Mahmoud Nagib, dit « le Borgne », arrêta la voiture juste avant le virage. Il serra le frein de stationnement, éteignit les phares, laissant le moteur tourner. La montre du tableau de bord indiquait onze heures quarante-deux minutes.
À côté du Borgne, Elias Koussa bougea, sortit d’une poche une cigarette qu’il ficha entre ses lèvres minces. D’un coup de pouce, il enfonça l’allume-cigare. Le Borgne gronda :
— C’est pas le moment de fumer. Docile, Elias Koussa remit la cigarette dans sa poche. Par les vitres ouvertes, les parfums et les bruits de la nuit entraient dans la voiture. Il avait plu dans la soirée et une forte et bonne odeur de terre chaude se mêlait à celle des pins qui embaumait la brise soufflant du large.
— Tu es prêt ? demanda le Borgne.
— Quand tu voudras, répondit l’autre.
Il y eut le déclic de l’allume-cigare. Par réflexe, Elias Koussa voulut le saisir. Il interrompit le geste inutile.
— Tu as le flacon ? reprit le Borgne.
— Oui.
La montre du tableau de bord marquait maintenant onze heures quarante-cinq.
— Vas-y, décida le Borgne.
Elias Koussa toussota, ouvrit la portière. Ils avaient pris la précaution de neutraliser les lampes intérieures et la voiture resta obscure. Koussa tendit la jambe droite pour descendre, puis tourna la tête vers le Borgne.
— T’es sûr de tes freins ?
— Sûr. N’aie pas peur.
— Je n’ai pas peur…
Il sortit, referma doucement la portière, sans la faire claquer, puis s’éloigna en direction du virage. Il était de taille moyenne, sec et nerveux, vêtu d’un blouson et d’un pantalon de couleur sombre.
Le Borgne regarda la montre. Ils avaient fait une répétition la veille et savaient qu’une minute et demie devait suffire à Koussa pour gagner l’endroit prévu. Le regard du Borgne demeura fixé sur la grande aiguille phosphorescente.
Les mains du Borgne se crispèrent nerveusement sur le volant. Il se sentait angoissé. Ils avaient rencontré une chèvre égarée en montant de Beyrouth et les chèvres portent malheur, tout le monde au Moyen-Orient le sait.
Le ronronnement régulier d’un avion s’éleva soudain au-dessus du bruissement du vent dans les pins. Le Borgne cessa de surveiller la montre et se pencha en avant pour examiner le ciel. Il aperçut les feux clignotants de l’appareil qui venait probablement de quitter l’aéroport de Khaldé. L’avion disparut, caché par le rideau d’arbres, et le bruit de ses moteurs décrut jusqu’à devenir imperceptible. Lorsque le Borgne regarda de nouveau la montre, deux minutes s’étaient écoulées depuis le départ d’Elias Koussa.
Le Borgne manœuvra le levier des vitesses, débloqua le frein et appuya sur l’accélérateur. Quelques mètres plus loin, il ralluma les phares.
Un chien aboya. Pendant quelques instants, la nuit fut pleine de bruits étranges. Le Borgne frissonna. Il repensait à la chèvre et cela le rendait si nerveux que son œil de verre lui faisait mal, de la même façon que certains amputés souffrent du membre qu’on leur a coupé, comme s’ils l’avaient encore.
Il engagea la voiture dans le virage en épingle à cheveux. La lumière des phares balaya le jardin de la résidence de l’ambassadeur des États-Unis. La maison, en retrait, était obscure.
La route était en pente et la lourde automobile prenait de la vitesse, trop de vitesse. Le Borgne leva légèrement le pied de sur l’accélérateur. Il n’était plus qu’à vingt mètres du portail et il se demanda où était passé Koussa. Mais, celui-ci sortit soudain de l’ombre et avança en titubant pour traverser la route…
Le Borgne freina brutalement. Les pneus hurlèrent sur le macadam. La silhouette de Koussa prit soudain une importance considérable. « L’imbécile ! pensa le Borgne. Je vais le tuer… » Il y eut un choc sur la carrosserie. La silhouette de Koussa disparut. La voiture s’immobilisa, s’écrasant sur ses roues avant bloquées.
Le Borgne descendit, le cœur battant, les mains tremblantes. Elias Koussa gisait en travers de la route et un liquide sombre et visqueux coulait de sa bouche entrouverte, formant déjà sur le sol une flaque large comme une assiette. Le Borgne se mit à crier des injures, de ces injures arabes difficiles à traduire, qui mettaient directement en cause la vertu de la mère, du père et des ancêtres de l’homme étendu devant lui.
