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Feu vert pour Coplan

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  No 1977, « Éditions Fleuve Noir », Paris.
  
  
  
  
  
  PROLOGUE
  
  
  
  
  
  à Monsieur Jan RENSBURG attaché aux Affaires économiques de la République Sud-Africaine.
  
  
  
  Cher ami,
  
  J’ai le plaisir de vous annoncer que votre requête vient d’avoir une suite favorable.
  
  Le Ministre et les divers services intéressés ayant marqué leur accord à ce sujet, c’est M. Francis Coplan qui sera chargé de la protection de votre compatriote durant son séjour en France, comme vous l’avez demandé.
  
  Sur le plan administratif, M. Coplan sera rattaché, pour la durée de cette mission particulière, à la Section de Protection des Personnalités.
  
  M. Coplan prendra contact avec vous en temps opportun pour la mise au point de sa tâche.
  
  Veuillez croire, cher ami, en mes sentiments les meilleurs.
  
  
  
  Pour le secrétaire du département Afrique
  
  P. P. Davel-Fairand.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  
  
  
  Au coup de sonnette convenu, Serge Perenko ouvrit la porte palière.
  
  - Salut, camarade, dit l’arrivant, un jeune blond d’une vingtaine d’années, vêtu d’un blouson de cuir noir à col de fourrure.
  
  - Bonjour, Chevel, murmura Perenko de sa voix sourde et rocailleuse.
  
  Il referma l’huis, constata d’un air satisfait :
  
  - Vous êtes ponctuel, c’est parfait. Je vais vous demander de rester près de la porte pour accueillir vos amis. J’ai deux ou trois choses à préparer.
  
  - O.K. Je pense qu’ils seront ponctuels, eux aussi. Hardy doit s’amener dans cinq minutes, et Ghernel cinq minutes après.
  
  - Parfait, opina Perenko en quittant le hall pour pénétrer dans le salon.
  
  Pierre Chevel examina le hall. Murs lambrissés, moquette de laine, guéridon ancien surmonté d’un énorme vase de Chine, tableau ancien - un portrait comme on en voit dans les musées, avec un cadre doré aux moulures massives. Luxueux, ce décor. Plus approprié à un grand bourgeois de la finance capitaliste qu’à un aparatchik (Membre permanent de l’appareil politique du Parti en U.R.S.S. et ailleurs). Mais la fin justifie les moyens, bien entendu. Serge Perenko jouait le jeu. Membre éminent de la grande commission franco-soviétique, ingénieur de réputation internationale, le camarade Perenko devait tenir son rang, représenter dignement l’U.R.S.S. et sauvegarder les apparences. On ne peut pas demander à un haut fonctionnaire du K.G.B. d’habiter dans un taudis de La Courneuve.
  
  Avec une précision toute militaire, Alfred Hardy arriva cinq minutes après son chef de groupe.
  
  - Salut, lui dit Chevel.
  
  Il referma la porte. Intima à son camarade :
  
  - Reste ici avec moi pour attendre Gernel.
  
  - Dis donc, chuchota Hardy - un petit gars de dix-neuf ans, vêtu d’un complet gris, les yeux et les cheveux bruns, les joues maigres, une expression amère et grinçante sur le visage pâle - en reluquant le hall, c’est ici qu’il crèche, le mec ?
  
  - Oui.
  
  - Il ne s’embête pas. Dans ce quartier chic, un appartement pareil, ça doit coûter des fortunes.
  
  - Tu te figures sans doute que les grosses légumes du Parti doivent forcément vivre dans des H.L.M. minables ? Personne ne les prendrait au sérieux.
  
  - Ben dame. N’empêche que c’est le prolétaire russe qui casque.
  
  Chevel se contenta de sourire. Il connaissait le mauvais caractère de son copain, ses sarcasmes et son esprit critique. Ce qui ne l’empêchait pas d’être le meilleur militant de la cellule, le plus dévoué, le plus courageux.
  
  Enfin, Paul Gernel sonna et fit son entrée. Grand, flegmatique, râblé, son torse énorme enveloppé dans une veste en grosse laine grise tricotée à la main. Ses longs cheveux châtains tombaient sur ses larges épaules et soulignaient l’aspect vulgaire, jouisseur de sa figure épaisse.
  
  - Salut, les potes, jeta-t-il en promenant un regard un peu épaté sur le hall.
  
  Tandis que Chevel refermait la porte palière, Gernel grommela :
  
  - C’est bien la première fois que je vais dans le beau monde.
  
  Serge Perenko apparut à point nommé dans le hall.
  
  - Parfait, émit-il en dévisageant les deux amis de Chevel, nous sommes au complet. Suivez-moi.
  
  Il les guida vers le salon. Le faste et l’opulence de la grande pièce rectangulaire aux meubles anciens, aux tapis d’Orient, aux tentures de soie rose, impressionnèrent les trois jeunes gens.
  
  Le Russe fit semblant de ne pas s’en apercevoir.
  
  - Installez-vous là, commanda-t-il en indiquant le centre du salon. Asseyez-vous sur le tapis, ce sera plus commode. Nous allons commencer par une petite séance de cinéma. J’ai tout préparé. Nous parlerons des questions pratiques après.
  
  En effet, Perenko avait remplacé un des tableaux accrochés au mur par un écran de toile d’un mètre de hauteur sur deux mètres de largeur, et il avait posé la caméra sur une petite table Louis XV.
  
  Il alla tirer les rideaux des deux fenêtres, plongeant le salon dans la pénombre. Puis, mettant sa caméra en route, il expliqua :
  
  - Ce film a été tourné il y a cinq semaines, à Pretoria. Les délégués de la commission gouvernementale ont prêté serment au cours d’une séance officielle. C’est la fin de la cérémonie.
  
  Sur l’écran, on voyait des personnages qui débouchaient sur le perron d’un bâtiment imposant et qui descendaient les marches en bavardant pour rejoindre leur voiture respective.
  
  L’image s’immobilisa soudain sur l’écran.
  
  - Voici l’homme, commenta presque durement Perenko. Regardez-le bien. Je crois qu’il est facilement reconnaissable... Il s’appelle William Duzama. Il est âgé de 37 ans, il mesure 1,93 m et il incarne le type parfait du nègre sud-africain. Il est docteur en droit de l’Université de Natal et il parle couramment quatre langues : l’anglais, le français, le russe et la langue des Afrikanders. Ce Noir évolué représente à lui tout seul plusieurs sections de propagande au service des exploiteurs blancs du gouvernement Sud-Africain. Je dirais même que c’est une des cartes maîtresses de nos adversaires. Par son prestige, par son intelligence, par son rayonnement personnel et surtout par son activité politique, Duzama constitue une force redoutable qui s’oppose à l’action courageuse de nos camarades noirs qui luttent là-bas pour la libération de leur patrie. C’est la raison pour laquelle cet homme doit disparaître. Des photos ont été tirées de l’image que vous regardez en ce moment et chacun de vous en recevra un exemplaire, mais j’ai pensé qu’il était utile de voir le personnage en mouvement.
  
  Le film reprit son cours normal et se termina quatre minutes plus tard.
  
  Perenko s’enquit :
  
  - L’un d’entre vous désire-t-il voir le film une seconde fois ?
  
  Aucun des trois spectateurs ne broncha. Chevel murmura simplement, après un bref silence :
  
  - Ce n’est pas nécessaire. L’identification de William Duzama ne pose pas de problème.
  
  - Parfait, acquiesça l’aparatchik.
  
  Il parlait très correctement le français, et le mot parfait était apparemment son vocable favori.
  
  Il alla écarter les rideaux, rangea son matériel de cinéma, transporta un des élégants fauteuils Louis XV de façon à prendre place en face de ses trois visiteurs qui étaient demeurés assis en tailleur sur le tapis.
  
  - Et maintenant, énonça-t-il, les questions pratiques. Duzama vole en ce moment même à destination de Paris. Son avion se posera, si l’horaire est respecté, à 22 h 10 à Roissy.
  
  Il consulta sa montre. Elle marquait 16 h 8.
  
  - Vous disposez de six heures pour préparer votre action. Je remettrai à chacun de vous un automatique chargé. A vous de voir de quelle manière vous décidez d’opérer.
  
  Il se leva, tira de la poche de son pantalon une paire de gants qu’il enfila rapidement. Puis, se dirigeant vers une des superbes commodes qui meublaient le salon, il ouvrit le deuxième tiroir du meuble et il en retira un attaché-case.
  
  - Voici les outils, prononça-t-il sur un ton grave. Ils ont été vérifiés, graissés, vous n’avez aucun pépin à craindre.
  
  Il distribua à chacun des garçons une arme à crosse courte et plate.
  
  Alfred Hardy examina d’un air déçu l’instrument qu’on venait de lui remettre, un Beretta 9 à 7 coups.
  
  - Dites donc, camarade, émit-il en regardant le Russe, je croyais que vos services spéciaux utilisaient des bidules plus sophistiqués que ça pour ce genre de boulot. Si je tire avec ce flingue, ça fera un tel vacarme que tout l’aéroport sera secoué. Pour me débiner en douce, ça ne sera pas du gâteau.
  
  Perenko resta impassible, mais ses yeux s’étaient durcis.
  
  - Ces armes n’ont pas été choisies au hasard, révéla-t-il. Je vous expliquerai nos raisons dans un instant. Voici maintenant quelques papiers personnels que vous porterez sur vous au moment de l’action.
  
  Pierre Chevel et Paul Gernel empochèrent sans sourciller les documents. Mais Hardy les étudia d’un œil soupçonneux. Et il maugréa en montrant un carton barré d’une ligne tricolore :
  
  - C’est quoi, cette carte de membre ?
  
  Il lut :
  
  - RENOUVEAU D’OCCIDENT... Section 4. LIGUE POUR LA SAUVEGARDE RACIALE DE LA FRANCE...
  
  Il ajouta, agressif :
  
  - Ben merde ! Il y a mon nom là-dessus et mon adresse ! Je voudrais bien savoir ce que ça signifie, moi.
  
  Perenko regagna lentement son fauteuil. A 47 ans, l’agent moscovite paraissait dans la pleine force de l’âge. Grand, athlétique, il avait un visage rectangulaire qui dégageait une autorité virile indiscutable. En revanche, ses yeux bleus, d’un bleu pâle mêlé de gris, ne laissaient rien deviner de son âme profonde. Ils étaient à la fois impénétrables et fluides, comme la couleur de la mer à certaines heures.
  
  S’adressant à Pierre Chevel, le chef du commando, il exposa posément :
  
  - Nous ne songeons pas à mettre en doute le succès de la mission que vous allez accomplir, vous vous en doutez. Néanmoins, une très longue expérience en la matière nous enseigne qu’on ne sait jamais ce qui peut arriver. Si l’un de vous se fait prendre, il est utile qu’on trouve sur lui un document qui démontre son appartenance à un groupuscule raciste de droite. De cette manière, même son échec rend service à la Cause. Et ceci vous explique du même coup pour quelle raison vous devez utiliser un automatique Beretta au lieu d’un pistolet spécial à air comprimé. La mort de notre adversaire ne doit pas apparaître comme un règlement de compte entre services secrets. Notre rôle, c’est de penser à tout.
  
  Alfred Hardy rétorqua, hargneux :
  
  - Pas d’accord, camarade. Si je me fais épingler, je veux qu’on sache que je suis un révolutionnaire et que je suis fier de l’idéal pour lequel je combats. Votre carte du Renouveau d’Occident, vous pouvez la garder.
  
  Il jeta le carton sur le tapis.
  
  Pierre Chevel baissa la tête et attendit l’orage. Il avait suivi pendant dix-huit mois les cours de l’Institut Supérieur de Marxisme-Léninisme à Moscou et il se rendait compte que son copain Alfred venait de commettre une gaffe monumentale : contester les ordres d’un cadre du Parti. Mais, à son vif étonnement, Perenko ne monta pas sur ses grands chevaux. C’est avec un léger sourire, et une pointe d’ironie amicale dans la voix, qu’il murmura :
  
  - Ton courage est certes respectable, camarade, mais je te signale que le Parti n’en a rien à foutre. Si tu combats pour un idéal, comme tu dis, inscris-toi plutôt chez les scouts. Au Parti, nous avons tous du courage, du plus haut gradé de l’appareil jusqu’au plus modeste militant. Ce qui compte, en l’occurrence, c’est l’efficacité. Tu te figures sans doute que nos camarades de la Section Centrale des Affaires Africaines sont des réactionnaires ?
  
  - Je n’ai jamais dit ça, protesta le jeune garçon.
  
  - Dans une affaire comme celle qui nous concerne, c’est la ruse qui prime. La mort de William Duzama ne doit pas transformer cet homme en un martyr. Or, s’il tombe sous les balles d’un communiste, c’est ce qui arrivera. Et ton geste se retournera contre nous.
  
  - Si les flics m’épinglent, personne dans mon entourage ne croira que je suis membre d’un clan raciste de droite.
  
  - Mais nous pourrons protester, crier à la provocation, te faire sortir de prison. Cette carte de membre n’a qu’un but : brouiller les pistes et plonger les autorités dans l’embarras. Est-ce que tu comprends cela ?
  
  - Ouais, admettons, grommela Hardy en ramassant la carte qu’il fourra dans sa poche.
  
  Perenko reprit sur un ton plus ferme :
  
  - L’objectif primordial de votre action est le suivant : en liquidant Duzama, nous voulons atteindre la conscience des masses noires en un point névralgique. Délivrés de cet homme qui se dresse devant eux comme un barrage, nos frères Noirs d’Afrique du Sud seront libérés d’une entrave morale, galvanisés pour leur bataille libératrice. Cela seul compte.
  
  Il se leva.
  
  - Nous ne nous reverrons pas, quoi qu’il arrive. Vous restituerez vos armes à votre chef de groupe. Faites votre devoir, camarades. Et bonne chance.
  
  Les trois jeunes hommes comprirent que la séance était terminée. Ils se levèrent. Perenko demanda à Hardy :
  
  - Plus d’objection, camarade ?
  
  - Non.
  
  - Je suppose que ce n’est pas tout à fait comme ça que tu voyais les choses ?
  
  - Bof, c’est secondaire, après tout. Ce qui compte, c’est le résultat, non ? Sur ce point-là, vous pouvez me faire confiance. Demandez à Chevel. Aux exercices de tir, c’est moi le meilleur. Si j’ai votre nègre dans ma visée, il est foutu.
  
  - Parfait, conclut l'aparatchik.
  
  Paul Gernel s’en alla le premier. Ensuite, Hardy. Perenko dit alors à Pierre Chevel :
  
  - Si vous avez une minute, j’aimerais vous poser une question.
  
  - Bien volontiers.
  
  - Pourquoi avez-vous choisi le petit Hardy ? Je le trouve bien jeune et bien impulsif pour cette mission.
  
  - Oui, c’est exact. Mais c’est effectivement le meilleur tireur de ma cellule et, de plus, il est habile, malin comme un singe, rapide comme un lièvre. S’il y a du grabuge, il sera sans doute le seul à s’en sortir.
  
  - Je n’en disconviens pas. Ce qui m’inquiète, c’est son manque de maturité politique. Son attitude et ses paroles trahissent plus d’affectivité que de lucidité dans son engagement.
  
  - Il n’a que dix-neuf ans.
  
  - Comment vit-il ? Qui fréquente-t-il ?
  
  - Il est orphelin et il vit chez sa grand-mère qui est veuve et pauvre. En fait, son foyer, c’est le Parti.
  
  - Vous voulez dire la cellule ?
  
  - Oui, évidemment.
  
  - Est-ce qu’il s’intéresse aux filles ?
  
  - Pas que je sache. Il en saute une par-ci par-là, mais dans le fond il les méprise.
  
  - Je vous conseille de le surveiller après l’opération de ce soir. Ces gamins-là ne peuvent pas résister au besoin de parler, de se glorifier.
  
  - Il est râleur, c’est sûr, mais je le crois capable de garder un secret.
  
  - Je l’espère, soupira le Soviétique.
  
  - Pourquoi me parlez-vous de lui ? Vous croyez que j’ai commis une imprudence en le choisissant ?
  
  - C’est votre affaire, camarade. Je tenais seulement à vous mettre en garde. Oh, ce n’est peut-être qu’une impression, une intuition si vous préférez, mais dès le premier abord j’ai senti que ce garçon était vulnérable.
  
  - Qu’entendez-vous par là ?
  
  - Un de nos anciens camarades a écrit une chose très juste et très profonde à ce sujet : pour comprendre les actions secrètes du Parti, il faut s’être brûlé au soleil caché de l’autre face du marxisme.
  
  - Alfred Hardy n’est pas un enfant de chœur. Il exécutera les ordres et il ne parlera à personne de ce qui se sera passé à Roissy ce soir. Je m’en porte garant.
  
  - Parfait. Bonne chance, camarade.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  
  
  
  Coplan arriva à l’aéroport Charles-de-Gaulle, à Roissy, à 21 h 13.
  
  A bord de l’une des voitures du Service, il emprunta un itinéraire habituellement réservé aux agents de la sécurité et il se gara dans le parking spécial. Les trois policiers en uniforme qui surveillaient cet endroit avec une vigilance rigoureuse lui demandèrent poliment ses papiers d’identité et son laissez-passer.
  
  Coplan obtempéra.
  
  Pendant que le chef du trio procédait aux vérifications, les deux autres flics braquaient vers l’agent du S.D.E.C. leur mitraillette.
  
  En voyant la carte des Services Spéciaux, le chef des flics prononça :
  
  - Il y a un message qui vous attend au bureau n® 13, monsieur Coplan. Un de mes hommes va vous y conduire.
  
  - D’accord, acquiesça Francis.
  
  Le message en question émanait du commissaire principal Tourain, de la D.S.T.
  
  « Désire vous contacter à 21 h 30 au bureau 13 pour communication importante. »
  
  Coplan glissa le billet dans sa poche et s’enquit auprès de l’un des officiers de sécurité qui assuraient la permanence :
  
  - Puis-je vous tenir compagnie un moment ? Un commissaire de la D.S.T. me fixe rendez-vous dans ce bureau à 21 h 30 et je suis un peu en avance,
  
  - Oui, naturellement. Installez-vous dans un fauteuil. Et si le cœur vous en dit, nous avons de la bière, du café, des jus de fruit et du coca.
  
  - Non, merci, je sors de table. Je suppose qu’on ne peut pas fumer ici ?
  
  - Non, c’est interdit.
  
  Coplan alla prendre place dans un des fauteuils. L’officier de Sécurité ramassa un journal qui traînait sur une des tables et le donna à Francis en disant :
  
  - La dernière de France-Soir. Cela vous passera le temps.
  
  - Merci.
  
  Il y avait dans le canard une chronique qui intéressa Coplan. Elle s’intitulait : Grandes manœuvres et tensions équivoques en Afrique Noire.
  
  Tourain arriva finalement avec une dizaine de minutes de retard. Costaud, boudiné dans son complet sans élégance, son éternel mégot à la bouche, le policier était en rogne contre les embouteillages qui l’avaient bloqué à la sortie de Paris.
  
  - Tous les vendredis soir, c’est la même pagaille, maugréa-t-il. On devrait mettre l’essence à 50 francs le litre. Les enquiquineurs qui vont à leurs résidences secondaires y regarderaient à deux fois.
  
  - Calmez-vous, Tourain. Je ne suis pas pressé et je lisais des choses passionnantes.
  
  - Venez, l’inspecteur Tual nous attend dans son bureau.
  
  Ils quittèrent le bureau 13 pour se rendre au bureau de la sécurité de l’aéroport. L’inspecteur Tual était un homme de taille moyenne, placide, âgé d’une quarantaine d’années. En civil.
  
  - Bonsoir, commissaire. Bonsoir monsieur Coplan. Vous êtes prévoyants, à ce que je vois. Votre homme n’arrive qu’à 22 h 10.
  
  Tourain marmonna :
  
  - Je sais, mais nous avons quelques problèmes à régler avant d’accueillir notre zèbre. Figurez-vous qu’un de mes informateurs m’a signalé une chose étrange : il se pourrait que nous ne soyons pas les seuls à guetter l’arrivée de ce Duzama.
  
  L’inspecteur Tual arqua les sourcils.
  
  - Ah ? fit-il.
  
  Tourain expliqua :
  
  - Sauf erreur, un commando extrémiste a été mobilisé. Trois loustics, dont deux au moins figurent au fichier comme éléments subversifs. Et ce qui m’inquiète le plus, c’est qu’un de ces lascars a garé sa moto au parking de l’aéroport, aux environs de 20 heures, après quoi il s’est éclipsé. Une Honda 500, vous voyez le genre.
  
  Coplan questionna :
  
  - Qu’est-ce qui vous fait croire que ces individus suspects s’intéressent à William Duzama, Tourain ?
  
  - Ce n’est qu’une hypothèse, stipula le commissaire. J’ai parcouru le dossier que votre directeur m’a fait parvenir au sujet de Duzama et je me suis rendu compte que ce haut fonctionnaire noir est plutôt mal vu par la clique mondiale des révolutionnaires de gauche. Est-ce que je me trompe ?
  
  - Non, vous ne vous trompez pas, répondit Francis. On peut même considérer Duzama comme un ennemi prioritaire des stratèges politiques de Moscou. C’est d’ailleurs pour cela que je suis ici. Si vos suspects ont manigancé un attentat pour liquider cet hôte de la France, ils seront déçus. Je cueillerai Duzama dès qu’il sortira de l’avion. Il ne montrera pas le bout de son nez dans le hall d’arrivée.
  
  - Bonne idée, approuva Tourain. Vous me soulagez. Vous avez les autorisations nécessaires ?
  
  - Oui, tout est en règle. Et ma voiture se trouve dans l’enceinte gardée de l’aéroport. Duzama ne court aucun risque... Sauf s’il y a des terroristes ou des pirates à bord de son avion.
  
  Tual intervint :
  
  - Rien à craindre de ce côté-là, monsieur Coplan. Les terroristes ne tenteront rien à bord de l’appareil. Ils sont bien renseignés, croyez-moi, et ils savent que les voyageurs des lignes régulières de l’Union Sud-Africaine sont protégés. En fait, un bon tiers de ces voyageurs sont des flics en civil.
  
  - Sage précaution, commenta Francis. Un pays qui polarise la haine de toute la planète a le devoir de prendre les mesures requises.
  
  L’inspecteur Tual murmura :
  
  - D’ailleurs, jusqu’à présent tout se passe bien. J’ai fait contacter l’avion en vol, il y a exactement dix-huit minutes. Mais, dites-moi commissaire, vos suspects, vous n’avez pas l’intention de les contrôler ?
  
  - Ce n’est pas l’envie qui me manque, maugréa Tourain. Ce qui me gêne, c’est qu’une intervention éventuelle risque de se retourner contre mon observateur.
  
  Tual rétorqua :
  
  - A quoi sert un informateur si nous ne pouvons pas exploiter ses informations ? En tant que responsable de la sécurité de l’aéroport, ça ne me plaît pas beaucoup de savoir que des assassins en puissance se promènent dans le hall d’arrivée.
  
  - Je m’en doute, grogna Tourain. Mais ma position est un peu plus scabreuse que vous ne le pensez. Je ne peux pas bousiller un informateur de cette importance pour frapper un coup d’épée dans l’eau.
  
  - Passez-moi la main, suggéra Tual. Pour mes équipes, les vérifications d’identité sont monnaie courante. Si vos suspects sont droits dans leurs bottes, il ne leur sera fait aucun mal.
  
  - D’accord, accepta Tourain.
  
  Il extirpa de sa poche un portefeuille avachi dont il retira trois photos en noir et blanc, format carte postale.
  
  - Les indications sont au dos des photos, dit-il. A vous de jouer, mais recommandez à vos hommes d’y aller mollo.
  
  Tual examina les portraits, demanda :
  
  - Le type à la moto, c’est lequel ?
  
  - Le grand lourdaud chevelu.
  
  Tual retourna le cliché, lut :
  
  - Gernel, Paul. Peintre en bâtiment, actuellement au chômage. Domicilié à Paris, 222 ter Faubourg Saint-Denis. Déjà photographié à deux reprises lors des manifestations contre le plan Barre en janvier. Individu redouté par les jeunes de son quartier. La rumeur lui prête quelques viols et de nombreux actes de violence.
  
  Tual regarda Tourain et laissa tomber :
  
  - Le fait est qu’il a une sale gueule, votre client.
  
  - Une gueule de tueur, renchérit le commissaire. Faudra faire gaffe si vous l’interpellez.
  
  Tuai décrocha son téléphone intérieur, forma un numéro sur le cadran, s’annonça :
  
  - Inspecteur Tual. Demandez à l’inspecteur Boullenger de faire un saut jusqu’à mon bureau. C’est urgent. Merci.
  
  
  
  
  
  Le Boeing des South African Airways, après un atterrissage irréprochable, s’immobilisa sur son aire de stationnement à 22 h 17.
  
  Dès que le sas mobile eut été mis en place, Coplan pénétra dans le tunnel et marcha rapidement vers la carlingue de l’avion. Au steward qui apparut lorsque la porte fut ouverte, il montra sa carte spéciale et se présenta :
  
  - Coplan.
  
  Le jeune steward opina et dit en anglais :
  
  - O.K. Mister Coplan. Nous avons été prévenus. Votre passager vous attend dans le cockpit. Entrez.
  
  William Duzama se trouvait effectivement dans le poste de pilotage en compagnie d’un colosse aux yeux de granit, un flic en civil de toute évidence. Le commandant de bord et ses assistants rassemblaient leurs affaires pour débarquer.
  
  Coplan se présenta. Duzama lui tendit la main.
  
  - Heureux de faire votre connaissance, monsieur Coplan. Je vous présente l’inspecteur Leisser qui a veillé sur moi comme sur un trésor.
  
  Coplan serra les mains. Duzama lui parut très sympathique, plus chaleureux et plus décontracté que sur les photos qu’on possédait de lui au Service.
  
  Le policier sud-africain enchaîna en excellent français :
  
  - C’est effectivement un trésor que je vous confie, monsieur Coplan. Ma mission se termine ici. Mon pays compte sur vous.
  
  - N’ayez crainte, inspecteur, assura Francis. M. Duzama est dans de bonnes mains. Nous quitterons l’appareil quand tous les passagers seront partis.
  
  - O.K. Je vous laisse, murmura Leisser.
  
  Il s’en alla, calme et puissant.
  
  Duzama émit en souriant :
  
  - Si j’en crois ce luxe de précautions, Paris n’est plus une ville de tout repos à ce qu’il semble ? Il y a quatre ans, j’ai fait ici un stage de sept mois à la Sorbonne. Je n’avais pas de garde du corps à cette époque.
  
  - Le cas de Paris n’a rien de particulier, fit remarquer Coplan avec bonhomie. Toutes les grandes villes sont dans le même bain : la statistique mondiale en est à son cent trentième assassinat politique au cours des quatorze derniers mois. D’autre part, lors de votre séjour précédent, vous n’étiez pas encore V.I.P.
  
  - C’est vrai. Je n’étais qu’un nègre parmi les milliers de nègres qui vivent dans votre belle cité.
  
  C’était dit sans la moindre acrimonie. Coplan insinua avec ironie :
  
  - Vous regrettez cette époque ?
  
  - Un peu, oui. J’ai un caractère foncièrement indépendant et le carcan des services de sécurité me pèse. A force d’être couvé par des gardes du corps, on finit par perdre toute fantaisie, toute spontanéité. Cette escapade de huit jours à Paris me fera le plus grand bien à cet égard.
  
  - Ne vous faites pas trop d’illusions. Je suis chargé de veiller sur vous nuit et jour. Et j’ai l’intention de ne pas vous lâcher d’une semelle.
  
  Duzama tiqua.
  
  - Vous comptez me tenir compagnie nuit et jour ?
  
  - Oui, forcément. Ce n’est pas pour mon plaisir, vous vous en doutez. Mais les ordres sont les ordres. Le gouvernement attache beaucoup de prix à votre personne.
  
  - En effet. Mais cela ne m’arrange guère, je vous le dis franchement. J’ai pas mal de choses à faire à Paris : des contacts à prendre, des amis à revoir. Je ne peux pas imposer votre présence aux gens que je désire rencontrer.
  
  - Nous examinerons tout cela plus tard. Pour commencer, je vais vous mettre en lieu sûr dans une jolie villa de la banlieue parisienne où vous aurez tout votre confort.
  
  - Pas question, trancha le Noir, catégorique. J’ai retenu une chambre au Ritz et je suis sûr que du courrier m’y attend déjà.
  
  - Ne vous tracassez pas pour cela. Les dispositions ont été prises. Un de mes assistants occupe votre chambre du Ritz et votre courrier vous sera remis automatiquement.
  
  - En somme, je suis votre prisonnier ?
  
  - Je vous en prie, soyez compréhensif, monsieur Duzama. Le climat politique actuel justifie notre attitude, vous le savez bien. S’il vous arrivait un malheur, cela créerait dans le monde une situation explosive qu’il est préférable d’éviter.
  
  - Vous me coupez la tête parce que j’ai un bouton sur le nez ? C’est une méthode un peu radicale, non ? Si je ne suis pas libre de mes mouvements, ce voyage à Paris ne sert strictement à rien.
  
  - Ce qui nous importe, c’est que vous quittiez la France en bonne santé.
  
  - Vous attachez plus d’importance à ma vie que je n’y attache moi-même, c’est un comble. Vous pensez bien qu’en acceptant les fonctions que j’assume, j’ai pris mes responsabilités.
  
  - Nous en reparlerons. Si vous voulez bien me suivre, je crois que tous les voyageurs ont quitté l’appareil.
  
  
  
  
  
  Dans le hall d’arrivée, le gros Gernel commençait à se faire du souci. Tous les voyageurs de l’avion en provenance de l’Afrique du Sud avaient franchi les contrôles de police et Duzama ne s’était pas montré.
  
  Gernel était pourtant tout à fait sûr de son coup d’œil. Parmi tous les Noirs qu’il avait vu passer, aucun ne ressemblait à celui qu’il attendait.
  
  Frustré, déçu, Gernel tourna un regard perplexe vers le petit Hardy qui se tenait de faction un peu en retrait.
  
  A cet instant précis, un grand gaillard en complet gris, l’inspecteur Boullenger, aborda Paul Gernel et lui dit à mi-voix :
  
  - Police de l’aéroport. Voulez-vous me suivre pour un contrôle d’identité, je vous prie ?
  
  Gernel ne put réprimer un mouvement de recul.
  
  - De quoi ? maugréa-t-il. Pourquoi voulez-vous me contrôler ? Je ne fais rien de mal, non ? J’attends quelqu’un.
  
  - Allez, pas d’histoires, fit l’inspecteur en posant sa main gauche sur l’épaule du jeune gars.
  
  Il poussa Gernel vers une porte vitrée du hall. Alfred Hardy, dont la réputation n’était pas surfaite, évalua dans un éclair la situation et la jugea scabreuse. Son copain Paul Gernel en possession d’une arme, allait voler en taule. Fallait pas laisser faire.
  
  Avec promptitude, dextérité et sang-froid, il sortit son Beretta, visa les jambes du poulet qui emmenait Gernel et tira deux coups. Puis, se ruant vers son camarade, il gueula :
  
  - On se débine ! Viens !
  
  C’est alors qu’il encaissa sur l’occiput un violent coup de crosse et que son bras droit fut tordu vers le haut par une main plus dure qu’un étau d’acier. Deux détonations éclatèrent cependant, mais les balles allèrent se perdre dans le vide.
  
  Le policier qui avait neutralisé Hardy fulmina :
  
  - Petite ordure ! Tu vas voir ce que ça va te coûter de tirer sur un flic !
  
  Il assena sur la tête du jeune garçon un second coup de crosse décisif. Hardy s’écroula, sonné. Sur ces entrefaites, le gros Gernel s’était propulsé vers une des issues du hall. Il se heurta à un malabar - un inspecteur, évidemment - qui le gratifia d’un brusque croc-en-jambe. Emporté par son élan, Gernel s’étala au sol et reçut sur le râble les cent kilos du flic qui l’avait intercepté. Une fraction de seconde plus tard - tandis que la foule qui encombrait le hall s’enfuyait dans un tohu-bohu de panique en criant - les deux acolytes de Pierre Chevel étaient emmenés sans douceur vers le bureau de la sécurité de l’aéroport.
  
  Pierre Chevel, qui faisait le guet à l’extérieur, travesti en femme, s’était éclipsé dès le premier coup de feu sans demander son reste.
  
  Au parking réservé à la police, Coplan et Duzama se préparaient à monter dans la voiture de Francis. Ils refluèrent dare-dare vers le bureau de l’inspecteur Tuai.
  
  Coplan ricana à l’intention du Noir :
  
  - Mettons-nous à l’abri. Je me trompe peut-être, mais j’ai bien l’impression que les balles qui viennent de péter dans le hall vous étaient destinées.
  
  Tual et le commissaire Tourain, debout dans le bureau 13, tendus et pâles, avaient sorti leur arme.
  
  Tourain lança à Coplan :
  
  - Qu’est-ce que je vous avais dit ! Si vous étiez passés par le hall, vous étiez cuits tous les deux.
  
  - Votre tuyau valait de l’or, reconnut Francis.
  
  La porte du bureau s’ouvrit. Le gros Gernel, les poignets ramenés dans le dos et entravés par des menottes, fut poussé dans la pièce. Dans sa chute, il s’était fendu la lèvre supérieure et le sang dégoulinait sur son menton et sur sa poitrine. Ensuite, deux policiers véhiculèrent leur collègue Boullenger blessé aux cuisses, et deux autres policiers vinrent déposer dans le local, à même le sol, le petit Hardy qui n’avait pas repris connaissance.
  
  Tourain aboya :
  
  - Et le troisième suspect ?
  
  -Nous ne l’avons pas vu, indiqua le chef du groupe de sécurité.
  
  Tourain se tourna vers Coplan et Duzama :
  
  - Il doit rôder dans les parages. Méfiez-vous.
  
  Tual décida :
  
  - Nous allons vous déblayer la route…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  
  
  
  Dans la voiture qui les ramenait à Paris et que pilotait Coplan, William Duzama n’en menait pas large.
  
  Coplan murmura d’une voix amicale, exempte d’ironie :
  
  - Ma présence et mon intervention vous contrarient, je le comprends fort bien, mais vous admettrez qu’elles ne sont ni injustifiées ni superflues.
  
  - Je vous fais mes excuses. Je ne m’explique pas comment ces tueurs ont pu apprendre l’heure de mon arrivée à Paris.
  
