No 1971 « Editions Fleuve Noir », Paris. Reproduction et traduction, même partielles, interdites. Tous droits réservés pour tous pays, y compris l’U.R.S.S. et les pays Scandinaves.
En raison du caractère d’actualité de cet ouvrage, l’auteur tient à préciser que toute ressemblance entre certains personnages présentés ici et des personnes vivantes ou ayant vécu ne pourrait être que le fait d’une coïncidence. De même, l’interprétation de certains événements qui sont du domaine de l’actualité ne relève que de la fiction romanesque. L’auteur décline toute responsabilité à cet égard et rappelle qu’il s’agit ici d’une œuvre de pure imagination.
PAUL KENNY.
CHAPITRE PREMIER
Cette nuit de fin novembre n’était pas très noire. Assez inexplicablement, une sorte de clarté laiteuse filtrait à travers les énormes nuages qui encombraient le ciel où ne brillait pas une seule étoile.
Une moiteur visqueuse avait succédé à la chaleur brûlante du jour. L’air nocturne, saturé d’humidité, avait déjà une vague odeur de pluie à laquelle se mêlaient des relents d’iode venus de la mer toute proche.
L’orage qui pesait sur la ville allait-il éclater ? En cette saison, c’était fréquent. Les éléments se déchaînaient avec une soudaineté fantastique : les éclairs crépitaient, le tonnerre grondait, une pluie torrentielle s’abattait furieusement. En quelques minutes, certaines rues de Rio étaient transformées en rivières houleuses. La circulation était bloquée, les piétons devaient se sauver pour se mettre à l’abri.
La jeune femme qui longeait d’un pas rapide la rue Vergueiro scrutait le ciel d’un œil anxieux. Elle avait un rendez-vous important.
Quand elle déboucha dans l’avenue do Flamengo, elle laissa échapper un léger soupir de soulagement. Philippe était là, comme convenu. Il déambulait tranquillement devant la grille du jardin public, les deux mains dans les poches de son pantalon de toile beige.
Elle passa tout près de lui, et ils échangèrent un bref regard. Sans un mot, sans un geste amical, elle poursuivit sa promenade en direction de l’avenue Oswaldo Cruz.
Un quart d’heure plus tard, elle s’arrêta dans l’ombre d’une petite église qui donnait sur le square de Nicaragua. De nouveau, elle leva les yeux vers le ciel bas, souhaitant de tout cœur que l’orage s’éloigne.
Un grand type en chemisette blanche, un Noir à la tignasse crépue, la frôla et lui chuchota une invite goguenarde, à la fois précise et obscène. Elle détourna ostensiblement la tête, mais ne bougea pas. Le Noir haussa les épaules et disparut en rigolant.
L’espace d’une seconde, la jeune femme se demanda ce qui serait arrivé si elle avait répondu à la proposition de cet inconnu. Elle se sentit troublée, mais elle chassa aussitôt cette pensée absurde.
Vêtue d’un polo de coton bleu et d’une jupe gris perle, les jambes nues, on l’aurait prise à première vue pour une adolescente à peine sortie de l’âge ingrat. Plutôt grande, mince, les cheveux bruns coupés court, elle avait un visage ovale dont la pureté était malheureusement oblitérée par l’expression soucieuse et revêche qu’elle arborait en permanence. De même, ses formes féminines auraient pu donner un attrait certain à son corps gracile, si la sécheresse de ses gestes et la raideur de son maintien avaient été moins rébarbatives, moins réfrigérantes. Car elle avait de jolis seins, menus, mais fermes et plantés haut, une croupe ronde et délicatement pommée, de longues jambes d’amazone.
Elle avait 23 ans. Ses yeux noisette, sa peau bronzée par un séjour de quatre mois à La Havane, sa chevelure sombre et sa sveltesse lui donnaient l’aspect d’une authentique Brésilienne. En fait, elle était Française, née à Paris, et elle s’appelait Nicole Sarraut. Elle se trouvait à Rio depuis trois semaines.
Philippe émergea brusquement de l’ombre et rejoignit son amie.
— Tout va bien, dit-il à mi-voix, je n’ai rien vu de suspect dans ton sillage. On peut y aller.
