Lassé, Coplan reposa ses jumelles et alluma une des Gitanes qu’il avait emportées de Paris. Un dernier regard à la maison d’University Road et il alla prendre une bouteille de bière glacée dans le réfrigérateur qu’il décapsula avant de retourner à la fenêtre.
Une femme en longyi (Équivalent birman du sarong) sortit dans le jardin mais ce n’était ni Saphire Field-Farqhart ni Nouri U Whang. Les soldats tournèrent la tête dans sa direction mais ne lui adressèrent pas la parole. Elle était trop âgée pour susciter leur envie. Elle s’affaira à extirper les mauvaises herbes d’un parterre d’orchidées.
Tranquillement, Coplan but sa bière et fuma sa Gitane. Dans University Road, circulaient les pousse-pousse, les bus surchargés de passagers, les voitures officielles des pontes du régime, précédées par les motards et les deux-roues qui slalomaient entre les nids-de-poule. Sur les trottoirs défoncés par les pluies de la mousson, une foule bigarrée se pressait au coude à coude, se croisait, se décroisait. Presque tous, hommes et femmes, portaient le longyi.
Coplan reprit ses jumelles quand il eut terminé sa bière et sa cigarette.
Il était arrivé à Rangoon, capitale de l'Union de Myanmar (Nouveau nom de la Birmanie depuis le 25 mai 1989), trois jours auparavant et avait loué ce modeste deux-pièces meublé dans University Road. juste en face de la demeure où Nouri U Whang était assignée à résidence par la junte militaire qui tenait le pays sous sa coupe. Pour lui interdire toute fuite, une vingtaine de soldats montaient une garde vigilante autour de la maison qui se logeait en retrait de l’artère passante.
Qu’avait donc fait cette belle et jeune femme de 34 ans pour mériter une telle mesure ?
Nouri U Whang était un écrivain talentueux qui avait écrit, en langue anglaise, un monumental pamphlet contre le régime en place à Rangoon. Elle avait tiré à boulets rouges sur les dirigeants, contre leur mépris des libertés individuelles, contre leurs atteintes aux droits de l’homme. Ce véritable pavé dans la mare avait enthousiasmé les membres du jury du prix Nobel de littérature qui, à l’unanimité, avaient décerné à Nouri U Whang leur prestigieuse récompense en 1989.
Leur geste lui avait sans doute sauvé la vie car, au lieu d’être enfermée dans une cage dorée, elle aurait sans doute été discrètement liquidée dans quelque coin reculé de la jungle. Maintenant qu’elle avait reçu le prix Nobel de littérature et qu’elle était mondialement connue, elle était intouchable. Néanmoins, pour se venger, la dictature lui avait refusé le droit de quitter son pays natal et d’accepter les invitations à émigrer à l’étranger que lui lançaient ses nombreux admirateurs.
La haine à son égard était accrue par le fait qu’elle appartenait à l’ethnie Karen et qu’elle était chrétienne dans ce pays majoritairement bouddhiste. Les Karen qui vivaient dans le sud-est, près de la frontière thaïlandaise, étaient en révolte ouverte contre Rangoon, ce qui exaspérait la junte.
Pour l’ensemble de ces raisons, Nouri U Whang était l’objet du courroux du Premier Secrétaire (Chef du gouvernement) et celle qui, dans son ouvrage, regrettait que la dictature ait transformé en enfer « le pays merveilleux que des esprits favorables avaient créé (Pays merveilleux est la traduction de Myanmar) », demeurait prisonnière dans son confortable logis d’University Road.
Mais ce n’était pas l’écrivain qui intéressait Coplan. Sa véritable cible était Saphire Field-Farqhart. La Birmane lui avait-elle offert le vivre et le couvert ? Il savait que, chez cette dernière, s’était réfugiée une Européenne. Était-ce Saphire ?
Cette Européenne ne se montrait pas. Elle n’accompagnait même pas la maîtresse des lieux ni dans le jardin ni même à la piscine, malgré la grosse chaleur humide qui régnait ici quand ne tombaient pas les pluies de la mousson.