  - La presse de votre pays n’a pas parlé de votre voyage en France ?
  
  - Si, mais sans fournir la moindre précision au sujet de l’avion que je comptais prendre.
  
  - Par conséquent, il y a eu une fuite dans votre entourage immédiat. C’est un point capital que je vous conseille d’élucider.
  
  - C’est matériellement impossible. Tous mes collaborateurs directs sont des frères de race et je sais depuis toujours que certains d’entre eux sont des agents communistes ou nationalistes noirs infiltrés dans l’administration.
  
  - Charmant.
  
  - C’est la rançon de la mission que j’assume. J’ai l’air de prendre les choses à la légère, mais je suis prêt à subir le pire à chaque moment. Moralement, je suis disponible. Je sais que des commandos meurtriers peuvent m’abattre, des ravisseurs me kidnapper, me torturer. Que voulez-vous que j’y fasse ? J’étais en dernière année à l’université quand j’ai fait mon choix. Et, pour être logique avec moi-même, pour être en règle avec ma conscience, j’ai décidé de rester célibataire. Je ne veux à aucun prix entraîner une femme et des enfants dans une aventure aussi périlleuse.
  
  - Pourquoi avez-vous fait ce choix ?
  
  Duzama eut un léger sourire désabusé.
  
  - Mes adversaires vous diront que c’est par arrivisme, prononça-t-il.
  
  - Drôle d’arrivisme, fit remarquer Coplan. Personne ne désire arriver à la mort avant l’échéance normale.
  
  - En réalité, mon choix est le fruit d’une longue méditation. Je crois très sincèrement que les Blancs qui ont bâti notre nation sont la grande chance des Noirs de toute l’Afrique. Je crois également que la formule du développement séparé (Doctrine politique élaborée par le gouvernement de l’Union Sud-Africaine et qui se propose d’accorder progressivement l’autonomie aux Noirs en les groupant par ethnies) est la plus juste et la meilleure en ce qui concerne les ethnies noires en Afrique du Sud. Je crois enfin que la fermeté, la puissance, le courage du gouvernement blanc de mon pays sont actuellement des éléments de paix pour tous, les Blancs et les Noirs. Car je ne vous apprends rien si je vous rappelle que les victimes des troubles politiques en Afrique Australe, ce sont toujours les Noirs. Vous me rétorquerez que c’est une tradition ancienne : nous autres, les nègres, nous avons toujours été manipulés par les démagogues.
  
  - En résumé, vous avez choisi en pleine connaissance de cause la voie la plus difficile ?
  
  - Toutes les religions enseignent que la voie étroite est la voie de Dieu.
  
  - Ce qui signifie que vous avez la foi ?
  
  - Nul être au monde ne peut vivre sans la foi. Personnellement, je fais confiance à Dieu plutôt qu’à Karl Marx.
  
  - Dieu est invisible, hélas, renvoya Francis. Tandis que Karl Marx est un idéologue dont le programme est une affaire terrestre, concrète.
  
  - Je n’en disconviens pas. Mais, vous savez, pour un Noir, les réalités les plus réelles sont les réalités invisibles.
  
  Il y eut un silence.
  
  Dans les ténèbres de la nuit d’avril, Coplan conduisait vite mais très attentivement.
  
  Il reprit soudain :
  
  - Connaissez-vous Montmorency ?
  
  - Oui, j’y suis allé à deux ou trois reprises. C’est près du champ de courses d’Enghien, n’est-ce pas ?
  
  - C’est là que je vous conduis. Ce n’est que provisoire, bien entendu. Mais je pense que vous serez satisfait.
  
  - Vous ne voulez décidément pas me conduire au Ritz?
  
  - Écoutez, Duzama, vous êtes un haut fonctionnaire et vous devez donc connaître l’adage : gouverner c’est prévoir. Si l’heure exacte de votre arrivée a été communiquée aux terroristes par quelqu’un de votre entourage, ce traître a dû leur signaler que vous aviez réservé une chambre au Ritz. Mon intervention de ce soir vous a très certainement évité de rouler vers la morgue en ce moment même, alors, de grâce, laissez-moi faire mon travail. Ce serait idiot d’échapper à un attentat à l’aéroport pour aller se faire tuer au Ritz, non ?
  
  Duzama se contenta de lâcher un long soupir à fendre l’âme.
  
  Coplan grommela :
  
  - L’inspecteur Tual vient de nous dire qu’il y avait trois tueurs sur le sentier de la guerre. Nous en avons épinglé deux, mais le troisième est en liberté. Il vous attend peut-être à votre hôtel.
  
  - Bon, bon, je capitule, dit le Noir. Mais je ne vous promets pas d’être toujours aussi obéissant. Je ne suis pas venu à Paris pour me cacher.
  
  - Nous en reparlerons demain. La nuit porte conseil. Mais je ne vous promets pas de vous lâcher dans Paris sans mon approbation. Je suis assez pointilleux sur le plan de la conscience professionnelle. Et j’entends bien vous mettre dans votre avion en bonne santé quand vous quitterez la France. Vous comptez rester une semaine, je crois ?
  
  - Oui.
  
  - Et vous allez ensuite en Suisse, si mes renseignements sont exacts ?
  
  - Ils le sont. Je passe trois jours à Zurich. Et ensuite je vais passer une semaine au Brésil avant de rentrer à Pretoria.
  
  Coplan freina, franchit la grille d’une propriété, stoppa devant le perron éclairé d’une grosse villa blanche.
  
  - Nous voici arrivés. Je vais m’occuper moi-même de votre installation. Vous verrez, c’est très bien. Ce n’est pas le Ritz, bien sûr, mais vous vous réveillerez le matin au chant des oiseaux.
  
  Dès qu’il eut pris possession de sa chambre, William Duzama décrocha le téléphone et composa un numéro.
  
  - Allô, Gisèle? émit-il joyeusement. C’est Will... Oui, un excellent voyage. Mais j’ai bien fait de te dire d’attendre mon coup de fil : le service de sécurité de l’aéroport m’a littéralement kidnappé à mon arrivée. Tu ne m’aurais même pas aperçu. D’autre part, je ne suis pas au Ritz. Je t’expliquerai tout cela demain. Je te rappelle vers midi, d’accord ? Je t’embrasse.
  
  Coplan, dans une des pièces du sous-sol de la villa, dit à l’agent du S.D.E.C. affecté à la surveillance des communications téléphoniques :
  
  - Dès que vous connaîtrez le nom et l’adresse de la personne en question, transmettez les renseignements au Service.
  
  - O.K. Je m’en occupe.
  
  - Idem s’il donne d’autres coups de téléphone, naturellement.
  
  - Naturellement, répéta l’agent, un jeune gars de trente ans, nommé Yves Lacape.
  
  Avant de quitter la villa, Francis donna encore quelques consignes aux collègues qui occupaient (et surveillaient) la propriété.
  
  Une petite heure plus tard, il pénétrait dans le hall de l’hôtel Ritz, place Vendôme. A la réception, il pria le préposé de prévenir M. Rensburg, chambre 41, que M. Coplan désirait le voir.
  
  - Vous pouvez monter, dit l’employé. M. Rensburg m’avait signalé qu’il attendait votre visite.
  
  Jan Rensburg était un grand type d’une bonne quarantaine d’années, musclé, sec, flegmatique, avec un faciès austère, des yeux bleus, des cheveux blonds coupés court, un teint bronzé. Délégué commercial itinérant du gouvernement de l’Union Sud-Africaine, il ne s’occupait pas uniquement des relations économiques de son pays avec les nations occidentales. C’était un de ces hommes dont on dit qu’ils ont plusieurs cordes à leur arc. En tout cas, il voyageait beaucoup et il avait de nombreux amis à Paris, surtout dans les coulisses du pouvoir. Il parlait couramment le français.
  
  - Je suppose qu’un scotch bien tassé ne vous fera pas de mal ? ironisa-t-il en accueillant Coplan.
  
  Il ajouta mezzo voce :
  
  - Ne fût-ce que pour vous remettre de vos émotions.
  
  - Volontiers, accepta Francis. Mais vous savez bien que je n’ai pas eu la moindre émotion ce soir, puisque c’est grâce à vous que j’ai dérobé Duzama aux tueurs qui le guettaient. Comment aviez-vous prévu ce qui allait se passer ?
  
  - Ce n’est pas à un vieux singe qu’on apprend à faire des grimaces, marmonna Rensburg.
  
  - Mais encore ?
  
  - L’expérience, cher ami, rien que l’expérience. En fait, je n’avais pas prévu ce qui allait se passer. Mais c’était une hypothèse... euh... crédible, pour employer une formule à la mode. Un vieux soldat n’oublie jamais de contrer les ruses éventuelles de l’adversaire.
  
  - Vous ne disposiez d’aucun renseignement précis ?
  
  - Non, naturellement, assura Rensburg.
  
  Il versa deux copieuses rations de Cutty Sark dans deux verres, donna l’un des verres à Coplan et lui indiqua un fauteuil.
  
  - A votre santé, dit-il.
  
  Puis, s’étant assis en face de son interlocuteur, il demanda posément :
  
  - Comment les poulets s’y sont-ils pris pour identifier les deux tueurs alors même que ceux-ci n’avaient pas pu agir ?
  
  - Vous étiez là ?
  
  - Oui, en simple badaud, par curiosité professionnelle.
  
  - La D.S.T. avait été alertée par un de ses informateurs. En réalité, il y avait trois tueurs en piste. Mais le troisième n’a pas été aperçu à l’aéroport.
  
  Rensburg avala une lampée de whisky, prononça sur un ton détaché :
  
  - Vos propos m’intéressent prodigieusement, Coplan. Puis-je vous demander, si ce n’est pas indiscret, le nom de cet informateur qui a si bien tuyauté la D.S.T. ?
  
  - Vous pouvez me le demander, mais je ne peux pas vous répondre. Je ne connais pas le nom de cet informateur.
  
  - Façon courtoise de me faire comprendre que c’est un secret d’État, j’imagine ?
  
  - Non, pas du tout, c’est la stricte vérité.
  
  - Je vais devoir agir à l’échelon supérieur pour obtenir ce renseignement ?... Pour moi, c’est vital.
  
  - Ne faites rien pour le moment. Si c’est un secret d’État, on vous enverra sur les roses. Par contre, la vieille amitié qui me lie au commissaire Tourain me permettra sans doute de tirer cette histoire au clair. Je ne pouvais rien tenter cette nuit parce que les policiers avaient d’autres chats à fouetter. Un inspecteur blessé, deux individus arrêtés, vous voyez le tableau. Mais j’aimerais vous poser une question, moi aussi. Le commando qui attendait Duzama connaissait l’heure d’arrivée de son avion. Or, Duzama prétend que cette précision n’a pas été communiquée à la presse. Comment expliquez-vous cela ?
  
  - La réponse coule de source : une fuite au sein du personnel qui compose le secrétariat de Duzama.
  
  - Vos services ne sont-ils pas en mesure de détecter cette fuite ?
  
  - Si nos services avaient les mains libres, ce serait vite fait. Mais ce n’est pas le cas. La convention qui régit nos rapports avec la communauté noire chargée des liaisons avec le Transkei (Le Transkei, premier pays indépendant créé par la République Sud-Africaine, est grand comme le Danemark et compte 3 millions d’habitants, des Bantous) interdit à nos agents du contre-espionnage d’investiguer dans l’administration en question. C’est le fondement même de l’autonomie accordée à ce premier foyer noir, en 1963. S’il y a des fuites, c’est leur problème.
  
  - Duzama prétend qu’une enquête sérieuse dans son entourage immédiat est impossible.
  
  - Il a parfaitement raison. Mais je peux néanmoins vous dire à titre confidentiel que mes collègues de Pretoria ne resteront pas passifs. Nous aussi, nous avons des mouchards parmi le personnel qui entoure Duzama. Mais c’est une affaire de longue haleine, forcément.
  
  - De vous à moi, est-ce qu’on vous avait prévenu, oui ou non, que des tueurs allaient cueillir Duzama à sa descente d’avion ? Vous avez été si pressant, si insistant, que cela donne vraiment à réfléchir.
  
  - Non. Parole d’officier. Mon insistance n’a d’autre raison que ma méfiance instinctive et mon expérience, comme je vous le disais il y a un instant.
  
  - Et maintenant ? Duzama va se fâcher, j’en suis sûr. Il va ruer dans les brancards. Même s’il doit risquer sa peau, il n’acceptera pas d’être un prisonnier docile. Il ne me l’a d’ailleurs pas caché.
  
  - A l’impossible nul n’est tenu, Coplan. Faites le maximum pour le garder sous contrôle, c’est tout ce que je vous demande. Pour le reste, à la grâce de Dieu.
  
  - Personne n’a appelé Duzama au téléphone ici au Ritz ?
  
  - Non. Votre jeune collègue Fondane occupe la chambre de Duzama et il a promis de m’avertir aussitôt.
  
  - Bon, je crois que nous avons fait le tour de la question. Nous verrons la suite demain, je vais aller me coucher.
  
  - A quel moment comptez-vous me contacter ?
  
  - Disons vers 15 heures. J’aurai revu Duzama et j’aurai eu un entretien avec le commissaire Tourain.
  
  
  
  
  
  Le lendemain matin, à neuf heures, Coplan arriva au siège du S.D.E.C. Il appela aussitôt par téléphone la FEUILLERAIE, la villa de Montmorency où il avait conduit Duzama.
  
  L’agent Guénard, qui avait pris le relais de son camarade Yves Lacape, lui assura que tout était calme et paisible à Montmorency.
  
  - Votre protégé roupille. Il n’a pas encore réclamé son petit déjeuner.
  
  - Très bien. Quand il sera réveillé, prévenez-le que j’irai le voir entre onze heures et midi.
  
  - Ce sera fait. A propos, avez-vous reçu la note que Lacape a transmise au Service ?
  
  - Non, pas encore. Je voulais d’abord prendre des nouvelles de mon zèbre.
  
  - C’est au sujet du coup de fil donné hier soir par Duzama. Le numéro qu’il a appelé est celui d’une certaine Gisèle Cormet. L’adresse est la suivante : 38 square Raynouard, dans le 16e.
  
  - Je note, merci.
  
  Effectivement, le secrétariat avait reçu la note destinée à Coplan ; un collègue avait déjà pris la peine de rassembler, à toutes fins utiles, quelques informations sur la nommée Gisèle Cormet.
  
  « gée de 32 ans, de race noire, divorcée, née d’un père belge et d’une mère africaine ; secrétaire à l’Office Économique d’Eurafrique, à Paris. »
  
  Coplan pensa aussitôt : Duzama a probablement l’intention de se payer du bon temps avec cette nana. Faudra ouvrir l’œil.
  
  Et il rédigea à l’intention de son directeur un billet lui demandant de déclencher une enquête plus approfondie, quoique discrète, sur la jeune femme noire en question.
  
  Après quoi, il fila à la D.S.T. où il fut accueilli par un Tourain apparemment de mauvais poil.
  
  - Vous vous rendez compte, maugréa le policier, j’ai dormi trois heures cette nuit. Je suis crevé.
  
  - Comment va l’inspecteur qui a été blessé ?
  
  - Boullenger ? Il a été opéré vers une heure du matin. Une balle dans la cuisse gauche et une dans le mollet droit. Les pruneaux ont été extraits sans trop de difficulté. La guérison complète n’est plus qu’une question de temps.
  
  - Et les deux lascars que vous avez épinglés ?
  
  - Ces deux-là, ils n’ont pas fini d’en baver, je vous le garantis. Tenez, je vais vous raconter la meilleure . ils avaient tous les deux dans leur poche une carte de membre du Renouveau d’Occident, un groupuscule extrémiste de droite. Les cocos nous prennent vraiment pour des cons, ma parole !
  
  - Cela vous choque ? Certains militants d’extrême-droite n’aiment pas beaucoup les nègres, surtout ceux qui collaborent avec les Blancs et qui se voient confier des responsabilités politiques importantes.
  
  - Mon œil ! répliqua Tourain. Ces deux types sont d’authentiques militants communistes. Je suis bien placé pour le savoir.
  
  - Justement, enchaîna Francis sur un ton détaché, je suis venu vous voir pour vous demander, à titre amical, un renseignement qui pourrait m’être utile. L’informateur qui vous a rencardé au sujet de ces deux hommes de main, qui est-ce ?
  
  - Un informateur, sans plus.
  
  - Mais encore ?
  
  - Ne m’en demandez pas plus. Vous avez vos petits secrets, nous avons les nôtres. Je ne me permettrais jamais de vous demander les noms de vos collègues du S.D.E.C. en place à Genève, à Vienne ou ailleurs.
  
  - Sans doute, mais dans le cas qui nous occupe, nos intérêts sont solidaires. La mission dont je suis chargé vous concerne tout autant que moi.
  
  Tourain secoua négativement sa grosse tête, ce qui fit dégringoler une pluie de cendres sur le devant de sa veste.
  
  - Non, Coplan, non, n’insistez pas. TOP SECRET.
  
  - Pour l’amour du ciel, Tourain, ne faites pas le cabochard. Nous risquons de perdre notre temps, vous et moi, à cause de votre fichu caractère.
  
  - Désolé.
  
  - C’est moi qui le suis, désolé. Nous pourrions régler cette affaire en douce, entre amis. Car vous savez bien que vous finirez par me mettre au parfum. Seulement, ça fera des remous dans les hautes sphères.
  
  Tourain se leva. Son mufle fermé trahissait sa détermination.
  
  - Je m’excuse, Coplan, mais j’ai beaucoup de boulot ce matin. Je dois assister aux interrogatoires des deux petites crapules qui ont flingué Boullenger.
  
  A cet instant, le téléphone grésilla sur la table de travail du commissaire. Il décrocha, grommela :
  
  - Oui, et alors?... Je vous le passe.
  
  A Coplan :
  
  - C’est pour vous.
  
  Coplan prit l’écouteur et il changea de figure. Puis, d’une voix teintée d’incrédulité :
  
  - C’est une blague, non ?
  
  - Eh bien, j’espère qu’il reviendra. Sinon, gare à votre matricule. J’arrive immédiatement.
  
  Il raccrocha, regarda Tourain et laissa tomber :
  
  - Duzama s’est débiné.
  
  - Non ? Il a quitté la Feuilleraie ?
  
  - C’est ce qu’on vient de m’annoncer.
  
  - Il est cinglé, ce gars-là ? On se casse le cul pour assurer sa protection et il prend la clé des champs !
  
  - J’espère qu’il ne lui arrivera rien.
  
  - Est-ce qu’il sait qu’il y avait trois tueurs lancés à ses trousses et que le troisième se promène dans la nature ?
  
  - Oui, je l’ai prévenu.
  
  - Eh bien, s’il se fait bousiller, il ne l’aura pas volé. Moi, faut que je file. Je serai de retour vers 16 heures. Tenez-moi au courant.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  
  
  
  A la villa de Montmorency, c’était la consternation. Le gros Perrot, un quinquagénaire bedonnant, responsable de la surveillance de la propriété, expliqua d’un air contrit à Coplan :
  
  - Je n’y comprends rien. Il avait l’air si gentil, si docile, si décontracté. Il a pris son petit déjeuner et il a demandé la permission de faire une petite balade dans le jardin. Remarquez, il était toujours en robe de chambre. Je l’ai observé pendant un moment, puis j’ai eu affaire dans la maison et je pense qu’il en a profité pour se débiner. Ce gars-là, en dépit de son air innocent et candide, c’est un drôle de finaud, pas de doute.
  
  - Où étaient Couleau et Badal ?
  
  - Ils venaient de partir au ravitaillement.
  
  - Bref, mon oiseau avait le champ libre ?
  
  - On ne pouvait pas prévoir. En robe de chambre, vous imaginez cela ?
  
  - Il a laissé toutes ses affaires dans sa chambre ?
  
  - Oui, j’ai vérifié.
  
  - Où sont-ils à présent, Couleau et Badal ?
  
  - Ils patrouillent dans le patelin avec la voiture-radio. Ils n’ont toujours pas retrouvé votre fichu nègre.
  
  - A l’heure qu’il est, il y a belle lurette qu’il doit être à Paris.
  
  - En tout cas, il n’a pas pris le bus d’Enghien. Badal a interrogé les chauffeurs.
  
  - Ben dame, il aura fait du stop ! grinça Francis en haussant les épaules.
  
  Puis, après quelques secondes de réflexion :
  
  - Bon, je n’ai plus rien à foutre ici. Je rentre à Paris. S’il y a du nouveau, prévenez le Service. Je garderai le contact.
  
  Remontant dans sa voiture, Coplan fila vers la capitale et se rendit au Ritz.
  
  En entrant dans le hall, il aperçut Jan Rensburg qui bavardait avec deux individus d’âge moyen, élégants, au teint foncé, aux cheveux bruns.
  
  Rensburg, qui avait l’œil vif, repéra Francis et l’appela d’un signe de la main.
  
  - Bonjour, cher ami, je ne vous attendais pas de si bonne heure. Permettez-moi de vous présenter deux amis brésiliens que je viens de rencontrer tout à fait par hasard : Hermes Baldino, Pedro Labeira.
  
  Coplan serra la main de Baldino et de Labeira. Rensburg s’enquit :
  
  - Vous avez à me parler, je suppose ?
  
  - Oui, dit Francis, mais rien ne presse. Je vais prendre un café au bar.
  
  - Je vous rejoins dans cinq minutes.
  
  Au bar, Coplan commanda un café, alluma une Gitane. La présence fortuite de ces deux Brésiliens lui inspirait des pensées étranges. N’était-il pas question, depuis quelques semaines, d’un rapprochement politique entre la République Sud-Africaine et le Brésil ? Ne chuchotait-on pas que ces deux pays préparaient dans l’ombre un accord naval en vue d’assurer la défense de l’océan Atlantique-Sud ? Bien entendu, rien d’officiel. Le Brésil, à cause de l'apartheid, pouvait difficilement étaler aux yeux du monde des relations avec un gouvernement qui pratiquait la ségrégation raciale. Néanmoins...
  
  Quand Rensburg pénétra dans le bar, il affichait une bonne humeur visible. Pour une fois, son visage austère n’exprimait pas la sévérité. Cela le rajeunissait.
  
  - Alors, fit-il après avoir commandé un Spey Royal, j’espère que vous m’apportez de bonnes nouvelles ?
  
  - Hélas, non, marmonna Francis d’un air funèbre. C’est la journée des dupes, aujourd’hui. Pour être franc, les nouvelles sont mauvaises sur toute la ligne. Primo, l’ami que je suis allé cueillir hier soir à l’aéroport m’a faussé compagnie. En clair, il a disparu.
  
  Coplan dévisageait son interlocuteur pour voir l’effet produit par ses révélations désastreuses. Mais la physionomie du Sud-Africain ne s’était pas altérée. Il demanda calmement :
  
  - Et les autres mauvaises nouvelles ?
  
  - Mon collègue Tourain refuse catégoriquement de me fournir le renseignement que je vous avais promis.
  
  - C’est tout ?
  
  - Cela ne vous suffit pas ?
  
  Rensburg avala une gorgée de whisky. Puis, contemplant son verre, il murmura :
  
  - Ne vous faites pas trop de mauvais sang. Je sais où se trouve Duzama et j’ai rendez-vous à 14 heures au ministère des Affaires Étrangères avec Tourain.
  
  Coplan n’avait pas bronché. Rensburg reprit :
  
  - Duzama roule en ce moment même vers Deauville dans l’Austin d’une dame avec laquelle il va déjeuner là-bas.
  
  - Gisèle Cormet ?
  
  - On ne peut rien vous cacher.
  
  - Comment le savez-vous ?
  
  - Parce que Gisèle est une de mes amies et qu’elle m’a prévenu dès que Duzama lui a téléphoné, ce matin. En réalité, c’est moi qui ai dicté à Gisèle le programme qu’elle devait adopter. Je ne voulais pas que Duzama aille chez elle. Nos adversaires savent tant de choses qu’ils sont peut-être au courant des sentiments que Duzama porte à cette personne.
  
  - Gisèle travaille pour vous ?
  
  - Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit, renvoya l’agent sud-africain, imperturbable. L’essentiel, c’est que votre protégé soit dans de bonnes mains.
  
  - Je me fie à vous.
  
  - Vous pouvez. Cette escapade de nos deux amoureux est exempte de tout danger.
  
  Coplan vida son café, écrasa sa cigarette dans un cendrier. Rensburg s’enquit :
  
  - Est-ce que cela vous embêterait d’assister à mon entrevue avec le commissaire Tourain ?
  
  - Non, bien au contraire.
  
  - Dans ce cas, je vous invite à déjeuner. Nous irons ensemble au ministère.
  
  
  
  
  
  Au Quai d’Orsay, Coplan et Rensburg furent accueillis par un haut fonctionnaire des Affaires Africaines, un homme d’une quarantaine d’années, grand, svelte et glabre, tiré à quatre épingles, qui s’appelait Hugo de Saint-Martin.
  
  Tourain arriva peu après, la mine sombre.
  
  Les quatre hommes s’installèrent dans un grand bureau du ministère réservé aux conférences secrètes. Moquette épaisse, portes capitonnées.
  
  Saint-Martin présenta Rensburg au policier, puis prononça en tendant une lettre à ce dernier :
  
  - Voici un document qui vous autorise officiellement à répondre aux questions de M. Rensburg, monsieur le commissaire-principal.
  
  Tourain prit connaissance de la note, leva vers Saint-Martin un regard lourd de désapprobation, demanda de sa voix la plus bourrue :
  
  - Est-il bien utile de révéler à un étranger des secrets qui mettent en cause le fonctionnement de la Sûreté Nationale ?
  
  - Disons que M. Rensburg est un étranger privilégié, répondit le fonctionnaire du Quai d’Orsay. De plus, vous ne savez pas encore sur quoi il désire vous interroger.
  
  - Oh que si ! répliqua Tourain, acerbe. Je ne le sais que trop. Et c’est d’ailleurs pour cette raison que je me montre aussi réticent.
  
  Rensburg intervint.
  
  - Avant d’entrer dans le vif du sujet, dit-il, je voudrais rappeler ma position au commissaire. Mon pays, la République Sud-Africaine, n’est pas un pays comme les autres. Le monde entier nous hait, nous rejette de la communauté mondiale, nous livre une guerre implacable. Nos ennemis n’osent pas nous attaquer de front, sur le champ de bataille, car ils savent qu’un peuple qui se bat le dos au mur est capable de tout. En revanche, nous sommes attaqués sur tous les autres fronts : la guérilla par tribus interposées, les attentats, les manœuvres à l’O.N.U., à l’U.N.E.S.C.O., une propagande mensongère au sein des autres institutions internationales, et j’en passe ! Les Soviétiques ont décidé de nous chasser de notre pays et ils y travaillent sans relâche. Ils n’ont oublié qu’une chose, c’est que nous sommes dans l’impossibilité absolue de quitter notre patrie. Nous ne sommes pas des colonialistes, nous. Les Pieds-Noirs se sont réfugiés en France, les Angolais au Portugal. Mais nous ? Où irions-nous ? Notre mère-patrie, c’est notre territoire national. Nous sommes seuls contre tous.
  
  Saint-Martin intercala sur un ton conciliant :
  
  - Vous n’êtes pas si seuls que cela, voyons. Vous avez des amis, dont la France.
  
  - Nous n’avons pas d’amis, affirma le Sud-Africain, âpre. La France nous respecte parce qu’elle a besoin de nos commandes et de notre argent. Mais un ami loyal, franc, qui ose se proclamer publiquement comme tel à la face du monde, nous n’en avons pas.
  
  Saint-Martin persifla :
  
  - Vous reconnaîtrez que vous ne facilitez pas la tâche de ceux qui ont de la sympathie pour vous. Votre racisme, votre apartheid, vos lois ségrégationnistes sont d’un autre âge. Comment vos amis africains pourraient-ils vous fréquenter ? S’ils vous rendaient visite, les ministres ivoiriens et sénégalais risqueraient d’être chassés des hôtels, des autobus. Votre obstination confine à l’absurde. Et je ne suis pas loin de croire que les gens qui vous gouvernent ne sont qu’un ramassis de réactionnaires.
  
  Un peu douché, Rensburg grommela :
  
  - Il faut de la patience pour changer les mœurs d’un peuple.
  
  - Les Noirs en ont ras le bol, Rensburg. Mais venons-en à notre affaire. Que voulez-vous demander au commissaire Tourain ?
  
  - Le nom de l’informateur qui lui a signalé que trois tueurs avaient été mobilisés pour assassiner William Duzama.
  
  Tourain hésita encore un bref moment. Puis il se jeta à l’eau.
  
  - Il s’agit d’un de mes hommes qui, par routine, surveille le domicile d’un haut fonctionnaire étranger. Un Soviétique, en l’occurrence.
  
  - Qui ? insista Rensburg.
  
  - Un membre de la commission scientifique franco-russe. Serge Perenko, pour ne pas le nommer. Nous soupçonnons cet homme d’être un peu plus qu’un simple délégué de son gouvernement.
  
  Le Sud-Africain s’exclama, ébahi :
  
  - Vous le soupçonnez ? Vous voulez rire ? Vous seriez bien les seuls à ignorer que Perenko est un aparatchik, un gradé du K.G.B. jouant un rôle primordial au sein du département des Affaires Africaines du Kremlin. Il se trouvait tout récemment encore au Mozambique pour organiser la guérilla contre nous.
  
  Tourain maugréa :
  
  - C’est vous qui le dites. Nous n’avons aucune preuve palpable contre lui.
  
  - Mais maintenant, vous en avez, je suppose ? lança Rensburg, ironique et mordant. Si j’ai bien compris, c’est en surveillant son domicile que vous avez repéré les trois tueurs recrutés pour liquider Duzama ?
  
  - Effectivement. Nous photographions tous les gens qui rendent visite à Perenko, à son domicile, rue Lauriston, dans le 16e arrondissement. Or, le jour même où Duzama devait arriver à Paris, Perenko a reçu trois lascars que nous avions déjà repérés. J’ai fait le rapprochement et j’ai pris les dispositions nécessaires. C’est ce qui m’a permis d’arrêter les deux terroristes qui sont actuellement en prison.
  
  - Et le troisième ? jeta Rensburg.
  
  - Nous ne l’avons ni aperçu à Roissy, ni retrouvé par la suite.
  
  
  
  
  
  Tandis que se déroulait cette conversation au Quai d’Orsay, Serge Perenko se préparait précisément à rencontrer Pierre Chevel, le terroriste en liberté.
  
  Chevel avait téléphoné au Soviétique pour susciter cette rencontre.
  
  Perenko quitta son domicile à 12 h 45 et se rendit en taxi dans un grand magasin du boulevard Haussmann. Après quelques manœuvres destinées à détecter une éventuelle filature, l’agent du K.G.B. sortit du grand magasin et s’en alla tranquillement à pied vers la place de l’Europe. A l’angle de la rue de Vienne, il monta dans un berline Opel grise dont le conducteur avait omis comme par hasard de verrouiller les portières. Trois minutes plus tard, deux hommes d’âge moyen, en manteau gris, s’embarquaient à leur tour dans l’Opel. Qui démarra aussitôt.
  
  Perenko parla en russe à ses deux compagnons de route.
  
  - J’ai bien réfléchi, j’ai pesé le pour et le contre, et ma conclusion est nette : nous ne pouvons pas prendre un risque supplémentaire. Je compte sur vous pour surveiller étroitement Chevel.
  
  Les deux autres opinèrent en silence.
  
  Dix minutes plus tard, l’Opel s’arrêta au boulevard des Batignolles, près du métro ROME. Perenko descendit, s’éloigna, revint deux minutes après en compagnie de Pierre Chevel. Ils remontèrent dans l’Opel. Qui repartit immédiatement.
  
  Le Soviétique mit Chevel à l’aise :
  
  - Vous pouvez parler en toute liberté, ces deux hommes sont des camarades qui travaillent avec moi. Alors ?
  
  - C’est la catastrophe, articula Chevel, la mine sombre. Je ne vous ai rien dit au téléphone, selon la consigne, mais l’opération de Roissy a complètement foiré. Hardy et Gernel ont été arrêtés.
  
  - Racontez. Donnez-moi des détails.
  
  - Pour commencer, Duzama ne figurait pas parmi les passagers de l’avion qui venait d’Afrique du Sud. En tout cas, il ne s’est pas montré lors des formalités de débarquement. Par contre, les flics ont interpellé Gernel et ils ont voulu l’emmener.
  
  - Pour quel motif ?
  
  - Je n’en sais rien. J’étais assez loin de lui. Mais le petit Hardy est intervenu pour empêcher les flics d’épingler son copain et il a tiré sur le poulet qui escortait Gernel. La riposte a été foudroyante. Mes deux camarades n’ont rien pu faire. Moi, je me suis débiné aussitôt, vous pensez. J’étais habillé en femme, personne ne m’a remarqué.
  
  Le masque durci, Perenko déclara :
  
  - Au fond, c’est très clair. Vos deux copains étaient tenus à l’œil par les policiers. Autrement dit, ils avaient été repérés avant l’arrivée de l’avion. Vous êtes d’accord sur ce point ?
  
  - Oui, ça m’en a tout l’air. Gernel ne faisait rien de spécial dans le hall pour attirer l’attention des flics sur lui.
  
  - Donc, j’avais raison. Le jeune Hardy a fait des conneries. Ou bien il a montré son Beretta à ses petits amis pour les épater, ou bien il s’est vanté du coup qu’il allait faire à l’aéroport. Les policiers n’ont pas pu sucer de leur pouce qu’il allait y avoir du grabuge. Vos milieux sont truffés de mouchards, vous le savez.
  
  Pierre Chevel était dans ses petits souliers. Toute la nuit, il avait ruminé son échec, essayant de comprendre ce qui s’était passé. Où était la faille ? Perenko avait sans doute raison.
  
  - Je n’y comprends rien, avoua-t-il piteusement.
  
  - Ce n’est pourtant pas difficile à comprendre, renvoya le Soviétique, hargneux.
  
  Le silence retomba dans la voiture qui roulait maintenant à vive allure sur l’autoroute du Nord.
  
  Perenko reprit :
  
  - Le pire, c’est que ce n’est pas fini. Vos deux camarades vont être soumis à des interrogatoires serrés. S’ils se mettent à table, nous sommes grillés tous les deux.
  
  - Ils ne ne mettront pas à table, répliqua Chevel avec véhémence. Je les connais.
  
  - De toute façon, ils étaient porteurs d’une arme. Et ce petit cinglé d’Alfred Hardy a tiré sur un flic. Ils sont à l’ombre pour un sérieux bout de temps, c’est sûr.
  
