Quel est ce mystérieux mécanisme qui commande inexorablement la remise en route de notre machine à penser ?
Ce déclic silencieux, incontrôlable, insaisissable qui déclenche le retour de la conscience après un long sommeil, comment se produit-il ?
Coplan se réveillait généralement d'une façon nette et directe, avec une reprise quasi instantanée de sa lucidité intellectuelle et de ses perceptions sensorielles.
C'était une particularité de sa nature. Depuis son plus jeune âge, au réveil, il passait sans transition du sommeil calme et profond à la possession la plus claire et la plus complète de ses facultés, tant sur le plan cérébral que sur le plan physique.
Malheureusement, ce n'était pas le cas cette fois-ci.
Avant d'ouvrir les yeux, il se rendit compte que quelque chose ne tournait pas rond. Il se sentait lourd, engourdi, englué dans une sorte de marécage mental dont il avait de la peine à s'extraire.
Il soupira, s'étira, ouvrit enfin les paupières.
Obscurité totale. Pas le moindre reflet de clarté. Pas le moindre bruit non plus.
Curieuse impression. Ce silence irréel, l'opacité absolue des ténèbres, était-ce normal, oui ou non ?
Le cœur de la nuit, peut-être ?
Intrigué, étonné, Coplan se demanda confusément « Pourquoi diable me suis-je réveillé ? »
Son esprit nébuleux ne tenta même pas de formuler une réponse à cette question.
Il referma les yeux, se concentra.
Après quelques secondes, il dut s'avouer que sa mémoire ne fonctionnait pas. Le vide intégral. Aucune image, aucun souvenir. Exactement comme un poste de télé qu'on a débranché.
Alors, brusquement, un sentiment d'irritation, de révolte et d'anxiété s'empara de lui.
- Mais qu'est-ce qui m'arrive, sacrédieu ? maugréa-t-il d'une voix sourde, un peu enrouée, vaguement pâteuse.
Il ouvrit de nouveau les yeux, avala sa salive, fronça les sourcils en découvrant le goût amer qu'il avait dans la bouche.
La gueule de bois ?
Son sentiment de malaise s'amplifia, car il ne se souvenait de rien.
Il remua mollement ses bras et ses jambes, se figea. Sa main gauche venait de toucher une chair tiède. Tiède et douce.
Une femme ? Une femme qui dormait à côté de lui, dans ce lit ?
C'était trop bête !
Une envie de pleurer lui serra la gorge. Pourquoi ne parvenait-il pas à se rappeler les circonstances qui avaient précédé ce réveil abracadabrant ? Pourquoi éprouvait-il cette envie ridicule de pleurer ?
Dans son for intérieur, il décida : « je suis malade. Il m'est arrivé un accident. Un accident grave ».
Il se mit sur le côté gauche, avança les deux mains vers le corps qui occupait l'autre moitié du lit, commença à pétrir avec une voracité presque méchante la chair soyeuse de la dormeuse inconnue.
- Hé, doucement, protesta la femme sur un ton moqueur.
Coplan lui malaxait les flancs, les fesses, les cuisses, fébrilement, maladroitement. Comme il insinuait la main droite vers l'intimité brûlante de l'inconnue, celle-ci lui bloqua le poignet avec une fermeté surprenante.
- Du calme, fit-elle sans se fâcher. Je ne sais pas si tu rêves ou si tu as tout à coup des idées, mais j'ai horreur de commencer d'une manière brutale.
Avec une dextérité qui en disait long sur son expérience, elle glissa les longs doigts souples et déliés de sa main gauche vers la virilité de son turbulent partenaire.
Il se laissa retomber sur le dos, poussa un soupir à fendre l'âme, grommela :
- Allume. Je suis flapi mais je n'ai plus sommeil.
Elle ne bougea pas.
Hargneux, il la secoua en répétant :
- Allume, nom de D... !
Puis, repoussant les couvertures, il marmonna :
- Je veux savoir ce qui se passe. Je ne suis pas dans mon assiette.
Il fut consterné de constater à quel point il était mal fichu. Sa tête pesait une tonne, ses jambes étaient en coton.
Assis sur le bord du lit, il réfléchissait à son état lamentable quand subitement le plafond de la chambre s'éclaira, diffusant une lumière pâle qui s'intensifia progressivement jusqu'à devenir très blanche, d'une crudité désagréable, presque blessante pour les yeux.
