à Monsieur Jan RENSBURG attaché aux Affaires économiques de la République Sud-Africaine.
Cher ami,
J’ai le plaisir de vous annoncer que votre requête vient d’avoir une suite favorable.
Le Ministre et les divers services intéressés ayant marqué leur accord à ce sujet, c’est M. Francis Coplan qui sera chargé de la protection de votre compatriote durant son séjour en France, comme vous l’avez demandé.
Sur le plan administratif, M. Coplan sera rattaché, pour la durée de cette mission particulière, à la Section de Protection des Personnalités.
M. Coplan prendra contact avec vous en temps opportun pour la mise au point de sa tâche.
Veuillez croire, cher ami, en mes sentiments les meilleurs.
Pour le secrétaire du département Afrique
P. P. Davel-Fairand.
CHAPITRE PREMIER
Au coup de sonnette convenu, Serge Perenko ouvrit la porte palière.
- Salut, camarade, dit l’arrivant, un jeune blond d’une vingtaine d’années, vêtu d’un blouson de cuir noir à col de fourrure.
- Bonjour, Chevel, murmura Perenko de sa voix sourde et rocailleuse.
Il referma l’huis, constata d’un air satisfait :
- Vous êtes ponctuel, c’est parfait. Je vais vous demander de rester près de la porte pour accueillir vos amis. J’ai deux ou trois choses à préparer.
- O.K. Je pense qu’ils seront ponctuels, eux aussi. Hardy doit s’amener dans cinq minutes, et Ghernel cinq minutes après.
- Parfait, opina Perenko en quittant le hall pour pénétrer dans le salon.
Pierre Chevel examina le hall. Murs lambrissés, moquette de laine, guéridon ancien surmonté d’un énorme vase de Chine, tableau ancien - un portrait comme on en voit dans les musées, avec un cadre doré aux moulures massives. Luxueux, ce décor. Plus approprié à un grand bourgeois de la finance capitaliste qu’à un aparatchik (Membre permanent de l’appareil politique du Parti en U.R.S.S. et ailleurs). Mais la fin justifie les moyens, bien entendu. Serge Perenko jouait le jeu. Membre éminent de la grande commission franco-soviétique, ingénieur de réputation internationale, le camarade Perenko devait tenir son rang, représenter dignement l’U.R.S.S. et sauvegarder les apparences. On ne peut pas demander à un haut fonctionnaire du K.G.B. d’habiter dans un taudis de La Courneuve.
Avec une précision toute militaire, Alfred Hardy arriva cinq minutes après son chef de groupe.
- Salut, lui dit Chevel.
Il referma la porte. Intima à son camarade :
- Reste ici avec moi pour attendre Gernel.
- Dis donc, chuchota Hardy - un petit gars de dix-neuf ans, vêtu d’un complet gris, les yeux et les cheveux bruns, les joues maigres, une expression amère et grinçante sur le visage pâle - en reluquant le hall, c’est ici qu’il crèche, le mec ?
- Oui.
- Il ne s’embête pas. Dans ce quartier chic, un appartement pareil, ça doit coûter des fortunes.
- Tu te figures sans doute que les grosses légumes du Parti doivent forcément vivre dans des H.L.M. minables ? Personne ne les prendrait au sérieux.
- Ben dame. N’empêche que c’est le prolétaire russe qui casque.
Chevel se contenta de sourire. Il connaissait le mauvais caractère de son copain, ses sarcasmes et son esprit critique. Ce qui ne l’empêchait pas d’être le meilleur militant de la cellule, le plus dévoué, le plus courageux.
Enfin, Paul Gernel sonna et fit son entrée. Grand, flegmatique, râblé, son torse énorme enveloppé dans une veste en grosse laine grise tricotée à la main. Ses longs cheveux châtains tombaient sur ses larges épaules et soulignaient l’aspect vulgaire, jouisseur de sa figure épaisse.
- Salut, les potes, jeta-t-il en promenant un regard un peu épaté sur le hall.
Tandis que Chevel refermait la porte palière, Gernel grommela :
- C’est bien la première fois que je vais dans le beau monde.