  - Vous aviez promis d’intervenir.
  
  - Je tiendrai ma promesse. Où sont-ils ?
  
  - Je n’en sais rien.
  
  - Que disent les journaux ?
  
  - Rien. Pas la moindre allusion aux incidents qui se sont produits à l’aéroport.
  
  - Au fond, c’est normal. Les quotidiens du matin étaient déjà imprimés à cette heure-là. Nous en saurons peut-être plus ce soir ou demain.
  
  - Gernel et Hardy auront besoin d’un bon avocat pour les défendre.
  
  - Faites-moi confiance. Quand j’aurai des renseignements précis, j’agirai. Mais ne vous faites pas trop d’illusions. Le meilleur avocat du monde ne peut rien contre des faits matériels solidement établis. Je regrette que ce petit crétin ait perdu la tête. Quelle raison avait-il d’ouvrir le feu ?... Son impulsivité nous met dans de sales draps, c’est certain. Mais, en définitive, c’est vous qui êtes responsable de ce ratage.
  
  Chevel baissa la tête. Il ne le savait que trop, que c’était lui le vrai coupable.
  
  Il questionna :
  
  - Finalement, est-ce qu’il est arrivé à Paris, ce Duzama ?
  
  - Je l’ignore. Jusqu’à présent, aucun de mes informateurs ne m’a signalé sa présence à Paris. Il devait descendre au Ritz, mais personne ne l’y a vu.
  
  - Il a peut-être remis son voyage à plus tard ?
  
  - Je serai fixé sur ce point dans trois jours. L’Office Français des Exportations donne mardi soir un cocktail en l’honneur de deux fonctionnaires brésiliens. On m’avait certifié que Duzama serait là.
  
  - Où a-t-il lieu, ce cocktail ?
  
  - Dans les salons du Cercle International, à la Porte Maillot.
  
  - J’aurai peut-être l’occasion de me racheter ?
  
  - Nous n’en sommes pas encore là. Ce qui compte, dans l’immédiat, c’est de vous soustraire aux recherches éventuelles de la police. Vos deux camarades qui sont aux mains des flics risquent de citer votre nom.
  
  - Ils ne parleront pas, affirma de nouveau Chevel.
  
  - C’est possible, mais ce sont les poulets qui leur parleront de vous. Vos relations avec ces deux garçons doivent être connues à la Sûreté. N’oubliez pas, mon petit Chevel, que la police est bien faite en France.
  
  - Les poulets ne me trouveront pas, je vous le garantis.
  
  - Je ne dis pas le contraire, mais je préfère m’occuper moi-même de ce problème. Nous arriverons dans une bonne vingtaine de minutes à Dalville. C’est un hameau campagnard où l’un de nos camarades possède une fermette isolée. Vous vous planquerez là jusqu’à nouvel ordre.
  
  
  
  
  
  Le lendemain soir, un peu avant la tombée de la nuit, William Duzama réapparut à la villa de Montmorency, hilare, les yeux brillants, la démarche alerte.
  
  Coplan l’y accueillit avec un sourire mi-figue mi-raisin.
  
  - Vous avez tenu parole, je vous en remercie. Je ne vous demande pas comment vous allez, vous avez l’air rayonnant et très content de vous.
  
  - Ne soyez pas rancunier. Ma santé est excellente et j’ai passé un merveilleux week-end.
  
  - Comment êtes-vous arrivé ici ?
  
  - Quelqu’un m’a déposé devant la grille de la propriété.
  
  - Quelqu’une, j’imagine?
  
  - Soyez galant homme, ne me posez pas de questions de ce genre.
  
  - La prochaine fois que vous ferez une fugue, ayez la bonté de me prévenir. Je me suis fait beaucoup de souci pour vous.
  
  - Vous avez eu tort. Je suis adulte et parfaitement conscient de mes actes. En tout état de cause, vous allez pouvoir dormir sur vos deux oreilles pendant quarante-huit heures. Ma première sortie officielle à Paris n’aura lieu que mardi soir. Et, entre-temps, je serai ravi de vous avoir comme compagnon.
  
  - Quel est le programme ?
  
  - Demain, à 15 heures, je compte me rendre à la Cité Universitaire où je verrai mes deux cousins. Le soir, à 21 heures, nous dînerons chez des amis. Mardi, à 11 heures, nous prendrons l’apéritif à l’ambassade d’Argentine. Et le soir, à 19 heures, cocktail au Cercle International, cocktail qui sera en fait ma première apparition en public décidée avant mon départ d’Afrique du Sud. C’est là que vous devrez ouvrir l’œil, car votre grand bébé noir sera peut-être en danger.
  
  Duzama avait prononcé cette dernière phrase sur un ton ironique. Coplan articula, un peu grinçant :
  
  - Dois-je comprendre que vous prenez ce danger à la légère ?
  
  - Non, bien au contraire. C’est pour conjurer le sort que j’ai l’air de crâner. Ce cocktail est offert par les industriels français en l’honneur de deux Brésiliens que j’ai rencontrés à Pretoria. Mais il n’y aura pas que des amis à cette réunion mondaine. Je suis même persuadé que les pires ennemis de mon pays seront là également. S’il y a un complot contre moi, mes assassins ont dû inscrire ce rendez-vous sur leur agenda.
  
  - A votre place, je me ferais excuser. C’est le bon sens même.
  
  - J’ai promis d’assister à ce cocktail et je tiendrai parole.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  
  
  
  La journée du lundi se déroula sans le moindre incident. William Duzama rencontra ses deux cousins à la Cité Universitaire et passa plus d’une heure à bavarder avec eux. Les Noirs, quels qu’ils soient, ont toujours d’innombrables cousins dont l’existence ne peut les laisser indifférents. Duzama, selon les anciennes coutumes, supervisait les études de ces deux parents qui partageaient ses idées et auxquels il avait promis des postes dans le service administratif qu’il dirigeait à Pretoria.
  
  Le dîner chez des amis, au soir, fut agréable et décontracté. En fait, il s’agissait d’un repas familial qui avait lieu chez la mère de Gisèle Cormet. Cette veuve congolaise, une grosse dame de 47 ans, à la peau très noire, aux yeux pleins d’intelligence et de bonté, avait vécu plusieurs années à Bruxelles avant de venir habiter à Paris pour être plus près de sa fille unique. Elle était au courant des sentiments qui unissaient celle-ci et Duzama. Elle ne désapprouvait pas cette idylle, mais elle ne cachait pas les craintes qu’elle éprouvait pour l’avenir de William.
  
  - Vous jouez une partie difficile, William, émit-elle au café. Je sais que vous avez du courage, mais votre route sera pénible.
  
  - Sans aucun doute, dit Duzama. Si ma position comportait moins de risques, il y a déjà longtemps que j’aurais épousé Gisèle.
  
  Gisèle, une ravissante métisse aux grands yeux sombres, au corps de déesse, à l’expression grave, déclara :
  
  - Ne parlons pas de ces choses-là. Pour une fois que William est avec nous, ne gâchons pas notre joie. Moi, je veux croire à la chance. J’attendrai le temps qu’il faudra, mais je finirai par épouser William.
  
  La mère de la jeune femme prononça doucement :
  
  - Ne sois pas chimérique, ma chérie. Nous autres, les Noirs, nous ne sommes pas souvent gâtés par la chance. Ton père était un homme admirable qui ne pensait qu’à me rendre heureuse. La maladie l’a emporté dans la pleine force de l’âge.
  
  Gisèle riposta :
  
  - Je t’en prie, maman. La couleur de la peau n’a rien à voir avec la chance. Je te le répète depuis des années, ton pessimisme est un héritage ancestral. Les Noirs ont les mêmes droits au bonheur que les autres humains.
  
  Elle se tourna vers Francis :
  
  - N’est-ce pas votre avis, monsieur Coplan ?
  
  - Assurément. Mais cela ne m’empêche pas d’approuver les scrupules de notre ami William. Quand un homme accepte de mener une vie dangereuse, il n’a pas le droit de fonder un foyer.
  
  - Et si je me sens le courage d’affronter ces dangers, moi ? répliqua-t-elle.
  
  - Cela vous regarde, admit Coplan. Néanmoins, il faut voir plus loin. Ni vous ni William n’êtes en mesure de donner à vos enfants le bonheur et la sécurité qu’ils méritent. Il n’y a déjà tant de malheureux sur la terre.
  
  Gisèle jugea préférable de ne pas répondre. Et Duzama en profita pour changer le cours de la conversation.
  
  
  
  
  
  Le lendemain, l’apéritif à l’ambassade d’Argentine ne fut qu’une visite de politesse vite expédiée.
  
  Coplan devina que Duzama était pressé d’en finir pour rejoindre Gisèle.
  
  - Je rentrerai à Montmorency à 18 heures au plus tard, promit-il. Nous aurons largement le temps de nous rendre au Cercle International.
  
  - Je compte sur vous, acquiesça Francis, laconique.
  
  Il prit la route de Montmorency où l’attendait le commissaire Tourain. Celui-ci affichait son air taciturne des mauvais jours.
  
  - Je ne suis pas tranquille, Coplan, maugréa le policier en guise de préambule. Après plus de trois jours de recherches acharnées, nous ne sommes pas parvenus à retrouver la trace de ce salopard de Pierre Chevel. Personne ne l’a revu depuis l’affaire de l’aéroport. Et Dieu sait si mes hommes se sont décarcassés.
  
  - Mettez-vous à sa place. Ce type n’est pas con. Avec ses deux complices en taule, il a de bonnes raisons de se planquer, non ?
  
  - Mais où peut-il bien se cacher ? grommela le policier. Nous avons passé en revue tous les endroits où il pouvait se réfugier. Zéro.
  
  - Eh bien, tant pis. Cela ne fera jamais qu’un péril de plus.
  
  - Vous pouvez le dire ! Ce maudit cocktail est un défi au bon sens, presque une provocation. Tous les damnés de la terre seront rassemblés comme au stand de tir à la foire : des Chiliens, des Sud-Africains, des délégués de Buenos-Aires, et j’en passe. Si les gauchistes foutent une bombe au sein de cette jolie assemblée, ils sont sûrs de faire mouche.
  
  - A vous de prendre vos dispositions, mon vieux.
  
  - Facile à dire. A mon sens, ces choses-là ne devraient pas être tolérées. Les étrangers qui viennent à Paris ne se rendent pas compte des problèmes qu’ils nous posent. Ils arrangent leurs petites affaires sans se soucier des tâches impossibles qu’ils imposent aux services de sécurité.
  
  - Faites le maximum. A l’impossible nul n’est tenu.
  
  - Ben dame ! Mais en cas de malheur, qui portera le chapeau ? Les flics, bien entendu.
  
  - Quelles sont les mesures envisagées ?
  
  - J’ai mobilisé tous mes agents. Ils seront partout, à l’intérieur, comme à l’extérieur. J’ai même réquisitionné quelques gars de la brigade anti-gang. Sans oublier les femmes de la brigade mondaine.
  
  - Parfait. Qui vivra verra.
  
  - Il y a un point qui me chiffonne : la vérification des participants à l’entrée. Le directeur de l’Office Français des Exportations s’oppose formellement à ce qu’un de mes hommes participe au contrôle des invitations. Autrement dit, si un terroriste s’infiltre dans la place au moyen d’une invitation bidon, je n’en saurai rien.
  
  - Je suppose que vous lui avez fait part de vos craintes ?
  
  - Et comment ! Mais c’est un grand monsieur qui le prend de haut. Savez-vous ce que ce fossile m’a répondu ? Monsieur le commissaire principal, nous autres, patrons français, nous avons l’habitude de prendre nos responsabilités. Nous ne sommes pas encore sous une dictature policière, que je sache ? Textuel, Coplan.
  
  - Le panache, Tourain, le panache.
  
  - Ouais ! Il aura bonne mine, ce vieux chnoque, si son cocktail se transforme en massacre. J’ai vécu cela une fois, au Maroc, et cela me suffit.
  
  Les invités à quatre pattes sous les tables et du sang jusqu’au plafond…
  
  
  
  
  
  Coplan et William Duzama pénétrèrent dans le grand salon du Cercle International à 19 h 15.
  
  Il y avait déjà une foule considérable qui déambulait sous les trois magnifiques lustres de cristal de l’immense salle de réception. Un fastueux buffet avait été installé sur une table qui mesurait au moins quinze mètres de long. Des valets en habit Louis XV et perruque grand-siècle servaient du champagne, du whisky, de la vodka et des jus de fruits. Les toasts au caviar et au saumon fumé disparaissaient à vue d’œil, dévorés par les malins et les gourmands de l’assemblée.
  
  Jan Rensburg, qui était arrivé parmi les premiers, repéra d’emblée la haute stature de Duzama et marcha à sa rencontre.
  
  - Bonsoir, William, dit-il. Bonsoir, Coplan. Venez, allons saluer les héros de la fête.
  
  D’autorité, il entraîna Duzama et Francis vers le buffet où se tenaient les deux Brésiliens que Coplan avait aperçus précédemment au Ritz. Près d’eux se tenait Lucien Mérignac, le directeur des Exportateurs Français.
  
  Présentations, poignées de mains, congratulations.
  
  Les deux Brésiliens, Hermes Baldino et Pedro Labeira, remercièrent Duzama de sa présence et lui rappelèrent le rendez-vous qu’ils avaient à Rio au début du mois prochain.
  
  Après quoi, peu désireux malgré tout d’afficher l’amitié qu’ils avaient pour le Noir Sud-Africain, ils s’occupèrent des autres invités qu’on venait leur présenter. Il faut dire que Baldino et Labeira étaient très sollicités.
  
  Tandis que Rensburg, Duzama et Coplan se dirigeaient vers un coin de la table où ils avaient une petite chance d’obtenir une coupe de champagne, Hugo de Saint-Martin, le haut fonctionnaire du Quai d’Orsay, plus élégant que jamais, s’approcha d’eux. Apostrophant amicalement Duzama, il prononça sur un ton ironique :
  
  - Alors, cher ami, content de retrouver Paris ?
  
  - Paris ne déçoit jamais ceux qui l’aiment, répondit le Noir.
  
  - Comme vous le voyez, reprit Saint-Martin, les patrons français font bien les choses, n’est-ce pas ?
  
  Une coupe de champagne à la main, ils trinquèrent. Puis, à mi-voix, Rensburg railla gentiment :
  
  - Ne soyez pas indécent, monsieur de Saint-Martin. Vos chefs d’entreprise se conduisent comme des putains. Ils font du charme à nos deux amis brésiliens mais ils pensent à autre chose.
  
  - Vous êtes une mauvaise langue, Rensburg, renvoya Saint-Martin en souriant. Nous avons toujours été les amis du Brésil.
  
  - Bien entendu, opina le Sud-Africain. Mais depuis que la B.I.D. a versé 120 millions de dollars au Brésil pour favoriser son développement technologique, votre amitié s’est transformée en amour (B.I.D. Banque Inter-américaine de Développement). Remarquez, c’est de bonne guerre. Et nous souhaitons bonne chance aux patrons français. Si leurs carnets de commande se remplissent, les travailleurs français mangeront à leur faim.
  
  Hugo de Saint-Martin, remuant à peine les lèvres, articula soudain à voix basse, avec un flegme digne d’un diplomate international :
  
  - Ne vous retournez pas. L’assassin en puissance de notre ami William vient de faire son entrée. Son Excellence Serge Perenko en personne. Je trouve qu’il devient de plus en plus élégant, ce représentant des prolétaires.
  
  Effectivement, le conseiller scientifique de l’U.R.S.S. pénétrait en souriant dans le salon. Serrant des mains au passage, répondant aimablement aux uns et aux autres en anglais, en français, en espagnol et en portugais ; il alla saluer fort courtoisement Baldino et Labeira, ainsi que le vénérable Lucien Mérignac, président des Exportateurs Français et organisateur de ce brillant cocktail.
  
  Du coin de l’œil, Coplan observa le Russe. L’aisance mondaine et le côté aristocratique du personnage le frappèrent. Ce gradé du K.G.B. n’avait rien, vraiment rien, de l’argousin de bas étage.
  
  Son devoir de politesse accompli, Perenko se dirigea vers un groupe d’industriels allemands, trois solides gaillards blonds et roses accompagnés de deux jeunes femmes très belles et très décontractées. Il baisa la main des deux beautés, serra la main des trois hommes.
  
  - Rude partie pour vous, Wellenberg, plaisanta-t-il en s’adressant au plus costaud des trois Germains. Quand la France se donne la peine de séduire ses clients, elle est imbattable.
  
  - Nous n’avons pas dit notre dernier mot, murmura Wellenberg, amusé.
  
  - Je m’en doute, susurra le Soviétique. Krupp a d’autres armes que les mondanités et le bla-bla-bla, n’est-ce pas ?
  
  - Les tarifs et la qualité, naturellement, laissa tomber Wellenberg.
  
  - Méfiez-vous des Japonais, prononça Perenko, sentencieux. Les représentants de Shibatsa sont ici aussi, je les ai aperçus en arrivant.
  
  - Ils sont partout, renvoya l’Allemand.
  
  Une des jeunes femmes, une blonde au buste provocant, glissa :
  
  - Ils sont même chez les bijoutiers de la place Vendôme et chez Hermès.
  
  Un valet qui se promenait dans l’assistance avec un grand plateau d’argent chargé de coupes, offrit des boissons au groupe. Les cinq Allemands ne se firent pas prier, mais Perenko dit au serveur :
  
  - Apportez-moi plutôt un verre de vodka.
  
  Puis, aux autres :
  
  - Il faut bien que je défende mon drapeau !
  
  Duzama, Coplan, Hugo de Saint-Martin et Rensburg avaient changé de place de façon à pouvoir observer très naturellement Serge Perenko. Rensburg demanda à Saint-Martin :
  
  - Le connaissez-vous personnellement ?
  
  - Oui, je l’ai rencontré à deux ou trois reprises aux réceptions de son ambassade.
  
  - Chiche. Présentez-nous, suggéra Rensburg. Le voici précisément qui vient de notre côté.
  
  Très homme du monde, Perenko poursuivait avec désinvolture sa petite ronde de reconnaissance. Son verre de vodka à la main, il distribuait des saluts. Lorsqu’il passa près de Saint-Martin, celui-ci lui lança :
  
  - Bonsoir, Excellence ! Enchanté de vous revoir.
  
  - Cher monsieur de Saint-Martin ! s’exclama le Soviétique. Tout le plaisir est pour moi. Quelle magnifique réception ! Paris sera toujours la capitale du faste, c’est merveilleux.
  
  Saint-Martin désigna les trois hommes qui se tenaient près de lui.
  
  - Permettez-moi de vous présenter MM. Duzama et Rensburg, de Pretoria, et un de leurs amis.
  
  - Honoré de vous connaître, messieurs, dit Perenko en serrant les mains tendues.
  
  Il regarda Duzama :
  
  - J’ai vu des photos de vous dans les journaux, monsieur Duzama. Si je ne m’abuse, vous jouez désormais un rôle de premier plan dans l’organisation des homelands (Territoires bantoustans peuplés de Noirs que la République Sud-Africaine veut conduire à l’indépendance) ?
  
  - C’est exact, confirma le Noir.
  
  - Je ne vous apprendrai rien en vous disant que mes amis africains ne vous aiment guère.
  
  - J’ai également vu des photos de vous dans les journaux du Mozambique, répondit Duzama, tranquille. Mes amis de Johannesburg ne vous portent pas dans leur cœur non plus.
  
  - Que voulez-vous, soupira le Russe, on ne peut pas être l’ami de tout le monde. A propos, puisque je vous ai là, est-il vrai que votre gouvernement a décidé de construire une nouvelle base aérienne à Hoedspruit ?
  
  - Oui, les travaux ont démarré.
  
  - C’est une sorte de provocation, non ? Hoedspruit n’est qu’à cent kilomètres du Mozambique.
  
  - C’est la réponse du berger à la bergère, Excellence. La construction de cette base aérienne militaire a été décidée le jour même où l’Union Soviétique a pris l’engagement de livrer au Mozambique des avions et des missiles ultra-modernes. Vous avancez un pion, nous cherchons la parade.
  
  - Vous savez, monsieur Duzama, nous autres Russes, nous sommes des joueurs d’échecs de toute première force.
  
  - A chacun sa réputation, répliqua Duzama. Nous autres, Sud-Africains, nous sommes les meilleurs guerriers du monde.
  
  Le visage austère de Perenko s’éclaira.
  
  - L’avenir est dans la main de Dieu, comme le disait ma grand-mère. Vous êtes un homme très sympathique, monsieur Duzama, je suis ravi d’avoir fait votre connaissance. Et n’oubliez pas la recommandation de circonstance : la valise ou le cercueil. Songez-y à temps. Tous les colonialistes sont passés par là.
  
  - Rassurez-vous, Excellence. Nos cercueils sont prêts et nous n’avons pas de valises.
  
  - Excusez-moi, mon ami Granzer me fait des signes désespérés depuis cinq minutes. Messieurs, je vous salue.
  
  Il s’éloigna.
  
  Une demi-seconde plus tard, Duzama se faisait accrocher par une des deux beautés germaniques auxquelles Perenko avait baisé la main quelques minutes auparavant. C’était la ravissante blonde au buste arrogant.
  
  - Monsieur Duzama ! s’écria-t-elle. Comme je suis heureuse de vous revoir ! J’espère que vous vous souvenez de moi : Greta Kleindorf ? Ma cousine Gerty a travaillé pendant deux ans dans votre service, à Pretoria.
  
  - Je me souviens très bien de vous, assura Duzama, les yeux pétillants.
  
  - Pouvez-vous m’accorder un petit moment ?
  
  - Bien entendu, dit le Noir en s’écartant avec la blonde. Dois-je comprendre que vous avez des choses confidentielles à me raconter ?
  
  - Exactement. Mais d’abord, comment va Gerty ?
  
  - Elle se porte très bien. Je l’ai vue quelques jours avant mon départ pour l’Europe.
  
  - Chaque fois qu’elle m’écrit, elle me parle de vous. Elle vous admire beaucoup.
  
  - Vous m’en voyez flatté.
  
  - Elle n’est pas la seule, soit dit en passant. Mais voici ce que je voulais vous demander : est-il vrai que vous serez à Rio à la fin du mois ? C’est Pedro Labeira qui vient de me l’annoncer.
  
  - C’est parfaitement vrai.
  
  - Nous y serons également, mon mari et moi. A quel hôtel comptez-vous descendre ?
  
  - Je n’en sais rien. C’est ma secrétaire qui s’occupe de ces problèmes d’intendance.
  
  - Nous serons au Novo Mundo. Il faut absolument que vous me promettiez de nous faire signe.
  
  - Bien volontiers.
  
  - Je compte sur vous. Nous avons à Rio des amis charmants que je vous ferai connaître. Vous ne le regretterez pas.
  
  
  
  
  
  Pendant que Duzama bavardait avec la jolie blonde, Coplan suivait discrètement du regard Perenko. Celui-ci gagnait progressivement la sortie, mine de rien.
  
  Lorsque le Russe eut quitté le salon, Francis se dirigea à son tour vers la double porte qui débouchait dans le hall. Et, brusquement, il éprouva un choc. Un des valets à perruque pénétrait dans le salon avec, sur le bras, un manteau de fourrure ; dans un éclair de perspicacité, Coplan venait de reconnaître, malgré la moustache et les tampons maxillaires qui modifiaient l’apparence de son visage, le jeune tueur introuvable de Roissy, le nommé Pierre Chevel.
  
  Le valet en question, très droit, très digne, promenait un regard sur l’assistance. Ayant repéré la haute silhouette de William Duzama, en pleine conversation avec une femme blonde, il s’avança dans cette direction.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  
  
  
  Le sang de Coplan ne fit qu’un tour. D’instinct, il devina, plus exactement il vit, la manœuvre que Pierre Chevel se préparait à exécuter. Celui-ci, les traits tendus à l’extrême, contournait plusieurs groupes de personnes de façon à se placer derrière Duzama qui continuait à bavarder avec la blonde Greta Kleindorf. De toute évidence, Chevel spéculait sur le fait que son acte criminel provoquerait un tumulte qui lui permettrait de se frayer un passage vers la sortie. C’était bien calculé. Mais Coplan calcula mieux encore. Il se propulsa dans le sillage du faux valet et, à l’instant précis où celui-ci n’avait pas Duzama dans son champ de tir, il le ceintura avec une vigueur implacable afin de lui bloquer les bras.
  
  Chevel, pris de court par cette attaque, eut néanmoins la présence d’esprit de riposter par un violent coup de talon destiné aux tibias de son agresseur. Et, dans le mouvement, il tenta une volte pour voir son attaquant. La fourrure qu’il portait l’aida et son corps glissa de côté. Il chercha désespérément du regard William Duzama, ne le vit pas, ne songea plus qu’à sauver sa peau. Son doigt pressa la détente du Beretta qu’il étreignait dans son poing droit. La balle alla frapper le mollet de l’un des invités, un Japonais qui poussa un cri de douleur.
  
  Coplan ne pouvait pas lâcher le jeune tueur. Il ne pouvait pas non plus lui paralyser la main droite. Risquant le tout pour le tout, il le gratifia d’un coup de tête d’une force prodigieuse à la tempe. Mais Chevel, qui avait prévu ce geste, était parvenu à écarter son buste et le choc fut amorti.
  
  Jan Rensburg, doté de réflexes surprenants, jugea la situation et plongea la main droite dans l’échancrure de son veston. Exhibant un automatique à crosse plate, il se rua sur le valet qui gigotait dans les bras de Coplan. Une détonation sèche claqua. Chevel, le crâne ensanglanté, s’affaissa contre Francis et lâcha son Beretta. Le tir de Rensburg avait été d’une précision stupéfiante.
  
  En moins de deux secondes, la foule des invités avait fait le vide autour de Coplan et du valet. Chose étrange, il n’y avait eut ni panique ni bousculades. Déjà les policiers en civil s’amenaient de divers points du salon. Mais leur intervention n’était plus nécessaire. Coplan avait allongé sur le tapis le jeune terroriste foudroyé par la balle de Rensburg et, pour cacher le pénible spectacle de ce mort dont la tête n’était plus qu’une boule sanglante, il le recouvrit au moyen du manteau de fourrure.
  
  William Duzama et Greta Kleindorf, avec un sang-froid et un flegme incroyables, s’occupaient du Japonais blessé qui vacillait en gémissant.
  
  
  
  
  
  Le commissaire Tourain n’était pas fier.
  
  - J’avoue que je n’y comprends rien, déclara-t-il un peu plus tard. J’ai vu sortir Perenko mais je n’ai pas vu arriver Chevel. D’où est-il sorti, ce salaud ? Où a-t-il pu se procurer ce costume et cette perruque ?
  
  - C’est l’enfance de l’art, dit Coplan. Perenko connaît bien le style du Cercle International. Et comme ce cocktail figurait au programme officiel de Duzama, quoi de plus facile que d’organiser un attentat de ce genre ?
  
  - N’empêche, grommela le policier, sans votre flair, notre ami Duzama serait au paradis à l’heure qu’il est.
  
  Ils étaient tous réunis dans la salle de séjour de la Feuilleraie, à Montmorency, Coplan, Tourain, Rensburg et Duzama. Ce dernier prononça en souriant :
  
  - Vous avez parfaitement raison, commissaire. Je vous assure que je n’oublie pas ce que je dois à notre ami Coplan.
  
  Francis plaisanta :
  
  - Vous blessez ma modestie, messieurs. Pour ne rien vous cacher, je vous dirai que je m’étais mis à la place de Perenko. Et je m’étais demandé de quelle façon je m’y prendrais pour liquider Duzama. Une des hypothèses que j’avais imaginées s’est réalisée, ce n’est pas plus sorcier que cela. En fait, je n’étais sûr que d’une chose : rien ne se produirait aussi longtemps que Perenko serait présent dans le grand salon du Cercle international. Quand j’ai vu partir le Soviétique, j’ai redoublé de vigilance.
  
  Il se tourna vers Duzama ;
  
  - Je ne suis pas prophète, mais je suis persuadé que vous n’en avez pas fini avec Perenko. Depuis le temps que j’exerce mon métier, j’ai appris une chose : le K. G. B. ne lâche jamais sa proie.
  
  Rensburg articula d’une voix âpre :
  
  - D’accord avec vous, Coplan. D’accord à cent pour cent. Et j’irai même plus loin : si William cède sa place, son successeur tombera ipso facto sous la même menace. Il n’y a pas de fin à cet enchaînement fatal. Aussi longtemps que mon pays s’opposera aux visées du Kremlin, les stratèges moscovites ne changeront pas de stratégie. Elle leur a trop bien réussi dans le passé.
  
  
  
  
  
  Quarante-huit heures plus tard, toujours sous la protection discrète de Coplan et de Rensburg, William Duzama prenait l’avion à destination de Zurich.
  
  Quand le D.C. 9 de la Swissair eut décollé, Francis soupira en regardant Rensburg :
  
  - Ouf ! Mission accomplie... J’ai beaucoup d’amitié, beaucoup d’estime pour votre ami William, mais je ne suis pas fâché d’en être débarrassé.
  
  - Vous avez été formidable, Coplan. Si vous avez besoin de moi un jour, je serai là.
  
  - A votre place, je prendrais le prochain avion pour Zurich.
  
  - Telle est bien mon intention, révéla le Sud-Africain.
  
  - A quel hôtel a-t-il réservé une chambre ?
  
  - Au Carlton, dans la Bahnhofstrasse. J’occuperai dès demain après-midi la chambre voisine de la sienne.
  
  - Voilà qui me rassure.
  
  
  
  Le lendemain matin, au S.D.E.C., Coplan reçut les félicitations de son directeur.
  
  - Vous avez été à la hauteur de votre tâche, Coplan. Je n’en attendais pas moins de vous. Mais j’ai une autre mission à vous confier. Tourain a l’intention de s’occuper d’un peu plus près de Serge Perenko. Maintenant que nous avons des preuves qui démontrent le rôle véritable de cette Excellence, nous désirons l’envoyer se faire pendre ailleurs. Pour cela, il nous faut un flagrant délit. Nos relations cordiales avec l’U.R.S.S. nous contraignent à mettre des gants pour exiger l’expulsion d’un haut fonctionnaire accrédité.
  
  - J’avoue que ce confrère me captive, prononça Francis. Je dirais presque qu’il me fascine. Mais soyons objectifs : son cas n’est pas du ressort du Service.
  
  - Je suis bien placé pour le savoir, marmonna le Vieux en examinant sa pipe qu’il venait de bourrer. Cependant, si vous étiez d’accord, je serais assez disposé à vous mettre à la disposition de Tourain pour une durée de quelques semaines.
  
  - Je ne demande pas mieux.
  
  - Comprenez-moi bien. Votre rôle près de Tourain ne comporte aucune consigne précise. Vous ne serez qu’un conseiller technique, en quelque sorte.
  
  - C’est bien ainsi que je le conçois.
  
  - Naturellement, vous me tiendrez au courant de votre activité. Oh, je n’exige pas un rapport quotidien ! Mais enfin, vous voyez ce que je veux dire. Tourain poursuit ses enquêtes au sujet des deux attentats qui se sont produits. S’il y a des tuyaux qui peuvent enrichir nos fichiers...
  
  - Ben dame, c’est la moindre des choses, approuva Francis avec un sourire en coin. Vous savez bien que je ne perds jamais de vue les intérêts du Service.
  
  Le grésillement de l’interphone tinta. Le Vieux abaissa une touche de son appareil. La voix de l’opérateur nasilla :
  
  - Le commissaire principal Tourain désire vous parler, monsieur le directeur.
  
  - Passez-le-moi.
  
  - Sur la deuxième ligne.
  
  Tourain avait le ton d’un homme survolté :
  
  - Je reçois à l’instant une nouvelle sensationnelle, monsieur le directeur. Serge Perenko vient de prendre l’avion à destination de Zurich !
  
  - Diable ! grogna le Vieux. Il ne perd pas de temps.
  
  - Que faisons-nous ? Avez-vous pris une décision au sujet de ma requête en ce qui concerne Coplan ?
  
  - Il est dans mon bureau et il est d’accord. Je suppose que vous voulez lui parler ?
  
  - Volontiers.
  
  Coplan prit le combiné que lui tendait le Vieux. Il écouta les paroles surexcitées de Tourain, répondit sur-le-champ :
  
  - O.K. Je m’occupe de l’affaire. Je vous verrai avant midi à votre bureau. J’abrège parce que les minutes comptent.
  
  Il raccrocha, dit au Vieux :
  
  - Il faut appeler immédiatement Zeiller à Zurich.
  
  - Je l’appelle, acquiesça le Vieux en enfonçant une touche de l’interphone. Puis :
  
  - Rousseaux ? Appelez-moi de toute urgence Rolf Zeiller sur la ligne prioritaire. Passez-moi la communication dès que vous avez Zeiller ou sa femme au bout du fil.
  
  Coplan murmura sur un ton pensif :
  
  - Ces gens du K.G.B. sont décourageants. De véritables robots. J’avais d’ailleurs prévenu Duzama et Rensburg : cette histoire n’est pas finie.
  
  Le Vieux rétorqua avec aigreur :
  
  - Mais c’est cela la force, Coplan. Pour eux, la personne humaine ne compte pas. Du moment qu’ils ont établi un programme, ce programme doit être exécuté. Qu’il s’agisse de Duzama ou de n’importe qui d’autre, tout obstacle doit être éliminé.
  
  - J’ai assisté personnellement à un bref échange de paroles entre Perenko et Duzama. Je sais, vous allez encore me dire que je fais du romantisme, mais j’ai eu l’impression que Perenko éprouvait de la sympathie pour Duzama.
  
  - C’est bien possible, admit le Vieux. N’empêche que si Perenko a reçu l’ordre de liquider ce Noir, il fera le maximum pour remplir sa mission. Je vous le répète, les Soviétiques sont dressés dans ce sens. Leurs idées personnelles, leurs sentiments, ça ne compte pas. Ils sont au service d’une idée, ils agissent comme on le leur ordonne. La plupart de ceux que je connais ne pensent même plus.
  
  - C’est désolant, non ?
  
  - C’est comme ça qu’on devient les maîtres du monde.
  
  - Mais de quel monde ? Pire que l’enfer.
  
  L’interphone grésilla. Rousseaux annonça :
  
  - Vous avez Heidi Zeiller sur la ligne 2, monsieur le directeur.
  
  - Envoyez.
  
  Le Vieux salua la femme de son agent permanent à Zurich et dit :
  
  - Je vous passe Coplan. Il a une urgence pour vous.
  
