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Oss 117 gagne la belle

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  COLLECTION « JEAN BRUCE »
  
  
  
  
  
  OSS 117
  
  GAGNE LA BELLE
  
  par
  
  JOSETTE BRUCE
  
  
  
  
  
  PRESSES DE LA CITÉ
  
  PARIS
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  1
  
  
  La fille pouvait avoir vingt ans et se faisait appeler Clarissa. Elle possédait des jambes interminables et un visage de très jeune adolescente. Elle était magnifique.
  
  Une très jolie garce ! Au championnat du monde de la spécialité, elle serait sûrement montée sur le podium.
  
  Pour l’instant, elle dardait ses seins nus juste sous le nez d’un gentleman qui vira à l’écarlate et qui parut brusquement frappé de strabisme incurable, le souffle court. Elle repartit vers le fond de la salle, saluée par plusieurs soupirs de regret ou de soulagement.
  
  Le règlement du « club » était catégorique. Les membres ou les invités occasionnels pouvaient admirer, humer les seins lorsqu’ils étaient à quelques centimètres de leur visage, dévorer du regard, mais surtout pas toucher. Dans le meilleur des cas, le coupable était expulsé séance tenante et radié de façon définitive. Il pouvait aussi, cela s’était vu, se retrouver avec une fourchette à fondue plantée dans la main…
  
  Avec Clarissa, elles étaient une demi-douzaine d’autres filles à circuler entre les tables de jeu, apportant les rafraîchissements, remplaçant les cendriers, échangeant livres, marks ou dollars contre des jetons de couleur. L’uniforme de la maison se résumait à un mini-short de cuir noir, aussi moulant qu’évocateur.
  
  Les plus beaux seins de Londres, affirmait la publicité de bouche à oreille.
  
  Ceux de Clarissa l’étaient incontestablement.
  
  Mais personne ne pouvait se vanter d’en avoir palpé l’évidente fermeté !
  
  Au début, l’idée de lâcher une fournée de filles aux trois quarts nues dans les salons d’un cercle de jeux avait été accueillie avec scepticisme. Les passionnés, les authentiques flambeurs avaient haussé les épaules. Ils avaient alors découvert que l’interdiction formelle de toucher procurait un piment supplémentaire. D’autant que les filles avaient l’art de flairer quand une partie commençait à chauffer à une table. Toute l’astuce était là.
  
  Lorsqu’un sein réputé inaccessible venait frôler une joue ou que sa pointe effleurait une nuque, il fallait un sang-froid à toute épreuve pour garder la tête froide…
  
  Bien entendu, le « club » était fermé aux homosexuels et autres déviationnistes.
  
  La maison était sérieuse.
  
  George Brundy relança d’un jeton de dix tout en suivant Clarissa du regard Jusqu’à présent, elle avait feint de ne pas comprendre quand il avait réussi à lui parler en aparté pour lui proposer un rendez-vous en dehors de ses heures de présence au « club ».
  
  Il existait des foules de raisons pour qu’elle refuse : la crainte de se faire flanquer à la porte si les patrons du « club » l’apprenaient, qu’il ne corresponde pas à son genre, qu’elle n’aime pas les hommes…
  
  Depuis qu’il avait décidé de passer à l’offensive, George Brundy jouait ostensiblement gros jeu. Pour qu’elle puisse constater qu’il avait les moyens.
  
  Mais rien à faire ! Il aurait pu claquer autant de fric qu’un émir pétrolier sans qu’elle lui accorde la moindre attention. Et moins encore ce dont il bavait d’envie…
  
  George Brundy avait conscience d’être pris dans l’engrenage. Il se conduisait en vrai pigeon brûlant ses dernières cartouches pour le plus grand bénéfice du « club ». Car il n’allait plus tarder à se retrouver complètement à sec.
  
  À une époque, il avait compté au nombre des cadres actifs de la C.I.A., section Europe et Proche-Orient. Puis étaient venues les grandes vagues de « compression de personnel », séquelles du Watergate et des campagnes de révélations dans la presse engagée. Un peu trop mouillé dans différentes affaires malheureuses, entre autres l’histoire de Chypre, il avait fait partie d’une des charrettes de démissionnés d’office.
  
  Façon de parler, car il est bien connu qu’on ne quitte réellement un service de renseignements que les pieds devant…
  
  George Brundy avait cessé d’être un de ces fonctionnaires pouvant prétendre à une honnête retraite et assuré d’être couvert par ses chefs en cas de pépin. On l’utilisait au coup par coup, pour une « enveloppe » dérisoire, avec la menace d’être livré en pâture à la presse s’il refusait de marcher ou se montrait trop exigeant.
  
  Dans le meilleur des cas… Le pire étant l’accident sur mesure ou l’élimination pure et simple maquillée en agression crapuleuse perpétrée par des voyous de bas étage.
  
  À Langley, la nouvelle morale officiellement prônée se révélait très peu regardante sur le choix des moyens…
  
  Question reconversion. George Brundy n’avait pas trop à se plaindre. Grâce à d’anciennes relations et à une belle absence de scrupules, il était en train de se tailler une confortable part de gâteau dans le monde des « affaires ». Partant du sain principe que les risques diminuent proportionnellement à l’augmentation du nombre de zéros inscrits après le premier chiffre du total de l’opération, il pouvait se contenter d’un pourcentage très minime, un bénéfice net, à l’abri de la voracité du fisc britannique.
  
  Le champ de ses activités était très éclectique, de la fourniture de « pièces détachées » à la Rhodésie au recrutement de « main-d’œuvre qualifiée » à destination de pays africains désireux de changer de régime. Récemment, sur un tout autre plan, il avait négocié l’achat de quelques milliers de tonnes de café dont il valait mieux ne pas chercher à découvrir l’origine. Revendues sur le marché américain, le prix initial avait été multiplié par cinq et demi. Et il avait suffi d’une semaine pour réaliser cette affaire, le temps pour le navire d’arriver à bon port et de confectionner une virginité à toute épreuve à la cargaison.
  
  L’ennui, c’est que le « club » commençait à coûter de plus en plus cher à George Brundy. Heureusement, un ancien ministre limogé d’Afrique francophone venait de se découvrir une vocation de sauveur de sa patrie et avait résolu de puiser libéralement dans un de ses comptes bancaires suisses pour s’assurer la collaboration de techniciens de premier ordre. En outre, les cours mondiaux du cacao continuaient de grimper de manière vertigineuse et il allait pouvoir rééditer le coup de la cargaison de café.
  
  Dans certaines républiques-bananes, de hauts fonctionnaires jugeaient toujours que leurs mérites étaient déplorablement mal payés. Il suffisait de frapper à la bonne porte, d’expliquer quel jeu de fausses écritures permettait de distraire de quoi remplir les cales d’un cargo de tonnage honnête, de trouver un bâtiment naviguant sous un pavillon de complaisance peu susceptible d’attirer la méfiance d’une douane par ailleurs judicieusement « arrosée ». Au bout du compte, tout le monde s’y retrouvait largement. Le seul problème était de ne pas se laisser griller par la concurrence.
  
  Une des filles venait de revenir dans la grande salle, tenant devant ses seins nus une ardoise sur laquelle le nom de George Brundy avait été inscrit à la craie.
  
  — Excusez-moi, dit-il à ses compagnons de table. J’en ai pour un instant.
  
  Tandis qu’il se levait, un grand type basané qui se trouvait derrière s’approcha avec un sourire aurifié. Sans doute quelque cheikh enrichi par l’or noir et venu pour oublier les rigueurs du Coran en se plongeant dans le stupre londonien.
  
  — Puis-je vous remplacer ?
  
  Son accent rocailleux de bédouin du désert trahissait une fortune de fraîche date. Ses fils fréquentaient certainement Oxford ou Cambridge. La génération suivante serait obligée d’aller au zoo pour voir à quoi ressemblaient des chameaux.
  
  On n’arrête pas le progrès…
  
  George Brundy s’inclina cérémonieusement, le geste rond.
  
  — Je vous en prie…
  
  Tout ce qui avait les apparences d’un émir était un client potentiel. Les pétrodollars permettaient de s’offrir n’importe quoi, une division blindée, une usine de dessalement de l’eau de mer ou un harem de trois cents têtes, entièrement climatisé avec chaînes stéréo et télévisions en couleur individuelles. On envisageait même très sérieusement de remorquer des icebergs géants depuis l’Antarctique jusqu’au Golfe Arabique.
  
  George Brundy ne possédait pas une envergure suffisante pour ce genre de marché, mais il pouvait éventuellement servir d’intermédiaire discret. Comme couverture officielle dissimulant ses autres activités, il avait acquis plusieurs participations dans des agences immobilières. Et la mode semblait être de délaisser les sables brûlants pour venir jouer au gentleman-farmer en rachetant les propriétés d’anciennes grandes familles terriennes définitivement ruinées par les droits de succession et les impôts.
  
  La fille qui tenait l’ardoise était sacrément bien tournée, mais elle n’arrivait pas à la cheville de Clarissa.
  
