Jean Bruce : другие произведения.

Oss 117 contre X

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  COLLECTION “ESPIONNAGE”
  
  
  
  
  
  OSS 117 contre X
  
  par
  
  Jean BRUCE
  
  
  
  
  
  PRESSES DE LA CITÉ
  
  PARIS
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  1
  
  
  Le grondement du moteur s’enfla, secouant les vitres, puis se tut après un dernier sursaut. Muriel s’était immobilisée sur le seuil du cabinet de toilette, l’oreille tendue. En trois pas, elle fut à la fenêtre, souleva légèrement le store pour regarder au-dehors.
  
  Une grosse limousine de marque allemande, portant l’indicatif de la police, s’était arrêtée à l’ombre du vieux figuier qui abritait la fontaine, au centre de la place. Trois gendarmes en descendirent, un lieutenant et deux hommes, dont les uniformes noirs paraissaient incongrus sur le fond ocre de la place inondée de soleil.
  
  Le cœur de Muriel s’était mis à battre plus fort, mais elle n’avait pas peur. Pourtant, elle était certaine que ce déplacement de force lui était destiné…
  
  Elle vit les trois hommes venir vers l’auberge et laissa retomber le store. En un tour de main, elle retira sa robe de tussor, sa combinaison, puis revêtit un peignoir de soie qui la moulait étroitement. Dans le tiroir de la table de chevet, elle prit un tricot déjà fort avancé. Elle froissa le dessus de lit, bourra les oreillers de coups de poing et s’installa confortablement. Agiles, ses jolis doigts manièrent les aiguilles, son visage aux lignes pures prit une expression de parfaite sérénité.
  
  Son cœur avait retrouvé son rythme normal, mais ses nerfs restaient à fleur de peau. Sa couverture étant parfaite, elle ne courait, en principe, aucun risque. Cependant, une vérification de police présentait toujours un danger qu’il ne fallait pas négliger.
  
  Sans doute, s’attardaient-ils à questionner l’aubergiste. De ce côté-là, Muriel ne craignait rien… Pour mieux prêter l’oreille, elle cessa de tricoter. En raison de la tension qui lui était imposée, la chaleur qui baignait la chambre, malgré les fenêtres fermées, lui devint plus sensible. Elle sentit la sueur perler à ses tempes, rouler lentement dans le creux de ses seins.
  
  Des pas lourds, sur l’escalier de bois grinçant, la libérèrent de l’inquiétude qui commençait à l’étreindre. Ses doigts reprirent leur activité, elle se sentit de nouveau parfaitement à son aise.
  
  Les pas résonnèrent durement dans le couloir, s’immobilisèrent. Elle ne s’était pas trompée… Malgré elle, sa chair se durcit lorsqu’un poing impérieux heurta la porte. Elle respira profondément et lança d’un ton enjoué :
  
  — Entrez…
  
  Quelques secondes s’écoulèrent, Muriel comprit qu’« ils » s’attendaient à trouver porte close. Enfin, le bouton de porcelaine tourna, le battant s’ouvrit…
  
  Le sourire qu’elle avait affiché se figea et elle resta bouche bée, avec, exactement, l’expression de surprise qui convenait. Le lieutenant ne semblait pas moins étonné du spectacle qui s’offrait à lui… Muriel en profita pour s’assurer l’initiative :
  
  — Qu’est-ce que c’est… Que voulez-vous ?
  
  L’officier retrouva son aplomb, s’inclina poliment et fit deux pas pour entrer dans la chambre.
  
  — Fernando Ribera, lieutenant de la police d’État… Je suis navré de vous déranger, madame, mais j’ai reçu l’ordre de contrôler votre situation. J’essayerai de vous importuner le moins possible…
  
  Les deux hommes qui l’accompagnaient étaient restés dans le couloir, attendant un ordre. Muriel prit tout son temps pour examiner l’officier, qui l’observait de son côté avec une visible admiration.
  
  Petit, grassouillet, il portait néanmoins son uniforme avec une certaine élégance. La peau de son visage basané, rond et plein, était tendue comme celle d’un enfant bien nourri. Il était rasé avec soin et sa moustache cosmétiquée avait fière allure. D’un geste gracieux, Muriel posa son tricot sur la table de chevet, puis se leva, prenant soin de rabattre aussitôt sur ses jolies jambes les pans de son léger déshabillé.
  
  Avec l’aisance que peut seule donner une conscience parfaitement tranquille, elle se dirigea vers la table de bois blanc qui supportait son sac à main, ouvrit celui-ci et en sortit son passeport.
  
  Fernando Ribera s’était approché. Le document en main, il entreprit de le feuilleter. Visage fermé, il évitait maintenant de la regarder. Par-dessus son épaule, il jeta un coup d’œil vers ses subordonnés, qui n’avaient pas bougé d’une ligne, puis questionna en reportant son attention sur le passeport :
  
  — Vous vous appelez ?
  
  Les beaux sourcils de Muriel se soulevèrent avec surprise, sa bouche pleine, juteuse, esquissa un sourire moqueur. De sa belle voix de gorge, aux inflexions étudiées, elle répondit :
  
  — Muriel Solona…
  
  Figé, l’officier reprit, sur le même ton :
  
  — Date et lieu de naissance ?
  
  Elle rit et s’étonna :
  
  — Vous ne savez pas lire ?
  
  Sans se troubler, il répéta :
  
  — Date et lieu de naissance ?… Veuillez me répondre, s’il vous plaît.
  
  Elle soupira, secoua doucement sa jolie tête.
  
  — Née le 25 avril 1919, à Buenos Aires, Argentine… De Juan Solona et Muriel Alary. Si vous voulez également connaître la couleur des yeux de ma grand-mère…
  
  Impassible, le policier tourna quelques pages du passeport et reprit :
  
  — A quelle date êtes-vous entrée en Espagne ?
  
  Elle eut un mouvement d’impatience et le renseigna très vite :
  
  — Le 16 juin dernier… Arrivée à Madrid par avion.
  
  Il referma le passeport, le garda entre ses mains jointes et leva lentement son regard sur la jeune femme :
  
  — Votre permis de séjour était valable un mois…
  
  Elle leva ses beaux yeux vers le plafond, noua ses mains dans son dos et répliqua avec impatience :
  
  — Vous devez être fakir !… Si vous saviez lire, vous auriez pu voir, dans mon passeport, que mon permis de séjour a été prolongé jusqu’au 31 octobre prochain. Raison de santé… Le professeur Alles Y Resa, de Madrid, m’a prescrit un repos immédiat en altitude et son certificat figure dans mon dossier, au ministère de l’Intérieur.
  
  Le lieutenant de police fit la grimace et eut un mouvement pour tendre le passeport à la jeune femme. Elle le saisit avec naturel, mais il refusa de le lâcher.
  
  — Pourquoi êtes-vous venue spécialement à Cavaca ?
  
  Elle retira sa main, refusant de poursuivre le jeu. Irritée, elle répliqua :
  
  — Allez le demander au professeur Alles Y Resa. C’est lui qui m’a envoyée ici…
  
  Elle le fixa avec insolence.
  
  — C’est tout ? Je peux reprendre mon tricot ?
  
  Le policier parut soudain froissé de cette attitude. Il serra les mâchoires, ses pommettes devinrent rouges. Avec mauvaise humeur, il jeta le passeport sur la table :
  
  — Je fais mon métier, madame. Et j’ai conscience de n’avoir pas été incorrect…
  
  Elle se détendit, eut un geste conciliant et lui sourit.
  
  — Excusez-moi, lieutenant. Je suis un peu nerveuse, et vous devez savoir que personne n’aime voir la police fourrer le nez dans ses affaires…
  
  Il se rembrunit, hésita :
  
  — Il est encore une formalité… J’ai reçu l’ordre de visiter vos bagages.
  
  Elle resta quelques secondes paralysée. Puis, avec une grimace comique, parut se décider à faire contre mauvaise fortune bon cœur.
  
  — Allez-y, lieutenant, puisque vous en avez reçu l’ordre. Toutefois, je vous préviens que je refuserai absolument de me laisser fouiller à corps…
  
  Il rougit violemment et bredouilla :
  
  — Il n’en est pas question… Je veux simplement voir vos bagages…
  
  Elle eut un geste large de la main et retourna s’installer sur le lit.
  
  — Voyez, lieutenant… Voyez…
  
  Sur un signe de l’officier, les deux agents qui attendaient dans le couloir pénétrèrent dans la chambre. Ils ouvrirent les valises de Muriel Solona, en vidèrent le contenu sur la table. Muriel avait repris son tricot et ne les regardait pas… Ils remirent tout en place, passèrent dans le cabinet de toilette où ils restèrent à peine une minute. Les deux agents ressortirent, cependant que l’officier restait dans la chambre. Fernando Ribera ouvrait la bouche pour prendre congé, lorsqu’il remarqua, appuyée au mur, contre la table de chevet, une lourde canne d’ébène incrustée de nacre. Il s’en approcha, la souleva et siffla avec étonnement. Muriel évitait de le regarder. Son cœur battait fort dans sa superbe poitrine. Le policier tourna la canne dans ses mains et questionna :
  
  — Qu’y a-t-il dedans ? Du plomb ?
  
  Muriel cessa de tricoter et le regarda :
  
  — Je n’en sais rien… Si vous pouvez l’ouvrir sans la casser, allez-y… Elle me vient de mon père.
  
  Fernando Ribera prit la poignée dans une main et essaya de la dévisser. Malgré un violent effort, il ne put y parvenir… L’air dépité, il remit la canne en place, se gratta un instant le menton et dit :
  
  — Vous êtes en règle… Toutefois, je suis obligé de vous faire certaines recommandations… Vous êtes ici pour vous reposer et c’est bien. De cette façon, mes instructions rejoindront celles de votre médecin.
  
  L’air amusé, Muriel interrompit le jeu de ses doigts et jeta un regard de biais sur le gros policier :
  
  — Et quelles sont ces instructions, lieutenant ?
  
  Il reprit avec une soudaine dureté :
  
  — Ne pas vous éloigner du village.
  
  — Pourquoi ?
  
  Il répondit en se dirigeant vers la porte :
  
  — Je n’ai pas à vous dire pourquoi… Si vous voulez éviter des ennuis, renoncez à toute promenade dans les environs. Au revoir, madame.
  
  Avant de sortir, il lui lança un dernier regard, qui n’avait plus rien de professionnel. Elle attendit qu’il eût refermé la porte, inclina sa jolie tête pour écouter le bruit des pas décroître dans le couloir. Puis, elle reposa son tricot et se mit à rire doucement. Elle tendit le bras et prit la jolie canne d’ébène qui avait retenu un instant l’attention du policier. Elle la fit tourner dans ses mains, en contre-jour dans la lumière de la fenêtre, puis la posa à côté d’elle sur le lit et la caressa du bout des doigts comme un objet très cher.
  
  Quelques minutes plus tard, elle entendit la voiture de police démarrer bruyamment. Tout s’était bien passé, une fois de plus…
  
  Elle demeurait rêveuse, quand un pas bien connu lui fit de nouveau dresser l’oreille. C’était Espinel, l’aubergiste… Vivement, elle reprit sa canne et la remit en place, appuyée contre le mur. Elle tricotait lorsqu’un grattement discret se fit entendre sur la porte.
  
  — Entrez.
  
  Le battant s’ouvrit. Carlos Espinel pénétra dans la chambre, souple et silencieux comme un chat. Il était grand, d’une maigreur presque incroyable. En le voyant la première fois, Muriel n’avait pu s’empêcher de le comparer à une momie, tant sa peau desséchée collait à ses os. Le regard de ses yeux sombres, profondément enfoncés dans leurs orbites, flambait continuellement d’un éclat inquiétant. Ses tempes grisonnantes lui donnaient un air distingué et son nez en lame de couteau ressemblait à un bec de perroquet.
  
  Avant de repousser le battant, il eut une hésitation en remarquant la tenue négligée de sa pensionnaire. Elle l’encouragea aussitôt :
  
  — Entrez, Espinel… Quelles nouvelles m’apportez-vous ?
  
  Il approcha, de son pas souple et glissé, puis s’appuya de ses mains décharnées au pied du lit. Il semblait s’amuser et cligna malicieusement de l’œil avant de commencer.
  
  — Le lieutenant de la police a dû savoir qu’une jolie femme se trouvait dans mon auberge. Il n’a pu résister à l’envie de venir voir… Il m’a posé des tas de questions, mais Espinel est plus malin que tous les policiers du monde. Il n’a rien appris, senora…
  
  Muriel se mit à rire et remercia l’aubergiste d’un regard plein de séduction. Elle avait besoin de lui et il n’était pas tellement difficile de le garder à sa dévotion. Elle se redressa un peu, ramena ses jambes sous elle, puis les recouvrit du pan de sa robe de chambre.
  
  — Vous êtes gentil, Espinel. Mais j’aimerais tout de même bien savoir pourquoi ce gros lard en uniforme m’a défendu d’aller me promener dans les environs…
  
  L’aubergiste devint sérieux. Il se pencha sur le lit, jeta un regard soupçonneux vers la porte, puis vers la fenêtre, et murmura :
  
  — Ça, señora, je ne devrais pas vous le dire… Il paraît que c’est un secret d’État. Voilà un peu plus d’un an, ils ont installé une usine dans un vieux fort, au flanc de la montagne. Personne ne peut savoir ce qu’ils manigancent là-dedans… C’est un secret d’État… Vous comprenez ?
  
  Muriel partit d’un rire franc :
  
  — Vous pensez sérieusement, Espinel, qu’il peut encore exister à notre époque des secrets d’État ? Nous sommes en Espagne… et pas en Russie, ni en Amérique.
  
  L’aubergiste eut un geste évasif, hocha longuement la tête.
  
  — Moi, je n’en sais rien… Mon métier m’interdit d’être curieux…
  
  Muriel examina ses ongles carminés, puis les frotta avec application contre la soie de son peignoir tendue sur la rondeur de sa cuisse. D’un ton très naturel, elle demanda :
  
  — Et, où se trouve cette usine secrète ?… Loin du village ?
  
  Carlos Espinel semblait fasciné par la troublante beauté de sa pensionnaire. Il répliqua sans y penser, la caressant du regard :
  
  — Pas très loin… A deux kilomètres environ. Le fort était autrefois un but de promenade… On peut l’apercevoir du village. Il faut monter sur le sentier, jusqu’à la bauge d’El Coello. De là, on peut voir la façade du fort sur la colline qui fait face.
  
  Muriel s’étira langoureusement sous l’œil brûlant d’Espinel. Elle étouffa un bâillement, puis :
  
  — El Coello… Qui est-ce ?
  
  Espinel leva sa main maigre jusqu’à son front et répliqua :
  
  — Un pauvre fou… Pendant la guerre civile, sa mère, réfugiée au village, a été violée par des brutes de la F.A.I. Elle en est morte et sa tombe se trouve au pied du rocher où El Coello habite maintenant dans une caverne… Il est venu ici il n’y a pas très longtemps et passe son temps en prières devant la tombe de sa mère… Un pauvre fou…
  
  Il y eut un silence. Une voix aiguë leur parvint du rez-de-chaussée.
  
  — Patron !… Eh ! Patron !
  
  Espinel haussa les épaules avec mauvaise humeur.
  
  — C’est Maria, fit-il, je ne peux pas la laisser deux minutes sans qu’elle se croie perdue. A tout à l’heure.
  
  Il sortit après un dernier et éloquent regard sur Muriel qui lui souriait de façon complice.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  2
  
  
  Le sentier rocailleux s’élevait au flanc de la montagne, étroitement bordé de chaque côté par d’épaisses haies de figuiers de Barbarie. Muriel marchait sans hâte, s’appuyant sur sa lourde canne d’ébène. Elle savait que l’on pouvait encore l’apercevoir du village de Cavaca et s’arrêtait à intervalles réguliers pour se reposer quelques minutes, afin de ne point donner le spectacle d’une trop grande agilité.
  
  Bien qu’il fût près de onze heures, l’air demeurait frais, agréablement parfumé des senteurs d’orangers qui montaient de la plaine. Sous la lumière vibrante et dorée du soleil, presque au zénith, les collines cuivrées de la Sierra de Aracena s’étendaient à perte de vue.
  
  Vêtue d’un pantalon de gabardine noire et d’un sweater de fine laine verte, Muriel semblait avoir été placée à dessein dans ce paysage de feu, par quelque artiste raffiné. Sous sa lourde chevelure noire nouée en chignon sur la nuque, son visage d’une beauté étrange semblait absorber toute la lumière de cette matinée d’été. Elle respirait profondément et se sentait bien, l’esprit alerte, les muscles libres.
  
  Sans se hâter, elle atteignit le taillis, large tache vert foncé sur le tapis ponceau de la Sierra. Avant de s’engager dans le fourré épais des arbustes, d’où dépassaient çà et là les silhouettes imposantes d’eucalyptus géants, elle fit une dernière pause et se retourna vers le village. Les maisons blanches aux toits rouges se tassaient autour du clocher de l’église, que l’on aurait pu prendre pour un minaret.
  
  Au-dessous, le sentier était désert. Rassurée, elle reprit sa marche, aussitôt absorbée par le taillis, vibrant des trilles clairs d’invisibles oiseaux.
  
  A l’abri des regards indiscrets, elle pressa le pas. Elle voulait rejoindre le village avant midi et le temps lui était compté.
  
  Le parfum des orangers avait disparu, submergé par l’odeur forte des eucalyptus. Dans l’étroite bande de ciel visible au-dessus du sentier, un épervier tournoyait lentement, toutes ailes écartées.
  
  A un détour du chemin, elle découvrit l’abrupte falaise, au pied de laquelle devait habiter El Coello, le simple d’esprit. Elle pensait que l’innocent ne présentait aucun danger pour elle, mais était cependant décidée à l’éviter si possible. Maintenant qu’elle approchait du but, une sourde inquiétude l’oppressait, lui faisait tendre une oreille attentive au moindre bruit de la nature.
  
  Elle trouva un passage qui s’élevait à pic au flanc de la montagne et s’y engagea, avec l’intention de gagner le sommet de la falaise. Elle montait avec précaution, sans hâte, veillant à ne pas faire rouler les pierres sous ses pas.
  
  Son cœur battait fort et la sueur baignait son corps, lorsqu’elle atteignit enfin le faîte de la falaise. Avec prudence, elle avança jusqu’à l’extrême bord du mur rocheux, puis s’adossa au tronc rugueux d’un chêne sauvage pour mieux observer le spectacle magnifique qui s’offrait à son regard.
  
  Au-delà d’une vallée profonde qui s’enfonçait entre deux collines rouges, arrondies comme des seins de femme, elle trouva ce qu’elle était venue chercher. Une construction large, trapue, tache grise et laide sur le flanc roux d’un escarpement.
  
  Muriel souleva sa canne, entreprit d’en dévisser la poignée en tournant dans le sens contraire au pas universel. Elle sourit au souvenir de l’essai infructueux du lieutenant de police, qui avait heureusement manqué d’imagination. La poignée retirée, elle la glissa dans sa poche et retourna la canne pour enlever l’embout de la même façon. Elle disposait maintenant d’une longue-vue très puissante qu’elle souleva à hauteur de son œil.
  
  Les moindres détails d’un bâtiment de béton lui apparurent avec une extraordinaire netteté. Une porte basse et blindée constituait la seule ouverture sur la façade nue. Sur le toit en terrasse, auprès d’un treuil, s’affairait un homme en salopette. Elle vit l’inconnu lancer le minuscule moteur de la machine, puis abaisser un levier. Le câble métallique se déroulait et le crochet qui le terminait s’enfonça dans la terrasse, dans une ouverture que Muriel ne pouvait voir en raison de l’égalité d’altitude. Elle vit le treuil s’immobiliser, cependant que le moteur devait continuer de tourner. L’homme fit quelques pas, se pencha, sans doute pour observer l’accrochage de la charge qu’il devait amener sur la terrasse. Il s’écoula de longues minutes, sans que l’inconnu changeât de position. La canne longue-vue se faisait lourde dans les mains de Muriel fatiguée, lorsque l’homme se redressa pour revenir près du moteur. De nouveau, il manœuvra le levier et le câble commença à s’enrouler lentement sur son axe.
  
  En raison de la faible puissance du moteur, Muriel s’attendait à voir apparaître un objet de dimensions restreintes. Un frisson la secoua et sa bouche s’ouvrit de stupeur… Émergeait une masse énorme, qu’elle reconnut bientôt comme un camion poids lourd, d’au moins dix tonnes.
  
  Avec une facilité invraisemblable, le léger treuil souleva l’énorme véhicule au-dessus de la terrasse, se mit à pivoter, puis déposa son fardeau sur le terre-plein qui s’étendait devant l’entrée du fort.
  
  Abasourdie, Muriel entreprit d’examiner avec soin le camion, dont la silhouette familière prouvait qu’il appartenait à une série connue. Elle essayait vainement d’en identifier la marque, lorsque la porte du fort s’ouvrit en grand. Un officier de l’armée espagnole s’avança, suivi de deux civils vêtus avec une certaine recherche. Des soldats sortirent à leur tour, grimpèrent sur le véhicule pour libérer le crochet du treuil d’un gros anneau fixé en arrière de la cabine. Les soldats rentrèrent dans le fort et l’officier resta seul avec les deux civils. Grossis par la lunette, les trois hommes apparaissaient à Muriel comme s’ils s’étaient trouvés à moins de dix mètres. Elle reconnut l’uniforme militaire, les étoiles de général d’armée. Les deux civils, vêtus de costumes sombres, se ressemblaient étrangement. Leurs cheveux grisonnants étaient pareillement coupés en brosse et ils portaient tous les deux des lunettes.
  
  Ils discutèrent avec animation, puis le général se dirigea vers l’avant du camion et souleva le capot. Muriel suivit le mouvement de sa longue-vue et elle reçut un nouveau choc. Bien qu’elle ne fût pas particulièrement instruite en mécanique, elle n’ignorait pas que les moteurs qui actionnent ces lourds camions sont de véritables mastodontes. Or, sous le capot de celui-ci, se trouvait un moteur minuscule, monocylindre, qui semblait avoir été prélevé sur une motocyclette !
  
  Déconcertée, Muriel posa un instant sa longue-vue pour reposer ses bras fatigués. Elle regrettait vivement de ne pouvoir prendre de photographies. Son rapport paraîtrait invraisemblable et l’on refuserait certainement de la croire.
  
  Lorsqu’elle replaça sa longue-vue devant son œil, le capot était refermé et les trois hommes installés dans la cabine du camion. Elle ne put voir qui tenait le volant, le lourd véhicule démarra avec aisance et se lança sur la route qui, partant du fort, montait en lacets vers le sommet de la colline.
  
  L’énorme véhicule prit de la vitesse. Muriel estima qu’il roulait à environ soixante à l’heure, sur une pente dont le pourcentage ne devait pas être inférieur à dix. C’était stupéfiant…
  
  Un craquement de branches fit sursauter Muriel qui se retourna vivement, le cœur battant. Un personnage étrange, vêtu de haillons, se trouvait derrière elle, dans le fourré. L’inconnu esquissa d’abord un mouvement de fuite en se voyant surpris, puis se ravisa et resta immobile, un sourire niais figé sur son visage stupide, rongé par la barbe.
  
  Immédiatement Muriel comprit qu’elle se trouvait en présence d’El Coello. Sans doute l’observait-il depuis un certain temps et l’avait-il vue braquant sa canne longue-vue en direction du fort. Elle pouvait simplement espérer qu’une attitude insolite pour une personne douée de son bon sens pouvait paraître naturelle à cet innocent. Mal à l’aise, elle glissa sa canne sous son bras et sourit d’un air engageant.
  
  L’idiot la regardait avec crainte, aux aguets, prêt à prendre la fuite, comme un animal sauvage surpris au gîte. Il fallait, avant tout, éviter de l’effaroucher… Muriel accentua son sourire, pivota sur les talons et se porta à sa rencontre, évitant tout mouvement brusque qui aurait pu l’effrayer. L’innocent était vêtu d’un vieil uniforme militaire en loques, repoussant de saleté. Ses cheveux longs, broussailleux, lui tombaient jusque sur les épaules. Ses yeux noirs brûlaient dans son visage d’une maigreur effrayante.
  
  Au premier pas que Muriel fit vers lui, il recula d’autant. Puis, sa frayeur parut le quitter et il attendit, frémissant comme une bête craintive.
  
  Muriel avait presque aussi peur que lui. La folie avait toujours été pour elle un spectacle extraordinaire, angoissant. Elle savait ce qu’il convenait de faire avec des gens intelligents et ne redoutait personne de ses semblables. Mais elle ignorait les gestes, les paroles qu’il fallait avoir en face d’un fou et ses nerfs lui faisaient mal à force d’inquiétude. Elle continua néanmoins de marcher avec lenteur, souriante et s’efforçant de donner à son visage, à son regard, une expression amicale et rassurante. Lorsqu’elle fut assez près, elle s’arrêta et dit d’une voix très douce…
  
  — Bonjour, El Coello… Je suis heureuse de vous rencontrer…
  
  Le frémissement qui agitait l’innocent se transforma en une sorte de tremblement convulsif et ses yeux brillants s’emplirent de larmes. Il ouvrit la bouche, comme s’il avait voulu répondre, puis se laissa tomber à genoux et joignit les mains en une sorte d’adoration.
  
  Déconcertée, Muriel se trouvait cependant rassurée. Le danger qu’elle avait craint n’existait pas. Dès l’instant que l’idiot se montrait sensible au charme féminin, la partie était gagnée…
  
  Elle s’approcha davantage, souriant avec bonté. Elle n’était qu’à deux pas d’El Coello, lorsque celui-ci se redressa, de nouveau effrayé, et recula. Elle lui parla derechef, de sa voix la plus douce :
  
  — J’habite au village… Espinel, l’aubergiste, m’a parlé de vous et j’ai voulu vous connaître… Voulez-vous me conduire à la tombe de votre mère ?
  
  L’innocent se remit à trembler, puis fondit brusquement en larmes. Visiblement désemparé, il agita les bras en gestes larges et sans signification, puis tourna le dos et s’éloigna avec rapidité dans le taillis.
  
  Elle le suivit et profita de ce qu’il ne pouvait la voir pour revisser rapidement la poignée de sa canne longue-vue. Il arriva sur le sentier bien avant elle. Il s’était arrêté pour l’attendre… Lorsqu’elle sortit du fourré à son tour, légèrement essoufflée, il repartit sans cesser de regarder par-dessus son épaule, pour voir si elle le suivait bien.
  
  Sur les talons de l’étrange personnage, Muriel arriva devant la falaise qui surplombait le sentier, s’élevant à plus de deux mètres au-dessus. Elle passa devant l’entrée de la caverne dont le sol était jonché d’objets hétéroclites, et qui devait être la « bauge » d’El Coello dont avait parlé Espinel. Quelques pas plus loin, l’idiot s’arrêta devant un monticule de terre, surmonté d’une croix et recouvert de fleurs sauvages. Émue, la jeune femme lut l’inscription tracée d’une, main malhabile sur le bois de la croix :
  
  Ici repose Justinia El Coello, sauvagement assassinée en juillet 1936 par les ennemis de l’Espagne.
  
  L’innocent s’éloigna de quelques pas, observant Muriel de ses yeux fous. Elle se signa puis resta immobile dans l’attitude que, vraisemblablement, il attendait d’elle. Un brusque sanglot, suivi d’un râle de bête la firent sursauter. De nouveau, elle eut très peur. El Coello était livide et la sueur coulait sur son visage émacié. Ses mains décharnées, levées devant lui, s’ouvraient et se refermaient avec une nervosité inquiétante. Muriel comprit qu’elle se trouvait en danger et dut faire un effort considérable sur elle-même pour arriver à sourire. Subitement, sans que rien l’eût fait prévoir, l’idiot se lança vers elle en hurlant. Prise de panique, Muriel tourna les talons et se mit à courir de toutes ses forces sur la pente du sentier. Terrifiée, elle entendait les hurlements du fou qui semblait gagner rapidement sur elle… Sans diminuer son effort, elle assura l’extrémité de sa canne dans sa main droite, décidée à se défendre s’il parvenait à la rattraper…
  
  Il allait la rejoindre, lorsqu’elle aperçut le salut, montant à sa rencontre sous la forme de Fernando Ribera, le lieutenant de police. El Coello poussa un cri de rage et elle comprit qu’il faisait demi-tour.
  
  A bout de souffle, tremblante d’émotion, elle vint se jeter contre la poitrine du gros policier qui roulait des yeux effarés.
  
  — Que s’est-il passé ? Que lui avez-vous fait ?
  
  Elle respira profondément à plusieurs reprises, puis s’éloigna d’un pas, essaya de sourire. D’une voix mal assurée, elle répondit :
  
  — Je ne sais pas… L’aubergiste m’avait parlé de lui et je suis montée par curiosité. J’étais devant la tombe de sa mère, lorsqu’il est entré en crise… Il a voulu se jeter sur moi…
  
  Le lieutenant paraissait sincèrement étonné.
  
  — Je n’y comprends rien, fit-il. El Coello est pourtant doux comme un agneau. Pourquoi êtes-vous venue jusqu’ici ?
  
  Elle soupira bruyamment :
  
  — La curiosité, lieutenant… Je suis une femme…
  
  Il grogna et reprit d’un ton bourru :
  
  — Venez, je vais vous raccompagner jusqu’au village.
  
  Elle prit le bras qu’il lui offrait et ils commencèrent à descendre. Sa frayeur passée, Muriel se demandait pourquoi Ribera était venu jusque-là. L’avait-il suivie pour l’espionner ? Ce n’était pas une idée tellement invraisemblable… Comme s’il avait deviné ses pensées, Ribera dit soudain, sans raison apparente :
  
  — Je dois descendre à Séville cet après-midi et j’étais venu voir si El Coello avait besoin de quelque chose. Tant pis pour lui, ça sera pour une autre fois…
  
  Muriel se fit plus lourde sur le bras du policier et demanda aussitôt :
  
  — Vous allez à Séville ?… Vous serait-il possible de m’emmener ?… J’ai quelques achats à faire et cela m’arrangerait bien…
  
  Surpris, il marqua un temps d’hésitation et la regarda avant d’accepter.
  
  — Avec plaisir… Je vous prendrai à deux heures, à l’auberge.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  3
  
  
  Vers quatre heures ils atteignirent les faubourgs de Séville. Le voyage s’était effectué sans histoire. Muriel avait fait à elle seule presque tous les frais de la conversation.
  
  Ils roulaient derrière un tramway bruyant, lorsque Ribera questionna sans regarder Muriel :
  
  — Où dois-je vous déposer ?
  
  Elle prit le temps pour répondre, d’une voix hésitante :
  
  — Rue Sierpes, au 42. Je vais consulter un docteur…
  
  Il lui jeta un bref coup d’œil, freina pour immobiliser la voiture derrière le tramway qui venait de s’arrêter et s’enquit avec un soudain intérêt :
  
  — De quoi souffrez-vous ? Est-ce indiscret de vous le demander ?…
  
  Elle renversa sa jolie tête sur le dossier du siège et répondit avec un rire qui sonnait faux :
  
  — Je n’en sais trop rien et les médecins ne semblent pas en savoir davantage. Je crois qu’il s’agit de rhumatismes articulaires… Mais cela peut aussi bien être toute autre chose. Quoi qu’il en soit, c’est assez douloureux et très embêtant.
  