  Coplan expliqua à la jeune Suissesse de quoi il s’agissait et il lui donna un signalement succinct mais très précis de Serge Perenko. Il spécifia :
  
  - Il faut que je sache à quel hôtel Perenko va descendre.
  
  - Bien. Je m’en occuperai moi-même, car mon mari est absent.
  
  - Surtout, soyez circonspecte. Perenko est peut-être couvert.
  
  - Je ferai de mon mieux. Je vais d’ailleurs me faire aider.
  
  - Je vous contacterai dès mon arrivée à Zurich.
  
  - D’accord. J’espère que j’aurai le renseignement.
  
  Coplan raccrocha. Le Vieux suggéra :
  
  - Vous auriez peut-être intérêt à changer d’aspect, vous ne croyez pas ?
  
  - Sûrement. Je file chez Tourain et je prends le premier avion pour Zurich.
  
  - N’oubliez pas de me tenir au courant.
  
  
  
  Dans le bureau du commissaire Tourain, Coplan posa d’emblée la question qui lui tenait à cœur :
  
  - Comment avez-vous appris le départ de Perenko pour la Suisse ?
  
  - Je connais mon métier, tout de même ! Maintenant que je tiens ce Soviétique dans mon collimateur... J’avais donné son signalement à la police des aéroports et des frontières. C’est aussi simple que cela.
  
  - Bien joué. Perenko, si tout va bien, sera pris en charge par la femme de Zeiller dès qu’il débarquera à Kloten. Je prendrai le relais. Mais je voudrais prévenir Rensburg. Pouvez-vous me demander l’hôtel Carlton à Zurich ?
  
  Tourain s’exécuta. Il fallut dix minutes pour obtenir la communication. Coplan s’enquit en allemand :
  
  - Est-ce que monsieur Jan Rensburg est déjà arrivé ?
  
  - Oui, depuis six ou sept minutes.
  
  - Puis-je lui parler ?
  
  - J’appelle sa chambre.
  
  En dépit de son flegme, c’est d’une voix teintée d’un peu d’étonnement que le Sud-Africain répondit en allemand :
  
  - Rensburg. A qui ai-je l’honneur ?
  
  - C’est votre ami de Montmorency, articula Coplan en français.
  
  - Et alors ? fit Rensburg, circonspect.
  
  - Le client de la rue Lauriston vole en ce moment même à destination de Zurich. Vous voyez ce que je veux dire ?
  
  - Naturellement. Il a fait vite, ce cher ami. Merci de m’avoir prévenu.
  
  - Comme cette affaire m’intéresse, je compte vous rejoindre le plus rapidement possible.
  
  - Excellente idée. Si je ne suis pas là, il y aura des instructions pour vous à la réception.
  
  - Adressez-les à moi personnellement : François Chimaux... C...H...I...M...A...U...X.
  
  - Rassurez-vous, j’avais bien retenu votre nom, railla Rensburg. A bientôt.
  
  - Rien de neuf au dossier ?
  
  - Non, rien d’important.
  
  
  
  
  
  Dès son arrivée à Zurich, Coplan contacta Heidi Zeiller par téléphone. La Suissesse demanda :
  
  - De la part de qui m’appelez-vous ?
  
  - De la part de notre ami Pasco.
  
  C’était le code des relations entre le Service et les Zeiller.
  
  - J’ai votre renseignement, révéla Heidi. Hôtel Bellerive, Utoquai. Mais votre client se trouve en ce moment à son ambassade, à Berne. Rappelez-moi plus tard, je vous dirai où nous en sommes.
  
  - O.K. Merci.
  
  Coplan se fit alors conduire en taxi au Carlton. Il avait complètement changé d’aspect : cheveux blonds, moustache blonde, lunettes à monture dorée, mâchoire inférieure élargie. Même s’il tombait nez à nez avec Perenko, celui-ci n’aurait pas reconnu l’homme qu’il avait vu au cocktail du Cercle International.
  
  De plus, Coplan avait un passeport au nom de François Chimaux, industriel, domicilié à Nice.
  
  L’employé de la réception lui confirma qu’une chambre avait été retenue le matin même.
  
  - Le 107, monsieur Chimaux. Vous n’avez pas de bagages ?
  
  - Non, je vous remercie.
  
  - Voici votre clé. Voulez-vous me laisser votre passeport, je vous prie ? Je le placerai dans votre casier dans une demi-heure. Ah, j’oubliais ! J’ai un message pour vous.
  
  Il remit une enveloppe à Coplan.
  
  Ayant pris possession de sa chambre, Coplan décacheta la missive. Rensburg indiquait simplement : « William, 17. Moi, 18. Sommes partis à Genève accueillir Gisèle. Serons de retour vers 19 heures. »
  
  Décidément, pensa Francis, elle s’accroche à son Jules, la jolie métisse.
  
  Mais cet incident imprévu était peut-être providentiel.
  
  Coplan décida illico de profiter de l’absence des deux Sud-Africains.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  
  
  
  Au moment où Coplan prenait possession de sa chambre au Carlton de Zurich, Serge Perenko, à Berne, était introduit dans un des bureaux de l’ambassade d’U.R.S.S. où l’attendaient deux hommes : le colonel Boris Katchoff et l’attaché commercial Fedor Lomaski.
  
  - Bonjour, Perenko, dit le colonel. Enchanté de vous revoir.
  
  - Salut, colonel. Salut, camarade Lomaski, répondit Perenko en serrant la main de ses deux compatriotes.
  
  - Asseyez-vous, invita le colonel. Nous avons quelques problèmes à examiner.
  
  - Je m’en doute, acquiesça Perenko en prenant place dans un fauteuil.
  
  - Votre double échec de Paris nous contrarie beaucoup, déclara Katchoff en scrutant Perenko d’un œil rébarbatif. Voulez-vous m’expliquer en quelques mots ce qui s’est passé ?
  
  Hiérarchiquement, Katchoff était le supérieur direct de Perenko dans les grades du K.G.B. Lomaski était le chef du secteur helvétique.
  
  Perenko, très à l’aise, émit d’une voix calme :
  
  - J’avais des ordres, je les ai exécutés. Mais je n’ai pas l’habitude de croire aux miracles. Je vous rappelle que j’avais fait les plus extrêmes réserves au sujet des trois Français mobilisés pour cette mission.
  
  - Ces trois éléments avaient été sélectionnés par la Direction, dit le colonel, mordant. Ce choix était motivé.
  
  - Je sais, je sais, j’ai vu les rapports, admit Perenko avec sérénité. Mais vous reconnaîtrez que j’avais vu juste. La bonne volonté, le courage et la foi, c’est important. Cependant, il y a des cas où cela ne suffit pas. Par exemple, quand l’adversaire est particulièrement coriace.
  
  - Le passé est le passé, trancha le colonel. J’espère pour vous que vous n’avez commis aucune faute. La Direction examinera l’affaire en temps voulu.
  
  - Et moi, prononça Perenko, j’espère que les deux jeunes garçons qui sont en prison sauront se taire.
  
  - Que voulez-vous dire ?
  
  - S’ils se mettent à table, je suis grillé.
  
  - Si vous étiez grillé, la France vous aurait déjà expulsé. Le contre-espionnage français n’a pas l’habitude de nous faire de cadeaux. De toute façon, vous êtes couvert par l’immunité diplomatique. Ce qui doit vous préoccuper maintenant, c’est d’atteindre enfin votre objectif.
  
  - Justement, j’aimerais qu’on me donne des collaborateurs valables. Les postulants et les stagiaires, nous aurons d’autres occasions de les utiliser. Bien entendu, je ne veux pas désavouer la Direction. Les nouvelles recrues doivent être testées. Mais il faut être sérieux. Ce William Duzama n’est pas le premier venu. Malgré son air bonasse, ce Noir est d’une habileté diabolique. Il sait se protéger, et il sait encore mieux se faire protéger.
  
  - Nous l’aurons, affirma Katchoff, péremptoire. Personne ne nous a jamais tenus en échec. A plus forte raison, un Noir.
  
  Perenko ne put réprimer un léger sourire.
  
  - Seriez-vous raciste, colonel ?
  
  - Que voulez-vous insinuer, camarade Perenko ?
  
  - Depuis des siècles, nous sommes enclins, nous autres les Blancs, à considérer les Noirs comme des êtres... euh... légèrement inférieurs.
  
  Katchoff esquissa un geste de protestation, mais Perenko l’arrêta :
  
  - Ne vous défendez pas, colonel, nous en sommes tous là. Mais, actuellement, les Noirs se jugent supérieurs à nous, figurez-vous. Et je commence à me demander s’ils n’ont pas raison. Sur le plan purement physique, tout le monde admet qu’un athlète noir, à entraînement égal, est sans rival. C’est peut-être vrai également sur le plan psychique. Cette race, comme toutes celles qui n’ont jamais eu de tradition écrite, possède un sixième sens. La mentalité instinctive des hommes à la peau noire est très développée. Ils vivent dans un univers magique dont nous avons perdu la notion.
  
  Le colonel Katchoff sentit la moutarde lui monter au nez.
  
  - Épargnez-nous vos divagations philosophiques, camarade Perenko. Le rôle que nous jouons en Afrique démontre d’une manière éclatante que le Parti n’a jamais eu d’arrière-pensée raciste. Au demeurant, vous allez être comblé. La Direction a désigné trois hommes de couleur pour vous seconder à Zurich. Et ce ne sont pas des apprentis, cette fois. Il s’agit de trois militants de l’A.N.C. qui ont été formés par nos instructeurs (A.N.C. African National Congress. Organisation nationaliste noire interdite en République Sud-Africaine).
  
  - Voilà une bonne nouvelle, opina Perenko. Si vous disposez d’autre part d’informations précises au sujet de l’emploi du temps de Duzama, nous aurons les meilleurs atouts.
  
  - Sur ce point-là, les renseignements qui nous ont été communiqués sont plutôt maigres, hélas. En fait, nous n’avons qu’une seule certitude : Duzama doit participer dans trois jours, à 17 heures, au Palais Mondial de Genève, à un colloque organisé par le Comité Spécial de l’O.N.U. contre l’apartheid. Duzama doit y faire un exposé sur la théorie des Homelands en République Sud-Africaine. Vos trois assistants ont été invités à ce colloque comme observateurs.
  
  - C’est mieux que rien, commenta Perenko, songeur. Mais, comme vous le dites, c’est maigre. Ce colloque officiel du comité de l’O.N.U. est terriblement voyant, n’est-ce pas votre avis ?
  
  - A la guerre comme à la guerre, camarade Perenko, dit le colonel. A vous d’établir vos plans.
  
  - Duzama n’est sûrement pas venu à Zurich pour participer à une réunion politique qui se tient à Genève. Où loge-t-il ?
  
  - Nous l’ignorons. Du moins, pour le moment. Tout ce que nous savons, c’est qu’il a un frère et un cousin qui suivent des cours à l’Université Technique de Zurich. Nous serons informés s’il apparaît de ce côté-là.
  
  - En principe, avança Perenko toujours aussi pensif, j’estime qu’il faut renoncer à une agression rapprochée. A deux reprises, j’ai pu constater, à mes dépens, que Duzama était hors d’atteinte dans ces conditions-là. Je pencherais plutôt pour un attentat dirigé contre sa voiture. Bombe, explosif, mitraillade, c’est à étudier. Quand vais-je rencontrer les trois camarades noirs de l’A.N.C. qui vont exécuter le coup ?
  
  - Le contact aura lieu ce soir, à 21 heures, dans le hall de la compagnie aérienne PANAM, à la Bahnhofstrasse, à Zurich.
  
  - Très bien, c’est parfait. Voyons à présent le matériel dont nous pourrons disposer.
  
  
  
  
  
  Lorsque Jan Rensburg rentra à Zurich et pénétra dans sa chambre n® 18, au Carlton, il ne fut pas surpris d’y voir Francis Coplan qui lisait un journal du soir, assis dans un fauteuil, une Gitane aux lèvres.
  
  - Enchanté de vous revoir, dit le Sud-Africain avec un rien d’ironie. J’espère que vous ne m’en voulez pas de vous avoir fait attendre ?
  
  - Rassurez-vous, je n’ai pas perdu mon temps pendant votre absence. Je vous en donnerai la preuve tout à l’heure. Notre amie Gisèle a-t-elle fait bon voyage ?
  
  - Excellent.
  
  - Est-ce indiscret de vous demander ce qu’elle vient faire en Suisse ?
  
  - Absolument pas. William a décidé de prendre en faveur de sa fiancée certaines dispositions testamentaires. Pour cela, il compte rencontrer demain matin son conseiller financier, ici à Zurich. Gisèle doit être présente à cette entrevue pour signer des papiers. Voilà la raison pour laquelle William l’a fait venir.
  
  - Pour d’autres raisons aussi, je présume ? railla doucement Francis.
  
  - La vie privée de William ne regarde que lui. Mais, dites-moi, cher ami, peut-on connaître le motif de votre présence à Zurich ? La France aime bien mon pays, certes, mais votre gouvernement pousserait-il sa sollicitude jusqu’à payer un fonctionnaire pour protéger William à l’étranger ?
  
  - Mettons-nous bien d’accord. Je ne suis pas payé pour assurer la sécurité de William Duzama en Suisse. Ma mission concerne Serge Perenko, un point c’est tout. Nous désirons vivement l’expulser de France. Mais, pour cela, il nous faut des preuves palpables de son rôle d’agent secret. Comme vous le voyez, tout se tient dans cette histoire. Je m’intéresse à William parce que Perenko s’y intéresse.
  
  - Je vois. William vous sert d’appât, en quelque sorte ?
  
  - On ne peut rien vous cacher.
  
  - J’aurais tort de me plaindre, murmura Rensburg en souriant. Quels sont vos projets ?
  
  - Pouvez-vous me parler du programme de William durant son séjour en Suisse ?
  
  - Bien volontiers. Demain, dans la matinée, rencontre avec le conseiller financier Hans Wander, au siège de la Banque Industrielle Eurafricaine. L’après-midi, vers 17 heures, visite à l’Université Technique. William veut embrasser son jeune frère Jim et son cousin Clément Mana qui font leurs études dans cet établissement.
  
  - Pas bon, ça, grimaça Francis. Le K.G.B. a des informateurs dans toutes les universités du monde. C’est peut-être bien là que Perenko entamera son repérage.
  
  - Je pense plutôt que ce sera le surlendemain. William doit participer lundi à un colloque au Palais Mondial, à Genève. Sa participation est officielle. Or, nous savons qu’il y aura de nombreux observateurs qui seront présents, notamment des membres de l’A.N.C.
  
  - C’est-à-dire ?
  
  - Des compatriotes de couleur qui sont opposés à la politique de notre gouvernement et qui s’agitent en exil, grâce au soutien du Kremlin.
  
  - Mince ! s’exclama Coplan. On peut dire que notre ami William a l’art de se fourrer dans de jolis guêpiers ! Est-ce qu’il n’est pas un peu masochiste ?
  
  - Il fait son métier, tout bonnement.
  
  Coplan, le menton dans la main, resta pensif pendant quelques minutes. Puis, sur un ton posé :
  
  - J’espère que vous lui avez fait les recommandations d’usage ? Ne pas ouvrir la porte de sa chambre aux visiteurs inconnus, y compris les policiers et les télégraphistes. Ne pas ouvrir les colis qui lui sont adressés. Ne pas accepter de rendez-vous improvisés...
  
  - Etc... Etc... William sait tout cela ! coupa Rensburg. La seule chose dont je ne puis répondre, ce sont les escapades qu’il fera sans doute avec Gisèle. Sur ce plan-là, vous en avez fait l’expérience, il est intraitable.
  
  - Je le sais, il compte beaucoup sur Dieu et sur ses anges gardiens. Mais j’ai une faveur à vous demander.
  
  - Allez-y.
  
  - Excusez-moi si je vous choque, mais j’aimerais bien coucher avec vous dans votre chambre. En tout bien tout honneur. Il y a deux lits et je ne ronfle pas la nuit.
  
  Partagé entre la stupeur et l’hilarité, le Sud-Africain s’enquit :
  
  - Où voulez-vous en venir ?
  
  Coplan se leva.
  
  - Vous allez voir. Ou plutôt, vous allez entendre... Je suis bricoleur à mes heures et je ne me débrouille pas trop mal en électronique.
  
  Il se dirigea vers l’une des deux tables de chevet, celle dans laquelle avait été aménagé le poste de radio. Il se pencha, manipula une manette bien dissimulée. La voix feutrée de William Duzama fit irruption dans la pièce. Le Noir était en train de raconter à son amie Gisèle comment il avait l’intention de développer les idées qu’il allait défendre le surlendemain au cours du colloque de Genève.
  
  Coplan coupa l’écoute. S’empressa d’expliquer :
  
  - Naturellement, je me garderai bien d’espionner l’intimité de William et de Gisèle. Je pense que vous me faites confiance à ce sujet ? Mon but, c’est d’avoir une surveillance constante de la chambre de Duzama, surtout quand il s’absente.
  
  Rensburg était perplexe.
  
  - Vous redoutez quoi, au juste ?
  
  - Un attentat sophistiqué. Un attentat à l’explosif, par exemple. Pour des spécialistes, c’est facile. On s’introduit dans la chambre, on y dépose des fleurs ou n’importe quel objet, on trafique un meuble... Et boum !
  
  - Vous ne manquez pas d’imagination.
  
  - Je pars d’un principe : Perenko ne lancera sans doute pas ses tueurs au combat corps-à-corps. Il s’est cassé la figure à deux reprises et il doit avoir compris.
  
  - C’est un pressentiment ?
  
  - Oui et non, une déduction plutôt. Remarquez, la voiture piégée n’est pas exclue non plus. En tout cas, je ne prévois pas une attaque directe conduite par un ou deux tueurs mêlés à la foule. A la rigueur, un tireur d’élite posté sur le passage de William et doté d’un fusil à lunette...
  
  A cet instant, on frappa à la porte. Rensburg alla ouvrir l’huis. C’était Duzama, souriant.
  
  - Je viens saluer mon ami Francis, dit-il. Comment allez-vous ?
  
  - Je me porte comme un charme, merci. Et Gisèle ?
  
  - En pleine forme. De quoi parliez-vous ?
  
  - Nous examinions, Rensburg et moi, de quelle manière Perenko allait vous expédier dans un monde meilleur.
  
  Duzama ironisa :
  
  - Vous êtes une mère pour moi, cher Coplan. Je me demande comment j’ai pu arriver à ma trente-deuxième année sans votre protection.
  
  - Je vais vous répondre, cher William, renvoya Francis, caustique. Jusqu’à présent, vous n’intéressiez personne. Et Serge Perenko ne s’intéresse absolument pas à vous en tant qu’individu. Seulement voilà, vous avez été nommé à un poste officiel, le 27 mars dernier, et c’est votre premier voyage hors de votre pays. Vous êtes devenu du coup un obstacle majeur aux yeux des Soviétiques. Vous êtes le grand chef noir qui tente de rallier ses frères de couleur à la politique réactionnaire du gouvernement de Pretoria. Pour le Kremlin, cet obstacle doit sauter.
  
  - Vous êtes comme le grand méchant loup, plaisanta Duzama, vous me faites peur.
  
  Coplan riposta :
  
  - Tant mieux ! La peur est le commencement de la sagesse. Vous ne croyez tout de même pas que c’est pour rigoler que Perenko a sauté dans un avion quelques heures après le décollage du vôtre ? Les officiers du K.G.B. ne sont pas des plaisantins.
  
  Il ajouta :
  
  - Ni des amateurs.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  
  
  
  La nuit était sinistre. Le vent glacial qui balayait le lac de Zurich n’avait vraiment rien de printanier.
  
  Piet Vreem et Zacharie Bossa, deux jeunes Noirs d’une vingtaine d’années, longeaient l’Alpenquai pour regagner leur domicile, une modeste chambre située dans un immeuble de Seestrasse. Ils étaient transis, ils avaient le visage gris et ils marchaient en pliant le buste pour échapper à la brise mordante.
  
  Zacharie Bossa maugréa :
  
  - Ce Perenko est sans doute un type formidable puisqu’il occupe un rang élevé au K.G.B., mais je n’aime pas beaucoup sa façon de faire. Il nous traite comme des gosses.
  
  Piet Vreem, plus calme et plus renfermé que son copain, demanda :
  
  - Qu’est-ce que tu lui reproches, au juste ?
  
  - Il a toujours le mot camarade à la bouche, mais on sent bien qu’il n’est pas notre camarade. Il a l’air d’un grand seigneur blanc qui parle à ses domestiques noirs. Qu’est-ce qu’il s’imagine? Que nous ne sommes pas capables d’exécuter une mission ?
  
  - Tu complique les chose à plaisir, Zacha. Perenko est responsable des opérations. Il nous donne des conseils. C’est son rôle, non ?
  
  - Ses beaux discours m’énervaient, si tu veux le savoir. Il aurait pu se contenter de nous dire : vous êtes chargés de liquider votre compatriote William Duzama, à vous de jouer.
  
  - Le résultat est le même. Son but, c’est de nous éviter de commettre une erreur dont le Parti serait la victime.
  
  - Oh, toi ! répliqua Zacharie, hargneux, tu n’as aucun sens critique.
  
  - Mais toi tu en as trop. Ce qui compte, ce sont les ordres. Et la première chose à faire, c’est de repérer l’endroit où Duzama est descendu à Zurich.
  
  - Aucun problème, assura l’autre avec une assurance presque candide. J’ai un copain qui connaît le frère de William Duzama. Je le contacterai demain matin à l’Université Technique. Et je me débrouillerai pour prendre un pot avec Jim Duzama. Je me fais fort, en cinq minutes de conversation, de tirer les vers du nez de cet étudiant.
  
  - L’idée n’est pas mauvaise.
  
  - Après cela, je préviendrai Bart Oloma. Et s’il nous donne carte blanche, j’établirai mon plan.
  
  - C’est-à-dire ?
  
  - Je verrai comment la situation se présente.
  
  Ils poursuivirent leur chemin en silence. Puis, après un moment, Zacharie questionna :
  
  - De quoi avez-vous discuté, Bart et toi, avant mon arrivée ?
  
  - Bart m’a raconté en confidence qu’il avait eu des tuyaux. Selon lui, les grosses têtes du Kremlin ne s’intéressent pas vraiment à notre pays. Ils font semblant.
  
  - Sans blague ? fit Zacharie, décontenancé. Je croyais que c’était l’objectif prioritaire de la politique soviétique : chasser les racistes blancs de Pretoria.
  
  - Mon œil. C’est un slogan pour la galerie. Les chefs politiques de l’U.R.S.S. se servent de nous pour créer une diversion. Nous occupons le devant de la scène. Et pendant ce temps-là, ils avancent leurs pions du côté d’Addis-Abeba. Quand les Français auront lâché Djibouti, les Soviétiques seront les mieux placés pour mettre le grappin sur toute cette région qu’on appelle la « corne de l’Afrique ».
  
  Zacharie Bossa, le faciès contracté, grommela :
  
  - C’est un drôle de type, Oloma. Il se met au service des Soviétiques avec une ardeur fantastique mais ça ne l’empêche pas de se méfier d’eux.
  
  - Il sait ce qu’il fait. Ce n’est pas pour rien que notre parti l’a nommé au secrétariat des affaires extérieures.
  
  Il n’était pas loin de minuit lorsqu’ils arrivèrent chez eux. La chambre meublée qu’ils occupaient était une grande pièce rectangulaire dont ils avaient chacun la moitié. Leur logeuse, Frau Wenthur, était une femme de 39 ans, blonde, plantureuse, veuve d’un ingénieur avec lequel elle avait vécu plus de douze ans au Nigeria. Elle avait conservé de son séjour en Afrique un attrait sexuel très vif pour les mâles noirs. Son mari ayant vingt-deux ans de plus qu’elle, elle n’avait pas attendu son décès pour remplacer par des amants noirs les défaillances viriles de son vieil époux ravagé par la maladie.
  
  Tandis que Piet Vreem se mettait au lit, Zacharie Bossa se rendait le plus naturellement du monde à son rendez-vous avec Frau Wenthur, dans la chambre-à-coucher de celle-ci, à l’autre bout de l’appartement.
  
  Elle marmonna, revêche :
  
  - Tu rentres bien tard. Encore ta sale politique, je suppose ?
  
  - Occupe-toi de tes affaires, répliqua-t-il, dédaigneux. Tu devrais dormir, à cette heure-ci.
  
  - Je m’inquiétais.
  
  - Tu me prends pour un con ? Avoue plutôt que c’est ta chatte qui te démange et que c’est ça qui te tient éveillée. Mais ne t’en fais pas, tu vas être servie... Regarde, je suis en pleine forme.
  
  Nu, il se tourna vers elle pour qu’elle pût admirer la splendeur bandée de son organe génital.
  
  - Viens, cochon, souffla-t-elle d’une voix enrouée par le désir.
  
  
  
  
  
  Le lendemain matin, à sept heures, Zacharie Bossa était déjà en route vers l’Université Technique en compagnie de son ami et compatriote Jack Wilpena qu’il était allé cueillir à son domicile dès l’aube.
  
  - Tout ce que je veux, expliquait Bossa, c’est qu’il accepte de prendre un verre avec nous deux. Raconte-lui que je suis originaire de Bloemfontein, que je suis le fils d’un pasteur noir et que je partage les idées de son frère.
  
  - Je ferai de mon mieux, promit une fois de plus Wilpena, un jeune Noir de dix-huit ans, long et maigre, porteur de lunettes à monture dorée. Mais je ne te garantis rien. Jim Duzama est un type bizarre.
  
  - A quel point de vue ?
  
  - Il ne se mêle pas aux autres étudiants. En fait, il ne fréquente que son cousin. J’ai déjà essayé plusieurs fois de nouer des liens d’amitié avec ces deux-là, mais il ne sortent pas de leur réserve.
  
  - Grands dieux ! pesta Zacharie. Prendre un verre et bavarder, ça n’est quand même pas si terrible. Entre compatriotes qui sont loin du pays natal...
  
  - Jim Dumaza se méfie. Son tuteur à Zurich a dû le mettre en garde. Un kidnapping ou un attentat politique le guette d’une façon permanente. Pour atteindre son frère, évidemment.
  
  - Explique-lui que je ne suis que de passage en Suisse. Que j’arrive de Bruxelles où j’ai fait un stage de quatre mois, que je rentre à Bloemfontein et que j’ai l’intention de militer en faveur du clan de William Duzama.
  
  - Je ferai ce que je peux, répéta Wilpena, peu emballé.
  
  - A quelle heure auras-tu la réponse ?
  
  - A dix heures. Nous avons un cours que nous suivons ensemble, de neuf à dix.
  
  - Bon, je t’attendrai au petit bar de Ramistrasse où vont les étudiants.
  
  - La Grappe Bleue ?
  
  - Oui. J’y resterai jusqu’à onze heures.
  
  - Entendu.
  
  - A propos, Jack ? Est-ce que ça te plairait de baiser une belle femme blonde ?
  
  - Heu... que veux-tu dire ? bégaya l’étudiant en rajustant nerveusement ses lunettes.
  
  - Un service en vaut un autre, non ? Si tu parviens à convaincre Jim, j’arrangerai une soirée que tu n’oublieras pas de sitôt. J’ai retrouvé à Zurich une bonne femme qui a vécu en Afrique et qui adore les garçons noirs. Une vraie beauté, je t’assure. Des gros nichons roses, un con juteux garni de poils blonds, un morceau de roi. Et tu peux me croire sur parole, quand elle a deux gars comme nous dans un lit, elle prend son pied.
  
  Le pauvre Jack Wilpena se sentait ravagé d’émoi rien qu’à cette évocation. Il était affreusement frustré sur le plan des femmes depuis qu’il était en Suisse. Trop timide pour tenter sa chance avec les étudiantes, trop pauvre pour s’envoyer une prostituée, il en était réduit au régime de l’autosatisfaction toujours moche.
  
  - Je voudrais bien te rendre ce service, émit-il d’une voix sourde.
  
  Effectivement, lorsqu’il aperçut Jim aux abords de l’université, il l’attaqua bille en tête.
  
  - Salut, Jim. J’ai un mot à te dire. Nous avons cinq minutes devant nous. Veux-tu m’écouter ?
  
  - Volontiers, mais presse-toi. J’attends mon cousin d’un instant à l’autre. De quoi veux-tu me parler ?
  
  - J’ai reçu la visite d’un de mes amis, un gars de Bloemfontein qui vient de faire un stage à Bruxelles. Il rentre au pays dans quelques jours et il voudrait te connaître.
  
  - Moi ? Mais pourquoi ?
  
  - Oh ! histoire de prendre un pot ensemble ! Il admire ton frère William et il a l’intention de défendre ses idées. Naturellement, il voudrait te poser des questions, te demander une recommandation.
  
  - Mais je ne m’occupe pas de politique, tout le monde le sait. Moi, ce qui m’intéresse, c’est de décrocher mon diplôme. Mon frère a fait son choix et ça le regarde.
  
  - Tu n’es pas d’accord avec lui ?
  
  - Sur certains points, oui. Mais je trouve qu’il va trop loin. Et toi, qu’en penses-tu ?
  
  - Je trouve qu’il a fait le bon choix. Pas le plus facile, d’accord, mais le seul valable pour nous tous à longue échéance. Est-ce que tu acceptes de prendre un verre avec mon ami et moi, après le cours ?
  
  - Si tu y tiens, pourquoi pas ? Mais j’ai des choses à faire après le cours. Vers midi, ça m’irait.
  
  - O.K. Tu me fais plaisir, Jim.
  
  - Où nous retrouvons-nous ?
  
  - A la Grappe Bleue. Tu connais ?
  
  - C’est le bistrot de Ramistrasse ?
  
  - Oui.
  
  - Eh bien, entendu. Je serai peut-être un peu en retard, je te préviens.
  
  - Aucune importance. Merci, Jim. Voilà ton cousin qui s’amène.
  
  
  
  
  
  Il était 10 h 40 lorsque le téléphone sonna dans la chambre de William Duzama, au Carlton.
  
  Duzama était en train de se raser. Il essuya d’un coup de serviette la mousse blanche qui enduisait son menton, décrocha le combiné.
  
  - Allô ? jeta-t-il, abrupt.
  
  - Will, c’est toi ? Jim à l’appareil.
  
  - Oh, salut, petit frère. Comment as-tu déniché ma cachette à Zurich ?
  
  - C’est M. Thaler qui a bien voulu me confier ce secret. C’est important, Will. Je crois que tu ferais mieux de ne pas venir cet après-midi à l’université.
  
  - Ah, bon ! Que se passe-t-il ?
  
  - Deux types ont essayé de me manœuvrer à ton sujet. Deux compatriotes. J’ai l’impression qu’ils savent que tu es à Zurich.
  
  - Tu fais bien de me prévenir. Écoute...
  
  Le cerveau de William Duzama fonctionnait vite et bien. Il vit d’emblée la solution.
  
  - Où es-tu en ce moment ?
  
  - Dans une cabine, près de l’université.
  
  - Peux-tu faire un saut jusqu’à la Banhofstrasse ?
  
  - Oui, en taxi.
  
  - Un de mes amis t’attendra, dans une demi-heure, dans le hall de la B.O.A.C. C’est au numéro 100. Il n’est pas difficile à reconnaître : c’est un grand gaillard blond, avec une moustache blonde et des lunettes en or. Tu lui diras : les mouettes du lac ont froid ce matin... Tu retiens?
  
  - Les mouettes du lac ont froid ce matin.
  
  - Tu lui expliqueras ton histoire et il s’occupera du reste. Il te dira où et quand nous pourrons nous rencontrer dans l’après-midi.
  
  - D’accord.
  
  - C’est bien, petit frère, tu es un champion. Je t’embrasse. A plus tard.
  
  Dans la chambre voisine, Coplan avait écouté le bref entretien téléphonique. Rensburg étant parti à Genève pour organiser le dispositif de sécurité à prévoir lors du colloque, Francis en avait profité pour mettre l’écoute en permanence.
  
  Il fit semblant d’être surpris par l’arrivée de William Duzama, en pantalon de pyjama et gilet de corps.
  
  - Je ne vous dérange pas ? s’enquit le Noir.
  
  - Absolument pas.
  
  Duzama referma la porte, annonça :
  
  - Il y a du nouveau. Mon frère vient de me téléphoner. Des individus essayent de le manœuvrer.
  
  Il raconta ce que Coplan savait déjà. Puis, avec une pointe d’humour qui cachait son admiration :
  
  - Je finirai par croire que vous êtes un sorcier, un devin. Vous aviez prévu, d’après Jan, que mes adversaires profiteraient de la présence de mon jeune frère à Zurich pour repérer ma trace.
  
  Coplan haussa les épaules.
  
  - Pas besoin d’être sorcier pour ça, laissa-t-il tomber. C’est dans la logique des choses. Mais j’aimerais bien rencontrer votre frangin, moi. Sa collaboration peut me rendre un grand service.
  
  - Justement, j’ai pensé à vous d’emblée. Mon frère va prendre un taxi et il vous attendra dans une demi-heure dans le hall de la B.O.A.C. C’est à cinq cents mètres d’ici.
  
  - Comment est-il, votre frère ? Je suppose qu’il a la peau noire, comme vous ? Mais est-il grand, fluet, timide ?
  
  - Il est relativement bien bâti, pas du tout timide. Mais c’est lui qui vous abordera et je lui ai indiqué comme mot de passe : les mouettes du lac ont froid ce matin.
  
  - Formidable. Je file au rendez-vous tout de suite. Vous ne sortez pas avant mon retour, j’espère ?
  
  - Promis. D’ailleurs, Gisèle est encore au lit. Nous avons fait la grasse matinée...
  
  Il décocha à Francis un clin d’œil qui en disait long.
  
  Dès qu’il eut quitté la chambre, Coplan enfila son veston et s’en alla dare-dare. Mais au lieu de prendre la direction de la B.O.A.C., il partit dans l’autre sens. Il arpenta la Banhofstrasse où les passants frileux ne s’arrêtaient guère devant les étalages somptueux qui offraient à la clientèle riche les plus belles marchandises de la planète.
  
  Arrivé au numéro 7, il pénétra dans le hall de l’Hôtel Schweizerhof, s’avança vers le comptoir de la réception.
  
  - Auriez-vous une chambre pour deux ou trois jours ? demanda-t-il à l’employé.
  
  - Il me reste une suite, au premier étage. Tout le reste est complet.
  