  — On vous demande au téléphone, monsieur Brundy, déclara-t-elle. La deuxième cabine. L’appareil est décroché.
  
  George Brundy remercia, puis ses sourcils se froncèrent imperceptiblement. Il se demanda qui pouvait bien l’appeler à cette heure. Les personnes sachant qu’il passait la soirée au « club » se comptaient sur les doigts. Même s’il n’avait aucun compte à lui rendre sur son emploi du temps, le « traitant » de la C.I.A. était en mesure de se renseigner à son sujet. S’il s’agissait de lui, cette façon de le contacter en pleine nuit n’annonçait certainement pas des lendemains entièrement radieux.
  
  Depuis l’arrivée du Géorgien à la Maison Blanche, les hommes de « l’Agence » montraient de moins en moins de respect à l’égard des Anciens. Pour la nouvelle vague, ceux qui avaient travaillé sous les administrations précédentes dégageaient une odeur de soufre.
  
  Les cabines téléphoniques étaient situées dans le prolongement du hall d’entrée. George Brundy pénétra dans la seconde et s’empara de l’appareil décroché.
  
  — Allô ?
  
  L’écouteur n’émettait plus que la tonalité indiquant qu’on avait coupé la communication à l’autre bout de la ligne.
  
  George Brundy grimaça et reposa le combiné sur sa fourche. Difficile de dire si son correspondant avait perdu patience ou s’il voulait seulement s’assurer de sa présence au « club ». Dans le premier cas, il n’était même pas certain qu’il rappelle. Et dans le second, cela pouvait signifier tout un tas de désagréments divers en perspective. Le choix était vaste.
  
  Alors qu’il ressortait de la cabine. George Brundy se trouva brusquement nez à nez avec Clarissa portant d’une main un petit plateau d’argent avec deux verres de scotch. Il s’y attendait si peu qu’il demeura bouche bée, incapable de saisir l’occasion qui se présentait.
  
  Elle le frôla, le visage souriant mais inexpressif.
  
  — Le téléphone, c’est moi, murmura-t-elle entre ses dents.
  
  D’un geste vif, elle, glissa un papier dans la main de George Brundy incrédule et statufié, continua comme si elle n’avait fait que le croiser.
  
  Il fonça dans les toilettes, à l’abri des regards indiscrets, le souffle accéléré, et prit connaissance du court message griffonné sur le papier plié en huit.
  
  « Vous pouvez m’attendre à partir de 4 heures à l’angle de Cromwell Road Même si je suis un peu en retard, ne vous montrez surtout pas en bas. Sinon, tant pis pour vous. »
  
  Le temps de réaliser pleinement que c’était enfin le couronnement de ses travaux d’approche, une modification physique aussi violente que virile s’opéra en lui. Son distingué tailleur de Savile Row aurait été scandalisé par une déformation aussi ostensible de son travail. Lorsqu’il coupait un costume dans les meilleurs tissus, il prévoyait bien l’aisance souhaitable. Mais pas pour un sanglier en rut.
  
  Tout en respirant à fond pour s’efforcer de calmer son « sentiment » vraiment trop visible, George Brundy déchira le message en menus morceaux et le fit disparaître dans l’anonymat définitif de la conduite d’évacuation. Il se lava ensuite longuement les mains pour achever de reprendre le contrôle de lui-même, regagna les salons en essayant de ne pas trop penser à Clarissa.
  
  L’effet qu’elle lui produisait n’était vraiment pas de mise en public.
  
  À la place qu’il avait occupée, le bédouin jouait comme un gagne-petit. Ce ne devait pas être un émir cousu d’or, mais quelque fonctionnaire subalterne d’une quelconque représentation commerciale ou diplomatique à Londres.
  
  Les nouveaux khalifes n’étaient pas fous. S’ils étaient capables de s’offrir des yachts de la taille d’un croiseur de bataille, ils réservaient leurs prodigalités à eux-mêmes et aux membres de leurs smalas, c’est-à-dire ceux qui pouvaient prétendre les remplacer sur le trône en cas de disparition brutale. Une fois enseveli sous une pyramide de dollars, comblé d’honneurs et de titres ronflants, un demi-frère, un quart de frère ou un cousin plus ou moins éloigné étaient beaucoup moins tentés de briguer la succession par la méthode traditionnelle du poignard ou du poison.
  
  Le travail, on le laissait aux techniciens occidentaux ou, pour les tâches les plus viles, aux Palestiniens et aux travailleurs pakistanais. Pas besoin de se ruiner en salaires inflationnistes pour ces derniers. S’ils n’étaient pas contents, ils n’avaient qu’à retourner dans les camps de réfugiés ou crever de faim chez eux…
  
  Tout en évitant de regarder dans la direction de Clarissa, George Brundy trouva une autre place, s’offrit le luxe de jouer gros et gagna près de cinq mille livres en moins d’un quart d’heure.
  
  Heureux au jeu et en amour ! La chance était décidément avec lui…
  
  Il décida de quitter le « club » avant de le mettre en faillite. Il était inutile qu’il se fasse remarquer justement cette nuit. Quant à ses gains, cela ne représentait qu’une petite compensation par rapport à la somme totale qu’il avait perdue depuis qu’il fréquentait les lieux.
  
  Dehors, la nuit était presque douce pour la saison. Aucun nuage n’encombrait le ciel et les étoiles étaient visibles malgré le halo de l’éclairage public. De quoi faire rougir de confusion les calomniateurs bilieux affirmant qu’une journée entière sans pluie était aussi rare que la neige en plein Sahara. À la vérité, George Brundy nourrissait un faible pour Londres.
  
  Et pour certaines Anglaises dont Clarissa était le prototype presque parfait…
  
  Les vieilles filles sans seins et à dents proéminentes, c’était encore une légende !
  
  À quatre heures moins dix minutes, le cerveau envahi d’images furieusement érotiques, George Brundy garait sa grosse Mercédès métallisée près de l’angle de Cromwell Road. Mieux valait être en avance… Il alluma une cigarette en laissant libre cours à son imagination.
  
  Clarissa devait merveilleusement bien faire l’amour, avec une science confirmée doublée d’un tempérament volcanique. Il en avait eu l’intuition la première fois qu’il l’avait vue.
  
  Occupé à surveiller le carrefour de crainte de la rater, George Brundy ne remarqua pas les deux ombres qui arrivaient furtivement derrière la Mercédès, remontaient en se séparant de manière à l’encadrer.
  
  La première balle lui déchiqueta la gorge et la seconde lui fit sauter le haut du crâne, projetant une marmelade infâme et rougeâtre sur le tableau de bord.
  
  Malgré ce traitement radical, les deux tueurs continuèrent de lui vider chacun la moitié de leur chargeur dans le corps.
  
  Du gaspillage…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  2
  
  
  D’un geste plein de tendresse, Ismet Dilmen caressa le canon bleui de son Colt Commander, un engin tirant des balles blindées capables de défoncer un mur de briques.
  
  À plus forte raison un front ou une tempe…
  
  Ismet Dilmen était Turc et sentimental, ce qui n’avait rien d’incompatible, même dans son métier. On peut être tueur, aimer l’ouvrage parfaitement accompli et nourrir une sorte de passion charnelle pour les armes. Louable attachement d’un artisan consciencieux à l’égard de ses instruments de travail.
  
  Dans les milieux compétents, Ismet Dilmen bénéficiait d’une flatteuse réputation. Il aurait été exagéré de lui décerner un brevet d’artiste en liquidations, mais il avait toujours honoré les « commandes » de ses clients.
  
  Son imagination n’était certes pas délirante, sa brutalité parfois consternante, mais on ne l’embauchait pas pour de la broderie au petit point. On attendait des résultats, et il se montrait incontestablement efficace. C’était l’essentiel. On savait qu’il ne se ferait pas prendre ou, si cela venait à se produire par malchance, qu’il tiendrait sa langue.
  
  Il était payé en conséquence, et en devises fortes. Depuis que le dollar était sujet à de regrettables fluctuations négatives, ses prix étaient calculés en marks allemands ou en francs suisses, deux tiers à titre d’avance non remboursable, le solde après réalisation du contrat. En espèces ou par chèque au porteur, certifié et payable par une banque de Genève.
  
  Ses petites économies s’accumulaient avec régularité sur deux comptes discrètement anonymes, à Lausanne et aux Bahamas.
  
  Inutile de placer tous ses œufs dans le même panier… S’il prenait à l’Armée Rouge la fantaisie de promener ses blindés de l’Oural aux plages de l’Atlantique, le Kremlin ne se casserait sûrement pas la tête à prévoir des itinéraires de délestage permettant d’éviter la Suisse…
  
  Ismet Dilmen se remit à caresser affectueusement son Colt Commander.
  
  Cette nuit, il n’avait pas besoin de s’encombrer de cascades de subtilités avant de cadrer son « but » dans le prolongement de sa ligne de mire.
  