  Le tramway qui repartait évita tout commentaire au policier occupé à passer ses vitesses. Assise de biais, Muriel l’observait avec attention. Elle aurait donné cher pour apprendre ce que Ribera pouvait savoir sur elle. Son intervention, le matin du jour précédent, ne pouvait avoir été gratuite. Sans aucun doute, sa présence à Cavaca avait attiré l’attention et paru suspecte. Muriel ne pensait pas qu’il puisse exister quelque chose de grave contre elle. Ribera n’avait pas dépassé la mesure de son enquête, et la perquisition effectuée par ses collaborateurs avait été de pure forme.
  
  Muriel comprenait cependant que son activité à Cavaca allait maintenant se trouver contrôlée. Il n’existait pas trente-six façons d’agir dans un cas semblable. Au lieu d’éviter Ribera et d’exciter, ce faisant, les soupçons qu’il pouvait avoir, il fallait au contraire rechercher sa compagnie et essayer de lui fermer les yeux par n’importe quel moyen.
  
  Occupée à réfléchir, elle ne s’était pas aperçue qu’ils avaient atteint la rue Sierpes. Ribera immobilisa la voiture devant le numéro indiqué par Muriel et questionna aimablement :
  
  — Je repars à six heures ; à quel endroit dois-je vous reprendre ?
  
  Souriante, elle eut un geste évasif.
  
  — Je ne sais pas… Je ne connais pas suffisamment Séville.
  
  Il décida pour elle :
  
  — Voyez ce grand établissement sur la gauche, à vingt mètres devant. C’est le « Café de Paris »… Je vous prendrai là à six heures.
  
  Galant, il descendit pour ouvrir la portière et l’aida à prendre pied sur le trottoir. Elle laissa sa main dans celle du policier un peu plus qu’il n’aurait convenu et, pour le remercier, le gratifia d’un de ces sourires envoûtants dont elle avait le secret. Il devint écarlate et se racla la gorge avec embarras.
  
  — Bon, fit-il… Eh bien, à six heures comme convenu. Je serai exact.
  
  Il lui lâcha la main et remonta en voiture en évitant de la regarder. Elle pénétra dans l’immeuble, après un temps d’arrêt devant la large plaque de cuivre indiquant l’existence du docteur.
  
  Elle s’engagea dans un escalier sur la gauche et monta quelques marches. Elle entendit la voiture de Ribera repartir, patienta encore quelques secondes avant de redescendre. Au lieu de regagner la rue Sierpes, elle continua sous la voûte et déboucha dans une vaste cour plantée d’arbustes. De l’autre côté de la cour, un porche s’ouvrait sur une ruelle. Elle sortit par là et marcha rapidement jusqu’à une place minuscule où elle prit un taxi.
  
  Montant en voiture, elle lança au chauffeur :
  
  — A l’ancienne Chartreuse de Triana.
  
  Le taxi démarra. Muriel ouvrit son sac, en sortit un foulard de soie jaune dont elle se couvrit la tête. Elle mit ensuite des lunettes de soleil et se tassa dans le coin du siège, certaine que Ribera lui-même ne prêterait aucune attention à elle s’il l’apercevait.
  
  La chaleur était insupportable. Muriel avait l’impression que sa robe de tussor collait à son corps. Elle baissa la vitre à sa portée, espérant que le vent de la course chasserait les vapeurs d’essence qui l’écœuraient.
  
  Ils atteignirent rapidement le Guadalquivir qui étincelait sous les rayons dorés du soleil. De l’autre côté du pont, ils pénétrèrent dans Triana.
  
  Le chauffeur arrêta la voiture devant la porte de l’ancienne Chartreuse, transformée en faïencerie. Muriel paya et pénétra dans un bistrot crasseux où elle but un jus d’orange glacé pour se désaltérer.
  
  Lorsqu’elle ressortit, le taxi avait disparu. Elle partit à pied, engourdie par la chaleur intense. Cent mètres plus loin, elle s’engagea dans une ruelle étroite, mal pavée, où les relents nauséabonds des flaques d’eau pourrie qui stagnaient çà et là luttaient avec le parfum des jasmins et des clématites lancés à l’assaut des murs lézardés.
  
  Elle marcha jusqu’au fond de la ruelle et pénétra sans hésiter dans la boutique sombre et basse d’un vannier. Un véritable amoncellement de corbeilles et de paniers s’élevait jusqu’au plafond noirci. Il n’y avait personne. Muriel appela pour signaler sa présence. Des pas lourds ébranlèrent le plafond, puis les marches d’un invisible escalier. Les perles de bois d’un rideau tintèrent. Un curieux personnage apparut dans la pénombre. Un bandeau de cuir noir masquait son œil gauche : c’était la première chose que l’on remarquait sur son visage presque noir, couturé de nombreuses cicatrices. Le crâne chauve luisait comme une boule d’ivoire amoureusement polie. Trapu, l’homme portait devant lui un ventre proéminent en forme de poire. La jambe gauche était nettement plus courte que l’autre. Tel qu’il était, la tête fièrement dressée, il évoqua aussitôt dans l’esprit de Muriel l’image de quelque « capitaine Kid » échappé d’une histoire de forbans.
  
  Il l’observait avec curiosité, peu habitué sans doute à recevoir de pareilles clientes. Souriante, elle murmura en l’examinant de la tête aux pieds :
  
  — Je voudrais une corbeille qui puisse contenir dix-sept oranges.
  
  Il n’eut aucune réaction, la considéra simplement avec plus d’intensité. D’une voix rocailleuse, curieusement rythmée, il rétorqua :
  
  — En jonc ou en osier ?
  
  Elle répondit d’un ton malicieux :
  
  — En jonc avec des garnitures d’osier. Je parie que vous n’en avez pas.
  
  Un gros rire le secoua tout entier. Il s’avança en boitillant et passa devant elle pour aller fermer la porte. Il revint, souleva la portière en perles de bois et fit un geste large de la main :
  
  — Entrez, señora. Vous êtes ici chez vous.
  
  Elle baissa la tête pour franchir la porte basse et pénétra dans une pièce sombre qui devait servir à la fois de cuisine et de salle de réception. Le vannier avança une chaise aussi boiteuse que lui et il dit avec rondeur :
  
  — Vous m’appellerez Alonso, Alonso tout court…
  
  J’avais été prévenu de votre visite, mais, pour ne pas mentir, je ne vous attendais pas si tôt. Ce n’est pas tous les jours que l’on m’envoie d’aussi jolies femmes…
  
  Il ouvrit un placard, puis posa sur une table souillée deux verres et un flacon de xérès.
  
  — Une petite goutte, senora ?
  
  — Avec plaisir, Alonso.
  
  Il emplit les verres, lui en tendit un. Ils burent quelques gorgées, puis subitement soucieuse, Muriel s’enquit :
  
  — Pourrai-je vous parler maintenant ?
  
  Il attira une autre chaise, s’y installa avec souplesse, vida son verre d’un trait, s’essuya la bouche d’un revers de main, se pencha et appuya ses coudes sur ses cuisses larges.
  
  — Je vous écoute.
  
  Ce que Muriel avait à dire était si extraordinaire qu’elle hésita de longues secondes avant de commencer. Puis elle se décida :
  
  — Je vous demande de ne pas m’interrompre, même si ce que je vais raconter vous paraît invraisemblable. Depuis une semaine, je suis installée à Cavaca, dans la Sierra de Aracena, sur l’ordre du Service. J’avais pour mission d’obtenir des informations sur l’activité d’une usine nouvellement installée dans la montagne, dans les bâtiments d’un fort désaffecté. Ce matin, j’ai pu observer l’usine au moyen de ma longue-vue. Ce que j’ai découvert est réellement stupéfiant. Je n’ai jamais eu d’hallucinations et suis certaine de la réalité de ce que j’ai pu voir. Au moment où je tenais les bâtiments de l’ancien fort dans ma longue-vue, un homme manœuvrait un léger treuil, actionné par un tout petit moteur. Par le moyen de ce treuil, il a remonté des entrailles du fort un énorme camion qui devait peser au moins dix tonnes. C’était ahurissant…
  
  Elle se tut un instant pour guetter les réactions d’Alonso. Le vannier à l’allure de pirate restait parfaitement impassible. Elle continua, plus calmement :
  
  — Ce n’est pas tout… Le camion déposé sur le terre-plein devant le fort, trois personnages sont apparus par la porte blindée. Il y avait un général de l’armée espagnole et deux civils aux cheveux gris coupés en brosse, portant tous deux des lunettes. Le général a ouvert le capot du camion et j’ai pu distinguer, très nettement, ce qui se trouvait sous ce capot.
  
  Elle avala une salive réticente et dit très vite :
  
  — Un moteur minuscule, d’un seul cylindre, tel qu’on en voit sur les plus petites motocyclettes. Ce moteur semblait ridicule sous le vaste capot du camion. Ensuite, le général et les deux civils sont montés dans le camion qui a démarré. Je l’ai vu, de mes yeux vu, rouler sur la route qui s’élève en lacets au flanc de la montagne et rouler au moins à soixante à l’heure, simplement actionné, selon toute vraisemblance, par le petit moteur dont je vous ai parlé.
  
  Imperturbable, Alonso questionna :
  
  — Avez-vous pu prendre des photographies ?
  
  Elle secoua sa jolie tête et fit une moue :
  
  — Non. J’ai reçu hier la visite de la police et j’avais jugé préférable de ne pas me charger d’un appareil.
  
  Alonso se pencha de côté et glissa sa grosse main dans une poche de sa veste de toile d’où il sortit un « puro » noir et noueux qu’il ficha d’un mouvement sec entre ses dents jaunes et pointues. Il craqua une allumette, mit le feu au cigare, puis questionna en promenant son regard de cyclope sur la séduisante silhouette de la jeune femme :
  
  — Racontez-moi ça…
  
  — Un lieutenant de police est venu avec deux gendarmes. Il m’a demandé mon passeport, m’a posé les questions d’usage sur mon identité, pour s’assurer que je me souvenais encore de ma date de naissance. Puis, ses hommes ont fouillé mes bagages, sans insister. Il voulait surtout savoir pourquoi j’étais venue à Cavaca… Ma réponse a paru le satisfaire… Je l’ai revu ce matin et je ne suis pas sûre qu’il ne m’ait pas suivie dans la montagne. Il m’avait conseillé hier de ne pas m’éloigner du village. Il s’appelle Fernando Ribera et c’est avec lui que je suis descendue à Séville cet après-midi. Il doit me reprendre à six heures au « Café de Paris » dans la rue de Sierpes.
  
  Alonso avait écouté avec beaucoup d’attention. Il retira le cigare de ses lèvres gercées, frotta une cicatrice sur sa joue de son pouce replié et questionna :
  
  — Il est en uniforme ?
  
  Muriel fit un signe de tête affirmatif. Alonso reprit, l’air pensif !
  
  — J’irai jeter un coup d’œil à six heures. Il serait utile de savoir s’il ne s’agit pas d’un type du contre-espionnage, camouflé en simple flic. De toute façon, puisqu’il s’intéresse à vous, il ne faut pas essayer de lui échapper.
  
  Son regard se fit expressif, il humecta ses lèvres de sa langue pointue :
  
  — Vous avez tout ce qu’il faut pour mettre n’importe quel type dans votre poche. Je suppose que vous devez savoir comment vous y prendre…
  
  Muriel tira sa jupe, d’un geste machinal, sur ses genoux. D’une voix douce, elle assura :
  
  — Je sais comment m’y prendre, soyez tranquille…
  
  Alonso demeura silencieux, tirant à courtes bouffées sur son « puro » dont l’odeur acre et forte commençait à incommoder Muriel. Elle demanda :
  
  — Vous reverrai-je avant six heures ?
  
  — Non. Ce n’est pas nécessaire. Retournez à Cavaca, essayez de vous mettre au mieux avec le flic, cherchez de nouveaux renseignements. Si vous avez quelque chose d’important à transmettre, vous savez où me trouver. Si, de mon côté, j’ai quelque chose à vous dire, je m’arrangerai pour prendre contact avec vous.
  
  Il se leva en souplesse et marcha jusqu’à la table pour prendre la bouteille de xérès et remplir les verres. Il choqua son verre contre celui de Muriel qui s’était dressée à son tour et ajouta comme s’il s’agissait d’une chose sans importance :
  
  — J’allais oublier… Faites attention. J’ai de bonnes raisons de croire que nous ne sommes pas les seuls sur cette affaire. D’autres services s’y intéressent et vous devez déjà avoir des concurrents sur place. Vous ne perdriez pas votre temps en essayant de les repérer… Je m’y emploie de mon côté.
  
  Il vida son verre d’un mouvement sec du poignet et conclut avec un large sourire :
  
  — Vous feriez mieux de repartir. Dès ce soir, je vais transmettre vos informations à qui de droit. Il est possible que vous receviez bientôt des renforts.
  
  Il alla soulever la portière, puis s’effaça pour la laisser passer. Il la reconduisit jusque sur le trottoir et dit en manière d’adieu, une lueur trouble dans son œil unique :
  
  — Ça ne fait rien… Y a tout de même des types qui ont de la veine… Pour quelques jours, je voudrais bien m’appeler Fernando Ribera et être officier de la police espagnole. Bon retour, senora.
  
  Elle sortit son plus joli sourire et répondit, avant de s’éloigner :
  
  — Il est encore temps d’aller offrir vos services au Caudillo. A bientôt, Alonso…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  4
  
  
  Avec un soupir de lassitude, Hubert Bonisseur de la Bath retira son veston de gabardine claire et le lança sur un fauteuil. Il desserra sa cravate, déboutonna le col de sa chemise et dit avec mauvaise humeur :
  
  — On crève de chaleur, ici.
  
  Très à son aise, Bug se renversa dans son fauteuil, allongea le bras et mit le ventilateur en marche. Il entreprit ensuite de décortiquer quelques tablettes de chewing-gum et enchaîna d’un ton tranquille :
  
  — Le vieux fort de Braja n’avait plus été utilisé depuis la fin de la guerre civile. Voici un peu plus d’un an, notre consul à Séville avait appris par un informateur qu’une usine travaillant pour la défense nationale venait d’y être installée. Sur le coup, il n’avait plus prêté une attention particulière à cette nouvelle. Voici deux mois, en mettant ses dossiers à jour, il a retrouvé la note contenant l’information. A tout hasard, il a essayé d’obtenir des tuyaux supplémentaires. Je vous ai fait lire le rapport… L’usine installée dans le fort est soumise, depuis le début, au secret le plus absolu. Le personnel qui s’y trouve employé est particulièrement restreint. Notre consul a essayé de savoir la nature du matériel qui avait été apporté au moment de l’installation. Il s’agit uniquement de matériel électrique dont nous avons pu savoir la provenance. Cela ne nous aurait rien appris, si nous n’avions su, d’une source absolument sûre, que Karl Reinbach et Heinrich Liedmann y travaillaient ensemble. Ces deux types sont des savants allemands qui ont pu s’échapper au moment de la débâcle de leur pays et sont venus se réfugier en Espagne, c’est là que l’affaire se complique… Reinbach et Liedmann sont connus pour leurs travaux sur les rayons cosmiques, mais les observations que nous avons pu faire ne concordent pas… Outre le fait que le vieux fort de Braja n’occupe pas une situation idéale pour l’étude des rayons cosmiques, aucune installation nécessaire à cette étude ne semble y avoir été faite. Nous possédons plusieurs photographies aériennes du fort. On n’y peut découvrir aucune superstructure…
  
  Immobile, près de la fenêtre, Hubert regardait au-dehors, dans la cour intérieure du Consulat. Bug savait que, malgré son attitude indifférente, Hubert l’écoutait intensément. Il glissa d’un coup dans sa bouche les tablettes de gomme qu’il venait de dépouiller, mastiqua un instant et poursuivit :
  
  — Après cela, nous avons compris l’importance de ce qui se tramait à Braja. Dans le même temps, en guise de confirmation, j’ai appris que d’autres services de renseignements s’intéressent aussi à l’affaire. Alerté, M. Smith a d’abord fait la sourde oreille, prétextant qu’il ne fallait courir le risque d’aucun incident au moment où des tractations étaient en cours entre l’Espagne et notre pays. Puis il s’est décidé à envoyer quelqu’un et a expédié votre belle amie Muriel Savory. Là-haut depuis huit jours, elle vient de donner des nouvelles.
  
  Il s’interrompit pour mastiquer à son aise. Hubert pivota lentement sur ses talons pour revenir vers le bureau.
  
  — J’ai cru utile, continua Bug, de placer un tampon entre cette femme et moi. Elle est en contact avec un ancien capitaine de l’armée en déroute, qui nous a rendu pas mal de services. C’est une sorte d’agent double, surtout précieux pour les attaches qu’il entretient avec nos adversaires.
  
  Hubert fit une grimace d’inquiétude et s’étonna :
  
  — Et vous avez placé Muriel à la merci de ce type ? Vous devez savoir qu’elle travaillait auparavant pour ceux d’en face, sa vie ne pèserait pas lourd si ses anciens patrons parvenaient à l’identifier.(1)
  
  Très calme, Bug répliqua :
  
  — C’est précisément parce que je connaissais son passé que je n’ai pas voulu être en relation directe avec elle. Pour le tampon, je n’avais pas tellement le choix, et Alonso me semblait tout Indiqué. Admettons que votre belle amie ne soit pas tout à fait sincère, nous ne manquerons pas d’assister à une petite corrida dont Alonso fera les frais.
  
  Hubert ouvrit la bouche pour protester, puis se ravisa et dit froidement en retournant vers la fenêtre :
  
  — Vous connaissez votre boulot, Bug. Si vous me racontiez maintenant la suite de l’histoire…
  
  Bug ramassa sa gomme dans le creux de sa joue gauche et continua en baissant la voix :
  
  — Je ne connais pas Muriel Savory et ignore quel crédit il convient de lui accorder. L’histoire qu’elle raconte est assez époustouflante. Elle dit avoir vu sortir un camion de dix tonnes du fort de Braja, soulevé par un treuil tout juste assez bon, d’après les apparences, à déplacer des sacs de charbon. Elle affirme aussi que ce camion de dix tonnes était muni d’un moteur de motocyclette, monocylindrique. Elle dit avoir vu ce camion escalader la route au flanc de la montagne à plus de soixante à l’heure… Trois hypothèses : votre amie a des visions, ou bien elle se fout de nous, ou alors, si elle dit vrai, nous avons mis le doigt sur une affaire du tonnerre de Dieu.
  
  Visage tendu, Hubert regarda de nouveau Bug et assura d’un ton paisible :
  
  — La troisième hypothèse est la bonne, sans aucun doute. Muriel ne s’est jamais prise pour Jeanne d’Arc et si elle voulait se foutre de nous, elle ne le ferait pas de cette façon.
  
  Une lueur d’excitation brilla dans son regard métallique et il ajouta d’un ton décidé :
  
  — Je crois que je ferais bien de m’intéresser « personnellement » à cette histoire. Qu’est-ce que vous en pensez ?
  
  Avec précision, Bug cracha sa gomme dans une corbeille à papier qui se trouvait à deux mètres de lui. Il répliqua en souriant :
  
  — Vous n’êtes pas venu ici pour vous reposer. En ce qui concerne le mystère de Braja, je suppose que nos deux savants prussiens ont dû découvrir une nouvelle source d’énergie.
  
  Les paupières de Hubert se baissèrent sur son regard aigu. Pensif, il répliqua :
  
  — Ouais… A moins que…
  
  Bug le coupa.
  
  — Je vais vous préparer une « couverture ». Vous pourrez partir demain… Vous irez acheter du cuivre dans les mines d’Aracena. Vous trouverez dans la bibliothèque du Consulat de quoi vous instruire suffisamment pour ne pas avoir l’air d’une cloche en discutant avec les gens du métier. Je pense que vous pourrez vous installer au village d’Aracena à cinq kilomètres à peine de Cavaca.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  5
  
  
  Par la fenêtre ouverte, les bruits les plus divers pénétraient dans le bureau. Mais Ribera n’entendait ni les trilles joyeux des oiseaux, ni le grondement cahoteux d’une charrette sur la route, ni le murmure lointain qui parvenait assourdi des mines de cuivre, visibles comme des blessures au flanc de la Sierra.
  
  D’un geste machinal, Ribera lissait et relissait sa moustache cosmétiquée, dont les pointes se dressaient en un accent conquérant. Un visage de femme, d’une beauté fascinante, s’imposait à l’esprit de Fernando sans qu’il pût s’en défendre. La veille, tout le temps qu’avait duré le retour de Séville, elle s’était montrée adorable, presque provocante… Une partie de la nuit, Fernando s’était interrogé. Il était sûr, bien entendu, de son charme personnel, et depuis longtemps persuadé de posséder un pouvoir tout particulier sur les femmes. Mais Muriel Solona n’était pas une femme comme les autres… Jamais Fernando n’en avait connu de comparable. Pourtant, elle s’était conduite avec lui comme la plupart des femmes et, au moment où elle l’avait quitté, sa jolie petite main s’était attardée dans la sienne de façon tout à fait significative.
  
  Le claquement d’une porte l’arracha brutalement à sa rêverie. Il cessa de lisser sa moustache, fronça les sourcils, puis d’un mouvement décidé, attira vers lui la pile de courrier posée sur son bureau.
  
  C’était le train-train habituel des notes de service, d’une stupidité jamais démentie. L’une après l’autre, Ribera les mettait de côté après y avoir apposé son paraphe pour certifier qu’il en avait pris connaissance.
  
  La dernière enveloppe lui arracha un sursaut et il fit entendre toute une série de claquements de langue en la soulevant à hauteur de ses yeux pour mieux l’examiner. Elle n’était pas adressée à « Monsieur le Lieutenant chargé de la sécurité des territoires d’Aracena », mais à « Monsieur Fernando Ribera, lieutenant de police à Cavaca ». D’autre part, la suscription n’était pas dactylographiée, mais écrite à la main en lettres capitales.
  
  Longtemps, Fernando Ribera avait exercé les fonctions de chef de police dans une petite ville de Catalogne. Il y avait acquis une certaine expérience et sut tout de suite, avant même de déchirer l’enveloppe, qu’il s’agissait d’une lettre anonyme.
  
  Il ne s’était pas trompé et se permit de sourire avec fatuité avant de commencer à lire le texte court, écrit de la même façon que l’adresse. Puis son visage rond et plein se colora et ses yeux se dilatèrent dans une expression d’intense surprise. Le poulet était ainsi libellé :
  
  
  
  ÊTES-VOUS COMPLÈTEMENT AVEUGLE OU BIEN TRAITRE A L’ESPAGNE ? A L’AUBERGE DE CAVACA RÉSIDE ACTUELLEMENT UNE FEMME QUI EST UNE ESPIONNE AU SERVICE D’UN PAYS ÉTRANGER. ELLE PRÉTEND S’APPELER MURIEL SOLONA, MAIS CELA EST FAUX. SI VOUS VOULEZ LA CONFONDRE, EXAMINEZ DE PRÈS LA JOLIE CANNE DONT ELLE NE SE SÉPARE JAMAIS ET QUI EST EN RÉALITÉ UNE LONGUE-VUE, DONT ELLE SE SERT POUR OBSERVER CERTAINES CHOSES QU’ELLE NE DEVRAIT PAS VOIR. DÉCIDEZ-VOUS A FAIRE VOTRE DEVOIR OU VOTRE ATTITUDE SERA SIGNALÉE EN HAUT LIEU ET SANCTIONNÉE COMME IL CONVIENT.
  
  
  
  C’était tout. Aucune signature, ni formule de remplacement dans le genre : « un ami qui vous veut du bien » ou « un défenseur du pays ».
  
  Troublé, Fernando Ribera posa la lettre devant lui et reprit l’enveloppe. Celle-ci portait le cachet de la poste centrale de Séville et était datée de la veille, dix-sept heures trente.
  
  Trois jours plus tôt, Fernando Ribera avait reçu une note de la police d’État de Séville, attirant son attention sur Muriel Solona dont certaines informations laissaient penser que sa présence à Cavaca pouvait avoir d’autres raisons que celle d’une santé précaire. Fernando Ribera, ayant fait ce qu’il convenait de faire, avait profité de son court voyage à Séville pour remettre son rapport sur les résultats négatifs de l’interrogatoire de Muriel Solona et de la fouille des bagages.
  
  Fernando se félicitait d’avoir agi aussi vite. Ainsi, il se trouvait couvert au regard de ses chefs… Néanmoins, il devinait que le dénonciateur anonyme n’en resterait pas là. Il fallait prendre des précautions pour éviter des ennuis, tout en continuant de surveiller la jeune femme.
  
  Décidément, cette lettre mettait Fernando de très mauvaise humeur. Pour lui, les belles espionnes n’existaient que dans les romans et il ne pouvait s’imaginer que la belle et douce Muriel puisse faire un pareil métier. Elle était si jolie… Si séduisante et si simple à la fois, qu’il était réellement impossible de lui attribuer de si noirs desseins.
  
  Toutefois, Fernando tenait à sa situation. Il fallait trouver une solution, établir un plan d’action…
  
  Le visage rond du lieutenant de police s’illumina soudain. Il avait trouvé… Sans perdre de temps, il fallait envoyer un nouveau rapport à Séville où il ferait état de la lettre anonyme qu’il venait de recevoir. Il dirait son opinion de la fausseté « quasi certaine » des accusations portées, mais assurerait en même temps avoir pris déjà toutes dispositions nécessaires au renforcement de la surveillance exercée sur Muriel Solona.
  
  Son sourire s’épanouit davantage, ses yeux ronds brillèrent de plaisir. Cette surveillance, il était bien décidé à l’exercer lui-même… Il s’agissait là d’un travail tout à fait à sa mesure et qui s’annonçait des plus agréables. Renversé sur son siège, il caressa les boutons de son uniforme avec un air satisfait. Il se sentait très capable de séduire la jolie pensionnaire de l’auberge et de lui tirer les vers du nez, en admettant que soit fondée la suspicion dont elle était l’objet.
  
  Il allait presser le bouton d’appel pour faire venir son secrétaire, lorsqu’un pas net, bien que nonchalant, résonna au-dehors sur la route blanche qu’inondait le soleil. Le cœur de Ribera se mit à battre fort. Il se leva, poussé par un obscur instinct, et gagna la fenêtre.
  
  C’était Muriel Solona, vêtue de sa robe de tussor qui la moulait de façon si troublante. Elle s’avançait sans hâte, prenant appui sur sa lourde canne d’ébène.
  
  Aussitôt après l’avoir reconnue, Ribera voulut reculer pour se dissimuler. Trop tard, elle l’avait aperçu et son magnifique visage s’illuminait d’un sourire enjôleur. Elle vint directement jusqu’à la fenêtre, s’arrêta à deux pas et murmura de sa belle voix qui faisait frissonner Fernando :
  
  — Bonjour, monsieur le Lieutenant. Avez-vous bien dormi ?
  
  Un embarras imprévu paralysait soudain Ribera qui s’en voulait de ne pas se montrer à la hauteur de la situation. Pourtant, il avait maintenant une mission à remplir auprès de cette femme, et il convenait de jouer serré. Il réussit à sourire, à donner à son regard l’expression admirative qui convenait.
  
  — Vous êtes bien la dernière personne que j’attendais ce matin, fit-il. Mais vous ne sauriez imaginer combien votre visite me fait plaisir…
  
  — Puis-je entrer ?
  
  Avec une chaleur qui n’était plus feinte, il assura :
  
  — Je vous en prie… Ma porte vous est ouverte.
  
  Il se pencha sur l’appui de la fenêtre et lança à l’intention de l’agent qui montait la garde devant l’entrée du poste :
  
  — Faites entrer cette dame, et amenez-la jusqu’à mon bureau.
  
  Elle s’éloigna aussitôt. Très agité, Fernando Ribera essayait de se fixer un plan d’action. Muriel Solona avait la canne dont parlait le dénonciateur anonyme. Il était bien décidé de s’y intéresser et redoutait que ce dénonciateur anonyme ait dit la vérité.
  
  La porte du bureau s’ouvrit. Muriel entra, épanouie, sa canne d’ébène glissée sous son bras gauche. Ribera fit pivoter un fauteuil et l’invita à s’y asseoir. Le regard qu’elle lui adressa avant de se laisser glisser dans le siège lui fit monter le feu aux joues. Néanmoins, ne pouvant oublier son devoir, il tendit la main avec autorité vers la canne d’ébène.
  
  — Vous permettez que je vous débarrasse ?…
  
  Elle le laissa faire, sans la moindre résistance.
  
  — Je ne pensais pas que votre poste était aussi loin du village, fit-elle. Quelle chaleur, déjà !
  
  Elle soupira avec grâce et glissa sa main dans le large décolleté de sa robe pour se donner un peu d’air. Placé comme il l’était, Ribera ne put éviter de découvrir les douces rondeurs d’une poitrine admirable que rien n’emprisonnait. La gorge sèche, il s’attarda un instant, puis se redressa avec vivacité alors que Muriel levait vers lui son visage coloré par la marche.
  
  — Au fait, dit-elle avec une confusion inattendue, je ne sais pas très bien pourquoi je suis venue jusqu’ici. Peut-être simplement pour vous voir… Qu’allez-vous penser ?
  
  Elle s’étira langoureusement, renversa la tête pour appuyer sa nuque sur le dossier. Écarlate, Ribera avait déjà oublié tous ses plans. Elle le considéra avec un étonnement moqueur et tendre, comme si elle comprenait parfaitement le trouble dont sa présence était la cause. Puis, avec un parfait naturel, elle pointa un doigt vers la canne que le policier tenait toujours dans ses grosses mains.
  
  — Une pièce magnifique, n’est-ce pas ? Je vous ai dit avant-hier que c’était un souvenir de famille… Maintenant que nous nous connaissons mieux, je vais vous faire une surprise…
  
  L’expression de son visage devint mystérieuse.
  
  — Cette canne n’est pas simplement une canne. Voyons si vous pouvez devinez ce qu’elle contient ?
  
  Déconcerté, Fernando Ribera ne savait plus que penser. Se moquait-elle de lui ? Non, ce n’était pas possible… Il suffisait de la regarder… Il fut sur le point d’affirmer qu’il était au courant, puis se ravisa et fit semblant de se prêter au jeu :
  
  — C’est une canne-fusil ?
  
  Le rire clair de Muriel emplit la pièce. Elle glissa de nouveau sa main dans le décolleté de sa robe et reprit avec amusement :
  
  — Vous avez perdu… C’est une canne longue-vue. La poignée et l’embout se dévissent, mais dans le sens contraire au pas universel. Essayez…
  
  Ribera resta un instant stupide. Puis, maladroit, il obéit à l’injonction de la jeune femme. Sans difficulté, il retira la poignée qu’il posa sur le bureau, puis l’embout.
  
  — Regardez par la pointe.
  
  Il se dirigea vers la fenêtre et leva la longue-vue à hauteur de son œil. L’optique en était remarquable et les jumelles que Ribera tenait de l’administration étaient loin de donner un aussi fort grossissement. Il prolongea son observation, pour se donner le temps de réfléchir. Le dénonciateur anonyme avait dit la vérité au sujet de cette canne. Mais la valeur du renseignement était réduite à néant puisque Muriel Solona n’en faisait aucun mystère. Une aussi jolie femme devait avoir des ennemis… Une rivale, ou un soupirant éconduit. Soulagé, Ribera revint vers le bureau, revissa la poignée puis l’embout de la canne.
  
  — C’est extraordinaire, fit-il. Jamais je n’aurais pu supposer…
  
  Muriel reprit la canne qu’il lui tendait et la balança dans ses jolies mains.
  