  - Je prends. Mais ce n’est pas pour moi, c’est pour un de mes amis, un fonctionnaire noir de la République Sud-Africaine.
  
  - A quel nom ?
  
  - William Duzama.
  
  L’employé nota la réservation, s’enquit :
  
  - Quand devons-nous prévoir l’arrivée de M. Duzama ?
  
  - En fait, si quelqu’un vous interroge à ce sujet, dites que M. Duzama est arrivé hier mais qu’il est reparti aussitôt pour Genève.
  
  - D’accord.
  
  - Je désire vous régler comptant la chambre, disons pour trois jours.
  
  - Comme vous voudrez, monsieur. Je vous prie de voir le caissier, je vais le prévenir immédiatement.
  
  La note était salée, mais Francis paya sans broncher.
  
  Après quoi, rebroussant chemin, il se rendit à la B.O.A.C.
  
  Il identifia le jeune Jim Duzama dès l’apparition de celui-ci dans le hall de la compagnie aérienne anglaise. Le Noir, élégant et plein d’aplomb, promena un regard à la ronde, examina Francis, marcha vers lui.
  
  - Je suis Jim Duzama, dit-il en anglais. Avez-vous constaté ce phénomène surprenant ? Les mouettes du lac ont froid ce matin.
  
  - Je sais. William m’a fait la même remarque ce matin, après votre coup de fil. Venez.
  
  
  
  
  
  - Où allons-nous ?
  
  - A l’Hôtel Schweizerhof, c’est à l’autre bout de la rue.
  
  Ils sortirent du hall. Coplan murmura en anglais :
  
  - Je vous félicite pour votre prudence et pour votre présence d’esprit. Racontez-moi en deux mots ce qui a éveillé votre méfiance.
  
  Jim s’exécuta. Coplan s’enquit :
  
  - Ce Jack Wilpena, de quel bord est-il ? Politiquement parlant, bien entendu.
  
  - En fait, je le connais peu. Je ne fréquente personne à l’université, sauf mon cousin. Mais j’ai l’impression qu’il est plutôt de gauche.
  
  - Comment se nomme l’ami qu’il désire vous faire rencontrer à ce bistrot ?
  
  - Je l’ignore. C’est un compatriote originaire de Bloemfontein, c’est tout ce que je sais.
  
  - Je suppose que vous êtes au courant de ce qui se passe au sujet de votre frère ? Les tueurs du K.G.B. sont à ses trousses. L’impérialisme soviétique a décidé d’éliminer William qui gêne leur progression en Afrique australe. Et ils veulent profiter de son premier voyage à l’étranger pour l’assassiner.
  
  - Je m’en doutais, mais je n’avais aucune certitude.
  
  - A Paris, William a échappé deux fois aux terroristes. De justesse, je le précise. Il y a eu des blessés par balles à chacune de ces agressions. Inutile de vous dire que le danger est très sérieux.
  
  - Mais pourquoi William ne rentre-t-il pas immédiatement à Pretoria ? maugréa Jim, impressionné. C’est idiot de s’exposer comme il le fait.
  
  - Il a beaucoup de courage, éluda Coplan.
  
  - Qui êtes-vous, vous ?
  
  - Un fonctionnaire des services de sécurité français. Je m’intéresse au cas de votre frère parce que l’agent soviétique chargé de le supprimer a son quartier général à Paris.
  
  - Pourquoi m’emmenez-vous à l’Hôtel Schweizerhof ?
  
  - Je vous expliquerai cela sur place.
  
  
  
  
  
  Une bonne heure plus tard, un peu avant midi, Jim Duzama arriva à la Grappe Bleue. Il aperçut le maigre Jack Wilpena qui lui faisait signe de la main. Wilpena était attablé dans un coin de la salle en compagnie d’un grand Noir au faciès vulgaire.
  
  Wilpena fit les présentations :
  
  - Mon ami Zacharie Bossa, un compatriote.
  
  Bossa, avec un large sourire qui découvrait toutes ses dents blanches, tendit sa main en disant :
  
  - Cela me fait plaisir de vous rencontrer. J’ai tellement d’admiration pour votre frère William.
  
  Jim s’installa en face d’eux, commanda un Coca. Zacharie Bossa attaqua aussitôt :
  
  - On m’a dit que votre frère devait venir en Suisse pour participer au colloque organisé par l’O.N.U. sur l’apartheid... Est-ce que vous croyez que je pourrais le rencontrer à cette occasion ?
  
  - Oui, pourquoi pas ? fit Jim, amical. Si vous allez à Genève, vous le verrez sûrement. La séance commence à 17 heures, lundi.
  
  - J’avais pensé qu’il viendrait à Zurich pour vous voir.
  
  - Je l’espérais, moi aussi. Mais je commence à me demander s’il aura le temps. Depuis qu’il occupe de hautes fonctions, il est très pris. Je viens de téléphoner à son hôtel et il m’a promis de faire l’impossible pour me voir.
  
  - A quel hôtel est-il descendu ?
  
  - Au Schweizerhof, à la Banhofstrasse.
  
  Une lueur de satisfaction brilla dans les yeux de Bossa.
  
  - Quel type formidable, dit-il. Je partage absolument toutes ses idées politiques et j’ai bien l’intention de militer pour lui dès que je serai rentré au pays.
  
  Jim, qui avait noté le contentement de son interlocuteur, enchaîna avec ferveur :
  
  - Il faut que nous soutenions la cause pour laquelle mon frère se bat. En définitive, l’avenir de notre pays dépendra de nous. Si la jeune génération fait preuve d’intelligence et de courage moral, ce sera la paix et la prospérité.
  
  Zacharie Bossa ne put s’empêcher d’en remettre.
  
  - A Bruxelles, j’ai eu des discussions terribles avec des stagiaires originaires de Johannesburg, des militants de l’A.N.C. Ces types sont complètement cinglés. Ils ne se rendent même pas compte qu’ils sont manipulés par les propagandistes du Kremlin.
  
  La conversation se poursuivit sur ce ton pendant une bonne vingtaine de minutes. A la fin, Jim prit congé en s’excusant :
  
  - On m’attend, je suis désolé. Mais je suis heureux d’avoir fait votre connaissance. Si je vois mon frère, je lui parlerai de vous.
  
  Après le départ du jeune Duzama, Jack Wilpena articula avec émotion :
  
  - Tu vois, j’ai tenu ma promesse. Quand est-ce que je pourrai faire l’amour avec ton amie blonde ?
  
  - Je te ferai signe très bientôt. Et tu m’en diras des nouvelles. On va s’en payer une sacrée tranche, mon petit Jack. Quand tu enfonceras ton zob dans sa crevasse bien huilée, tu seras au paradis, foi de Zacharie.
  
  Le pauvre Jack rajusta ses lunettes. Le rut perpétuel qui le travaillait le rendait presque malade.
  
  Ils se séparèrent, et Bossa appela un taxi.
  
  - Hôtel Schweizerhof, Banhofstrasse, indiqua-t-il au chauffeur.
  
  Il exultait. Si le test auquel il allait procéder se révélait positif, le plus dur était fait.
  
  Un qui serait épaté, c’était Perenko.
  
  Quand cette affaire sera dans la poche, supputa Zacharie, Perenko sera forcé de m’offrir de l’avancement dans la hiérarchie de l’A.N.C.
  
  Il se voyait déjà ministre dans le gouvernement post-révolutionnaire de Pretoria.
  
  Il débarqua devant le Schweizerhof, paya la course, pénétra dans le hall de l’établissement, s’avança vers le comptoir de la réception.
  
  - M. William Duzama est-il déjà arrivé ? demanda-t-il au préposé.
  
  - Oui, mais il est parti ce matin pour Genève.
  
  - N’a-t-il pas laissé un mot pour moi ? Je suis Stuart Kingo.
  
  Il venait d’inventer ce nom à la minute même. L’employé répondit :
  
  - M. Duzama ne m’a confié aucun message.
  
  - Est-ce qu’il compte revenir ce soir ?
  
  - Je l’ignore. La chambre a été retenue pour trois jours.
  
  - Je vous remercie.
  
  Dehors, Zacharie se sentit léger comme un ange. Trois jours ! C’était plus qu’il n’en fallait pour expédier ce salaud de Duzama dans un autre monde.
  
  Il s’enferma dans la première cabine téléphonique publique qu’il rencontra, annonça la bonne nouvelle à son chef de mission, Bart Oloma.
  
  Puis, le cœur en fête, il prit le chemin de son domicile.
  
  Avec Coplan dans son sillage.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  
  
  
  Dans une ville comme Zurich, la filature d’un jeune Noir n’est pas une tâche bien compliquée, on s’en doute.
  
  Quand Zacharie Bossa rentra chez lui, Coplan se contenta de noter le numéro de l’immeuble de Seestrasse. Après quoi, il appela au téléphone, à partir d’une cabine publique, le résident du Service, Rolf Zeiller, et il lui demanda :
  
  - Rien de nouveau pour moi, Rolf ?
  
  - Si. Ma femme vient de m’aviser à l’instant que votre suspect vient de quitter son hôtel.
  
  - Pour aller où ?
  
  - Je n’en sais rien pour le moment. Mais où puis-je vous toucher ?
  
  - Au Carlton. Demandez la chambre 18. Si je n’y suis pas personnellement, un ami prendra la communication. A la rigueur, dictez un message au nom de François Chimaux.
  
  - C’est noté.
  
  Francis regagna le Carlton. Rensburg, qui venait de rentrer, s’enquit :
  
  - Alors, Coplan ? Quelles sont les dernières nouvelles ?
  
  - Eh bien, je crois que ça ne se présente pas trop mal, murmura Francis. Perenko a bien amorcé son repérage à partir du frère de William. Un garçon sympathique, soit dit en passant.
  
  Il relata à Rensburg les événements de la matinée, conclut sur un ton méditatif :
  
  - Si mon hypothèse est valable, Perenko a dû être informé immédiatement que William était descendu au Schweizerhof. Et je suis prêt à parier que c’est là qu’il va frapper. A nous de trouver la parade.
  
  - Je partage votre opinion, émit le Sud-Africain. Mais que va faire Perenko ? C’est lui qui a l’initiative, ne l’oubliez pas.
  
  - Dites-moi d’abord ce que William a décidé au sujet de sa rencontre avec son jeune frère et son cousin, cet après-midi ?
  
  - William a changé son programme. Il déjeunera dans une demi-heure avec Jim et Clément Mana dans un restaurant du bord du lac, à 17 kilomètres du centre de Zurich. Et si cela vous va, nous irons déjeuner au même endroit, vous, Gisèle et moi.
  
  - Ma foi, ça tombe bien, j’ai l’estomac dans les talons.
  
  - Dans ce cas, allons-y.
  
  
  
  
  
  Cette escapade et la joie de revoir ses deux parents avaient mis William Duzama d’excellente humeur. A son retour au Carlton, il tint absolument à offrir le champagne dans la chambre de Rensburg.
  
  - Demain, annonça-t-il, euphorique, congé pour tout le monde. Gisèle et moi, nous allons profiter de notre dimanche pour aller visiter Morat.
  
  Il se tourna vers Coplan et questionna, ironique :
  
  - Pas d’objection, cher ami ?
  
  - Pas la moindre. Vers quelle heure comptez-vous revenir à Zurich ?
  
  - En fin d’après-midi.
  
  - Et comment irez-vous à Morat ?
  
  - Gisèle a loué une voiture, une Fiat 127.
  
  - Ah, c’est très intéressant, ponctua Francis. Seriez-vous disposé à me donner un coup de main, demain soir ?
  
  - Qu’entendez-vous par là ?
  
  - Oh, il ne s’agit que d’un test. Plus je réfléchis à notre problème et plus j’aboutis à la conclusion suivante : Perenko et ses acolytes vont essayer de vous avoir avant le colloque de Genève.
  
  - Expliquez-vous. Vous parlez d’un test, mais je ne vous suis pas très bien.
  
  - C’est simple. Perenko doit être persuadé à l’heure qu’il est que vous logez à l’Hôtel Schweizerhof. Comme je le disais à Rensburg, c’est probablement à cet endroit-là qu’il va combiner un piège. Par conséquent, le test auquel je viens de faire allusion consiste à lui tendre la perche.
  
  - En pratique, comment traduisez-vous cela ?
  
  - Vers 20 heures, demain, vous arrivez avec la Fiat 127 au Schweizerhof et vous montez à votre chambre.
  
  Il y eut un silence. Duzama prononça, intrigué :
  
  - C’est tout ?
  
  - Oui, c’est tout. Vous vous installez dans votre chambre et vous attendez. Naturellement, vous ne touchez à rien. Ni aux meubles de la chambre, ni au colis que vous y trouverez peut-être, ni aux lettres, ni aux fleurs. Pendant ce temps-là, Rensburg et moi nous monterons la garde, avec quelques-uns de mes amis. Perenko n’a que trois solutions : poster un tireur d’élite, piéger votre voiture ou envoyer un faux télégraphiste à votre chambre.
  
  Rensburg intercala :
  
  - Ou bien mobiliser un faux valet d’étage, comme au Cercle International.
  
  - En effet, acquiesça Francis. Mes supputations ne sont pas limitatives, cela va sans dire. Nous serons peut-être obligés d’improviser pour faire face à une situation imprévue.
  
  Gisèle intervint.
  
  - Pourquoi jouer avec le feu ? demanda-t-elle à Coplan, le visage empreint d’inquiétude.
  
  - Il le faut, assura Francis. C’est pour éviter le pire que nous choisissons nous-mêmes le théâtre des opérations.
  
  - Et si les tueurs agissent d’emblée, quand Will arrive avec la Fiat ?
  
  - Nous serons sur place, Rensburg, mes amis et moi-même, et nous nous arrangerons pour prévenir William. Honnêtement, je crois que la formule que je propose est la moins périlleuse.
  
  Duzama prit les devants :
  
  - D’accord, je ferai ce que vous suggérez, Coplan.
  
  Il se tourna vers Gisèle, lui sourit.
  
  - Ne te tourmente pas, mon chou. Je suis encore capable de défendre ma peau.
  
  Puis, à Rensburg :
  
  - Vous me donnerez mon automatique, Jan. Je ne veux pas être pris de court si les événements prennent un tour un peu différent.
  
  
  
  
  
  Serge Perenko avait été formel :
  
  - Il faut adapter la tactique aux circonstances, l’inverse étant impossible.
  
  Il regarda ses trois interlocuteurs noirs, Bart Oloma, Zacharie Bossa et Piet Vreem, et il poursuivit :
  
  - Vous avez remarquablement accompli la tâche qui vous incombait. Vous avez été rapides, je vous en félicite. Mais la phase décisive, telle que la prévois, vous ne pouvez pas la mener à bien. Sans vouloir vous vexer, vous admettrez que vous êtes un peu voyants pour la suite des opérations.
  
  Zacharie maugréa :
  
  - Je ne suis pas de votre avis. Je me fais fort d’abattre Duzama sans bavure.
  
  - Ah oui ? Et comment vous y prendrez-vous ?
  
  - C’est très simple. Je m’installe au bar du Schweizerhof au début de la soirée. Et je surveille le hall d’entrée. Quand Duzama se pointe, je me propulse vers lui et je lui expédie une aiguille au cyanure dans la viande. Le temps qu’il s’écroule et qu’on se rende compte de ce qui lui est arrivé, je suis loin.
  
  - Un vrai conte de fée, dit Perenko, sarcastique. Malheureusement, ça ne se passera pas comme ça. Dès le moment où vous vous installerez au bar du Schweizerhof, vous serez pris en charge par des flics en civil ou par des gorilles personnels de Duzama. Et quand vous prendrez votre élan pour foncer vers Duzama, vous serez neutralisé par un coup de matraque. Dans la meilleure des hypothèses, car il n’est pas exclu qu’on vous colle d’autorité une balle dans le ventre.
  
  - Mais quoi ? protesta le fougueux Zacharie. Un homme de couleur qui prend un scotch dans le bar d’un hôtel, ça n’a rien de si extraordinaire tout de même !
  
  - En temps normal, sûrement pas. Mais quand cet hôtel abrite un autre homme de couleur qui se sait en danger de mort, le problème n’est plus le même. Croyez-moi, camarade, nous avons bien étudié la question. D’ailleurs, je vous le signale en passant, j’exécute des ordres qui viennent des instances supérieures. Et j’ajoute que l’on m’a prié de vous donner la consigne suivante...
  
  Il dévisagea ses trois interlocuteurs noirs et stipula :
  
  - Arrangez-vous pour ne pas être à Zurich demain soir et pour avoir un alibi inattaquable. Duzama n’ira pas à Genève lundi. Il sera mort d’ici là.
  
  Il se leva :
  
  - Merci de l’aide précieuse que vous nous avez fournie.
  
  L’entretien était terminé. Les trois Noirs se retirèrent, plutôt déconfits. Dehors, Bart Oloma ricana :
  
  - Qu’est-ce que je vous avais dit ? Ces types-là nous manipulent, un point c’est tout. Nous sommes leurs domestiques.
  
  Le sage Piet Vreem opposa :
  
  - C’est le résultat qui compte, Bart. Ces spécialistes du K.G.B. ont plus d’expérience que nous.
  
  - Je me fous de leur expérience, riposta Oloma, amer. L’honneur et la gloire de débarrasser notre pays de ce fumier de Duzama, c’est à nous que ça revient.
  
  Zachari Bossa décida brusquement :
  
  - Et bien, moi, je m’en tiens à mon idée ! Quand l’affaire sera dans la poche, ces beaux messieurs du K.G.B. seront les premiers à me couvrir de fleurs.
  
  Bart Oloma opina.
  
  - Tu as bien raison.
  
  
  
  
  
  Le lendemain soir, vers 19 heures, quand Zacharie Bossa pénétra dans le bar de l’hôtel Zchweizerhof, Heidi Zeiller, attablée devant un Dubonnet et plongée dans un journal, repéra d’emblée le jeune Noir que Francis lui avait décrit.
  
  Zacharie s’était mis sur son trente et un pour la circonstance. Avec la désinvolture un peu forcée du gandin qui veut montrer qu’il a l’habitude de fréquenter les endroits sélects, il se dirigea, en roulant des épaules, vers une table d’où il pouvait contrôler le hall d’entrée de l’établissement.
  
  - Scotch, lança-t-il au barman.
  
  Celui-ci, humoriste à ses heures, questionna sur un ton infiniment grave :
  
  - Black and White, monsieur ?
  
  - Non. Cutty Sark, si vous en avez.
  
  Il avait vu la publicité de ce whisky dans un magazine américain.
  
  Le barman acquiesça.
  
  - Certainement, monsieur.
  
  Il y avait cinq clients dans le bar. Mine de rien, Zacharie les reluqua du coin de l’œil et les jaugea. Les deux gros pépères qui discutaient à la table du fond devaient être des négociants de Zurich. La souris attendait probablement son Jules. Et le couple d’âge moyen qui bavardait à la table de droite devaient être des bourgeois qui prenaient l’apéritif avant de dîner.
  
  Pas l’ombre d’un flic en civil ou d’un gorille parmi ces gens.
  
  Heidi s’évada un moment de sa lecture pour allumer une Stuyvesant au moyen de son briquet en or. D’un coup de pouce, elle déclencha le signal d’alarme que seuls pouvaient capter les camarades de l’équipe.
  
  Les minutes s’écoulèrent.
  
  A 19 h 55, Coplan franchit le porche de l’hôtel, s’avança vers le comptoir de la réception.
  
  - M. Duzama est-il arrivé ? demanda-t-il à l’employé.
  
  - Je ne l’ai pas encore vu, monsieur.
  
  Et pour cause. Duzama attendait le feu vert dans sa Fiat, à moins de deux cents mètres de l’hôtel, dans une rue perpendiculaire à la Bahnhofstrasse.
  
  Francis entra dans le bar et, souriant, se dirigea vers la table de Heidi. Il lui baisa les lèvres, s’excusa :
  
  - Je suis en retard, mais figure-toi que je suis tombé sur Hans Borli et j’ai eu de la peine à m’en dépêtrer. Quel raseur, ce gars-là !
  
  - C’est sans importance, mon chéri. Je lisais un article passionnant.
  
  Coplan avait repéré du premier coup d’œil le fringant Zacharie qui surveillait le hall. Les traits tendus, les yeux aux aguets, il paraissait sur des charbons ardents.
  
  Coplan pensa : « C’est presque trop beau. Perenko manque vraiment d’imagination. »
  
  19 h 58. Dans deux minutes, William allait s’amener.
  
  Francis, comme un champion du saut à la perche, calcula mentalement ses marques. Puis, saisissant le poignet de Heidi, il murmura :
  
  - Viens, partons...
  
  Elle ramassa ses affaires et ils se dirigèrent vers la sortie du bar. A cet instant précis, Duzama fit son entrée dans le hall.
  
  Zacharie Bossa, comme mû par un ressort, se leva, plongea sa main droite dans l’échancrure de son veston et marcha vers la sortie du bar. Coplan, d’un mouvement brusque, s’interposa, bloqua de ses deux bras plus durs que les mâchoires d’un étau les gestes du jeune Noir. Sous la brutalité du choc et du saisissement, Zacharie ne put s’empêcher de crisper ses doigts qui tenaient le petit pistolet à air comprimé caché dans sa poche intérieure. Son index pressa la détente et l’aiguille au cyanure s’enfonça entre ses côtes, sous son cœur. L’action mortelle du poison fut foudroyante. Zacharie se ratatina comme une chiffe molle dans les bras de Coplan, les yeux blancs et révulsés.
  
  Il y eut un moment de stupeur dans le hall. Coplan déposa sur la moquette le corps sans vie de l’élégant jeune homme à la peau noire, lança d’une voix sourde au portier :
  
  - Appelez la police, vite. Et un médecin.
  
  Le portier se précipita vers le téléphone.
  
  Coplan intima à William Duzama, très calme :
  
  - Venez.
  
  Il entraîna le Noir vers la sortie, inspecta les parages, aperçut Rensburg qui montait la garde à quelques mètres du porche.
  
  - Jan, appela-t-il. Mettez notre ami en lieu sûr. Le test a été positif. Je vous raconterai plus tard, car ce n’est pas fini.
  
  Tandis que Duzama et son compatriote s’éloignaient, l’œil vigilant et la main prête à réagir à la moindre alerte, Francis retourna dans le hall. Une vive émotion y régnait. Les clients du bar, le personnel de l’hôtel et quelques messieurs qui se trouvaient là par hasard formaient le cercle autour du jeune Noir couché sur le sol. Un des gros pépères du bar, un docteur probablement, était agenouillé près du corps de Zacharie Bossa.
  
  - Il est mort, grommela le gros Suisse, stupéfait.
  
  Il déboutonna la veste du Noir, regarda le petit pistolet en acier mat qui venait de glisser sur le tapis, leva les yeux vers l’assistance d’un air perplexe.
  
  Coplan intervint avec son autorité coutumière.
  
  - Ne touchez pas cet objet, dit-il au toubib. Attendez l’arrivée de la police.
  
  Comme une traînée de poudre, la nouvelle s’était répandue dans l’établissement : un homme qui vient de mourir gît dans le hall.
  
  Des clients, venus des étages, s’approchèrent du cercle silencieux qui continuait à contempler le cadavre de Zacharie Bossa. Parmi ces curieux, un grand type au faciès glabre, aux fortes mâchoires, aux yeux sombres, qui questionna :
  
  - Qu’est-ce qui s’est passé ?
  
  Quelqu’un murmura :
  
  - Un jeune Noir qui se trouvait au bar a été pris d’un malaise. Il est mort, paraît-il.
  
  Les policiers firent une entrée à la fois spectaculaire et dramatique. Trois agents en uniforme et deux en civil.
  
  - Bitte, bitte...
  
  Ils se frayèrent un chemin vers le cadavre. Le plus athlétique des deux civils repéra d’emblée le petit pistolet d’acier mat. Sortant son mouchoir, il ramassa d’une main prudente l’instrument, l’enveloppa et le redéposa sur le sol. Pendant ce temps, les agents en uniforme s’efforçaient d’écarter poliment les badauds afin de faire de la place autour du corps de l’homme foudroyé.
  
  L’autre flic en civil demanda à la ronde :
  
  - Y a-t-il des témoins parmi vous ? Des gens qui ont assisté à l’accident ?
  
  Comme il avait posé sa question en allemand, Coplan répondit dans cette langue :
  
  - Oui, moi. J’ai même pu rattraper ce jeune homme dans mes bras quand je me suis rendu compte qu’il allait s’effondrer.
  
  - Très bien. Je vous serais reconnaissant de rester à ma disposition.
  
  Les ambulanciers firent leur entrée, puis d’autres hommes de la police, notamment des photographes.
  
  Le gérant de l’hôtel, avec l’appui des policiers, s’occupa alors - le cadavre ayant été évacué - de restituer au hall son apparence calme et feutrée habituelle.
  
  L’inspecteur de la police zurichoise pria Coplan de bien vouloir l’accompagner à son bureau. Ils sortirent, montèrent dans une Mercedes noire. A peine la limousine avait-elle démarré que Francis prononça en allemand :
  
  - Puis-je vous demander un service ?
  
  - Un service ? Quel service ? grommela l’inspecteur, assez surpris.
  
  - Je ne connais pas l’identité du mort, mais je sais où il habite. Et je pense qu’une perquisition à son domicile serait instructive. Car, entre nous, cette histoire en cache une autre, infiniment plus sérieuse. Il s’agit d’un attentat politique raté de justesse.
  
  - Vous en savez des choses, ricana l’inspecteur, soupçonneux. Au fait, qui êtes-vous ?
  
  - Je m’appelle François Chimaux et je suis chargé de mission pour le compte de la Sûreté Nationale française. Je vous donnerai des preuves de tout cela en temps voulu, mais je voudrais profiter de l’effet de surprise pour aller jusqu’au bout de mon enquête.
  
  - Où est-ce, le domicile du mort ?
  
  - Pas bien loin d’ici. Au 117 de Seestrasse.
  
  Le policier se pencha pour donner cette adresse au chauffeur qui pilotait la Mercedes.
  
  Quand ils arrivèrent sur les lieux, Coplan et l’inspecteur débarquèrent. Au coup de sonnette du policier, une grande femme blonde, plantureuse, vint ouvrir l’huis. Le policier demanda sèchement :
  
  - Y a-t-il un jeune homme de race noire qui habite ici ?
  
  - Oui. Il y en a même deux, répondit la femme.
  
  - Police, révéla l’inspecteur. Pouvons-nous entrer ?
  
  - Euh... Oui, bien sûr. Mais que se passe-t-il?
  
  - Où logent-ils, ces deux hommes de couleur ?
  
  - Je vais vous conduire à leur chambre. Mais l’un de mes deux pensionnaires est sorti. Que se passe-t-il ?
  
  - Je vous le dirai dans un moment.
  
  Piet Vreem sursauta quand la porte de la chambre s’ouvrit pour livrer passage à deux individus aux mines rébarbatives. Il était resté à Zurich pour prouver à ses copains qu’il n’avait rien d’un couard, mais il se sentait coupable de désobéissance à l’égard de Perenko.
  
  L’inspecteur helvétique jeta sur un ton menaçant :
  
  - Mettez-vous face au mur et dites-moi où se trouve votre passeport.
  
  Vreem, glacé, en proie à de funestes pressentiments, s’exécuta. L’inspecteur parcourut le passeport, questionna :
  
  - Où est votre ami ?
  
  - Il est sorti.
  
  - Comment s’appelle-t-il ?
  
  - Zacharie Bossa.
  
  - Est-il originaire de la République Sud-Africaine, comme vous ?
  
  - Oui.
  
  Coplan, jouant le tout pour le tout, intervint.
  
  - Zacharie Bossa est mort, articula-t-il durement. Perenko l’avait chargé d’assassiner William Duzama mais l’affaire a mal tourné. Vous êtes le complice de votre ami et vous allez devoir vous expliquer.
  
  - Non, ce n’est pas vrai, protesta Piet Vreem, tremblant. Perenko nous a interdit d’agir. Il a même exigé que nous passions la journée hors de Zurich. Mais Zacharie n’a pas voulu obéir.
  
  La grande femme blonde, qui avait entendu cet échange de paroles, était sur le point de défaillir. L’inspecteur lui intima :
  
  - Ne bougez pas, vous non plus. Où se trouve le téléphone ?
  
  - Dans... dans le living, bégaya la blonde.
  
  
  
  
  
  Pendant ce temps-là, à l’hôtel Schweizerhof, le grand type au faciès glabre et aux fortes mâchoires, remonté dans sa chambre, fulminait, blanc de rage :
  
  - Ce petit crétin, ce sale petit nègre, ce maudit enfant de putain ! Qu’est-ce qu’il a bien pu foutre ?
  
  Il s’adressait à un individu de petite taille, blond et maigre, qui réfléchissait d’un air morne, assis sur le lit.
  
  Il reprit :
  
  - De toute façon, nous n’avons plus rien à faire ici. Je demande ma note et je plie bagage. Fais-en autant de ton côté.
  
  - Je reste, décréta le petit blond.
  
  - Tu te figures que le bonhomme va passer la nuit dans cette boîte après ce qui vient de se passer ?
  
  - Les ordres sont les ordres.
  
  - Comme tu voudras. Moi, je m’en vais. Les policiers vont s’intéresser aux clients qui logent ici en même temps que notre zèbre. Je préfère filer.
  
  - Ne t’énerve pas, Boris. Ton départ brusqué va attirer l’attention des enquêteurs sur toi. Tiens-toi tranquille et laisse venir. De toute manière, nous ne sommes pas responsables d’une fausse manœuvre.
  
  Le nommé Boris - Boris Ferenski, agent du K.G.B. venu tout spécialement de Berne par ordre du colonel Katchoff et de Serge Perenko - ne digérait pas son échec. Il avait discrètement monté la garde pendant des heures et des heures dans l’espoir de voir apparaître William Duzama. Et tout cela pour des prunes.
  
  Son acolyte, le petit blond, un nommé Nicolas Balsen, reprit :
  
  - Nous le savions, que ce mec était coriace. Mais ne te frappe pas : nous l’aurons tôt ou tard. Comme le disait le gros Fédor quand je travaillais avec lui aux États-Unis, le facteur sonne toujours deux fois.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  
  
  
  A l’hôtel Carlton, Rensburg, Duzama et Gisèle se morfondaient et commençaient à se poser des questions. Les douze coups de minuit avaient sonné depuis belle lurette et Coplan n’était toujours pas rentré.
  
  Gisèle suggéra finalement de passer un coup de fil au Schweizerhof, histoire de savoir ce qui s’était passé après l’attentat raté. Mais Rensburg l’en dissuada.
  
  - Non, ne bougeons pas. Notre ami nous en voudrait. S’il n’est pas rentré, c’est qu’il avait mieux à faire.
  
  Gisèle insista :
  
  - Ce jeune type avait peut-être un complice qui a vengé son camarade ?
  
  - Ne vous tracassez pas, Coplan connaît son métier.
  
  En fin de compte, un peu après une heure du matin, Francis fit son apparition. Tout souriant.
  
  - Mes excuses, dit-il. Les suites de l’incident que vous savez ont été plus longues que prévu.
  
  Il ajouta, visiblement satisfait :
  
  - Plus fructueuses aussi. Encore toute ma gratitude pour votre courageuse collaboration, William. Grâce à vous, ma mission est réussie.
  
  Rensburg, assez impatient, prononça :
  
  - Eh bien, racontez-nous ça. Notre amie Gisèle se faisait du mauvais sang à votre sujet.
  
  - Je vais vous relater tout ce qui s’est passé après le départ de William. Mais j’aimerais bien boire un coup avant de commencer mon récit. Je suis mort de soif.
  
  Gisèle proposa :
  
  - Un scotch ?
  
  - Volontiers.
  
  Après avoir bu quelques gorgées d’alcool, Coplan émit en tirant de sa poche cinq grands feuillets de papier pliés en quatre :
  
  - Quand les policiers sont arrivés au Schweizerhof, je me suis évidemment présenté comme témoin. L’inspecteur m’a demandé de le suivre à son bureau, forcément. Mais à peine avions-nous démarré que je lui révélais les dessous de la mort de ce jeune Noir. Et, sur ma lancée, j’ai tenté ma chance : je lui ai déclaré que je connaissais le domicile de ce terroriste malheureux, qu’une perquisition à cet endroit serait fort probablement rentable. Tenez-vous bien : l’inspecteur a marché. Nous sommes allés à la Seestrasse et nous sommes tombés sur un ami du mort, un certain Piet Vreem, originaire également des environs de Bloemfontein. L’inspecteur l’a embarqué illico, a réclamé du renfort pour perquisitionner la chambre des deux zèbres. Une heure plus tard, terrorisé par les inculpations qui fondaient sur sa tête, Piet Vreem s’est mis à table. C’est bien simple : il a tout déballé. Sa déposition signée est un vrai roman.
  
  Il agita les feuillets qu’il tenait dans la main, précisa sur un ton triomphant :
  
  - Vous vous rendez compte si ces confrères suisses sont des gens bien. Sur avis de la Sûreté Fédérale, on m’a délivré une photocopie des déclarations faites par Piet Vreem.
  
  Rensburg s’enquit :
  
  - Si j’en crois votre mine satisfaite, Perenko est dans le bain ?
  
  - Jusqu’au cou. Et je détiens maintenant la preuve irréfutable du rôle qu’il joue au sein du K.G.B.
  
  - Cette tentative d’assassinat est indigne d’un spécialiste tel que Perenko, laissa tomber Rensburg, dégoûté.
  
  - Vous avez parfaitement raison, mon cher Jan, confirma Coplan, égayé. Mais le plus drôle, c’est que Perenko n’y est pour rien. La pièce que le jeune tueur a jouée devant nous n’était pas celle que Perenko avait montée ! C’est incroyable, et pourtant c’est vrai. On a bien raison de dire que les impondérables détraquent les combines les mieux élaborées. Vous lirez les aveux détaillés de Piet Vreem. Je vous les résume rapidement : Perenko avait confié à trois jeunes compatriotes de William une mission de dépistage, un point c’est tout. Grâce à la perspicacité du frère de William, nous avons repéré le nommé Zacharie Bossa, copain de Piet Vreem. Ces deux types avaient un chef, un nommé Bart Oloma.
  
  Rensburg, intéressé au premier degré, intercala :
  
  - Que faisaient-ils à Zurich, ces trois compatriotes ?
  