  Après un coup d’œil sur sa montre-bracelet, Ismet Dilmen entreprit de visser un silencieux cylindrique à l’extrémité du canon de son arme. La précision du tir s’en ressentirait un tout petit peu, mais la tranquillité du quartier y gagnerait grandement.
  
  Montpellier, la nuit, n’avait rien de commun avec Saint-Germain-des-Prés ou Pigalle. Seul le passage des trains, sur les voies surélevées, venait troubler le silence du faubourg des Aubes, avec de temps à autre une voiture ou une moto du côté de la route de Nîmes. Depuis que l’autoroute languedocienne drainait le plus gros de la circulation, les poids lourds à destination ou en provenance d’Espagne évitaient l’agglomération.
  
  Même lorsque les viticulteurs étaient victimes d’une poussée de fièvre et venaient chahuter devant la préfecture, ils choisissaient de le faire pendant la journée. La plupart habitaient à quelque distance et il fallait qu’ils soient rentrés chez eux le soir. La sacro-sainte télévision…
  
  Ismet Dilmen réprima l’envie de griller une cigarette pour ne pas signaler sa présence à l’intérieur de la voiture. Un insomniaque pouvait l’apercevoir depuis sa fenêtre ou son balcon et les flics risquaient d’être prévenus par téléphone qu’un cambrioleur supposé traînait dans les parages à l’affût d’une occasion. En plus du Colt, le Turc aurait du mal à expliquer pour quelle raison il se promenait avec une carabine de précision à lunette dans le coffre, et un pistolet-mitrailleur sous son siège, chargeur garni et engagé ! Il lui serait difficile de faire admettre qu’il n’était qu’un honnête collectionneur faisant prendre l’air à quelques-unes des pièces qu’il s’enorgueillissait de posséder.
  
  Lorsqu’il s’apprêtait à exécuter un contrat, Ismet Dilmen ne partait jamais sans biscuits. En cas d’incident imprévisible, même quand l’affaire était aussi simple que cette nuit, mieux valait être en mesure de se frayer un chemin pour battre en retraite.
  
  À tout hasard…
  
  L’hypothèse d’un coup fourré ou d’une basse vengeance devait toujours être présente dans son esprit. Mais le risque était minime, en vérité. Avec une grande sagesse, Ismet Dilmen s’était toujours soigneusement gardé de manifester un quelconque engagement politique. Ses opinions ne regardaient que lui. Question travail, il acceptait aussi bien des « commandes » visant à l’élimination d’agitateurs brevetés ou à la neutralisation de supposés piliers de la réaction impérialiste. À la même époque, il avait eu la C.I.A. et quelques groupes extrémistes palestiniens comme clients. Tout ce qu’il leur demandait, c’était de payer sans rechigner et de respecter son indépendance de technicien hautement qualifié.
  
  De ce côté-là, il n’avait jamais eu le moindre problème. Les uns et les autres avaient toujours réglé le prix de ses services rubis sur l’ongle, sans se soucier de savoir si son contrat suivant serait ou non dirigé contre quelqu’un de leur bord. Il faut dire qu’Ismet Dilmen était un artisan doublement prudent. Non seulement il limitait volontairement le nombre de ses interventions, mais il ne laissait aucune trace permettant de remonter jusqu’à lui.
  
  Ainsi, cette nuit, il allait éparpiller quelques poignées de tracts revendiquant l’opération, qui ne feraient que brouiller un peu plus les pistes aux yeux de la police. Les flics français pourraient toujours s’amuser à lui courir après. Il leur pousserait une barbe blanche avant qu’ils le rattrapent.
  
  Immobile à l’intérieur de la voiture, Ismet Dilmen continua de monter la garde sans manifester d’impatience. Si ses renseignements étaient exacts, le « but » ne tarderait plus.
  
  Afin de pouvoir repartir sans risque de se retrouver bloqué, il s’était garé à l’angle de la rue Xavier-de-Ricard. Deux voies de dégagement s’offraient ainsi à lui dans l’éventualité où le chemin de repli serait fortuitement obstrué par le véhicule d’un noctambule manœuvrant pour rentrer chez lui au plus mauvais moment.
  
  La résidence qui l’intéressait était un immeuble de standing moyen, de trois étages, tout en longueur, à plusieurs cages d’escalier. Le rez-de-chaussée était occupé par une succession de garages privatifs, chacun fermé par une double porte. Exactement ce qui convenait à quelqu’un aimant la tranquillité et peu soucieux d’attirer l’attention sur lui. On devait échapper à une promiscuité bruyante et le fisc ne considérait certainement pas le fait d’habiter là comme un signe extérieur de richesse.
  
  Une voiture apparut bientôt du côté de la petite église de style moderne construite en même temps que le quartier. Elle roulait en code et c’était une Simca 1100. Ismet Dilmen actionna la culasse du Colt pour l’armer et faire monter une cartouche dans la chambre. Puis, tout en se tassant de manière à ce que sa silhouette se confonde avec l’appuie-tête du siège, il débloqua doucement l’ouverture de la portière en laissant celle-ci tout contre. Sa main gauche se referma sur la liasse de tracts.
  
  La Simca avait ralenti et le conducteur décrivit une courbe pour freiner perpendiculairement au garage, les phares éclairant la double porte. Il était seul à bord. Ce n’était pas le genre à ramener une femme chez lui, il devait plutôt la conduire à l’hôtel ou faire appel aux soins tarifés de professionnelles.
  
  L’homme abandonna son volant, s’avança dans les phares pour ouvrir le garage. On ne pouvait rêver une cible plus idéalement éclairée ! Repoussant silencieusement sa portière aux gonds huilés, le Turc descendit rapidement, s’approcha sans bruit par derrière.
  
  Ses semelles de corde ne produisaient pas le moindre bruit sur la chaussée. De toute façon, le moteur de la Simca continuait de tourner et aurait absorbé le crissement d’éventuels gravillons.
  
  Le type en était encore à tourner sa clé dans la serrure lorsqu’il dut percevoir le poids du regard contre sa nuque. Il se retourna bêtement au lieu d’achever d’ouvrir pour plonger à l’abri à l’intérieur du garage.
  
  À douze mètres, impossible de mettre à côté pour un tireur un tant soit peu entraîné…
  
  Ismet Dilmen était beaucoup plus que ça. Saluée par le « plop ! » du silencieux, sa première balle fracassa les dents et pénétra dans la bouche de sa victime, coupant court à toute velléité de cri et ravageant les trois quarts du cervelet en ressortant.
  
  En rafale, deux autres projectiles percutèrent le front et la poitrine de l’homme, trois fois mort avant de s’effondrer à la renverse. Pas besoin de coup de grâce…
  
  Le Turc n’en continua pas moins jusqu’à la Simca, éparpillant les tracts d’un geste ample du bras imitant la célèbre semeuse. La rue était toujours déserte, pas l’ombre d’un chat en vue. Introduisant une jambe à l’intérieur de la voiture, il donna plusieurs légers coups d’accélérateur, comme si le mort la rentrait dans le garage. Puis, de sa main gantée, il éteignit les phares et coupa le contact. Un des habitants de la résidence, réveillé par le ronronnement du moteur pourrait s’étonner qu’il continue de tourner. Ismet Dilmen avait tout intérêt à ce que le cadavre ne soit pas découvert tout de suite. Avec un peu de chance, ce ne serait qu’au petit matin et il aurait mis un nombre respectable de kilomètres entre Montpellier et lui.
  
  Quinze secondes plus tard, il était de nouveau au volant de sa propre voiture. Coup de démarreur, première, embrayage en souplesse, tous feux éteints… Ce n’était pas le moment d’ameuter les populations laborieuses en adoptant le style pilote de course.
  
  Après avoir tourné à deux reprises, désormais hors de vue de la résidence et des maisons près desquelles il avait stationné, Ismet Dilmen alluma les lanternes.
  
  Il pécha une cigarette dans son paquet, la coinça avec satisfaction entre ses lèvres. Comme prévu, tout avait marché à la perfection, en quelque sorte, de l’entraînement pour ne pas perdre la main.
  
  L’espace d’un instant, le Turc se demanda ce que pouvait bien représenter en réalité sa victime pour qu’on éprouve la nécessité de faire appel à un spécialiste comme lui. À la réflexion, mieux valait ne pas chercher à savoir. Ce n’étaient pas ses oignons.
  
  Maintenant, il ne lui restait plus qu’à quitter la région sans hâte excessive en évitant tout accrochage ou un contrôle de gendarmerie pour non respect des limitations de vitesse. Faute de piste précise, les flics vérifieraient du côté de tous ceux qui se seraient signalés d’une manière quelconque à cent cinquante kilomètres à la ronde pendant la nuit.
  
  Dans le même ordre d’idée, les autoroutes étaient à proscrire à cause des péages. La plupart des employés se contentaient de rançonner les automobilistes sans même leur accorder un regard. Mais il suffisait de tomber sur le seul physionomiste de toute la corporation.
  
