- Vous allez tomber dans un nid grouillant de salopards, qu’ils soient blancs ou noirs, le plus beau nœud de vipères qui existe actuellement. Vous me remuerez leur merde et vous en sortirez la vérité, qu’elle soit reluisante ou pas, je compte sur vous ! Et faites fissa, on ne peut se permettre de végéter dans l’incertitude !
Jusqu’à l’âge de trente ans, le ministre de la Défense avait été officier d’active et affecté à la Légion étrangère. Il en avait conservé un langage peu châtié qui, parfois, irritait ses collègues du gouvernement. Il n’en était pas de même pour le Vieux et Coplan qui appréciaient ce style direct et brutal, nourri dans les garnisons, les mess et les popotes.
Coplan inclina respectueusement la tête.
- Je serai digne de votre confiance, monsieur le ministre.
Le Vieux et lui prirent congé et retrouvèrent la cour où les attendaient la voiture de fonction du Vieux et la Peugeot dans laquelle veillaient ses gardes du corps, des sous-officiers du Service Action. Les deux véhicules sortirent dans la rue Saint-Dominique et gagnèrent le Quai d’Orsay.
Tour à tour avocat et diplomate, ancien ambassadeur en Afrique, le ministre des Affaires étrangères représentait l’antithèse de son collègue de la Défense. S’habillant chez le meilleur tailleur de Saville Row à Londres, il témoignait d’une suprême élégance dont il ne se départait que pour s’en aller conquérir les suffrages de sa circonscription électorale dans un département rural où les costumes trois pièces londoniens suscitaient les sarcasmes. Quant à son langage, il n’était pas celui des casernes. A la fois onctueux et doucereux, il mêlait avec un art consommé circonlocutions, sous-entendus et ambiguïtés.
- Ne frôlez jamais l’incident diplomatique, recommanda-t-il. Les gens auxquels vous serez confrontés sont sourcilleux sur ce point. Je les connais bien, j’ai été ambassadeur là-bas. Restez modeste et conciliant. Après tout, nous ne sommes pas sûrs de notre affaire. Qui peut jurer qu’ils n’ont pas raison ?
Dans une rhétorique ponctuée d’ellipses et de litotes, entrelardée d’allusions perfides, il cherchait, à mots couverts, à diminuer l’importance de la mission confiée à Coplan et celui-ci, en même temps que le Vieux, comprit qu’elle lui déplaisait souverainement. Enfin, il mit fin à l’entretien.
- Allez, conclut-il comme à regret, et faites pour le mieux sans que nous soyons obligés de rompre nos relations diplomatiques.
Il se tourna vers le Vieux :
- J’aimerais être tenu au courant des développements éventuels.
- Je n’y manquerai pas, monsieur le ministre, assura le patron de la D.G.S.E.
Leur dernière étape de la journée fut l’Élysée. Les deux véhicules virèrent vers le porche de pierre grise donnant accès au palais. Sous la voûte étroite, les agents de la sécurité se contentèrent d’inspecter d’un œil bref le laissez-passer du Vieux, puis leur chef pressa un bouton et la lourde herse coulissa sur son rail. Le chauffeur tourna à droite et traversa l’esplanade, longue de trente mètres, à l’allée couverte de gravier marron.
Sur le perron, les gardes républicains saluèrent de leur sabre les passagers qui débarquaient, tandis qu’un huissier à chaîne les accueillait pour les guider jusqu’à l’huissier en chef qui s’inclina cérémonieusement et, raide dans son complet noir, marcha vers l’interphone à l’autre bout du vestibule. Ayant reçu l’accord du chef de l’État, il précéda les visiteurs le long des marches de l’escalier de granit recouvertes de moquette d’un rouge passé, puis, de sa démarche majestueuse, traversa le large encorbellement qui dominait le vestibule du rez-de-chaussée pour s’arrêter et frapper à une porte sur la gauche du palier.