  — Elle est assez lourde, dit-elle, pour être également une arme redoutable. Si vous n’étiez intervenu à temps, hier matin, El Coello en aurait fait l’expérience. Je préfère toutefois n’avoir pas été obligée de m’en servir…
  
  Ribera eut un large mouvement de bras.
  
  — Je n’arrive pas à comprendre, assura-t-il, ce qui a pu se passer dans l’esprit de l’innocent. C’est la première fois qu’un pareil incident se produit. Êtes-vous sûre de ne pas l’avoir provoqué ?
  
  Muriel prit un air indigné :
  
  — Lieutenant !… Vous plaisantez ! Au contraire, je me suis montrée très gentille. Qu’allez-vous faire, maintenant ?… Vous ne pouvez laisser en liberté un fou qui se montre dangereux… Un jour ou l’autre, il y aura un drame et ce sera trop tard.
  
  Ennuyé, Ribera eut un geste évasif.
  
  — C’est plus difficile que vous ne le pensez. El Coello fait un peu figure de mascotte aux yeux des gens du village. Ils le croient doux comme un agneau et ne comprendraient pas une mesure de police. Je vous demande simplement de ne pas retourner là-haut…
  
  Muriel dissimula son dépit. Retourner « là-haut » était précisément son désir le plus cher. Mais elle ne pourrait le faire, tant que le fou serait là. Un nouvel incident pourrait mettre la puce à l’oreille de Ribera. Il était inutile d’insister pour l’instant mais elle se promit de reprendre le sujet dès qu’elle serait suffisamment avancée dans les bonnes grâces du policier. Elle se disposait à se lever pour prendre congé, lorsque le téléphone se mit à sonner. Ribera eut un geste d’excuse et décrocha l’appareil. Il s’annonça, se figea aussitôt, au garde-à-vous, et répliqua avec obséquiosité :
  
  — Mes respects, mon général… Oui, je vous écoute… parfaitement, je vais noter…
  
  Il allongea la main, saisit un crayon, un bloc, et reprit :
  
  — Je suis prêt… La route du faîte, depuis la sortie de Cavaca jusqu’au kilomètre 17… Oui, c’est noté… De dix heures trente à midi, tous les matins, jusqu’à nouvel avis. Entendu, mon général… A trois heures cet après-midi, au fort… Entendu, mon général, j’y serai… A vos ordres, mon général.
  
  Il claqua les talons puis raccrocha le combiné. Il déchira la feuille du bloc et la glissa dans un tiroir qu’il referma à clé. Muriel affectait un air indifférent, mais elle n’avait rien perdu du monologue et savait de quoi il s’agissait. Sans aucun doute, le général était celui qu’elle avait aperçu la veille dans le champ de sa lunette, à côté du mystérieux camion. Il avait dû demander à Ribera de faire interdire toute circulation sur la route du faîte, qui montait de Cavaca vers un sommet de la Sierra, en passant à proximité du fort de Braja. Vraisemblablement, des essais allaient être faits sur cette route tous les matins, entre dix heures trente et midi.
  
  Elle se leva, déployant toute sa séduction, et vint tout près de Ribera qui restait pensif.
  
  — Je m’en vais, fit-elle. Je vois que vous avez beaucoup de travail… Si vous descendez au village, ne manquez pas de venir me voir à l’auberge, cela me fera réellement plaisir.
  
  Il sursauta, comme arraché à ses pensées et lui prit la main en lui rendant son sourire. Sans réfléchir, il répliqua :
  
  — Accepteriez-vous de dîner avec moi, ce soir ?
  
  Elle marqua un temps, pour exprimer sa surprise, puis questionna, visiblement ravie :
  
  — Où ?
  
  — Mais, à l’auberge, si cela ne vous dérange pas.
  
  Elle accepta aussitôt.
  
  — C’est entendu, je vais prévenir Espinel. A ce soir, monsieur le Lieutenant…
  
  Il retint la main qu’elle cherchait à reprendre, son large visage se colora :
  
  — Appelez-moi Fernando…
  
  Elle dut lutter contre l’envie de rire qui la soulevait, respira profondément, et répondit dans un murmure :
  
  — A ce soir, Fernando.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  6
  
  
  Espinel avait assez mal accueilli les instructions de Muriel après que celle-ci lui eut annoncé qu’elle serait, pour le dîner, l’invitée du lieutenant de police. Amusée, Muriel avait compris que l’aubergiste était jaloux. Pour essayer de se faire pardonner, elle s’était montrée aussi gentille que possible, mais sans succès. Espinel conservait un air de dignité froissée, et son regard se faisait nettement réprobateur chaque fois qu’il se posait sur Muriel.
  
  Il consentit néanmoins à dresser les deux couverts dans une petite salle donnant sur la cour intérieure de l’auberge et reliée à la grande salle par un couloir, où se trouvaient disposés un lavabo et une cabine téléphonique.
  
  Très satisfaite de la tournure prise par ses relations avec Ribera, Muriel avait soigné sa toilette pour se rendre plus irrésistible encore. Sa robe noire demi-longue, laissait nues ses magnifiques épaules et ne dissimulait pratiquement rien de sa poitrine superbe, pour peu qu’elle se penchât…
  
  Espinel, lui-même, avait oublié un instant sa rancœur en la voyant descendre. Par souci de couleur locale et pour flatter l’orgueil national de Ribera, elle avait planté dans son épais chignon deux peignes andalous, incrustés de nacre et d’or.
  
  Ribera était arrivé au moment où un orage d’une violence extrême venait de se déclencher sur la Sierra. Subjugué par l’ensorcelante beauté de Muriel, il lui avait été impossible d’ouvrir la bouche avant le rôti, puis, la chaleur d’un vin capiteux aidant, il s’était animé. Dès le dessert, Muriel avait été obligée de freiner ses ardeurs galantes.
  
  De temps à autre, le fracas du tonnerre roulant sur la Sierra, comme un barrage d’artillerie, les obligeait à interrompre la conversation. Muriel profitait de ces pauses pour, jouer habilement de la prunelle et assurer, par d’expressifs regards, le véritable envoûtement que Ribera subissait sans chercher le moins du monde à s’en défendre. Avec prudence, elle avait, à plusieurs reprises, abordé le sujet qui l’intéressait. Mais le policier faisait la sourde oreille, sans qu’elle pût savoir s’il s’agissait d’une attitude volontaire, ou si, sous le charme, Fernando était incapable de penser à tout ce qui ne pouvait avoir de rapport avec elle. Elle trouva enfin un biais et lui prit la main pour suggérer :
  
  — Vous êtes un compagnon très agréable, Fernando… Je voudrais vous connaître davantage. Si vos occupations vous en laissent le loisir, j’aimerais que vous m’accompagniez dans mes promenades matinales. Si vous le pouviez, nous pourrions nous retrouver demain matin, vers les onze heures, et marcher ensemble dans les taillis… Dites oui, je vous en prie…
  
  Il faillit accepter d’enthousiasme, se rappela que cela lui était impossible, se rembrunit et répondit d’un air dépité :
  
  — Je suis désolé, mais cela n’est pas possible. Depuis ce matin, j’ai de nouvelles obligations… Je dois assurer la sécurité du fort de Braja, qui se trouve à trois kilomètres d’ici, et je serai précisément pris demain matin pour cela.
  
  Il caressa doucement la main de Muriel et ajouta en rougissant :
  
  — Mais cela ne nous empêchera pas de nous voir. Ces nouvelles obligations me contraindront à m’installer ici de façon complète. Auparavant, je rentrais tous les soirs à Aracena où j’avais loué une maison. A partir de demain, je vais loger dans cette auberge.
  
  Il se tut et détourna la tête en avalant sa salive, incapable de dissimuler les espoirs que cette nouvelle situation avait fait naître dans son esprit. Muriel battit des paupières, retira lentement sa main, signifiant que ses pensées suivaient un cours identique… Puis, comme pour chasser la gêne qui pesait entre eux, elle questionna avec une désinvolture forcée :
  
  — Depuis quand les policiers sont-ils chargés d’assurer la sécurité des militaires ?
  
  Il la regarda incompréhensif. Elle précisa avec enjouement :
  
  — Vous m’avez bien dit que vous étiez chargé de garder le fort de Braja ?
  
  Il rit et répliqua sans méfiance :
  
  — Il n’y a, pour ainsi dire, pas de militaires au fort. Les services de recherches de l’armée y ont installé un laboratoire. Le fort n’est plus habité que par des savants et des techniciens.
  
  — Et que fabriquent-ils, les pauvres, dans un pareil endroit ?
  
  Ribera semblait avoir oublié toutes les consignes de discrétion.
  
  — Je n’en sais trop rien… Il s’agit de recherches scientifiques… Peut-être d’armes nouvelles, je ne suis pas dans le secret des dieux.
  
  Muriel comprit qu’il disait vrai. Un coup de tonnerre, plus violent que les autres, la fit sursauter. Elle se jeta contre Ribera, qui conservait assez de sang-froid pour ne pas manquer d’exploiter la situation. Rougissante, elle reprit sa place en repoussant les mains du policier qui se faisaient audacieuses.
  
  — Soyez raisonnable, fit-elle sans le moindre accent d’irritation. On pourrait nous voir et…
  
  Elle se tourna vers la fenêtre. L’eau ruisselait sur les vitres… Brusquement, elle frissonna et se jeta vers son compagnon, avec un cri de terreur. Surpris, Ribera la serra dans ses bras et s’enquit :
  
  — Qu’est-ce que c’est ?… Qu’avez-vous vu ?…
  
  D’une voix blanche, elle répondit, pointant le doigt vers la fenêtre :
  
  — Là… Derrière la vitre… El Coello… Il nous espionnait.
  
  Vivement, Ribera repoussa la table et se leva d’un bond :
  
  — Ne bougez pas, je vais voir.
  
  Il partit en courant, disparut dans le couloir. Aussitôt, Muriel tendit la main vers la sacoche de cuir fixée au baudrier dont Ribera s’était débarrassé au début du repas en le déposant près de lui sur la banquette. Sous l’abri de la table, elle ouvrit le sac, glissa la main à l’intérieur. Elle trouva immédiatement le trousseau de clés qu’elle cherchait et le sortit. Elle repoussa la sacoche, ouvrit son réticule et y prit le bloc de terre à modeler qui s’y trouvait à dessein.
  
  Elle se disposait à enfoncer les clés dans la pâte molle pour en fixer les empreintes, lorsque la porte d’entrée de l’auberge s’ouvrit bruyamment. Une voix sonore et dure lança en espagnol, avec une pointe curieuse d’accent étranger :
  
  — Bonsoir ! Par la madone, il fait un temps à ne pas mettre un chrétien dehors. Comment s’appelle ce pays ?
  
  Un frémissement secoua Muriel, son cœur fit un bond dans sa poitrine. Malgré le déguisement qui l’altérait, elle aurait reconnu cette voix entre mille. Quelques secondes, elle resta paralysée, incapable de comprendre ce que répondait Espinel. Le bruit des pas de Ribera qui revenait lui rendit brutalement son sang-froid.
  
  Avec vivacité, elle remit les clés en place et referma la sacoche qu’elle reposa à l’endroit où elle l’avait prise. Il était temps… Sourcils froncés, l’air martial, le lieutenant de police arrivait. Il reprit sa place près de Muriel, lui saisit la main et dit d’un ton rassurant :
  
  — Vous avez dû vous tromper… L’incident d’hier matin vous a impressionnée plus que vous ne le pensiez… El Coello n’aurait pu pénétrer dans la cour sans se faire remarquer. Je n’ai vu personne.
  
  Muriel frissonna :
  
  — Je vous assure, Fernando, que j’ai réellement vu ce visage de fou derrière la vitre… C’était horrible…
  
  Elle s’interrompit et son regard se porta vers le couloir. S’y avançait un homme de haute stature, serré dans un imperméable. Elle savait que c’était lui mais faillit en douter. Le teint basané, la chevelure ondulée, d’un magnifique noir corbeau, la fine moustache brune en accent circonflexe donnaient à Hubert l’allure d’un parfait hidalgo.
  
  Sans paraître avoir remarqué Muriel et son compagnon, il pénétra dans la cabine téléphonique.
  
  Ribera allait reprendre la parole, mais Muriel le coupa d’un geste de la main et murmura sur un ton de confidence :
  
  — J’ai l’impression d’avoir déjà rencontré cet homme…
  
  La voix sonore et dure leur parvint de nouveau, parfaitement nette :
  
  — Allô !… L’auberge d’Aracena ? Ici le señor Henrico del Hurdes y Batuecas, de Buenos Aires. J’avais fait retenir une chambre chez vous… Bon. Je me suis perdu dans la Sierra et suis très en retard. Je vous téléphone de Cavaca. Gardez-moi quelque chose à manger… J’arriverai dans vingt minutes. A tout à l’heure…
  
  Muriel avait écouté intensément. En quittant la cabine, Hubert lui lança un regard neutre, ce qui la confirma dans l’idée qu’il savait la trouver là. Il retourna dans la grande salle et pria Espinel de lui servir un café très chaud.
  
  Ribera se pencha vers Muriel et dit en baissant la voix :
  
  — Vous avez entendu, il est de Buenos Aires. C’est certainement là que vous l’avez aperçu… C’est un compatriote.
  
  Muriel hocha doucement sa jolie tête, dégagea sa main de celle de Ribera et repoussa la table :
  
  — Excusez-moi un instant.
  
  Il l’aida à se redresser. Elle le remercia d’un sourire et gagna le couloir. Avant de pénétrer dans le cabinet de toilette, elle aperçut Hubert installé à une table, au centre de la grande salle. Leurs regards se croisèrent. Elle s’enferma, tira un crayon de son réticule qu’elle posa sur une tablette, puis décrocha la boîte de faïence contenant le papier hygiénique. Elle retira le bloc, compta les cinq premières feuilles en les soulevant et écrivit sur la sixième en lettres d’imprimerie :
  
  RESTE ICI CETTE NUIT. J’AI A TE PARLER.
  
  Elle remit le bloc de papier, puis la boîte en place. Sur la feuille qui dépassait, elle marqua six points minuscules, à peine visibles.
  
  Elle remit le crayon dans son sac, puis se refit une beauté devant le miroir fixé au mur, au-dessus d’un étroit lavabo. Avant de ressortir, elle tira la chasse d’eau…
  
  Elle rejoignit Ribera qui observait sa montre avec une contrariété visible. Elle se pressa contre lui, le fixant d’un tendre regard :
  
  — Dommage qu’il fasse ce temps impossible… Nous aurions pu faire un tour au clair de lune…
  
  Il se pencha sur elle. Mais, au dernier moment, elle détourna la tête pour lui dérober ses lèvres et ne lui livra que sa joue. Il se redressa et dit avec dépit :
  
  — Il va falloir que je parte. Ce soir, je suis encore obligé de rentrer à Aracena. Demain, je resterai…
  
  Troublé par l’approche d’une séparation pénible, il ne vit pas le señor Henrico del Hurdes y Batuecas reparaître dans le couloir et pénétrer dans les toilettes… Muriel ne pouvait plus supporter le contact de cet homme rond et stupide. Si elle ne l’aidait pas à prendre congé, il était capable de s’attarder bêtement jusqu’à ce que Espinel fermât boutique. Elle fit un effort et leva vers Ribera un visage plein d’émotion :
  
  — Soyez courageux, Fernando… Embrassez-moi et partez vite… C’est promis ?…
  
  La gorge serrée, incapable de prononcer un mot, il secoua la tête dans un mouvement affirmatif puis se pencha pour cueillir le baiser qu’elle lui offrait. Au moment où les lèvres du gros Fernando touchèrent les siennes, Muriel éprouva une sorte de répulsion physique extrêmement désagréable et elle dut, quelques secondes, lutter farouchement contre l’envie qui la soulevait de gifler son compagnon.
  
  Tout étourdie, elle vit Ribera se lever et s’en aller sans se retourner en rebouclant son baudrier.
  
  Elle renversa sa tête sur le dossier de la banquette et ferma les yeux pour se détendre un instant. Que lui arrivait-il ?… Était-ce la présence de Hubert qui lui rendait brusquement impossible un acte aussi simple que celui d’embrasser un homme pour l’amener à sa merci ? Cela devenait inquiétant…
  
  Dès la veille, elle avait envisagé froidement de devenir la maîtresse de Ribera s’il le fallait. Maintenant, sa peau se hérissait à cette idée…
  
  Elle vit Hubert ressortir et rejoindre la grande salle sans l’avoir regardée. Elle l’entendit payer ce qu’il devait, quitter l’auberge après un adieu sonore. Une brusque inquiétude la submergea… N’avait-il pas trouvé son message ? Incapable d’attendre plus longtemps, elle se leva et retourna aux toilettes. Un rapide examen la rassura… La sixième feuille avait disparu…
  
  Elle revint prendre son réticule sur la table où elle l’avait laissé puis se dirigea sans se presser vers la grande salle. Espinel, qui essuyait rageusement des verres, lui lança un regard hostile et questionna avec insolence :
  
  — Bien amusée ?
  
  Elle s’étira avec langueur, puis répliqua, d’une voix à demi pâmée :
  
  — Terriblement. Ce lieutenant de police est un homme tout à fait charmant…
  
  Espinel devint cramoisi. La porte s’ouvrit, livrant passage à Hubert poussé par une rafale de vent. Il ferma le battant en pestant, puis le visage crispé de colère, il annonça :
  
  — Ma voiture est en panne… Impossible de la faire repartir. Pouvez-vous me coucher ?
  
  Espinel reposa le verre qu’il était en train de polir et sortit sa maigre carcasse de derrière le comptoir, affichant son sourire le plus commercial :
  
  — Mais bien sûr, senor. Je vais vous aider à pousser votre voiture sous le porche… Vous aurez une chambre très confortable.
  
  Il se dirigeait vers la porte, Muriel l’interpella :
  
  — Voulez-vous me donner ma clé, je monte me coucher.
  
  Sous l’œil intéressé de Hubert, Espinel retourna derrière le comptoir et prit sur le tableau une clé qu’il remit à Muriel. Certaine que Hubert avait noté le numéro, elle se dirigea vers l’escalier et lança un bonsoir collectif.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  7
  
  
  L’orage persistait, avec la même violence. Malgré les lourds volets fermés, la lumière blanche et crue des éclairs pénétrait dans la chambre obscure, aussitôt suivie du grondement interminable du tonnerre, roulant et se répercutant sur les collines de la Sierra.
  
  Couchée nue sous le drap rugueux qui collait à son corps moite, Muriel n’était nullement impressionnée par le fracas des éléments déchaînés. Elle pensait à toute autre chose et rien ni personne n’auraient pu l’en distraire.
  
  Elle ne songeait même pas à s’interroger sur le trouble étrange et délicieux qui l’habitait, non plus qu’à s’étonner d’avoir oublié les raisons de la présence de Hubert à Cavaca, pour ne plus tenir compte que de cette seule présence.
  
  Une impatience grandissante la gagnait et elle éprouvait toutes les peines du monde à demeurer immobile, malgré le désir sauvage qu’elle avait de repousser le drap, dont le contact la gênait, et de s’agiter pour soulager l’insupportable tension de ses nerfs.
  
  Un bruit à peine perceptible, comme un léger frémissement, lui fit dresser l’oreille et se figer, tout son corps contracté à en être douloureux.
  
  C’était lui… il arrivait…
  
  Elle devina qu’il s’immobilisait devant la porte et il lui sembla percevoir son souffle accéléré… Pourquoi respirait-il si vite ? Cela lui ressemblait bien peu… Le fait de la retrouver après de longs mois de séparation l’impressionnait-il à ce point ?… Plus que n’importe quel danger ?
  
  La lueur d’un éclair lui fit baisser les paupières sur son regard trop sensible. Le brusque éclatement du tonnerre la secoua avec violence et son corps, bandé comme un arc, ne toucha plus le lit que des talons et de la nuque. Sa gorge serrée lui faisait mal et elle craignit un instant que son cœur ne s’arrêtât de battre…
  
  Qu’attendait-il pour entrer ? Il devait bien savoir qu’elle ne s’était pas enfermée.
  
  A l’instant où le grondement du tonnerre s’estompait dans les lointains, le déclic sec du pêne la libéra et elle retomba comme une masse sur le lit, vidée de ses forces, trempée d’une sueur abondante.
  
  Elle aurait voulu tenir ses yeux fermés et ne plus penser à rien jusqu’à ce qu’il fût auprès d’elle et la prît dans ses bras… Mais une curiosité dévorante, doublée d’une insolite angoisse, l’obligea à relever ses paupières et à tendre son regard, pour essayer de percer l’obscurité épaisse comme de la poix, qui baignait toute la pièce.
  
  Sans doute était-il en train de refermer la porte, attentif à ne plus laisser échapper le pêne. Ou bien, se livrant à un jeu cruel, s’amusait-il à prolonger son attente au-delà de toute mesure…
  
  Une subite colère la gonfla, elle eut envie de crier, de lui ordonner de venir en délaissant toute prudence. Un rappel de sa raison lui permit à temps de dominer la révolte de sa chair… Non… Elle ne pouvait pas tout gâcher par un enfantillage. Hubert savait ce qu’il faisait, il fallait absolument que tout le monde ignorât leur rendez-vous nocturne.
  
  Mais, pourquoi tardait-il tant ?… La porte devait être refermée… Il aurait pu, maintenant, faire la lumière, s’approcher sans plus de précautions… Cherchait-il à l’effrayer ?…
  
  L’angoisse qui, un instant plus tôt, s’était insinuée dans son esprit sans qu’elle y prêtât beaucoup d’attention, revint avec une violence accrue. D’un mouvement instinctif, elle voulut se redresser sur l’oreiller, s’adosser au mur, chercher l’interrupteur pour faire la lumière…
  
  La lueur fulgurante d’un éclair, pénétrant par les minces fentes des volets, éclaira faiblement la chambre. Le froid de la mort s’abattit aussitôt sur Muriel… Elle voulut appeler à l’aide… Mais l’excès de sa terreur avait noué les muscles de sa gorge qui refusèrent de former un son… Une silhouette inconnue, menaçante, s’était découpée au-dessus d’elle, le temps d’une seconde, dans la faible luminosité née de l’éclair… Le fracas terrible du tonnerre la libéra, un cri atroce jaillit de sa poitrine… Trop tard… Personne n’aurait pu l’entendre. L’instant d’après, deux mains énormes se nouèrent autour de son cou fragile, immédiatement écrasé comme dans un étau.
  
  Cette matérialisation brutale du danger rendit à Muriel son sang-froid et son esprit, redevenu lucide, se mit aussitôt au service de l’instinct de conservation qui animait déjà ses nerfs et ses muscles…
  
  Il fallait agir vite… L’étouffement la gagnait, il lui semblait que sa tête se gonflait démesurément, comme une baudruche sous le souffle acharné d’un gosse en colère… Ses mains s’étaient crispées sur les poignets noueux de son agresseur, mais sans espoir… Ses jambes se mirent à s’agiter frénétiquement, pour repousser le drap qui la paralysait. Mais l’homme devina ses intentions et se laissa lourdement tomber sur elle pour l’immobiliser, sans relâcher le sauvage effort de son étranglement…
  
  Un gouffre de panique absorba Muriel qui venait de comprendre que son aventureuse existence allait finir là, bêtement, par le fait d’un assassin anonyme, et à deux pas de Hubert dont l’intervention aurait pu la sauver.
  
  Sa tête allait éclater, un grondement terrible, qui n’était pas celui du tonnerre, s’enflait en elle jusqu’au paroxysme… Des lueurs rouges dansaient devant son regard exorbité… Elle renonça à l’inutile effort de ses mains cherchant à dénouer l’étreinte mortelle et lança ses bras de part et d’autre à la recherche irraisonnée d’un objet quelconque qui pût la défendre ou à faire du bruit pour attirer l’attention…
  
  Ses forces la trahirent, ses bras retombèrent en croix sur le lit, ridicules, inutiles. Le roulement du tonnerre, qui emplissait son cerveau aux limites de l’éclatement, se fit déchirant… Une douleur atroce la transperça, elle cessa tout à coup de ressentir le contact de son corps sur le lit, puis l’étau mortel enserrant sa gorge… Un instant encore, elle flotta dans une sorte de vide brûlant, puis son cœur lui parut éclater, comme sous le choc d’un marteau, et elle perdit conscience.
  
  
  -:-
  
  Après s’être dévêtu et avoir enfilé un pyjama de soie pourpre, Hubert s’était allongé sur son lit dans l’obscurité.
  
  Une demi-heure s’étant écoulée, il s’était levé et, sans se hâter, était sorti dans le couloir. Il tenait à la main une lampe électrique pas plus grosse qu’un tube de rouge à lèvres, dont il ne voulait se servir qu’en cas de nécessité absolue.
  
  A tâtons, se guidant d’un frôlement de doigts contre le mur, il avait refait en sens inverse le chemin parcouru sur les talons d’Espinel et était repassé devant l’escalier, pour s’engager après un virage à angle droit, dans le couloir devant conduire à la chambre de Muriel. A ce moment, un effroyable coup de tonnerre avait secoué toute la maison.
  
  Quelques instants, Hubert était demeuré immobile dans l’obscurité. Vaguement, il avait cru entendre un cri humain doublant le fracas de l’orage. Nerveux, la gorge serrée par une inquiétude irritante, il avait repris sa progression en pressant le pas.
  
  Dans le silence revenu, il perçut avec certitude cette fois, le halètement d’une respiration oppressée se superposant à un bruit confus comme un froissement d’étoffe. Dans son esprit, se forma l’image d’une lutte où aucun des adversaires n’aurait voulu donner l’alarme…
  
  Un instant, Hubert balança sur la conduite à tenir. Il ne pouvait imaginer Muriel en danger et ne tenait nullement à se voir pris dans une vilaine affaire si un drame obscur se déroulait dans l’auberge… Puis il faillit pouffer de rire, persuadé d’être la victime d’une déformation professionnelle de ses sens. Il venait de penser qu’un couple se livrant à l’amour pouvait produire exactement les mêmes bruits…
  
  Rassuré, il jeta devant lui un bref rayon de sa lampe et lut, à deux mètres, le numéro de la chambre de Muriel. Il remit la lampe dans une poche de sa veste de pyjama et s’avança sans plus hésiter. Il trouva la poignée sous sa main, tourna doucement pour ouvrir…
  
  Brutal et net, un signal d’alarme dont il connaissait la valeur joua dans son cerveau. Le danger était là, pressant… Un danger de mort, il en était certain.
  
  Immédiatement prêt à la lutte, il poussa la porte et se glissa de côté pour s’adosser au mur, à l’intérieur de la chambre. A cet instant, les reflets d’un éclair lui montrèrent le décor flou de la pièce.
  
  Penchée sur le lit, une silhouette sombre se redressa brutalement et fit face… Dans l’obscurité revenue, Hubert fit deux pas sur la gauche, pour barrer le passage. L’autre l’avait vu aussi…
  
  Il reçut le choc beaucoup plus tôt qu’il ne l’attendait, alors qu’il se trouvait en porte à faux sur un pied. Déséquilibré, il dut rompre vivement pour prendre du champ et chercher l’appui du mur… Durement, son épaule gauche heurta le tranchant de la porte laissée ouverte et il perdit une nouvelle et précieuse seconde… Comme un boulet, l’inconnu était passé, trouvant l’ouverture, et le martèlement lourd de ses pieds nus ou chaussés d’espadrilles s’estompait déjà dans le couloir…
  
  Le premier réflexe de Hubert fut de prendre la chasse. Il se ravisa presque aussitôt, comprenant que ses chances de réussite étaient minces et qu’il n’avait rien à gagner à donner l’alerte.
  
  Le souffle court, le cœur battant avec violence, il repoussa la porte, tira sa lampe et s’éclaira…
  
  Un frisson glacé le secoua et une bordée de jurons s’échappa de ses lèvres tordues par la rage. Nue, inerte, Muriel reposait en travers du lit saccagé, donnant toutes les apparences de la mort…
  
  Bouleversé, Hubert agit ensuite comme un automate. Il poussa le verrou et fit jaillir l’électricité. D’un bond, il fut près du lit, se pencha sur la jeune femme… Le visage était violacé, les yeux exorbités, et la langue gonflée émergeait des lèvres noircies. Sur le cou délicat, un sillon pourpre formait un collier sinistre…
  
  Sans perdre une seconde, Hubert étendit le corps inerte bien à plat et s’agenouilla au-dessus, sur le lit.
  
  Il gifla le visage tuméfié pour provoquer une réaction, serra le torse superbe entre ses jambes, saisit les poignets de la jeune femme et entreprit de lui faire exécuter des mouvements de respiration artificielle.
  
  Le fait d’avoir surpris l’inconnu penché sur le corps lui laissait penser qu’il l’avait interrompu dans son œuvre de mort. Avec méthode, durant de longues minutes, il continua de comprimer régulièrement entre ses jambes le torse de Muriel, puis de relâcher son étreinte en vue de dilater les poumons en écartant les bras au maximum…
  
  Après un temps inappréciable, il trouva la récompense de ses efforts… La poitrine marmoréenne se gonflait, puis s’affaissait maintenant d’elle-même. Il continua encore quelques minutes, puis, assuré du succès, reprit pied sur le parquet et gagna le cabinet de toilette. Il mouilla une serviette-éponge et revint appliquer cette compresse improvisée sur le visage de la jeune femme, en prenant soin de n’obstruer ni le nez ni la bouche.
  
  Il se courba et colla son oreille sous le sein généreux et ferme, guettant les battements du cœur. Le rythme en était incertain, mais l’organe fonctionnait et c’était l’essentiel.
  
  Bientôt, Muriel s’agita faiblement, un sourd gémissement s’échappa de ses lèvres violacées…
  
  Hubert comprit qu’un peu d’alcool était nécessaire pour achever de la ranimer. Il ouvrit une armoire, sans trouver ce qu’il cherchait, puis fouilla dans une valise où il découvrit un flacon d’alcool pharmaceutique à 90®.
  
  Il retourna dans le cabinet de toilette, versa un peu d’alcool dans le verre à dents et ajouta une quantité d’eau suffisante pour en réduire sensiblement la force.
  
  Revenu près de Muriel, il lui ouvrit la bouche, desserra les dents et versa goutte à goutte le contenu du verre. Muriel toussa avec violence, puis sa gorge retrouva d’instinct le mouvement de déglutition nécessaire. Lentement, Hubert vida le verre, puis le posa sur la table de chevet pour attendre le résultat…
  
  Le visage de Muriel avait viré du noir au rouge et reprenait progressivement une couleur plus naturelle… De la main, Hubert tâta le cœur qui revenait, lui aussi, à un rythme normal. La partie était gagnée…
  
  Lorsqu’il fut certain que la jeune femme le voyait et le reconnaissait, Hubert se pencha sur elle et lui parla doucement :
  
  — Ne dis rien… Nous avons tout le temps. Tu parleras lorsque tu auras complètement retrouvé ton souffle…
  
  Avec précaution, il s’allongea près d’elle et ramena les couvertures… Il fit l’obscurité, puis la prit délicatement dans ses bras pour la réchauffer et essayer de lui communiquer un peu de sa force. Peu à peu, il la sentit se détendre et se blottir de plus en plus étroitement contre lui, cependant que son souffle s’apaisait, devenait moins rauque.
  
  Il se rendit compte alors que la pluie avait cessé et que l’orage lui-même s’était éloigné.
  
  Plus de deux heures s’écoulèrent sans que Hubert osât le moindre mouvement, par crainte de troubler le sommeil réparateur dans lequel il croyait Muriel plongée. Puis, soudain, il sentit la main frémissante de la jeune femme monter le long de son bras, chercher son visage, esquisser une tendre caresse… Puis elle le repoussa, lui permettant de bouger un peu pour lutter contre l’engourdissement de ses membres qui devenait insupportable.
  