  Bien qu’il eût la peau relativement claire, Ismet Dilmen pouvait difficilement se prétendre Suédois ou Norvégien. Selon la terminologie pudique utilisée par une partie de la presse, il était de « type méditerranéen prononcé ».
  
  Tout en enfonçant l’allume-cigare du tableau de bord, le Turc vira pour passer sous le pont du chemin de fer et s’engager à droite sur la route de Nîmes.
  
  Un panneau « Halte Police » s’éclaira sur le bas-côté tandis que le pinceau aveuglant d’un projecteur mobile venait éclabousser le pare-brise. Ismet Dilmen distingua plusieurs silhouettes et des reflets de métal.
  
  Peu importait qu’il s’agisse d’un banal contrôle de routine ou d’un piège spécialement tendu à son intention… Avec le Colt encore sur le siège passager et le pistolet-mitrailleur sur le tapis de sol, on ne se bornerait pas à lui demander ses papiers d’identité. Sa seule chance résidait dans l’accélération foudroyante de sa six cylindres à injection électronique et dans le fait qu’il se trouvait en seconde. Les flics pourraient toujours se l’accrocher pour le rattraper, même s’il y avait des motards dans le lot.
  
  D’instinct, Ismet Dilmen avait écrasé la pédale des gaz au plancher. La voiture bondit avec un rugissement aigu. Un C.R.S. plongea désespérément pour éviter de se faire cueillir par le bolide qui se ruait sur lui.
  
  Un de ses collègues devait tenir sa M.A.T. prête et avoir appris comment s’en servir.
  
  Le Turc perçut à peine le crépitement de grêle contre la carrosserie, l’explosion de la custode dans son dos. La nuque déchiquetée par une des balles de 9 mm, il ne se rendit même pas compte que la voiture embarquait brutalement.
  
  Il était déjà mort lorsqu’elle décrivit un premier tonneau, rebondit avec fracas sur le toit et s’offrit une ultime galipette avant de s’enrouler autour d’un gros platane centenaire qui se coucha sous le choc.
  
  
  *
  
  * *
  
  Félix Carbonnel était communiste, fier de l’être, mais n’allait pas jusqu’à le proclamer à haute voix. Il appartenait à ces légions de militants voués à l’ingrat combat de l’ombre, dont le nom ne s’inscrirait probablement jamais en lettres d’or sur fond rouge.
  
  Nourri aux mamelles du stalinisme le plus intransigeant, il avait gravi les échelons obscurs des hiérarchies parallèles et traversé les aléas politiques des diverses périodes avec la même conviction qu’au premier jour de son engagement.
  
  Depuis vingt ans qu’il travaillait dans la même grande société multinationale d’informatique à capitaux américains, il n’avait pas participé à un seul mouvement de grève. En mai 1968, alors que Paris jouait à la révolution, il avait refusé de signer la moindre revendication ou tout ce qui pouvait ressembler à un quelconque manifeste engagé. Et s’il lui était arrivé de manquer une heure, c’était juste parce qu’il s’était laissé surprendre par une coupure de courant dans le métro.
  
  Son chef de service et ses supérieurs le considéraient comme un élément sûr quoique naïf, introverti et de peu d’envergure. Aux yeux de la cellule semi-officielle et des syndicats, il passait pour le prototype du mouton réactionnaire prêt à lécher les bottes des patrons.
  
  Pour Moscou, Félix Carbonnel était un excellent « sous-marin ». On le tenait en très haute estime. Il avait contribué à faire transmettre les plans et la technologie de pointe de plusieurs ordinateurs de la dernière génération et était à l’origine de la manœuvre d’approche qui avait permis de s’assurer deux informateurs à des postes clés aux ministères de l’Intérieur et de la Défense.
  
  Un agent pouvant indiquer qui contacter, et de quelle manière, est beaucoup plus précieux que s’il prenait lui-même le risque de mettre la main à la pâte…
  
  Apparemment dénué d’ambition, Félix Carbonnel n’avait pas de gros besoins d’argent. Il ne jouait pas, n’entretenait pas de folles maîtresses et ne causait jamais d’histoire. Dans sa société, on ne manquait pas de faire appel à lui lorsqu’on avait besoin d’un exécutant ne rechignant pas à la tâche et dont on était certain qu’il ne chercherait pas à tirer la couverture à lui. Les jeunes cadres aux dents longues se le disputaient quand un nouveau programme présentait quelques risques, pour servir éventuellement de bouc émissaire.
  
  Par exemple, pour des évaluations épineuses concernant certaines stratégies à long terme, principalement économiques mais touchant parfois au domaine militaire…
  
  Très instructif.
  
  Trois ou quatre fois par an, Félix Carbonnel saisissait l’occasion d’un week-end prolongé pour aller respirer l’air pur de la province, loin des grandes migrations automobiles.
  
  Les camarades syndiqués de l’entreprise en seraient tombés à la renverse s’ils avaient pu savoir qui il rencontrait alors.
  
  Le reste du temps, il promenait avec indifférence son étiquette de « sale facho con et cradingue », pour reprendre les termes que quelques bonnes âmes lui avaient obligeamment rapportés. Il s’en fichait souverainement.
  
  Et si la tendance dure et pure prenait un jour le pouvoir en France, aidée ou non par les chars des pays frères, il en connaissait plus d’un qui ramperait pour lui baiser les pieds. Il avait même dressé déjà mentalement plusieurs listes de braillards au poing tendu qui partiraient défricher le fin fond de la Sibérie pour cause de révisionnisme indélébile. En particulier, ceux qui prenaient un peu trop pour argent comptant les directives d’alliance indéfectible avec des socialistes et autres radicaux justes bons à être plumés.
  
  Autant croire au Père Noël !
  
  Comme tout salarié conscient des bienfaits de la participation, Félix Carbonnel avait acquis quelques actions de sa société, geste qui prendrait tout son symbolisme quand celle-ci serait nationalisée et deviendrait la propriété de l’ensemble des travailleurs. Avec ses petites économies, plus un prêt à un taux préférentiel pour le personnel de sa boîte, il avait acheté un appartement dans une espèce d’énorme clapier à proximité du Pré-Saint-Gervais.
  
  En jetant un coup d’œil vers les batteries de boîtes aux lettres garnissant tout un mur de l’entrée, il constata qu’il y avait du courrier dans la sienne.
  
  Félix Carbonnel s’approcha, introduisit sa clé dans la serrure, ouvrit.
  
  L’explosion de la bombe placée dans la boîte lui arracha le bras et la tête.
  
  Quant au reste, pour l’identifier, on dut s’en remettre aux morceaux de ses papiers prélevés dans les débris de son portefeuille.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  3
  
  
  M. Smith, derrière son grand bureau encombré de dossiers, achevait de lire un feuillet dactylographié. Il avait l’air maussade d’une grenouille hépatique. Il semblait fatigué.
  
  — Comment allez-vous, vieux garçon, dit-il en levant la tête.
  
  Hubert Bonisseur de la Bath se contenta d’un salut prudent. Il ne tenait pas à aborder le sujet de la santé des autres. Les petites maladies longuement détaillées l’ennuyaient fortement.
  
  — Très bien, monsieur, répondit-il. Je vous remercie.
  
  C’était un athlète dépassant le mètre quatre-vingts, décontracté, visiblement en pleine forme. Son visage souriant, tanné, buriné, évoquait quelque prince pirate voué à l’Aventure et aux grands espaces. On l’imaginait parfaitement, pistolet ou sabre au poing, bondissant à l’abordage de lourds galions chargés d’or. Il dégageait une impression de puissance féline.
  
  M. Smith lui décocha un regard trahissant une petite pointe d’envie.
  
  — Asseyez-vous, déclara-t-il d’un ton las. C’est peut-être la dernière fois…
  
  Hubert prit place dans un des fauteuils de cuir réservés aux visiteurs, arrangea le pli de son pantalon. Il savait que la C.I.A. connaissait de très sérieux problèmes internes, mais l’expression du chef du service action était presque lugubre.
  
  — À ce point ?
  
  M. Smith poussa un soupir à fendre l’âme d’un gardien de prison.
  
  — À ce point, confirma-t-il. On voudrait nous transformer en annexe du « Centre » ou du K.G.B. qu’on ne s’y prendrait pas autrement !
  
  Sa main de prélat ébaucha un geste complètement désabusé.
  
  — Plutôt que de voir ça, je préfère prendre ma retraite…
  
  Hubert acquiesça en silence. En attendant, le vieux batracien demeurait fidèle au poste et la machine continuait de fonctionner. Dans l’immédiat, cela seul comptait.
  
  M. Smith sortit une petite peau de chamois de son gousset, entreprit de polir avec soin ses grosses lunettes de myope. Il paraissait réellement préoccupé.
  
  — Que pensez-vous de la France ? questionna-t-il soudain.
  
  Hubert haussa un sourcil intrigué.
  
  — Sentimentalement, j’ai un faible pour elle, fit-il. Je dois tenir ça de mes ancêtres français.
  