Dans cette antichambre, baptisée le Salon des Ordonnances, se tenait le premier conseiller de la présidence. Il se leva et, sans un mot, ouvrit la porte du cabinet privé du président.
Affable, courtois, souriant, ce dernier invita les arrivants à s’asseoir devant lui. Malgré l’expression aimable, ses yeux scrutaient Coplan sans indulgence comme s’il voulait s’assurer qu’il était bien l’homme de la situation. L’examen fut concluant car il se détendit quelque peu. Coplan n’ignorait pas que le plus haut dignitaire de l’État connaissait par cœur son curriculum vitae et n’avait pu s’empêcher de s’en émerveiller. En prologue, il rappela à Coplan ses devoirs :
- Vous êtes prêté à l’O.N.U. mais votre allégeance demeure à la France. Vous devez donc nous informer en priorité. Est-ce clair ?
- C’est très clair, monsieur le président.
- Par la voie hiérarchique, comme de coutume. L’enjeu de cette partie est immense, compte tenu de la personnalité de la victime dont les attaches familiales et politiques sont celles que vous connaissez, sans oublier les liens d’amitié qu’elle entretenait avec le secrétaire général des Nations unies.
Sans mot dire, le Vieux conservait un visage impassible. Chargée de dorures, la vaste pièce donnait sur le grand parc terminé par le rideau de hêtres et de tilleuls. Sans que son regard ne laisse transparaître son intérêt, il admirait, près de la bibliothèque vitrée, la table Louis XV sur laquelle était posée une pendule Louis XIV. Un tapis de la Savonnerie tissé à la Fabrique royale de Chaillot au XVIIIème siècle couvrait le plancher. Dans ce cabinet, la noblesse et le goût présidaient au choix de l’ameublement.
L’hôte des lieux regardait Coplan avec bienveillance, son regard magnétique enfoncé dans le sien. Avec lyrisme, il discourait, certain que son charme habituel jouait pour lui, sur les dangers, les embûches, les coups de poignard dans le dos, qui attendaient Coplan au cours de sa mission. Chaque période de ses phrases se terminait par une exhortation : N’oubliez jamais l’intérêt supérieur de la France. Dans cet esprit, n’hésitez pas à supprimer une information capitale pour l'O.N.U. dans l’éventualité où elle serait contraire aux intérêts de votre patrie.
- Je garderai cet ordre en mémoire, assura Coplan.
Le président eut un rire léger, auquel fit écho un pigeon par la fenêtre ouverte.
- Un de mes prédécesseurs ici disait avec mépris de l’O.N.U. qu’elle n’était qu’un Grand Machin. Si, à une époque, elle n’était guère sollicitée, la situation a évolué depuis. C’est pourquoi nous devons tenir compte de ses avis, hélas de plus en plus pesants sur la communauté internationale.
Hardiment, Coplan lui posa une question :
- Vous partagez l’opinion de votre prédécesseur sur l’O.N.U., monsieur le président ?
A la fois subtil et sardonique, patelin et tranchant, le chef de l’État lui répondit.
- Un pape de la Renaissance disait que c’est le trop de cire qui met le feu à l’Église, distilla-t-il avec un sourire appliqué. C’est le trop d’incompétence et d’irresponsabilité qui met le feu à l’O.N.U.
Il eut encore quelques formules bien senties puis reconduisait ses visiteurs à la porte de son cabinet. Là, il serra très fort le bras de Coplan.
- La France, toujours la France, n’oubliez jamais.
Ce soir-là, le Vieux invita Coplan dans son restaurant favori, un deux-étoiles où l’on servait un sauvageon grillé aux épices et du homard à la vanille. Coplan opta pour une fricassée de sole à l’aigre-doux.
- Vous marcherez sur des coquilles d’œufs, recommanda le Vieux en versant le saint-joseph blanc.
- Et sur la gueule ouverte de serpents venimeux.
