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No Éditions Gérard de Villiers, 2009.
ISBN 9782842679408
PROLOGUE
Une des sentinelles en faction devant la grille du Palais présidentiel d'Avlabari, longue bâtisse blanche plutôt laide, érigée, au cœur du quartier arménien dont les vieilles demeures, pour la plupart inhabitées, tombaient en ruines, sur un promontoire dominant la ville de Tbilissi et la Koura, souleva légèrement son casque pour s'essuyer le front.
Ce 7 août 2008, il faisait une chaleur de bête en Géorgie. Presque 40 ®C, même à six heures du soir.
Le soldat se dit avec amertume que le milliard de dollars du budget de la Défense géorgien – le quart du budget total – n'avait pas permis d'acheter pour l'armée géorgienne un équipement plus adapté à la chaleur. Par contre, tous les officiers roulaient dans des gros 4 × 4 japonais ou coréens et arboraient des uniformes flambant neufs.
Ex-satellite de l'Union soviétique, devenu indépendant le 9 avril 1991, la Géorgie avait connu une jeunesse difficile, devant faire face aux velléités d'indépendance de deux provinces, l'Abkhazie à l'ouest, et l'Ossetie du Sud, au nord. Cette dernière avait réclamé son indépendance le 28 novembre 1991, suivie de l'Abkhazie en juillet 1992.
À la suite de ces remous, le président Gamsakhourdia avait été proprement suicidé, et, en 1995, un vieil apparatchik géorgien, Édouard Chevardnadze, ex-ministre des Affaires étrangères de l'URSS, avait été élu président, puis réélu en 2000.
Cette période s'était caractérisée par une corruption effrénée et une régression économique épouvantable. À Tbilissi, il n'y avait même plus d'éclairage public !
Puis le « chevalier blanc » Mikhaïl Saakachvili était arrivé ! Après avoir chassé Chevardnadze, le nouvel homme fort de la Géorgie s'était emparé du pouvoir le 4 janvier 2004, élu président à 36 ans !
De ce jour, la Géorgie avait pris un virage à 180 degrés, se tournant résolument vers l'Ouest et les États-Unis. Mikhaïl Saakachvili et son équipe, tous de sa génération, avaient été formés outre-Atlantique et vénéraient l'Amérique.
À tel point que les mauvaises langues prétendaient qu'il suffisait d'avoir passé un week-end à New York pour être nommé ministre… Le nouveau président avait acheté des drones aux Israéliens, des chars T72 et T55 à la Biélorussie, et porté le budget de la Défense à 25 % des dépenses de l'État. Il embrassait ouvertement George Bush sur la bouche, baptisait l'autoroute reliant le nouvel aéroport international à Tbilissi Boulevard George W. Bush et accueillait ce dernier en juillet 2005, pour une visite officielle en Géorgie, ex-confetti de l'Union soviétique désormais promue à la pointe du combat pour les libertés…
Encouragé par ce soutien puissant, mais un peu trop voyant, Mikhaïl Saakachvili avait fait le vœu de récupérer l'Abkhazie et l'Ossétie du Sud, retournées dans le giron russe.
D'où le flot de conseillers militaires américains et israéliens et le « réarmement » de la minuscule république de 4 650 000 habitants, grande comme cinq départements français : 70 000 kilomètres carrés. Évidemment, à cette échelle, même l'Ossetie du Sud avec ses 3 900 kilomètres carrés, représentait une perte importante.
Pour mieux s'attacher la sympathie des États-Unis, Mikhaïl Saakachvili avait même envoyé un contingent de 3 500 soldats géorgiens en Irak… Et demandé également à rejoindre l'OTAN. Pendant ce temps, les Russes distribuaient des passeports comme des petits pains aux Ossétis du Sud.
Étant venu à bout de la corruption – il avait chassé 15 000 policiers véreux – et des pannes récurrentes d'électricité, il lui restait à récupérer les deux territoires perdus. Les Américains qui avaient déjà deux guerres sur les bras, tout en manifestant leur soutien, avaient mis le jeune président en garde contre une opération irréfléchie visant les territoires sécessionnistes : sous la houlette de Vladimir Poutine, l'ours russe avait retrouvé toutes ses griffes.
Depuis le début de 2008, les incidents frontaliers entre miliciens ossètes dirigés par le « président » de la Géorgie, l'ancien responsable local du KGB, et les troupes géorgiennes se multipliaient. Bien que les troupes russes, stationnées en Ossétie du Sud comme « forces de la paix », n'aient pas bougé, la tension montait. La veille encore, le 6 août, l'ambassadeur américain à Tbilissi, George Tefft, alerté par de multiples incidents sur la frontière entre la Géorgie et l'Ossétie du Sud, avait appelé Mikhaïl Saakachvili pour l'avertir qu'une action militaire contre l'Ossétie du Sud serait considérée par les Américains comme un coup de folie et traitée comme tel…
Dans l'après-midi du 7 août, Mikhaïl Saakachvili avait prononcé une allocution télévisée affirmant son désir de ne pas recourir à la force.