Coplan ne disposait donc que de ses paires de jumelles, l’une normale, l’autre à amplificateur de lumière pour la vision nocturne, afin de capter un visage au coin d’une fenêtre et découvrir s’il s’agissait de Saphire ou de quelqu’un d’autre.
Certes, s’il n’avait été à Rangoon en mission ultra-secrète, il aurait pu tenter d’obtenir des autorités des précisions à cet égard. Après tout, à son entrée dans le pays, celle à qui Nouri U Whang offrait l'hospitalité avait passé les contrôles d’immigration birmans, parmi les plus sévères de la planète, et son identité était connue. Tout bien réfléchi, d’ailleurs, cette identité n’eût pas constitué un critère incontestable, car rien ne prouvait que Saphire ne circulait pas dans le monde sous la couverture d’un faux passeport. Rien de plus facile pour elle.
Hélas, depuis trois jours qu’il était là, il avait eu beau observer la prison dorée d’University Road, il n’avait pu apercevoir les traits de la femme.
Ce jour-là encore, comme précédemment, il en fut pour ses frais. Après sa sieste, à 16 heures 30, Nouri U Whang piqua une tête dans la piscine. C’était une jolie femme petite et mince, aux formes bien dessinées, à la longue chevelure, et à la peau pain d’épice. Très attirante. Fidèle aux traditions de son pays, elle portait le longyi qui moulait étroitement ses hanches.
À 18 heures, elle réintégra la maison pour ne plus en sortir. À 19 heures, elle ferma les volets et Coplan grimaça. Rien à espérer, conclut-il. Il ne savait même pas dans quelle partie de la maison se tenait celle qu’il cherchait à identifier si toutefois il s’agissait bien de Saphire. Et la présence des soldats lui interdisait de s’approcher pour s’en assurer. Il avait bien tenté de jeter un coup d’œil sur l’autre versant de la maison, mais la rue étaient en contrebas et la vue était bouchée par un rideau de jacarandas.
Il se confectionna un repas léger, riz bouilli, poisson séché et mangues, arrosé de bière.
Quand il colla les jumelles de vision nocturne à ses yeux, il vit qu’il était inutile d’insister. Un peu de lumière filtrait à travers les fentes des volets, et c’était tout.
Il alla se coucher.
Aux premières lueurs de l’aube, il reprit sa faction. Il espérait que la femme profiterait de l’aurore pour prendre l’air sans grand risque d’être reconnue. Il se trompait. Elle n’en fit rien. En tout cas, il lui décerna un satisfecit dans le cas où elle serait Saphire. Chercher refuge à Rangoon, dans un État policier, au fond d’une maison gardée par les soldats, constituait une démarche astucieuse. Qui irait la chercher ici ?
À 8 heures, Nouri U Whang piqua une tête dans la piscine. À la demie, elle rentra prendre son breakfast. Dans la rue, Coplan repéra le vendeur de journaux. C’était un garçonnet vif et éveillé, qui s’appelait Aung. Il le héla et lui acheta le seul quotidien en langue anglaise publié dans la capitale. Généreusement, il lui abandonna une coupure de 50 kyats (1 kyat = 0, 80 FF). Le gamin remercia avec effusion.
À 10 heures, un déluge de pluie torrentielle noya la ville sous une légère brume et University Road se vida de ses passants. Le niveau de l’eau montait sur la chaussée et les véhicules chassaient sur les trottoirs de grosses rafales d’eau.
À l’intérieur de la maison, une femme ferma les volets. Ce n’était pas Nouri U Whang, Coplan en était sûr, mais, à cause de la brume, il ne put distinguer réellement ses traits et dire si cette femme était Saphire. Peu après, il pensa au tueur qui lui aussi remontait la piste pour éliminer Saphire.
Avait-il pensé à Rangoon ? Et si Saphire n’était pas à Rangoon, le tueur ne précédait-il pas Coplan à l’endroit où elle se cachait ?