- Néanmoins, vous serez sous la protection personnelle du secrétaire général de l’O.N.U. Après tout, c’est lui qui vous a choisi.
- Ce qui a l’heur de déplaire au ministre des Affaires étrangères.
- On se moque des diplomates. Notre ministre de tutelle est celui de la Défense et lui dîne à notre table. Mais, là-bas, vous dînerez avec le Diable.
Coplan esquissa un sourire ravi.
- J’en ai l’habitude.
- Au demeurant, soyez prudent. Avec ces nouveaux développements dans leur pays, ils sont chatouilleux.
- De temps en temps, la diplomatie remplace la guerre. Je sais évoluer dans l’une et l’autre.
C’est pourquoi le secrétaire général à New York vous a choisi. Il n’a pas oublié qu’il y a quelques années vous lui aviez sorti une belle épine du pied. On dit que les grands de ce monde ont la mémoire courte, naturellement c’est absolument faux.
- Pourtant, il a la réputation de couler une dalle de béton sur ses souvenirs.
- Vous avez la preuve du contraire.
Le lendemain à 11 heures, Coplan prit le vol Air France AF 001 à destination de New York. A 8 h 45, le Concorde le déposa à l’aéroport J.F. Kennedy. La matinée s’annonçait maussade. Il s’engouffra dans un taxi et se fit conduire à Manhattan, à l’hôtel Barbizon Plaza au coin de la 58e Rue et de l’Avenue of the Americas que les New-Yorkais persistaient à appeler la 6e Avenue en se référant à son ancienne dénomination.
Il passa sous la douche, se changea et reprit un taxi pour se rendre à United Nations Plaza. Un instant, sur le trottoir, il contempla l’immense et haut bâtiment qui se dressait le long de l’East River en bouchant l’accès des rues, de la 42e à la 48e, puis s’enfila dans l’aile gauche, réservée au secrétariat général.
Le laissez-passer que lui avait remis le Vieux lui permit de franchir sans encombre les contrôles de sécurité et lui ouvrit instantanément les portes et les cabines d’ascenseur.
Après avoir été fouillé à trois reprises et filtré une bonne douzaine de fois, il entra enfin dans le saint des saints où le secrétaire général l’accueillit chaleureusement :
- Cher ami, quel plaisir de vous revoir. Asseyez-vous, je vous en prie.
Il portait beau, bien que son élégance fût un peu voyante, défaut que lui reprochaient les puristes. Son physique, certifiaient ses admiratrices, lui aurait valu une carrière cinématographique à la Omar Sharif s’il avait décidé de s’engager dans cette voie. Quant à son français, à l’accent typiquement moyen-oriental, il rocaillait comme l’eau glacée sur les galets d’un torrent.
- Je suis très honoré que vous m’ayez choisi, fit respectueusement Coplan.
- Il est difficile de trouver un homme, mais facile de le reconnaître. Bien, après ces préliminaires, passons aux choses sérieuses. Thierry Vauquelin était mon ami. C’est moi qui l’ai fait nommer ici conseiller spécial pour les affaires d’Afrique du Sud. Voici quelque temps, je l’ai dépêché au Cap en envoyé extraordinaire. Je souhaitais arrondir les angles entre l’A.N.C. de Nelson Mandela d’une part et, d’autre part, les Blancs et les Zoulous de l’Inkhata, ses opposants traditionnels, pour ne pas dire ses ennemis. Vauquelin a effectué un excellent travail. Vous connaissez la suite. Un soir, vers minuit en Afrique du Sud, il m’a téléphoné d’une cabine publique sur ma ligne privée. En raison du décalage horaire, j’étais encore à mon bureau. Lui d’habitude si calme, si pondéré, si équilibré, était quasiment terrorisé. Sa voix tremblait. J’étais surpris. Il m’a demandé de lui envoyer d’extrême urgence, le lendemain en fait, un messager sûr afin qu’il lui remette un dossier explosif qu’il avait constitué. J’ai voulu en savoir plus. Il m’a simplement dit qu’il avait mis la main sur un complot terrifiant.