Les sentinelles en faction devant la grille du palais présidentiel se raidirent. Deux 4 × 4 noirs aux vitres fumées venaient de débouler de la montée de Metheki et s'étaient immobilisés devant eux. Du premier, émergea un homme sec et gris, au profil aigu, une petite serviette noire à la main : Shalva Dzeghenti, responsable du contre-espionnage. Suivi par ses gardes de corps, il franchit le portail magnétique dans un concert d'alarmes, salués mollement par les sentinelles. La discipline n'était pas le trait dominant de l'armée géorgienne.
Le groupe emprunta, à longues enjambées, le long couloir desservant les bureaux du rez-de-chaussée. Arrivés à l'ascenseur, les hommes s'y engouffrèrent pour gagner l'étage du président.
Le bâtiment de la présidence n'était pas terminé, la plus grande partie était encore en travaux, et ne servait que de bureaux à Mikhaïl Saakachvili qui n'y habitait pas, ayant loué une grande villa à l'ouest de la ville, à proximité de la nouvelle ambassade américaine, dans le quartier de Bilovani.
Au deuxième étage, plusieurs hommes en tenue noire veillaient devant une porte de bois à deux battants, celle de la salle où se tenait depuis une heure une séance du Conseil national de sécurité géorgien, présidée par Mikhaïl Saakachvili.
Un des membres de sa garde rapprochée, arborant une superbe chemise noire Dolce & Gabbana dont les pans dissimulaient mal le gros Makarov glissé dans sa ceinture, s'avança vers le nouveau venu.
— Ils sont en conférence, annonça-t-il, j'ai interdiction de laisser entrer qui que ce soit.
Shalva Dzeghenti le toisa froidement et lança d'une voix sèche :
— On m'attend. Allez prévenir le Président que je suis arrivé.
Le garde entrouvrit la lourde porte et se faufila à l'intérieur. Shalva Dzeghenti était un des hommes les plus puissants du régime. Le garde ressortit quelques secondes plus tard et laissa la porte entrebaillée.
— Le Président vous attend, annonça-t-il.
Laissant ses gardes du corps dehors, le responsable du contre-espionnage pénétra dans la salle de conférence occupée par une longue table au bout de laquelle se tenait le président Saakachvili, vêtu d'un costume sombre, avec une cravate assez voyante. Toujours très élégant. Un grand bol de pistaches était posé à côté de lui, à côté d'une bouteille d'eau minérale Bordjoni. C'était un mangeur compulsif : il se jetait sur la nourriture, comme s'il n'arrivait jamais à rassasier son grand corps. D'ailleurs, il venait juste de rentrer d'Italie, officiellement pour un traitement dentaire, en réalité pour suivre une cure d'amaigrissement dans une discrète clinique de Milan.
Shalva Dzeghenti parcourut des yeux les hommes assis autour de la table.
D'abord son chef, le ministre de l'Intérieur Ivan Merabishvili, Ivane Targanadze, président de la Commission de défense, Zurab Adeshvikli, Alexander Kakha Lomais, secrétaire général du CNS et, à droite du président Saakachvili, le ministre de la Réintégration des territoires secessionnistes, Timur Jacobbashvili.
Mikhaïl Saakachvili accueillit Shalva Dzeghenti avec un sourire chaleureux et lui fit signe de s'asseoir face à lui, à l'autre bout de la table.
Le chef du contre-espionnage obéit et ouvrit sa serviette, dans un silence de mort.
— Que se passe-t-il ? demanda Mikhaïl Saakachvili.
— Nous venons d'intercepter une conversation téléphonique entre deux gardes-frontières ossètes, annonça Shalva Dzeghenti ; l'un se trouvant à Tskhinvali, l'autre à la sortie du tunnel de Roki.
Mikhaïl Saakachvili se pencha en avant. Il s'agissait de la zone la plus sensible du moment. Depuis le mois de juillet, les incidents s'y multipliaient, notamment le survol de l'Ossétie du Sud, théoriquement encore territoire géorgien, par des Sukhoi 22 de reconnaissance russes.
Une semaine plus tôt, six policiers géorgiens avaient, dans la région frontalière, sauté sur une mine, posée vraisemblablement par des « miliciens » ossètes, armés par les Russes.