Sous l’eau qui tombait, les bâtiments prenaient des couleurs sépia qui les faisaient ressembler à ces vieilles cartes postales datant du temps de l’Empire britannique, de ses Rudyard Kipling, de ses Lord Mountbatten et de ses luttes contre l’envahisseur nippon. Même les flamboyants, abondants à Rangoon, changeaient de couleur. Coplan rectifia de lui-même. À présent, on devait dire Yangon et non plus Rangoon. Depuis 1988 Rangoon avait changé de nom, tout comme la Birmanie. Il ne parvenait pas à s’y habituer.
Il n’était jusqu’à l’or de la pagode de Shwedagon qui ne perdît son éclat sous les trombes. Derrière la brume, elle semblait frileuse malgré ses cent dix mètres de haut, ses tonnes d’or, ses milliers de diamants et d’émeraudes incrustés dans ses arabesques.
Comme les précédentes, la journée se déroula selon le rituel auquel, avec agacement, Coplan était accoutumé.
Vers une heure du matin, il fut réveillé par des détonations et des rafales de fusils d’assaut. Il bondit à la fenêtre, ses jumelles de vision nocturne à la main. Des hommes masqués ou encagoulés sautaient à bas de deux hélicoptères et mitraillaient les soldats qui tombaient les uns après les autres, tandis que les projecteurs des deux appareils balayaient les alentours.
Bientôt, il n’y eut plus un seul coup de feu. C’est alors que de la maison sortirent les deux femmes, encapuchonnées, protégées contre la pluie par un imperméable en plastique, une valise dans chaque main. L’instant d’après, elles grimpaient dans le premier hélicoptère qui décolla, imité par son jumeau.
Dix minutes plus tard, des Jeep et des 6 x 6 arrivèrent et débarquèrent des soldats et des agents de la Police Militaire, bientôt suivis par des camions chargés d’un supplément d’hommes de troupe, et par un convoi d’ambulances roulant en trombe.
Sous les faisceaux des projecteurs, on s’affaira à relever les morts et les blessés. Coplan se demandait comment s’en sortaient les deux hélicoptères. Le coup de main était d’une rare audace, mais contrariait sa mission.
N’ayant aucune confiance dans les lignes téléphoniques de l’Union de Myanmar, il s’habilla et sortit en évitant policiers et soldats pour se rendre à pied à l’autre bout d’University Road où demeurait l’attaché militaire. Il dut sonner longuement à la porte pour le réveiller. À l’aide de phrases-code, parfaitement sibyllines et incompréhensibles pour le profane, il lui dicta un texte à adresser au Vieux.
L’attaché militaire ne s’étonna pas de l’heure tardive ni des précautions dont s’entourait Coplan. Un temps, il avait œuvré pour la D.G.S.E. et en conservait une certaine nostalgie, si bien qu’il était flatté que l’on ait recours à lui, même s’il restait à l’écart de la mission.
- Compte tenu du décalage horaire, il l’aura quand il prendra son café et ses croissants, promit-il.
- Il s’est lassé des croissants, répliqua Coplan. À présent, il se régale de brioches.
- Je m’en souviendrai.
Coplan repartit. Quand il s’approcha de la maison qu’avait occupée Nouri U Whang, il rasa les murs et se faufila jusqu’à son deux-pièces. Il ne tenait pas à être remarqué par les soldats et les policiers militaires.
À trois heures du matin, la scène fut dégagée et il ne resta sur place qu’une escouade de parachutistes armés jusqu’aux dents. Coplan se demanda pourquoi. Il était peu probable que les hélicoptères fussent de retour.
Il prit quelque repos et à six heures était débout. Rasé et douché, il se confectionna du café et des œufs sur le plat, puis boucla ses bagages. Il avait comme un pressentiment qu’il n’avait plus rien à faire à Yangon. S’il s’agissait bien de Saphire, elle lui avait échappé et il avait froid dans le dos en pensant que cette fuite procurait peut-être au tueur une chance supplémentaire d’abattre la jeune femme avant que Coplan ne puisse lui sauver la vie.