« Ma curiosité était aiguisée, mais il s’est refusé à des précisions car il n’avait pas confiance dans le téléphone, même celui d’une cabine publique. Il a insisté sur l’envoi d’un messager à qui on puisse se fier. J’ai dit oui. A peine a-t-il eu le temps de raccrocher qu’il a été tué et dévalisé par un gang de voyous des rues, une plaie endémique au Cap. Vous l’avez compris, pour moi il existe un lien obligé entre cet appel téléphonique, ce complot terrifiant et le meurtre. Naturellement, la police sud-africaine n’est pas au courant de l’appel et s’en tient aux apparences, bien qu’elle s’étonne de l’imprudence commise en choisissant d’aller téléphoner à minuit dans une cabine isolée alors qu’il disposait de lignes téléphoniques chez lui. Pourquoi recourir à cette expédition ? s’est-elle naturellement interrogée, d’autant que ce soir-là il était chez lui et accueillait des invités qui l’ont quitté à vingt-trois heures trente.
« Fort logiquement, et malgré ce point d’interrogation, la police du Cap s’en tient donc à la thèse du gang de rues. Il m’est impossible de faire allusion au complot terrifiant car la police sud-africaine en fait peut-être partie. C’est un secret. Peu de personnes sont au courant. Vous êtes dans la confidence puisque vous êtes chargé d’élucider l’énigme. Néanmoins, je vous donne l’ordre de garder bouche cousue à ce sujet. Vous vous débrouillerez pour éclaircir le mystère sans jamais y faire allusion. En ce moment, l’Afrique du Sud est un panier de crabes, si je me fie aux rapports que m’a envoyés Thierry Vauquelin. N’importe quel clan, n’importe quel parti ou partie, n’importe quelle couleur de peau, peut être à l’origine du complot, méfiez-vous. Vous bénéficierez de tous les crédits dont vous aurez besoin. L’aide du gouvernement de Pretoria vous est également acquise. Il est très gêné que l’on ait assassiné un représentant des Nations unies. N’hésitez pas à la solliciter. Vous êtes un homme talentueux, j’ai pu m’en rendre compte de visu, rapportez-moi des résultats, je compte sur vous. Rappelez-vous, Thierry Vauquelin était un homme de qualité, mais aussi mon ami. Des questions ? »
Coplan toussota.
- Vous avez envoyé au Cap le messager que vous réclamait Thierry Vauquelin ?
- Oui. En apprenant l’assassinat, il a, sur mon ordre, rassemblé les archives et les papiers personnels de Vauquelin et les a rapportés ici à l’insu de la police. Vous les consulterez ainsi que le mémo sur la situation politique, économique et sociale prévalant en Afrique du Sud, que j’ai fait préparer pour vous.
Le secrétaire général regarda sa montre et se leva.
- Pardonnez-moi d’être aussi bref. Je dois recevoir Fidel Castro qui a fait un saut incognito jusqu’à New York pour me rencontrer.
- Incognito ? fit Coplan, sceptique.
- Incognito, sans son uniforme de guérillero et après avoir rasé sa barbe. De temps en temps, il faut savoir sacrifier sa barbe pour sauver sa tête.
Le secrétaire général raccompagna Coplan jusqu’à la porte.
- Voyez ma secrétaire, Mme Hopkins. Elle vous remettra le mémo ainsi que les papiers de Vauquelin. Et souvenez-vous, cher ami, je compte sur les résultats que vous obtiendrez.
Escorté par Mme Hopkins, Coplan traversa une antichambre où attendait le Lider Màximo en compagnie de ses gardes du corps. Elle déverrouilla une porte et le laissa entrer dans une pièce sommairement meublée puis, sans un mot, elle referma la porte. Coplan s’assit et se plongea dans la lecture des dossiers. Parfois, il prenait des notes ou microfilmait des documents. A 13 h 30, il demanda à Mme Hopkins de lui faire monter un plateau-repas. Son déjeuner terminé, il reprit son étude, revenant sans cesse sur des points qui avaient retenu son attention.