Ils se mirent en route, côte à côte.
Comme tous les jeunes hommes de sa génération, Philippe Leroy tenait absolument à donner l’impression qu’il était un type résolu, toujours sûr de lui-même et n’ayant peur de rien. Mais cette attitude ne trompait personne, car son physique révélait d’emblée sa véritable nature. Son faciès maigre et nerveux, ses longs cheveux châtains, ses yeux bleus où se lisaient souvent (à son insu) une interrogation étonnée, teintée d’angoisse, son grand corps anguleux et ses manières abruptes dénonçaient son âme romantique, sa sensibilité à fleur de peau, la fragilité secrète d’un caractère de faux dur que les cruautés de la vie n’avaient pas encore trempé.
Nicole, histoire d’amorcer la conversation, murmura :
— Je me demandais si l’orage n’allait pas éclater juste avant notre rencontre. Qu’aurais-tu fait ?
— Je n’en sais rien. Je me serais mis à l’abri en attendant que ça se tasse.
Il ajouta :
— J’ai d’ailleurs l’impression que la flotte ne va pas tarder à dégringoler.
— Est-ce loin ?
— Une bonne dizaine de minutes. À propos, qu’est-ce que tu vas répondre à Ribeiro ?
— Que je suis d’accord. Et toi ?
— Oh, moi, pas de problème ! Ma décision est prise depuis que j’ai quitté Paris. Pas question de revenir là-dessus. Je ne comprends même pas pourquoi Ribeiro nous a imposé une semaine de réflexion. C’est du temps perdu, non ?
— Je ne suis pas de ton avis. Ces huit jours de délai m’ont fait beaucoup de bien. J’avais besoin de faire mon examen de conscience avant de m’engager définitivement.
Il ricana, un peu sardonique :
— Les femmes sont marrantes ! Au fond, elles ne savent jamais très bien ce qu’elles veulent. Avant de partir en stage à Cuba, tu avais fait ton choix, je suppose ?
— Le problème n’est pas tout à fait le même, objecta-t-elle sur un ton grave et pénétré. Entre une adhésion de principe et un engagement précis, il y a une différence.
— Du moment qu’on a opté pour une Cause, il faut foncer, décréta-t-il, catégorique.
— Ce n’est pas au sujet de la Cause que je me posais des questions, rétorqua-t-elle. C’est au sujet du Brésil. Pour être franche, je voulais connaître le résultat des élections.
— Dans ce cas, tu es servie ! Au moins cinquante pour cent de bulletins blancs ! Les Brésiliens ont montré clairement qu’ils en ont marre des généraux et des flics qui gouvernent leur pays.
— C’est exactement ce qui a dissipé mes scrupules de conscience, avoua-t-elle. Je déteste les révolutionnaires qui veulent faire le bonheur des peuples malgré eux. Ce que je veux, c’est mettre ma vie au service des peuples opprimés.
Philippe fut sur le point de répondre, mais il garda le silence. Un couple qui venait en sens inverse allait les croiser. Il s’agissait d’un grand Noir aux cheveux crépus et d’une jolie fille bien balancée, noire également, vêtue d’un pantalon bleu électrique et d’un chemisier à fleurs rouges.
Nicole ne reconnut pas l’individu qui lui avait fait des propositions salaces dans l’ombre de la petite église du square de Nicaragua. Non seulement elle n’avait pas pu distinguer son visage, mais le type avait changé de chemisette entre-temps.
Après un moment, Philippe reprit :
— Je suis vachement curieux de savoir ce que Ribeiro va nous raconter ce soir. J’en ai ma claque de cette inactivité, pas toi ?
— J’ai dans l’idée qu’il va vraiment nous mettre au pied du mur, cette fois-ci, dit-elle. Lors de la dernière réunion, il a parlé à mots couverts et il a eu soin de rester dans le vague quand il a fait allusion à l’objectif qui nous serait assigné. Mais je ne sais pas si tu as remarqué les paroles qu’il a prononcées juste avant de nous indiquer les coordonnées de la rencontre de ce soir ? Il a employé une formule qui m’a frappée.
— Quelle formule ? Il a simplement rappelé que chacun de nous devait être prêt à assumer le maximum de risques.