  Météorologiquement, c’est une mauvaise année. Le temps y est infect.
  
  — Je veux parler de la politique, intervint M. Smith. Les Français sont des gens déconcertants. Ils ont élu un président de droite qui s’obstine à faire une politique de gauche au grand dam d’une partie de sa majorité. Quant à la gauche, elle se prétend unie mais n’a jamais été autant en désaccord parce que sa tendance majoritaire veut faire une politique centriste tout en rejetant toute idée d’alliance avec l’actuelle majorité. Dans la pratique, ils ne réalisent l’unanimité que pour nous mettre des bâtons dans les roues.
  
  — Il faut dire que nous ne nous sommes pas rendus très sympathiques à leurs yeux avec l’affaire du Concorde, observa Hubert.
  
  M. Smith balaya l’objection.
  
  — Un prétexte ! Ils auraient aussi bien accusé le dollar d’être responsable de leurs difficultés économiques, qu’il soit en hausse ou en baisse. Ou alors, ils auraient ressorti le vieux cheval de bataille de leur indépendance mise en péril par les grandes sociétés multinationales.
  
  Qui veut noyer son chien l’accuse de la rage.
  
  — L’ennui avec les Français, reprit M. Smith, c’est qu’ils votent trop souvent et qu’ils vivent dans un climat de campagne électorale permanent. Ils se lancent à corps perdu dans la suivante alors que les résultats du scrutin auquel ils viennent de participer ne sont pas encore entièrement dépouillés. C’est une sorte de virus chez eux. Ils appellent ça le « troisième tour ». Naturellement, cela les conduit à multiplier les surenchères.
  
  Éventualité qui ne risquait pas de se produire dans les démocraties dites populaires pratiquant le système du parti unique.
  
  — Envisageriez-vous de vous reconvertir dans le journalisme politique ? ironisa Hubert. Vous pourriez faire carrière comme polémiste…
  
  M. Smith ne releva pas.
  
  — Je voulais simplement souligner qu’un gouvernement harcelé de toutes parts peut être conduit à prendre des initiatives malheureuses, indiqua-t-il.
  
  Comme vendre des centrales nucléaires à des pays du tiers monde en raflant les marchés sous le nez de concurrents américains.
  
  Hubert eut un sourire amusé.
  
  — Paris a décidé de proclamer « Vive la Louisiane libre ! » ou de soutenir un Mouvement de Libération des Îles Vierges pour embêter le Département d’État ?
  
  Le visage de M. Smith se rembrunit encore un peu plus.
  
  — Ils en seraient bien capables, grogna-t-il. Pour l’instant, il s’agit d’autre chose… Pour être franc, nous ne sommes pas sûrs qu’ils soient responsables de nos problèmes dans cette affaire. C’est une drôle d’histoire…
  
  Hubert comprit que ce n’était plus le moment de plaisanter. Il tendit une oreille attentive.
  
  — Cela commence à Londres avec la liquidation d’un ancien de la Maison, expliqua M. Smith. Un certain George Brundy. Nous avions dû nous séparer de lui parce que son nom était apparu lors d’une de ces sacrées enquêtes menées par ce sacré Congrès. Il s’était reconverti dans des spéculations pas toujours très morales. Quelqu’un de chez nous a commis l’imprudence de continuer à l’employer officieusement à plusieurs reprises. Une erreur très regrettable.
  
  À son ton, il était surtout regrettable que George Brundy ait attiré l’attention sur lui en se faisant tuer…
  
  — Quel rapport avec les Français ?
  
  — Il n’est pas impossible qu’il ait servi d’intermédiaire pour quelques ventes d’armes non avouées à partir de la France. Vous savez comment cela se passe…
  
  Dans une réunion de jésuites, M. Smith aurait occupé une place d’honneur.
  
  — Quelqu’un que nous n’avons pas réussi à localiser a entrepris de répandre le bruit que nous l’avions supprimé à cause de ça. Et aussi parce qu’il aurait entretenu des relations avec les gens d’en face.
  
  — Est-ce exact ?
  
  M. Smith éluda.
  
  — George Brundy était majeur, vacciné et n’appartenait plus à la Maison, dit-il. Nous n’avions pas à surveiller ses fréquentations.
  
  Il enchaîna sans laisser à Hubert le temps d’ouvrir la bouche.
  
  — Le deuxième sur la liste s’appelle Ismet Dilmen, un Turc que nous avons occasionnellement employé comme « torpédo » à l’époque où George Brundy travaillait dans le secteur méditerranéen. Cela s’est passé à Montpellier. Ismet Dilmen a supprimé un Français que nous avons de bonnes raisons de considérer comme un agent communiste dépendant plus ou moins directement de Moscou. Des tracts ont été retrouvés sur place pour revendiquer l’attentat au nom d’une organisation fantaisiste parfaitement inconnue.
  
  C’était très à la mode. Lorsqu’un truand ou un mari jaloux avaient envie de se débarrasser d’un rival, la presse locale recevait une fois sur deux un coup de fil d’un prétendu groupuscule révolutionnaire imaginé pour la circonstance. Les anarchistes et autres minorités turbulentes avaient bon dos.
  
  — Ismet Dilmen n’a pas eu de chance, poursuivit M. Smith. En repartant, il est tombé sur un barrage de police. Il a tenté de le forcer mais un des policiers était un excellent tireur.
  
  Hubert commençait à saisir.
  
  — Comme par hasard, quelqu’un avait signalé qu’il allait y avoir un cambriolage ou quelque chose d’approchant ?
  
  — Vous avez deviné, répondit M. Smith. Ismet Dilmen est mort et la police française se montre très discrète, mais je crois savoir qu’on les a renseignés à son sujet, au moins sur les relations que nous avons pu avoir avec lui dans le passé. On voudrait nous faire porter le chapeau qu’on ne s’y prendrait pas autrement.
  
  Il marqua une courte pause.
  
  — Troisième personnage, un certain Félix Carbonnel, ajouta-t-il. Une bombe placée dans sa botte aux lettres. Personne n’a revendiqué l’explosion, mais la rumeur a circulé là aussi que nous n’y serions pas totalement étrangers. Rien de plus faux, mais le plus étonnant est que ce type pourrait avoir été un « sous-marin » du Kremlin. Ce sont nos ordinateurs qui nous ont soufflé l’idée quand nous leur avons soumis les données du problème.
  
  — Bien entendu, la bombe, ce n’est pas nous ?
  
  M. Smith parut horrifié.
  
  — Qu’allez-vous penser !
  
  — Je ne sais pas, moi. Un exécutant trop zélé pourrait être arrivé à la même conclusion que les ordinateurs et aurait agi dans l’espoir d’obtenir de l’avancement…
  
  — Impossible ! Il nous aurait rendu compte et nous l’aurions aussitôt retiré de la circulation. Au besoin, définitivement. Avec un montage pour couper court à toute rumeur.
  
  M. Smith fit la grimace.
  
  — Nous n’y sommes vraiment pour rien. Ce sont trois volets d’une opération d’ensemble pour nous mouiller. À vous de découvrir pourquoi et qui tire les ficelles.
  
  Hubert ne chercha pas à dissimuler son manque d’enthousiasme.
  
  — Rien que ça ?
  
  — Nous possédons quand même un petit indice. Un Français que nous utilisons un peu comme agent double. Disons plus précisément qu’il nous sert d’antenne auprès de certains mouvements extrémistes. Il a été prévenu que quelque chose se préparait contre lui. Il a eu la sagesse de se mettre à temps au vert et de garder le contact pour nous demander si c’est nous qui avions l’intention de le liquider.
  
  M. Smith poussa un profond soupir.
  
  — Naturellement, il a reconnu avoir pris quelques précautions dans cette éventualité, mais c’est sans importance puisque nous ne lui voulons aucun mal…
  
  Hubert aurait voulu en être totalement certain. M. Smith connaissait sa répugnance à jouer le rôle d’exécuteur. Ce pouvait être une façon d’enrober la pilule.
  
  — Ennuyeuses, ces précautions ?
  
  — Pas tellement, mais elles viendraient s’ajouter au reste. À force d’entendre le même son de cloche de différentes sources, les Français pourraient y voir une certitude. Et vous savez combien ils sont parfois chatouilleux. Surtout dans le climat politique actuel.
  
  Hubert se frotta le menton du dos de la main, perplexe.
  
  — Les Français me connaissent un peu trop, observa-t-il. Imaginez qu’il se produise une ou deux nouvelles liquidations et qu’ils me repèrent dans les parages. Qu’en déduiriez-vous à leur place ?
  
  — Justement, répliqua M. Smith. Ils savent que vous n’êtes pas un homme de main subalterne. Le cas échéant, il vous sera plus facile de les convaincre que vous êtes là pour tirer l’affaire au clair.
  
  Hubert aimait de moins en moins.
  
  — Ils peuvent aussi penser que je suis venu superviser les opérations…
  
  — Dans ce cas, arrangez-vous pour ne pas vous faire repérer.
  