  Murmurante, encore essoufflée, la voix douce de la jeune femme assura :
  
  — Je puis parler, maintenant… Explique-moi.
  
  Hubert eut envie de lui imposer un nouveau sursis, mais le temps passait et ils avaient certainement beaucoup à se dire… Sur le même ton, il répliqua :
  
  — Lorsque je suis arrivé, un homme était en train de t’étrangler… Profitant de l’obscurité et de ma surprise, il a réussi à s’échapper. Je n’ai pas jugé utile de lui donner la chasse. Nous n’avions rien à gagner, ni l’un ni l’autre, à donner l’alarme. Raconte à ton tour…
  
  Elle respira profondément, son corps nu et tiède revint se blottir contre celui de Hubert.
  
  — Je ne sais pas qui c’est, fit-elle… J’ai entendu ouvrir la porte, mais j’ai cru que c’était toi… J’étais dans l’obscurité. Un éclair m’a permis de l’apercevoir au moment où il se penchait sur moi. Je n’ai vu que sa silhouette, mais cela m’a suffi, j’ai voulu appeler au secours… Le tonnerre a couvert ma voix et ses mains me serraient déjà la gorge. Il était très fort. J’ai dû perdre connaissance avant que tu n’arrives.
  
  Hubert questionna :
  
  — Y a-t-il d’autres pensionnaires, à l’auberge ?
  
  — Non, je suis la seule. En dehors de nous, il ne devait y avoir, cette nuit, que l’aubergiste et Maria, la cuisinière.
  
  — Tu es sûre que c’était un homme ?
  
  Hubert posait la question par simple acquit de conscience ; il était personnellement certain que l’inconnu ne pouvait être une femme. Muriel confirma :
  
  — Absolument. Une femme ne pourrait avoir des mains aussi grosses, ni déployer une force pareille…
  
  Elle se remit à trembler à l’évocation du moment atroce qu’elle avait vécu ; Hubert la caressa doucement pour l’apaiser.
  
  — Soupçonnes-tu quelqu’un ?
  
  Elle hésita, puis répondit dans un souffle :
  
  — Non.
  
  — Des agents de l’adversaire se trouvent actuellement dans le secteur et s’intéressent à la même affaire qui nous occupe. Il ne faut pas repousser l’idée que tu aies pu être reconnue par l’un de ceux avec qui tu travaillais autrefois…
  
  Il la sentit se raidir et devina qu’elle envisageait sérieusement cette possibilité. Elle frissonna, puis retourna un bras dans son dos pour immobiliser de sa main les doigts de Hubert qui la caressaient inconsciemment.
  
  — Ne fais pas ça, tu me chatouilles. Alonso, le type que j’ai vu hier à Séville, m’avait déjà prévenue. Mais je ne vois pas, ici, qui pourrait tenir le rôle… J’ai autre chose à te dire de plus important. Obéissant aux instructions reçues d’Alonso, j’ai entrepris le siège du lieutenant de police avec qui tu m’as vue ce soir. Je crois l’affaire bien amorcée. Il ne se méfie pas et mord à l’hameçon comme un jeune poisson. J’ai appris par lui que des dispositions nouvelles avaient été prises pour assurer la sécurité du fort de Braja. C’est lui qui en est chargé… A partir de demain matin, il doit interdire toute circulation sur la route du faîte qui part de Cavaca et passe à proximité du fort pour gagner le sommet de la colline située au-dessus.
  
  Elle s’interrompit et s’inquiéta :
  
  — Tu es au courant du rapport que j’ai fait hier au sujet du camion ?
  
  — Oui, j’en ai eu connaissance.
  
  — Je suppose qu’ils vont maintenant poursuivre les essais de ce camion tous les matins, entre dix heures et demie et midi. C’est pour t’informer de cela que je t’ai demandé de rester cette nuit… Ils ne peuvent disposer de forces suffisantes pour garder la route sur toute sa longueur. Il doit être possible d’y arriver à travers les taillis et de trouver sur le parcours un poste d’observation…
  
  Hubert émit un grognement de doute :
  
  — Il faut que tu continues le jeu avec le policier. Essaie de savoir s’il a, lui-même, accès au fort, et cherche un moyen pour s’introduire dans les laboratoires.
  
  Il marqua un temps et ajouta d’une voix durcie :
  
  — Pour arriver à cela, tu ne dois reculer devant rien… Tous les procédés doivent être bons… Et tu ne dois tenir compte d’aucun scrupule… Ni d’aucun sentiment personnel.
  
  Contractée, elle demanda sèchement :
  
  — Que dois-je comprendre ?
  
  Brutalement, il vida son sac :
  
  — Que tu dois devenir la maîtresse du lieutenant de police si c’est nécessaire.
  
  Un mouvement de révolte la rejeta en arrière.
  
  Un instant, elle éprouva pour Hubert une sorte de haine doublée de mépris. Puis elle se calma et comprit qu’elle n’avait pas le droit de lui en vouloir pour ce qu’il venait de dire. Il était fort, beaucoup plus fort qu’elle ne pouvait l’être, et elle devait l’admirer pour la façon impitoyable dont il repoussait tout sentiment personnel lorsqu’il se trouvait engagé dans une affaire. Mais son admiration restait entachée d’une certaine peur et elle ne put faire autrement que de lui refuser le baiser qu’il cherchait soudain.
  
  Puis, sous l’effet des caresses qu’il recommençait de lui prodiguer, elle se sentit fondre et ne résista plus. Après avoir entrevu la mort de si près, un besoin animal montait en elle de se gorger de cette force impitoyable qui battait contre son corps nu…
  
  Elle le serra convulsivement et le supplia :
  
  — Aimez-moi, Hubert… Aime-moi vite.
  
  Ce n’était pas ce qu’il voulait et il protesta avec une affectueuse tendresse :
  
  — Non, petite fille… Il ne faut pas te fatiguer.
  
  Une colère la souleva devant ce refus. Elle se mit à le provoquer avec une passion déchaînée et ce fut lui qui céda devant cette violence imprévue.
  
  Il le fit avec beaucoup de retenue, incapable d’oublier ce que Muriel venait de souffrir, mais comprenant qu’elle avait besoin, pour retrouver son équilibre, de ce qu’il lui donnait.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  8
  
  
  Lentement, Hubert aborda le carrefour et vira vers la droite, suivant l’indication de la flèche montrant la direction de la frontière. Aussitôt, il fut aveuglé par le soleil déjà bas sur l’horizon et dut baisser le panneau de mica bleuté pour protéger sa vue. Il reprit un peu de vitesse dans l’avenue large, au revêtement neuf, et aperçut bientôt le drapeau sang et or flottant dans le soleil sur le toit du poste de douane.
  
  D’un mouvement sec, il mit au point mort et laissa la Ford continuer en roue libre. Fiché au bord du trottoir, un policier lui désigna la file de voitures immobilisées derrière laquelle il devait s’arrêter.
  
  Il freina, laissa le moteur tourner et tendit son visage par l’ouverture de la portière pour respirer à pleins poumons la brise fraîche et salée qui montait de l’océan.
  
  Il n’eut pas à attendre longtemps. Les formalités de passage semblaient se dérouler, ce jour-là, avec une rapidité inaccoutumée. Arrivé à son tour devant le poste, il tendit ses papiers au douanier qui entreprit de les examiner avec désinvolture et précisa :
  
  — Sortie provisoire. Je vais à Faro pour régler une affaire et repasserai certainement ici demain soir.
  
  Sans répondre, le douanier hocha la tête. Il était tombé en arrêt sur les papiers de la Ford, louée à Séville. Il recula d’un pas pour regarder la voiture :
  
  — Vous avez le droit de la sortir ?
  
  — Évidemment, assura Hubert. Vous pouvez le voir vous-même…
  
  Le douanier se replongea dans l’examen des papiers, puis les rendit à Hubert et s’enquit avec une mine soupçonneuse :
  
  — Qu’avez-vous à déclarer ?
  
  Hubert se mit à rire :
  
  — Rien du tout… Vous pouvez regarder. Pour quarante-huit heures, un pyjama et une brosse à dents suffisent.
  
  Le regard du douanier accrocha la valise de toile jetée sur la banquette arrière. Il ouvrit la portière, attira la mallette et l’ouvrit. La fouille ne lui demanda pas plus de quelques secondes… Silencieux, il remit tout en place et demanda :
  
  — Votre passeport… Attendez une minute, je vais vous poser le visa.
  
  Il se dirigea vers le poste dans lequel il disparut… Hubert n’éprouvait aucune inquiétude… Bien que faux, ses papiers étaient parfaitement en règle. Bientôt, l’homme revint, lui rendit son passeport.
  
  — Vous pouvez passer.
  
  Hubert le remercia poliment et relança le moteur. Il démarra sans hâte, s’engagea sur le pont qui enjambait le Rio Guadiana. De l’autre côté, il s’arrêta devant un nouveau poste de douane. Il était au Portugal.
  
  Les formalités d’entrée s’effectuèrent assez vite et le douanier portugais jugea même inutile de visiter la valise.
  
  Son passeport surchargé d’un nouveau cachet, Hubert repartit pour traverser Villa Real de San Antonio.
  
  Dès la sortie de la ville, il prit rapidement de la vitesse sur la route du littoral. Sur la gauche, l’immense étendue de l’océan brasillait sous les rayons obliques du soleil. Au large, quelques voiles rouges ou blanches filaient avec nonchalance. Un peu plus loin, la fumée d’un paquebot déroulait un mince ruban gris sur la mer verte. Sur la droite, des collines sombres s’entremêlaient, où des tapis de bruyère cendrée posaient çà et là des taches plus claires.
  
  Conduisant à tombeau ouvert, Hubert dépassa Tavira, puis atteignit Olhâo.
  
  Lorsqu’il arriva en vue de Faro, le crépuscule tombait et la campagne se voilait de mauve autour des toits rouges de la ville qui accrochaient encore les derniers rayons du couchant.
  
  Il ralentit considérablement en atteignant les faubourgs et se fit attentif. Bug lui avait donné des renseignements précis, néanmoins il ne voulait pas courir le risque de dépasser le but en se pressant trop.
  
  Le garage était bien tel que Bug l’avait décrit. Vaste construction basse et blanche, en demi-cercle, fermé par l’alignement des pompes à essence rutilantes.
  
  Hubert freina, changea de vitesse et s’engagea sans hésiter sur la rampe cimentée donnant accès à l’intérieur du garage. Un mécanicien en combinaison noire lui désigna un emplacement qu’il gagna au ralenti. Il coupa le contact, descendit et se porta à la rencontre du mécano qui approchait d’un pas nonchalant.
  
  — Le patron est là ?
  
  La question parut surprendre l’employé.
  
  — Le patron… Qu’est-ce que vous lui voulez, au patron ?
  
  Avec patience, Hubert reprit :
  
  — Je veux voir le patron… José Péréda.
  
  Le mécano se gratta l’oreille d’une main sale, évaluant du regard la position sociale du « client » :
  
  — C’est de la part de qui ?
  
  Hubert commençait à s’énerver. Il répliqua sèchement :
  
  — Je n’ai pas d’explication à te donner… Va me chercher Péréda, tout de suite.
  
  Le mécano fit mine de vouloir se rebiffer, puis, rappelé à la prudence par l’imposante carrure de Hubert, il se résigna :
  
  — Attendez là… Je vais voir.
  
  Hubert eut envie de le suivre, puis y renonça. Il était inutile de trop attirer l’attention. Il enfonça ses mains dans ses poches et se mit à faire les cent pas en rongeant son frein.
  
  Cinq minutes écoulées, il vit reparaître le mécano, suivi d’un grand gaillard sec et osseux, vêtu d’un pantalon boudiné et d’une chemise largement ouverte sur son torse velu, coiffé d’une casquette « américaine » en toile bleue. Le mécano bifurqua presque aussitôt et l’homme à la casquette s’avança vers Hubert.
  
  — Que voulez-vous ?
  
  — José Péréda ?
  
  Sur un signe affirmatif du garagiste, il poursuivit :
  
  — Vous êtes le président de l’Aéro-club d’Algarve ?
  
  Péréda eut un mouvement vif de la tête et assura :
  
  — On ne vous a pas menti.
  
  Hubert l’invita à le suivre vers l’avant de la Ford. Il pointa le doigt sur une plaque d’émail verte et rouge, barrée d’une hélice et marquée de trois lettres : « A.C.A. ».
  
  Péréda s’était fait soudain très attentif. Sans mot dire, il se pencha sur l’insigne de l’Aéro-Club d’Algarve. Un simple détail, presque imperceptible, le fixa immédiatement. Il se redressa et considéra Hubert avec une amicale curiosité. Ce dernier reprit en baissant la voix :
  
  — Bug est à Séville. C’est lui qui m’envoie vers vous. J’ai besoin de vos services…
  
  Péréda resta sans réaction. Lentement, il tourna la tête pour examiner l’ensemble du garage. Le mécano qui avait accueilli Hubert était invisible. Péréda eut un geste sec de la main et répliqua :
  
  — Suivez-moi, nous serons mieux dans mon cagibi pour discuter…
  
  Ils se dirigèrent vers le vaste bureau vitré à droite de la sortie du garage.
  
  Hubert examinait son compagnon avec curiosité. D’après les renseignements donnés par Bug, José Péréda avait été recruté par le Service dès 1939, quelques semaines à peine après le déclenchement de la guerre en Europe. Très vite il s’était révélé comme un agent de première force, alliant à une grande prudence une adresse et une efficacité remarquables. Le « C.I.A. » n’ignorait pas que Péréda profitait habilement des facilités qui lui étaient données pour l’accomplissement de certaines missions, en se livrant à de fructueux trafics de contrebande. Mais la plupart de ses semblables agissaient de même et le « C.I.A » ne s’en était jamais inquiété, bien au contraire, la preuve étant faite depuis longtemps que les meilleurs contrebandiers fournissaient les meilleurs agents secrets. Les fonctions du président de l’Aéro-club d’Algarve exercées par Péréda lui étaient d’une grande utilité dans l’exercice de ses activités clandestines.
  
  Ils pénétrèrent dans le bureau, durement éclairé au néon. Péréda désigna un siège à Hubert et referma la porte. Les cloisons de verre leur assuraient une tranquillité absolue, empêchant quiconque de s’approcher, sans être vu, pour tendre une oreille indiscrète aux propos qu’ils allaient échanger.
  
  Hubert, assis dans un fauteuil en tube métallique, attendit que Péréda se fût installé derrière son bureau pour attaquer :
  
  — Le service que je vais vous demander est un peu spécial, mais Bug m’a assuré que rien ne vous était impossible.
  
  Il marqua un temps pour guetter les réactions du garagiste, et reprit, celui-ci demeurant impassible :
  
  — J’ai besoin d’un avion demain matin, à neuf heures… Cet avion ne devra porter aucun signe permettant de l’identifier… Je pense pouvoir vous le ramener entre midi et une heure…
  
  Le visage osseux de Péréda demeurait sans expression. De sa voix lente, rocailleuse, il questionna :
  
  — Vous pensez pouvoir me le ramener, vous avez donc l’intention de le piloter vous-même…
  
  Affable, Hubert précisa :
  
  — N’ayez aucune crainte. J’ai servi comme pilote dans l’« Air Force »… Deux mille heures de vol, soixante-quinze missions de guerre au-dessus de l’Allemagne.
  
  Toujours imperturbable, Péréda reprit :
  
  — Vous demandez que cet avion soit camouflé. Comme vous devez savoir qu’il m’est impossible de vous fournir un bolide, je suppose que vous avez l’intention d’aller faire un tour sur l’Espagne, ou du côté de Tanger…
  
  Aimable, Hubert précisa :
  
  — En Espagne… Je ne puis vous en dire plus…
  
  Péréda laissa tomber son regard brillant sur le sous-main de cuir repoussé placé au centre de son bureau, puis murmura d’un air pensif :
  
  — Si vous devez aller survoler l’Espagne, ce serait une erreur de prendre un taxi sans marque distinctive. Il serait préférable, à mon sens, de lui donner une nationalité espagnole… Rien de plus facile… Ainsi, si vous êtes obligé de descendre un peu, personne ne s’étonnera de vous voir passer.
  
  — Je vous fais confiance, dit Hubert. Mais il faudrait également que mon départ et mon retour restent inaperçus…
  
  Péréda leva son regard et assura avec une soudaine excitation :
  
  — Facile… D’ici une heure, je vais vous emmener dans une propriété isolée que je possède, à une vingtaine de kilomètres d’Alportel. Je vous y laisserai pour passer la nuit… Demain matin, dès l’aube, je décollerai du terrain de Faro avec un de mes appareils. En vingt minutes, je serai là-haut et nous aurons tout le temps de changer l’immatriculation du taxi.
  
  Hubert opina du chef et reprit :
  
  — Si possible, je préférerais un monoplan à ailes hautes. Pour ce que j’ai à faire, ce sera plus facile…
  
  — J’y avais pensé, dit-il. Vous aurez ce qu’il faut… Si vous y tenez, vous pourrez même disposer d’une caméra.
  
  Hubert se mit à rire.
  
  — Je n’en espérais pas tant. D’accord pour la caméra… Mais je dois honnêtement vous dire que je cours le risque de me faire descendre. Il faudra donc vous arranger pour que votre appareil ne puisse être identifié en cas d’accident. De mon côté, je vous demanderai une combinaison de vol et n’emporterai aucun papier.
  
  José Péréda se leva, frappa le bureau du plat de sa main et répondit avec assurance :
  
  — Tout sera fait comme vous le désirez. Si vous cassez la voiture, j’espère seulement que Bug me fera indemniser. Je suppose que vous n’avez pas dîné… Je vous invite. Nous partirons ensuite pour Alportel.
  
  Hubert suivit le garagiste vers la porte. Il se sentait tout à fait tranquille. Péréda lui plaisait…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  9
  
  
  A l’heure ou Hubert Bonisseur de la Bath prenait contact avec José Péréda, une antique camionnette Ford, poussive et brinquebalante, s’engageait sur la place ronde de Cavaca, suivant le couloir lumineux que traçaient encore jusqu’à la fontaine les rayons presque horizontaux du soleil couchant.
  
  Devant l’auberge, Alonso changea bruyamment de vitesse et vira très court pour engager la voiture sous la voûte donnant accès à la cour intérieure. Les freins grincèrent de façon insupportable et le moteur s’arrêta en même temps que la voiture, après une dernière et ridicule pétarade.
  
  D’un geste las, Alonso retira le chapeau de feutre culotté qui couvrait son crâne chauve et le jeta sur la banquette. Puis il se pencha péniblement sous le volant et tourna le robinet de cuivre qui fermait l’arrivée d’essence. Soufflant, le visage en sueur, il ouvrit la portière et se laissa glisser sur le sol. Il était vêtu d’un pantalon de velours jaune et d’une veste de toile délavée qui peinait à contenir son ventre proéminent. Sa chemise kaki bâillait largement sur son torse bronzé.
  
  De son œil unique, il vit Maria, la cuisinière, s’avancer dans la cour pour l’examiner, puis repartir aussitôt. D’un geste machinal, il ajusta le bandeau noir qui masquait son œil gauche, gagna l’arrière de la camionnette, et s’assura que le chargement de paniers et de corbeilles se trouvait toujours là. Puis, claudicant, il sortit de sous la voûte et marcha vers l’entrée de l’auberge.
  
  Espinel rêvassait derrière son comptoir, regard fixé par-delà la porte ouverte, sur le chemin d’or qui s’amenuisait rapidement au cœur des ombres violettes envahissant la place. L’irruption d’Alonso, massif et lourd, arracha l’aubergiste à son rêve. Instinctivement, il saisit un torchon et se mit à frotter le revêtement de cuivre rouge qui habillait le comptoir.
  
  — Bonsoir, fit-il. Qu’y a-t-il pour votre service ?…
  
  Alonso prit le temps d’examiner le décor. Son œil exercé plongea dans le couloir qui s’enfonçait devant lui. Dans la petite pièce du fond, Muriel Solona dînait en compagnie du lieutenant de police.
  
  Impassible, Alonso s’avança vers Espinel et demanda :
  
  — On peut dîner ?
  
  Le sourire commercial du squelettique aubergiste s’épanouit. Il rejeta son torchon et répliqua avec chaleur :
  
  — Mais bien sûr, senor ! La cuisine est excellente et vous serez satisfait. Si cela vous intéresse, il reste une chambre libre… Une très jolie chambre.
  
  Alonso rajusta le bandeau qui barrait son visage de pirate puis agita sa grosse main.
  
  — Ne m’appelle pas senor… Ça me fait mal au ventre. Je ne veux pas de ta chambre… Je veux seulement dîner.
  
  Il fit un nouveau pas, baissa le ton et allongea le cou :
  
  — Je suis vannier et je viens de Séville. J’ai tout un stock de marchandises dans ma camionnette. On m’a dit qu’il y avait à faire par ici… Si tu as besoin de corbeilles ou de paniers ?
  
  Espinel n’en avait pas besoin. Mais il aurait jugé de mauvaise politique de refuser immédiatement. Il répondit :
  
  — Je vais voir ça… Je ne dis pas non. Certainement que tu feras des affaires, par ici…
  
  Il sortit de l’abri du comptoir et désigna une table, près d’une fenêtre.
  
  — Veux-tu t’installer ici ?… Tu seras très bien. Je vais te servir tout de suite…
  
  Alonso acquiesça d’un mouvement de tête et alla s’installer. L’aubergiste s’était éloigné vers la cuisine, il se mit à fureter partout de son œil unique, luisant et attentif. Il n’était pas sûr que Muriel l’ait vu entrer. Mais cela n’avait aucune importance… Lorsqu’il aurait fini de manger, il irait l’aborder sans éveiller les soupçons…
  
  Il dîna rapidement, dévorant avec la gloutonnerie bruyante que l’on pouvait attendre d’un personnage tel que lui. En même temps, il surveillait les déplacements de l’aubergiste vers l’arrière-salle.
  
  La dernière bouchée engloutie, il s’essuya la bouche d’un revers de main puis lâcha un rot sonore pour exprimer sa satisfaction. Enfin, il fit signe à Espinel de s’approcher et suggéra :
  
  — Tu prendras bien un petit verre avec moi… Sers-nous quelque chose de bon.
  
  L’aubergiste allait faire demi-tour, Alonso le rattrapa par la manche et demanda à voix basse :
  
  — Tu sais que le commerce est dur… J’ai vu, en entrant, la jolie senora qui dîne dans l’arrière-salle avec l’officier de police. J’ai dans ma voiture quelques babioles qui pourraient l’intéresser… Si tu le permets, j’aimerais les lui montrer…
  
  Espinel ayant donné son accord sans la moindre réticence, Alonso se leva et gagna la porte.
  
  — Sers-nous, je reviens tout de suite.
  
  Il rejoignit la camionnette et ouvrit la portière du côté du volant. Sous la banquette de moleskine usée, il prit un petit coffret de vannerie tressé de fibres multicolores, du plus charmant effet. Il le mit sous son bras, revint à l’auberge et se dirigea vers l’arrière-salle, après avoir lancé un clin d’œil complice à l’aubergiste.
  
  Fernando Ribera, penché sur Muriel, se redressa vivement en voyant paraître le vannier à l’allure de pirate et son visage rond exprima son irritation de se voir dérangé en un pareil moment.
  
  Hilare, Alonso s’immobilisa devant la table et se plia en deux, autant que le permettait sa corpulence, pour saluer Muriel.
  
  — Mille excuses, senora et senor…
  
  D’un geste emphatique, Alonso tira le coffret de sous son bras et le posa sur la table, devant Muriel, avec mille précautions, comme s’il s’agissait d’un objet d’une valeur inestimable.
  
  — Vous voyez là, expliqua-t-il, une boîte à mouchoirs de ma fabrication. C’est un article qui plaît aux dames et le prix en est si faible, que le senor officier ne refusera certainement pas de l’offrir à la senora.
  
  Son visage sombre s’illumina et il eut un mouvement sec de la tête, comme pour ponctuer son argumentation. Puis il ajusta son bandeau et plongea vers Ribera en murmurant sur un ton de confidence :
  
  — Cinquante pesetas. C’est pour rien… Je vous l’assure.
  
  Muriel avait pris le coffret dans ses mains et l’admirait, visiblement tentée :
  
  — Comme il est joli ! murmura-t-elle.
  
  Elle s’interrompit et rougit de confusion. Elle regarda Ribera et dit très vite :
  
  — Je ne voudrais pas que vous pensiez… Je vais le payer moi-même. Combien vaut-il ?
  
  Elle avait déjà saisi son sac.
  
  Ribera protesta :
  
  — Je vous en prie, Muriel… Je suis heureux de vous l’offrir s’il vous tente…
  
  Il sortit son portefeuille, chercha un billet de cinquante pesetas et le lança sur la table. Alonso s’en empara avec dextérité.
  
  — Mille fois merci, senor Officier. La senora vous en sera reconnaissante…
  
  Il s’éloigna à reculons jusqu’à la porte, fit une dernière courbette et pivota pour s’engager dans le couloir. Il était très satisfait d’avoir fait payer le lieutenant de police pour remettre, sous ses yeux, les instructions du Service à Muriel.
  
  Dehors, la nuit tombait avec rapidité. Alonso s’attarda encore une demi-heure au comptoir, en compagnie d’Espinel. Puis il parut se rendre compte de l’heure avancée et régla son dû, soudain pressé de partir. L’aubergiste lui rendit la monnaie et tenta une dernière fois de le retenir :
  
  — Si tu as l’intention d’aller coucher à Aracena, je puis t’assurer que tu seras beaucoup mieux ici.
  
  Alonso laissa échapper un gros rire :
  
  — Tu me prends pour un milliardaire ! fit-il. Je ne couche jamais à l’hôtel lorsque je suis en tournée… La saison est belle, et ma voiture est assez confortable. Au revoir, ami, je reviendrai te payer un verre en redescendant.
  
  La nuit était tout a fait tombée et l’absence de lune la rendait particulièrement obscure. Alonso trouva cela parfait… Il reprit le volant de la Ford en chantonnant et lança le moteur qui démarra aussitôt avec un bruit d’enfer. Il recula sur la place, vira et se mit à rouler sans se hâter pour gagner, de l’autre côté de la place, la route d’Aracena…
  
  Le village dépassé, il conserva la même allure modérée. Cinq cents mètres plus loin, il atteignit l’embranchement d’une route étroite s’élevant vers la gauche au flanc de la montagne. La route du faîte…
  
  Alonso arrêta la Ford et descendit pour aller examiner la bonne tenue de son chargement. Son œil exercé lui ayant donné l’assurance de la parfaite solitude des lieux, il remonta et, sans hésiter, vira pour s’engager au ralenti sur la route du faîte…
  
  Il roulait doucement, conservant avec soin le régime où son moteur était le moins bruyant. Après quelques secondes, il éteignit ses phares et réduisit encore la vitesse, pour ne pas risquer un accident tout à fait compromettant.
  
  De temps à autre, suivant l’orientation des lacets de la route, il apercevait, en contrebas dans la vallée, les lumières des villages. Un quart d’heure environ après avoir quitté Cavaca, il s’engagea dans l’ombre épaisse d’une sapinière. Là, certain qu’on ne pouvait l’apercevoir d’en bas, il refit fonctionner ses phares en veilleuse, cherchant une trouée sous les arbres.
  
  Il trouva bientôt ce qui lui convenait : un sentier assez large pour laisser passer la vieille Ford. Il le prit, parcourut une cinquantaine de mètres et s’arrêta. Les phares éteints, il alluma une lampe de poche et revint à pied jusqu’à la route. Soigneusement, il effaça les traces laissées par les roues de la camionnette, à l’entrée du sentier.
  
  Puis, en sifflotant, il reprit allègrement la Ford et s’installa en chien de fusil sur la banquette pour chercher le sommeil.
  
  Il était en place et le soleil se chargerait de le réveiller.
  
  
  …
  
  Épuisée par le rôle qu’elle avait dû tenir toute la soirée, à l’intention de Ribera, Muriel poussa nerveusement les verrous, puis s’adossa à la porte, écoutant avec un soulagement intense les pas du policier décroître dans le couloir.
  
  Il avait voulu l’accompagner jusqu’à sa chambre et longuement insisté pour obtenir la permission d’entrer, ne fût-ce qu’un instant.
  
  Elle avait tenu bon. De plus en plus, l’idée de devenir la maîtresse de ce personnage gras et suant lui était insupportable… Elle se sentait assez forte pour atteindre, sans en arriver à cette extrémité, le but qui lui avait été fixé.
  
  Son cœur et sa respiration ayant repris leur rythme normal, elle se détacha de la porte et alla poser le petit coffret de vannerie sur la table de bois recouverte d’un vieux châle andalou qui se trouvait placée dans un angle du mur, près de la fenêtre. Elle s’assura que les volets massifs étaient bien fermés, puis alla dans le cabinet de toilette prendre une serviette qu’elle revint accrocher au bouton de la porte, de façon à rendre impossible toute observation par le trou de la serrure…
  
  Elle ouvrit le coffret de vannerie. Le fond était une plaque de carton gris, portant en surimpression le drapeau sang et or.
  
  Dans son sac, Muriel prit une lime à ongles d’acier chromé. Avec la pointe, elle souleva la plaque cartonnée qui sauta sans difficulté. Une feuille de papier bulle, soigneusement pliée, apparut aussitôt… Muriel la prit sans se presser, la déplia et parcourut du regard le message chiffré qui s’y trouvait inscrit…
  
  Sans lâcher le document, elle prit un crayon et un bloc de papier et s’installa sur une chaise devant la table.
  
  La clé du code étant parfaitement claire dans sa mémoire, elle se mit à déchiffrer le message sans la moindre hésitation…
  
  En cinq minutes, elle eut le texte des instructions remises par Alonso. Attentive, elle entreprit d’en graver les moindres mots dans sa mémoire :
  
  1® Essayer de savoir si une ligne téléphonique directe existe entre le poste de police de Cavaca et le fort de Braja. S’il n’existe pas de ligne directe et que toutes les communications doivent passer obligatoirement par le central d’Aracena, essayer de connaître le numéro d’appel utilisé.
  
  2® De toute façon, vous procurer l’empreinte des clés du poste de Cavaca et, si possible, celle des armoires fortes ou coffres contenant les dossiers confidentiels, avec combinaison s’il y a lieu.
  
  3® Essayer de connaître, à n’importe quel prix, les moyens d’accès au fort de Braja, mots de passe s’il en existe et nature du dispositif de sécurité à l’intérieur du fort.
  
  Toutes ces questions doivent avoir reçu une réponse dans les quarante-huit heures à partir de la réception de ce message.
  
  C’était court, mais précis. Muriel resta stupéfaite devant la difficulté de la tâche qui lui était imposée. Jamais elle ne pourrait réussir sans mener jusqu’au bout la partie commencée avec Ribera. Et encore… Quarante-huit heures représentaient un délai extrêmement court pour faire oublier à un officier de police tout sentiment de devoir et de responsabilité.
  
  Soucieuse, Muriel se redressa et prit dans son sac un joli briquet d’argent marqué à son chiffre, dont elle fit jaillir la flamme. Elle froissa ensemble la feuille supportant le message d’Alonso et celle utilisée pour le déchiffrer. Elle y mit le feu et les déposa dans le large cendrier de faïence placé sur la table. Elle les regarda brûler, les agitant de la pointe de son crayon pour en faciliter la combustion. Lorsque les papiers se trouvèrent complètement carbonisés, elle écrasa soigneusement les cendres pour les réduire en poudre. Elle les transporta ensuite dans le cabinet de toilette, les jeta dans la cuvette du lavabo et ouvrit le robinet en grand pour en faire disparaître toute trace.
  