Serge Perenko apparut à point nommé dans le hall.
- Parfait, émit-il en dévisageant les deux amis de Chevel, nous sommes au complet. Suivez-moi.
Il les guida vers le salon. Le faste et l’opulence de la grande pièce rectangulaire aux meubles anciens, aux tapis d’Orient, aux tentures de soie rose, impressionnèrent les trois jeunes gens.
Le Russe fit semblant de ne pas s’en apercevoir.
- Installez-vous là, commanda-t-il en indiquant le centre du salon. Asseyez-vous sur le tapis, ce sera plus commode. Nous allons commencer par une petite séance de cinéma. J’ai tout préparé. Nous parlerons des questions pratiques après.
En effet, Perenko avait remplacé un des tableaux accrochés au mur par un écran de toile d’un mètre de hauteur sur deux mètres de largeur, et il avait posé la caméra sur une petite table Louis XV.
Il alla tirer les rideaux des deux fenêtres, plongeant le salon dans la pénombre. Puis, mettant sa caméra en route, il expliqua :
- Ce film a été tourné il y a cinq semaines, à Pretoria. Les délégués de la commission gouvernementale ont prêté serment au cours d’une séance officielle. C’est la fin de la cérémonie.
Sur l’écran, on voyait des personnages qui débouchaient sur le perron d’un bâtiment imposant et qui descendaient les marches en bavardant pour rejoindre leur voiture respective.
L’image s’immobilisa soudain sur l’écran.
- Voici l’homme, commenta presque durement Perenko. Regardez-le bien. Je crois qu’il est facilement reconnaissable... Il s’appelle William Duzama. Il est âgé de 37 ans, il mesure 1,93 m et il incarne le type parfait du nègre sud-africain. Il est docteur en droit de l’Université de Natal et il parle couramment quatre langues : l’anglais, le français, le russe et la langue des Afrikanders. Ce Noir évolué représente à lui tout seul plusieurs sections de propagande au service des exploiteurs blancs du gouvernement Sud-Africain. Je dirais même que c’est une des cartes maîtresses de nos adversaires. Par son prestige, par son intelligence, par son rayonnement personnel et surtout par son activité politique, Duzama constitue une force redoutable qui s’oppose à l’action courageuse de nos camarades noirs qui luttent là-bas pour la libération de leur patrie. C’est la raison pour laquelle cet homme doit disparaître. Des photos ont été tirées de l’image que vous regardez en ce moment et chacun de vous en recevra un exemplaire, mais j’ai pensé qu’il était utile de voir le personnage en mouvement.
Le film reprit son cours normal et se termina quatre minutes plus tard.
Perenko s’enquit :
- L’un d’entre vous désire-t-il voir le film une seconde fois ?
Aucun des trois spectateurs ne broncha. Chevel murmura simplement, après un bref silence :
- Ce n’est pas nécessaire. L’identification de William Duzama ne pose pas de problème.
- Parfait, acquiesça l’aparatchik.
Il parlait très correctement le français, et le mot parfait était apparemment son vocable favori.
Il alla écarter les rideaux, rangea son matériel de cinéma, transporta un des élégants fauteuils Louis XV de façon à prendre place en face de ses trois visiteurs qui étaient demeurés assis en tailleur sur le tapis.
- Et maintenant, énonça-t-il, les questions pratiques. Duzama vole en ce moment même à destination de Paris. Son avion se posera, si l’horaire est respecté, à 22 h 10 à Roissy.
Il consulta sa montre. Elle marquait 16 h 8.
- Vous disposez de six heures pour préparer votre action. Je remettrai à chacun de vous un automatique chargé. A vous de voir de quelle manière vous décidez d’opérer.
Il se leva, tira de la poche de son pantalon une paire de gants qu’il enfila rapidement. Puis, se dirigeant vers une des superbes commodes qui meublaient le salon, il ouvrit le deuxième tiroir du meuble et il en retira un attaché-case.
- Voici les outils, prononça-t-il sur un ton grave. Ils ont été vérifiés, graissés, vous n’avez aucun pépin à craindre.