  Avec la police, la D.S.T. et probablement les services spéciaux français dans la course, Idi Amine Dada aurait eu presque plus de chances de passer inaperçu.
  
  Pour la première fois, M. Smith ébaucha une esquisse de sourire.
  
  — Bonne chance, vieux garçon, conclut-il. Howard va vous remettre le dossier en même temps que vos « instructions détaillées » et votre billet d’avion.
  
  L’entretien était terminé. Hubert se leva.
  
  Si M. Smith paraissait fatigué, Howard, son secrétaire particulier, avait l’air carrément constipé. Encore plus qu’à l’ordinaire. L’ambiance volait vraiment bas.
  
  — Le patron vous a mis au courant ? demanda-t-il d’un ton lugubre.
  
  Hubert ne put s’empêcher de rire.
  
  — Lorsqu’on vous aura collé d’office à la retraite, je connais un éditeur qui vous offrira un pont d’or pour publier vos mémoires. Mais il faudra inventer quelques histoires de femmes pour intéresser le lecteur. Je vous donnerai des tuyaux…
  
  
  *
  
  * *
  
  La porte était peinte de la même couleur beige sale que le reste du couloir dont les extrémités étaient gardées par des hommes en armes. Aucune plaque n’ornait le panneau de bois lisse dissimulant le blindage intérieur.
  
  Pavel Alexandrovitch Oustinov s’avança tout en s’efforçant de conserver un visage totalement impassible. Dans sa poitrine, son cœur battait un peu plus vite.
  
  Ceux qui franchissaient la porte du bureau du directeur Kiriline ne savaient jamais ce qui les attendait derrière. On avait vu des généraux ou de très hauts fonctionnaires arriver d’un air assuré et repartir un peu plus tard, livides et tremblants, brisés, avec en poche un aller simple pour les mines du Kamchatka, attendus par des gardiens à l’expression hermétique.
  
  Certains n’avaient même pas eu cette chance. Leur brillante carrière avait été brutalement interrompue dans les sous-sols bétonnés. Deux balles dans la nuque représentaient le meilleur moyen d’économiser les frais d’un procès.
  
  Pavel Oustinov respira profondément comme un nageur prêt à plonger dans un bassin. Il imaginait très bien ce que pouvait ressentir l’esclave romain désigné pour servir de repas hebdomadaire aux murènes préférées de l’empereur.
  
  C’était un homme assez grand et fort, plutôt massif, entre deux âges. Ses subordonnés le jugeaient froid, calculateur, impitoyable, assez souple toutefois pour adapter sa rigueur doctrinale aux nécessités tactiques du moment. Son habileté politique n’était plus à démontrer.
  
  Pavel Oustinov avait effectué ses premières armes sous le règne de Béria, le grand maître des polices secrètes soviétiques. Membre du Parti, il s’était toujours ostensiblement attaché au service de « l’Appareil » plutôt qu’à celui des hommes. C’est ainsi qu’il avait réussi à échapper aux sanglantes purges accompagnant traditionnellement les changements de titulaires aux différents sommets de la hiérarchie.
  
  Une fois pour toutes, il avait fait savoir qu’il refuserait les « hautes destinées » auxquelles son ancienneté pourrait lui permettre de prétendre. Moyennant quoi, ayant renoncé à la course au pouvoir, il n’était plus considéré comme un obstacle par ceux qui manœuvraient inlassablement en coulisse pour s’en emparer.
  
  Au Kremlin, nul ne peut régner sans bénéficier de l’appui du K.G.B. et des organismes d’état si secrets qu’on hésite à prononcer leur nom…
  
  Malgré ces précautions, Pavel Oustinov avait bien failli faire partie d’une des dernières charrettes. Grâce à une indiscrétion totalement fortuite, il avait pu se découvrir un virus qui l’avait expédié au repos sur les bords de la mer Noire pendant que les comptes se réglaient à Moscou et que le clan Brejnev consolidait un peu plus ses positions.
  
  Mais l’alerte avait été chaude, et il n’était pas près de l’oublier.
  
  De nouveau, Pavel Oustinov emplit ses poumons et frappa à la porte. Une voix métallique lui dit d’entrer, ce qu’il fit.
  
  — Bonjour, camarade directeur…
  
  Assis derrière son grand bureau de bois, Kiriline leva ses yeux de reptile. Petit, fluet, presque malingre, il possédait un visage osseux à la peau grisâtre. Une légende affirmait qu’un sourire de sa part équivalait aux travaux forcés dans le meilleur des cas. Personne ne l’avait jamais entendu rire.
  
  — Que se passe-t-il en France, Pavel Alexandrovitch ? demanda-t-il froidement.
  
  Oustinov déglutit.
  
  — Je l’ignore, avoua-t-il sourdement.
  
  — Les Américains ?
  
  — C’est une possibilité, camarade directeur. Il semblerait que la C.I.A. soit responsable, mais rien n’est certain.
  
  Les mâchoires de Kiriline se contractèrent, dessinant l’os sous la peau.
  
  — Cette affaire est importante, Pavel Alexandrovitch, chuinta-t-il. Tu vas t’en occuper et la régler en personne…
  
  Ses yeux prirent une fixité minérale.
  
  — Rapidement…
  
  Pavel Oustinov sentit son dos se mouiller de mauvaise transpiration.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  4
  
  
  Légèrement cabré, train sorti, le Concorde acheva un arrondi impeccable et se posa sur la longue piste de l’aéroport de Roissy.
  
  Le vol à « Mach 2 » s’était déroulé dans des conditions idéales. Une fois de plus, Hubert se sentait enthousiasmé par cet appareil prestigieux qui mettait Washington à un peu plus de trois heures à peine de la France et du vieux continent. Moins de temps qu’il n’en fallait pour traverser Manhattan et sortir de New York certains jours d’embouteillages…
  
  Les passagers du Concorde accédaient directement à un salon particulier où les formalités et la délivrance des bagages s’effectuaient avec un maximum de rapidité. Tout en récupérant sa valise, Hubert questionna une des hôtesses d’accueil sur l’état de l’autoroute du Nord. Ce n’était pas la saison où des travaux provoquaient d’interminables bouchons, aucun accident n’était signalé dans le goulot d’étranglement du tunnel du Landy. Il pouvait donc prendre un taxi sans risquer de rester bloqué une heure ou deux au milieu des vapeurs d’essence.
  
  — Paris, indiqua Hubert en s’installant à l’arrière du premier véhicule de la file, une Mercédès conduite par un chauffeur moustachu.
  
  Par habitude, il se retourna à demi pour enregistrer les voitures qui démarraient en même temps ou juste derrière. Il suffisait qu’un inspecteur de la D.S.T. ou un homme du S.D.E.C.E. connaissant ses traits se trouvent par pur hasard à Roissy. Depuis que la vogue de la piraterie aérienne impliquait une surveillance renforcée des aéroports, ce genre de mauvaise surprise était toujours à craindre. Bien que cela ne soit pas une preuve en soi, Hubert ne remarqua rien de suspect dans son sillage.
  
  Le chauffeur s’était lancé dans des considérations météorologiques, d’où il ressortait qu’il n’y avait plus de saisons et que les centrales nucléaires allaient achever de détraquer un climat déjà perturbé par les bombes et la pollution. Bien entendu, le gouvernement allait encore en profiter. L’année précédente, il avait décrété un impôt sécheresse. Ce coup-ci, on allait sûrement devoir payer pour les pluies et les inondations. Il fallait bien trouver un prétexte pour faire rentrer de l’argent dans les caisses sans donner l’impression de matraquer les contribuables avant les élections…
  
  Trois quarts d’heure plus tard, Hubert prenait possession de la chambre qui lui avait été réservée au Louvre, sous l’identité d’Hubert P. Bridge, ingénieur électronicien en voyage d’affaires dans la capitale française. Sa fenêtre donnait côté Palais-Royal. Sur l’arrière, face au ministère des Finances, des ouvriers casqués étaient en train de défoncer la chaussée au marteau-piqueur au milieu du joyeux vacarme de compresseurs réputés silencieux.
  
  Le sous-sol parisien semblait exercer une fascination pour tous ceux dont le rôle était de creuser. Entre les parkings souterrains, le métro express jamais terminé et les sempiternelles améliorations du réseau téléphonique, cela faisait des années que les chantiers encombraient les rues ou les avenues.
  
  Conformément aux instructions reçues, l’hôtel s’était chargé de tenir une voiture de location à la disposition d’Hubert. Les papiers étaient prêts. En échange du numéro de son permis de conduire, d’une signature et de la caution en chèques de voyage, Hubert obtint les clés d’une Chrysler 1308 GT, plus discrète qu’un bolide de sport, mais possédant des ressources utiles en cas de nécessité.
  
  Le temps sur Paris, à mi-chemin entre le printemps timide et l’automne précoce, ne semblait pas décourager les légions de touristes étrangers qui avaient envahi les abords de l’Arc de Triomphe du Carrousel. Après avoir effectué un petit détour de contrôle, Hubert traversa la Seine pour gagner la rive gauche et remonta la rue des Saints-Pères en direction du boulevard Saint-Germain.
  