  Rêveuse, elle commença à se déshabiller, avec des gestes machinaux. Quarante-huit heures pour se procurer les renseignements demandés… Pour avancées que fussent ses relations avec Ribera, elle ne pensait pas avoir la moindre chance d’aboutir…
  
  Pourtant, elle devait réussir. Si elle échouait, Hubert croirait cet échec voulu et se montrerait certainement impitoyable, autant pour lui-même que pour sauver son prestige menacé aux regards de ses chefs.
  
  Quarante-huit heures… Si encore elle avait pu réellement disposer de quarante-huit heures de tête-à-tête avec Ribera, peut-être aurait-elle pu réussir ? Mais Ribera s’était retiré dans sa chambre et elle ne pourrait vraisemblablement le rencontrer de toute la journée du lendemain. En fait, il ne lui restait qu’une soirée, plus une nuit si elle parvenait à surmonter ses répugnances, pour amener le policier dans son jeu et en tirer tout ce qui lui était demandé…
  
  A moins d’un miracle, l’affaire paraissait sans espoir.
  
  
  
  Elle s’était mise au bord du lit pour retirer ses bas. Une brusque colère la souleva. Elle ne pouvait pourtant aller frapper à la porte de ce flic vaniteux pour le supplier de l’accepter dans son lit. Outre que son orgueil s’y refusait, elle estimait, non sans raison, qu’une telle démarche aurait été maladroite et fort susceptible d’éveiller des soupçons dans l’esprit de Ribera.
  
  Ses jambes magnifiques dénudées, elle se releva, entreprit de faire glisser sa culotte sur ses hanches épanouies…
  
  Elle soulevait ses pieds pour les dégager de l’écrin de soie blanche tombé sur le tapis, lorsqu’un grattement discret se fit entendre à la porte.
  
  Une terrible angoisse la paralysa et lui donna la chair de poule. Le souvenir de l’agression dont elle avait été l’objet la nuit précédente lui revint avec une précision terrifiante. L’assassin, furieux de son échec, avait-il décidé de revenir ?…
  
  Après une brève interruption, le bruit inquiétant, semblable au grattement d’un ongle sur le bois, se manifesta de nouveau. Prise de panique, Muriel allongea le bras vers l’interrupteur placé à la tête du lit et éteignit la lumière. Mais, dans l’obscurité, sa terreur redoubla et elle ralluma aussitôt…
  
  Que faire ? Il n’y avait pas de téléphone dans la chambre et elle ne pouvait tout de même pas ouvrir les volets et hurler au secours par la fenêtre avant que le danger ne se fût précisé. L’assassin aurait le temps de fuir et elle se couvrirait de ridicule…
  
  Puis, à travers le mur de sa frayeur, elle prit soudain conscience d’un appel murmuré derrière la porte. L’inconnu prononçait son nom, et le timbre de cette voix lui parut familier.
  
  La curiosité l’emporta. Silencieuse, sur ses pieds nus, elle se dirigea vers la porte, confiante malgré tout dans l’efficacité de l’énorme verrou qui se trouvait poussé.
  
  Elle colla son oreille contre le panneau et questionna en mesurant sa voix :
  
  — Qui est là ?
  
  Instantanément, la réponse lui parvint :
  
  — Fernando… Ouvrez, Muriel, je vous en supplie… J’ai quelque chose d’important à vous dire.
  
  Elle se sentit fondre aussitôt et un rire nerveux la submergea. C’était Fernando… Ce n’était que lui ! Elle s’appuya au mur, secouée d’un rire muet, frénétique, qui la libérait de son angoisse. Puis, calmée, elle se mit à trembler de tous ses membres… Ce n’était que Fernando, mais c’était bien lui. Le problème qu’elle avait débattu quelques instants plus tôt se posait derechef, impérieusement, exigeant cette fois une décision immédiate.
  
  Derrière la porte, Ribera s’impatientait. Il prétendait avoir quelque chose d’important à dire, elle ne pouvait le laisser repartir ainsi… Elle devait l’entendre. Ensuite, elle aviserait…
  
  Elle se rapprocha du battant et murmura :
  
  — Une seconde… Je vous ouvre tout de suite.
  
  Elle retourna jusqu’au lit prendre sa robe de chambre dont elle recouvrit son corps nu. Elle noua la ceinture, puis, le cœur battant, tira le verrou et ouvrit la porte.
  
  En pyjama rouge sang, Ribera offrait un spectacle ridicule et elle dut se mordre les lèvres avec violence pour ne pas pouffer. Elle le laissa entrer, referma, totalement libérée de son inquiétude. Il était vraiment trop comique…
  
  Elle réussit à prendre une mine sérieuse et un ton réprobateur :
  
  — Qu’avez-vous donc de si important à me dire ?… J’allais me mettre au lit.
  
  Maintenant qu’il se trouvait dans la place, Ribera ne semblait pas particulièrement fier. Aussi rouge que la soie de son pyjama, il fixait avec obstination les pieds nus de Muriel. Puis, les poings serrés, au prix, visiblement, d’un effort considérable, il répliqua avec une voix d’enfant coléreux :
  
  — Je voulais vous dire que je vous aime et que je ne puis plus supporter…
  
  Sa gorge se noua, il ne put en dire davantage. De nouveau, une envie de rire incoercible soulevait Muriel. Il fallait pourtant éviter de froisser l’amour-propre de ce Sancho Pança de comédie et, pour cela, lui dérober le spectacle d’une hilarité blessante. D’un élan, elle se jeta à son cou, écrasa son visage dans le creux de l’épaule.
  
  — Oh !… Fernando…
  
  Elle fut incapable de se retenir plus longtemps. Un rire frénétique la secoua, des pieds à la tête. Bouleversé, Fernando lui caressa gentiment la nuque puis supplia d’une voix brisée :
  
  — Ne pleurez pas, Muriel… Vous verrez comme je saurai vous rendre heureuse.
  
  Le rire de la jeune femme redoubla et il continua de la consoler.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  10
  
  
  Un temps idéal pour une entreprise de ce genre. D’épais nuages blancs stagnaient au-dessus de la Sierra, laissant entre eux de vastes espaces libres.
  
  Depuis quelques minutes, Hubert décrivait des ronds dans une trouée, à mille mètres au-dessus d’Almonaster. A dix kilomètres vers l’Est, le petit village de Cavaca se pressait autour du clocher de son église en forme de minaret. Un peu plus haut, vers le Nord, au flanc d’une colline rouge, la tache grise du fort de Braja se découpait avec netteté, sous le sinueux ruban clair de la route du faîte.
  
  Autour d’Almonaster, les mines de cuivre semblaient en pleine activité. Personne ne se souciait du minuscule avion décrivant des cercles au-dessus de la Sierra.
  
  Hubert avait passé une excellente nuit dans la maison de José Péréda. Bien avant six heures, le ronronnement d’un moteur d’avion l’avait réveillé et il s’était levé juste à temps pour voir le garagiste atterrir impeccablement dans la prairie qui s’étendait devant la maison cernée de bois épais, remparts idéals à toute curiosité intempestive.
  
  Il leur avait fallu une heure pour faire disparaître l’immatriculation existante, sous les ailes et sur l’empennage, et la remplacer par une autre que Péréda assurait avoir appartenu à un appareil de tourisme espagnol détruit depuis longtemps.
  
  L’avion était un « Hanriot-190 », biplace en tandem, de construction française et muni d’un moteur Renault de cent quarante chevaux, lui assurant une vitesse de croisière de cent cinquante kilomètres-heure environ. Les ailes hautes, au-dessus de la cabine en conduite intérieure laissaient une visibilité presque totale vers le sol.
  
  Sur une jambe du train d’atterrissage, Péréda avait fixé une caméra munie d’un téléobjectif, dont le fonctionnement pouvait être commandé du poste de pilotage.
  
  Ses papiers et objets personnels confiés à Péréda, Hubert avait enfilé une combinaison de toile sur ses sous-vêtements. Tout ce qui aurait pu permettre une identification de l’appareil en avait été soigneusement retiré.
  
  Son vol préparé sur une carte de la région, Hubert avait décollé, quelques minutes après la demie de neuf heures.
  
  A dix heures trente, il était à la verticale d’Almonaster.
  
  Après avoir effectué quelques cercles et mis le moteur à son meilleur régime, il fit glisser la vitre de la portière gauche et saisit les puissantes jumelles que lui avait confiées Péréda. Continuant de piloter avec sa main droite, pour maintenir l’appareil en virage régulier, il commença son observation. Pendant un quart de cercle, à chaque tour, il se trouvait placé comme il convenait pour tenir dans le champ de ses jumelles le fort de Braja et ses environs immédiats.
  
  Vers dix heures quarante-cinq, une soudaine animation se manifesta sur la terrasse bétonnée du fort. Par courtes observations successives, Hubert vit se dérouler une scène identique à celle décrite par Muriel. Soulevé par le léger treuil, l’énorme camion fut amené au jour, puis déposé sur le terre-plein devant l’entrée du fort.
  
  Malgré son impatience, Hubert ne voulait pas s’approcher encore. Il était certain que, depuis le fort, on ne pouvait facilement apercevoir l’« Hanriot ». Et si, par hasard, les gens occupés à la manœuvre du camion le découvraient volant en cercles dans cette trouée se nuages, ils ne pourraient que s’en inquiéter.
  
  Considérablement grossi par les jumelles, Hubert vit le camion démarrer, puis s’éloigner rapidement pour rejoindre la route du faîte.
  
  Il laissa alors retomber les jumelles sur son ventre, redressa l’avion d’un mouvement du poignet et reprit de l’altitude.
  
  Il grimpa au-dessus des nuages, sans lâcher la direction de Braja. Consultant tour à tour son chronomètre et l’indicateur de vitesse, il conserva le même cap jusqu’à ce qu’il estimât être parvenu à la verticale de la route.
  
  Il rendit alors la main, réduisit complètement les gaz et amorça une descente rapide en vol plané.
  
  Il plongea bientôt dans le système nuageux, en spirales serrées, se fiant uniquement à ses instruments de bord.
  
  Il déboucha au-dessus de Cavaca, ayant un peu dévié vers le sud. Droit devant, dans la ligne du capot, se trouvait Aracena. Il laissa l’appareil poursuivre son mouvement de spirale vers la gauche et ne redressa qu’après avoir reconnu le sommet de la haute colline où aboutissait la route du faîte.
  
  Moteur au ralenti, il réduisit progressivement l’angle de descente jusqu’à faire rétrograder l’aiguille du « badin »(2) sur « 90 ». A cette vitesse l’avion vibrait un peu, mais Hubert disposait encore d’une marge suffisante de sécurité.
  
  Il retrouva facilement, à l’œil nu, le camion qui, sur la route du faîte, s’élevait rapidement vers le sommet. Il reprit ses jumelles, les braqua dans la direction du véhicule qu’il n’eut aucune peine à identifier… C’était un « Mercédès » de dix tonnes, de modèle ancien, surplus probable des fournitures faites par l’Allemagne hitlérienne à l’armée franquiste, aux temps de la guerre civile.
  
  Hubert laissa retomber ses jumelles et tira doucement la manette des gaz pour ajouter mille tours au moteur. A hauteur du sommet de la colline, il ne voulait plus, pour l’instant, perdre davantage d’altitude. A cent à l’heure, le petit appareil se maintenait sans trop de peine sur une ligne de vol horizontale.
  
  Soudain trop près, Hubert amorça un virage vers la droite, puis redressa. Il vit alors, avec surprise, l’énorme poids lourd quitter la route et se lancer délibérément à l’assaut de la colline, sur un sol caillouteux et semé d’embûches. Malgré les difficultés du terrain, le camion ne ralentissait pas et Hubert estima qu’il roulait au moins à soixante à l’heure sur une pente dépassant sans aucun doute les quarante pour cent. C’était hallucinant…
  
  Même avec le plus puissant des moteurs automobiles connus à ce jour, l’exploit aurait été impossible. Et Muriel prétendait qu’un minuscule moteur de motocyclette, à un cylindre, actionnait l’étonnant véhicule.
  
  Ne sachant plus que penser, dévoré par une intense curiosité, Hubert devait lutter contre lui-même pour ne pas plonger vers le mystérieux engin afin de pouvoir l’examiner de plus près.
  
  Il allait se décider, malgré tout, à le faire, lorsque le camion s’immobilisa brusquement au cours d’un virage très sec, coincé par un bloc de rocher touchant la carrosserie entre les trains de roues.
  
  Hubert réduisit complètement les gaz, laissa l’appareil glisser en vol plané et prit ses jumelles. La scène qu’il surprit, grossie de telle façon qu’il n’aurait pu mieux la suivre à l’œil nu s’il s’était trouvé à moins de dix mètres, le frappa de stupeur.
  
  Trois hommes : deux civils et un général, descendus de la cabine avant, se retrouvèrent groupés devant le rocher cause de l’incident. Quelques secondes à peine écoulées, l’un des civils se détacha, gagna l’arrière du camion, attrapa à pleines mains le châssis, qu’il souleva sans effort apparent, puis le déplaça, le plus simplement du monde, sur un mètre cinquante environ…
  
  Par réflexe, Hubert avait déclenché le mécanisme de mise en route de la caméra, afin de filmer le spectacle fantastique… Il allait remettre les gaz pour reprendre de l’altitude, lorsqu’il se vit découvert. Figés près du camion, les trois hommes levaient la tête vers lui… Il remit les gaz sans hâte, redressa d’une main sûre et entreprit de contourner le sommet de la colline pour échapper quelques instants aux regards trop curieux.
  
  Il s’attarda volontairement de l’autre côté, et il s’était bien écoulé trois minutes lorsqu’il reparut de nouveau en vue du camion, toujours dans la même situation. Dans ses jumelles, Hubert vit les deux civils plongés sous le capot ouvert. L’occasion était trop tentante…
  
  D’un mouvement sec, Hubert tira à fond la manette des gaz et piqua sur le gros « Mercédès ». A deux cent cinquante à l’heure, il fit fonctionner la caméra, à moins de cent mètres du camion. Les trois hommes, affolés, se jetèrent à plat ventre. Serrant les dents, Hubert ne redressa qu’au dernier moment et ses muscles se crispèrent instinctivement tant il craignit, l’espace d’une seconde, d’accrocher le toit du véhicule avec le train d’atterrissage.
  
  Comme une flèche, il monta en chandelle jusqu’aux limites de la perte de vitesse, puis bascula l’avion en un renversement impeccable. Il remit les gaz et replongea, laissant la caméra fonctionner… Il vit le général espagnol lever son revolver et tirer… Aucune importance… Une chance sur dix mille de se voir atteint. Il redressa encore à l’ultime seconde, poussa d’un mouvement sec le bouton commandant l’arrêt de la caméra, puis amorça un virage à la verticale pour mettre rapidement la colline entre lui et le camion.
  
  Il volait déjà cap à l’ouest, lorsqu’il se ravisa, le travail n’était pas terminé. Moteur à plein régime, il fit demi-tour et piqua vers la route sinueuse qui descendait paresseusement au flanc de la colline. En rase-mottes, il la survola quelques secondes, puis se redressa après avoir reconnu et dépassé une épaisse sapinière.
  
  Manche au ventre, il regagna vivement l’abri des nuages. Ayant émergé au-dessus en plein soleil, il prit le cap du retour et mit le moteur au régime de croisière…
  
  
  -:-
  
  Après une excellente nuit, Alonso s’était réveillé aux premiers rayons du soleil, frais et dispos. D’humeur joyeuse, sensible à la fraîche atmosphère du sous-bois plein de vie et de chants d’oiseaux, il avait commencé par se restaurer avec entrain d’une livre de pain et d’un saucisson entier, arrosés d’un litre de vin épais et coloré.
  
  Il avait marché ensuite jusqu’au bord de la route, puis s’était mis à examiner, avec beaucoup d’attention, les sapins placés en lisière.
  
  Il avait fixé son choix sur un arbre au tronc mince, mais bien fourni en branches, dont le fût se dressait à plus de dix mètres de hauteur, légèrement incliné au-dessus de la route.
  
  Sifflant avec ardeur, il était revenu en boitant jusqu’à la camionnette qu’il avait entrepris de dégager partiellement. Jetant à terre un nombre respectable de paniers et de corbeilles, il avait mis à jour et saisi précautionneusement une boîte de carton pour la déposer au bord du sentier, dans les euphorbes grasses qui poussaient sous le couvert des sapins.
  
  Le chargement remis en place, il avait repris la boîte de carton et était retourné au bord de la route, au pied de l’arbre choisi. Le plus tranquillement du monde, il avait fixé sur le tronc, à cinquante centimètres du sol, un pain de plastic muni d’une mèche à combustion rapide. Artistement, il avait dissimulé le dispositif sous une couche de mousse et s’était longuement frotté les mains de satisfaction.
  
  Il s’était assuré ensuite que la Ford était complètement invisible de la route. Puis, vers neuf heures et demie il s’était allongé à plat ventre sous les arbres, à un endroit d’où il pouvait surveiller la route sans être vu.
  
  Vers dix heures, un bruit de moteur s’était fait entendre. Quelques minutes plus tard, Alonso avait vu monter une jeep et reconnu, dans les trois hommes qui se trouvaient à bord, le lieutenant de police Ribera.
  
  A dix heures vingt, la jeep était redescendue après avoir été, sans aucun doute, jusqu’au sommet de la colline.
  
  Vers onze heures, un nouveau bruit de moteur lui parvint, très différent du premier. C’était le bruit sec et pétaradant d’un moteur de motocyclette à deux temps.
  
  Bien qu’il fût prévenu, Alonso éprouva une intense surprise au spectacle du gros « Mercédès » grimpant à vive allure, accompagné du grondement ridicule de son moteur.
  
  Alonso distingua nettement dans la cabine les deux civils et l’officier général, qui semblaient discuter avec animation. L’énorme véhicule disparut en quelques secondes vers le sommet…
  
  Alonso roula alors sur le côté et dirigea le regard de son œil unique vers le ciel encombré de gros nuages blancs.
  
  Il aperçut l’avion piloté par Hubert, au moment même où celui-ci débouchait au-dessus de Cavaca. Attentif, il suivit les évolutions du petit monoplan jusqu’au moment où, piquant sur le camion de toute sa puissance, il fut dérobé à sa vue par le rideau d’arbres.
  
  Alors, avec une agilité surprenante, Alonso se redressa et courut en claudiquant jusqu’au sapin auquel il avait fixé la charge de plastic. Il tira de sa poche un briquet « tempête » et en fit jaillir la flamme. Entre deux doigts de sa main gauche, il saisit la mèche dépassant du camouflage de mousse et attendit, les nerfs électrisés…
  
  Il s’inquiétait de ne plus entendre l’avion lorsque le hurlement d’un moteur déchaîné le rassura. Il vit le monoplan déboucher à toute vitesse dans l’axe de la route. Sans plus attendre, secoué par le bruit terrifiant du passage de l’« Hanriot » à vingt mètres au-dessus de lui, il mit le feu à la mèche.
  
  De toutes ses forces, il courut pour s’éloigner le plus possible, puis se jeta à plat ventre, à l’abri d’un énorme sapin. Au même instant, une violente explosion ébranla la sapinière… Quelques craquements secs se succédèrent à brefs intervalles, suivis bientôt d’un fracas extraordinaire de branches brisées, qui se prolongea de longues secondes, en s’amplifiant, pour se terminer enfin par un choc sourd qui fit trembler le sol.
  
  Alonso se redressa et refit au pas de course le chemin qu’il venait de parcourir. Le sapin s’était effondré comme il convenait, en travers de la route. Avec soin Alonso s’assura qu’aucune trace ne restait du dispositif qu’il avait mis en place et entreprit de faire disparaître dans les herbes les marques laissées par ses allées et venues. Il rejoignit le sentier et attendit patiemment…
  
  Le chemin qui reliait la route du faîte au fort de Braja prenait naissance à cent mètres environ au-dessous de l’endroit où se trouvait Alonso. Pour retourner au bercail, le camion était obligé de repasser par là… A moins d’être en mesure de voler, ce qui n’aurait pas tellement surpris le borgne, le véhicule devrait forcément s’arrêter devant le barrage du sapin abattu en travers de la route.
  
  Le temps s’écoulait avec une lenteur désespérante, Alonso attendait depuis une éternité, lorsque la pétarade déjà familière emplit enfin la sapinière.
  
  Alonso guetta vainement le grincement des freins bloqués. Seules, les exclamations de colère et de surprise qui jaillirent brusquement lui apprirent que le camion s’était arrêté… Puis, le moteur se tut.
  
  C’était à Alonso de jouer.
  
  Très à son aise, malgré l’excitation de ses nerfs, il s’avança en accentuant sa claudication. L’air ahuri, vaguement effrayé, il déboucha soudain près de l’arbre abattu devant le gros camion. Descendus, les trois hommes regardaient le barrage. Leur attitude dénonçait clairement la fureur, doublée d’inquiétude, qui les animait.
  
  L’irruption inattendue d’Alonso les laissa tout d’abord sans réaction. Puis, le général sortit son revolver d’un geste dramatique et le braqua sur le borgne en hurlant :
  
  — Ne bougez pas ou vous êtes mort ! Nous vous tenons, crapule…
  
  Alonso était à son affaire. Il réussit à devenir blanc comme neige et leva les bras en tremblant… Malgré le danger qui le menaçait, l’officier avait visiblement perdu son sang-froid, il ne se fit grâce d’aucune mimique… Sa bouche s’ouvrit à plusieurs reprises sur ses dents noircies et son œil unique parut s’exorbiter. Enfin, il se laissa glisser à genoux, tendit les bras vers le groupe des trois hommes et supplia avec volubilité :
  
  — Attendez… Ne tirez pas, senor officier. C’est l’avion… Il aurait pu me tuer…
  
  Il s’enroua avec beaucoup de naturel, son visage devint cramoisi sous l’effort qu’il tentait, pour continuer son explication. Un peu calmé, le général abaissa son arme et s’avança d’un pas :
  
  — Qui êtes-vous ? Qu’avez-vous vu ?
  
  Alonso se redressa maladroitement et répondit, tenant ses mains à hauteur des épaules :
  
  — Je ne suis qu’un pauvre vannier… Hier soir, j’ai dîné à l’auberge de Cavaca et bu quelques verres avec l’aubergiste… Peut-être un peu trop. En quittant Cavaca pour me rendre à Aracena, j’ai dû me tromper de route et je me suis aperçu bientôt que j’étais perdu. Très fatigué, j’ai préféré m’arrêter ici et dormir dans ma camionnette plutôt que de faire demi-tour…
  
  Sans en avoir l’air, Alonso observait attentivement tout ce qui s’offrait à son regard. Les deux civils, silencieux, ne l’intéressaient que médiocrement. Il était à peu près certain qu’il s’agissait de Karl Reinbach et de Heinrich Liedmann, les deux savants d’origine allemande, responsables des recherches effectuées au fort de Braja. L’identité du général lui était moins indifférente… Mais ce qui excitait sa curiosité était ce camion étrange, dont les dix tonnes cédaient à la traction d’un moteur de puissance négligeable en apparence. Comme Hubert, Alonso situait parfaitement le type du véhicule et son origine probable. En tout état de cause, le mystère ne pouvait résider dans le camion lui-même et il fallait le chercher dans le moteur.
  
  Visage soupçonneux, le général s’était rapproché et Alonso se trouva obligé de rassembler son attention pour faire front. D’une voix subitement doucereuse, l’officier répliqua :
  
  — Et vous vous figurez que nous allons couper dans une histoire aussi rocambolesque… Vous allez nous montrer cette fameuse camionnette. Mais, auparavant, je veux voir vos papiers d’identité…
  
  D’une main tremblante, Alonso essuya la sueur qui perlait à son front, rajusta le bandeau sur son mauvais œil, puis sortit son portefeuille. Il en extirpa une carte souillée de traces de doigts et la tendit au général qui recula d’un pas, pour éviter toute surprise, avant de l’examiner. L’officier se mit à lire à haute voix :
  
  — Alonso Guerrero, né le 19 septembre 1907 à Séville… Profession : vannier, domicilié à Séville, 12, passage du Colonel-Trucha.
  
  Il laissa retomber sa main tenant le document et dit, sans se départir de son attitude hostile et soupçonneuse :
  
  — Allons voir la voiture.
  
  Sur un geste expressif de l’officier, Alonso pivota sur place et s’engagea sous le couvert des arbres en direction de sa camionnette. D’un coup d’œil par-dessus son épaule, il vit que l’officier le suivait seul, les deux autres demeuraient près du camion.
  
  Arrivé près de la Ford, le général l’examina sur toutes ses coutures. N’ayant rien trouvé d’insolite, il ordonna, avec une mauvaise humeur accrue :
  
  — Retournons sur la route.
  
  Ils suivirent le sentier… Au moment où ils allaient en déboucher, le ronronnement caractéristique d’un moteur de jeep se fit entendre. Quelques secondes plus tard, la voiture de police montée par Ribera et ses deux comparses apparut, grimpant à toute vitesse. Ribera, qui tenait le volant, freina brutalement en apercevant les deux hommes, sauta à terre et vint se mettre au garde-à-vous devant le général.
  
  — Nous avons remarqué les évolutions suspectes de cet avion et entendu une explosion. Nous sommes venus aussi vite que possible. Puis-je vous demander ce qui s’est passé, mon général… ?
  
  L’officier fit signe aux deux gendarmes qui descendaient à leur tour de la jeep et ordonna :
  
  — Assurez-vous de cet homme…
  
  Sans protester, Alonso se laissa encadrer. Le général reprit, à l’intention de Ribera :
  
  — Un avion a foncé sur nous, alors que nous étions immobilisés au sommet de la colline. J’ai pu relever son numéro, vous devrez faire les recherches nécessaires dès votre retour au poste. En descendant, nous avons trouvé un arbre abattu en travers de la route. Cet Individu prétend que le passage de l’avion au-dessus de cet endroit a été suivi d’une explosion et que l’arbre est tombé ensuite. Je n’en crois pas un mot… A mon avis, nous tenons un espion… Emmenez-le au poste et attendez que je vous aie rejoint pour commencer l’interrogatoire…
  
  Sans plus attendre, les deux agents voulurent pousser Alonso vers la jeep. Alors, changeant d’attitude, le borgne, aux allures de pirate, exigea d’un ton impérieux !
  
  — Mon général, je désire vous parler, en particulier…
  
  Surpris, l’officier hésita un Instant, puis décida :
  
  — C’est bon… Mais si vous avez envie de me faire perdre mon temps, il vous en cuira sûrement.
  
  Il fit signe à Alonso de le suivre et commanda aux policiers :
  
  — Ne le quittez pas des yeux.
  
  Ils firent une dizaine de pas dans le sentier et le général s’arrêta, estimant l’éloignement suffisant pour assurer le secret de l’entretien.
  
  — Parlez, maintenant, et soyez bref.
  
  Le visage coloré d’Alonso montrait une expression de parfaite sérénité. D’une voix tranquille, il annonça :
  
  — Je suis un collaborateur du colonel Cano, de Séville.
  
  Le général eut un haut-le-corps et fronça les sourcils pour examiner le vannier des pieds à la tête. Puis, avec un étrange sourire de doute, il répondit :
  
  — Vraiment… Votre matricule ?
  
  — AN-632…
  
  L’expression de doute moqueur affichée par le général s’évanouit. Il reprit, plus conciliant :
  
  — Et si vous téléphoniez au colonel Cano, quel numéro appelleriez-vous ?
  
  — Le 794 à Séville, mon général.
  
  L’officier laissa échapper un vague grognement et insista :
  
  — Vous appelleriez « réellement » le 794 ?
  
  Alonso sourit et rectifia :
  
  — Non, puisque le vrai numéro est 497.
  
  Satisfait, le général se détendit :
  
  — Parfait, parfait… Mais pouvez-vous m’expliquer maintenant ce que vous faisiez ici ?
  
  Alonso hésita, fit une moue, puis répliqua :
  
  — Après tout, je ne pense pas qu’il y ait un inconvénient quelconque à vous en informer. Vous êtes officier général et cela me suffit… Le colonel Cano m’a chargé d’une mission dans cette région… Il m’a dit, sans me donner de précisions, que des essais intéressant la défense nationale étaient en cours au fort de Braja. Des informations de source sûre ont donné au colonel Cano la certitude que des agents étrangers agissaient dans cette région, décidés à percer le secret des fameux essais. Je dois parcourir les routes et les villages en essayant de vendre des paniers, dans le but de dépister ces agents étrangers. Quant aux circonstances qui m’ont amené ici, le récit que je vous en ai fait correspond à la réalité. J’ai bu, hier soir, avec l’aubergiste de Cavaca pour essayer de lui tirer des renseignements sur le passage de « touristes » qu’il avait pu enregistrer. Fatigué, j’ai dû boire trop. Je me suis trompé de route, comme je vous l’ai dit, et je me suis retrouvé ici. Je dormais encore à poings fermés lorsque le bruit de l’avion tournant autour de la colline m’a réveillé. Je suis descendu pour m’approcher de la route. L’explosion a eu lieu au moment où l’appareil passait en trombe au-dessus. C’est tout, mon général, et vous devez me croire.
  
  L’officier prit un air réprobateur et rétorqua :
  
  — Je vais téléphoner à Cano pour vérifier votre histoire… De toute façon, il me sera impossible de passer sous silence la légèreté dont vous avez fait preuve. Un bon agent de renseignements ne doit jamais s’enivrer. Vous serez certainement blâmé…
  
  Alonso s’inclina et prit un air coupable :
  
  — Je le mérite, mon général.
  
  — C’est bon… Venez.
  
  Ils rejoignirent, sur la route, Ribera et ses hommes qui attendaient sans impatience. D’un geste, le général stoppa l’élan des deux gendarmes qui se disposaient à reprendre possession « du prisonnier ».
  
  — Laissez… Cet homme s’est justifié. Il est libre.
  
  Ribera ouvrit la bouche pour demander des explications, puis la referma, cloué sur place par un regard noir du général qui ordonna :
  
  — Venez tous pour dégager la route.
  
  Ils se dirigèrent de concert vers le sapin abattu. Les deux savants n’avaient pas bougé, toujours placés devant le capot du camion comme s’ils avaient voulu lui faire un rempart de leur corps.
  
  Alors que Ribera et le général discutaient les moyens de déplacer rapidement le sapin, Ribera reçut un choc et dut faire effort pour ne pas trahir son émotion. Ce qu’il voyait était réellement extraordinaire… Sous l’action du vent assez fort qui soufflait du sud, le lourd camion oscillait doucement sur ses roues, comme une simple corbeille d’osier…
  
  Il leur fallut un quart d’heure pour dégager un passage suffisant, sous l’œil impatient du général, qui estimait indigne de lui de mettre la main à la pâte. Lorsqu’il fut évident que le gros camion pourrait continuer sa route, le général ordonna :
  
  — Lieutenant, vous allez repartir maintenant avec vos hommes. Le vannier vous précédera dans sa camionnette… Ne vous occupez plus de nous.
  
  Alonso comprit que le général ne voulait pas leur donner le spectacle du camion en marche. Il s’éloigna sans mot dire pour aller mettre la Ford en route. Il fit marche arrière et tourna à l’extrémité du sentier, devant la jeep qui avait fait demi-tour.
  