La pluie cessa brusquement, juste au moment où il jetait ses coquilles d’œuf dans la poubelle.
À 8 heures, il repéra Aung et le héla. Le gamin courut et lui apporta le quotidien. Coplan jeta un coup d’œil à la première page et aux suivantes. Rien sur les événements de la nuit. Trop tard sans doute pour que l’article soit mis sous presse. De toute façon, préalablement, il devait être soumis à la censure et les bureaucrates n’œuvraient pas la nuit. Il désigna la maison de l’autre côté de l’artère et questionna le gamin :
- Tu sais ce qui s’est passé la nuit dernière ?
- Toute la ville en parle, répondit Aung dans son anglais truffé de barbarismes.
- Que dit-on ?
- On dit que les Karen ont eu raison de délivrer Nouri. Il était honteux de la retenir prisonnière, une femme comme elle, célèbre dans le monde entier, quelle honte pour notre pays !
- Parle-t-on de la femme qui accompagnait Nouri ?
- Personne ne sait qui elle est.
- Et les hélicoptères ?
- L’un a été abattu à la sortie de la ville. Tous ses occupants sont morts.
Coplan frémit.
- Nouri était parmi les victimes ?
- Non.
- Donc, l’autre hélicoptère s’est enfui ?
- C’est ce que disent les gens et la radio.
Coplan regretta de ne pas comprendre le birman, sinon il aurait écouté les nouvelles à la radio. Il récompensa généreusement Aung et le laissa partir.
Il lui fallait absolument connaître le sort des deux femmes et ce n’était pas dans la capitale qu’il aurait une certitude à cet égard.
Ici, pas de taxi individuel, uniquement de vieilles voitures japonaises transformées en taxis collectifs. Aussi quitta-t-il le deux-pièces et se posta-t-il sur le trottoir, encadré par ses bagages. De l’autre côté de la rue, les parachutistes observèrent avec intérêt le kala-pyu (Étranger) qu’il était et dont l’espèce était si rare à Yangon. Un taxi collectif, une antique Toyota, s’arrêta devant lui. Le chauffeur était d’un âge canonique et parlait un bon anglais.
- Où allez-vous, sahib ?
- À l’aéroport.
Le Birman désigna ses trois passagers.
- Je vous y emmène mais, d’abord, il faut les indemniser pour qu’ils prennent un autre taxi collectif.
Coplan distribua des poignées de kyats. Les deux hommes et la femme comptèrent soigneusement les coupures avant de se résoudre à abandonner leur moyen de transport. Le chauffeur chargea les bagages. Durant le trajet, il raconta sa vie au service de Sa Majesté britannique pendant la Seconde Guerre mondiale et ses combats contre les troupes japonaises. Son imagination était fertile et il n’était pas avare d’exploits. Dans sa bouche d’enjoliveur, des bataillons entiers tombaient sous le feu de sa mitrailleuse, des dépôts de munitions explosaient, des convois de troupes du Soleil Levant étaient précipités dans des ravins aux pentes vertigineuses.
Coplan écoutait d’une oreille distraite.
La route cahotait. Torse nu, des soldats bouchaient les ornières avec des cailloux que concassaient leurs camarades sur les bermes. Coplan pensait à Saphire et s’inquiétait à son sujet si elle était bien la femme qui accompagnait Nouri U Whang.
L’aéroport ne payait pas de mine. Des toits de tôle ondulée. Beaucoup d’avions à hélices sur le tarmac à l’asphalte disjoint. À l’intérieur, des murs lézardés à la peinture écaillée. Le premier vol en partance pour Bangkok était celui des Myanmar Airways. Coplan n’éprouvait nulle confiance en cette compagnie aérienne. Il regarda autour de lui. Sur les banquettes d’osier, cernés par des monceaux de ballots, des hommes et des femmes en longyi attendaient patiemment, silencieux et hiératiques. L’atmosphère était sinistre. Le vol de la Thaï décollait six heures plus tard. Il grimaça. Trop long. Il tendit son billet de retour à l’hôtesse.