Il distribua à chacun des garçons une arme à crosse courte et plate.
Alfred Hardy examina d’un air déçu l’instrument qu’on venait de lui remettre, un Beretta 9 à 7 coups.
- Dites donc, camarade, émit-il en regardant le Russe, je croyais que vos services spéciaux utilisaient des bidules plus sophistiqués que ça pour ce genre de boulot. Si je tire avec ce flingue, ça fera un tel vacarme que tout l’aéroport sera secoué. Pour me débiner en douce, ça ne sera pas du gâteau.
Perenko resta impassible, mais ses yeux s’étaient durcis.
- Ces armes n’ont pas été choisies au hasard, révéla-t-il. Je vous expliquerai nos raisons dans un instant. Voici maintenant quelques papiers personnels que vous porterez sur vous au moment de l’action.
Pierre Chevel et Paul Gernel empochèrent sans sourciller les documents. Mais Hardy les étudia d’un œil soupçonneux. Et il maugréa en montrant un carton barré d’une ligne tricolore :
- C’est quoi, cette carte de membre ?
Il lut :
- RENOUVEAU D’OCCIDENT... Section 4. LIGUE POUR LA SAUVEGARDE RACIALE DE LA FRANCE...
Il ajouta, agressif :
- Ben merde ! Il y a mon nom là-dessus et mon adresse ! Je voudrais bien savoir ce que ça signifie, moi.
Perenko regagna lentement son fauteuil. A 47 ans, l’agent moscovite paraissait dans la pleine force de l’âge. Grand, athlétique, il avait un visage rectangulaire qui dégageait une autorité virile indiscutable. En revanche, ses yeux bleus, d’un bleu pâle mêlé de gris, ne laissaient rien deviner de son âme profonde. Ils étaient à la fois impénétrables et fluides, comme la couleur de la mer à certaines heures.
S’adressant à Pierre Chevel, le chef du commando, il exposa posément :
- Nous ne songeons pas à mettre en doute le succès de la mission que vous allez accomplir, vous vous en doutez. Néanmoins, une très longue expérience en la matière nous enseigne qu’on ne sait jamais ce qui peut arriver. Si l’un de vous se fait prendre, il est utile qu’on trouve sur lui un document qui démontre son appartenance à un groupuscule raciste de droite. De cette manière, même son échec rend service à la Cause. Et ceci vous explique du même coup pour quelle raison vous devez utiliser un automatique Beretta au lieu d’un pistolet spécial à air comprimé. La mort de notre adversaire ne doit pas apparaître comme un règlement de compte entre services secrets. Notre rôle, c’est de penser à tout.
Alfred Hardy rétorqua, hargneux :
- Pas d’accord, camarade. Si je me fais épingler, je veux qu’on sache que je suis un révolutionnaire et que je suis fier de l’idéal pour lequel je combats. Votre carte du Renouveau d’Occident, vous pouvez la garder.
Il jeta le carton sur le tapis.
Pierre Chevel baissa la tête et attendit l’orage. Il avait suivi pendant dix-huit mois les cours de l’Institut Supérieur de Marxisme-Léninisme à Moscou et il se rendait compte que son copain Alfred venait de commettre une gaffe monumentale : contester les ordres d’un cadre du Parti. Mais, à son vif étonnement, Perenko ne monta pas sur ses grands chevaux. C’est avec un léger sourire, et une pointe d’ironie amicale dans la voix, qu’il murmura :
- Ton courage est certes respectable, camarade, mais je te signale que le Parti n’en a rien à foutre. Si tu combats pour un idéal, comme tu dis, inscris-toi plutôt chez les scouts. Au Parti, nous avons tous du courage, du plus haut gradé de l’appareil jusqu’au plus modeste militant. Ce qui compte, en l’occurrence, c’est l’efficacité. Tu te figures sans doute que nos camarades de la Section Centrale des Affaires Africaines sont des réactionnaires ?
- Je n’ai jamais dit ça, protesta le jeune garçon.