  Sur un signe de Ribera, il partit en tête. Il abordait le premier lacet de la route, lorsqu’une vision fugitive lui fit froncer les sourcils. Sur la droite, dans le sous-bois, une silhouette venait de glisser rapidement derrière le tronc d’un sapin…
  
  Occupé à prendre le virage en épingle, Alonso attendit d’avoir terminé la manœuvre pour guetter, dans le rétroviseur, les réactions possibles des policiers, suivant dans la jeep. Il n’y en eut aucune. Ribera, ni ses hommes, n’avaient rien vu.
  
  Entre ses dents, l’œil soucieux, Alonso grommela :
  
  — C’est fou ce qu’il peut y avoir comme monde dans ce patelin.
  
  Et la pensée lui vint que l’inconnu pouvait se trouver là depuis longtemps et qu’il pouvait l’avoir vu fixant le plastic sur le sapin pour le faire sauter… Une affreuse grimace déforma son visage de forban.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  11
  
  
  La vieille pendule se mit à grincer, puis, péniblement, égrena les douze coups de midi. Par habitude, Espinel avait levé la tête vers le large cadran d’émail, marqué de chiffres dorés. Lorsque ses yeux redescendirent, il vit, dans l’encadrement de la porte, une silhouette de pirate qu’il reconnut aussitôt. Sans enthousiasme, il salua le nouveau venu :
  
  — Qu’est-ce que tu fiches ici… T’as oublié quelque chose ?
  
  Un rire sonore secoua la lourde carcasse d’Alonso qui s’avança joyeusement, de sa démarche brisée. D’un geste noble, il retira l’informe chapeau de feutre qui couvrait son crâne luisant et le posa devant lui, sur le cuivre. Son visage truculent avait une expression quasi démoniaque et son œil unique luisait de malice.
  
  — Ça t’épate de me revoir si tôt, avoue-le. Par la Madone, je ne pensais pas, en te quittant hier soir, te revoir aujourd’hui.
  
  Il s’interrompit, se délectant de la curiosité que l’aubergiste maigre ne cherchait pas à dissimuler. Il pivota lentement sur lui-même pour observer la salle et s’assurer que personne ne pouvait l’entendre. L’air mystérieux, il posa ses avant-bras sur le cuivre rouge du comptoir et tendit le cou vers le squelettique Espinel.
  
  — Écoute ça, fit-il. C’est pas à tout le monde qu’il arrive des aventures pareilles. Hier soir, on avait un peu bu… Moi, tout au moins, et je me sentais plutôt gai en partant. Figure-toi qu’après la sortie du village, je me suis trompé de route. J’ai fini par m’arrêter dans un bois de sapins, complètement perdu. Moi, dans des situations comme celle-là, je ne me casse jamais la tête. J’ai rangé la guimbarde sous les arbres et piqué un roupillon…
  
  Il se redressa en bombant le torse, lorgna de nouveau vers la porte et, en véritable comédien qu’il était, marqua un temps pour ménager ses effets. Puis, accentuant le ton de confidence qu’il avait pris dès le début, il poursuivit :
  
  — J’ai dormi comme une brute… Je t’ai déjà dit, j’avais trop bu… Tout à coup, un boucan infernal m’a réveillé et je vois le soleil tout haut dans le ciel. Puis, je comprends qu’un avion s’amuse à faire du rase-mottes sur la colline. Je descends de la voiture et je marche vers la route, pour essayer d’apercevoir le cinglé…
  
  Il fit une nouvelle pause, une étonnante grimace déforma son visage rongé de cicatrices. Il respira bruyamment et continua, retrouvant l’émotion qu’il avait dû ressentir sur l’instant :
  
  — J’allais atteindre la route, l’avion m’arrive dessus comme la foudre. J’ai fait la guerre et tu peux croire que je m’en souviens… Quand la bombe a éclaté, j’étais déjà à plat ventre…
  
  Incrédule, Espinel murmura en fronçant les sourcils :
  
  — La bombe ?… Tu te fous de moi ?
  
  Une brusque colère gonfla Alonso. Cramoisi, il abattit son énorme poing sur le comptoir.
  
  — Par la Madone, que je crève si je mens. Une bombe était tombée de l’avion, et la preuve, c’est qu’un sapin, frappé de plein fouet, s’est abattu en travers de la route, ah !
  
  Il passa ses gros doigts sur son crâne luisant, rajusta nerveusement le bandeau qui lui barrait le visage et continua, d’une voix où perçait encore une intense stupéfaction :
  
  — Sur le coup, je me suis demandé sérieusement si j’étais pas devenu fou. Puis un camion est arrivé, descendant du sommet, et s’est arrêté devant le sapin qui barrait la route. Comme une vraie gourde que je suis, j’ai voulu essayer de savoir ce qui s’était passé… Tu parles, j’aurais mieux fait de rester couché… Je me suis trouvé nez à nez avec un général furibard qui m’a collé un pistolet sur le ventre en me traitant d’espion. Puis, le flic qui était là hier soir avec la jolie dame s’est amené à son tour avec deux gendarmes. Vrai ! j’ai passé un mauvais quart d’heure…
  
  Il se tut, comme à bout de souffle, tira de sa poche un mouchoir rutilant, épongea son front moite et ajouta en soufflant :
  
  — Tout de même, ils étaient pas complètement bouchés et ils ont fini par comprendre que mon histoire était vraie. Ils ont noté mon nom et ma date de naissance, après m’avoir posé un tas de questions. Ça m’apprendra à me tromper de route… Sers-nous donc un coup de pinard, j’en ai bien besoin.
  
  Espinel resta immobile, comme s’il n’avait pas entendu les derniers mots prononcés par Alonso. Plus que jamais, son visage décharné ressemblait à celui d’une momie. Mais ses petits yeux, profondément enfoncés dans leurs orbites, fixaient le fond de la salle avec un étrange éclat. Intrigué, Alonso se retourna lentement. Muriel venait d’entrer…
  
  Vêtue d’un pantalon noir et du sweater de fine laine verte qui collait à son buste orgueilleux, comme un linge mouillé, elle souriait. La gorge d’Alonso se contracta… Il avait beau fouiller dans sa mémoire, jamais il n’avait rencontré une femme aussi belle. Elle était vraiment sensationnelle et le borgne se demanda s’il n’aurait pas été capable de toutes les trahisons pour une seule nuit avec elle.
  
  Elle s’avança lentement, de sa démarche voluptueuse, et lança avec une gaieté amicale :
  
  — Il vous en arrive des aventures, monsieur le vannier !… J’ai entendu la fin de votre histoire.
  
  Elle vint jusqu’au comptoir et s’immobilisa tout près d’Alonso qui recula instinctivement d’un pas et serra les dents pour étouffer la bouffée de désir qui montait en lui.
  
  Toujours souriante, Muriel observait Espinel fixant sur le vannier un regard féroce. Les réactions que sa présence provoquait immanquablement chez les hommes ne cessaient jamais de l’amuser. D’un ton très naturel, elle demanda à l’aubergiste !
  
  — Vous avez entendu cet avion ? J’étais à ma fenêtre lorsqu’il est descendu des nuages, au-dessus d’ici. J’ai suivi ses évolutions au-dessus de la Sierra… Je me demande bien ce qu’il cherchait…
  
  Espinel posa des verres sur le comptoir, souleva ses maigres épaules et répliqua d’un ton rogue :
  
  — Je n’en sais rien… J’étais au ravitaillement, à Aracena. Je n’ai rien entendu, ni rien vu…
  
  Il déboucha une bouteille et ajouta, méprisant :
  
  — Ma parole, on dirait que vous n’avez jamais vu d’avion de votre vie.
  
  Il emplit les verres, remit la bouteille en place, s’empara d’un torchon et tourna le dos pour essuyer ses étagères fixées au mur. Muriel posa sur Alonso un regard candide et demanda :
  
  — Pouvez-vous m’offrir une cigarette ?
  
  Le vannier tendit un paquet à Muriel qui le prit en main sans se presser. Certaine que l’aubergiste ne pouvait la voir, elle tira une cigarette puis glissa dans le paquet une feuille de papier mince, soigneusement pliée, sortie de sa poche. Elle rendit le paquet à Alonso qui n’avait rien perdu de son geste et le remercia. Le vannier lui donna du feu, puis vida son verre d’un trait.
  
  Muriel se dirigea vers la porte et dit :
  
  — Je vais faire un tour avant de déjeuner… A tout à l’heure…
  
  Alonso, le plus naturellement du monde, se rendit, deux minutes plus tard, aux toilettes. Il s’enferma dans le cabinet et sortit du paquet de cigarettes, le papier que Muriel y avait glissé. Il le déplia et lut :
  
  
  
  Réponses aux questions posées :
  
  1® Le numéro d’appel téléphonique du fort est le 17 à Aracena. Une ligne directe entre le poste et le fort doit être installée incessamment.
  
  2® Les empreintes de toutes les clés composant le trousseau du lieutenant Ribera sont à votre disposition dans la chasse d’eau du cabinet situé au rez-de-chaussée de l’auberge. Vais essayer de connaître la destination de chacune, vous en informerai.
  
  3® L’accès du fort ne semble pas présenter de difficultés particulières… à condition de passer par la porte. Un mot de passe existe, que je suis en mesure de connaître chaque matin. Aujourd’hui : « CAROLINA ». Aucun renseignement sur le dispositif intérieur mais des plans détaillés du fort se trouvent au poste de police de Cavaca. Probablement dans les armoires métalliques abritant les archives.
  
  Ribera, envoûté, sera certainement mûr dans quelques jours pour se livrer aux plus graves sottises. En prenant livraison des empreintes des clés, inscrivez réponse, et nouvelles instructions s’il y a lieu, sur dernière feuille du bloc de papier hygiénique.
  
  
  
  Patiemment, Alonso relut plusieurs fois le document pour l’apprendre par cœur. Puis il le déchira en menus morceaux qu’il laissa tomber dans la cuvette des waters. Il monta sur cette cuvette, souleva le couvercle du réservoir d’eau dans lequel il plongea la main. Ses doigts trouvèrent sans difficulté un petit paquet qu’il retira. Il remit le couvercle en place, descendit de son perchoir et tira la chaîne pour faire disparaître les débris du message de Muriel. Le paquet, enveloppé de cellophane, contenait une série de blocs de cire molle, portant en creux des empreintes de clés. Il refit soigneusement le paquet, le glissa entre sa chemise et sa peau et referma sa veste.
  
  Il décrocha le distributeur de papier et le retourna pour sortir la dernière feuille. Avec un crayon, il écrivit en code :
  
  « Bravo. Reviendrai demain soir pour avoir derniers renseignements demandés. Essayez, en plus, de connaître la façon dont le fort est ravitaillé. Prenez vos dispositions pour retenir auprès de vous le lieutenant Ribera, toute la nuit prochaine ».
  
  Il remit soigneusement la feuille en place, raccrocha le distributeur et sortit du cabinet en sifflotant.
  
  Revenu près du comptoir, il sortit son portefeuille et demanda à l’aubergiste qui rangeait les bouteilles :
  
  — Annonce la facture… Maintenant, je file. Je devrais être à Aracena depuis ce matin.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  12
  
  
  Vautré dans le fauteuil réservé aux visiteurs, le lieutenant de police Ribera paraissait somnoler. Un large cerne soulignait ses yeux fatigués et la sueur coulait sur son visage dont la peau, anormalement pâle, donnait l’impression qu’il était sous l’emprise d’un malaise.
  
  En fait, Fernando se ressentait simplement des fatigues de la nuit précédente et des émotions de la matinée. Mais les divers incidents qui s’étaient produits sur la route du faîte, peu avant midi, ne le préoccupaient nullement. Pour tout dire, il n’y pensait plus. Le seul objet de ses méditations se nommait Muriel…
  
  Ribera avait soigneusement caché à la jeune femme qu’il était marié et père de famille et que son épouse et ses cinq enfants habitaient Aracena dans une villa réquisitionnée par les soins de l’Administration. Littéralement envoûté par le charme de Muriel, Ribera n’envisageait pas un seul instant que son épouse légitime pût être mise au courant de sa liaison et se moquait éperdument des conséquences qui n’auraient pas manqué d’en résulter. La passion que Muriel avait su lui inspirer le tenait tout entier, et il ne réfléchissait plus qu’aux moyens de conserver cette ensorcelante maîtresse, éprouvant déjà une angoisse insupportable à la simple idée d’une possible séparation.
  
  Un vacarme insolite, dans la cour, ne tira de lui aucune réaction. Instinctivement, il repoussait tout ce qui pouvait l’arracher à son rêve…
  
  D’ailleurs, le vacarme avait cessé aussi brusquement qu’il était né… Fernando cédait de nouveau à l’engourdissement, lorsqu’un pas sonore ébranla le couloir. Trois coups heurtèrent la porte qui s’ouvrit aussitôt, poussée par un gendarme dont la figure rougeaude reflétait un effarement annonçant de mauvaises nouvelles. Par réflexe, le lieutenant de police s’était levé et resserrait vivement le nœud de sa cravate sur le col déboutonné de sa chemise.
  
  — Qu’est-ce que c’est ?… Vous pourriez attendre que je vous dise d’entrer.
  
  Bégayant, le gendarme annonça :
  
  — C’est le fou… El Coello… Il est là et veut vous parler. Il raconte une histoire invraisemblable.
  
  Un soupir de soulagement détendit Ribera. Si ce n’était que cela… Il répondit avec bonhomie :
  
  — Amène-le. Un peu de distraction ne nous fera pas de mal…
  
  Déconcerté, le gendarme voulut insister, puis renonça et fit demi-tour pour aller chercher le fou.
  
  Poussé par les épaules, El Coello entra en courant dans le bureau, puis s’immobilisa au milieu de la pièce, tremblant de tous ses membres. Son regard halluciné n’arrivait à se fixer nulle part et son visage décharné, rongé de barbe, se tordait sans arrêt sous l’effet de tics nerveux.
  
  Ribera l’examina un instant, non sans répugnance. La vue du simple d’esprit provoquait toujours en lui un certain malaise. D’un geste, il invita le gendarme à se retirer et attendit que la porte fût refermée pour demander d’un ton engageant :
  
  — Qu’y a-t-il, El Coello ? Qu’as-tu donc vu de si extraordinaire ?
  
  Les mains du fou se levèrent pour mimer une attitude d’effroi, un flot de postillons s’échappa de sa bouche édentée.
  
  Ribera s’approcha, lui tapota doucement l’épaule pour essayer de le calmer.
  
  — Prends ton temps… Pourquoi as-tu peur ? Tu sais bien que je suis ton ami.
  
  El Coello cessa brusquement de trembler. Hagards, ses yeux brûlants fixés au loin, par-delà les murs, sur un spectacle qu’il revivait certainement, il se mit à parler avec une étonnante volubilité :
  
  — L’auto qui descendait la colline… Le feu du ciel est tombé dessus… Le général est mort et puis le soldat.
  
  Il sauta en arrière, prit l’attitude d’un homme braquant une arme et fit le geste de balayer un invisible objectif.
  
  — Tacatac, tacatac, tacatac… Boum ! la voiture… Boum ! le général et boum ! le soldat… Tout le monde dans le fossé !
  
  Il tendit les bras en croix et renversa la tête en arrière, les yeux révulsés, pour singer la mort.
  
  Abasourdi, Ribera ne savait que penser. Le fou était-il en crise, ou bien racontait-il un événement réel ?… Durement, il questionna :
  
  — Tu peux nous y conduire ?
  
  El Coello s’anima de nouveau et son expression montra que Ribera venait d’exprimer ce qu’il attendait, après son récit. Il se dirigea aussitôt vers la porte, la main tendue en arrière pour inviter le lieutenant à le suivre.
  
  Ribera accrocha deux gendarmes au passage. Ils s’entassèrent dans la jeep qui démarra en trombe.
  
  Suivant les indications d’El Coello, ils traversèrent le village en direction d’Aracena, puis obliquèrent à gauche, sur la route du faîte.
  
  Deux cents mètres avant l’embranchement du chemin qui reliait la route au fort de Braja, ils aperçurent une jeep militaire complètement retournée, ses quatre roues en l’air.
  
  Le fou avait dit vrai, Ribera sauta de la voiture avant qu’elle fût complètement arrêtée et courut vers le lieu de l’accident.
  
  Le corps du soldat-chauffeur était à demi enfoui dans la jeep qui, lui retombant dessus, lui avait écrasé le bassin. Le cadavre du général gisait à cinq mètres de là, sur un matelas de bruyère cendrée. Livide, supputant déjà les ennuis que cette histoire allait lui valoir, Ribera se pencha sur le corps inerte. Une rafale de mitraillette, certainement tirée à faible distance, avait presque sectionné le tronc à hauteur de la taille. Tout le sang du général s’était écoulé, aussitôt absorbé par la terre meuble et avide.
  
  Atterré, Ribera demeura un long moment figé, incapable de prendre une décision. Puis il sentit peser sur lui les regards de ses collaborateurs, reprit une allure pleine de dignité pour revenir vers la route et ordonna :
  
  — Vous allez garder les corps et la voiture. Ne touchez à rien et ne laissez personne approcher. Je vais au fort, donner l’alerte et appeler Séville.
  
  Il se glissa derrière le volant de la jeep, tendit la main vers le démarreur. Un gendarme s’inquiéta :
  
  — Et le cinglé… je veux dire El Coello, qu’est-ce que l’on en fait ?
  
  — Gardez-le avec vous. Ne le laissez pas s’échapper… Il faudra l’interroger… S’il est capable de répondre…
  
  En lançant le moteur, Ribera tourna la tête pour examiner le fou. Accroupi au bord du fossé, El Coello jouait avec des cailloux blancs, un sourire niais figé sur son visage. Déjà, le drame et le spectacle macabre qui s’étalaient devant lui avaient cessé de présenter le moindre intérêt pour son pauvre cerveau…
  
  Ribera démarra et partit à toute allure en direction du fort. Pour venir à pied jusqu’au poste de police, El Coello avait dû mettre une bonne demi-heure et Ribera estima que quarante-cinq minutes au maximum s’étaient écoulées depuis l’instant du drame. Il était donc Inutile de rechercher les assassins dans les parages. Ils devaient être loin.
  
  Ribera freina brutalement pour immobiliser la jeep sur le terre-plein, devant la façade basse et grise du fort. Il sauta à terre et se dirigea vivement vers la sentinelle qui montait la garde devant la porte blindée.
  
  — Lieutenant Ribera, annonça-t-il d’une voix impérieuse. Appelez votre chef…
  
  Le soldat hésita un instant, puis, sans quitter l’officier du regard, recula jusqu’à la porte et leva sa main gauche pour presser un bouton.
  
  Quelques secondes s’écoulèrent, un judas s’ouvrit dans le panneau blindé, un personnage invisible demanda :
  
  — Qu’est-ce que c’est ?
  
  Ribera devança le soldat qui s’apprêtait à répondre et annonça :
  
  — Je suis le lieutenant Ribera, commandant le poste de Cavaca. La voiture du général a été attaquée sur la route du faîte à huit cents mètres d’ici. Le général et son chauffeur ont été tués.
  
  Un juron, un bruit de serrures et de verrous manœuvrés à grand-peine et la lourde porte blindée se mit à glisser avec fracas sur le rail qui la soutenait. Un adjudant, dont l’uniforme portait l’insigne d’un corps du Génie, apparut et se mit au garde-à-vous pour se présenter :
  
  — Adjudant-chef Argote, commandant le service de sécurité du fort.
  
  Ribera entra et pénétra dans une pièce voûtée, sans fenêtre, qu’une ampoule éclairait avec parcimonie. L’adjudant referma la porte et vint le rejoindre. Sans demander de plus amples explications il manœuvra le téléphone intérieur et pria les senores Reinbach et Liedmann de venir immédiatement au poste de garde.
  
  Les savants reconnurent Ribera qui les mit brièvement au courant. Bouleversés, les deux hommes se consultèrent du regard, puis, très pâle, Liedmann répliqua :
  
  — Le général retournait à Madrid faire un rapport sur les résultats des travaux auxquels nous nous livrons ici. Il emportait dans sa serviette des documents secrets très importants… Avez-vous retrouvé cette serviette ?
  
  Ribera fronça les sourcils. Il revit en pensée le spectacle tragique et secoua négativement la tête.
  
  — Non, mais elle peut se trouver sous la voiture retournée. Si vous pouvez m’accompagner, nous y allons tout de suite.
  
  Les deux savants acceptèrent. Argote manœuvra de nouveau la lourde porte pour leur permettre de sortir. Liedmann et Reinbach montèrent dans la jeep avec Ribera qui démarra à toute vitesse.
  
  Les deux gendarmes n’avaient pas bougé. El Coello, ayant délaissé les cailloux, s’amusait à souffler sur une herbe coupante pressée entre ses pouces joints pour en tirer des sons discordants.
  
  Ribera et les deux savants cherchèrent tout d’abord autour de la jeep et du corps du général. N’ayant rien trouvé, ils prièrent les gendarmes de les aider à soulever la jeep.
  
  Péniblement, ils arrivèrent à déplacer le lourd véhicule et à le faire retomber sur le côté. Ils retrouvèrent la petite valise contenant les effets du général, mais durent se rendre à l’évidence, après avoir retourné le corps écrasé du chauffeur. La précieuse serviette avait disparu…
  
  Ribera sortit un vaste mouchoir pour éponger son front couvert de sueur. Son regard, chargé d’une interrogation muette, se fixa sur les deux savants qui paraissaient vidés de tout ressort. Le premier, Reinbach sortit de son abattement. Il se rapprocha de Ribera et murmura d’une voix sans timbre, après s’être assuré que les gendarmes ne pouvaient l’entendre :
  
  — Ce n’est pas une catastrophe… Les renseignements que le général emportait étaient juste suffisants pour faire comprendre au ministre de la Guerre toute l’importance de notre découverte. Les détails essentiels ne s’y trouvaient pas et personne, à partir des documents volés, ne pourrait découvrir le secret de nos travaux. Néanmoins, il faut immédiatement donner l’alerte et faire l’impossible pour empêcher que le rapport soit transmis à une puissance étrangère. Je pense que le mieux est de téléphoner immédiatement au colonel Cano… Vous aurez tout le temps, ensuite, de faire enlever les corps et la voiture.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  13
  
  
  La pendule électrique, au-dessus du bureau, marquait six heures lorsque Hubert, descendant de la chambre où il venait de déposer ses bagages, ressortit de l’hôtel. A l’employé qui se trouvait à la porte, il demanda la direction de la poste. C’était à cinq minutes à pied, il avait tout son temps ; le bureau ne fermait qu’à six heures et demie.
  
  De sa démarche souple et rapide, il se lança dans la rue animée d’une foule bruyante et bariolée. C’était jour de marché à Aracena et la petite ville conserverait cette agitation jusqu’au crépuscule.
  
  Hubert n’éprouvait aucune fatigue des aventures qui avaient marqué cette journée. De retour à Alportel sans la moindre difficulté, il avait rendu l’avion à Péréda et était reparti au volant de la Ford sans prendre le temps de déjeuner.
  
  Il était rentré en Espagne par Ayamonte et, sans souffler, avait roulé jusqu’à Séville, où Bug l’attendait.
  
  Vers quatre heures, il avait repris la route pour atteindre Aracena vers cinq heures et demie.
  
  Bug lui avait appris qu’Alonso se trouvait dans les parages depuis la veille. Si tout allait bien, l’Espagnol devait contacter Hubert après dîner pour le mettre au courant des réactions provoquées par son intervention aérienne et dresser avec lui un nouveau plan de bataille.
  
  Hubert avait l’intuition qu’il fallait maintenant agir vite. D’autres services de renseignements s’intéressaient également à l’affaire et les Espagnols ne pouvaient manquer de renforcer le système de protection du fort de Braja.
  
  Bien sûr, s’il avait été nécessaire d’éviter à tout prix le moindre incident, il aurait été préférable de laisser Muriel poursuivre son travail auprès de Ribera. Mais il était évident, depuis l’agression dont la jeune femme avait failli être la victime, que des agents concurrents l’avaient identifiée et qu’ils ne reculeraient devant rien pour la neutraliser. D’autre part, Hubert ne pensait pas que les autorités espagnoles prendraient prétexte d’une action trop brutale pour faire éclater un incident diplomatique. Ce pays pauvre, en pleine déconfiture, avait trop besoin de l’aide économique des U.S.A., et les chefs américains pourraient toujours répondre qu’ils s’étaient trouvés contraints d’agir pour éviter que les agents d’un ennemi éventuel puissent entrer, avant eux, en possession du secret de Braja.
  
  Il ne fallait cependant pas s’imaginer que les Espagnols resteraient dans l’expectative. Ils étaient parfaitement fondés à se défendre avec vigueur, et, dans cette histoire, Hubert risquait sa peau comme dans n’importe quelle autre.
  
  Désinvolte, il pénétra dans le bureau de poste et s’arrêta un instant sur le seuil, cherchant du regard le guichet du télégraphe. Ses yeux bleu métallique qui, contrastant avec le noir corbeau de ses cheveux teints, ajoutaient encore à la séduction naturelle de son visage basané d’aventurier, s’illuminèrent soudain. Un léger sourire ouvrit ses lèvres pleines sur sa denture de fauve.
  
  Dans le cadre de la fenêtre à guillotine du guichet du télégraphe, une jeune femme, belle comme une madone andalouse, l’observait. Son regard de braise avait cette expression inconsciemment provocante, propre aux Espagnoles du Sud.
  
  Sans se presser, Hubert s’approcha, la tête haute, accentuant son sourire. Arrivé au guichet, il entreprit d’examiner la belle Andalouse, que cette façon de faire ne semblait aucunement troubler. Elle se laissa admirer le temps qu’il lui parut convenable, puis, sur un sourire éclatant, elle demanda :
  
  — Vous désirez peut-être une formule, senor ? Il tendit la main pour saisir la feuille qu’elle lui offrait. Il s’écarta de deux pas, sans la quitter du regard, puis avec un soupir de résignation, il sortit son stylo, le décapuchonna.
  
  Il entreprit de rédiger un long télégramme farci de termes commerciaux et se terminant par une demande d’instructions pour la conclusion d’un important marché de minerai de cuivre. Il signa « Henrico », puis inscrivit l’adresse d’une société de Buenos Aires dont le directeur américain, agent du C.I.A., ne manifesterait aucune surprise au reçu de ce curieux message.
  
  Hubert revint au guichet et tendit à la jeune fille la formule couverte de son écriture impérieuse. Elle lut l’adresse et releva son regard en battant des cils.
  
  — Vous êtes Argentin, senor ? On dit que l’Argentine est un très beau pays, plein de possibilités nouvelles…
  
  — Ce que l’on dit est sans doute vrai. Si le désir vous prenait d’aller vérifier sur place, je me ferais une joie de vous y aider. J’ai précisément besoin d’une secrétaire là-bas, et d’une secrétaire connaissant bien l’Espagne avec qui nous traitons habituellement de grosses affaires. Si cela vous tente, je suis prêt à examiner votre candidature… Avec une extrême bienveillance.
  
  Elle devint écarlate et il la sentit incrédule. Elle protesta, avec un léger mouvement d’épaule :
  
  — Ce n’est pas charitable de vous moquer ainsi, senor.
  
  Le visage soudain fermé, elle se mit à compter les mots. Hubert la laissa faire, l’écouta lui indiquer le prix et sortit son portefeuille. D’une voix tranquille, il reprit :
  
  — Je n’avais nulle envie de me moquer… Ma proposition était sérieuse. En attendant que vous y réfléchissiez, je voudrais vous demander un service… La réponse à ce télégramme me sera certainement adressée ici, poste restante. Pour des raisons qui me sont personnelles je ne tiens pas à ce que les employés de mon hôtel soient au courant des affaires que je suis venu traiter ici. La concurrence est dure et active. Lorsque la réponse sera là, pourriez-vous me prévenir par téléphone ?
  
  Elle accepta avec vivacité :
  
  — Mais certainement, senor…
  
  Son regard plongea vers la signature posée au bas de la formule ; elle reprit en rougissant :
  
  — Henrico… Je suppose qu’il s’agit d’un prénom.
  
  Hubert se mit à rire. Il chercha dans son portefeuille une carte de visite et la lui tendit :
  
  — Je m’appelle Henrico del Hurdes y Batuecas.
  
  Elle prit le bristol, y jeta un bref coup d’œil et répondit avec simplicité :
  
  — Mon nom est Louisa Piétra. Je me ferai un plaisir de vous rendre service, senor.
  
  Dans le regard sombre de la jolie fille, Hubert aperçut de nouveau cette lueur provocante qu’il y avait lue en arrivant. Il marqua un temps, puis baissa la voix et dit d’un ton convaincu :
  
  — Louisa, j’aimerais beaucoup vous connaître mieux. Je ne suis pas libre ce soir, mais pourriez-vous me faire l’honneur de dîner demain soir avec moi ?
  
  Elle fit mine d’être surprise et son joli front se plissa comme si la proposition lui posait un réel problème. Enfin, d’un air dépité, elle répondit :
  
  — Hélas ! senor, je suis de permanence au service du téléphone et je prends à huit heures.
  
  Hubert s’étonna :
  
  — Vous allez passer la nuit de samedi à dimanche toute seule ici ?
  
  Elle acquiesça d’un lent mouvement de tête :
  
  — Oui, senor. Toute seule dans cette bâtisse, ce n’est pas drôle, je vous assure.
  
  Hubert fit une moue.
  
  — Je vous plains de tout mon cœur… Si vous me suiviez à Buenos-Aires, vous ne connaîtriez plus de telles obligations.
  
  Il consulta sa montre, s’excusa :
  
  — Je suis obligé de vous quitter. Je compte sur vous. De toute façon, je reviendrai vous voir demain dans la journée…
  
  Elle parut de nouveau contrariée et dit avec réticence :
  
  — Je ne serai pas là demain dans la journée, senor. Je ne prendrai mon service qu’à huit heures le soir, je vous l’ai dit.
  
  Hubert insista :
  
  — Si je voulais vous joindre…
  
  Louisa Piétra jeta un regard inquiet en direction des autres employés. Assurée que son entretien prolongé avec le bel Argentin n’avait pas attiré l’attention de ses collègues, elle griffonna rapidement sur une formule télégraphique.
  
  — Je serai à cette adresse toute la journée… J’habite seule.
  
  Hubert prit la feuille, la glissa dans sa poche. Il eut un sourire déjà complice, et dit avant de s’éloigner :
  
  — A demain, Louisa…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  14
  
  
  Il était deux heures trente lorsque la Ford traversa le petit bourg de Cavaca plongé dans le sommeil.
  
  Hubert avait mis les phares en code et réduit le régime du moteur pour éviter d’attirer l’attention de quelque habitant souffrant d’insomnie.
  
  A la sortie du village, Alonso lui indiqua la route d’Almonaster.
  
  — Le poste est à deux cents mètres sur la gauche, dit-il. Vous feriez mieux de mettre les phares en grand et de passer à toute vitesse.
  
  Hubert suivit le conseil. Le long faisceau des phares se tendit sur la route cuivrée, la voiture bondit comme un cheval cravaché.
  
  Très vite, ils aperçurent le bâtiment de police, un peu en retrait sur la gauche. Une lumière jaune filtrait à travers les volets fermés d’une fenêtre…
  
  Hubert conserva la même allure jusqu’à l’endroit où la route virait autour d’un épais bosquet de pins. Arrivé là, il freina, puis éteignit les phares après avoir immobilisé la Ford. Sans mot dire, Alonso descendit et se figea au milieu de la route, le temps de s’assurer de la parfaite tranquillité des lieux.
  