— Oui, mais il a ajouté ; « Ceux qui me donneront leur accord définitif auront franchi un point de non-retour. Qu’ils y pensent sérieusement d’ici à vendredi. Le Comité ne permettra à personne de changer d’avis.
Philippe eut un petit rire nerveux, sarcastique.
— C’est le topo habituel pour impressionner les trouillards, assura-t-il. Notre instructeur, à La Havane, nous sortait souvent des trucs de ce genre. C’est un test classique.
Ils quittèrent l’avenue de Botafogo pour prendre sur la droite et emprunter la rue Farani.
Quelques instants plus tard, ils aperçurent un jeune garçon en short qui flânait au coin de la rue Dona Anna.
Philippe chuchota :
— Voilà Pedro qui monte la garde. La voie est libre.
La présence de l’adolescent, en cet endroit précis, signifiait effectivement, selon les modalités prévues par le dispositif de sécurité, que les membres du groupe pouvaient gagner sans inquiétude le local où devait se tenir, ce soir-là, la réunion clandestine.
Philippe et Nicole marchèrent encore pendant deux ou trois minutes avant de bifurquer une nouvelle fois à droite. Ils longèrent une petite rue misérable, à peine éclairée, déserte, et ils arrivèrent bientôt devant un terrain vague où des arbustes sauvages et des buissons enchevêtrés dissimulaient un sentier de terre.
Des ordures qui pourrissaient sous la végétation dégageaient une puanteur fétide.
Philippe prit les devants pour s’engager dans le sentier. Nicole lui emboîta le pas.
Tout le monde était là. Les deux Coréens Chung Yoon et Mynn Shin, l’Algérien Bachir Haddan et son amie Yamina Kadder, le Portugais Vasco Bassa, l’italien Tonio Cattaro et sa copine Maria Laranci, le chef de section Manuel Ribeiro, son adjoint Alfonso Dalves, plus un inconnu, un costaud d’une quarantaine d’années, au teint bistre, aux grosses lèvres crevassées, aux yeux d’un brun presque noir.
Assis à même sol de terre battue, ils formaient un demi-cercle, face aux deux chefs brésiliens qui encadraient l’inconnu.
Une lampe à pétrole, suspendue à une poutre, traçait un rond de lumière jaune et blafarde qui donnait aux visages un aspect sinistre.
Philippe Leroy se sentait dans son élément. Il était heureux d’être là, dans cette vieille masure abandonnée, au milieu de ses jeunes camarades révolutionnaires, des garçons et des filles qui, comme lui, avaient tout flanqué en l’air pour servir la Cause, c’est-à-dire pour combattre, les armes à la main, les exploiteurs capitalistes et construire un monde meilleur, plus juste, plus fraternel, plus pur.
Nicole, au contraire, ressentait un vague malaise intérieur, comme chaque fois qu’elle participait à une réunion de ce genre. Pour elle, la lutte politique était moins une entreprise collective qu’un choix personnel, individuel, qui la plaçait en face d’elle-même et l’obligeait à découvrir sa propre vérité.
Elle était un peu surprise, presque déçue, de constater que tous les membres de la section étaient venus à la réunion malgré les avertissements sévères de Manuel Ribeiro. D’où tenaient-ils cette certitude qui les poussait à souscrire un engagement aussi lourd de conséquences ?
Elle regarda les deux Coréens. Ils étaient si fluets qu’on eût dit des enfants. Était-ce réellement par conviction qu’ils avaient quitté leur famille et leur pays pour faire la guérilla en terre étrangère ? N’étaient-ils pas victimes d’une habile propagande qui les avait conditionnés ?
Manuel Ribeiro prit la parole. C’était un homme de trente-cinq ans, petit, râblé, au faciès épais, aux yeux sombres et impénétrables.
Ancien officier de carrière, il avait déserté pour prendre le maquis et se mettre au service des forces révolutionnaires du Brésil.
— Camarades, commença-t-il, je suis heureux de voir que vous êtes tous là. Je vous avais prévenus qu’en venant à cette réunion vous prendriez une décision irréversible, mais aucun d’entre vous ne s’est dégonflé. C’est très bien, je vous félicite… Nous avons le plaisir d’avoir parmi nous le camarade Emilio Mérida qui fait partie du Comité Central de notre organisation et qui va vous parler.