  Il y avait beaucoup de monde, surtout des jeunes, des hippies et des étrangers, mais pas de cars de police en vue. Ce n’était pas un jour à manifestations ou à défilés revendicatifs.
  
  La rue du Dragon partait sur la droite depuis l’espèce de contre-allée élargissant le boulevard à cet endroit. Un peu miraculeusement, Hubert trouva une place de stationnement qui lui évitait la descente vers le parking souterrain et le dispensait d’alimenter les parcmètres. Il restait encore quelques morceaux de trottoir comme ça, au centre de Paris, ayant échappé à la voracité des percepteurs municipaux.
  
  Le ciel était bas et la température fraîche, mais il en fallait plus pour décourager les vendeurs de gris-gris africains qui étalaient leurs trésors artistiques fabriqués à la chaîne en banlieue. Un artiste méconnu, et qui le resterait sûrement, somnolait, adossé au mur devant un dessin à la craie rouge et verte représentant une Vierge au visage décharné. Les quelques pièces jetées dans la sébile bosselée trahissaient un nombre réduit d’admirateurs.
  
  L’agent « double » dont avait parlé M. Smith s’appelait Stéphane Martin. D’après les « instructions détaillées », il avait trouvé asile chez un certain Bernard Marquand, momentanément absent de Paris, un de ces étudiants prolongés qui se retrouvent à trente-cinq ans avec un ou deux vagues certificats de sociologie de groupe.
  
  Les rassemblements écologiques en province, comme les réservations de ferry pour la Corse, se préparent des mois à l’avance…
  
  La maison correspondant à l’adresse indiquée était située après le Centre culturel américain, à deux pas d’une librairie allemande. La façade anonyme pouvait dissimuler aussi bien un immeuble en voie de délabrement ou cacher un ravissant petit hôtel particulier entouré d’un jardin, niché à l’intérieur du bloc de constructions à l’abri des rumeurs de la circulation. Ce qui expliquait en partie l’engouement pour le quartier. Le rapin fauché pouvait découvrir une chambre dans ses prix à un ou deux numéros du riche propriétaire de galerie servi par chauffeur et valet en gilet rayé. À Saint-Sulpice, non loin de là, des religieux méditaient encore en plantant des salades dans de tranquilles jardins entourés de hauts murs.
  
  Paris conservait encore bien des mystères et des contrastes…
  
  Tel un flâneur, Hubert feignit de s’intéresser aux livres de la librairie allemande, continua sans déceler l’ombre d’une surveillance. En face, dans un petit bistrot, un couple de poivrots au visage rubicond soignait au gros rouge une double cirrhose tandis qu’un trio d’étudiants palabrait avec véhémence devant des bouteilles de bière.
  
  Une créature soigneusement échevelée, maquillée en bleu et vert, traversa la chaussée dans un grand remue-ménage d’avant-scène et d’arrière-garde. Il devait falloir un ouvre-boîtes pour l’extraire de son jean et son T-shirt délavé, deux tailles trop étroit, moulait sa poitrine comme une couche de peinture rouge. Deux Arabes, qui arrivaient en sens inverse, s’arrêtèrent avec des yeux gourmands, proclamant en termes évocateurs qu’il étaient prêts à l’entreprendre tous les deux à la fois, en sandwich. L’obscénité, qu’ils reçurent en réponse à leur proposition, les laissa bouche bée.
  
  Hubert revint sur ses pas et pénétra dans l’immeuble. Indépendamment d’une rangée de boîtes aux lettres, un panneau portait le nom des locataires. Bernard Marquand habitait au deuxième étage, à gauche.
  
  La cage d’escalier était vétuste et les murs auraient eu grand besoin d’être repeints, mais les marches, elles-mêmes étaient propres. Il n’y avait pas d’ascenseur.
  
  Au second, une carte de visite fixée au-dessus de la sonnette confirmait le renseignement du rez-de-chaussée. De la musique indo-pop filtrait d’une des deux autres portes. Hubert appuya sur le bouton, déclenchant un timbre grelottant et enroué à l’intérieur.
  
  Sans résultat.
  
  Il allait sonner de nouveau quand la porte de droite s’ouvrit sur une blonde un peu grasse d’une vingtaine d’années, libérant en même temps un flot de mélopée orientale.
  
  — Vous voulez voir Bernard ou son copain ? questionna-t-elle avec un sourire intéressé. Je peux vous rendre service ?
  
  À sa façon de regarder Hubert de la tête aux pieds, puis des genoux à la ceinture, pas besoin de chercher bien loin de quel service il s’agissait. Elle devait se sentir très seule.
  
  — Vous pourriez peut-être me dire où j’ai une chance de les joindre ? dit Hubert.
  
  — Je m’appelle Béa, répondit la fille. C’est le diminutif de Béatrice. Je le préfère au prénom idiot dont mes parents m’ont affublée. Qu’en pensez-vous ?
  
  Hubert sourit. Il n’est jamais recommandé de se mettre mal avec les voisins, surtout quand ceux-ci semblent s’intéresser aux allées et venues sur le palier.
  
  — Béa, cela me plaît assez, affirma-t-il avec conviction.
  
  Elle désigna la porte près de laquelle il se tenait toujours.
  
  — Bernard est parti pour une quinzaine de jours et son copain n’est pas là, déclara-t-elle. Mais vous pouvez l’attendre chez moi. J’ai des tas de disques marrants.
  
  Et sûrement aussi une nette tendance à la nymphomanie.
  
  Hubert prit l’air sincèrement navré, la main indiquant sa montre.
  
  — J’ai un rendez-vous et je ne faisais que passer, assura-t-il. Mais je reviendrai. Peut-être même pour écouter vos disques.
  
  Il amorça une retraite stratégique vers l’escalier.
  
  — Savez-vous quand j’ai une chance de trouver quelqu’un chez Bernard ?
  
  Elle eut une moue dépitée.
  
  — Ce soir, demain ou un autre jour, soupira-t-elle. C’est comme pour moi. Je vais, je viens, je suis libre…
  
  Après ses propositions, cette précision ne s’imposait pas. Elle était majeure et cela la regardait. Hubert n’était pas chargé de lui faire la morale. Quant à essayer de lui tirer les vers du nez à propos du « copain de Bernard » il pourrait toujours s’y atteler s’il se révélait que celui-ci avait choisi de déguerpir pour se cacher dans une autre planque.
  
  Encore qu’il n’ait certainement pas commis l’imprudence de la raconter à n’importe qui…
  
  — Alors, sans doute à bientôt, conclut Hubert en achevant son mouvement. J’apporterai de l’encens.
  
  Elle se replia vers ses flûtes et cordes pincées, pas tellement convaincue.
  
  — On dit ça…
  
  Tandis que la porte se refermait, Hubert redescendit. Il n’eut pas à se poser la question de l’opportunité d’interroger la concierge. La loge était ouverte et un œil curieux, déjà réprobateur, l’observait avec fixité.
  
  — Vous désirez ?
  
  Avec la multiplication des résidences et autres casernements de plus ou moins grand standing, on parlait de plus en plus de « gardien », voire « d’intendant », avant de trouver un titre encore plus ronflant pour designer le préposé à la propreté et aux poubelles. La concierge, ici, était conforme à la tradition, avec canari dans la cage, matou bien gras, bibelots en plâtre et regard fortement soupçonneux.
  
  Hubert lui décocha son sourire le plus charmeur.
  
  — Je voulais voir la personne qui loge actuellement chez Monsieur Bernard Marquand, déclara-t-il comme s’il s’était adressé au majordome de la Cour d’Angleterre. Il semble qu’il n’y ait personne. Pouvez-vous me dire quand j’ai une chance de trouver quelqu’un ?
  
  — Je croyais pourtant avoir entendu causer ?
  
  — Une jeune femme qui habite sur le même palier, expliqua Hubert. Mais elle ne paraît pas très au courant…
  
  La concierge ouvrit la bouche comme pour émettre un avis bien senti sur les mœurs de la dénommée Béa. Elle se ravisa, estimant sans doute qu’un tel vocabulaire risquait de choquer un homme d’aussi honnête apparence que son visiteur. Son front se plissa néanmoins.
  
  — J’ai pourtant vu monter la… petite amie de la personne que vous voulez voir, affirma-t-elle. Même qu’elle portait un grand cabas de toile avec des provisions dedans. Vous avez bien sonné à la porte de gauche ?
  
  Hubert acquiesça.
  
  — J’ai vérifié le nom inscrit sur la carte. Et j’ai entendu la sonnerie à l’intérieur.
  
  La concierge le dévisagea d’un air perplexe. Puis la solution lui apparut.
  
