Le grondement du moteur s’enfla, secouant les vitres, puis se tut après un dernier sursaut. Muriel s’était immobilisée sur le seuil du cabinet de toilette, l’oreille tendue. En trois pas, elle fut à la fenêtre, souleva légèrement le store pour regarder au-dehors.
Une grosse limousine de marque allemande, portant l’indicatif de la police, s’était arrêtée à l’ombre du vieux figuier qui abritait la fontaine, au centre de la place. Trois gendarmes en descendirent, un lieutenant et deux hommes, dont les uniformes noirs paraissaient incongrus sur le fond ocre de la place inondée de soleil.
Le cœur de Muriel s’était mis à battre plus fort, mais elle n’avait pas peur. Pourtant, elle était certaine que ce déplacement de force lui était destiné…
Elle vit les trois hommes venir vers l’auberge et laissa retomber le store. En un tour de main, elle retira sa robe de tussor, sa combinaison, puis revêtit un peignoir de soie qui la moulait étroitement. Dans le tiroir de la table de chevet, elle prit un tricot déjà fort avancé. Elle froissa le dessus de lit, bourra les oreillers de coups de poing et s’installa confortablement. Agiles, ses jolis doigts manièrent les aiguilles, son visage aux lignes pures prit une expression de parfaite sérénité.
Son cœur avait retrouvé son rythme normal, mais ses nerfs restaient à fleur de peau. Sa couverture étant parfaite, elle ne courait, en principe, aucun risque. Cependant, une vérification de police présentait toujours un danger qu’il ne fallait pas négliger.
Sans doute, s’attardaient-ils à questionner l’aubergiste. De ce côté-là, Muriel ne craignait rien… Pour mieux prêter l’oreille, elle cessa de tricoter. En raison de la tension qui lui était imposée, la chaleur qui baignait la chambre, malgré les fenêtres fermées, lui devint plus sensible. Elle sentit la sueur perler à ses tempes, rouler lentement dans le creux de ses seins.
Des pas lourds, sur l’escalier de bois grinçant, la libérèrent de l’inquiétude qui commençait à l’étreindre. Ses doigts reprirent leur activité, elle se sentit de nouveau parfaitement à son aise.
Les pas résonnèrent durement dans le couloir, s’immobilisèrent. Elle ne s’était pas trompée… Malgré elle, sa chair se durcit lorsqu’un poing impérieux heurta la porte. Elle respira profondément et lança d’un ton enjoué :
— Entrez…
Quelques secondes s’écoulèrent, Muriel comprit qu’« ils » s’attendaient à trouver porte close. Enfin, le bouton de porcelaine tourna, le battant s’ouvrit…
Le sourire qu’elle avait affiché se figea et elle resta bouche bée, avec, exactement, l’expression de surprise qui convenait. Le lieutenant ne semblait pas moins étonné du spectacle qui s’offrait à lui… Muriel en profita pour s’assurer l’initiative :
— Qu’est-ce que c’est… Que voulez-vous ?
L’officier retrouva son aplomb, s’inclina poliment et fit deux pas pour entrer dans la chambre.
— Fernando Ribera, lieutenant de la police d’État… Je suis navré de vous déranger, madame, mais j’ai reçu l’ordre de contrôler votre situation. J’essayerai de vous importuner le moins possible…
Les deux hommes qui l’accompagnaient étaient restés dans le couloir, attendant un ordre. Muriel prit tout son temps pour examiner l’officier, qui l’observait de son côté avec une visible admiration.
Petit, grassouillet, il portait néanmoins son uniforme avec une certaine élégance. La peau de son visage basané, rond et plein, était tendue comme celle d’un enfant bien nourri. Il était rasé avec soin et sa moustache cosmétiquée avait fière allure. D’un geste gracieux, Muriel posa son tricot sur la table de chevet, puis se leva, prenant soin de rabattre aussitôt sur ses jolies jambes les pans de son léger déshabillé.
Avec l’aisance que peut seule donner une conscience parfaitement tranquille, elle se dirigea vers la table de bois blanc qui supportait son sac à main, ouvrit celui-ci et en sortit son passeport.
Fernando Ribera s’était approché. Le document en main, il entreprit de le feuilleter. Visage fermé, il évitait maintenant de la regarder. Par-dessus son épaule, il jeta un coup d’œil vers ses subordonnés, qui n’avaient pas bougé d’une ligne, puis questionna en reportant son attention sur le passeport :
— Vous vous appelez ?