Ribeiro s’était exprimé lentement, posément, en articulant bien ses mots, car il savait que son jeune auditoire ne maniait pas encore parfaitement la langue brésilienne. Garçons et filles avaient certes suivi des cours avant de quitter Cuba, mais ils manquaient forcément de pratique.
Emilio Mérida, le quadragénaire aux grosses lèvres de mulâtre, adopta également un langage simple.
— Avant tout, camarades, je vous apporte le salut socialiste du Comité Central. Nous sommes fiers de vous compter parmi nous et nous remercions les pays frères, l’Algérie, le Portugal, l’Italie, la France et la République de Corée, de participer à notre combat. Votre présence ici constitue pour nous, Brésiliens, un encouragement énorme. Vous êtes la preuve vivante que notre Cause est celle de tous les peuples qui veulent la justice et la liberté. Comme vous l’avez compris en voyant le résultat des élections qui ont eu lieu cette semaine, le peuple est avec nous. Les capitalistes totalitaires qui tiennent le Brésil sous leur joug ne sont soutenus que par les profiteurs du régime. Malgré les moyens puissants qu’ils ont pu mettre en œuvre, ils n’ont pas reçu l’adhésion populaire, profonde, qu’ils escomptaient et qui leur aurait donné un alibi aux yeux du monde entier. Notre combat, votre combat, est légitime. Quoi qu’il arrive, vous avez choisi le seul destin digne d’un homme ou d’une femme de notre époque. Votre chef va vous expliquer l’objectif de votre première mission et il vous donnera les renseignements détaillés concernant cette opération. Laissez-moi vous préciser que cette mission n’a pas été choisie au hasard. Dans l’esprit du Comité Central de notre organisation, le travail que vous allez accomplir a une grande importance pratique et stratégique, bien entendu, mais il a aussi une valeur symbolique considérable. Nous voulons porter un coup très dur aux étrangers qui exploitent notre patrie, et nous voulons que ce coup leur soit porté par d’autres étrangers, nos frères de combat, pour que l’opinion mondiale sache distinguer le bon grain de l’ivraie. Le Comité Central a confiance en vous.
Après cette déclaration, un lourd silence plana sur l’auditoire. Un des Coréens, Chung Yoon, demanda de sa voix ténue et zézayante ce que signifiait le mot « ivraie ». Cette intervention, typiquement asiatique, détendit l’atmosphère. Manuel Ribeiro donna à Chung Yoon une explication approximative, puis, tirant quelques feuillets de papier pelure de sa poche, il annonça :
— Nous passons à l’ordre du jour. Je crois que vous êtes tous impatients de connaître l’objectif de votre première mission au Brésil… En résumé, il s’agit d’attaquer, à Rio même, le principal repaire des agents secrets de la C.I.A. Comme vous vous en doutez, ce ne sera pas une partie de plaisir. Tout le monde sait que les individus qui opèrent dans les pays étrangers pour le compte de la Central Intelligence Agency sont des types coriaces, rusés, dénués de scrupules, bref, des adversaires redoutables. C’est au terme d’une longue enquête, et grâce à des informations qui nous sont parvenues de source sûre, que nous avons découvert que le P.C. brésilien de l’organisation américaine se camoufle derrière la façade d’une société dont les bureaux se trouvent dans la rue Pinto. La société en question se nomme Interamerica Inquiry Office. C’est une firme discrète, d’apparence inoffensive et de peu d’envergure, dont l’activité consiste à envoyer à ses clients des statistiques économiques et commerciales, des informations concernant les débouchés en Amérique du Sud. Notre action aura un double but : faire main basse sur les archives de l’Interamerica Inquiry Office et mettre le feu à la boutique.
L’Algérien Bachir Haddan, un jeune colosse au visage vulgaire, demanda d’une voix éraillée :
— Où se trouvent les bureaux dont vous parlez ?
— Je viens de vous le dire, dans la rue Pinto, répondit Ribeiro. C’est une petite rue qui donne dans l’avenue Vargas.
— Dans le centre ? grommela Haddan.