- Côté hublot et smoking.
Elle eut un sourire charmant.
- Le modernisme ne nous a pas encore atteints. À Myanmar, nous sommes restés vieux jeu. Chez nous, la liberté est totale pour les fumeurs.
Coplan lui tendit une Gitane.
- Goûtez celle-ci, elle est française.
Elle accepta et glissa la cigarette dans sa poche de poitrine, sur ses seins menus.
- Je la fumerai plus tard.
D’un ton faussement négligent, il questionna :
- Qu’annonce la radio au sujet de Nouri U Whang ?
Elle parut gênée, baissa son regard sombre, mais ne se défila pas :
- Elle se cacherait chez les rebelles karen.
CHAPITRE II
À Bangkok, les quotidiens du soir avaient sorti des manchettes gigantesques : Nouri U Whang délivrée. Le prix Nobel trouve refuge dans son pays natal. Gloire aux Karen qui l’ont arrachée aux griffes de la junte.
À l’aéroport de Don Muang, Coplan ne se donna pas la peine de louer une voiture car il ne comptait pas rester longtemps dans la capitale thaïlandaise. Il se contenta d’un taxi qui le mena à l’hôtel Oriental dans la Charoen Krung, d’où l’établissement offrait une vue sublime sur la Chao Phraya, la rivière qui sinuait dans la ville. En outre, l’ambassade de France était à deux pas.
Dès son arrivée dans sa chambre, il passa un coup de fil à Than Avilasakul qui l’invita à dîner au Ruen Phae, un restaurant renommé de Charan Sanit Wong Road, où la cuisine thaïe était célébrée comme un culte aussi respectueux que celui auquel on aurait sacrifié devant Bouddha.
Than Avilasakul détenait le grade de général et appartenait aux Services spéciaux. C’était un homme grand et sec, au visage d’ivoire et aux yeux pétillants.
Sa bouche recelait une fine délicatesse féminine, un vivant paradoxe quand on connaissait ses méthodes brutales. Le bakchich régnant en maître absolu en Thaïlande, il avait, quelques années plus tôt, énoncé sans vergogne son prix à une grande firme aéronautique française, en échange de l’élimination de la concurrence britannique et américaine pour la vente de chasseurs à réaction dernier cri. Les avionneurs avaient accepté à condition qu’un super-agent de la D.G.S.E. supervise l’opération. Le Vieux avait désigné Coplan. Les deux hommes avaient collaboré la main dans la main, à leur satisfaction mutuelle. Le général avait tenu sa part du marché et Américains et Britanniques étaient repartis, piteux, qui à Washington, qui à Londres.
Ils commandèrent des tkotman kung (Boulettes de crevettes), un kai ho bai toei (Poulet frit et enveloppé dans des feuilles de bananier) et du thé à la mangue. Se conformant au rituel thaï, Coplan parla à bâtons rompus de choses et d’autres et attendit l’arrivée du khanomchan (Gelée de noix de coco) pour aborder la question à l’origine de leur rencontre :
- Je voudrais savoir où se trouve exactement Nouri U Whang chez les Karen. C’est bien vous qui financez leur rébellion ?
Le Thaïlandais eut un geste plein de componction.
- Nous utilisons une franchise (Sous-traitance).
- Qui ?
- Le général Sang Sieng Li.