Levant la tête, Coplan constata que la surface totale du plafond était allumée, irradiant cette clarté beaucoup trop forte.
Il promena un regard méditatif autour de la chambre, examina la femme qui s'était mise sur son séant dans le lit.
« Quelle histoire, pensa-t-il, accablé. Si ce n'est pas un cauchemar, si je suis vraiment réveillé, ça va très mal. »
La femme était jeune, d'une beauté invraisemblable. Blonde. Et nue.
Son visage ovale, lisse, aux joues pleines et aux pommettes un peu saillantes, était à la fois pur et voluptueux. Ses épaules rondes et nacrées, ses seins fermes, gonflés de sève, ses jolis bras, tout était d'une perfection sublime.
Coplan la regarda droit dans les yeux, la scruta en faisant un effort désespéré pour se rappeler où, quand et comment il l'avait rencontrée.
En vain.
Il dut se résigner à admettre qu'il était bel et bien amnésique.
- Qui es-tu ? questionna-t-il d'une voix morne.
- Je m'appelle Clara.
- Comment as-tu fait pour m'amener dans ton lit ?
- Ce n'est pas mon lit.
- Ah bon ! Et cette chambre n'est pas ta chambre ?
- Non. C'est toi qui m'as amenée ici.
- De mieux en mieux.
Il promena de nouveau un long regard autour de la chambre. La pièce était en forme d'ellipse, longue d'environ six mètres, large de quatre. Les murs étaient uniformément jaunes, d'un affreux jaune verdâtre.
En face du lit, qui occupait une des pointes de l'ellipse, il y avait une table métalligue et deux chaises. La table et les chaises étaient scellées dans le plancher recouvert de moquette noire. A la droite du lit, la cuvette blanche d'un W.C. en porcelaine épaisse scintillait dans la lumière.
Coplan se leva, déambula dans la chambre comme un somnambule, revint vers le lit.
- Où sont nos vêtements ? demanda-t-il. Il n'y a même pas d'armoire dans cette taule.
- Inutile de me poser des questions, dit-elle, goguenarde, j'en suis au même point que toi.
- Mon œil ! renvoya-t-il en haussant les épaules. Si tu ressentais ce que je ressens, tu n'afficherais pas cette figure décontractée.
Il revint s'asseoir sur le bord du lit, baissa la tête, articula sur un ton revêche :
- Aucune idée de l'heure, j'imagine ?
- Aucune.
Il opina, fataliste.
Après quelques minutes de silence, il murmura :
- La seule chose dont je sois à peu près sûr, c'est que je me suis fait avoir. Je suis drogué... Je le sens dans ma tête, dans mes muscles et dans ma bouche. Mais le pire, c'est que la saloperie qu'on m'a collée me bloque la mémoire.
Il se recoucha, ramena la couverture jusque sous son menton, ferma les yeux.
La blonde prononça, toujours narquoise :
- Je croyais que tu n'avais plus sommeil ? Pourquoi te recouches-tu ?
- Qu'est-ce que tu veux que je fasse d'autre ? Je n'ai même pas envie de faire l'amour. Il corrigea, sarcastique
- Ou plutôt, je n'en ai pas les moyens. Et ça aussi, c'est une preuve que je ne suis pas dans mon état normal. Je ne sais pas ce qu'on m'a fait ingurgiter comme cochonnerie, mais la dose devait être vachement carabinée, tu peux me croire sur parole. Pour me rendre inoffensif avec une nana de ton genre dans mon plumard, il faut employer des moyens puissants.
Elle ne répondit pas.
Sans ouvrir les yeux, il bougonna
- Veux-tu me rappeler ton nom ?
- Clara.
- Tout à fait entre nous, ma chère Clara, ne pourrais-tu pas m'aider à élucider ce mystère ?
- Quel mystère ?
- Bon, ça va, laisse tomber, dit-il d'un air écœuré.
L'envie de pleurer lui serra de nouveau la gorge.
Il se morigéna intérieurement : « Te laisse pas abattre, mon petit Francis. La terre n'en continue pas moins à tourner autour du soleil. Ce que tu as de mieux à faire, c'est de ne pas te casser la nénette. Comme disent nos amis de Londres, wait and see. Attendons la suite. »
Mais les sages conseils qu'il se donnait à lui-même n'avaient apparemment aucun pouvoir sur sa volonté. Dans son crâne rempli de brouillard, les rouages de son cerveau tournaient activement et brassaient des torrents de pensées idiotes, incohérentes, tellement étrangères à sa situation présente que sa conscience n'arrivait même pas à les appréhender.