  Il se dirigea ensuite vers la lisière du bois et alluma une torche électrique munie d’un écran bleu.
  
  Il parcourut quelques mètres sur le bas-côté à la recherche d’un passage, puis se retourna et siffla doucement pour faire comprendre à Hubert qu’il devait avancer…
  
  Guidé par Alonso dont la silhouette de pirate prenait un relief encore plus extraordinaire dans l’obscurité, Hubert manœuvra sur la route pour s’engager ensuite en marche arrière dans le sous-bois. Il immobilisa la Ford sur un dernier sifflement du vannier, coupa le contact et descendit. Derrière, il prit une bâche dont il recouvrit le capot, afin d’empêcher que les reflets des chromes puissent être aperçus de la route par un passant.
  
  Cette précaution prise, les deux hommes vérifièrent leurs armes et partirent à pied, silencieusement, en direction du poste de police.
  
  Il faisait une chaleur lourde, des nuées d’orage couraient dans le ciel, masquant la lune en son premier quartier…
  
  Sortis de l’abri du bois de pins presque à découvert, ils pressèrent le pas, de crainte que la lune, perçant à travers les nuages, ne mît leurs silhouettes en relief.
  
  D’après Alonso, un seul gendarme restait au poste durant la nuit. Hubert aurait préféré qu’il n’y eût personne, la présence d’un gardien interdisait tout espoir de garder secrète l’action entreprise.
  
  Depuis les quelques heures qu’il connaissait Alonso, Hubert n’arrivait pas à se former une opinion sur l’étrange personne de cet agent double à figure de forban. Au premier abord, Alonso était sympathique… Mais, on le devinait retors, doué d’un indéniable tempérament de comédien. Par expérience, Hubert n’aimait pas se trouver engagé dans des entreprises de cette sorte en compagnie d’un agent double, quel qu’il fût. Pour agir avec efficacité, Hubert avait besoin d’une parfaite tranquillité d’esprit ; le fait de devoir s’appuyer sur un allié aussi peu sûr lui était désagréable.
  
  Ce qu’il allait tenter ne présentait à ses yeux aucune difficulté particulière. Des affaires de ce genre étaient devenues pour lui une routine. Pas plus ce soir-là qu’un autre, il n’éprouvait d’inquiétude quant à l’issue de l’entreprise. Mais, doutant de la loyauté d’Alonso, il était décidé à ne jamais le quitter des yeux et à l’abattre au premier signe de trahison.
  
  Ils arrivèrent ensemble, souples et silencieux comme des chats, devant la haie de lauriers qui bordait la vaste cour entourant le bâtiment des quatre côtés. Alonso avait dit à Hubert qu’un passage existait dans la haie, du côté opposé à la route, sur l’arrière du bâtiment.
  
  Alonso ouvrant la marche, ils trouvèrent le passage, simplement fermé par une barrière de bois qui s’ouvrit sans difficulté.
  
  En dehors de la porte principale, le poste n’offrait d’autre moyen d’accès que les fenêtres. Celles-ci étant protégées par de solides volets, il fallait obligatoirement passer par la porte.
  
  Avant de quitter Aracena, Hubert et Alonso avaient longuement discuté leur plan d’action. Il avait été décidé qu’Alonso frapperait aux volets de la salle de garde où le gendarme devait être installé pour la nuit et que, se faisant passer pour Espinel, dont il assurait pouvoir imiter la voix, il appellerait en criant qu’un malheur était arrivé au lieutenant Ribera.
  
  L’essentiel était d’amener le gendarme à ouvrir la porte… Après, tout devrait être relativement facile.
  
  A l’angle de la façade, Hubert s’arrêta, laissant Alonso poursuivre vers la fenêtre, dont les volets fermés laissaient passer un peu de la lumière brûlant à l’intérieur.
  
  Pour atteindre cette fenêtre, Alonso était obligé de passer devant la porte d’entrée. Au moment où il contournait prudemment les trois marches du seuil, il s’immobilisa, surpris par un détail imprévu.
  
  La porte était entrouverte…
  
  Ce fait inattendu rendait inutile la mise en scène initiale. Alonso fit demi-tour. Hubert, intrigué par cette retraite, prit son Lüger en main.
  
  — La porte est ouverte, murmura Alonso. Pas la peine de faire du « ramdam »… Vaut mieux entrer sans s’annoncer.
  
  Incrédule, Hubert resta quelques secondes indécis. Que le gendarme de garde ne se soit pas enfermé avec soin, lui paraissait invraisemblable… Il eut envie de s’en tenir au plan établi, puis, n’arrivant pas à imaginer quel intérêt aurait pu pousser Alonso à faire un tel mensonge, il décida de suivre sa suggestion.
  
  Il poussa le vannier devant lui, tenant son Lüger bien en main, prêt à se battre si la bagarre se déclenchait.
  
  La porte était réellement entrouverte et Hubert n’en ressentit aucune satisfaction. Il fit signe à Alonso de passer devant et recula d’un pas, à l’abri du mur, cependant que le vannier poussait la porte.
  
  Dans le vestibule, un mince rayon de lumière parvenant de la salle de garde coupait l’obscurité comme une lame de feu. L’un derrière l’autre, les deux hommes passèrent le seuil. D’un signe, Hubert fit comprendre à Alonso qu’il devait aller se placer de l’autre côté de la porte entrebâillée.
  
  Sans faire le moindre bruit, le vannier s’avança, traversa vivement le rayon lumineux, puis se rabattit contre le mur au-delà de la porte.
  
  Hubert s’immobilisa juste avant le trait lumineux. Aucun bruit ne se faisait entendre, pas même celui d’une respiration.
  
  Hubert avança la tête, risqua un œil dans l’entrebâillement de la porte. Il aperçut la fenêtre fermée, un classeur collé au mur et le coin d’une table couverte de papiers…
  
  Il se redressa, leva son pouce gauche, pour faire comprendre à Alonso qu’il allait passer à l’action. D’un coup de pied brutal, il enfonça la porte…
  
  Son Lüger braqué, la bouche ouverte pour lancer le « haut les mains » traditionnel, il s’immobilisa brusquement.
  
  Le gendarme était écroulé sur la table, la tête enfouie dans ses bras repliés. On aurait pu penser qu’il dormait, si le manche massif d’une navaja n’avait dépassé de vingt centimètres entre ses épaules.
  
  Surpris par l’attitude insolite de Hubert, Alonso s’avança d’un pas et resta, lui aussi, stupide devant le spectacle imprévu. Entre ses dents, Hubert murmura :
  
  — Mon vieux, nous avons été précédés.
  
  Sans répondre, Alonso retourna jusqu’à la porte d’entrée qu’il ferma soigneusement en poussant les verrous. Puis, de sa démarche claudicante, il vint rejoindre Hubert qui se penchait déjà sur le corps du gendarme.
  
  Sur le coin de la table, une bouteille et deux verres, dont l’un encore à demi plein, fournissaient à eux seuls un indice important. Sans aucun doute, le gendarme connaissait son assassin et l’avait accueilli sans méfiance…
  
  Hubert se redressa avec une vilaine grimace et dit à Alonso :
  
  — Ton information était sûre. Nous ne sommes pas les seuls sur l’affaire… De toute façon, nous n’allons pas renoncer pour si peu de chose. Au travail… Tu as les clés ?
  
  Alonso glissa sa main dans une poche de son pantalon et en tira un trousseau de clés toutes neuves. Hubert les prit et se dirigea sans hésiter vers l’armoire forte qui occupait un angle de la pièce.
  
  En dix minutes, Hubert eut inventorié le contenu de l’armoire, sans avoir trouvé ce qu’il cherchait. Il remit tout en place, referma à clé et demanda à Alonso :
  
  — Le bureau du lieutenant ?…
  
  Silencieux, Alonso le guida. Dans le couloir, le vannier alluma sa lampe pour éclairer une porte qui refusa de s’ouvrir. Hubert chercha dans le trousseau de clés celle qui s’adaptait à la serrure. En quelques secondes ils purent entrer dans le bureau de Ribera.
  
  Décidé à ne pas perdre de temps, Hubert fit fonctionner l’électricité. Du regard, il inspecta l’ensemble de la pièce puis se porta vers le gros coffre métallique placé près de la fenêtre.
  
  A genoux, il essayait une clé. Le brusque déclenchement d’une sonnerie le fit se redresser d’un bond et saisir son Lüger. Alonso semblait aussi surpris que lui. La sonnerie se répétant, ils comprirent en même temps que c’était le téléphone.
  
  Un problème angoissant se posa aussitôt à Hubert. Devait-il répondre ou laisser sonner ?
  
  Un appel téléphonique à trois heures du matin devait être motivé par une raison grave. S’il ne répondait pas, le correspondant, qui pouvait être Ribera, donnerait immédiatement l’alerte et la position deviendrait intenable. Hubert décida de jouer quitte ou double… Il fit un pas vers Alonso et ordonna :
  
  — Tu vas répondre… Tu parles ta langue mieux que moi, en prenant une voix ensommeillée ça pourra peut-être passer.
  
  Alonso accepta sans la moindre réticence. Rapidement, ils regagnèrent la salle de garde. Le vannier décrocha le combiné, Hubert porta le second écouteur à son oreille. Alonso bâilla bruyamment, puis lança d’une voix pâteuse, où perçait le mécontentement d’avoir été réveillé.
  
  — Voilà… J’arrive. Pas la peine de vous énerver… Allô ?
  
  Le récepteur collé à l’oreille, les nerfs à fleur de peau, Hubert écoutait intensément. Un silence de quelques secondes, puis une voix indécise, chuchotée, demanda :
  
  — C’est toi, Fernando ?
  
  Instantanément, Hubert reconnut la voix. D’un geste vif, il arracha le combiné des mains d’Alonso, surpris par la réplique, et murmura, détachant les syllabes avec soin :
  
  — C’est toi, Muriel ?
  
  Nouveau silence, puis, plus indécise encore, la voix chuchotée répondit :
  
  — Oui…
  
  — « 117 », à l’appareil.
  
  Une sorte de hoquet résonna dans l’écouteur. Puis, angoissée, volubile, la voix de Muriel reprit :
  
  — Comment se fait-il ?… Tu m’entends bien ? Je suis dans la cabine de l’auberge, obligée de parler bas pour ne pas risquer de réveiller quelqu’un.
  
  — Je t’entends parfaitement, assura Hubert. Qu’est-ce que tu voulais à Fernando ?
  
  — Je… Je suppose que tu es au courant. J’avais reçu l’ordre de… rester auprès de lui cette nuit. Je me suis réveillée voilà cinq minutes, il n’était plus là. Ses vêtements ont disparu, ce qui prouve bien qu’il a quitté l’hôtel. Au moment où je me suis levée, j’ai vu la lumière s’éteindre dans la chambre d’Espinel. Je ne sais pas ce qui s’est passé. A tout hasard, j’ai appelé le poste pour savoir s’il s’y trouvait.
  
  Très calme, Hubert répliqua :
  
  — Ne te casse pas la tête. Retourne te coucher et fais comme si tu ne t’étais aperçue de rien.
  
  Angoissée, Muriel le coupa :
  
  — Mais, tu ne comprends pas qu’il peut être parti pour se rendre au poste. Il peut te surprendre…
  
  Paisible, Hubert répliqua :
  
  — Va te coucher… Je suis assez grand pour m’expliquer avec lui s’il arrive.
  
  Elle le rappela au moment où il allait raccrocher :
  
  — Attends, j’ai autre chose à te dire. As-tu appris le drame de cet après-midi ?
  
  — Non… Raconte.
  
  — Vers cinq heures, le général qui se trouvait au fort depuis quelques jours a été abattu avec son chauffeur sur la route du faîte, au moment où il partait pour rejoindre Madrid avec des documents très importants. Les documents ont disparu… Aucun renseignement, aucun indice, sur l’auteur de ce petit exploit.
  
  Hubert fit une grimace :
  
  — Merci du tuyau… Comme un renseignement en vaut un autre, je peux t’apprendre que le gendarme de garde au poste a été poignardé avant que nous n’arrivions. Il serait temps de se remuer un peu pour reprendre la tête de la compétition. C’est pour cela que je te demande d’aller te coucher.
  
  Il raccrocha et se tourna vers Alonso qui rajustait son bandeau avec une fausse indifférence.
  
  — C’est la petite dame de l’auberge, fit-il. Tu lui avais dit de surveiller le lieutenant et elle vient de se réveiller toute seule dans son lit. Probable que le gros Ribera va nous tomber dessus d’un moment à l’autre…
  
  Alonso demanda :
  
  — On vide les lieux ?
  
  Hubert le regarda avec réprobation :
  
  — Vider les lieux, pour quoi faire ? Tu vas rester dans le couloir et démolir tout ce qui se présentera. Moi, il faut absolument que je voie ce qu’il y a dans le coffre du lieutenant.
  
  Il sortit un mouchoir et essuya le combiné et l’écouteur téléphoniques qui avaient pu garder leurs empreintes. Puis, il rejoignit le bureau. Alonso resta près de l’entrée.
  
  Hubert vint facilement à bout de la serrure du coffre et entreprit l’inventaire de ce qui se trouvait à l’intérieur. Il procédait méthodiquement, sans rien oublier. Il jura joyeusement lorsqu’il mit enfin la main sur ce qu’il était venu chercher…
  
  Sur le bureau de Ribera, il déploya le plan détaillé du fort de Braja. Sans perdre de temps, il sortit de sa poche le minuscule appareil photographique « Minox », qu’il avait apporté, et le régla. Il tendit la chaîne de distance, colla son œil contre le viseur, prit plusieurs clichés et remit l’appareil dans sa poche. Il repliait la carte, quand un bref sifflement d’Alonso lui donna l’alerte.
  
  Il fallait faire vite. Il remit la carte dans le coffre, à l’endroit où il l’avait trouvée, referma la lourde porte blindée, ramassa les clés, sortit son Luger et regagna le couloir en éteignant l’électricité.
  
  Au même instant, des coups violents ébranlèrent la porte d’entrée. Une voix sonore, exaspérée, se mit à hurler :
  
  — Ouvre ! par la Madone !
  
  Avec un remarquable à-propos, Alonso prit l’initiative. Il fit claquer bruyamment la porte de la salle de garde et lança d’une voix ensommeillée :
  
  — Voilà, lieutenant…
  
  En quelques pas rapides, Hubert le rejoignit. Alonso fit glisser les verrous puis, brutalement, tira le battant et s’effaça…
  
  De toute sa puissance, Hubert s’était lancé tête en avant. Il culbuta l’énorme Ribera. Tous ses muscles se crispèrent sous le coup d’une détonation assourdissante qui lui creva les tympans. Un instant, il se demanda si c’était Ribera ou Alonso qui avait tiré… Mais sa main trouva le poignet armé du lieutenant. Il devina en même temps qu’Alonso s’enfuyait…
  
  De nouveaux coups de feu claquèrent, cette fois l’affaire était sérieuse ; Ribera n’était pas venu seul, d’autres gendarmes devaient se trouver aux abords de la route, à l’entrée de la cour. D’un brusque coup de rein, Hubert s’éloigna pour chercher la distance. Son poing gauche s’abattit comme une masse sur la figure large du lieutenant qui se mit à hurler comme un porc écorché.
  
  Une volée de balles siffla au-dessus de Hubert alors qu’il se redressait pour fuir. Il plongea, parcourut quelques mètres à quatre pattes, puis se redressa dans l’obscurité et fonça droit dans la haie.
  
  La nuit le trompa et il sauta trop tôt… Ses pieds accrochèrent les lauriers épais et il s’abattit brutalement de l’autre côté, avec la certitude qu’il allait se rompre les os.
  
  Il tomba dans un buisson de romarin qui amortit heureusement sa chute. Le visage et les mains brûlants par mille égratignures, il se remit à courir, sans se retourner ni s’occuper d’Alonso.
  
  A bout de souffle, persuadé d’avoir battu le record du monde des deux cents yards, il rejoignit la Ford. Il devina une silhouette imprécise près du capot de la voiture et, par réflexe, leva son arme…
  
  — Tirez pas ! Bon Dieu… C’est Alonso.
  
  Sur l’instant, il ne chercha pas à comprendre comment le boiteux avait pu arriver avant lui. Ce n’était pas le moment de se poser des questions… Alonso avait déjà retiré la bâche couvrant l’avant de la voiture. En quelques secondes, Hubert prit le volant, lança le moteur. Il embraya alors que le vannier n’avait pas encore eu le temps de refermer la portière. En trombe, il vira sur la route et prit la direction d’Almonaster, tous feux éteints.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  15
  
  
  Les pneus crissèrent contre le trottoir, la Ford s’immobilisa doucement. Hubert coupa le contact, éteignit les phares, puis alluma les feux de position. Après avoir consulté sa montre, il se tourna vers Muriel installée près de lui et dit en souriant !
  
  — Nous avons cinq minutes… Si nous parlions un peu de ce qui s’est passé la nuit dernière.
  
  Muriel le considéra froidement, comme s’il n’avait jamais existé entre eux autre chose que de stricts rapports professionnels. Hubert se rendait parfaitement compte de la gêne qui pesait sur leurs relations depuis l’instant où ils s’étaient retrouvés, une demi-heure plus tôt. Il ne pensait même pas à ce qu’il aurait pu faire pour balayer ce malaise. L’action finale était engagée et il avait d’autres chats à fouetter. Il serait toujours temps, après, de s’expliquer…
  
  Crispée, Muriel entreprit de lui en faire le récit :
  
  — Je t’ai dit au téléphone tout ce que je savais. Tout ce que je savais à ce moment-là… Depuis, j’ai revu Ribera, et Espinel, et appris pas mal de choses intéressantes… Dans la nuit, vers deux heures et demie, Espinel a été réveillé par la sonnerie du téléphone. Il ne s’est pas levé tout de suite espérant que l’importun se fatiguerait. Mais, la sonnerie persistant, il a dû aller répondre. Une voix, qu’il dit n’avoir pas reconnue, lui a demandé de faire venir Ribera à l’appareil… Il est venu frapper à la porte. Ribera, qui ne dormait pas, est descendu aussitôt. Le type qui l’appelait aurait refusé de dire son nom et simplement prévenu que le poste venait d’être attaqué et le gendarme de garde assassiné. Il a raccroché aussitôt, refusant de répondre aux questions de Ribera.
  
  Muriel s’interrompit un instant pour modifier sa position sur le siège. Elle ouvrit son sac, sortit une cigarette qu’elle alluma elle-même. Hubert l’observait du coin de l’œil, sans manifester le moindre sentiment. Elle aspira quelques bouffées et reprit, regardant droit devant elle vers la rue :
  
  — Sur le coup, Ribera a cru qu’il s’agissait d’une blague. Il s’est tout de même décidé à aller voir et est revenu s’habiller. Je devais dormir bien profondément, puisque je ne me suis aperçue de rien. Une fois dehors, il a réveillé les deux gendarmes qui habitent dans le village même, et les a attendus pour se rendre au poste. Le récit qu’il m’a fait de la bagarre est évidemment sujet à caution. Il prétend s’être battu avec deux colosses et assure qu’il en serait facilement venu à bout si ses gendarmes avaient fait autre chose que rester couchés dans le fossé. Tu peux dormir tranquille, il ne t’a pas reconnu, pas plus qu’il n’a identifié Alonso, malgré sa silhouette particulière.
  
  — A-t-il pu savoir qui lui avait téléphoné ?
  
  — Non… L’appel provient du poste.
  
  Pensif, Hubert reprit :
  
  — Si l’heure que tu dis est exacte, l’appel s’est produit alors que nous n’étions pas encore dans la place. L’informateur a dû téléphoner avant notre arrivée. Je pense que ce type était l’assassin du gendarme. Peut-être savait-il que nous avions projeté, nous aussi, de nous introduire dans le poste, et voulait-il, en agissant ainsi, nous en empêcher… Notre adversaire est un type très fort. J’ai décidé de brusquer les choses et d’agir cette nuit, précisément à cause de cela. J’en ai assez de jouer les seconds rôles.
  
  Son regard se porta vers la montre du tableau de bord et il changea de ton :
  
  — Onze heures… C’est le moment. Tu connais la leçon ?
  
  Muriel tenait déjà la poignée de la porte. Elle répondit avec impatience :
  
  — Par cœur !
  
  Ils descendirent, traversèrent la rue et se retrouvèrent sur le trottoir. L’endroit était parfaitement désert, mais Hubert attendit cependant quelques secondes pour s’assurer que personne n’allait les voir pénétrer dans l’immeuble de la poste.
  
  Vivement, il poussa Muriel et la suivit dans l’entrée réservée au personnel. Il referma la porte et passa devant la jeune femme qui lui emboîta le pas.
  
  Un sourire amusé détendit son visage. Dans l’après-midi, il avait été voir Louisa à son domicile. La cour pressante qu’il lui avait faite n’avait rencontré qu’une résistance de pure forme. Visiblement, Louisa Piétra s’était déjà renseignée sur le senor Henrico del Hurdes y Batuecas. A l’issue d’un tendre entretien qui n’avait pas duré moins d’une heure, Hubert avait obtenu ce qu’il désirait. Louisa lui avait permis de venir la retrouver à onze heures, au central téléphonique, pour « lui tenir compagnie ».
  
  Suivant les indications données par la jeune femme, Hubert se dirigea dans le vaste immeuble comme un habitué. Précédant Muriel, il arriva sans se tromper devant une porte pleine, portant cet avis en grosses lettres noires :
  
  
  
  « CENTRAL TÉLÉPHONIQUE – DÉFENSE D’ENTRER SANS MOTIF DE SERVICE ».
  
  
  
  Hubert n’avait pas de temps à perdre. Son intention était d’agir vite, sans prendre de gants. Il sortit son Lüger qu’il dissimula derrière son dos puis ouvrit la porte sans frapper.
  
  Assise devant l’énorme standard, casque d’écoute fixé sur ses oreilles, Louisa Piétra tricotait. Hubert put s’approcher et la toucher à l’épaule sans qu’elle l’ait entendu venir. Son visage s’illumina. D’un mouvement rapide, elle se débarrassa des écouteurs puis se leva pour l’accueillir.
  
  Son sourire s’évanouit et son regard se glaça sous l’effet de la peur. Impassible, tenant son Lüger braqué sur elle, Hubert siffla pour appeler Muriel. Il saisit ensuite Louisa par un poignet, pour l’éloigner du standard, et la poussa contre le mur.
  
  — Sois bien sage, fit-il, et il ne t’arrivera rien de fâcheux.
  
  Muriel, ayant ouvert son sac, en tira une fine cordelette, un tampon de coton et un foulard. Elle ouvrit un flacon de chloroforme qu’elle renversa généreusement sur le tampon d’ouate. Sans que Louisa ait esquissé le moindre geste de défense, elle vint lui appliquer le tampon sur la bouche et l’y maintint au moyen du foulard qu’elle noua solidement derrière la nuque.
  
  En moins d’une minute, Louisa Piétra, endormie, se trouva solidement ficelée. Muriel alla s’installer le plus tranquillement du monde devant le standard et se coiffa du casque d’écoute. Hubert porta le corps inanimé de la jolie postière derrière le standard et le déposa sur le sol.
  
  Il revint près de Muriel qui souleva un écouteur pour l’entendre et dit d’un ton glacé :
  
  — N’oublie pas les consignes… La réussite de l’affaire dépend de toi. Pas de fausse manœuvre, tu n’auras droit à aucune indulgence…
  
  Sans répondre, Muriel replaça l’écouteur sur son oreille et prit le tricot abandonné par Louisa. Hubert tourna les talons et s’en alla.
  
  Il remonta dans la Ford, démarra et traversa la ville pour rejoindre la route de Cavaca.
  
  Deux cents mètres après la dernière maison, il aperçut une silhouette trapue figée sur la berge. Il ralentit et allongea le bras pour ouvrir la portière avant d’arrêter la voiture. Sans un mot, Alonso monta et s’installa confortablement. La Ford repartit à vive allure.
  
  Moins d’un quart d’heure plus tard, ils arrivèrent en vue des lumières de Cavaca. Hubert ralentit et mit les phares en code. Il dépassa l’embranchement de la route du faîte et continua de rouler, au point mort, une centaine de mètres environ. Puis, il passa en seconde et fit tourner le volant pour engager la Ford dans un sentier étroit et rocailleux grimpant à l’assaut de la Sierra.
  
  Tous feux éteints, roulant à la vitesse d’un homme au pas, Hubert scrutait intensément l’obscurité. Il aperçut bientôt la silhouette étrange d’un baraquement en ruine que lui avait signalé Alonso et vira pour quitter le sentier et ranger la Ford derrière la masure abandonnée.
  
  Ils descendirent sans se presser. Alonso ouvrit la portière arrière et saisit un sac de toile, lourd et volumineux, qu’il chargea sur son épaule.
  
  Hubert consulta le cadran lumineux de son chronomètre et remarqua :
  
  — Onze heures trente. Nous tenons l’horaire.
  
  L’un près de l’autre, ils partirent à pied à l’assaut du sentier rocailleux. A la sortie d’un lacet, ils aperçurent, en contrebas, quelques lumières brûlant encore au village.
  
  Le ciel était couvert et le temps orageux, comme les nuits précédentes. Hubert en éprouvait une très grande satisfaction, la densité de l’obscurité constituant un facteur essentiel pour la réussite de l’affaire.
  
  Ils montaient d’un pas régulier, respirant à pleins poumons le parfum des orangers qui venait de la plaine. En cinq minutes, ils atteignirent un fourré épais, planté çà et là de gigantesques eucalyptus dont le parfum entêtant se superposa, presque sans transition, à celui des orangers.
  
  Alonso, que ses infirmités ne semblaient pas gêner le moins du monde, avait pris les devants. Le cou tendu, pareil à un chien de chasse quêtant une piste, il s’arrêta soudain et lança par-dessus son épaule :
  
  — Il faut descendre là.
  
  A droite du sentier, ils s’engagèrent dans le fourré, sur une pente abrupte, vers l’étroite vallée d’où s’élevait ensuite la haute colline au flanc de laquelle avait été construit le fort de Braja.
  
  
  
  Une progression silencieuse étant impossible dans de semblables conditions, les deux hommes durent prendre leur parti du fracas des branches brisées et d’éboulis qui accompagnaient leurs pas, ou plus exactement leurs glissades.
  
  Ils sortirent enfin du taillis. En contrebas, se déroulait le mince ruban d’argent d’un ruisseau. Avec une sûreté extraordinaire, Alonso changea brusquement de direction, pour aboutir, cinquante mètres plus loin, au pied d’un poteau supportant une ligne téléphonique.
  
  Un vent chaud, chargé d’odeurs fortes, soufflait du sud. Hubert leva les yeux vers le ciel couvert et ordonna :
  
  — Allons-y. Pas la peine d’attendre davantage…
  
  Alonso posa le sac sur le sol et en sortit tout un appareillage téléphonique qu’il disposa avec soin au pied du poteau. Hubert demanda !
  
  — Tu y vois suffisamment ?
  
  — Oui… C’est juste, mais vaut mieux pas s’éclairer.
  
  Il fixa des griffes à ses lourdes chaussures, puis avec méthode, accrocha à sa ceinture les appareils et les outils dont il avait besoin.
  
  Il étreignit le poteau pour se hisser, puis se figea, en même temps que Hubert, avec la même sensation d’une présence étrangère. Sans aucun doute, ils étaient observés…
  
  Tranquillement, Hubert prit son Lüger en main, repoussa le cran de sûreté et s’assura de la fixité du silencieux ajusté sur le canon. Puis, de son regard aigu, habitué à l’obscurité, il fouilla les alentours immédiats. Une silhouette insolite, qui se confondait presque avec le fond sombre du taillis, à dix mètres au-dessus d’eux, accrocha son attention. Malgré son immobilité cette silhouette ne pouvait être celle d’un tronc d’arbre, ni d’un rocher en aiguille. Hubert plaça sa main devant sa bouche, en écran, et murmura à l’intention d’Alonso :
  
  — Je le vois… Ne bouge pas, je m’en charge.
  
  Il fit quelques pas en diagonale, prêt à se coller au sol à la moindre alerte, puis, résolument, se dirigea vers l’inconnu. Il parcourut la moitié du chemin sans provoquer la moindre réaction. Soudain, l’inquiétante silhouette s’anima, esquissa un mouvement de retraite… D’une voix mesurée, mais impérieuse, Hubert ordonna en se laissant glisser sur les genoux :
  
  — Stop ! Les bras en l’air ou je tire.
  
  L’inconnu s’était de nouveau figé. Hubert le vit lentement lever les bras. Il se remit debout et approcha avec prudence. A deux mètres, il questionna, toujours sans élever la voix :
  
  — Qui es-tu ?
  
  Volubile, l’inconnu répliqua aussitôt :
  
  — Ne me faites pas de mal, senor, je ne suis qu’un pauvre homme. Les gens de la Sierra m’appellent El Coello.
  
  El Coello… Hubert se souvint qu’il s’agissait du fou ayant prévenu les gendarmes de l’accident arrivé au général. Une violente colère le gonfla à l’idée de tous les ennuis qui pouvaient résulter de ce désagréable incident. Il ne pouvait laisser El Coello s’éloigner par crainte qu’il n’aille avertir Ribera. D’autre part, le garder avec eux et assurer sa surveillance dans une telle entreprise, pouvait être une cause d’échec… L’abattre aurait été, évidemment, la meilleure solution. Mais Hubert répugnait à tuer un pauvre d’esprit qui n’était en rien responsable de ses maladresses. Il reprit sur un ton amical, pour ne pas l’effaroucher :
  
  — Tu tombes bien, El Coello… Nous sommes des employés du téléphone chargés de réparer la ligne, tu vas pouvoir nous aider et nous te donnerons la pièce.
  
  Le fou se mit à glousser pour exprimer sa joie et s’avança aussitôt, paraissant délivré de toute crainte. Hubert le prit par le bras et le conduisit vers Alonso.
  
  — C’est El Coello, expliqua-t-il. Tu sais, ce brave garçon dont nous a parlé Ribera, le lieutenant de police. Assieds-toi, El Coello, nous te ferons signe lorsque nous aurons besoin de toi.
  
  Alonso grogna pour exprimer son mécontentement et se lança sans plus attendre à l’assaut du poteau. Arrivé au faîte, il s’attacha solidement par une courroie, puis se mit au travail. Après avoir vérifié qu’aucune communication n’était en cours, il prit une pince, coupa le fil et brancha rapidement, en parasite, le poste volant fixé à sa ceinture. Le branchement terminé, il se pencha sur le vide et appela Hubert.
  
  — Hep !… C’est fait. Je peux y aller ?
  
  — Vas-y.
  
  Alonso manœuvra un interrupteur, tourna la manivelle. De sa main gauche, il tenait un combiné collé à son oreille. Bientôt, il entendit Muriel répondre du central d’Aracena et murmura :
  
  — Pour « 117 », passez-moi le poste de police de Cavaca.
  
  En cinq secondes, il fut en communication avec Ribera, qui avait décidé, après les graves incidents de la nuit passée, de rester au poste sans désemparer. D’une voix autoritaire, Alonso commença, après que Muriel eut annoncé que le fort de Braja demandait le poste de Cavaca.
  
  — Ici l’adjudant-chef Argote, commandant le service de sécurité de Braja. MM. Liedmann et Reinbach voudraient vous voir immédiatement. Il s’agit d’une affaire confidentielle. Il faudrait que vous veniez seul… Dans combien de temps pourriez-vous être ici ?
  