- Dans une affaire comme celle qui nous concerne, c’est la ruse qui prime. La mort de William Duzama ne doit pas transformer cet homme en un martyr. Or, s’il tombe sous les balles d’un communiste, c’est ce qui arrivera. Et ton geste se retournera contre nous.
- Si les flics m’épinglent, personne dans mon entourage ne croira que je suis membre d’un clan raciste de droite.
- Mais nous pourrons protester, crier à la provocation, te faire sortir de prison. Cette carte de membre n’a qu’un but : brouiller les pistes et plonger les autorités dans l’embarras. Est-ce que tu comprends cela ?
- Ouais, admettons, grommela Hardy en ramassant la carte qu’il fourra dans sa poche.
Perenko reprit sur un ton plus ferme :
- L’objectif primordial de votre action est le suivant : en liquidant Duzama, nous voulons atteindre la conscience des masses noires en un point névralgique. Délivrés de cet homme qui se dresse devant eux comme un barrage, nos frères Noirs d’Afrique du Sud seront libérés d’une entrave morale, galvanisés pour leur bataille libératrice. Cela seul compte.
Il se leva.
- Nous ne nous reverrons pas, quoi qu’il arrive. Vous restituerez vos armes à votre chef de groupe. Faites votre devoir, camarades. Et bonne chance.
Les trois jeunes hommes comprirent que la séance était terminée. Ils se levèrent. Perenko demanda à Hardy :
- Plus d’objection, camarade ?
- Non.
- Je suppose que ce n’est pas tout à fait comme ça que tu voyais les choses ?
- Bof, c’est secondaire, après tout. Ce qui compte, c’est le résultat, non ? Sur ce point-là, vous pouvez me faire confiance. Demandez à Chevel. Aux exercices de tir, c’est moi le meilleur. Si j’ai votre nègre dans ma visée, il est foutu.
- Parfait, conclut l'aparatchik.
Paul Gernel s’en alla le premier. Ensuite, Hardy. Perenko dit alors à Pierre Chevel :
- Si vous avez une minute, j’aimerais vous poser une question.
- Bien volontiers.
- Pourquoi avez-vous choisi le petit Hardy ? Je le trouve bien jeune et bien impulsif pour cette mission.
- Oui, c’est exact. Mais c’est effectivement le meilleur tireur de ma cellule et, de plus, il est habile, malin comme un singe, rapide comme un lièvre. S’il y a du grabuge, il sera sans doute le seul à s’en sortir.
- Je n’en disconviens pas. Ce qui m’inquiète, c’est son manque de maturité politique. Son attitude et ses paroles trahissent plus d’affectivité que de lucidité dans son engagement.
- Il n’a que dix-neuf ans.
- Comment vit-il ? Qui fréquente-t-il ?
- Il est orphelin et il vit chez sa grand-mère qui est veuve et pauvre. En fait, son foyer, c’est le Parti.
- Vous voulez dire la cellule ?
- Oui, évidemment.
- Est-ce qu’il s’intéresse aux filles ?
- Pas que je sache. Il en saute une par-ci par-là, mais dans le fond il les méprise.
- Je vous conseille de le surveiller après l’opération de ce soir. Ces gamins-là ne peuvent pas résister au besoin de parler, de se glorifier.
- Il est râleur, c’est sûr, mais je le crois capable de garder un secret.
- Je l’espère, soupira le Soviétique.
- Pourquoi me parlez-vous de lui ? Vous croyez que j’ai commis une imprudence en le choisissant ?
- C’est votre affaire, camarade. Je tenais seulement à vous mettre en garde. Oh, ce n’est peut-être qu’une impression, une intuition si vous préférez, mais dès le premier abord j’ai senti que ce garçon était vulnérable.
- Qu’entendez-vous par là ?
- Un de nos anciens camarades a écrit une chose très juste et très profonde à ce sujet : pour comprendre les actions secrètes du Parti, il faut s’être brûlé au soleil caché de l’autre face du marxisme.
- Alfred Hardy n’est pas un enfant de chœur. Il exécutera les ordres et il ne parlera à personne de ce qui se sera passé à Roissy ce soir. Je m’en porte garant.