Les beaux sourcils de Muriel se soulevèrent avec surprise, sa bouche pleine, juteuse, esquissa un sourire moqueur. De sa belle voix de gorge, aux inflexions étudiées, elle répondit :
— Muriel Solona…
Figé, l’officier reprit, sur le même ton :
— Date et lieu de naissance ?
Elle rit et s’étonna :
— Vous ne savez pas lire ?
Sans se troubler, il répéta :
— Date et lieu de naissance ?… Veuillez me répondre, s’il vous plaît.
Elle soupira, secoua doucement sa jolie tête.
— Née le 25 avril 1919, à Buenos Aires, Argentine… De Juan Solona et Muriel Alary. Si vous voulez également connaître la couleur des yeux de ma grand-mère…
Impassible, le policier tourna quelques pages du passeport et reprit :
— A quelle date êtes-vous entrée en Espagne ?
Elle eut un mouvement d’impatience et le renseigna très vite :
— Le 16 juin dernier… Arrivée à Madrid par avion.
Il referma le passeport, le garda entre ses mains jointes et leva lentement son regard sur la jeune femme :
— Votre permis de séjour était valable un mois…
Elle leva ses beaux yeux vers le plafond, noua ses mains dans son dos et répliqua avec impatience :
— Vous devez être fakir !… Si vous saviez lire, vous auriez pu voir, dans mon passeport, que mon permis de séjour a été prolongé jusqu’au 31 octobre prochain. Raison de santé… Le professeur Alles Y Resa, de Madrid, m’a prescrit un repos immédiat en altitude et son certificat figure dans mon dossier, au ministère de l’Intérieur.
Le lieutenant de police fit la grimace et eut un mouvement pour tendre le passeport à la jeune femme. Elle le saisit avec naturel, mais il refusa de le lâcher.
— Pourquoi êtes-vous venue spécialement à Cavaca ?
Elle retira sa main, refusant de poursuivre le jeu. Irritée, elle répliqua :
— Allez le demander au professeur Alles Y Resa. C’est lui qui m’a envoyée ici…
Elle le fixa avec insolence.
— C’est tout ? Je peux reprendre mon tricot ?
Le policier parut soudain froissé de cette attitude. Il serra les mâchoires, ses pommettes devinrent rouges. Avec mauvaise humeur, il jeta le passeport sur la table :
— Je fais mon métier, madame. Et j’ai conscience de n’avoir pas été incorrect…
Elle se détendit, eut un geste conciliant et lui sourit.
— Excusez-moi, lieutenant. Je suis un peu nerveuse, et vous devez savoir que personne n’aime voir la police fourrer le nez dans ses affaires…
Il se rembrunit, hésita :
— Il est encore une formalité… J’ai reçu l’ordre de visiter vos bagages.
Elle resta quelques secondes paralysée. Puis, avec une grimace comique, parut se décider à faire contre mauvaise fortune bon cœur.
— Allez-y, lieutenant, puisque vous en avez reçu l’ordre. Toutefois, je vous préviens que je refuserai absolument de me laisser fouiller à corps…
Il rougit violemment et bredouilla :
— Il n’en est pas question… Je veux simplement voir vos bagages…
Elle eut un geste large de la main et retourna s’installer sur le lit.
— Voyez, lieutenant… Voyez…
Sur un signe de l’officier, les deux agents qui attendaient dans le couloir pénétrèrent dans la chambre. Ils ouvrirent les valises de Muriel Solona, en vidèrent le contenu sur la table. Muriel avait repris son tricot et ne les regardait pas… Ils remirent tout en place, passèrent dans le cabinet de toilette où ils restèrent à peine une minute. Les deux agents ressortirent, cependant que l’officier restait dans la chambre. Fernando Ribera ouvrait la bouche pour prendre congé, lorsqu’il remarqua, appuyée au mur, contre la table de chevet, une lourde canne d’ébène incrustée de nacre. Il s’en approcha, la souleva et siffla avec étonnement. Muriel évitait de le regarder. Son cœur battait fort dans sa superbe poitrine. Le policier tourna la canne dans ses mains et questionna :
— Qu’y a-t-il dedans ? Du plomb ?
Muriel cessa de tricoter et le regarda :
— Je n’en sais rien… Si vous pouvez l’ouvrir sans la casser, allez-y… Elle me vient de mon père.