En représailles, l'armée géorgienne avait bombardé la capitale de l'Ossétie du Sud, située presque à la frontière, causant plusieurs morts.
Sans réaction des Russes de la « force de paix ».
La semaine précédente, ces derniers n'avaient pas non plus réagi lorsque l'artillerie géorgienne avait bombardé les hauteurs de Sarabuki, à proximité de la capitale, Tskhinvali. Comme s'ils se désintéressaient de l'Ossétie du Sud…
Par contre, la zone du tunnel de Roki était vitale : ce tunnel, construit par les Russes, était la seule voie de passage permettant de franchir la chaîne montagneuse, dont les sommets culminaient à près de 5 000 mètres, séparant l'Ossétie du Sud de l'Ossétie du Nord.
Or, la 58e armée russe, stationnée à Vladikavkaz, capitale de l'Ossétie du Nord, avait été renforcée durant l'été par 8 000 hommes de la division aéroportée de Pskov, venus pour l'exercice « Kavaz 2008 ».
— Quel est le contenu de cette conversation ? demanda le président Saakachvili.
— Lisez vous-même, Monsieur le Président, proposa Shalva Dzeghenti.
Il tendit le document à son voisin, qui le fit passer au président. Celui-ci commença à lire, dans un silence, troublé seulement par le « clac » sec d'un container de Redbull ouvert par le ministre de l'Intérieur. Avec la Bordjoni, c'était la boisson favorite de la classe dirigeante.
En dehors du vin et de la vodka, bien entendu. Le président Saakachvili reposa les deux feuillets, le visage grave, et demanda :
— Vous êtes certain de la fiabilité de ce document ?
— Totalement, Monsieur le Président, assura le responsable du contre-espionnage. Il a été recueilli en temps réel, par l'équipe d'Elva Tamsalu.
Les Géorgiens s'étaient renforcés de spécialistes estoniens, farouchement antirusses et très performants. Le président Saakachvili annonça à la cantonnade, pour les autres participants à la réunion
— D'après cette écoute, un garde-frontière ossète en poste à la sortie du tunnel de Roki annonce à un de ses homologues qui se trouve à Tskhinvali qu'il voit passer des éléments blindés – des chars T72 et des BRB – venant d'Ossétie du Nord et se dirigeant par la route n® 10 vers Tskhinvali.
— Cette conversation a été interceptée de 16 h 28 à 16 h 32, aujourd'hui, Monsieur le Président, confirma le responsable du contre-espionnage.
— Ce qui signifierait, enchaîna le président géorgien, que les Russes ont commencé à envoyer en Ossétie du Sud des éléments de la 58e armée stationnée en Ossétie du Nord.
— En violation des accords de paix, souligna aussitôt Alexander Lomais. Il s'agit d'une manœuvre offensive. Qui peut se prolonger par une invasion de notre pays.
Le ministre de la Réintégration des territoires sécessionnistes leva la main :
— Il faut demander immédiatement une réunion d'urgence du Conseil de sécurité des Nations unies, suggéra-t-il.
Le président Saakachvili eut une mimique désabusée.
— Timur, cela ne servira à rien ! Les Russes mettront leur veto à toute résolution.
Tourné vers Ivane Targanadze, président de la Commission de défense, il lança :
— Ivane, combien faut-il de temps à une force blindée russe pour atteindre Tshkinvali, à partir du tunnel de Roki ?
— Cela dépend de leur importance, répondit Ivane Targanadze. Entre douze et dix-huit heures. La route n® 10 n'est pas en bon état.
Il y eut un lourd silence. Cela signifiait que les Russes occuperaient en force la capitale de l'Ossétie du Sud dès le lendemain. À quelques kilomètres de la frontière géorgienne.
Pratiquant la politique du fait accompli à leur habitude.
— Je vous remercie, dit le président Saakachvili, s'adressant au chef du contre-espionnage. Si vous recueillez d'autres interceptions, n'hésitez pas à m'appelez sur mon portable. Nous allons étudier les mesures à prendre.
Shalva Dzeghenti se leva et quitta la salle de réunion, dans un silence de mort…
À peine avait-il refermé la porte que la discussion s'engagea : comment fallait-il réagir au coup de force des Russes ?
***
Presque toutes les fenêtres carrées du bâtiment gris de trois étages, tout en longueur, écrasant de sa masse l'avenue Vazha-Pshavela, étaient éteintes. Dans les services de la Sécurité d'État, on travaillait rarement après six heures du soir. Seuls, quelques carrés jaunes trouaient l'obscurité, au troisième étage. Pendant des années, les gens avaient pressé le pas devant cet immeuble qui abritait le KGB géorgien.