A 19 heures, il dut se rendre à l’évidence. Il n’existait dans les archives, dans les papiers personnels de Thierry Vauquelin, aucun indice susceptible de le lancer sur une piste.
En ce qui concernait le mémo, il était fort bien rédigé et résumait admirablement la situation qui régnait en Afrique du Sud.
Mal informée, l’opinion publique internationale imaginait qu’avec la fin de l'apartheid, le problème politique se réduisait à un rapport de forces entre 6 millions de Blancs, 1 million de Métis, 1 million d’Asiatiques et 28 millions de Noirs dominés par deux grandes ethnies, 8 millions de Xhosas et 8 millions de Zoulous. C’était oublier que les ethnies noires se haïssaient et étaient prêtes à s’entre-tuer, si l’une d’elles parvenait au pouvoir. D’ailleurs, depuis deux ans d’atroces affrontements opposaient Xhosas de l’A.N.C. aux Zoulous de l’Inkhata que soutenaient les Blancs. Quotidiennement, cette course au pouvoir provoquait des dizaines de morts. Quant aux autres ethnies, si elles étaient satisfaites que l'apartheid ait disparu, elles voulaient leur indépendance dans un État fédéral, souhaitaient une association avec les Blancs et refusaient que l’A.N.C. avec ses troupes marxisées régente le pays.
A cause des sanctions internationales, de l’embargo et du blocus, la situation économique était catastrophique dans cette république autrefois si florissante, livrée aujourd’hui à l’anarchie.
Le verdict du secrétaire général était sans appel : sauf miracle, la guerre civile éclaterait un jour ou l’autre.
Coplan rassembla ses notes et ses microfilms, commanda un taxi et quitta l’immeuble des Nations unies pour regagner le Barbizon Plaza où il dîna.
Le lendemain, il s’envola pour Le Cap.
CHAPITRE II
A travers le hublot pénétrait un pâle soleil. Coplan relisait le mémo consacré à Thierry Vauquelin et remis par le Vieux.
Agé de trente-huit ans, diplomate de carrière, il était marié à Sabine Guébrière dont le père était à la tête d’un des plus gros holdings financiers de France aux intérêts couvrant les transports maritimes et aériens, les pêcheries, les conserveries, l’armement. La fortune prenait sa source à Nantes aux XVIIème et XVIIIème siècles quand les Guébrière se livraient au trafic d’esclaves.
Thierry Vauquelin appartenait à une riche famille d’industriels lorrains, aux intérêts multiples et internationaux, mais surtout dans les pétroles, les mines et les banques.
Inspecteur des Finances sorti dans la botte, diplômé de Sciences-Po et de l’E.N.A.. l'intéressé avait accompli une carrière fulgurante au Quai d’Orsay. Premier secrétaire à Pretoria, chargé d’affaires en Tanzanie et au Mozambique, ambassadeur au Belize, il avait su profiter de ses puissantes protections familiales et politiques. Son père gérait l’immense fortune, un oncle était ministre, un grand-oncle membre du Conseil constitutionnel, un cousin présidait aux destinées d’une banque privée de renommée mondiale, un petit-cousin dirigeait une grosse entreprise nationalisée. Ces attaches expliquaient les attentions prodiguées à Coplan par les ministres de la Défense, des Affaires étrangères et par le président de la République.