  — Dans combien de temps ? répéta Ribera sans méfiance. Dans un quart d’heure. Je monte dans la jeep et j’arrive.
  
  Alonso questionna :
  
  — Vous connaissez le mot de passe ?
  
  — Bien sûr… « Marguerita », c’est bien cela ?
  
  D’un ton convaincu. Alonso rétorqua :
  
  — C’est tout à fait cela. Nous vous attendons…
  
  Il coupa la communication, poussa l’interrupteur de l’autre côté et tourna la manivelle. Une sonnerie lointaine résonna à son oreille. Il y eut un déclic, une voix ennuyée répondit :
  
  — Allô !… Adjudant-chef Argote à l’appareil. J’écoute…
  
  Imitant l’accent du lieutenant de police, Alonso répliqua :
  
  — Lieutenant Ribera… M’excuse de vous déranger. Mais je viens de recueillir des informations sensationnelles sur l’accident d’hier. Un collaborateur du colonel Cano, de Séville, se trouve en ce moment dans mon bureau. Il veut monter au fort, pour s’entretenir avec MM. Liedmann et Reinbach. J’ai préféré vous téléphoner pour vous prévenir de sa visite. Le mot de passe est bien « Marguerita », n’est-ce pas ?
  
  Argote répondit :
  
  — C’est ça… Dans combien de temps ce monsieur sera-t-il ici ?
  
  — Dans vingt minutes, répondit Alonso. Excusez-moi, je coupe.
  
  Il coupa et se pencha vers Hubert :
  
  — Paré, mon capitaine. A vous de jouer…
  
  Du sac de toile, Hubert sortit un long filin d’acier roulé qu’il chargea sur son épaule gauche. Tiré de sa poche, un billet de cent pesetas glissa dans la main d’El Coello qui demeurait aussi immobile qu’un fakir.
  
  — Voilà pour toi, garçon. Surtout, ne bouge pas d’ici… Tu vas nous être utile tout à l’heure.
  
  El Coello hocha stupidement la tête, sans répondre. Au moyen d’une minuscule boussole au cadran lumineux, Hubert s’orienta. Déterminée la direction à prendre, il partit au pas gymnastique, franchit d’un saut le ruisseau aux eaux murmurantes et se lança à l’assaut de la colline.
  
  En trois minutes exactement, il atteignit la route du faîte, à hauteur d’un bosquet de pins. En se tournant vers Cavaca, il vit la lueur des phares d’une voiture déboucher du village. Il fallait faire vite. Ribera arrivait.
  
  Hubert noua le filin autour d’un sapin et le tendit au-dessus de la route, pour le fixer solidement sur un autre arbre. Au moyen d’un mètre ruban métallique, il régla la hauteur du câble au-dessus de la route, à deux centimètres près. Puis, d’un sac de papier, il sortit un chiffon imprégné de noir de fumée et le passa sur le fil d’acier, le rendant pratiquement invisible.
  
  La jeep avait quitté la route d’Aracena pour celle du faîte. Hubert entendait déjà le grondement du moteur. Dans quelques minutes, Ribera allait connaître son destin…
  
  
  -:-
  
  Toujours accroché au sommet du poteau, Alonso attendait sans impatience. En dessous, El Coello restait figé dans une pose hiératique. De son observatoire, Alonso vit, comme Hubert, la lueur des phares de la jeep quittant Cavaca. A ce moment, un timbre se mit à grésiller dans son poste portatif. Il colla vivement l’écouteur à son oreille et pressa un bouton. Retenant son souffle, il entendit Argote demander le 497 à Séville. Comme Hubert l’avait prévu, Argote prenait la précaution d’appeler le colonel Cano pour obtenir confirmation de la visite annoncée.
  
  Avec une habileté remarquable, Muriel exécuta le sketch le plus difficile du rôle qu’elle avait à jouer. Attentif, le cœur battant, Alonso guettait l’instant où il devrait entrer dans la danse. Enfin, la voix de Muriel indiqua d’un ton parfaitement neutre :
  
  — Parlez Braja, vous avez le 497 à Séville.
  
  Alonso connaissait bien le colonel Cano et pouvait sans difficulté imiter le timbre particulier de sa voix. Le dialogue fut extrêmement bref. Alonso donna à l’adjudant-chef la confirmation qu’il attendait, sans fausse note. La communication coupée, Alonso tira son large mouchoir à carreaux pour éponger son front ruisselant de sueur. Il tourna ensuite la tête pour s’assurer qu’El Coello était toujours là et son cœur fit un bond dans sa poitrine. Agile comme un cerf, le fou s’enfuyait et bondissait déjà par-dessus le fossé. Abandonnant toute prudence, Alonso sortit son pistolet et hurla :
  
  — Arrête ou je tire…
  
  El Coello ne ralentit pas. Déjà il allait se fondre dans la nuit… Alonso visa au jugé et pressa la détente. Assourdies par le silencieux, les détonations se répercutèrent néanmoins dans la vallée avec une résonance inquiétante… La silhouette d’El Coello s’était effacée… Alonso, ignorant s’il avait fait mouche, entreprit de débrancher son appareil volant. Il desserra la courroie qui le maintenait collé au poteau et se laissa glisser presque d’un jet, jusqu’au sol.
  
  Il dut encore retirer les crampons fixés à ses chaussures. Il put enfin courir sur les traces du fou, suivant approximativement la direction qu’il lui avait vu prendre.
  
  Il fit une centaine de mètres sur le versant de la colline et revint la rage au cœur. El Coello avait disparu.
  
  Jurant comme un damné, Alonso remit tous ses accessoires dans le sac qu’il alla ensuite immerger dans le fossé. Volontairement, il laissait la ligne téléphonique coupée, suivant les instructions de Hubert.
  
  
  -:-
  
  Dissimulé derrière le tronc d’un arbre, Hubert vit la jeep déboucher du virage à une allure folle. D’un dernier coup d’œil, il s’assura que le filin demeurait invisible dans la lueur crue des phares. Cinq secondes plus tard, la jeep arriva à plus de quatre-vingts à l’heure. Il y eut un bruit sec comme celui d’un couperet abattu sur un morceau de viande avec os. La voiture continua sa lancée jusqu’au virage suivant, puis quitta la route pour aller percuter contre un arbre.
  
  Au milieu de la chaussée, la tête ronde de Ribera, coupée nette au ras du cou, ressemblait, dans l’obscurité, à un ballon de football.
  
  Hubert quitta son abri et s’avança sur la route. De la pointe du pied, il expédia la tête du lieutenant dans le fossé, puis courut vers la voiture accidentée dont les phares étaient restés allumés.
  
  Un rapide examen lui permit de se rendre compte que la jeep était hors d’usage. Il éteignit les phares, coupa le contact et, certain qu’il n’y avait aucun risque d’incendie, repartit en direction du fort sans un regard pour le cadavre décapité.
  
  Il dut parcourir plus d’un kilomètre. Avant de s’engager sur le terre-plein, il fit une pause pour reprendre son souffle. Certain qu’Argote s’étonnerait de le voir arriver à pied, il avait préparé une histoire tout à fait plausible.
  
  Sa respiration et les battements de son cœur ayant repris leur rythme normal, il s’avança à découvert vers l’entrée du fort d’où ne filtrait aucune lueur. Il alluma sa lampe pour trouver le bouton d’appel, qu’il pressa d’un pouce impérieux.
  
  Le judas s’ouvrit avec un bruit sec, une voix questionna :
  
  — Mot de passe ?
  
  — Marguerita.
  
  Très à son aise, Hubert regarda la lourde porte glisser sur ses rails. La tête haute, il passa le seuil… et se trouva aussitôt immobilisé par deux solides gaillards, bras retournés dans le dos par une prise impitoyable. De toutes ses forces, Hubert chercha à se dégager… Il s’en voulait terriblement de n’avoir pas prévu pareille mésaventure et la rage décuplait sa puissance. Mais, la lumière inondant soudain le large hall, il vit Argote braquant sur lui une mitraillette.
  
  — Restez tranquille, ou je vous abats sans discuter.
  
  Hubert se calma et attendit la suite, guettant une faute de ses adversaires qui pourrait lui permettre de rétablir la situation. Argote ordonna :
  
  — Prenez la jeep et descendez-le immédiatement au poste de Cavaca.
  
  Hubert sentit des menottes lui enserrer les poignets dans le dos. Il fut poussé dehors par les deux soldats qui l’avaient maîtrisé et il entendit la porte du fort se refermer. Sous un hangar situé en bordure du fort et adossé à la colline, une jeep se trouvait à l’abri. Hubert y fut poussé. Un soldat prit le volant, l’autre tenant un énorme revolver braqué sur le prisonnier. La voiture démarra. Hubert respirait mieux… Les pauvres types qui l’emmenaient ne savaient pas ce qui les attendait…
  
  Très vite, ils atteignirent le virage où la jeep de Ribera s’était écrasée. Enfoncée dans le sous-bois, elle était invisible de la route. Très droit, Hubert attendit le dernier moment pour se ployer en deux…
  
  Le filin laissé en place fit, pour la seconde fois, son œuvre de mort. Aussitôt après le choc, Hubert se pencha vers l’extérieur, puis, d’une détente des jambes, se projeta dans le vide en se mettant en boule.
  
  Il tomba sur le bas-côté, mais le contact fut néanmoins d’une extrême violence. Il roula plusieurs fois sur lui-même, puis s’arrêta dans le fossé. Groggy, il fut encore secoué par l’explosion de la jeep, percutant dans le ravin, cent mètres plus bas. Il s’étendit sur le dos et resta immobile, les yeux clos, respirant doucement.
  
  Le faisceau d’une lampe torche lui tomba sur le visage, une voix enrouée s’exclama :
  
  — M… alors ! Qu’est-ce qui vous est arrivé ?
  
  C’était Alonso. Sans bouger, Hubert lui fournit les explications nécessaires et conclut :
  
  — Nous nous sommes fait doubler, une fois de plus. Il est temps de nous remuer un peu si nous voulons avoir le dernier mot. Enlève-moi ces menottes, avant toute autre chose.
  
  Il roula sur le ventre pour montrer à Alonso ses poignets enchaînés. Le vannier jura entre ses dents :
  
  — J’ai fichu mon sac d’outils à l’eau. Faut que j’y retourne pour ramener des pinces.
  
  — Ramène aussi le rouleau de corde, ordonna Hubert. Nous allons en avoir besoin… Pousse-moi dans le fossé et fais vite.
  
  Alonso tira Hubert et l’allongea dans le fossé profond, à l’abri de toute surprise. Avant de s’éloigner il demanda :
  
  — J’enlève le filin ?
  
  — Non, répliqua Hubert. Pas de temps à perdre…
  
  L’absence d’Alonso ne devait pas durer plus de dix minutes. De retour, il libéra Hubert au moyen d’une solide pince d’acier puis l’aida à se remettre debout. Ils tinrent un rapide conseil. Hubert expliqua à Alonso de quelle façon ils allaient pénétrer dans le fort.
  
  Ils se mirent en route sans plus attendre. Après dix minutes de marche prudente, ils quittèrent la route, se guidant à la boussole, dans le dessein d’aborder le fort par-dessus. Hubert ayant été désarmé, il ne leur restait que le pistolet d’Alonso. Sur le chemin, le borgne mit Hubert au courant de la fuite d’El Coello… Hubert ne fit aucun commentaire, comme si l’incident lui avait semblé sans importance.
  
  Avant de s’engager dans cette aventure, Hubert et Alonso avaient étudié minutieusement le plan intérieur du fort, photographié la nuit précédente au poste de police de Cavaca. Doués l’un et l’autre d’une excellente mémoire visuelle, ils étaient absolument certains de pouvoir évoluer sans hésitation dans les couloirs et les nombreuses salles souterraines de l’ouvrage fortifié. Ils mirent cependant beaucoup plus de temps qu’ils ne l’avaient supposé pour découvrir, dans les buissons épais de romarin, l’ouverture du puits d’aération que Hubert avait décidé d’utiliser pour pénétrer dans la place. Il existait quatre bouches d’air de même nature et le choix de Hubert ne devait rien au hasard. Celle qu’ils allaient utiliser leur permettrait de prendre pied entre les cuisines et le réfectoire qui, à cette heure avancée de la nuit, devaient être normalement déserts. Alonso trouva une arête de roche idéale pour fixer la longue corde souple qu’il avait apportée. Après avoir éprouvé la solidité du système, il se mit à genoux au bord du puits et laissa doucement filer la corde. Il était convenu que Hubert descendrait le premier. Alonso lui remit son pistolet Mauser, relique de la guerre civile, entretenue depuis avec un soin jaloux. Par mesure de précaution, Hubert prit également la pince qui avait servi à le libérer de ses menottes. Puis, le cœur battant, mais très maître de lui, il empoigna la corde et se laissa glisser dans le trou noir d’où montait un courant d’air chaud.
  
  Il s’était enfoncé de quatre ou cinq mètres, lorsque ses pieds rencontrèrent un obstacle imprévu. Très vite, il se rendit compte qu’il s’agissait d’un treillage de fils barbelés et se félicita d’avoir pris la pince. Il se laissa glisser un peu plus, se maintenant solidement de la main gauche, il entreprit de sectionner avec méthode les fils métalliques, tressés sur un cercle de fer scellé dans le béton. Plusieurs fois, il sentit qu’Alonso éprouvait la tension de la corde, inquiet de voir l’opération se prolonger au-delà de leur estimation. Il fallut près de cinq minutes à Hubert pour ouvrir le passage. Il dut ensuite dégager la corde accrochée dans les barbelés et la laisser filer avec prudence… Il se remit à descendre en comptant ses mouvements pour éviter de se laisser gagner par l’énervement né de ce contretemps indésirable.
  
  Il sortit ensuite du puits, se balança quelques secondes dans le vide, puis toucha un sol de ciment. Il était arrivé. Il resta un moment immobile dans l’obscurité totale, retenant son souffle pour mieux prêter l’oreille. Rassuré par le profond silence, il reprit la corde et lui imprima une série de secousses pour informer Alonso que son tour était venu…
  
  La descente de son complice lui parut interminable. Puis, alors que l’impatience le gagnait irrésistiblement, il entendit la respiration haletante du vannier qui arrivait enfin.
  
  Hubert alluma sa lampe munie d’un écran bleu. Ils se trouvaient au carrefour de deux couloirs et s’orientèrent sans difficulté. Hubert garda le pistolet et rendit à son compagnon la solide pince qui, à l’occasion, pourrait constituer une arme très efficace. Silencieux comme des chats, ils se glissèrent le long du couloir, après avoir éteint la lampe, se guidant de la main sur le mur de béton humide. Hubert comptait ses pas pour apprécier la distance, revoyant en esprit, avec une parfaite netteté, le plan des lieux. Il savait que huit personnes en tout devaient habiter le fort. Les deux savants allemands, l’adjudant Argote et cinq spécialistes du génie placés sous les ordres de ce dernier. Les deux hommes qui avaient été chargés de conduire Hubert au poste de Cavaca étant à retirer du compte, le nombre des adversaires se réduisait à six. Deux contre six semblait à Hubert un rapport de forces très convenable. Le bénéfice de la surprise devait compenser l’infériorité numérique.
  
  Avant tout, il fallait neutraliser les quatre militaires. Cela fait, les deux savants n’opposeraient certainement aucune résistance…
  
  Après avoir changé plusieurs fois de direction, Hubert et Alonso atteignirent une grande salle qui, selon le plan, devait être reliée directement à l’entrée du fort par le large couloir voûté où Hubert s’était fait capturer une heure plus tôt.
  
  Cédant à la curiosité, il alluma sa lampe. Dans la lueur voilée, apparut le mystérieux camion sur lequel les savants allemands semblaient avoir appliqué le résultat de leurs recherches. Hubert aurait aimé examiner le curieux engin sans plus attendre. Mais il ne pouvait se permettre aucune imprudence. Il éteignit sa lampe, après avoir fait signe à Alonso de le suivre. Ils contournèrent le lourd véhicule pour gagner le tunnel commandant l’accès du fort. A dix mètres à droite, une lueur jaune filtrait par la porte entrouverte de la salle de garde. Ils continuèrent d’avancer le long du mur, contrôlant le moindre de leurs mouvements. Tous deux connaissaient par cœur le rôle qu’ils devaient jouer et agissaient sans la moindre hésitation.
  
  A un pas de la porte, Hubert s’immobilisa. Du pouce, il s’assura que le cran de sûreté de son arme était bien repoussé. Il respira à fond, leva sa main gauche pour prévenir Alonso qu’il allait engager l’action. D’un violent coup de pied, il s’ouvrit le passage et bondit dans la salle, pistolet au poing.
  
  — Les bras en l’air et pas de discussion !
  
  Assis derrière une table de bois blanc, Argote abandonna le livre dans lequel il était plongé et se leva d’un saut en faisant tomber la chaise. Les trois soldats, allongés sur des couchettes, sautèrent sur leurs pieds, frappés de stupeur. Recouvrant son sang-froid, l’un d’eux plongea vers le râtelier d’armes… Sans hésiter, Hubert tira. L’homme s’abattit comme un lapin, tué net d’une balle en pleine tête. Alonso entra alors dans la danse. Il se glissa dans la salle en évitant de se placer entre les trois militaires pétrifiés et l’arme fumante de Hubert. En dix secondes, tout se trouva terminé… Utilisant la lourde pince d’acier comme une massue, Alonso assomma les trois hommes par-derrière. Hubert rengaina son arme pour aider le vannier à ficeler leurs victimes. Cette précaution prise, ils ressortirent et fermèrent la porte de la salle de garde en tournant la clé qui se trouvait dans la serrure. Hubert ralluma sa lampe. Ils repartirent vers l’intérieur du fort. Jusque-là, tout s’était bien passé, le reste ne devait plus présenter de grandes difficultés. Ils passèrent de nouveau devant le camion, prirent un couloir à gauche qui devait les conduire vers la partie du fort où les deux savants travaillaient et habitaient. L’écho d’une conversation animée leur fit ralentir le pas. A un détour du couloir, ils aperçurent une lueur jaune jaillissant d’une porte grande ouverte. Les voix sortaient de là… Silencieusement, prêtant l’oreille, ils s’approchèrent, prêts pour le dernier acte. La voix des deux savants était facilement identifiable, en raison de leur accent particulier. Une voix inconnue, au pur accent espagnol, jeta l’alarme dans l’esprit de Hubert. Un personnage imprévu se trouvait là… Un sourire cruel retroussa ses lèvres… Il allait maintenant connaître le mystérieux adversaire qui leur avait donné tant de fil à retordre.
  
  Le doigt crispé sur la détente du Mauser, il atteignit l’angle de la porte, risqua un œil… Trois hommes étaient installés dans des fauteuils autour d’une table de bois. Il y avait Liedmann et Reinbach. Le troisième, vêtu d’un imperméable militaire sans signe distinctif, tournait le dos à la porte. Reinbach parlait d’une voix lente, doctorale, les doigts joints à hauteur de sa poitrine.
  
  — … Plusieurs forces jouissent de propriétés semblables. Tout le monde connaît l’attraction exercée l’un sur l’autre par un pôle magnétique nord et un pôle magnétique sud mis en présence, le phénomène résultant également du rapprochement d’une charge négative d’électricité avec une charge positive. Aucune différence, apparemment, avec l’attraction exercée par un corps sur un autre. Ces trois types de force décroissent de la même façon lorsque la distance augmente et ceci proportionnellement au carré de cette distance. Ces trois forces conservent leur intensité dans le vide sans aucun moyen de transmission apparente. Mais, si des charges magnétiques ou électriques de nature différente s’attirent, on sait que des natures semblables se repoussent. Contrairement aux forces de gravitation qui, elles, ne s’exercent que dans un sens unique. D’éminents savants avaient déjà émis l’hypothèse de l’existence probable d’une masse négative à l’intérieur de la matière. La pesanteur n’aurait été, alors, que le résultat d’un excès de masse positive. Ces savants avaient raison. Nous sommes arrivés, après de longs travaux, à isoler cette masse négative, à l’intercepter, puis à l’utiliser. Des expériences de laboratoire nous ont permis, tout d’abord, d’annuler complètement l’effet de la pesanteur sur des corps de dimensions réduites, en projetant, sous ces corps, des particules négatives et, au-dessus, une quantité de particules positives égale. Nous avons entrevu, dès ce moment, l’importance fantastique de notre découverte. On peut aisément imaginer la quantité stupéfiante d’énergie gaspillée par les hommes pour vaincre la pesanteur. Pour mouvoir un train de mille tonnes, il faut brûler des tonnes et des tonnes de charbon. Pour faire voler un avion de cinquante tonnes, des milliers de litres d’essence sont nécessaires… Imaginez l’économie réalisée s’il était possible de réduire le poids du train à dix kilos et celui de l’avion dans les mêmes proportions. C’est le résultat auquel nous avons abouti expérimentalement sur le camion que vous avez pu voir en pénétrant ici. Un seul inconvénient encore, et majeur, c’est que les dimensions de l’appareillage occupent dans ce camion toute la place réservée au fret. Mais nous arriverons sans aucun doute à réduire de façon suffisante l’encombrement de notre appareil, jusqu’à rendre notre invention utilisable, simple question de temps… Et le pays qui disposera des résultats d’une pareille découverte pourra se considérer comme le maître du monde. La propriété des sources séculaires d’énergie n’ayant plus la moindre importance…
  
  Atterré, Hubert tourna la tête vers Alonso aussi blême que lui. Ils retrouvèrent une partie de leur sang-froid en entendant le personnage inconnu répliquer :
  
  — Le colonel Cano a raison en estimant que vous êtes insuffisamment protégés. Le dispositif de sécurité est ridicule. Des agents de l’étranger ont eu vent de vos recherches et s’efforcent actuellement d’obtenir des informations à n’importe quel prix. Il faut, dès maintenant, prendre des mesures. Nos ennemis ne reculeront devant rien pour aller au bout de leur entreprise et il ne faudrait pas que la destruction de ce fort, par exemple, puisse renvoyer au néant le résultat de vos recherches. C’est pourquoi le colonel Cano m’a chargé de vous demander un double des formules résumant le résultat de vos travaux.
  
  Reinbach et Liedmann se consultèrent du regard, puis Reinbach se leva et se dirigea vers le coffre encastré dans le mur. Cependant que son compagnon manœuvrait des boutons sur la porte métallique, Liedmann expliqua :
  
  — Vous ne serez pas chargé. La formule tient en deux lignes. Einstein a bien résumé les lois de la relativité en une seule ligne.
  
  Reinbach prit un dossier dans le coffre et vint le poser sur la table basse. Il en sortit une feuille de papier qu’il tendit à l’inconnu. Hubert estima qu’il était temps d’intervenir…
  
  De toute façon, l’inconnu était un adversaire, donc un ennemi. Pas de gants à prendre. Hubert tira sans prévenir. Frappé en plein crâne, l’homme s’écroula sans avoir pu toucher la feuille que lui offrait Reinbach. Comme un chat sauvage, Hubert bondit dans la pièce et se rua vers le savant. Mais Liedmann, avec une présence d’esprit inattendue, s’interposa pour protéger son compagnon. Stoppé net, et ne voulant à aucun prix brutaliser les hommes de science, Hubert perdit un temps précieux. Déjà, ayant froissé la feuille supportant la formule, Reinbach la portait à sa bouche…
  
  Alonso qui n’était pas resté inactif, lui tomba dessus comme la foudre et saisit le papier au vol. Les deux savants reculèrent jusqu’au mur, sous la menace muette du terrible Mauser braqué sur eux. Alonso défroissa la feuille, la plia en quatre… A ce moment, son regard de cyclope tomba sur le visage de l’inconnu abattu par Hubert. Il pâlit et sa bouche édentée bâilla de stupéfaction.
  
  — Merde ! fit-il. El Coello…
  
  C’était bien El Coello, Hubert s’en assura d’un bref coup d’œil. Un El Coello complètement transformé, qui n’avait plus rien de commun avec le simple d’esprit connu de tous. Hubert ne put s’empêcher d’éprouver un sentiment d’admiration pour cet adversaire qui lui avait donné tant de fil à retordre. L’idée d’exploiter la présence d’une tombe de femme pour s’installer, en tant que fils présumé, au meilleur observatoire de la région, et ce avec la bénédiction des autorités, cette idée était tout simplement géniale. Chapeau bas…
  
  Revenu de sa surprise, Alonso parut soudain très pressé.
  
  — On met les bouts, dit-il, en marchant vers la porte.
  
  Hubert secoua la tête.
  
  — Pas si vite… Tu as entendu ? Leur truc n’est pas encore au point. On va les emmener.
  
  L’œil unique d’Alonso se dilata, parut vouloir jaillir de son orbite.
  
  — Vous êtes fou ! Jamais on pourra passer la frontière avec ces deux zigotos !
  
  — C’est à voir, reprit durement Hubert. On va essayer.
  
  Il s’adressa courtoisement aux deux savants, toujours immobiles contre le mur :
  
  — Préparez-vous, nous vous emmenons. Soyez tranquilles, si vous restez bien sages, il ne vous sera fait aucun mal. Des cerveaux comme les vôtres sont beaucoup trop précieux…
  
  Les deux savants se regardèrent, puis, d’un même mouvement, se dirigèrent vers le porte-manteau où se trouvaient accrochés leurs imperméables. Ni Hubert ni Alonso ne les virent porter ensemble une main à leur bouche. Ils prirent leur imperméable et, très dignes, se dirigèrent vers la porte. Devant Alonso, leurs jambes fléchirent. Ils s’écroulèrent en même temps, frappés par la mort. Un rapide examen suffit à Hubert, fou de rage, pour comprendre. Il se redressa et dit :
  
  — Strychnine. Maintenant, foutons le camp.
  
  Alonso prit les devants, Hubert le rappela.
  
  — Donne la formule.
  
  Alonso eut un mouvement d’hésitation, presque imperceptible, mais qui n’échappa pas au regard aigu de Hubert. Il plongea sa main dans une poche, en sortit une feuille, la tendit. Hubert la glissa aussitôt entre sa chemise et sa peau. Puis, sans ajouter un mot, les deux hommes partirent, comme si le sol de ciment leur avait brûlé les pieds.
  
  Ils rejoignirent le couloir d’entrée, décidés à sortir par la grande porte. Une surprise leur était ménagée… La porte de la salle de garde, qu’ils avaient fermée à clé, était de nouveau ouverte. Un simple coup d’œil leur permit de se rendre compte que l’adjudant-chef Argote avait disparu. Très inquiets, ils cherchèrent en vain, quelques minutes, le système d’ouverture de l’énorme porte blindée qui les séparait de l’air libre. Couvert d’une sueur froide, Hubert décida finalement :
  
  — Tant pis. Repassons par où nous sommes venus.
  
  Ils se mirent à courir, contournèrent le camion sans plus s’y intéresser. Ils foncèrent, en s’éclairant de leur lampe, vers les cuisines. Hubert respira en retrouvant la corde au même endroit, sous l’orifice béant du trou d’aération. Il l’empoigna et se hissait déjà lorsque Alonso l’immobilisa durement par le bras, une lueur meurtrière dans son œil unique :
  
  — Dis donc, vieux frère. Si tu me laissais le pétard le temps que tu montes, il peut encore m’arriver des aventures. Ou alors, donne-moi le papier et je passe le premier.
  
  La réponse de Hubert partit comme la foudre. D’un terrible coup de poing à la pointe du menton, il abattit Alonso qui roula sur le ciment en exhalant un drôle de soupir. Puis, sans perdre de temps, Hubert entreprit de se hisser dans le boyau étroit.
  
  Malgré toutes ses qualités athlétiques, il crut ne jamais atteindre le sommet. Le souffle lui manquait et l’épaisse obscurité qui l’entourait provoquait en lui une croissante panique. Il comptait ses mouvements pour occuper son esprit et éviter de céder à l’affolement. Enfin, levant la tête, il aperçut un disque plus pâle au-dessus de lui.
  
  Serrant les dents, trempé de sueur, il fit un dernier et fantastique effort et parvint à la surface. Il se traîna à plat ventre et s’immobilisa, le cœur battant, sans avoir lâché la corde, les poumons brûlants et desséchés. Une colère effroyable le tenait, une de ces colères qui le rendaient capable des pires excès. Une secousse sur le filin brusquement retendu lui rendit l’usage de ses muscles. Il tira de sa poche un solide couteau à cran d’arrêt, qu’il ouvrit d’un mouvement sec. Sans pitié, il trancha la corde qui disparut aussitôt, comme aspirée dans le puits.
  
  Il ne sut jamais comment il avait retrouvé sa voiture. Il venait de se glisser au volant lorsqu’une explosion fantastique ébranla toute la Sierra. Instinctivement, Hubert courba le dos, puis regarda vers le sommet de la colline au-dessus du fort. Il ne vit rien, aucune lueur, mais fut certain que tout venait de sauter, probablement sur l’initiative d’Argote. Ce n’était certes pas le moment de s’attarder. Il lança le moteur, démarra comme un fou et prit la direction d’Aracena.
  
  Il trouva Muriel qui l’attendait à l’endroit convenu, avec une autre voiture et de nouveaux papiers d’identité. Il abandonna la Ford. Muriel conserva le volant de la 15 HP Citroën procurée par les soins de Bug. Deux minutes plus tard, ils fonçaient à cent trente à l’heure sur la route de Séville.
  
  Peu à peu, Hubert recouvrait ses esprits. Quelques gorgées de whisky l’y aidèrent fortement. Il éprouva alors le besoin d’examiner son butin et sortit de sa poche la feuille de papier pliée en quatre, fort opportunément reprise à Alonso. Il alluma sa lampe, curieux de lire la formule sensationnelle, et lâcha un effroyable juron. La feuille était vierge.
  
  Inquiète de le voir se comporter comme un fou, Muriel ralentit et voulut s’arrêter. Livide, le souffle court, Hubert bégaya :
  
  — Tout ça pour rien ! Alonso m’a possédé. Jamais je ne pardonnerai à Bug de m’avoir collé cet enfant de putain dans les pattes. Ce qui me console, c’est que le fort a sauté, que les savants sont morts et que si je n’ai pas la formule, personne d’autre ne l’aura.
  
  Muriel le laissa s’épancher un long moment, puis d’une voix très calme, comme si elle n’avait tenu aucun rôle dans l’affaire, elle essaya de le consoler :
  
  — Crois-moi, chéri, c’est beaucoup mieux ainsi. Tu m’as expliqué, un jour, que notre rôle à nous, agents du renseignement, était de travailler pour la paix en veillant à maintenir l’équilibre des forces. Si nous n’avons pas encore la guerre, c’est que les Russes ont pu connaître les secrets des Américains, et réciproquement. Si tu avais pu ramener à ton pays le secret fantastique dont tu viens de parler, il est probable que les U.S.A. n’auraient plus hésité à entrer en conflit avec la Russie pour se libérer de la menace que celle-ci fait peser sur eux… Il y aurait eu des millions de morts. Je t’assure, c’est beaucoup mieux ainsi. Personne n’ayant pu obtenir la formule et celle-ci étant vraisemblablement détruite, l’équilibre est maintenu.
  
  Hubert resta un long moment sans répondre. Puis, brusquement, il se redressa sur son siège et gronda :
  
  — Appuie, nom d’un chien ! Tu t’endors… Si nous tenons à notre santé, il faut quitter ce fichu pays avant le jour.
  
  
  
  Jean BRUCE
  
  FIN
  
  
  
  
  
  1 Lire Trahison, Contact impossible et L'espionne s’évade, du même auteur, même collection.
  
  2 Indicateur de vitesse anémomètre portant le nom de son inventeur.
  
  
  
  
  
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