Coplan hocha la tête et attaqua son dessert qui était délicieux. Il était au fait des intrigues qui se nouaient et se dénouaient dans cette partie du monde. Depuis la nuit des temps, les souverains thaïlandais visaient à l’annexion de la partie birmane occupant l’ouest de l’isthme de Kra qui unissait la presqu’île de Malacca au sud à la Thaïlande au nord. La langue de terre appartenant aux Birmans s’étalait en largeur sur tout juste 80 kilomètres et cette invasion de leurs terres se transformait depuis des siècles en une écharde dans le cœur des Thaïlandais. Comme cette région était peuplée par les Karen en opposition ouverte avec le pouvoir central, Bangkok soutenait leur révolte. Quant à la franchise, elle était représentée par le général Sang Sieng Li, héritier des seigneurs de la guerre chinois, réfugiés dans le Triangle d’or à la fin du conflit mondial. Ce forban, trafiquant de drogue, opérait avec ses troupes à partir de la chaîne de montagnes délimitant la frontière à l’ouest de Bangkok.
- Lui sait où elle se trouve, ajouta Avilasakul. Si vous voulez, je mets après-demain à votre disposition un avion qui vous emmènera à son quartier général.
- Avec plaisir, accepta Coplan.
- Pourquoi vous intéressez-vous à elle ?
- Vous connaissez l’intérêt des Français pour la littérature. Dans ce domaine, nous sommes le phare du monde. Un prix Nobel ne peut donc que nous fasciner et la liberté qu’elle a retrouvée nous fait chaud au cœur.
Le général ne le crut pas mais, trop féru de politesse asiatique, il n’en laissa rien transparaître et n’insista pas sur le sujet.
Le surlendemain matin, Coplan décolla à bord d’un Twin Otter. Muet comme une carpe, le pilote se concentrait sur la navigation. Sous les ailes de l’appareil, se succédaient des rizières tracées au cordeau, des villages paisibles adossées à des rivières sillonnées par des pirogues, des routes étroites sur lesquelles se traînaient des chars à buffles.
La piste était découpée dans une vallée profonde, enserrée entre des montagnes aux sommets enneigés. Armés jusqu’aux dents, les soldats arboraient des mines patibulaires. Néanmoins, leurs uniformes étaient impeccables. On devinait qu’une discipline de fer régnait ici.
Dans une villa somptueusement décorée dans le style mandarin, le général Sang Sieng Li attendait Coplan, confortablement installé dans un fauteuil en rotin garni d’une tapisserie aux dessins alambiqués. Une bouteille de gin trônait sur une table basse en compagnie d’un verre à demi plein. Avilasakul avait prévenu le Chinois par radio de la venue de son visiteur. C’était un homme petit, sec et noueux, à la fine moustache grise soigneusement taillée à la manière des séducteurs d’avant-guerre. D’ailleurs, sa chevelure abondante, grise naturellement mais teinte en noir, était peignée vers l’arrière et soigneusement gominée comme celle d’un gigolo d’opérette.
- Gin ? proposa-t-il.
- Plutôt une boisson chaude. Il fait frais ici.
- Effectivement. Cette vallée est quand même située à deux mille mètres d’altitude.
Le général frappa deux fois dans ses mains et son ordonnance apparut dans l’encadrement de la porte.
- Du thé chaud. Et des bananes flambées, commanda-t-il en chinois mandarin.
Dès que le soldats se fut esquivé, il tourna vers Coplan son regard faussement assoupi.
- Quelle est la raison de votre visite dans mon sanctuaire ?
Son anglais coulait bien, sans hésitation. Un peu rocailleux tout de même.
- Je voudrais savoir si Nouri U Whang est saine et sauve.
- Elle l’est.
- Chez les Karen ?
- En effet. Elle ne risque rien chez ses compatriotes et, dans cette région, ils sont presque tous chrétiens comme elle.
- Et l’Européenne qui l’accompagnait ?
Le Chinois eut un sourire rusé.
- C’est elle qui vous intéresse, pas Nouri.
- Juste, acquiesça Coplan qui, s’il voulait progresser, ne pouvait se permettre le luxe de fabuler.
Sang Seing Li leva les yeux au plafond.
- Elle avait peur et craignait une contre-attaque des troupes de Yangon au cours de laquelle elle aurait perdu la vie. Elle voulait partir sur-le-champ, d’autant que sa tendre amie Nouri, dans l’hélicoptère salvateur, s’était amourachée d’une des femmes-soldats.