— Chou fi ? Qu’est-ce que c’est ? demanda une voix à gauche.
Le Borgne pivota d’un quart de tour et vit le gardien de la résidence derrière les barreaux de la grille.
— Cet imbécile d’ivrogne s’est jeté sous mes roues, répliqua-t-il.
— Tu l’as tué ? s’enquit le gardien.
— Je n’en sais rien. Il est peut-être seulement ivre mort.
Poussé par la curiosité, le gardien introduisit une clé dans la serrure du portail et ouvrit celui-ci. Il vint près du Borgne, puis se pencha sur Elias Koussa.
— Le sang lui coule de la bouche, remarqua-t-il. Il est foutu…
Sans se presser, le Borgne avait sorti sa matraque. Il l’abattit sur le crâne du gardien qu’il empêcha de tomber en l’attrapant de la main gauche par le col de sa veste. Il remit la matraque dans sa poche et souleva sa victime inerte pour la fouiller et lui prendre son trousseau de clés.
Lorsqu’il se redressa, Elias Koussa était debout s’essuyant la bouche avec un mouchoir sale et déchiré.
— Pas de mal ? s’inquiéta le Borgne.
L’autre cracha.
— C’est dégueulasse, dit-il.
— L’hémoglobine ? C’est du fortifiant.
— C’est dégueulasse, répéta Koussa.
— Le flacon ?
— Dans ma poche.
— C’est bon. J’y vais, tu sais ce que tu dois faire…
Le Borgne se baissa de nouveau, chargea le gardien sur ses épaules et l’emporta vers la grille restée ouverte. Il franchit le seuil, repoussa le vantail d’un coup de pied et marcha vers la maison…
Elias Koussa remit son mouchoir dans sa poche, remonta dans la voiture, prit le volant et desserra le frein. Un peu plus loin, en roue libre dans la pente, il éteignit les phares. La nuit était claire et la visibilité suffisante pour se guider à faible allure. Koussa descendit ainsi jusqu’à l’endroit où, la boucle terminée, la route se rejoignait elle-même, et arrêta l’auto. Il savait que le chauffeur de l’ambassadeur avait coutume de passer par en haut, bien que ce fût plus long, pour la raison que le passage du portail était plus facile de ce côté-là. Il était convenu que si Koussa voyait arriver la Cadillac au fanion étoilé, il devait faire fonctionner trois fois l’avertisseur de route pour alerter le Borgne.
En principe, cela ne devait pas se produire. L’ambassadeur et sa femme étaient invités à un grand dîner en ville et, à Beyrouth, les soirées de ce genre se prolongent assez tard.
Pourtant, Elias Koussa n’était pas tranquille. Il pensait encore à cette chèvre qui avait brusquement traversé la route devant eux alors qu’ils venaient de s’engager sur la route de la colline de Yarzé. Un mauvais présage. Le Borgne n’avait rien dit, mais Koussa était bien certain que cela ne lui avait pas plu.
Koussa prit une cigarette dans sa poche, enfonça l’allume-cigare d’un coup de pouce. Le Borgne lui avait interdit de fumer pendant l’opération, mais il en avait trop envie, tant pis.
Il savourait les premières bouffées lorsqu’un bruit de moteur lui parvint. Il se figea, l’oreille tendue, retenant sa respiration. Une voiture montait la côte, une voiture très bruyante, probablement une jeep… Une jeep, cela signifiait l’armée, ou la police. Des ennuis, à coup sûr.
Elias Koussa écrasa dans le cendrier sa cigarette à peine entamée. Il entendait les battements de son cœur qui s’étaient précipités. Il entendait aussi, de plus en plus fort, le grondement de la jeep. La lueur des phares émergea soudain au-dessus des arbres.
Elias Koussa ne savait que faire. Il s’affolait. Devait-il donner l’alerte, ou bien rester là, sans bouger ? La jeep apparut, roulant vite. Elle continua tout droit, sur l’embranchement du haut. Par réflexe, Koussa enfonça le cerclo-avertisseur, trois fois de suite.
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Mahmoud Nagib, dit le Borgne, avait entendu. Il était dans le bureau de l’ambassadeur, devant un classeur métallique.