  - Ils accomplissaient un petit tour d’Europe après un stage de formation à Moscou. Ce sont trois militants de l’A.N.C. Bref, Perenko les a félicités d’avoir réussi à dénicher le lieu où William logeait à Zurich, mais il leur a interdit de participer à la phase suivante de son plan, c’est-à-dire à l’exécution de William. Perenko, à juste titre, estimait que trois jeunes Noirs, c’était par trop voyant. Et voici l’inattendu : blessé dans son amour-propre, le nommé Bossa a décidé d’enfreindre la consigne et d’exécuter lui-même l’ennemi de son peuple. Il ne voulait pas laisser à des mercenaires du K.G.B. l’honneur de cet acte sacré.
  
  Rensburg s’écria, épaté :
  
  - Incroyable ! Perenko doit être dans une rage folle à l’heure qu’il est !
  
  William Duzama prononça de sa voix calme :
  
  - Il y a deux choses qui me surprennent dans votre récit, Coplan. La première, c’est que je ne m’explique pas les aveux signés du garçon qui a été arrêté. Un militant formé à Moscou ne craque pas si facilement, du moins si j’en crois la réputation des écoles spéciales soviétiques.
  
  - Très juste. J’ai fait cette objection à l’intéressé lui-même. Il m’a répondu textuellement qu’il n’avait pas été entraîné pour tuer des gens, mais pour s’occuper de propagande et de recrutement. Du reste, il n’a joué aucun rôle actif dans l’affaire qui nous occupe.
  
  - Ma deuxième remarque, c’est que l’intervention du jeune type qui s’est suicidé sans le vouloir, a cassé net la vraie attaque organisée contre moi par Perenko. Nous sommes d’accord sur ce point ?
  
  - Certainement.
  
  - Quelle était cette attaque ?
  
  - Je l’ignore. Tout comme Piet Vreem d’ailleurs. Mais je suppose qu’un tueur guettait votre arrivée au Schweizerhof pour vous liquider dans votre chambre, pendant votre sommeil. C’est une tactique que le K.G.B. pratique très souvent et toujours avec maestria.
  
  - En conclusion, mon assassin virtuel court toujours ?
  
  - Sans doute. Mais les inspecteurs suisses comptent bien l’épingler. Tous les clients qui quittent le Schweizerhof vont être passés au peigne fin... Bien entendu, vous ne remettez plus les pieds dans cet établissement. Il ne faut pas tenter le diable.
  
  - Demain, il y a le colloque à Genève, rappela William. Les gens du K.G.B. doivent être dans un bel état d’exaspération. Ils vont jouer leur va-tout, je le crains.
  
  - J’ai parlé de cela aussi à l’inspecteur fédéral de la Sûreté Helvétique. Le dispositif de protection sera renforcé. Je pense qu’on peut faire confiance aux Suisses sur ce plan-là.
  
  Gisèle articula d’une voix sombre :
  
  - On ne peut faire confiance à personne dans ce domaine-là. Vous n’avez pas cessé de nous répéter qu’il n’y a pas de protection absolue. Et nous en sommes tous très conscients.
  
  Elle se tourna vers William :
  
  - Je t’en supplie, mon chéri, ne va pas à ce colloque. Serge Perenko, dans sa colère, va tenter l’impossible pour arriver à ses fins. Après deux échecs successifs, il est obligé de réussir.
  
  Il y eut un silence pesant. Rensburg grommela :
  
  - Il est bien évident que Perenko doit être dans ses petits souliers. A mon avis, il joue sa tête. Les gros bonnets du K.G.B. ne plaisantent pas dans ces cas-là.
  
  Tous les regards étaient braqués vers Duzama. La tête penchée, il réfléchissait.
  
  - Non, dit-il soudain sur un ton résolu. Je ne peux pas me dégonfler. J’irai à Genève comme convenu.
  
  Coplan lui demanda d’une voix neutre : .
  
  - Est-ce réellement si important, William ? Remarquez, je ne crois pas que les Soviétiques puissent se permettre de vous liquider à cette occasion-là. Ce serait un crime qui ternirait leur image de marque d’une façon trop grave. Tous leurs amis africains en seraient ébranlés. Mais enfin, sait-on jamais ?
  
  Duzama regarda Coplan d’un œil presque fixe.
  
  - Oui, Coplan, prononça-t-il lentement, ce colloque est important. Et je vous explique pourquoi. Dans quelques semaines, au Mozambique, se tiendra une grande conférence au sujet de l’Afrique Australe. Tous les ennemis de mon pays seront réunis à Maputo pour adopter un plan de guerre destiné à mettre fin aux régimes qui gouvernent actuellement la Rhodésie et la République Sud-Africaine. Or, l’exposé que je compte faire publiquement à Genève a précisément pour but de désamorcer les thèses explosives de nos adversaires. Pour tous les Noirs d’Afrique, j’incarnerai la raison, la sagesse, la patience, le bon sens pacifique. M’adressant en chair et en os à mes frères de couleur, je leur démontrerai qu’ils n’ont rien à gagner à la violence. Et je vous assure que j’ai des arguments solides.
  
  Coplan murmura :
  
  - Croyez-vous que les agents de Moscou vous laisseront parler, William ? Vous connaissez leurs méthodes.
  
  - S’ils m’empêchent de parler, cela se retournera contre eux. Et si je réussis à développer mes thèses, j’épargnerai peut-être un bain de sang dont les Noirs seraient les victimes une fois de plus. Puis-je hésiter entre ma vie et celle de milliers de mes frères ?
  
  Personne ne se sentit le droit de réfuter ces paroles.
  
  
  
  
  
  Le lendemain, vers la fin de la matinée, Serge Perenko se rendit à l’ambassade de son pays à Berne. Il avait le pressentiment, la certitude pour ainsi dire, qu’il allait apprendre enfin de bonnes nouvelles.
  
  Mais lorsqu’il fut introduit dans le bureau du colonel Boris Katchoff - où se trouvait déjà Lomaski, chef du secteur helvétique - il eut l’impression qu’une douche glacée lui tombait sur le dos. Le faciès des deux hommes était dur et gris comme du granit.
  
  Katchoff maugréa :
  
  - Ah, vous voilà ! J’ai des choses très agréables à vous annoncer. L’opération Duzama est une fois de plus un échec total. Et je vous préviens que les retombées de cet échec sont graves. Zacharie Bossa est mort, Piet Vreem et Bart Oloma sont en prison. D’autre part, Ferenski et Balsen n’ont pas donné de leurs nouvelles. En bref, nous n’avons pour l’instant qu’une certitude : William Duzama est toujours bien vivant.
  
  Perenko se sentit pâlir. Dominant son désarroi intérieur, il s’enquit d’une voix neutre :
  
  - Ayez au moins l’obligeance de me dire ce qui s’est passé. Je me suis tenu à l’écart pour des raisons que vous devez comprendre.
  
  - Nous n’avons qu’un témoignage indirect, mais enfin les faits sont indiscutables. Bossa s’est expédié une aiguille au cyanure dans l’abdomen et est mort sur le coup, foudroyé. Son ami Vreem a été arrêté à son domicile et Bart Oloma a été cueilli chez lui vers une heure du matin.
  
  Perenko, effaré, balbutia :
  
  - Mais... Je n’y comprends rien, je vous assure. Que vient faire Bossa dans cette histoire ? Où est-il mort ?
  
  - A l’hôtel Schweizerhof, hier soir.
  
  - Que faisait-il là ? Je lui avais ordonné de quitter Zurich avec ses deux camarades.
  
  - Je suppose qu’il a mangé la consigne, de même que son ami Vreem. Vous auriez dû garder ces trois lascars sous votre contrôle, c’est évident. Avec ces foutus Noirs, on ne sait jamais à quoi s’en tenir.
  
  - Et pourquoi Ferenski et Balsen n’ont-ils pas exécuté les ordres ?
  
  - Comment le saurais-je ?
  
  Sans raison bien précise, Perenko sentit passer le vent du boulet. Le calme apparent du colonel n’augurait rien de bon.
  
  Lomaski murmura :
  
  - J’attends des informations complémentaires d’un instant à l’autre. J’ai envoyé un de mes indicateurs au Schweizerhof.
  
  On frappa à la porte du bureau. Katchoff alla ouvrir, eut un bref dialogue avec l’employé de l’ambassade qui se tenait à l’entrée de la pièce.
  
  - Bien, acquiesça-t-il, j’y vais.
  
  A Lomaski et à Perenko, il lança :
  
  - Son Excellence m’appelle de toute urgence. Je reviens.
  
  Son absence dura un gros quart d’heure. Lorsqu’il réapparut, ses traits défaits faisaient pitié à voir.
  
  - C’est le désastre intégral, laissa-t-il tomber en s’affalant dans un fauteuil.
  
  Il darda un œil éteint sur Perenko et ajouta :
  
  - Vous en avez fait de belles !
  
  Muets comme des carpes, Perenko et Lomaski demeurèrent interdits. Puis, reprenant du poil de la bête, Perenko grommela avec une pointe de défi :
  
  - Eh bien, reprenez vos esprits, colonel. Racontez-nous ce que vous savez de si catastrophique.
  
  Katchoff énonça d’une voix d’outre-tombe :
  
  - La Sûreté Fédérale vient de notifier à l’ambassadeur un arrêté d’expulsion à l’encontre de Ferenski et de Balsen. Ils ont vingt-quatre heures pour plier bagage. Des inspecteurs ont fouillé leurs valises au moment où ils quittaient l’hôtel Schweizerhof et vous vous doutez de ce qu’ils y ont trouvé... Ce n’est pas tout. Le Sud-Africain arrêté hier soir a signé une déposition selon laquelle Zacharie Bossa devait assassiner William Duzama. La Sûreté Fédérale a demandé à Son Excellence si un citoyen soviétique nommé Serge Perenko séjournait actuellement en Suisse.
  
  Blême, Perenko siffla :
  
  - Qu’a-t-il répondu, l’ambassadeur ?
  
  - Qu’il allait s’informer. Ce qui vous donne un délai de trois heures pour filer... On vous prépare un autre passeport. Rentrez à Paris et ramassez vos affaires personnelles en vitesse. Le Centre vous convoque à Moscou. Votre successeur en France sera désigné avant ce soir.
  
  Perenko éprouva une sorte de vertige.
  
  - Ce qui me console, prononça-t-il avec une âpreté méchante, c’est que ce crétin de Bossa est déjà en enfer. Et ce qui me donne du courage, c’est que je n’ai pas commis la moindre faute.
  
  Katchoff renvoya, aigre :
  
  - N’empêche que votre tête est sur le billot. Vous allez passer un mauvais quart d’heure, je vous le garantis.
  
  - N’ayez crainte, je m’expliquerai.
  
  Katchoff, prostré dans son fauteuil, ferma un moment les yeux. Puis, d’une voix caverneuse, il énonça :
  
  - Dans un sens, j’ai pitié de vous, camarade Perenko. Objectivement, vous êtes responsable de l’échec de l’opération Duzama. Cet individu devrait être mort depuis plus d’une semaine. Mais je reconnais que vous avez exécuté fidèlement les ordres qui vous avaient été donnés. Ce qui vous a manqué, c’est la rigueur, la fermeté, la conviction. Vous vous êtes borné à transmettre des consignes.
  
  - Que devais-je faire d’autre ?
  
  - Prévoir les défaillances de vos subordonnés, prévoir les ruses de vos adversaires. Vous faites votre travail du bout des doigts.
  
  - Si je vous comprends bien, je devais me charger moi-même de l’assassinat de Duzama ?
  
  - Exactement, camarade. Et c’est la suggestion que je vais faire à la Direction. J’espère que mon autorité pèsera dans la balance, car je ne vois que cette solution-là pour sauver votre carrière.
  
  Perenko, ulcéré par le ton faussement amical du colonel, ressentit une bouffée de haine à l’égard de ce porc.
  
  Salopard, pensa-t-il, si j’avais le choix entre Duzama et toi, c’est toi que je liquiderais.
  
  Il prononça avec froideur :
  
  - J’accepte volontiers votre suggestion. Et je vous remercie d’avance de ce que vous direz en ma faveur.
  
  - Dans trois jours, Duzama sera au Brésil. On vous indiquera à Moscou son programme durant la semaine qu’il passera à Rio. Je vous souhaite de ne pas échouer une fois de plus.
  
  Il se leva.
  
  - Et maintenant, sautez dans le premier avion en partance pour Paris. Je vais demander à mon secrétaire de vous remettre vos nouvelles pièces d’identité. Ce serait le comble, si vous vous faisiez arrêter à l’aéroport !
  
  
  
  
  
  Grâce à l’intervention de Rensburg, Coplan avait obtenu un laissez-passer qui lui permit d’assister (en témoin silencieux et discret) au colloque organisé par l’O.N.U. à Genève.
  
  Dans le vaste amphithéâtre, les gradins étaient surtout occupés par des diplomates de couleur. Il y avait de nombreux policiers en civil qui montaient la garde près des issues, et d’autres policiers, en uniforme ceux-là, qui assuraient le service d’ordre.
  
  Les Blancs qui étaient présents étaient là, pour la plupart, à titre d’observateurs.
  
  La séance fut ouverte par le président du Comité Spécial contre l’Apartheid, un Nigérian âgé d’une cinquantaine d’années, qui demanda d’emblée aux nations réunies à cette occasion de voter une motion par laquelle la Commission des droits de l’homme exigerait une enquête internationale sur les crimes commis par les régimes d’apartheid en Afrique australe ainsi que sur les organisations et les individus responsables de ces crimes (Authentique).
  
  Coplan songea que ça commençait bien et que le pauvre Duzama n’allait pas être à la fête.
  
  Effectivement, les sept orateurs de race noire qui prirent successivement la parole ne firent que surenchérir sur ce thème initial. Un flot de déclarations vengeresses, démagogiques, aussi ingrates que fielleuses, déferla sur l’assemblée.
  
  Il fallait toute la mesquinerie d’un politicien de profession pour ne pas être écœuré par ces discours pleins de haine. Une vraie meute surexcitée par les sonneries de l’hallali.
  
  Quand William Duzama monta à la tribune, un silence de mort tomba sur la salle.
  
  Coplan eut l’impression que s’il avait tendu la main dans le vide, il aurait pu toucher, palper, peser d’une façon concrète le ressentiment que les auditeurs éprouvaient pour l’orateur qui allait parler.
  
  Sans le moindre papier, Duzama commença :
  
  - Comme vous pouvez le constater, ma peau est noire. Je suis né dans une famille modeste, mon père et ma mère ayant la peau aussi noire que la mienne. Pourquoi suis-je venu ici, devant vous ? Pas pour défendre la doctrine de l’apartheid, vous vous en doutez. Mais pas non plus pour jeter de l’huile sur le feu. Dans mon pays, la république Sud-Africaine, nous sommes plus de vingt millions d’hommes noirs en face de quatre millions de Blancs. Si j’avais voulu bâtir ma carrière politique sur des bases faciles, j’aurais opté pour mes frères de race. Du moins, en apparence. Pour quelle raison ai-je fait le choix contraire ? Je vais essayer de vous l’expliquer...
  
  On eût dit que le silence de mort s’était mué en un frémissement.
  
  - Le sang des hommes noirs et le sang des hommes blancs a la même couleur. Il est rouge. Et quand il coule, c’est la souffrance qui gagne. Je refuse la violence, Je refuse le crime. Et j’ose vous déclarer que ma présence à cette tribune est plus qu’une promesse. Mon pays, la république Sud-Africaine, se tourne vers un autre avenir. L’apartheid, ce poignard planté dans notre cœur, n’est pas une doctrine, c’est une phase de l’évolution irrésistible des mœurs, des coutumes, c’est un usage qui glisse peu à peu dans les ténèbres du passé. L’apartheid, en fait, appartient déjà au monde des ombres. Et c’est ma foi dans l’avenir qui m’a dicté mon attitude...
  
  A mesure que Duzama développait ses idées, ses convictions, l’attention de son auditoire perdait de son hostilité. Lorsqu’il termina sa péroraison, personne n’osa applaudir, mais il n’y eut ni un cri, ni une protestation. Seuls quelques membres de l’opposition au gouvernement de Pretoria s’agitèrent dans l’espoir de déclencher une réaction, mais ils en furent pour leurs frais.
  
  
  
  
  
  La fin du colloque tant redouté ne fut marquée par aucun incident.
  
  Duzama, Rensburg, Gisèle et Coplan rentrèrent à Zurich. Et Rensburg, très ému en dépit de son faciès impassible, offrit le champagne.
  
  Une heure plus tard, Coplan se prépara à prendre congé de ses amis.
  
  Duzama, tenant la main de Francis dans ses deux mains jointes, le remercia, lui souhaita un bon retour et termina en disant avec une lueur d’ironie dans ses bons yeux :
  
  - A bientôt, Francis. Je suis sûr que nous nous reverrons.
  
  - Johannesburg est loin de Paris, plaisanta Coplan.
  
  - Avec les avions modernes, nous vivons tous à quelques heures les uns des autres, rétorqua Duzama. De plus, je m’en vais à Rio. Et vous connaissez la rengaine, non ? Si tu vas à Rio…
  
  
  
  Le soir même, Coplan était à Paris. Le lendemain matin, au S.D.E.C., il annonça à son directeur :
  
  - Mission accomplie. Je vous rapporte un document qui va vous permettre de débarrasser la France de Serge Perenko.
  
  - Bravo, railla le Vieux. C’est exactement ce qui s’appelle apporter la moutarde après le dîner. Serge Perenko a été rappelé à Moscou et il est remplacé à la Commission Scientifique Franco-Soviétique par un jeune savant qui se nomme Youri Podesky. Mais donnez-moi quand même votre fameux document : ça peut toujours servir.
  
  Coplan, un peu déconfit, prit néanmoins la chose du bon côté.
  
  - J’aurais dû m’en douter, murmura-t-il. Les gens du K.G.B. n’insistent jamais quand ils ont perdu la partie.
  
  - C’est la sagesse même. Quand aurai-je votre rapport en bonne et due forme ?
  
  - Avant ce soir. Je vais y consacrer mon après-midi.
  
  - Parfait. Et je vous accorde quinze jours de congé à partir de demain matin.
  
  - Non ?
  
  - Parole d’honneur. Deux semaines de congé. Sans solde, je le précise.
  
  - Pardon ?
  
  - Le gouvernement de la république Sud-Africaine vous offre un séjour de quinze jours au Brésil. C’est le Quai d’Orsay qui m’a transmis cette invitation, avec un avis très favorable. Et même une petite insistance pour que vous acceptiez ce cadeau de reconnaissance.
  
  Francis comprit du coup l’adieu ironique de Duzama. Quand il avait dit : à bientôt, il savait déjà la suite.
  
  Le Vieux grommela :
  
  - Cette invitation vous embête ?
  
  - Absolument pas. Je dirais même qu’elle me fait plaisir. Je me suis pris d’amitié pour Duzama et pour Rensburg. Si la tournée mondiale de Duzama pouvait s’achever sans accident, j’en éprouverais une grande joie.
  
  - Eh bien, vous serez bien placé pour y veiller, ma foi !
  
  Coplan alluma une Gitane, regarda le Vieux d’un air songeur, prononça dans un nuage de fumée bleue et grise :
  
  - Si je tombais sur Perenko à Rio, je n’en serais pas surpris outre mesure.
  
  - J’allais justement vous mettre en garde contre cette éventualité. Quand un gros bras du K.G.B. a essuyé un camouflet, il est préférable de ne pas se trouver sur son chemin.
  
  - Je m’en doute. Mais quel est le but du voyage de Duzama au Brésil ?
  
  - Je me suis posé la question et j’en ai parlé à notre ami Hugo de Saint-Martin. Le but réel de ce voyage est difficile à discerner. Officiellement, Duzama est chargé de promouvoir les échanges commerciaux entre son pays et les Brésiliens. La république Sud-Africaine se sent de plus en plus isolée dans le monde et elle cherche des amis. Or, elle a des choses à vendre : l’or, le diamant, la laine, des techniques agricoles de tout premier ordre, du matériel médical, etc. Ceci dit, Saint-Martin pense que la véritable mission de Duzama est beaucoup plus subtile que cela. Il s’agirait de questions militaires.
  
  - En somme, c’est le dessous des cartes qui est important, une fois de plus.
  
  - Avouez que c’est astucieux. En envoyant un Noir, le gouvernement de Pretoria fait d’une pierre deux coups ; primo, il prouve que sa politique de discrimination raciale est moins rigide qu’on l’imagine. Secundo, il brouille les pistes. Car on voit mal un fonctionnaire de couleur discutant des problèmes stratégiques avec les états-majors militaires du Brésil. Et pourtant…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  
  
  
  Coplan arriva à Rio le jeudi suivant, à 18 h 40. Il se fit conduire aussitôt, en taxi, à l’Hôtel Novo Mundo, avenue do Flamengo.
  
  Quand il débarqua, et quand il revit le lion de bronze planté devant le porche de l’établissement, des tas de souvenirs lui revinrent en mémoire. Sept années avaient passé depuis lors, et bien des choses avaient changé (Voir La pitié de Coplan).
  
  L’employé de la réception lui confirma qu’une chambre avait été réservée, effectivement. Un domestique de couleur, en gilet rayé, le conduisit au 206.
  
  Ce devait être une attention de Rousseaux, le secrétaire administratif du Service, car c’était exactement la même chambre qu’il avait occupée précédemment.
  
  Il rangea ses affaires, alluma une Gitane, alla jeter un coup sur la vue qui se déployait devant la grande fenêtre. Le spectacle était toujours aussi magnifique. Sous le soleil étincelant, toute la baie de Rio s’étalait comme une nappe d’un bleu intense. A l’avant-plan, derrière les palmiers de l’avenue do Flamengo, l’immense plage de sable blond faisait penser à un tapis aux nuances pâles et ambrées. A droite, dans la brume de chaleur qui flottait comme un voile de gaze, le Pain de Sucre dressait sa masse légendaire.
  
  Quelle vision de beauté ! Comment pouvait-on grelotter à Paris quand il suffisait de quelques heures pour se retrouver dans un tel paradis !
  
  Sur la plage, des gamins dorés, torse nu et pieds nus, jouaient au football, nullement gênés par la chaleur. Il y avait au moins 30 degrés à l’ombre ! Deux ou trois bonshommes au teint très foncé, abrités par de vieux parasols décolorés, vendaient des rafraîchissements.
  
  Avant de quitter sa tenue d’hiver pour adopter un aspect vestimentaire mieux approprié au lieu et à la circonstance, Francis prit un long bain qui le débarrassa de la sueur et de la fatigue du voyage en avion.
  
  A 20 heures, le téléphone sonna dans la chambre. Le préposé du standard annonça en anglais :
  
  - Mister Rensburg demande si vous pouvez le recevoir, monsieur Coplan.
  
  - Oui, priez-le de monter.
  
  En complet gris-perle, Jan Rensburg paraissait plus jeune. Et, du coup, son faciès avait l’air moins austère.
  
  - Quelle élégance ! s’exclama Coplan. Mes compliments, mon cher Jan.
  
  - Content de vous revoir, dit le Sud-Africain. J’espère que vous avez fait un bon voyage ?
  
  - Un rêve, évidemment, puisque j’ai voyagé en Concorde.
  
  - Je vous emmène à Copacabana. William et Gisèle nous y attendent pour dîner en musique.
  
  - Bravo ! C’est ce qui s’appelle démarrer sur les chapeaux de roues. Mais j’ignorais que Gisèle serait du voyage.
  
  - J’ai arrangé cela avec son bureau de Paris. Elle a si peu l’occasion d’être avec son William chéri, la pauvre.
  
  - Je m’en réjouis pour elle.
  
  - Tenez, prenez cette lettre. Lisez-là, gravez ces indications dans votre mémoire et détruisez le feuillet. Ensuite, nous partirons. Une voiture de location avec chauffeur est en bas.
  
  Coplan prit connaissance de la lettre. Puis, s’asseyant dans un fauteuil, il relut plus lentement, plus attentivement le texte. C’était le programme des activités de Duzama durant son séjour à Rio.
  
  « Samedi 30, 15 heures. Réception au Club de la Presse.
  
  « Samedi 30, 20 heures. Dîner au Cercle de la Chambre de Commerce.
  
  « Mardi 3,17 heures. Cocktail à la Maison des Amitiés Latines, Palacio Cruz, avenida Rio Branco.
  
  « Jeudi 5. Dîner offert par la Fédération des Industriels, à 20 heures, au Club Atlantica, à Copacabana.
  
  Coplan leva les yeux vers Rensburg.
  
  - Pour un séjour de deux semaines, cela me paraît plutôt raisonnable.
  
  - Attention, ces indications ne concernent que la première semaine. Je vous donnerai ultérieurement le programme de la seconde semaine.
  
  - En résumé, trois jours de prestations officielles et quatre jours de temps libre, c’est un bon dosage. Je suppose que ces diverses réceptions ont été annoncées par la presse ?
  
  - Je n’en sais rien. Par contre, je sais qu’elles ont été largement diffusées dans les milieux intéressés. En d’autres termes, elles n’ont plus rien de confidentiel.
  
  - Dans ce cas, rien ne m’empêche de conserver cette note ?
  
  - Il vaut mieux la détruire. Je ne tiens pas à fournir à la curiosité de certaines personnes un tableau des temps libres que William compte utiliser à sa guise.
  
  Coplan avait pigé. Il se leva, alla brûler le feuillet dans la cuvette des W.C. de la salle-de-bains, tira la chasse.
  
  Revenant dans la chambre, il dit à Rensburg :
  
  - Je suis à votre disposition.
  
  - Eh bien, allons-y.
  
  La limousine louée par le Sud-Africain était une Ford Gran Torino noire, pas neuve mais remarquablement entretenue. Le chauffeur, un Noir très stylé, cadrait bien avec la voiture. Même dignité un peu désuète, même aspect de luxe qu’il ne fallait pas examiner de trop près.
  
  Rensburg et Coplan s’embarquèrent. Rensburg donna un ordre laconique au chauffeur :
  
  - Miramar Palace, à Copacabana.
  
  Arrivés à destination, Rensburg fit savoir au chauffeur qu’il n’avait plus besoin de la voiture et qu’il téléphonerait à l’agence, le lendemain avant midi, pour donner de nouvelles instructions.
  
  A la suite de son compagnon, Francis franchit le porche du Miramar et se dirigea vers le grand bar du rez-de-chaussée.
  
  - Nous avons le temps de prendre un apéritif, murmura le Sud-Africain. Ce n’est pas ici que nous dînons ce soir.
  
  Ils prirent place sur des tabourets, au bout du comptoir. Rensburg commanda un jus de fruit, et Coplan un Dubonnet.
  
  Lorsqu’ils eurent été servis et que le barman se fut éloigné, Rensburg questionna à mi-voix :
  
  - Que pensez-vous de ce séjour imprévu à Rio ?
  
  - Le plus grand bien, mon cher Jan. Je suis enchanté de prolonger de deux semaines nos relations amicales.
  
  - Liquidons les problèmes gênants. Vous recevrez une gratification qui compensera la perte de salaire que vous allez subir du fait de ce congé. Nous sommes racistes mais pas radins.
  
  - Je reconnais bien là votre gentillesse. Mais ne soyez pas trop pressé, attendez la fin de notre séjour pour me donner mon chèque. S’il m’arrivait malheur, ce serait autant de gagné pour votre gouvernement.
  
  Rensburg tiqua.
  
  - Seriez-vous pessimiste ?
  
  - Pourquoi m’avez-vous fait venir ?
  
  - C’est William qui a insisté. Je le soupçonne d’être un peu fétichiste, comme tous les gens de sa race. A deux reprises, vous avez été pour lui un bouclier très efficace. Alors, jamais deux sans trois, qui sait ? Remarquez, cela m’arrange de vous avoir à mes côtés. Il y a plus d’intelligence dans deux têtes que dans une. Nos ennemis sont sûrement sur le sentier de la guerre.
  
  - Je constate avec plaisir que vous avez une vision réaliste de la situation.
  
  - J’avoue que je ne suis pas plus optimiste que vous. Le K.G.B. ne digère pas facilement un échec. Et deux échecs successifs, c’est trop. De vous à moi, j’estime que William est en danger plus que jamais.
  
  - A quel hôtel êtes-vous descendus ?
  
  - Ici, au Miramar. Mais c’est fictif. Nous avons mis en pratique la bonne idée que vous aviez eue à Zurich. En réalité, nous avons deux chambres au Luxor. Et il y a de la place pour vous dans ma chambre.
  
  - Parfait. Et si vous pouviez me prêter une arme pas trop encombrante, ce serait tout à fait bien.
  
  - J’y avais songé. Je vous remettrai l’outil demain matin.
  
  Il jeta un coup d’œil à sa montre.
  
  - Rejoignons nos amis, décida-t-il. C’est l’heure.
  
  - Où dînons-nous ?
  
  - Au restaurant de l’Excelsior.
  
  - Mince ! Nous serons en point de mire, si les choses n’ont pas évolué depuis mon dernier passage à Rio. C’est l’endroit à la mode, non ?
  
  - Oui, c’est toujours le restaurant dans le vent. Nous l’avons évidemment choisi à dessein. Comme vous le disiez en Suisse, il n’est pas mauvais de tendre la perche à l’adversaire.
  
  Ils vidèrent leur verre et ils sortirent.
  
  La célèbre avenida Atlantica, qui longe de bout en bout la plage de Copacabana, était féerique. Éclairée, animée, joyeuse, elle étirait sa promenade de rêve à la frange même de l’océan.
  
  Le restaurant de l’hôtel Excelsior est réputé pour sa cuisine et pour la vue magnifique qu’elle procure sur la mer.
  
  Quand Rensburg et Coplan pénétrèrent dans la grande salle somptueuse, la plupart des tables étaient déjà occupées. Les maîtres-d’hôtel et les serveurs s’empressaient auprès des clients. L’atmosphère était luxueuse, opulente, allègre. Ni la crise économique mondiale ni la tension politique internationale n’assombrissaient ce lieu privilégié.
  
  Les femmes étaient élégantes, souvent jolies, les hommes affichaient une assurance impressionnante, généralement basée sur une réserve d’or à l’abri des vicissitudes du destin.
  
  Rensburg chuchota à Francis :
  
  - Au fond, à droite.
  
  Coplan repéra la table à laquelle étaient assis William Duzama et Gisèle. Une table ronde située près de la baie vitrée d’où l’on pouvait contempler l’infini sombre de l’océan.
  
  Rensburg et Coplan, après les salutations inévitables, s’installèrent. Duzama était rayonnant. Sa face ronde et ses bons yeux exprimaient une euphorie indéniable. On a beau être un idéaliste, un saint, un courageux pionnier qui affronte des périls terribles, il y a des moments où l’ambiance du luxe, de la beauté, de la réussite humaine vous inspire un sentiment de bonheur.
  
  Le repas ne fut pas indigne du cadre. Au café, William invita sa fiancée et ils gagnèrent la piste où évoluaient déjà de nombreux couples. Coplan alluma une Gitane. Mine de rien, il observait du coin de l’œil Duzama et Gisèle. Il n’y avait pas beaucoup de Noirs, mais pas mal d’hommes et de femmes au teint sombre. Des Japonais aussi. Mais surtout des Blancs, Américains et Européens.
  
  L’orchestre s’arrêta pour la pause. A peine William et Gisèle étaient-ils revenus à la table qu’ils furent assaillis par des exclamations enjouées : les Allemands que Coplan avait aperçus au cocktail du Cercle International, à Paris, les trois athlètes blonds et roses, et les deux blondes aux formes provocantes.
  
  Greta Kleindorf, l’amie de Duzama, voulut absolument organiser une soirée pour le lendemain soir.
  
  William n’eut pas le cœur de refuser. Greta, aux anges, décréta :
  
  - Nous vous attendons au Novo Mundo à 19 heures. Tous les quatre. Nous comptons sur
  
  vous.
  
  Les Allemands regagnèrent leur table, à l’autre bout de la salle.
  
  William marmonna sur un ton d’excuse :
  
  - Je ne pouvais pas les vexer. Wellenberg et Kleindorf apportent à l’économie de notre pays un soutien considérable...
  
  Rensburg acquiesça.
  
  - Tu as bien fait, Will. Les corvées mondaines, cela fait partie de tes obligations.
  
  Coplan souffla soudain :
  
  - Et voilà l’homme qui nous manquait, son Excellence Serge Perenko en personne. La distribution est complète, le spectacle peut commencer.
  
  Déambulant entre les tables, Perenko s’approchait, le sourire aux lèvres, désinvolte et aristocratique, follement élégant dans un complet gris pâle.
  
  - Comme le monde est petit ! lança-t-il en tendant la main vers Duzama. Bonsoir, cher ennemi. Je vois que vous êtes déjà un grand politicien : vous connaissez les meilleurs endroits de la planète.
  
  Duzama, très souriant lui aussi, serra la main tendue et renvoya :
  
  - Noblesse oblige, Excellence. Je ne peux pas faire moins que le représentant des masses laborieuses opprimées par le capitalisme.
  
  - Eh oui, approuva le Soviétique, nous avons des devoirs bien pénibles.
  
  Coplan remarqua de nouveau la lueur d’ironie qui brillait dans la prunelle du Russe.
  
  Celui-ci reprit en baissant la voix :
  
  - Mon petit doigt me dit que votre présence à Rio n’est sans doute pas fortuite.
  
  - La découverte du monde est une chose tout à fait nouvelle pour moi, Excellence. Je ne suis pas blasé comme vous. Et Rio n’est-elle pas la plus belle cité de l’univers, après Paris ?
  
  - Voilà au moins un point sur lequel je suis entièrement d’accord avec vous. Le seul, sauf erreur. Car je désapprouve le pacte naval que vous êtes venu négocier ici avec le Brésil pour la défense de l’Atlantique-Sud. Vous avez tort d’exciter l’Ours moscovite. Quand il grogne, méfiez-vous.
  
  - Les mœurs de cet animal ne m’ont jamais intéressé, confessa Duzama en arborant une expression ingénue.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  
  
  
  Perenko esquissa un petit geste de la main et dit sur un ton insouciant :
  
  - Ne pensons plus à nos problèmes ce soir. Nous nous reverrons certainement un de ces prochains jours. J’aimerais avoir une conversation sérieuse avec vous. Où êtes-vous descendu ?
  
  - Au Miramar.
  
  - Je vous passerai un coup de fil à l’occasion. Bonne soirée à tous.
  
  Il s’éloigna.
  
  Gisèle, les yeux étincelants de colère rentrée, proféra :
  
  - Quelle arrogance, ce sinistre individu !
  
  Duzama posa sa main sur celle de sa fiancée.
  