Fernando Ribera prit la poignée dans une main et essaya de la dévisser. Malgré un violent effort, il ne put y parvenir… L’air dépité, il remit la canne en place, se gratta un instant le menton et dit :
— Vous êtes en règle… Toutefois, je suis obligé de vous faire certaines recommandations… Vous êtes ici pour vous reposer et c’est bien. De cette façon, mes instructions rejoindront celles de votre médecin.
L’air amusé, Muriel interrompit le jeu de ses doigts et jeta un regard de biais sur le gros policier :
— Et quelles sont ces instructions, lieutenant ?
Il reprit avec une soudaine dureté :
— Ne pas vous éloigner du village.
— Pourquoi ?
Il répondit en se dirigeant vers la porte :
— Je n’ai pas à vous dire pourquoi… Si vous voulez éviter des ennuis, renoncez à toute promenade dans les environs. Au revoir, madame.
Avant de sortir, il lui lança un dernier regard, qui n’avait plus rien de professionnel. Elle attendit qu’il eût refermé la porte, inclina sa jolie tête pour écouter le bruit des pas décroître dans le couloir. Puis, elle reposa son tricot et se mit à rire doucement. Elle tendit le bras et prit la jolie canne d’ébène qui avait retenu un instant l’attention du policier. Elle la fit tourner dans ses mains, en contre-jour dans la lumière de la fenêtre, puis la posa à côté d’elle sur le lit et la caressa du bout des doigts comme un objet très cher.
Quelques minutes plus tard, elle entendit la voiture de police démarrer bruyamment. Tout s’était bien passé, une fois de plus…
Elle demeurait rêveuse, quand un pas bien connu lui fit de nouveau dresser l’oreille. C’était Espinel, l’aubergiste… Vivement, elle reprit sa canne et la remit en place, appuyée contre le mur. Elle tricotait lorsqu’un grattement discret se fit entendre sur la porte.
— Entrez.
Le battant s’ouvrit. Carlos Espinel pénétra dans la chambre, souple et silencieux comme un chat. Il était grand, d’une maigreur presque incroyable. En le voyant la première fois, Muriel n’avait pu s’empêcher de le comparer à une momie, tant sa peau desséchée collait à ses os. Le regard de ses yeux sombres, profondément enfoncés dans leurs orbites, flambait continuellement d’un éclat inquiétant. Ses tempes grisonnantes lui donnaient un air distingué et son nez en lame de couteau ressemblait à un bec de perroquet.
Avant de repousser le battant, il eut une hésitation en remarquant la tenue négligée de sa pensionnaire. Elle l’encouragea aussitôt :
Il approcha, de son pas souple et glissé, puis s’appuya de ses mains décharnées au pied du lit. Il semblait s’amuser et cligna malicieusement de l’œil avant de commencer.
— Le lieutenant de la police a dû savoir qu’une jolie femme se trouvait dans mon auberge. Il n’a pu résister à l’envie de venir voir… Il m’a posé des tas de questions, mais Espinel est plus malin que tous les policiers du monde. Il n’a rien appris, senora…
Muriel se mit à rire et remercia l’aubergiste d’un regard plein de séduction. Elle avait besoin de lui et il n’était pas tellement difficile de le garder à sa dévotion. Elle se redressa un peu, ramena ses jambes sous elle, puis les recouvrit du pan de sa robe de chambre.
— Vous êtes gentil, Espinel. Mais j’aimerais tout de même bien savoir pourquoi ce gros lard en uniforme m’a défendu d’aller me promener dans les environs…
L’aubergiste devint sérieux. Il se pencha sur le lit, jeta un regard soupçonneux vers la porte, puis vers la fenêtre, et murmura :
— Ça, señora, je ne devrais pas vous le dire… Il paraît que c’est un secret d’État. Voilà un peu plus d’un an, ils ont installé une usine dans un vieux fort, au flanc de la montagne. Personne ne peut savoir ce qu’ils manigancent là-dedans… C’est un secret d’État… Vous comprenez ?
Muriel partit d’un rire franc :
— Vous pensez sérieusement, Espinel, qu’il peut encore exister à notre époque des secrets d’État ? Nous sommes en Espagne… et pas en Russie, ni en Amérique.
L’aubergiste eut un geste évasif, hocha longuement la tête.