Effarante, cette bouillie mentale.
Une sonnerie tinta soudain quelque part, très loin de la chambre. Mais, dans le silence, elle parut proche et un peu saugrenue.
Coplan ouvrit les yeux.
Une porte, découpée dans le mur latéral, à gauche par rapport au lit. s'ouvrait.
Un homme d'une trentaine d'années apparut, s'avança dans la pièce ovale. C'était un individu de taille moyenne, au visage maigre et pâle, aux cheveux châtains taillés en brosse, les yeux dissimulés par des lunettes aux verres fumés.
Il était vêtu d'une blouse blanche et il arborait une expression sévère.
Sans ouvrir la bouche, il déposa sur le dossier de l'une des chaises une robe de chambre blanche, en gros tissu éponge. Puis, ouvrant une deuxième robe de chambre blanche qu'il avait également apportée, il invita du geste la blonde Clara, qui sortit docilement du lit pour enfiler le vêtement.
Tels les personnages d'un film muet, la jeune femme et le type en blouse blanche quittèrent la chambre. La porte se referma sans bruit.
Resté seul, Coplan se leva, alla examiner la robe de chambre que l'homme aux lunettes avait déposée à son intention.
D'une propreté immaculée, le peignoir faisait penser à ceux qui, dans certaines cliniques de luxe, sont mis à la disposition des malades. A cette nuance près : la robe de chambre ne comportait pas de ceinture. Elle se fermait au moyen d'un gros bouton-pression.
« Comme dans les asiles psychiatriques, se dit Coplan. Rien qui puisse permettre au patient de se blesser ou de se suicider. »
Effectivement, la chambre ne contenait pas un seul objet qui pût se transformer en arme de combat. La table et les chaises étaient vissées dans le plancher, aucun ustensile ne traînait dans la pièce, il n'y avait même pas de couvercle au W.C.
A titre d'expérience, Coplan alla palper le drap et la couverture du lit. Du nylon spécial. Pas question d'en faire des lanières. Quant à la porte, elle était aussi lisse que le mur.
Fataliste, Coplan retourna une fois de plus vers le lit et se recoucha.
Chose bizarre, son corps alourdi réclamait le sommeil, mais son esprit tourmenté empêchait son cerveau de dormir.
Un long moment s'était écoulé quand la sonnerie lointaine se fit de nouveau entendre. La porte s'ouvrit, le type aux lunettes noires réapparut.
- Désirez-vous manger ? demanda-t-il.
- Non. Je désire fumer.
- Je regrette, le tabac n'est pas autorisé.
- Pourquoi ?
- Pour des raisons médicale.
- Suis-je malade ?
- Vous êtes en traitement.
- C'est quoi, votre boutique ? Une clinique ou une maison de fous ?
- Une clinique.
- Pour quelle maladie me soigne-t-on ?
- Amnésie.
- Il y a combien de temps que je suis ici ?
- Je l'ignore. Je rentre de congé et je viens de reprendre mon service.
- Dans quelles circonstances suis-je devenu amnésique ?
- Je ne sais pas. Je n'ai pas encore eu le temps de jeter un coup d’œil dans votre dossier.
- Où sommes-nous, en fait ?
- Je viens de vous le dire, dans une clinique.
- D'accord, mais dans quelle ville ?
- Pour le moment, ce détail n'a aucune importance pour vous. Pourquoi ne voulez-vous pas manger ?
- Parce que je n'ai pas faim. J'ai l'estomac barbouillé, la tête lourde et les jambes en flanelle. Si je pouvais fumer, je me sentirais sûrement mieux.
- Désolé. Je vous répète que le tabac vous est formellement interdit. Par contre, si vous avez envie d'une nourriture particulière ou d'une boisson, je ferai le maximum pour vous satisfaire.
- Je n'ai ni faim ni soif.
- Une bonne tasse de café noir vous ferait le plus grand bien, croyez-moi.
- Après tout, si ça peut vous faire plaisir, servez-moi un café noir. Bien fort.
Le type opina, se retira, se ramena cinq minutes plus tard avec un plateau de bois sur lequel trônait une petite cafetière en terre. Il déposa la cafetière sur la table, disparut avec le plateau, revint ensuite avec une tasse.
Il versa le café, se prépara à sortir.
Coplan, tout en l'observant d'un œil terne, grommela :