  - Calme-toi, ma chérie. Dans un sens, son attitude est assez sympathique. Son apparition est un avertissement sans frais.
  
  Rensburg ricana :
  
  - Le salut avant la mise à mort. Pas de doute, ce type est un seigneur.
  
  - Elle s’adressa à Francis.
  
  - On dirait que ça vous laisse froid ? Vous ne dites rien.
  
  - Je cherche à comprendre. Je n’arrive pas à croire que Perenko n’avait qu’une idée dans la tête : connaître le nom de l’hôtel où vous logez, William et vous.
  
  Rensburg fit remarquer :
  
  - Pourtant, ce n’est pas à exclure. Après tout, il ignore que nous lui avons tendu un piège à Zurich.
  
  Duzama conclut avec philosophie :
  
  - Puisque nous sommes prévenus, ouvrons l’œil. Et parlons d’autre chose. Ce serait idiot de gâcher un moment comme celui-ci…
  
  
  
  
  
  Le lendemain soir, un peu avant 19 heures, Duzama, Rensburg, Gisèle et Coplan étaient réunis au bar du Novo Mundo. Les cinq Allemands firent leur apparition à 19 heures pile. Précision bien germanique.
  
  Cette fois, Greta Kleindorf fit les présentations en règle. Coplan serra successivement la main du mari de la blonde, Otto Kleindorf, du ménage Wellenberg et de l’éternel solitaire de leur groupe, Helmut Palter, financier de Francfort.
  
  - Venez, dit Greta, nous vous emmenons chez nos amis Monteiro. Pedro est l’un des grands armateurs du Brésil et sa femme est une vraie beauté ; à mon avis, la plus belle femme de toute l’Amérique Latine. En outre, ils sont charmants l’un et l’autre.
  
  Elle gratifia Duzama d’un clin d’œil et ajouta :
  
  - Pedro Monteiro est une relation qui peut devenir précieuse pour vous. Profitez-en, William.
  
  Otto Kleindorf intervint.
  
  - Soyons pratiques. Nos amis ont un appartement à Ipanema et nous devons nous scinder en deux clans pour nous rendre là-bas.
  
  Greta décréta :
  
  - J’emmène William, sa fiancée, monsieur Coplan et Trudi. Tu prends les autres. Trudi, tu viens ?
  
  De toute évidence, la blonde Greta était une femme de tête. Elle se mit au volant d’une imposante Mercedes et elle pilota ce mastodonte avec une maestria effarante. Dans une ville aussi mouvementée que Rio, ce n’est pas de la rigolade, la circulation étant tout simplement délirante. Les autobus, les tramways, les taxis collectifs, les motos et les vélos se livraient une guerre hallucinante. Par bonheur, ces Brésiliens exubérants avaient des réflexes prodigieux.
  
  Ils arrivèrent sains et saufs à Ipanema, le joli quartier résidentiel qui jouxte Copacabana.
  
  Greta n’avait pas menti. Le ménage Monteiro était en quelque sorte le couple idéal tel qu’on le représente à la télévision. Pedro, grand, bien bâti, très viril avec ses cheveux bruns et ses yeux de velours, Luisa, sa femme, un chef-d’œuvre de grâce et de feu. Vêtue d’une robe en soie grège qui moulait ses formes divines, elle avait dans l’ovale de son visage de madone et dans ses prunelles de braise l’ardeur secrète d’une pouliche sauvage.
  
  Quant à l’appartement, vaste et somptueux, il aurait pu rivaliser avec un palais vénitien tant les meubles et la décoration étaient raffinés.
  
  Pedro Monteiro présenta à son tour, très familièrement, les trois amies qu’il avait invitées de son côté : Paquita, Margareta, Juana. Jeunes et séduisantes, ces trois créatures auraient pu briguer le titre de miss Brésil dans un concours.
  
  Otto Kleindorf arriva quelques minutes plus tard avec sa fournée. Et la soirée commença. Après les apéritifs, on se mit à table. Quatorze couverts. Coplan, assis en face de la maîtresse de maison, avait à sa gauche Paquita et à sa droite Trudi Wellendorf.
  
  Très vite, il fut frappé par la différence de style des deux jeunes femmes. La blonde Allemande avait une classe qui trahissait ses origines aristocratiques ; elle révéla d’ailleurs peu après, au fil de la conversation, que son père, le baron von... quelque chose, avait été naguère ambassadeur à Paris. Paquita, en revanche, plus attrayante que Trudi, avait le chic sophistiqué d’une demi-mondaine.
  
  Coplan pensa soudain : c’est une call-girl.
  
  Dès lors, il commença à avoir des doutes. Qui se dissipèrent après le dîner, quand le champagne se mit à couler à flots et qu’on dansa. Gisèle, très surexcitée, se frottait à son fiancé qui la serrait étroitement pour la bercer au rythme voluptueux d’un slow. Rensburg, en dépit de son caractère austère, tenait dans ses bras la capricieuse Margareta et lui pelotait la croupe d’une façon aussi indécente que suggestive. Francis lui-même, ayant enlacé Paquita, eut la sensation de danser sur un volcan. Cette fille, par les contorsions expertes de son corps souple et lascif, réveilla en moins de deux le cochon qui sommeillait et qui ne tarda pas à pointer son groin affamé.
  
  Nous sommes drogués. On nous a fait ingurgiter une substance aphrodisiaque.
  
  C’est Juana qui se déshabilla la première pour exécuter au centre du salon une samba échevelée dont les déhanchements évoquaient avec une précision électrisante les coups de reins d’une femme aux prises avec un mâle en rut. Le spectacle devint encore plus affolant quand la chaîne HI-FI diffusa en surimpression les cris d’une amoureuse qui sent venir la jouissance et l’orgasme.
  
  C’est alors que l’Allemand solitaire, Helmut Palter, s’avança vers Juana. L’athlète blond s’était débarrassé de ses vêtements et ne portait plus qu’un pagne en lamé or qui ne protégea plus longtemps sa pudeur. Aux exclamations admiratives des femmes, Helmut arbora un phallus énorme, tendu, gonflé, fascinant. La danse érotique du couple se mua en un accouplement d’une lubricité insoutenable.
  
  Le beau Pedro Monteiro se dévêtit en un tournemain, s’agenouilla près du couple en train de forniquer, promena son sexe turgescent sur le visage pâmé de Juana que Palter continuait à besogner avec force. Stimulée par sa folie sexuelle, Juana happa brusquement ce sceptre de chair qui défiait sa bouche. Le puissant Wellenberg, emporté par cet exemple, fut bientôt nu et, apercevant Greta qui se libérait de ses derniers vêtements, il lui saisit le poignet, la força à se mettre à quatre pattes sur le tapis. Sans coup férir, Wellenberg, fougueux comme un molosse, enfonça son énorme virilité dans le nid d’ombre de cette croupe offerte.
  
  La crudité offusquante de ces exhibitions dégrisa William Duzama mieux que ne l’eût fait une douche glacée. Blessé dans sa pudeur de protestant puritain, il repoussa Gisèle collée contre lui. Elle sursauta, regarda son fiancé. Dans un éclair de lucidité, elle retrouva assez de sang-froid pour comprendre, mais elle fut incapable de parler, de réagir. Un incendie crépitant lui dévorait les entrailles. L’œil nébuleux, la bouche ouverte, elle resta prostrée, contemplant le spectacle de ces deux corps qui s’enchevêtraient.
  
  Coplan écarta Paquita qui tentait de le déshabiller.
  
  - Pas si vite, démon, maugréa-t-il. Tu vas me faire exploser.
  
  De fait, il avait la sensation que ses artères charriaient une masse de lave incandescente.
  
  Il s’approcha de Duzama.
  
  - Filez d’ici, William, chuchota-t-il. Décampez discrètement. Je dirai que vous avez eu un malaise.
  
  - Oui, oui, balbutia le Noir, vaguement désemparé.
  
  A cet instant précis, la maîtresse de maison, l’éblouissante Luisa Monteiro, s’empara de la main de Francis.
  
  - Viens, haleta-t-elle. J’ai envie de toi, beau mâle.
  
  Sa robe de soie glissa jusqu’au sol. Elle était nue. Les seins dardés, les lèvres décloses, elle tremblait de désir.
  
  C’en était trop. Pour tout l’or du monde - et même pour la raison d’État - Francis n’aurait pas renoncé à cette supplication qui répondait si bien à la terrible fringale qu’il éprouvait.
  
  Bientôt nu, il renversa la Brésilienne sur le tapis et il l’étreignit. Dans un vertige, il plongea dans l’abîme de délices.
  
  Elle gémit.
  
  - Mords mes seins, hoqueta-t-elle, les flancs parcourus par des ondes de plaisir.
  
  Toute volonté abolie, il nagea aussitôt dans un océan de félicité. Ses mains, sa bouche, son ventre, son sexe, son visage, tout son être participait à une fête charnelle qui n’était qu’un embrasement de volupté.
  
  Luisa, les jambes écartées, les cuisses repliées, griffait de ses ongles de chatte les robustes épaules de cet homme qui la tuait à grands coups d’épée. Elle poussa un cri suraigu quand elle atteignit la cime du bonheur surhumain que sa chair attendait et sentit la brûlure adorable, épaisse, abondante d’une sève généreuse.
  
  
  
  
  
  L’aisance et la naturel des Monteiro et des autres laissa Coplan pantois. L’accalmie étant venue, Pedro distribua en souriant des kimonos blancs aux héros de l’orgie. Puis il versa de nouveau le champagne.
  
  Rensburg, quant à lui, paraissait un peu groggy. L’experte Margareta, qui devait en connaître un sacré bout dans l’art de dégeler les messieurs guindés, lui avait fait perdre la boule.
  
  Greta Kleindorf vint s’asseoir près de Coplan.
  
  - William et sa fiancée sont partis, murmura-t-elle.
  
  - Oui, je sais. William a eu un léger malaise.
  
  - Dommage. Je rêvais de faire l’amour avec lui. Les hommes à la peau noire m’excitent.
  
  - Vous n’êtes pas la seule.
  
  - Comment avez-vous trouvé Luisa ?
  
  - Merveilleuse. J’aime les brunes à la peau dorée.
  
  - Ce qui veut dire que je n’ai aucune chance ?
  
  - Je n’ai pas dit cela.
  
  - A propos de William, je me demande si nous ne l’avons pas effarouché ? La sexualité de groupe choque parfois les débutants.
  
  - Qui sait ?
  
  - Pourtant, les échanges de partenaires font les couples unis.
  
  - Cela dépend des individus en cause, j’imagine ? Mais le départ de William a peut-être une autre raison.
  
  - Ah ? Laquelle ?
  
  - Participer à une orgie, ou même simplement y assister, c’est un gros risque pour un homme qui occupe une haute fonction politique. Je connais au moins quatre ministres français dont la carrière a été brisée pour un motif pareil. Il suffirait d’une photo où l’on voit des couples nus faisant l’amour et Duzama regardant le spectacle. Pour un politicien, c’est aussi radical qu’une balle entre les deux yeux.
  
  L’Allemande fronça les sourcils, dévisagea Coplan.
  
  - Vous ne vous figurez tout de même pas que quelqu’un a pu photographier ce qui s’est passé ici ?
  
  - Ce n’était qu’une hypothèse.
  
  - Mais vous êtes fou !
  
  - De toute façon, la réaction de Duzama me paraît excellente. Il a fait la preuve de son self-control, et ce n’était pas facile. Votre ami Pedro n’a pas lésiné sur les doses d’aphrodisiaque versées dans les boissons.
  
  - C’est indispensable pour la mise en train. Mais n’ayez crainte, ce produit n’est pas nocif et ne laisse aucune trace dans l’organisme. C’est un dérivé de la yohimbine mis au point par un Japonais. Nous en achetons chaque fois que nous allons à Tokyo. Si vous en voulez une petite provision pour votre usage personnel, je vous en donnerai.
  
  - Trop aimable.
  
  Luisa, encore plus séduisante dans ce kimono blanc qui faisait ressortir son teint doré, s’approcha.
  
  - Qu’est-ce que vous complotez ?
  
  - Nous parlions de notre ami William Duzama, dit Greta. Le pauvre a dû s’en aller plus tôt que prévu. Un malaise...
  
  Luisa plaisanta en gratifiant son amie d’une caresse sur la joue :
  
  - Je le regrette pour toi. Moi, je préfère les Blancs. Comme lui, par exemple.
  
  Elle désigna Francis, lui demanda :
  
  - C’est comment, votre prénom, au fait ?
  
  - Francis.
  
  - Venez, allons dans ma chambre, Francis. J’ai une revanche à prendre.
  
  - Une revanche ? s’étonna-t-il en la scrutant.
  
  Il avait encore dans la bouche la saveur de cette chair chaude et la douceur indicible de cette peau d’abricot mûr.
  
  - Oui, vous m’avez fait perdre la tête et cela ne m’arrive pas souvent. Quand je fais l’amour, j’aime rester lucide et consciente. On apprécie mieux. Venez…
  
  
  
  
  
  Il n’était pas loin de trois heures du matin quand Coplan et Rensburg se retrouvèrent dans le hall du Novo Mundo.
  
  Le Sud-Africain grommela :
  
  - J’ai l’impression qu’un peu d’air frais me ferait du bien. Si nous marchions un moment ?
  
  - Volontiers.
  
  Ils se dirigèrent vers l’avenida Rio Branco, la grande artère centrale de la ville. Ce quartier, si animé le jour, était pratiquement désert à cette heure. Seules les lumières brillaient.
  
  Rensburg soupira :
  
  - Je m’en souviendrai, de cette nuit. C’est une chose qui ne m’était encore jamais arrivée. Je me suis réellement senti dédoublé. Une partie de moi-même conservait la notion exacte des événements tandis qu’une autre perdait les pédales.
  
  - C’est un effet de la drogue, évidemment.
  
  - J’ai vu partir William et Gisèle mais je n’avais pas le courage d’en faire autant.
  
  - William a été formidable, souligna Francis.
  
  - C’est un type bien. Moi, je me sens souillé.
  
  - Vous avez tort. Comme disaient les Anciens : naturalia non sunt turpia. Les choses naturelles ne sont pas honteuses.
  
  - Vous auriez été capable de vous en aller, vous ?
  
  - Sûrement. Mais je tenais à rester jusqu’au bout. Je voulais surtout tester Greta Kleindorf.
  
  - Que vous dites ! C’est un alibi que vous vous donner. Vous vous êtes payé une tranche de rigolade parce que vous en aviez envie. Soyez sincère, mon vieux.
  
  - Admettons. Mais j’aime savoir où je mets les pieds.
  
  - Quelles sont vos conclusions au sujet du test que vous avez fait subir à Greta ?
  
  - Jusqu’à preuve du contraire, je fais confiance à vos amis allemands. Cette soirée n’était sans doute pas un piège politique.
  
  - Nous ne tarderons pas à être fixés là-dessus. Mais si jamais un scandale éclate, je vous garantis que Greta Kleindorf le payera cher.
  
  - Vous voyez les choses trop en noir. Les Wellenberg, les Kleindorf, les Monteiro sont des gens riches qui cherchent des sensations pimentées. Ils ont le palais blasé.
  
  - Mais s’ils sont de mèche avec Perenko, la carrière de William est foutue. Les photos clandestines, nous savons ce que c’est, non ?
  
  - Qui vivra verra.
  
  Une demi-heure plus tard, à la Praça Mauà, ils prirent un taxi pour regagner l’hôtel Miramar, à Copacabana. Ils en ressortirent séparément dix minutes après. Les vérifications d’usage démontrèrent que personne ne s’intéressait à eux. Rassurés sur ce point, ils se rendirent à l’hôtel Luxor.
  
  Une surprise les y attendait. William Duzama et Gisèle n’étaient pas rentrés. La clé de leur chambre était restée accrochée au tableau.
  
  Angoissé, Rensburg grimpa au deuxième étage et, au moyen de son passe-partout, pénétra dans la chambre de William.
  
  Personne. Le lit n’avait même pas été défait.
  
  Revenu dans le hall, Rensburg demanda au concierge de nuit s’il n’y avait pas de message à son nom.
  
  - Aucun message ce soir, Mister, laissa tomber l’employé, un Noir d’une trentaine d’années.
  
  Rensburg et Coplan se regardèrent.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  
  
  
  Silencieux, Rensburg et Coplan regagnèrent le deuxième étage et s’installèrent dans la chambre du Sud-Africain. Affalés dans des fauteuils, ils méditèrent. Cette situation les prenait au dépourvu.
  
  Finalement, Rensburg maugréa à mi-voix, sur un ton amer :
  
  - Je ne me pardonnerai Jamais ce moment de faiblesse. Que faisons-nous ?
  
  - Que pouvons-nous faire ? Il faut attendre.
  
  - Oui, attendre et prier. Mais attendre quoi ?
  
  - Des nouvelles.
  
  Rensburg secoua la tête d’un air désabusé.
  
  - Inutile de tourner autour du pot. Il est sûrement arrivé un malheur. Si William avait dû donner de ses nouvelles, il l’aurait déjà fait. Il sait que son absence va forcément nous paniquer.
  
  - Comment aurait-il pu nous atteindre ? Nous venons tout juste de rentrer.
  
  - J’ai bien envie de passer un coup de fil au Miramar. Je saurai au moins s’il est passé par là comme c’était convenu.
  
  - N’en faites rien. A une heure aussi insolite, ça va paraître bizarre. Et d’ailleurs, il est également convenu que William et Gisèle ne doivent à aucun prix dormir là.
  
  L’attente silencieuse recommença. De guerre lasse, Rensburg, les traits altérés, se leva, alla boire un verre d’eau à la salle de bains, revint s’allonger sur son lit.
  
  - Cette incertitude me tue, marmonna-t-il.
  
  Il regarda sa montre. Elle marquait 4 heures et 7 minutes.
  
  - S’il n’y a rien de neuf à huit heures, je téléphone à notre ambassade.
  
  - Dans quel but ?
  
  - William a ses pièces d’identité sur lui. S’il lui est arrivé quelque chose, c’est là que la police téléphonera.
  
  - Oui, c’est une bonne idée. Mais je me refuse à envisager le pire. Après tout, William n’est pas un enfant. Depuis le temps que je lui répète que le danger plane sur sa tête en permanence, il doit commencer à le savoir.
  
  - Il n’était pas dans son état normal, ne l’oubliez pas.
  
  - Je croirais plutôt qu’il était le seul à avoir conservé toutes ses facultés, renvoya Coplan.
  
  Rensburg haussa les épaules.
  
  - Vous êtes un chic type, Francis, dit-il d’une voix un peu triste. Vous ne voulez pas me démoraliser, mais je sens bien que vous êtes aussi inquiet que moi.
  
  Il avait raison.
  
  
  
  
  
  A 7 h 36, le téléphone sonna sur la table de chevet de Rensburg. Celui-ci, qui s’était assoupi, sursauta, décrocha le combiné.
  
  C’était William Duzama !
  
  - Désolé, Jan. J’ai essayé de t’appeler jusque vers deux heures et demie du matin, et je me suis endormi sans m’en rendre compte. Je me réveille à l’instant.
  
  - Mais où es-tu ? jeta Rensburg dont le cœur s’était mis à battre.
  
  - Pas bien loin de toi. Nous avons pris une chambre à l’hôtel Olinda. C’est à quelques centaines de mètres du Luxor. Je t’expliquerai ce qui s’est passé. Peux-tu faire un saut jusqu’ici ?
  
  - Naturellement. Nous serons là dans dix minutes, Coplan et moi.
  
  - Chambre 36.
  
  - O.K. Gisèle va bien, j’espère ?
  
  - Elle dort à poings fermés, la chère créature.
  
  - Bon, nous arrivons.
  
  Coplan, qui avait sombré dans une sorte de somnolence teintée de fatigue et d’appréhension, soupira :
  
  - En définitive, si j’ai bien deviné, William n’est pas encore à la morgue de Rio ?
  
  - Il est à l’hôtel Olinda, à deux pas d’ici. Allez, debout, il nous attend.
  
  Lorsqu’ils eurent rejoint Duzama et Gisèle dans la chambre 36 à l’hôtel Olinda, William raconta :
  
  - Nous sommes rentrés d’Ipanema en taxi et nous avons débarqué en face du Miramar, comme convenu. J’avais les nerfs à vif, je ne vous le cache pas. C’est peut-être pour cette raison que ma vigilance était particulièrement aiguisée. Bref, en approchant de l’hôtel, j’ai eu l’impression que deux individus, des Brésiliens d’une trentaine d’années, montaient la garde aux abords du Miramar. Nous avons pris la clé de notre chambre et nous avons fait semblant de monter dans l’ascenseur. En réalité, nous avons fait demi-tour et, sortant du hall, j’ai constaté que les deux hommes que j’avais trouvés suspects s’en allaient côte à côte vers le Lido. Gisèle et moi, pas tellement rassurés, nous avons pris les deux Brésiliens en filature. Ils nous ont emmenés jusqu’à un petit hôtel de troisième catégorie, rue Toneteros, le Pasmado...
  
  - Bravo, commenta Coplan. Vous avez fait du bon boulot, William. Voilà un renseignement précieux. J’étais sûr que vous étiez de taille à faire face à une situation épineuse. Je l’avais d’ailleurs dit à Jan.
  
  Rensburg maugréa en dévisageant William :
  
  - Oui, c’est très bien, et je te félicite, moi aussi, Will. Mais pourquoi diable n’es-tu pas rentré au Luxor après cette filature ?
  
  - Justement, enchaîna le Noir, c’est en revenant vers le Luxor qu’un doute m’est venu. Ces deux Brésiliens qui montaient la garde au Miramar, puis la filature, tout cela m’a paru si facile... Je me suis demandé si ce n’était pas un piège.
  
  - Comment ça ? demanda Rensburg.
  
  - A la réflexion, cette histoire m’a fait l’effet d’une combine un peu grosse, un peu téléphonée... Ces deux individus qui surveillaient le Miramar ne se cachaient même pas. Et ils ne se sont pas retournés une seule fois pendant que nous les suivions. Bref, j’ai fini par flairer une astuce éventuelle. D’autres complices, dissimulés ceux-là, avaient peut-être observé notre manège. En rentrant au Luxor, je vendais la mèche. Et, de plus, je m’exposais peut-être à une agression.
  
  Rensburg était épaté. Coplan, lui, souriait. Il murmura :
  
  - A force de fréquenter des agents secrets, William, vous avez acquis de l’instinct et du réflexe. Vous avez magistralement joué le coup. Je suis sûr que nos vérifications confirmeront vos soupçons.
  
  Gisèle prononça d’une voix acerbe :
  
  - En attendant, je m’en souviendrai, de cette soirée ! Si Will avait manqué de sang-froid, sa carrière était brisée. Ces Allemands et ce couple d’Ipanema sont de fieffés salauds, pour ne pas dire plus. Ils nous ont drogués pour nous entraîner dans leur orgie et nous compromettre. A votre avis, pour qui travaillent-ils ?
  
  Rensburg répondit d’un air pensif .
  
  - Nous nous sommes posé la question, Francis et moi. En vérité, je ne sais pas ce qu’il faut en penser. Francis leur accorde le bénéfice de la bonne foi. Moi, je réserve ma position jusqu’à nouvel ordre.
  
  Gisèle apostropha Coplan :
  
  - Vous croyez vraiment qu’ils ont agi de la sorte sans arrière-pensée ?
  
  - Oui, je le crois. Oh, je sais que le coup des photos clandestines est toujours possible ! Néanmoins.. . Vous savez, j’ai un radar intérieur qui me trompe rarement. Cette soirée était sans doute une sorte de guet-apens, mais pas celui que vous vous imaginez.
  
  Gisèle insista :
  
  - Que nous voulaient-ils alors ?
  
  - Greta Kleindorf avait envie de faire l’amour avec William. Elle me l’a avoué.
  
  Gisèle était scandalisée. Coplan, s’adressant à Duzama, questionna :
  
  - Depuis combien de temps connaissez-vous le ménage Kleindorf ?
  
  - Depuis bientôt quatre ans.
  
  - Ces gens ont-ils jamais cherché à vous nuire ?
  
  - Non, au contraire. La cousine de Greta a travaillé pendant deux ans sous mes ordres et elle m’est très dévouée. Par ailleurs, le mari de Greta a toujours appuyé notre cause sur le plan économique et commercial. En dehors de cette soirée, je n’ai rien à leur reprocher.
  
  - Oublions cet incident. Les gens riches ont des façons de se défouler qui sont souvent déroutantes, mais ils ne le font qu’avec des amis dont ils sont sûrs.
  
  Duzama soupira, prononça sur un ton las :
  
  - A 15 heures, il y a cette réception au Club de la Presse. Il faut que je m’y prépare. Les journalistes brésiliens ne me feront pas de cadeaux, je le crains. Et, à 20 heures, c’est le dîner de gala à la Chambre de Commerce.
  
  Rensburg hocha la tête.
  
  - Une rude journée, émit-il.
  
  
  
  
  
  La réunion se tenait dans la grande salle d’un ancien hôtel de maître situé dans l’avenue Rio Branco. Il y avait beaucoup de monde. Outre les journalistes - qui devaient être une quarantaine - les organisateurs avaient convié de nombreuses personnalités : des politiciens, des industriels et des financiers, des artistes, des fonctionnaires.
  
  Le service d’ordre et le dispositif de sécurité étaient impressionnants. Non seulement voyait-on des policiers en uniforme qui surveillaient les abords de la salle et des soldats qui montaient la garde autour de l’immeuble, mais le contrôle des invités s’opérait avec une rigueur et une sévérité peu ordinaires.
  
  Coplan en fit la remarque à Rensburg après avoir franchi ces barrages.
  
  - On se croirait en temps de guerre, ma parole. Les autorités redoutent-elles un coup dur ?
  
  - En Amérique Latine, les gouvernements redoutent toujours un coup dur, renvoya le Sud-Africain, caustique. D’une part, la stabilité des régimes n’est jamais assurée ; d’autre part, la contestation et l’agitation sont permanentes.
  
  A 15 h 25, William Duzama prit place sur l’estrade d’honneur, encadré par les organisateurs. Face aux micros de la radio, le représentant de la république Sud-Africaine exposa en quelques phrases simples le but de sa présence. Après quoi, un journaliste noir lui posa la première question.
  
  - Peut-on savoir, monsieur Duzama, pour quel motif vous avez accepté le poste qui vous a été confié par votre gouvernement ? Je suis rédacteur en chef d’un journal qui est lu principalement par des gens de couleur. Pour nous, voir un de nos frères africains à la tête d’un département tel que le vôtre, c’est un paradoxe. Vous collaborez activement à un gouvernement qui humilie à la face du monde entier les Noirs. Quelle est votre justification ?
  
  Un silence épais - à couper au couteau, selon l’expression consacrée - était tombé dans la salle.
  
  D’une voix calme, posée, Duzama commença :
  
  - A l’aube de l’époque colonialiste, quand les exilés de race blanche sont venus s’installer en Afrique du Sud, cette région n’était qu’une solitude désolée, peuplée de quelques tribus noires qui vivaient une existence pénible, pauvre et primitive. A force de courage, d’intelligence et de persévérance, les hommes blancs ont bâti là une nation moderne qui peut rivaliser avec celles de l’Occident. Les temps ont changé, l’émancipation des Noirs progresse à pas de géants, mais le problème qui se pose aujourd’hui est le suivant : veut-on détruire cette nation riche et prospère, ou bien veut-on la préserver ? Contrairement à ce qui s’est passé ailleurs, les hommes blancs de mon pays n’ont d’autre mère-patrie que celle qu’ils ont fait naître du néant. Nous pouvons, nous autres Noirs, leur déclarer la guerre, les chasser, les tuer. Nous sommes vingt millions, ils sont quatre millions. L’entreprise se déroulera dans un bain de sang, mais son issue ne fait aucun doute. Mais après ? Les proclamations démagogiques ne modifient jamais la réalité. Dans l’état actuel des choses, les Noirs de mon pays sont incapables de remplacer les Blancs. Ceux-ci disparus, notre beau pays s’écroulera. Ce sera de nouveau la misère, le chaos, la désolation. Cette perspective-là, je la refuse. Et je déclare : donnez-moi vingt ans, laissez-moi le temps de forger une élite noire compétente. Alors, la main dans la main, hommes noirs et hommes blancs, nous serons les citoyens heureux d’un grand pays moderne que l’univers entier regardera avec admiration et envie.
  
  Il y eut des applaudissements, d’abord timides puis de plus en plus nourris.
  
  Le silence revenu, le journaliste reprit la parole :
  
  - Croyez-vous sincèrement, monsieur Duzama, que le gouvernement de Pretoria renoncera un jour à sa politique de l'apartheid ?
  
  - Il y renonce tous les jours, et de plus en plus. Ma place ici, devant vous, en est une preuve parmi d’autres. La ségrégation raciale est une phase transitoire, l'apartheid n’est qu’une survivance d’une époque révolue. La collaboration positive, totale et fraternelle des Blancs et des Noirs est inscrite dans l’événement comme un fait inéluctable. Si nous avons la sagesse et la patience requises, nous récolterons le fruit de notre confiance.
  
  Coplan se demanda dans son for intérieur : « Mais toi, William, où puises-tu ton courage et ta patience ? »
  
  Et il se demanda aussi : « Qu’est-ce qui fait courir les hommes politiques ? »
  
  Braver tant de risques, répéter toujours les mêmes discours, se faire insulter, pourquoi ?
  
  La partie journalistique de la réunion dura deux bonnes heures. Après quoi, il y eut la ruée vers les buffets où des jeunes femmes servaient des rafraîchissements.
  
  Coplan et Rensburg venaient de rejoindre Duzama qui s’épongeait le front lorsqu’ils virent arriver vers eux Greta Kleindorf et la belle Luisa Monteiro.
  
  Greta s’écria :
  
  - Dieu merci, vous avez retrouvé la pleine forme ! Cher William, vous avez été admirable.
  
  Luisa Monteiro, prenant le coude de Francis, lui chuchota :
  
  - Mon mari veut absolument voir Duzama dès que cette réunion sera terminée. C’est très important. Ma voiture vous cueillera tous les trois à la sortie. N’ayez crainte, nous ne prendrons pas votre temps et vous serez à l’heure au dîner de la Chambre de Commerce, puisque Pedro doit participer à ce dîner. Puis-je compter sur vous ?
  
  - Je ferai de mon mieux.
  
  - Pedro y tient beaucoup. Dites-le à Duzama.
  
  Coplan regarda la Brésilienne, dont les yeux exprimaient une gravité profonde.
  
  - Promis, dit-il.
  
  Effectivement, une demi-heure plus tard, lorsqu’ils se préparèrent à quitter les lieux, Coplan prit Rensburg et Duzama à part.
  
  - Pedro Monteiro veut absolument voir William de toute urgence. Il paraît que c’est très important. La femme de Monteiro nous conduira à son mari dans sa voiture. Vous, Jan, renvoyez la Ford Gran Torino et dites au chauffeur qu’on téléphonera des ordres à son patron pour ce soir.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  
  
  
  Pedro Monteiro, vêtu d’un complet blanc qui rehaussait sa prestance naturelle, arborait un visage soucieux lorsqu’il accueillit William Duzama, Jan Rensburg et Coplan.
  
  - Merci d’être venus, dit-il.
  
  A Duzama :
  
  - Votre fiancée n’est pas avec vous ?
  
  - Non, répondit William. Elle était légèrement souffrante et elle n’a pas pu assister à ma conférence de presse.
  
  - J’espère qu’elle ne nous tient pas rigueur de la soirée d’hier ?
  
  - Un peu, je le crains, avoua franchement Duzama. Elle n’a pas compris ce que cela signifiait. Moi non plus, d’ailleurs.
  
  - Nous en reparlerons tout à l’heure. Je suis navré du malentendu qui s’est produit. Greta m’a parlé des doutes que vous avez conçus à ce sujet. Pour le moment, il s’agit d’autre chose. Je ne sais si vous le savez, mais mon cousin Antonio Monteiro est l’actuel secrétaire général de l’Association des Patrons Brésiliens. C’est pour me faire plaisir, et pour faire plaisir à notre amie Greta, qu’il a organisé le dîner de ce soir. Du fait de sa fonction, mon cousin a des contacts avec certains services de sécurité de ce pays et c’est de lui que je tiens le renseignement que je vais vous communiquer. La Sûreté Nationale a été informée qu’un groupement clandestin d’extrême-gauche a mobilisé plusieurs commandos de guérilleros pour assassiner le traître sud-africain William Duzama venu à Rio pour faire de la propagande raciste. Je vous demande pardon, mais ce sont les termes qui figurent dans le rapport de l’indicateur de la Sûreté. Ces guérilleros, la plupart de race noire, sont sortis de leur maquis et se trouvent dans la ville.
  
  Coplan intervint.
  
  - A-t-on une idée du plan qu’ils ont échafaudé pour arriver à leur fin ?
  
  - Aucune idée, reconnut Monteiro. Ces individus sont des empiriques. Ils sont venus pour accomplir une mission et ils feront flèche de tout bois. Plusieurs d’entre eux ont reçu une formation à Cuba. En fait, ils constituent le noyau de cette mystérieuse armée populaire qui prépare dans l’ombre la grande révolution urbaine que le gouvernement redoute tant.
  
  William Duzama, impassible, dévisagea Monteiro et questionna de sa voix posée :
  
  - Quelle conclusion pratique dois-je tirer de vos paroles, monsieur Monteiro ?
  
  - La menace qui pèse sur vous est très grave, Duzama.
  
  - Je l’admets volontiers, mais j’y suis habitué. Mon séjour à Rio est la troisième étape de mon voyage. Or, au cours des deux étapes précédentes, j’ai été l’objet de plusieurs tentatives d’assassinat. Dès avant mon départ de Pretoria, j’avais été prévenu. J’ai accepté le risque.
  
  - Je le sais. J’admire votre courage. Mais, dans le cas qui nous occupe, vous n’êtes plus seul en cause. Pour parler brutalement, le gouvernement exerce une pression sur mon cousin pour l’inciter à annuler le dîner de ce soir.
  
  Le visage débonnaire de Duzama se durcit.
  
  - Dois-je comprendre que votre gouvernement a peur de se compromettre ?
  
  - Il y a de cela, oui. Dans le climat politique actuel, il suffirait d’une étincelle pour mettre le feu aux poudres. Le dîner de ce soir apparaît aux yeux de certains comme une provocation.
  
  - Ai-je le choix ? fit Duzama, abrupt.
  
