit du sac à provisions les bouteilles de bière, le décapsuleur, les sandwiches et les nappes en papier.
  
  - Je continue en me restaurant. D’abord, un petit aperçu de la situation dans l’ex-Union soviétique. A l’heure actuelle, la Russie risque d’imploser comme une cocotte-minute, et non pas d’exploser. Cette catastrophe provoquerait des réactions en chaîne conduisant à la guerre civile. L’indifférence de l’opinion permet aux différents clans politiques de s’affronter sans vergogne dans une lutte implacable au couteau. L’homme de la rue, lui, s’inquiète surtout des approvisionnements alimentaires en pleine carence dans les grandes agglomérations. Dans cette Russie en décomposition, le seul pouvoir fort, cohérent, solidaire, est composé des cadres supérieurs de l’Armée qui voudraient bien stopper le phénomène de pourrissement. L’Armée est fatiguée des civils qui tentent d’occidentaliser le pays. Elle a décidé de s’arroger le droit de gouverner l’empire éclaté, avec l’aide du S.V.R., l’ex-K.G.B„ et du complexe militaro-industriel, en établissant un régime de type dictatorial guère différent de celui qui existait avant la perestroïka et la glasnost.
  
  - Style colonels grecs et généraux argentins ?
  
  - Sauf que ceux-là n’étaient pas bolcheviques.
  
  Coplan décapsula une bouteille de bière et avala une longue gorgée.
  
  - Bien entendu, celui qui gêne l’Armée dans ses projets, c’est le président de la Russie, très courtisé par les Américains et les Allemands. En outre, ces derniers lui ont accordé une aide financière considérable dont l’Armée aimerait continuer à bénéficier si ce président disparaissait. Alors, un dilemme se pose à l’Armée. Comment prendre le pouvoir sans indisposer Américains et Allemands ? Surtout les premiers, d’ailleurs, avec leurs fichues règles démocratiques dont l’Armée se moque mais dont elle doit tenir compte. Un putsch, un coup d’État sont donc exclus. Un assassinat serait encore pire. Washington se voilerait la face et adieu l’aide financière.
  
  - Incontestablement, vous avez le don du suspense, fit Tourain, narquois. La littérature d’espionnage a perdu un maître quand vous êtes entré dans la carrière d’agent secret. Continuez, je vous en prie.
  
  - C’est alors qu’un brillant général du nom de Potemkine, comme le cuirassé, a eu une idée géniale. Il faut dire que c’est un ancien du K.G.B. et que le K.G.B. a toujours su s’entourer de talents. Il s’est concentré sur l’assassinat. Et si ce n’était pas le président russe qui était visé mais un autre chef d’État en visite en Russie ? L’idée a séduit les autres généraux. Seulement, le projet était difficilement réalisable. D’abord, quel chef d’État ? Il y en avait un qui devait, c’était prévu, effectuer un voyage officiel en Russie. A cette occasion, il se rendrait à Ivanovo décorer de la Légion d’honneur le monument élevé à la mémoire des pilotes français de Normandie-Niemen tombés au combat durant la Seconde Guerre mondiale aux côtés de leurs camarades soviétiques. Une excellente opportunité pour les conspirateurs qui, néanmoins, butent sur un gros écueil : la vraisemblance. Quel Russe voudrait tuer le président français ? Peu plausible. C’est vrai, concède Potemkine aux conjurés, mais pourquoi un pays tiers n’aurait-il pas des raisons ? Quelles raisons ? objectent les autres. Et Potemkine expose son plan. L’Iran a besoin du feu nucléaire pour mener à bien ses projets expansionnistes. Par le biais du Musey à Istanbul, vendons-lui l’armement nucléaire qu’il souhaite acquérir. D’une part, il paiera le prix en bons dollars américains dont nous avons besoin et, en prime, nous exigerons, en échange d’un rabais, qu’il supprime les deux présidents à Ivanovo en dynamitant le monument aux morts français. Et ça marche ! Téhéran accepte !
  
  - Incroyable ! s’exclama Tourain, estomaqué.
  
  - Téhéran loue les services de Kahraman et de ses hommes, poursuivit Coplan. Mais il faut préparer l’affaire, il faut donner à l’Iran l’envie d’avoir à se venger de la France. Alors, Kahraman intoxique les Services spéciaux irakiens qui nous alertent par l’entremise de Khalima Husseini, il monte l’attentat contre Fawzi, nous offre les exécutants sur un plateau afin qu’ils meurent et donnent ainsi à Téhéran le prétexte de la fatwa, et quelle meilleure cible pour cette fatwa que le président de la République ? Ainsi, aux yeux de l’opinion publique internationale, l’attentat d’Ivanovo sera-t-il justifié.
  
  - Machiavélique, reconnut Tourain. Et l’Iran aura son feu nucléaire, tandis que les généraux se seront débarrassés de leur président.
  
  - Oui, car, à Ivanovo, comment le président russe échapperait-il à l’attentat à partir du moment où le monument aux morts français explose sous une charge d’une tonne de dynamite ? Mais les comploteurs auront beau jeu de prétendre que c’est le Français qui était visé à cause de la fatwa. D’ailleurs, aussitôt la nouvelle connue, Téhéran exultera en accréditant la thèse des conspirateurs russes et en levant la fatwa. Quant aux généraux, ils n’auront plus qu’à prendre le pouvoir sous prétexte de maintenir l’ordre, la fable est bien connue, et en jurant que l’ordre démocratique sera bientôt rétabli, ce qui, dans leur esprit, ne viendra pas avant un siècle.
  
  - Sans vous, ce complot risquait d’aboutir.
  
  - Je suis arrivé à temps. Au fait, conformément à la doctrine écologiste, questionna Coplan, sarcastique, que dois-je faire de ma bouteille de bière vide ? L’abandonner dans l’herbe ou la jeter dans l’eau ?
  
  - Remettez-la dans le sac. A la première occasion, vous la déposerez dans une poubelle.
  
  Tourain se massait le menton.
  
  - Il y a quelque chose que je ne m’explique pas.
  
  - Quoi ? encouragea Coplan.
  
  - Pourquoi, à Moscou, l’entourage présidentiel n’a-t-il pas averti les Russes de l’attentat monté à Ivanovo, en se contentant de décommander la visite sous le futile prétexte d’un mauvais état de santé du président français ?
  
  - Et si les conspirateurs, par un autre truchement, prenaient effectivement le pouvoir dans un avenir proche ? Pourquoi, dès à présent, nous aliéner leurs sympathies futures ?
  
  - Vous êtes cynique.
  
  - C’est la diplomatie qui est cynique, pas moi.
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
  Achevé d'imprimer en novembre 1993 sur les presses de l’Imprimerie Bussière à Saint-Amand (Cher)
  
  
  
  
  
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