— Oui.
— On m’avait dit que je serais affecté à une section de guérilla, maugréa-t-il. Je suis un gars de la montagne et je n’ai pas envie de travailler en pleine ville.
Emilio Mérida, le représentant du Comité Central, intervint d’autorité.
— L’objection de notre camarade Haddan est valable, dit-il en promenant un regard à la ronde. Je veux en profiter pour faire une mise au point qui vous intéresse tous. Au cours de sa dernière assemblée, le Comité Central a pris une décision importante. Compte tenu de ce qui s’est passé en Colombie, au Venezuela et dans certains autres pays d’Amérique Latine, le Comité a estimé qu’il fallait suspendre, jusqu’à nouvel ordre, la guérilla dans les campagnes. Dans l’état actuel des choses, nous ne sommes pas en mesure d’opposer une résistance valable aux opérations de l’armée. Le Comité juge que ce serait une grave erreur tactique de poursuivre le combat sur ce front-là. Quand le moment sera venu, nous aurons besoin de nos camarades de la campagne. Nous ne voulons pas les exposer à des sacrifices inutiles. C’est pourquoi nous avons voté une résolution en faveur de la guérilla urbaine. Ceux d’entre vous qui ne seraient pas d’accord sur ce changement de programme pourront demander d’être exemptés de service provisoirement.
Bachir Haddan haussa les épaules en esquissant une moue perplexe et déçue.
L’Italien Tonio Cattaro articula :
— Si je comprends bien, le raid contre le P.C. de la C.I.A. est avant tout une question de prestige pour notre organisation ?
Manuel Ribeiro secoua négativement la tête.
— Mais non, pas du tout, affirma-t-il, c’est une opération militaire. Il faut absolument que les archives du P.C. brésilien de la C.I.A. tombent entre nos mains pour que nous puissions démasquer nos ennemis les plus dangereux. Quand nous connaîtrons les hommes et les femmes qui agissent ici à la solde de Washington, nous leur livrerons un combat sans merci. Nos compatriotes qui trahissent sont aussi coupables que les agents de l’étranger.
Philippe Leroy leva la main et questionna sur un ton brusque :
— Est-ce que cette opération présente des difficultés majeures ?
— Oui, reconnut Ribeiro. Les locaux de l’lnteramerica Inquiry Office sont gardés nuit et jour par trois hommes armés. Ces trois hommes, qui sont soi-disant des employés de la firme, logent dans l’immeuble. Le coffre-fort qui contient les archives se trouve au premier étage. Pour l’atteindre, il faut éliminer les gardiens qui se tiennent en permanence dans la maison.
— Autrement dit, enchaîna Philippe, pour avoir accès au coffre-fort, nous serons obligés de neutraliser ces trois bonshommes ?
— Oui, laissa tomber Ribeiro, il faudra supprimer ces trois hommes. Nous ne pouvons pas nous offrir le luxe de les laisser en vie. Si l’un d’entre eux devait survivre, son témoignage serait désastreux.…
Il y eut un silence frémissant, qui fut brutalement secoué par le fracas d’un formidable coup de tonnerre. Une pluie torrentielle s’abattit sur le toit de la vieille masure.
CHAPITRE II
Le grondement du tonnerre se poursuivant, Manuel Ribeiro attendit que le vacarme s’apaise pour reprendre la suite de son exposé.
— Il va de soi, continua-t-il enfin, que cette opération de commando sera organisée d’une façon extrêmement précise et que vous serez dotés du matériel indispensable, aussi bien sur le plan des armes que sur le plan des moyens de communications. Dites-vous bien que ce raid ne peut pas échouer, car je ne vous cache pas que j’ai dû plaider la cause de notre section pour obtenir cette mission.
L’Italien Cattaro s’exclama avec fougue :
— Oh, je veux bien me charger de bousiller les trois Amerloques qui montent la garde dans cette maison ! Mais si le coffre-fort pèse une tonne, comment ferons-nous pour le déménager ?
— Un moment, Tonio, grommela Ribeiro en extirpant une autre liasse de feuillets de sa poche. Nous allons étudier les détails de l’opération. Chacun de vous va recevoir un plan de l’immeuble qui abrite l’lnteramérica Inquiry Office afin de pouvoir se graver dans la mémoire la disposition des lieux. Vous me rendrez les feuilles avant de partir d’ici.