  - Je l’ignore. Si vous insistez pour que le dîner soit maintenu, mon cousin le fera savoir en haut lieu. Il est possible, à ce moment-là, que le gouvernement décrète l’interdiction. C’est l’hypothèse envisagée par mon cousin. Car si j’ai bien compris les allusions discrètes qu’il a faites au téléphone, il y a eu des interventions étrangères.
  
  Un sourire amer étira la grande bouche de Duzama.
  
  - Les États-Unis ont retourné leur veste depuis qu’ils ont un nouveau président. La C.I. A. est désormais dans le camp des ennemis de la République Sud-Africaine.
  
  - Ce que je viens de vous dire est une supposition confidentielle. Je vous demande de ne pas en faire état.
  
  - N’ayez crainte, je connais mon code de bonne conduite. Et je vous suis reconnaissant de m’avoir parlé comme vous venez de le faire. Ceci dit, je suis moralement obligé de maintenir mon point de vue. Dans la conjoncture présente, mon pays ne peut pas se permettre de perdre la face. Je me rendrai au dîner de ce soir à l’heure prévue.
  
  - Comme vous voudrez. Ne m’en veuillez pas si...
  
  Une des servantes de la maison apparut et prévint Monteiro qu’on le demandait au téléphone. Il s’excusa, quitta la pièce.
  
  Quand il revint, il prononça d’une voix qui trahissait un peu d’affolement :
  
  - Vous avez loué une Ford Gran Torino à l’agence Viata ?
  
  C’est Rensburg qui répondit :
  
  - Oui, une limousine noire.
  
  - Elle a explosé dans l’avenue Beira, dix minutes après la fin de la conférence de presse. Le chauffeur est mort. Une bombe à retardement avait été placée à l’arrière du véhicule.
  
  Rensburg, effaré, lâcha :
  
  - Les salauds !
  
  Puis, réalisant le miracle qui s’était produit, il regarda successivement Duzama et Coplan, et il articula :
  
  - Vous vous rendez compte !
  
  Coplan, toujours réaliste, lança à Monteiro :
  
  - Cher ami, nous vous devons la vie. Sans votre invitation, nous serions morts tous les trois.
  
  - Je n’y suis pour rien, maugréa le Brésilien. C’est ma femme et Greta qui ont insisté pour vous kidnapper après la conférence de presse. Mais les miracles n’ont lieu qu’une fois, vous le savez. Renoncez à ce dîner, Duzama. Après tout, vous avez des tâches plus importantes à remplir à Rio. L’amiral Ricardo Marta m’en voudrait à mort si les entretiens que vous devez avoir avec l’état-major de la Marine ne pouvaient pas avoir lieu.
  
  Duzama tiqua.
  
  - Vous êtes au courant de bien des choses, à ce que je vois.
  
  - C’est pour cette raison que je me permets d’insister, renvoya Monteiro. Et j’ajoute qu’en annulant de votre plein gré cette mondanité, vous me rendez un service personnel. Je n’ai pas que des amis au gouvernement.
  
  - Je ne vois pas le rapport.
  
  - Mes compatriotes qui jouent le jeu de Washington me reprochent d’avoir organisé ce dîner en votre honneur.
  
  - En somme, vous regrettez ?
  
  - Sachant ce que je sais maintenant, oui. J’ai péché par orgueil. J’aime défier les préjugés, vous l’avez vu hier soir. Mais il faut savoir jusqu’où on peut aller trop loin. Votre vie est plus importante pour l’avenir du Brésil que la satisfaction de mon amour-propre.
  
  - Eh bien, soit, décida brusquement Duzama. Annulons ce dîner. Je vous dois bien cela, n’est-ce pas ?
  
  - J’appelle mon cousin au téléphone, dit Monteiro, soulagé. Venez, vous lui parlerez.
  
  Luisa Monteiro et Greta Kleindorf, qui étaient restées dans un salon voisin pendant que les hommes parlaient, avaient appris de quelle manière, sans le vouloir, elles avaient sauvé la vie de Duzama, de Rensburg et de Coplan.
  
  Très émues toutes les deux, elles partagèrent la joie de Pedro Monteiro lorsque celui-ci leur annonça que le dîner de la Chambre de Commerce était annulé.
  
  - Au moins, conclut Luisa, vous ne serez pas exposés aux traîtrises de ces guérilleros. Nous allons vous ramener à votre hôtel.
  
  - Ne prenez pas cette peine, dit Duzama. Un taxi fera l’affaire.
  
  Greta décréta :
  
  - Pensez-vous ! C’est notre plaisir, Luisa et moi, de nous balader dans Rio en bagnole !
  
  Rensburg et Duzama se firent déposer au Miramar. Coplan se fit conduire au Novo Mundo.
  
  Au moment de quitter Francis, Luisa lui glissa à l’oreille :
  
  - Je reviens dans une heure, d’accord ?
  
  - D’accord.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  
  
  
  La chair dorée de Luisa se détachait sur la blancheur du drap avec une densité et un relief fascinants. Les yeux clos, elle reprenait lentement son souffle. Coplan, accoudé près d’elle, la contemplait. Ils avaient fait trois fois l’amour. Et Coplan songeait, en voyant ce corps féminin dont la perfection le subjuguait, qu’il n’avait sans doute jamais tenu dans ses bras une créature aussi merveilleuse. Elle avait tout pour elle. Non seulement la beauté physique, mais la tendresse, la sensualité, la pudeur, les audaces exquises de l’ivresse amoureuse.
  
  De nouveau, le désir se rallumait dans ses artères. Était-ce le fait d’avoir échappé à la mort qui lui insufflait une telle ardeur ?
  
  Il posa sa main sur le ventre chaud et satiné de la jeune femme. Et il murmura :
  
  - A quoi penses-tu ?
  
  Elle ouvrit les yeux, eut un petit rire malicieux.
  
  - J’étais en train de me dire que si j’avais épousé un homme comme toi, je ne serais certainement pas une adepte de la sexualité de groupe.
  
  Ces paroles imprévues surprirent Francis. Il prononça :
  
  - Mais ton mari est cent fois plus beau que moi !
  
  - Ce n’est pas une question de beauté. Ni même de virilité. C’est autre chose.
  
  - Quoi ?
  
  - Je ne sais pas. Mais ce que je sais, c’est que l’idée que tu procures à d’autres femmes le bonheur que tu me procures, ça me fait mal.
  
  Il plaisanta :
  
  - Ça te fait mal où ? A la tête, au cœur, au ventre ?
  
  Elle s’esclaffa.
  
  - Quelle drôle de question ! Pour une femme, c’est la même chose : la tête, le cœur et le ventre. La vérité, c’est que j’ai envie d’être jalouse et que ça ne m’est jamais arrivé.
  
  Du bout des ongles de sa main gauche, il lui agaçait le nombril. Elle lui bloqua la main.
  
  - Tu me rends folle, soupira-t-elle. Arrête, je t’en prie.
  
  - C’est toi qui me rends fou, répliqua-t-il. Si tu ne caches pas toutes ces splendeurs, je ne pourrai pas m’empêcher de te violer.
  
  Elle le regarda, constata qu’il donnait des signes irréfutables d’un énorme appétit de mâle, sauta à bas du lit.
  
  - Je n’ai jamais vu un homme pareil ! s'exclama-t-elle. Je jette l’éponge.
  
  Elle disparut dans le cabinet de toilette. Ensuite, elle se rhabilla rapidement.
  
  - Je reviendrai, promit-elle. Quand seras-tu ici ?
  
  - En principe, je suis libre jusqu’à mardi.
  
  - Si j’ai bien compris, tu es le garde du corps attitré de Duzama ?
  
  - Non, c’est Jan Rensburg. Je ne suis que le garde du corps en second.
  
  - Cette histoire de la voiture piégée, c’est une grosse faute professionnelle, non ? Vous auriez dû prévoir un attentat de ce genre. A Rio, c’est courant. Les Brésiliens sont passés maîtres dans l’art de manier les bombes.
  
  - J’en avais parlé à Rensburg. Il m’avait assuré qu’il avait fait la leçon au chauffeur de l’agence.
  
  - Ces chauffeurs sont tous des ivrognes. Il se sera laissé offrir un verre et voilà.
  
  - Il a payé cette erreur de sa vie, le malheureux.
  
  Elle persifla, déjà vindicative :
  
  - Il ne l’a pas volé ! Sa faute aurait pu avoir des conséquences effroyables. Quant à toi, que cela te serve de leçon. Les choses que l’on ne fait pas soi-même sont mal faites ou ne sont pas faites du tout.
  
  - Tu as raison. Désormais, j’y veillerai.
  
  - Tu feras bien. Si tu veux revoir Paris, tiens-toi sur tes gardes jour et nuit. Le Brésil est un pays dangereux.
  
  Elle s’avança vers le lit, offrit ses lèvres. A cet instant précis, le téléphone tinta sur la table de chevet. Coplan décrocha le combiné.
  
  C’était Greta Kleindorf. Elle s’enquit :
  
  - Luisa est près de vous ?
  
  - Oui.
  
  - Puis-je monter ?
  
  - Elle allait justement partir.
  
  - Mais c’est vous que je veux voir.
  
  - Eh bien, montez.
  
  Il raccrocha, dit à Luisa :
  
  - C’est Greta.
  
  - Qu’est-ce qu’elle veut ?
  
  - Me voir.
  
  - Elle arrive trop tard, j’espère ?
  
  - Ne crains rien, elle ne m’inspire pas comme tu m’inspires.
  
  Il se leva, enfila sa robe de chambre en soie bleu nuit.
  
  En pénétrant dans la chambre, Greta s’écria :
  
  - Ho, ça sent bon ici, ça sent l’amour ! Vous ne vous êtes pas embêtés, hein ?
  
  Coplan intervint presque sèchement :
  
  - Vous vouliez me voir, chère Greta ?
  
  - Oui, et moi je m’occupe d’affaires sérieuses, dit-elle. Je suis venue en compagnie d’un de vos amis. Il attend dans le hall, en bas. Il a une communication importante à vous faire.
  
  - De qui s’agit-il ?
  
  - C’est un Américain. Il s’appelle Lester Milder et il désire avoir un entretien avec vous. Il vient de la part d’un homme que vous connaissez bien, paraît-il. Le général O’Hara.
  
  Coplan ne broncha pas. Il questionna simplement :
  
  - Pourquoi ce Milder a-t-il eu recours à vous pour m’atteindre ?
  
  - Oh, c’est une histoire très compliquée. Le cousin de Pedro Monteiro a parlé de vous à certaines de ses relations et de fil en aiguille... Bref, il faut que vous receviez Lester Milder. C’est très important pour William Duzama.
  
  Francis réfléchit un moment. Puis, prenant sa décision :
  
  - Très bien. Je m’habille et je descends. Mais je vous serais reconnaissant de ne pas vous éloigner, vous et Luisa. Si c’est un traquenard, vous serez là pour témoigner.
  
  
  
  
  
  Assis dans un des fauteuils du hall, Lester Milder se leva lorsqu’il vit apparaître Coplan encadré de Greta et de Luisa. Milder était un grand gaillard blond d’environ trente-cinq ans, au visage rond, au teint légèrement bronzé, aux yeux d’un bleu pâle, assez inexpressifs.
  
  Il baisa la main de Luisa et dit :
  
  - J’ai déjà eu le plaisir de vous rencontrer chez Antonio Monteiro.
  
  - Oui, je m’en souviens, répondit-elle poliment.
  
  Milder dévisagea Coplan et murmura :
  
  - Puis-je avoir un entretien privé avec vous, mister Coplan. Ce ne sera pas bien long, n’ayez crainte.
  
  - Allons au bar, proposa Francis.
  
  - Si vous voulez.
  
  Coplan invita Luisa et Greta, et tous les quatre prirent la direction du bar. Là, tandis que les deux jeunes femmes s’attablaient, Coplan et Milder s’installaient au bout du comptoir.
  
  Lorsque le barman leur eut servi les consommations, Milder commença sur un ton confidentiel :
  
  - Comme notre amie Greta a dû vous le dire, je suis un collaborateur du général O’Hara. Vous voyez ce que je veux dire (Coplan a rendu service au général O’Hara au cours d'une mission aux U.S.A. Voir : Dossier Dynamite) ?
  
  - Bien entendu.
  
  - Nous nous permettons de faire appel à vous parce que nous devons absolument contacter William Duzama avant la fin de la soirée. Nous l’avons appelé au Miramar mais il n’y est pas. Pouvez-vous nous aider ?
  
  - Dans quel but désirez-vous contacter Duzama ?
  
  - Mon supérieur hiérarchique, mister Goodhead, ne me l’a pas révélé. Tout ce que je peux vous dire, c’est que c’est très important.
  
  - Vous me placez dans une situation délicate, émit Francis, un peu roide. Je ne me suis jamais dérobé quand il s’agissait de rendre service au général O’Hara, mais dans le cas présent, je ne suis pas seul en jeu. Les relations entre vos amis et Duzama ne sont pas des meilleures actuellement.
  
  - Nous avons prévu cette objection. Rassurez-vous, il n’est pas question d’attirer Duzama dans un guet-apens. Comme garantie de notre loyauté, nous vous proposons une rencontre chez Pedro Monteiro. Antonio Monteiro sera également présent. Et il va sans dire que Rensburg et vous-même accompagnerez Duzama.
  
  - A quelle heure ?
  
  Milder consulta sa montre. Elle marquait 20 h 07.
  
  - Disons à 22 heures.
  
  - Entendu. Si je n’obtiens pas l’agrément de Duzama, je préviendrai Pedro Monteiro.
  
  - Il faut que Duzama accepte cette rencontre, affirma l’Américain. Dans son intérêt comme dans le nôtre.
  
  - Je ferai de mon mieux.
  
  
  
  
  
  A l’hôtel Luxor, les déclarations de Coplan reçurent un accueil plutôt mitigé.
  
  William, Gisèle et Rensburg s’étaient fait servir le dîner dans la chambre de Rensburg et ils continuaient à commenter les événements de la journée.
  
  Gisèle maugréa :
  
  - Vous ne trouvez pas que nous avons eu assez d’émotions aujourd’hui, Francis ?
  
  - Sûrement. Mais je vous transmets la requête de Lester Milder, c’est tout. Je me rallie d’avance à la décision que William prendra. J’ajoute cependant que les gars de la C.I.A. me paraissent dignes de confiance dans une situation comme celle-ci. Et que la présence des deux Monteiro est un gage qui n’est pas négligeable.
  
  Rensburg grommela :
  
  - Nous n’avons aucun intérêt à rencontrer les hommes de la C.I.A.
  
  Coplan renvoya :
  
  - Mais je ne vois pas ce que nous avons à perdre, en l’occurrence. Les Monteiro, c’est sûr, n’ont que des bonnes intentions à l’égard de William et de votre pays. S’ils ont accepté de jouer les intermédiaires, c’est qu’ils jugent que cela en vaut la peine. Alors ?
  
  - Que William décide, dit Rensburg.
  
  Duzama réfléchissait.
  
  Finalement, avec un léger sourire un peu désabusé, il articula en émiettant un morceau de pain :
  
  - La C.I.A. est capable de tout, c’est bien connu. Mais je n’imagine pas qu’elle puisse participer à un piège qui aurait pour but de me livrer aux guérilleros d’extrême-gauche. D’autre part, même si les Monteiro ont des obligations à l’égard des agents de Washington, ils n’iront pas jusqu’à se faire les complices d’un assassinat.
  
  Gisèle intercala durement :
  
  - Tu es trop bon, Will. Tu es trop naïf. Ces gens riches n’ont pas de scrupules, tu le sais bien.
  
  Duzama regarda sa fiancée.
  
  - Les Monteiro m’ont sauvé la vie, chérie.
  
  - Ils ne l’ont pas fait exprès ! riposta-t-elle.
  
  - C’est exact. Mais n’oublie pas que c’était pour parler de ma sécurité que Pedro avait envoyé Greta me cueillir après ma conférence de presse. S’il avait souhaité ma disparition, pourquoi se serait-il préoccupé de mon sort ?
  
  Gisèle, soucieuse, baissa la tête. Duzama décréta :
  
  - Nous irons chez Pedro Monteiro à 22 heures.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XVI
  
  
  
  
  
  Dès qu’ils arrivèrent chez les Monteiro, à Ipanema, Coplan perçut le tension qui flottait dans l’air.
  
  Pedro présenta son cousin, Antonio. Plus âgé que Pedro, plus épais, Antonio avait le lourd faciès un peu figé qui caractérise un grand nombre de politiciens d’Amérique Latine. Le pli amer de sa bouche et son regard impénétrable reflétaient la dureté d’un homme qui a mené beaucoup de combats, encaissé beaucoup de coups et n’a réussi à survivre qu’à force de ruse.
  
  Il prononça de sa voix basse, avec une lenteur bizarre :
  
  - Je suis heureux de faire votre connaissance, monsieur Duzama. Mon cousin m’a beaucoup parlé de vous et j’admire votre courage. La vérité m’oblige cependant à reconnaître que votre venue au Brésil a déclenché des événements dont la gravité dépasse de loin mes prévisions les plus pessimistes.
  
  Il jeta un coup d’œil à sa montre, reprit :
  
  - Les visiteurs que nous attendons ne vont sans doute pas tarder. Mais puisque nous sommes entre nous, laissez-moi vous dire que j’ai été forcé d’accomplir certaines démarches qui risquent de vous déplaire. J’espère que vous ne m’en tiendrez pas rigueur. Dites-vous bien que je n’ai pas agi contre vous, ni contre votre pays. Mais les circonstances commandent, vous le savez. Dans un pays comme le nôtre, la politique n’est pas un jeu facile. Vous ne manquerez pas de vous en rendre compte ce soir. Dans tous les cas, si j’ai accepté de présider personnellement cette réunion, c’est dans le but de servir les intérêts du Brésil et de la République Sud-Africaine. D’avance, je fais appel à votre compréhension, à votre esprit de collaboration et à votre sens des responsabilités.
  
  Duzama, estomaqué par cette entrée en matière dont les mobiles réels lui échappaient, resta un moment pantois. A la fin, se ressaisissant, il demanda :
  
  - En définitive, quel est l’objet de cette réunion à laquelle vous nous avez conviés ?
  
  - Votre sécurité, Monsieur Duzama. Et celle mon pays. Votre séjour à Rio ne peut pas se poursuivre comme prévu. Et vous saurez bientôt pour quels motifs précis tout est remis en question.
  
  Coplan eut l’impression que les choses se présentaient plutôt mal. Si Antonio avait voulu délibérément mettre William en boule, il avait réussi. En effet, Duzama s’était fermé comme une tortue qui rentre dans sa coquille.
  
  Détail significatif, ni Greta ni Luisa ne s’étaient montrées. Ce qui signifiait sans nul doute que des propos très désagréables allaient être échangés dans ce grand salon si fastueux.
  
  Un coup de sonnette retentit. Pedro murmura :
  
  - Voici nos autres invités...
  
  Deux minutes plus tard, quatre personnages élégants, aux visages graves, pénétraient dans le salon.
  
  Antonio Monteiro fit les présentations.
  
  - Son Excellence Serge Perenko, que vous connaissez déjà, je crois ; le colonel Reinaldo Almeida, chef de la Sûreté Politique; mister Frank Bellow, de l’ambassade des États-Unis, et monsieur Almino Gabeira, directeur aux affaires Étrangères du Brésil.
  
  William Duzama, médusé, n’avait d’yeux que pour Perenko. Que venait faire ici l’arrogant officier du K.G.B. ? En compagnie de Frank Bellow, l’homme qui avait la réputation de représenter la C.I.A. au Brésil !
  
  Antonio désigna des sièges préparés à l’avance et tout le monde prit place.
  
  Antonio dit alors à Serge Perenko :
  
  - Si vous voulez bien ouvrir le débat, Excellence ? La logique vous désigne pour exposer l’objectif de cette réunion.
  
  Le Russe acquiesça d’un hochement de la tête, adressa à Duzama :
  
  - De Paris à Rio en passant par Zurich, j’ai dirigé cette chasse à l’homme dont vous êtes le gibier, mon cher Duzama, et vous me rendrez cette justice : je n’ai jamais caché mon jeu... Après l’échec de mes actions en Suisse, j’ai été convoqué à Moscou et mes supérieurs du K.G.B. m’ont mis au pied du mur. On m’accordait une dernière chance ; mais l’alternative était claire : c’était votre tête ou la mienne.
  
  Il marqua un bref temps d’arrêt avant de poursuivre avec un sourire sibyllin :
  
  - Par bonheur, j’ai conservé à Moscou, dans les plus hautes sphères du service auquel j’appartiens, quelques amis dévoués et fidèles. C’est grâce à eux que j’ai appris la vérité. La consigne réelle en ce qui me concerne n’était pas ma tête ou la vôtre, mais ma tête ET la vôtre. La nuance est importante, surtout pour moi. En termes clairs, le K.G.B. a désigné à mon insu un autre chef de mission, le colonel Vladimir Adelof, qui a reçu l’ordre de vous éliminer en premier lieu et de me liquider ensuite. Nous sommes donc logés, vous et moi, à la même enseigne. C’est la raison pour laquelle j’ai franchi le Rubicon. Depuis bientôt deux ans je prépare ma retraite aux États-Unis. C’est désormais chose faite. Demain matin, à 11 heures, je m’envole avec Frank Bellow à destination de Washington.
  
  Cette révélation surprenante fut suivie par un silence de plomb.
  
  Perenko, toujours souriant, reprit :
  
  - Nous autres, Russes, nous aimons les vieux proverbes. Et il y en a un qui s’applique bien à mon cas : tant va la cruche à l'eau qu’à la fin elle se brise. J’ai passé trop d’années en Occident et aux États-Unis. J’ai fini par prendre goût à la liberté des hommes et des idées, pour reprendre la formule d’Helsinki. Le régime soviétique est une représentation sur le plan de la civilisation et de l’humanité, une escroquerie sur le plan politique, un mensonge sur le plan de la spiritualité. Et le comble, en ce qui me concerne personnellement, c’est que j’éprouve aujourd’hui le besoin de prier, de me tourner vers ce que vous appelez Dieu, ce que moi je nomme le Mystérieux Créateur de l’Univers, expression que j’emprunte aux savants de Princeton.
  
  Duzama articula d’une voix qu’il s’efforçait de garder calme :
  
  - Vos paroles me touchent profondément, Perenko. Mais pourquoi faites-vous cette confession publique ici, ce soir ? Et pourquoi teniez-vous à ma présence ici ?
  
  - J’y arrive, mon ami. En fait, ce sont les événements qui ont brusqué ma décision. Le colonel Vladimir Adelof, soi-disant mon adjoint pour cette mission de Rio, a contacté les chefs de l’armée populaire clandestine. Des militants extrémistes ont diffusé votre photo parmi le petit personnel de tous les hôtels de Rio. Et ce qui devait fatalement se produire vient de se produire : votre retraite de l’hôtel Luxor est percée à jour depuis le début de la soirée. Si vous retournez dans cet établissement, vous êtes condamné. Si vous exécutez le programme que vous avez établi pour votre séjour à Rio, vous êtes condamné. Où que vous alliez, quoi que vous fassiez, vous ne pouvez plus échapper aux tueurs de l’armée populaire. J’ai cru qu’il était de mon devoir d’en aviser Frank Bellow et le colonel Almeida. A vous de juger si j’ai bien agi. Je n’ai rien à ajouter.
  
  Almeida, le chef de la Sûreté Politique brésilienne, enchaîna d’une voix forte :
  
  - Je crois qu’il m’appartient de compléter les révélations que vient de nous faire Son Excellence Serge Perenko. En ma qualité de responsable de l’ordre dans ce pays, j’ai pris deux décisions capitales. La première vous concerne, monsieur Dumaza. En accord avec votre ambassadeur, qui a consulté le gouvernement de Pretoria, votre mission publique à Rio est terminée. Vos entretiens officieux avec les représentants de notre état-major naval auront lieu dans le courant de la semaine prochaine, à Recife. D’ici là, vous logerez, ainsi que les personnes qui vous accompagnent, dans un lieu qui sera gardé en permanence par l’armée. Voici le document officiel qui m’a été remis par l’ambassadeur de la République Sud-Africaine.
  
  Il extirpa de sa poche un pli qu’il remit à Duzama. Après quoi, sur le même ton résolu, il poursuivit :
  
  - La deuxième décision que j’ai prise avec l’agrément des autorités, c’est d’organiser, demain matin, avant le lever du soleil, une attaque en force du repaire des guérilleros de l’armée populaire. Nous connaissons, grâce à Son Excellence Serge Perenko, le lieu où ces bandits ont installé leur quartier général. Nous pensons que cette action nous permettra d’étouffer dans l’œuf un complot qui pourrait avoir des conséquences désastreuses.
  
  Il conclut :
  
  - Voilà, vous savez tout. J’ai ordre de vous conduire, avec les trois personnes qui vous accompagnent, à l’aéroport militaire. Vos bagages seront retirés par nos soins à votre hôtel et acheminés vers le lieu de votre résidence.
  
  Duzama, vaguement désarçonné, murmura :
  
  - Puis-je prendre connaissance du pli que vous venez de me remettre ?
  
  - Naturellement.
  
  Dumaza décacheta l’enveloppe, en retira un feuillet revêtu des sceaux officiels de l’ambassade de la République Sud-Africaine au Brésil. Aucun doute n’était possible, le gouvernement de Pretoria confirmait les paroles du colonel Almeida. La raison d’État avait des impératifs que nul ne pouvait contester.
  
  William dévisagea le chef de la Sûreté Politique.
  
  - Je suis à votre disposition, dit-il. Mais je crois que mon ami Francis Coplan ne désire pas participer à ce voyage à Recife.
  
  Coplan intercala :
  
  - Exact. Mon devoir me rappelle à Paris.
  
  Le colonel Almeida stipula en regardant Francis :
  
  - Vous aurez une escorte de protection jusqu’au moment où votre avion décollera. C’est la consigne qui m’a été donnée. Je compte sur votre bonne volonté pour me faciliter les choses.
  
  - Bien entendu, assura Coplan.
  
  Les Brésiliens préféraient laver leur linge sale en famille, c’était clair. Et William Duzama ne tenait pas à emmener un témoin trop curieux à Recife où l’attendaient les pourparlers secrets avec la Marine Brésilienne, pourparlers qui constituaient le véritable mobile de sa venue dans ce pays. Chacun pour soi, et Dieu pour tous.
  
  
  
  
  
  EPILOGUE
  
  
  
  
  
  Rentré à Paris le lundi suivant, en fin de journée, Coplan s’enferma dans son appartement de la rue Vivienne, se prépara du café, prit quelques notes et entreprit d’enregistrer sur une cassette la relation complète des événements qu’il avait vécus à Rio.
  
  Le lendemain matin, levé de bonne heure, il prit contact avec le directeur du S.D.E.C. qui lui fixa rendez-vous à onze heures.
  
  - Eh bien, en voilà une surprise ! s’exclama le Vieux en voyant entrer Coplan dans son bureau. Pour une fois que vous bénéficiez d’un congé de deux semaines, vous n’en profitez même pas ! William Duzama vous aurait-il congédié ?
  
  - Voici mon rapport, enregistré sur cette cassette. Si vous voulez bien l’écouter, vous saurez tout. Nous reprendrons la conversation après. Car je vous préviens tout de suite que je n’entends pas perdre les huit jours de repos qui me restent acquis.
  
  - Seriez-vous fatigué ?
  
  - Pas le moins du monde. Mais j’ai un rendez-vous auquel je tiens beaucoup. Et ce n’est pas près de la porte, c’est à la Guadeloupe.
  
  - Diable, grommela le Vieux. Bon, écoutons toujours votre rapport...
  
  Lorsque cette audition fut terminée, le Vieux marmonna en coupant le contact du magnétophone :
  
  - Il y a à boire et à manger dans votre intéressant compte rendu. Ce qui me frappe en premier lieu, c’est que les Brésiliens sont de fieffés hypocrites. Officiellement, ils sont en froid avec les États-Unis, d’une part, et avec les Sud-Africains, d’autre part. Mais ça ne les empêche pas de collaborer activement avec ces deux pays dans la coulisse. Le traité naval que Duzama va discuter est destiné à contrer la menace des Soviétiques dans l’Atlantique-Sud.
  
  - Ne jetons pas la pierre aux Brésiliens, murmura Coplan. Dans le monde actuel, tous les grands pays sont obligés d’avoir deux visages. Moi, ce qui m’a frappé à Rio, c’est la trouille du gouvernement et de la bourgeoisie ; ils redoutent vraiment un soulèvement de la masse populaire.
  
  - Les temps sont difficiles, reconnut le Vieux. Quant à l’affaire Perenko, je ne crois pas que Washington ait fait une acquisition de valeur. Lorsque Myagkov a déserté le K.G.B. pour rejoindre le camp occidental, l’O.T.A.N. s’est frotté les mains (En 1974. Myagkov vit aux Pays-Bas). A la sortie, ce n’était pas tellement formidable.
  
  - Nous sommes bien d’accord sur ce point. Et pour ne rien vous cacher, chaque fois que j’ai rencontré Perenko, son attitude m’a surpris. Cet aristocrate désinvolte m’a fait l’impression d’avoir compris que la civilisation occidentale était plus agréable, plus libre, plus humaine que l’oppression qui pèse sur les sociétés communistes.
  
  Coplan déposa sous les yeux de son chef un journal qu’il avait tiré de sa poche.
  
  - J’ai acheté ce canard à l’aéroport de Rio avant de m’embarquer. Vous verrez en page 3 le bref communiqué relatif à l’affrontement des forces de l’ordre et des extrémistes retranchés dans un vieil immeuble de Catete. Treize morts, un arsenal fabuleux saisi par les soldats. C’est le cadeau de Perenko pour inaugurer son statut de transfuge. Et à la page 5, vous lirez la note qui annonce que le gouvernement brésilien a expulsé l’attaché d’ambassade soviétique Adelof, considéré comme persona non grata. Entre nous, je plains ce colonel du K.G.B. Il a magistralement loupé les deux objectifs que Moscou lui avait assignés : la tête de Duzama et celle de Perenko. Ce sont des choses que le Kremlin ne pardonne pas.
  
  - Tant pis pour lui, et tant mieux pour nous. Mais Duzama n’est pas sorti de l’auberge, croyez-moi. Le K.G.B. est un bulldozer que rien n’arrête. Même à Pretoria, il faudra que ce courageux garçon ouvre l’œil s’il veut faire des vieux os.
  
  - Il en est parfaitement conscient.
  
  - De toute façon, pour nous, l’affaire est classée. Quand prenez-vous l’avion pour la Guadeloupe ?
  
  - Demain matin, à neuf heures.
  
  - Qui devez-vous rencontrer là-bas ?
  
  - C’est strictement privé. Mais n’ayez crainte, vos indicateurs locaux vous mettront bien vite au parfum…
  
  
  
  
  
  Dès qu’il eut débarqué à Pointe-à-Pitre, Coplan se fit conduire en taxi à l’hôtel de la Caravelle où il avait retenu une chambre.
  
  Ensuite, dans le même taxi, il fila derechef à l’aéroport du Raizet. Il mit à profit les vingt-cinq minutes d’avance qu’il avait sur l’horaire pour louer une superbe Peugeot bleue.
  
  A 14 h 47, avec une ponctualité louable, l’avion de la Panam se posa.
  
  Quand Francis aperçut Luisa Monteiro, d’une beauté éclatante dans le soleil éblouissant, il ressentir un frémissement dans la nuque. Ils allaient se payer une semaine au Paradis ! Et, dans l’immédiat, c’était plus important que la politique ou le renseignement.
  
  Vêtue d’une robe blanche, légère et décolletée, Luisa, l’œil brillant, la bouche voluptueuse, attirait les regards concupiscents de tous les voyageurs mâles qui débarquaient en même temps qu’elle.
  
  - Hello, Francis ! lança-t-elle, rieuse. Je vois que tu es un homme de parole.
  
  - Quand il s’agit des dames, toujours, affirma-t-il, souriant.
  
  Ils allèrent prendre la valise de Luisa aux bagages et ils se mirent en route vers Sainte-Anne.
  
  Pendant qu’ils roulaient, Coplan s’enquit :
  
  - Comment a-t-il pris la chose, ton mari ?
  
  - Très bien. Je crois même que ça l’arrangeait. Il doit passer toute la semaine aux Bahamas, pour un tournoi de golf. Et il va profiter de mon absence pour emmener une ravissante petite Japonaise dont il a fait la conquête avant-hier.
  
  - Et ça ne te fait rien ?
  
  - Non, absolument rien. Si sa Japonaise lui procure du plaisir physique, tant mieux pour lui.
  
  - Ne discutons pas des goûts et des couleurs, c’est le cas de le dire, plaisanta Francis. Si j’étais ton mari, ça ne se passerait pas comme ça. J’ai l’impression qu’il joue avec le feu.
  
  - Pas lui. Moi, oui.
  
  - Ah ?
  
  - Je t’expliquerai plus tard.
  
  - Et quelles sont les nouvelles de nos amis ?
  
  - Les Kleindorf et les Wellenberg sont partis avec leur étalon Helmut Palter au Canada, pour leurs affaires. Duzama et sa fiancée sont à Recife. A ce propos, ils nous ont annoncé qu’ils se mariaient en juin prochain.
  
  - Sans blague ? Il m’avait assuré qu’il n’avait pas le droit de fonder un foyer parce que sa vie était trop menacée.
  
  - Gisèle l’a eu au chantage. Alors que tant de Sud-Africains envisagent de quitter leur pays parce qu’ils redoutent une révolte sanglante, elle estime que William se doit de faire un acte de foi en créant une famille. Pour proclamer aux yeux de tous qu’il a confiance dans l’avenir.
  
  - Je ne lui donne pas tort, à Gisèle. L’amour doit aller de l’avant.
  
  
  
  
  
  Quelques heures plus tard, alanguie dans les bras de Coplan qui lui avait fait l’amour, elle murmura :
  
  - En dehors du plan simplement physique, je n’avais jamais trompé mon mari. Depuis que je me suis donnée à toi, je le trompe. C’est à cela que je pensais quand je disais que je joue avec le feu. Du moment qu’une femme ne sait plus distinguer entre le plaisir de son corps et la joie de son cœur et de son âme, ça devient grave.
  
  - Nous en reparlerons dans huit jours. Habillons-nous et allons voir la plage. Pour moi, c’est la plus belle du monde.
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
  ACHEVÉ D’IMPRIMER LE 20 SEPTEMBRE 1977 SUR LES PRESSES DE L’IMPRIMERIE BUSSIÈRE, SAINT-AMAND (CHER)
  
  
  
  
  
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