Deux anecdotes égayaient le caractère austère du mémo rédigé par le Vieux. La première : entre autres demeures, Thierry Vauquelin et son épouse possédaient une superbe villa à Arcachon, un des fiefs du rugby. Les gens du coin ironisaient. Selon eux, Vauquelin était le seul habitant des Landes à ne pas connaître la forme d’un ballon de rugby. La seconde : un autre de ses cousins était député et avait soulevé l’hilarité à l’Assemblée en déposant un projet de loi tendant à déduire de l’impôt sur le revenu un dédommagement pour rejet d’excréments. Son argumentation se signalait par sa simplicité. Puisque les gens paient pour leur nourriture, pourquoi ne seraient-ils pas indemnisés pour les excréments qui résultent de cette nourriture et dont ils font don gratuitement à la collectivité?
Son devoir achevé, Coplan s’endormit. Il se réveilla une heure avant l’arrivée au Cap. Quand il déboucha du tunnel à l’aéroport D.F. Malan, son regard s’attarda sur l’immense affiche qui représentait un springbok, l’antilope bondissante, mascotte de l’Afrique du Sud. Il fut aussi agréablement surpris de voir disparu l’affligeant spectacle des pancartes « Réservé aux Blancs » et de la trilogie des portes pour les Blancs, pour les Noirs et pour les Blancs escortés de Noirs transportant leurs bagages.
Au comptoir Avis il loua un monospace Pontiac Trans Sport à six sièges, au volant placé à droite car ici on conduisait à gauche. Aux murs flottaient les couleurs de la nouvelle Afrique du Sud, née au printemps précédent. Le gamma vert à branches égales, soulignées de jaune et de blanc, sur fonds bleu, orange et noir.
Bâti sur un promontoire rocheux qui, telle une étrave de navire sabrait la jointure des océans Atlantique et Indien, Le Cap reposait entre une montagne et une baie. Coplan eut la malchance d’entrer dans la ville à la sortie des bureaux. Cyclistes et joggers slalomaient entre les véhicules au toit surmonté de planches de surf, témoins irréfutables de la fascination que ce sport exerçait sur les habitants des côtes.
Habilement, il se faufila jusqu'à Strand Street où une suite lui était réservée à l’hôtel Cape Sun. Dès son arrivée, il téléphona au ministère de la Sécurité publique. Le ministre avait été prévenu par le secrétaire général de l’O.N.U. en personne de la mission qui avait été confiée à Coplan dont l’I.F. était Francis Cheynard.
Le ministre accepta de le recevoir le lendemain à onze heures.
Ce soir-là, il dîna au restaurant du Cape Sun et relut ses notes et ses mémos avant de s’endormir.
Le jour suivant, il fut exact au rendez-vous. Le ministre offrait un visage sévère, dénué de toute aménité, avec un air pincé, comme s’il mastiquait un grain de poivre. La main qu’il tendit était réticente et glaciale. Il présenta l’homme qui se tenait à la droite de son bureau, un personnage aux traits ingrats sous un front buté.
- Le colonel George Abascall, directeur de la Police criminelle.
Et, sans crier gare, il se lança dans une violente diatribe :
- Je ne comprends pas que l’O.N.U. remette en question les conclusions de l’enquête à laquelle nos services de police se sont livrés. Naturellement, je regrette du fond du coeur cet horrible assassinat, perpétré sur un haut fonctionnaire de votre Organisation...
Et le fiel coula de ses lèvres :
- ... Néanmoins, je dois avouer que l’O.N.U. en porte partiellement la responsabilité. Si elle n’avait pas voté des sanctions contre notre pays, la situation économique n’aurait pas dégénéré, entraînant le chômage et la misère ainsi que le banditisme dans les rues des grandes villes. Cette anarchie a conduit à la mort de Thierry Vauquelin. Et voilà que maintenant vous êtes ici pour mener une contre-enquête particulièrement inutile et insultante pour nos services de police.
- Vous auriez dû dire cela au secrétaire général, pas à moi, répliqua sèchement Coplan. Je ne suis qu’un fonctionnaire qui obéit aux ordres.