Muriel examina ses ongles carminés, puis les frotta avec application contre la soie de son peignoir tendue sur la rondeur de sa cuisse. D’un ton très naturel, elle demanda :
— Et, où se trouve cette usine secrète ?… Loin du village ?
Carlos Espinel semblait fasciné par la troublante beauté de sa pensionnaire. Il répliqua sans y penser, la caressant du regard :
— Pas très loin… A deux kilomètres environ. Le fort était autrefois un but de promenade… On peut l’apercevoir du village. Il faut monter sur le sentier, jusqu’à la bauge d’El Coello. De là, on peut voir la façade du fort sur la colline qui fait face.
Muriel s’étira langoureusement sous l’œil brûlant d’Espinel. Elle étouffa un bâillement, puis :
— El Coello… Qui est-ce ?
Espinel leva sa main maigre jusqu’à son front et répliqua :
— Un pauvre fou… Pendant la guerre civile, sa mère, réfugiée au village, a été violée par des brutes de la F.A.I. Elle en est morte et sa tombe se trouve au pied du rocher où El Coello habite maintenant dans une caverne… Il est venu ici il n’y a pas très longtemps et passe son temps en prières devant la tombe de sa mère… Un pauvre fou…
Il y eut un silence. Une voix aiguë leur parvint du rez-de-chaussée.
— Patron !… Eh ! Patron !
Espinel haussa les épaules avec mauvaise humeur.
— C’est Maria, fit-il, je ne peux pas la laisser deux minutes sans qu’elle se croie perdue. A tout à l’heure.
Il sortit après un dernier et éloquent regard sur Muriel qui lui souriait de façon complice.
CHAPITRE
2
Le sentier rocailleux s’élevait au flanc de la montagne, étroitement bordé de chaque côté par d’épaisses haies de figuiers de Barbarie. Muriel marchait sans hâte, s’appuyant sur sa lourde canne d’ébène. Elle savait que l’on pouvait encore l’apercevoir du village de Cavaca et s’arrêtait à intervalles réguliers pour se reposer quelques minutes, afin de ne point donner le spectacle d’une trop grande agilité.
Bien qu’il fût près de onze heures, l’air demeurait frais, agréablement parfumé des senteurs d’orangers qui montaient de la plaine. Sous la lumière vibrante et dorée du soleil, presque au zénith, les collines cuivrées de la Sierra de Aracena s’étendaient à perte de vue.
Vêtue d’un pantalon de gabardine noire et d’un sweater de fine laine verte, Muriel semblait avoir été placée à dessein dans ce paysage de feu, par quelque artiste raffiné. Sous sa lourde chevelure noire nouée en chignon sur la nuque, son visage d’une beauté étrange semblait absorber toute la lumière de cette matinée d’été. Elle respirait profondément et se sentait bien, l’esprit alerte, les muscles libres.
Sans se hâter, elle atteignit le taillis, large tache vert foncé sur le tapis ponceau de la Sierra. Avant de s’engager dans le fourré épais des arbustes, d’où dépassaient çà et là les silhouettes imposantes d’eucalyptus géants, elle fit une dernière pause et se retourna vers le village. Les maisons blanches aux toits rouges se tassaient autour du clocher de l’église, que l’on aurait pu prendre pour un minaret.
Au-dessous, le sentier était désert. Rassurée, elle reprit sa marche, aussitôt absorbée par le taillis, vibrant des trilles clairs d’invisibles oiseaux.
A l’abri des regards indiscrets, elle pressa le pas. Elle voulait rejoindre le village avant midi et le temps lui était compté.
Le parfum des orangers avait disparu, submergé par l’odeur forte des eucalyptus. Dans l’étroite bande de ciel visible au-dessus du sentier, un épervier tournoyait lentement, toutes ailes écartées.
A un détour du chemin, elle découvrit l’abrupte falaise, au pied de laquelle devait habiter El Coello, le simple d’esprit. Elle pensait que l’innocent ne présentait aucun danger pour elle, mais était cependant décidée à l’éviter si possible. Maintenant qu’elle approchait du but, une sourde inquiétude l’oppressait, lui faisait tendre une oreille attentive au moindre bruit de la nature.
Elle trouva un passage qui s’élevait à pic au flanc de la montagne et s’y engagea, avec l’intention de gagner le sommet de la falaise. Elle montait avec précaution, sans hâte, veillant à ne pas faire rouler les pierres sous ses pas.