Après l'indépendance, il n'avait guère changé de destination. Désormais, il regroupait les principaux services de la Sécurité d'État : Service de protection de la Constitution, chargé de surveiller les évolutions de politique intérieure, le contre-espionnage, travaillant principalement contre les Russes et le Special Operation Department, les spetnatz1 géorgiens. Environ sept cents hommes, traitant aussi bien les affaires de grand banditisme que certaines opérations très spéciales, comme la pénétration de réseaux dangereux pour la sécurité de l'État. Équipés d'armes légères, les spetnatz du SOD étaient aussi capables de mener des opérations militaires…
Le colonel Levan Arevadzé était en train de consulter son chronomètre Breitling en or gris, cadeau du président pour une opération de pénétration d'un réseau de trafiquants d'armes liés aux Russes, lorsque sa ligne directe sonna.
— Colonel Arevadzé ? Le colonel reconnut immédiatement la voix chaude et posée du président Saakachvili.
— À vos ordres, Monsieur le Président, répondit-il aussitôt.
Son pouls venait de grimper très vite. Cet appel ne pouvait avoir qu'une seule explication.
— Nous venons de terminer une réunion importante concernant la réponse aux provocations russes et ossètes, continua le président. J'aimerais m'en entretenir avec vous immédiatement.
— J'arrive, Monsieur le Président, fit le colonel Arevadzé. Je serai là dans un quart d'heure au plus tard.
Il raccrocha et se leva. Quand il était debout, la pièce semblait trop petite pour lui ! Le colonel Arevadzé était un géant d'un mètre quatre-vingt-dix, une « bête » physiquement entrainée, avec juste un léger embonpoint sur sa masse de muscles puissants, rappelant qu'il était aussi grand amateur de vin, comme la plupart des Géorgiens.
Son crâne rasé lui donnait un air inquiétant, mais les femmes lui trouvaient un charme fou et il en profitait largement… À leurs yeux, c'était un « katsouri katsi », un homme viril, capable de boire comme un trou, de faire l'amour à une femme toute une nuit, loyal avec ses amis et féroce avec ses ennemis. Un homme qui prenait des risques, et qui se serait senti déshonoré d'attacher sa ceinture en conduisant à 150 à l'heure, avec 5 grammes d'alcool dans le sang…
Il ferma son bureau à clef et parcourut quelques mètres dans le couloir desservant tout le troisième étage, puis frappa à la porte d'un bureau situé après l'escalator n® 4.
Une voix cria d'entrer.
Le visage de fouine surmonté de cheveux plats d'Elva Tamsalu, le spécialiste estonien des écoutes, s'éclaira en le voyant. Il ouvrait la bouche pour dire quelque chose lorsque Levan Arevadzé mit un doigt sur ses lèvres et lança d'une voix forte :
— Je suis convoqué à la présidence… Je ne pense pas en avoir pour longtemps. On va boire une bière quand je reviens ?
— Avec plaisir, répliqua l'Estonien. J'ai encore un peu de travail.
***
Il était presque huit heures quand Elva Tamsalu entendit des pas dans le couloir. La porte s'ouvrit sur Levan Arevadzé, rayonnant.
— On va la prendre, cette bière ?
Dès son arrivée dans le service, l'Estonien avait sympathisé avec le colonel Arevadzé. D'abord, ils avaient parlé technique, les Estoniens comptant parmi les meilleurs spécialistes des écoutes et du « hacking » Internet. En plus, l'Estonie, comme les autres pays baltes, était farouchement antirusse, et sur ce plan-là aussi, Elva Tamsalu s'était trouvé en communion de pensée avec le colonel géorgien. Leurs deux bureaux n'étant séparés que par quelques mètres, ils avaient pris l'habitude de se voir fréquemment, y compris hors du bureau.
L'Estonien éteignit la pièce, brouilla la combinaison de la porte et suivit son ami.
— Je t'invite au Maidan ! lança celui-ci, mais on ne pourra pas s'attarder. On se retrouve là-bas. Ils prirent chacun sa voiture. Une modeste Polo pour l'Estonien et une Toyota Accord noire aux vitres fumées pour le colonel Arevadzé. Ils arrivèrent presque en même temps sur la petite place dominant le Maidan. Le restaurant se trouvait sur la rive sud de la Koura, en sous-sol, selon la tradition géorgienne. Un établissement de luxe, avec des spectacles folkloriques. On les installa dans la plus petite des salles et Levan Arevadzé commanda.
D'abord une bouteille de Mukuzani rouge. Puis des khinkali, des kababi, du lobiani, des khatchapouri 2…