Les traits du ministre se figèrent. Il n’était pas habitué à ce qu’on lui parle sur ce ton. Pourtant, il refréna sa colère et, malgré tout irrité, fit signe au directeur de la Police criminelle :
- Colonel, veuillez vous occuper de l’envoyé des Nations unies, et accéder à ses moindres désirs. Je veux que New York soit satisfait.
Dans le bureau d’Abascall, Coplan eut droit à un second plaidoyer :
- Le ministre n’a pas tort. Nous avons affaire à un meurtre commis par un gang de voyous des rues.
- Vous avez réuni des indices dans ce sens ?
- Thierry Vauquelin a été dévalisé et poignardé à de multiples reprises. Cette mésaventure arrive fréquemment au Cap la nuit, quand on est un Blanc. La voiture que nous avions mise à sa disposition, une superbe Firebird, était parquée devant la cabine. Elle a sûrement attiré l'œil de ces voyous et ils ont pensé que son propriétaire était riche. Le reste coule de source. Une douzaine de coups de poignard. C’est leur méthode favorite. Voici les photographies de la scène du crime.
Coplan les examina attentivement. Elles semblaient confirmer la version officielle. La vue du cadavre ensanglanté faisait frémir.
- Pourquoi diable aller téléphoner à un endroit aussi éloigné de chez lui et à une heure aussi tardive ? gémit le colonel.
Il craignait que son poste ne soit sur écoutes, c’était clair, se dit Coplan.
- Justement, ce point m’intrigue tout comme vous, déclara-t-il. Si j’ai bien compris, il recevait des invités ce soir-là. Qui sont-ils ?
Abascall prit une feuille de papier dans un dossier et la lui tendit.
- Voici les noms et les adresses. Eux non plus ne comprennent pas ce coup de téléphone insolite.
Coplan consulta le dossier de l’affaire, n’apprit rien et mit fin à l’entrevue.
- Vous êtes à l’hôtel, je crois ? s’enquit Abascall. Voulez-vous un logement officiel ?
- Au contraire. Je préfère bénéficier de ma liberté de mouvements et de l’incognito. Gardez secrète ma présence ici. En revanche, j’ai besoin de plusieurs choses. D’abord, un Trislander à ma disposition à l’aéroport. Votre pays est aussi vaste que la France, l’Allemagne, l’Italie et le Bénélux réunis. Se déplacer par avion est indispensable. Ensuite, délivrez-moi deux permis de port d’arme et laissez les marques des armes en blanc, je les remplirai moi-même. Enfin, faites apporter à ma suite 314 à l’hôtel Cape Sun un écran de 150 centimètres sur 75 et un projecteur destiné à lire les microfilms.
- Il sera fait comme vous le désirez. Vous ne préférez pas que je vous fournisse les armes?
- Non.
- Une protection rapprochée ? Nous avons des hommes très capables.
- Je n’en doute pas, mais ce sera non.
- Le cas de Thierry Vauquelin n’est pas isolé, insista le colonel. Le Cap est une ville très dangereuse. La criminalité est partout et la communauté blanche tremble. Le soir venu, elle se barricade dans ses ghettos, derrière les portes et les fenêtres blindées, ses résidences cernées par des chevaux de frise et hérissées de réseaux de fils de fer barbelés. Ne comptez sur personne pour vous secourir s’il vous arrive quelque ennui. En dehors de l’anarchie qui règne ici, une loi est responsable de cette situation, celle qui autorise à abattre quelqu’un sur simple présomption de danger. Conséquence ? Les voleurs anticipent et tuent pour sauver leur peau. Cette loi sera sous peu abolie. Pour le moment, elle est encore en vigueur. Ici, seuls les pauvres dorment tranquilles.
- Pas de protection rapprochée, s’obstina Coplan.
Enfin, il prit congé en promettant de maintenir le contact. Au volant de la Pontiac. il emprunta Loop Street pour rejoindre Western Boulevard et repéra la cabine téléphonique devant laquelle le conseiller spécial de l’O.N.U. avait perdu la vie.