L’enveloppe qu’il cherchait était là, bien en évidence. Une grande enveloppe de papier jaune, fermée, portant cette inscription au crayon rouge :
« TOP SECRET – FERGUSON. »
Il l’enfouit entre sa chemise et sa peau, referma précipitamment le placard et se rua vers la sortie.
Il ne pensait pas avoir le temps de franchir le portail sur la route avant l’arrivée de la voiture signalée par Koussa. Il avait donc l’intention de s’échapper par-derrière en sautant la clôture. Mais, lorsqu’il fut dans le hall, il vit la grande porte ouverte et le gardien qui s’éloignait dans l’allée principale, la tête entre les mains.
Le Borgne prit son poignard et bondit. Il entendait le moteur de la jeep dont les phares balayèrent le tournant. Un court instant, le gardien fut éclairé. Il cria :
— Au secours !
Le Borgne leva son bras armé. Le couteau partit comme une flèche et se planta dans le dos du gardien qui s’immobilisa, hurlant comme un damné dans les flammes de l’enfer, puis s’abattit d’un bloc.
La jeep s’arrêta, brutalement freinée. Un phare mobile s’alluma et un long faisceau de lumière blanche s’étendit au-dessus de la propriété, pivotant vers la gauche. Le Borgne comprit que prendre le temps d’aller récupérer son poignard équivaudrait à un suicide. Il tourna les talons et partit en courant derrière une haie de bougainvillées en fleur.
La jeep faisait marche arrière, s’immobilisait devant le portail. Le Borgne agrippa le grillage de clôture et se hissa. Il entendit appeler, puis courir. Le grillage cédait sous son poids et il resta un moment au sommet, en déséquilibre.
Le phare mobile pivotait de nouveau, en sens inverse. Pris de panique, le Borgne fit un effort désespéré, bascula de l’autre côté, tomba tête première dans un buisson, se releva aussitôt et se mit à courir, le cœur battant à se rompre dans sa poitrine en feu.
Il courut ainsi dans le sous-bois, jusqu’à l’embranchement de la route. Là, il s’arrêta, médusé, incrédule : la voiture avait disparu. Elias Koussa s’était enfui, l’abandonnant à son sort…
- : -
Rima Sabbag entrebâilla doucement les volets sur la terrasse et vit les lumières dans les jardins de la résidence de l’ambassadeur, située en contrebas, de l’autre côté de la route. Les voix lui parvenaient avec une grande netteté et elle entendait un policier expliquer par radio ce qui s’était passé et demander des renforts afin de pouvoir ratisser les environs immédiats où l’assassin pouvait s’être caché.
Rima Sabbag frissonna et retourna dans la chambre, à tâtons, pour mettre son déshabillé de soie rose sur sa chemise de nuit assortie. Elle alla ensuite entrouvrir la porte de la pièce voisine, où dormait l’enfant, la délicieuse Joumana, que le hurlement de l’homme poignardé n’avait heureusement pas réveillée.
Rima revint à la fenêtre. Elle se rappelait qu’une fois déjà, au moment des événements de 1958, un gardien de la résidence de l’ambassadeur des États-Unis avait été assassiné. Il était d’ailleurs arrivé bien d’autres choses étranges sur cette colline de Yarzé où se trouvaient les plus belles propriétés des environs immédiats de Beyrouth. Quelque temps plus tôt, un cadavre avait été retiré d’un puits. Des chiens avaient été empoisonnés et l’un des chefs du putsch du 30 décembre 1961, maintenant en fuite, avait été accusé de ce dernier méfait.
Des bruits de moteur dominaient tous les autres. Les renforts demandés arrivaient, probablement prélevés sur les barrages permanents installés sur toutes les routes du Liban depuis le coup d’État manqué de décembre.
Le temps passait. Les moteurs ne se faisaient plus entendre, mais il y avait des appels, des coups de sifflet, des lumières mouvantes qui se déplaçaient sous les pins.
Un choc sur la terrasse, insolite. Puis, un raclement. Glacée, Rima cessa de respirer. Elle était seule avec l’enfant, dont les parents étaient en ville, à la même réception que l’ambassadeur voisin. Les domestiques dormaient dans une autre maison, à l’autre bout du parc, et la nurse était partie la veille pour un enterrement.
Quelqu’un marchait sur la terrasse, furtivement. La jeune femme aurait voulu refermer les volets, mais ses bras refusaient tout service. Elle avait l’impression d’être paralysée. « C’est l’assassin, pensa-t-elle. C’est sûrement l’assassin et il va me tuer et il va tuer l’enfant si je ne ferme pas tout de suite les volets… » Mais, elle était incapable de bouger.