Tout en distribuant les papiers, il reprit :
— En ce qui concerne le coffre-fort, vous n’avez pas à vous en soucier. Un de nos camarades, qui m’accompagnera, sera sur place au moment de l’attaque et c’est lui qui s’occupera du coffre quand la voie sera dégagée.
Tous, garçons et filles, se penchèrent avec une attention avide sur le dessin que Ribeiro venait de leur remettre.
La pluie fouettait le toit et les fenêtres de la vieille bicoque avec un bruit fantastique.
Ribeiro dut élever la voix pour faire son commentaire.
— Comme vous le voyez sur ce croquis, les bureaux de la firme occupent les trois pièces du rez-de-chaussée. L’appartement du premier étage est habité par le locataire en titre de l’immeuble, un certain Jack Powers, qui est le sous-directeur de la société. C’est dans sa propre chambre à coucher que se trouve le coffre-fort. Un de nos camarades qui travaille au service de l’électricité de la ville a pu établir le plan que vous avez sous les yeux… Les deux autres gardiens habitent au second étage.
Le vacarme de l’orage devenant par trop gênant, Ribeiro demanda à ses jeunes auditeurs de se lever pour s’approcher de lui.
— Je vais rapidement vous énumérer maintenant les diverses phases de l’opération telles qu’elles ont été prévues. Nous verrons ensuite le détail de chaque manœuvre, la répartition des tâches et le chronométrage.
En sa qualité d’ancien officier des Troupes du Génie, Manuel Ribeiro avait une grande expérience des briefings militaires. Son analyse technique du raid envisagé fut un modèle du genre. Et comme tout avait été longuement médité, pesé, calculé, la discussion critique se résuma à quelques questions sans réelle importance.
— Plus d’objections ? s’informa finalement le chef.
Nicole leva la main. Elle était la seule de toute la section étrangère à parler couramment le Brésilien.
— Il y a un aspect du problème que je n’ai pas très bien saisi, émit-elle d’un air soucieux. Notre camarade du Comité Central nous a dit tout à l’heure que notre mission avait une valeur symbolique, en ce sens qu’elle avait pour but de frapper des capitalistes américains, et que le Comité voulait montrer à l’opinion mondiale qu’il y avait aussi des frères venus de l’étranger pour libérer la classe ouvrière du Brésil. Cela signifie-t-il que notre raid contre l’Interamerica Inquiry Office sera signé ?
Le mulâtre Emilio Mérida tint à répondre lui-même.
— Oui, dit-il avec conviction, un communiqué sera diffusé quelques heures après la fin des opérations. La section étrangère du R.P.L.N. revendiquera officiellement la paternité et la responsabilité de cette action.
— Est-ce bien utile ? articula froidement la jeune Française. Vous allez dresser le gouvernement, la police et l’armée contre les étrangers qui résident dans votre pays. Et pour nous surtout, nous les jeunes, la vie risque de devenir très difficile ici.
— Votre chef allait précisément aborder ce problème, affirma Merida. Il faudra que vous ayez tous, pour l’heure H du jour J, un alibi inattaquable. Nous avons pensé au côté pratique de ce problème et nous allons en parler avant de nous séparer. Mais il ne faut pas exagérer la gravité des réactions éventuelles du gouvernement. Il y a plusieurs milliers d’étrangers qui vivent à Rio. Les autorités ne peuvent pas envisager des représailles collectives. D’autre part, l’annonce officielle de votre rôle est un élément capital de notre programme. Notre mouvement, le Front Populaire de Libération Nationale, doit prendre sa dimension réelle parmi les forces mondiales de la gauche progressiste et révolutionnaire. Pour atteindre cet objectif, il faut que votre section fasse publiquement son entrée sur la scène politique.
— Sur le plan de l’efficacité, nous risquons de perdre au change, fit remarquer Nicole. Les surveillances seront renforcées, nous serons moins libres.
— S’il le faut, vous prendrez le maquis, décida Merida.
Manuel Ribeiro esquissa de la main gauche un geste d’apaisement.