L’homme s’était immobilisé tout près de la fenêtre et elle l’entendait haleter. Il avait dû produire un violent effort et sa respiration était rapide et bruyante.
À côté, l’enfant se mit à pleurer. Rima sursauta violemment et elle se sentit en même temps libérée, capable de remuer, de saisir les volets.
Elle avait le choix entre deux solutions : ou bien agir très vite et compter sur l’effet de surprise pour avoir le temps de verrouiller les battants, ou bien opérer très lentement, en silence, en priant le ciel que l’homme, à deux pas de là, ne s’aperçût de rien.
Elle choisit cette dernière solution et commença de tirer les volets vers elle. Le sang battait à ses tempes, ses mains tremblaient, son regard se brouillait. L’enfant ne pleurait plus. L’homme respirait moins fort. Un des gonds grinça, très faiblement…
Elle se rendit compte brusquement, d’une résistance, accentua la traction de ses bras, sans résultat. Et l’évidence lui apparut avec la soudaineté d’un éclair. L’homme avait saisi les volets de l’autre côté et c’était lui qui résistait.
Affolée, elle tira de toutes ses forces, mais les battants lui furent brutalement arrachés. Elle vit l’homme devant elle, gigantesque, et voulut crier.
— Si tu appelles, menaça l’homme en arabe, tu es morte.
Il la prit au poignet, la poussa et pénétra derrière elle dans la chambre.
— Lâche-moi, dit la jeune femme, tu me fais mal.
Il ne répondit pas. Une sonnerie électrique se mit à vibrer dans la maison. Longuement. Lorsqu’elle cessa, Mahmoud Nagib, dit le Borgne, affirma :
— C’est la police.
Il réfléchit un instant, puis ordonna :
— Il faut que tu ailles ouvrir. Tu leur diras que tout va bien, que tu n’as rien vu… Si tu me trahis, je tuerai l’enfant avant de me laisser prendre.
De sa main libre, il referma les volets.
— Allume, reprit-il. Si tu n’allumes pas, ils vont trouver ça drôle.
— Lâche-moi.
Il la laissa. Elle se dirigea dans l’obscurité relative jusqu’à la table de chevet, alluma une lampe. Ils se regardèrent. Elle était jeune, jolie, avec de beaux cheveux sombres demi-longs, de grands yeux de biche aux prunelles marron, plutôt petite. Il était énorme, presque chauve, avec un œil de verre et deux larges cicatrices en travers de la joue gauche.
— Va, ordonna-t-il. Et n’oublie pas… pour l’enfant.
Il leva devant lui ses mains énormes et fit le geste de broyer quelque chose. Elle devint très pâle, ses genoux fléchirent, puis elle respira profondément et marcha vers la porte…
La sonnerie se déclencha de nouveau alors qu’elle descendait l’escalier. Elle pressa le pas, ouvrit. Deux policiers étaient sur le seuil.
Excusez-nous, dit l’un d’eux. Nous cherchons un assassin.
L’adorable frimousse de la petite Joumana éclipsa soudain devant la jeune femme les visages tendus des policiers.
— Ici ? s’étonna-t-elle.
— Pourquoi pas ?
— Vous m’avez réveillée. Je n’ai rien entendu et la maison est bien fermée…
— On jette un coup d’œil ? proposa celui qui n’avait encore rien dit.
Rima Sabbag se sentit défaillir. Ce fut néanmoins d’une voix presque normale qu’elle protesta :
— Puisque je vous dis que tout va bien… S’il se passait quelque chose, je vous appellerais. Je suppose que vous n’allez pas partir comme ça ?
— Nous allons laisser quelqu’un devant votre porte. Ainsi, vous serez tranquille.
— Je n’ai pas peur. Bonne nuit…
Elle referma, écouta un instant. Ils discutaient pour savoir lequel d’entre eux devait rester. Finalement ils jouèrent à pile ou face. La jeune femme remonta, aussi vite qu’elle le put. Le Borgne était dans la chambre de l’enfant, près du petit lit.
— Je les ai empêchés d’entrer, annonça-t-elle. Mais l’un d’eux est resté en surveillance devant la porte…
— Ils se fatigueront avant moi, répliqua le Borgne.
CHAPITRE
2
Hubert Bonisseur de la Bath, alias « OSS 117 », entra dans le bureau du diplomate.
— Je vous attendais, dit celui-ci, soyez le bienvenu.