  — Alors, elle est redescendue pendant que j’étais occupée à découper le mou de Mickey, conclut-elle en montrant l’affreux chat gras. C’est forcément ça puisque je ne vous ai pas vu entrer. Vous avez dû pratiquement vous croiser sur le trottoir ou dans l’escalier…
  
  La préparation du mou de Mickey était certainement une occupation jugée essentielle, mais elle ne devait pas prendre plus de quelques minutes. Or, personne n’était sorti de l’immeuble pendant qu’Hubert jouait les touristes dans la rue.
  
  Les renseignements qu’il obtint sur « l’ami du locataire du second » furent aussi flous qu’élogieux. Un homme discret, qui ne gênait pas ses voisins en recevant des bandes de débraillés ou en faisant hurler des musiques de sauvages à n’importe quelle heure ! Il recevait une petite amie, ce qui était son droit, mais n’avait pas d’horaires réguliers. Il devait être en vacances, ou chômeur…
  
  Dix minutes plus tard, sa consommation réglée, Hubert surveillait la rue par réflexion dans la glace d’un café situé à une cinquantaine de mètres de là. Il n’eut pas à patienter jusqu’à la nuit. Une jeune femme apparut bientôt, se glissant furtivement comme si elle ne voulait pas être repérée depuis la loge. À son bras, pendait un grand sac fantaisie en toile bariolée.
  
  Hubert lui laissa prendre un peu d’avance puis lui emboîta le pas.
  
  De silhouette mince, assez grande, pull léger, pantalon et bottes, un foulard noué sur les cheveux, elle avait probablement entre vingt et vingt-cinq ans. Le « cabas » n’était sûrement pas une coïncidence. Pourquoi n’avait-elle pas répondu quand il avait sonné ? Et pourquoi guetter un moment d’inattention de la concierge pour quitter les lieux comme une voleuse ?
  
  Hubert la rejoignit après l’angle du carrefour de la Croix-Rouge, alors qu’elle allait s’engager dans la rue de Grenelle.
  
  — Bonjour, dit-il. Pourquoi n’avez-vous pas répondu quand j’ai sonné à la porte de l’appartement de Bernard Marquand ?
  
  Elle eut un sursaut, se retourna vivement, se reprit, le toisa.
  
  — Vous devez faire erreur, répliqua-t-elle. Je ne vous connais pas.
  
  Ostensiblement, elle lui présenta son dos pour s’éloigner.
  
  — Pas si vite, insista Hubert. J’aimerais vous parler…
  
  — Moi pas ! renvoya-t-elle avec colère. Je n’ai pas l’habitude de me faire draguer !
  
  Puis, d’un geste furieux, elle montra deux agents de police qui battaient la semelle sur le trottoir opposé, un walkie-talkie à la main.
  
  — Fichez-moi la paix ou j’appelle au secours ! Et n’essayez pas de me suivre !
  
  À son ton, Hubert comprit qu’elle en était capable. Aborder une femme dans la rue ne constituait pas un délit, mais les deux agents lui demanderaient au moins ses papiers. Non seulement elle en profiterait pour filer, mais il ne tenait pas à tomber sur un mauvais coucheur n’aimant pas les Américains et risquant d’appeler par radio pour une vérification d’identité.
  
  — D’accord, concéda-t-il. À bientôt…
  
  Si elle avait un rapport quelconque avec Stéphane Martin, ils se rencontreraient forcément de nouveau tôt ou tard.
  
  Hubert la regarda s’éloigner et monter dans une Mini rouge garée un peu plus loin, nota mentalement le numéro d’immatriculation pendant qu’elle démarrait vers le boulevard Raspail. Il n’y avait aucun taxi en vue, qui aurait permis une filature.
  
  En revanche, il eut l’impression qu’une 504 bleu marine débouchait de la rue du Four pour lui emboîter la roue à distance.
  
  Deux hommes se tenaient à l’avant, mais les reflets sur les vitres l’empêchèrent de distinguer nettement leurs traits.
  
  
  *
  
  * *
  
  Avec la nuit, une pluie fine s’était mise à tomber sur Paris. Le thermomètre était en train de suivre le même mouvement. Si des records devaient être, battus, ce ne serait pas à la hausse. À la radio, les augures de la météo n’avaient plus à redouter d’erreurs. Il leur suffisait d’annoncer un temps instable pour le lendemain. Si le soleil s’avisait par hasard de briller, on serait trop content pour leur en vouloir.
  
  La bruine avait quelque peu réduit l’animation de Saint-Germain-des-Prés, mais pas complètement. Si les dessinateurs ou les vendeurs de bimbeloterie avaient évacué les trottoirs mouillés, les gens auraient préféré attraper une angine plutôt que de donner l’impression d’oublier de venir se montrer.
  
  Même chose pour les touristes étrangers de passage à Paris. Dans tous les guides, le quartier était réputé pour exhaler la quintessence de l’art présent, de la bohème et de l’esprit. L’Américain du Middle-West ou le petit Japonais bardé d’appareils photographiques ne pouvaient manquer ça. Ils en voulaient pour leur argent. Fût-ce au travers des vitres brouillées de pluie d’un long car climatisé.
  
  Pour certains, la vue du véhicule de gardes mobiles de faction devant l’église engendrait un délicieux frisson. Ils devaient regretter qu’aucun monument ni panneau ne signale les emplacements des barricades de mai 68…
  
  Après un passage à vitesse réduite au volant de sa Chrysler, Hubert trouva à se garer à peu près au même endroit que pendant l’après-midi. Il descendit, fit semblant de verrouiller la portière sans bloquer réellement la serrure, s’éloigna d’un pas nonchalant.
  
  Dans la rue du Dragon, la pluie ajoutée au crépuscule avait allumé les lumières. Cependant, toutes les fenêtres du deuxième étage de l’immeuble de Bernard Marquand étaient encore obscures. Avec un peu de chance, Béa était sortie et ne guettait pas ce qui se passait sur le palier.
  
  La concierge devait être passionnée par le western diffusé par la télévision dont l’éclat blanchâtre était visible par la porte vitrée de la loge. On entendait un mélange de galopades, de coups de feu et de cris. C’était sûrement très palpitant.
  
  Tout en grimpant silencieusement l’escalier, Hubert sortit de sa poche un petit instrument d’acier dont la ressemblance avec une clé n’était pas évidente pour un non-initié. Sa visite de l’après-midi lui avait permis de constater l’absence de verrou et il n’avait pas l’intention de sonner pour le cas où Béa aurait monté la garde dans l’obscurité.
  
  La serrure était d’un modèle peu rétif et capitula en moins de trente secondes. L’oreille tendue, en proie à une vague sensation de malaise, Hubert se glissa furtivement dans l’entrée, referma doucement derrière lui.
  
  L’appartement comportait deux pièces de dimensions modestes, ainsi qu’une cuisine sur la table de laquelle des fruits, des pâtes et des boîtes de conserves avaient été déposés.
  
  Vraisemblablement les provisions apportées par l’inconnue à la Mini rouge.
  
  Il n’y avait personne dans la minuscule salle de bains, pas plus que dans les pièces où régnait un certain désordre de célibataire.
  
  C’est dans le placard de la chambre qu’Hubert découvrit le cadavre.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  5
  
  
  Le premier instant de surprise passé, Hubert alla tirer les rideaux afin de pouvoir examiner plus attentivement sa découverte sans en faire bénéficier les locataires d’en face.
  
  Le cadavre, recroquevillé dans le coin penderie, était celui d’un homme d’une trentaine d’années, aux cheveux longs, vêtu d’un pantalon de velours noir et d’une chemise en lainage. À sa raideur, il devait être là depuis un bon moment. Son visage, sans caractéristiques particulières, ne correspondait pas du tout à la photo de Stéphane Martin qu’Hubert avait pu voir sous plusieurs angles dans le dossier préparé par Howard à Washington.
  
  Il était peu probable qu’il s’agisse de Bernard Marquand puisque ce dernier était censé avoir vidé les lieux depuis plusieurs jours.
  
  À première vue, le type était mort d’une overdose, vraisemblablement de l’héroïne. Pas besoin d’être médecin légiste assermenté pour s’en convaincre… Certains signes étaient révélateurs.
  
  D’autres, en revanche, donnaient à réfléchir. Tout d’abord, ceux qui se « shootaient » à en trépasser poussaient rarement la discrétion jusqu’à se cacher dans un placard pour rendre le dernier soupir. Ensuite, on retrouvait généralement le matériel qu’ils avaient utilisé pour s’envoyer en l’air. Enfin, les avant-bras du mort ne présentaient pas l’aspect abondamment lardé des drogués de longue date.
  
  D’où plusieurs conclusions immédiates… L’inconnu s’était peut-être piqué lui-même en dépassant la dose, mais il y avait au moins autant de chances pour qu’on l’ait délibérément supprimé afin de se débarrasser de lui. D’autre part, cela s’était produit ailleurs ou quelqu’un s’était amusé à faire le ménage après coup.
  
  Hubert regretta de n’avoir pas pu jeter un coup d’œil dans le grand sac de toile de la fille à la Mini.
  
  Bien entendu, le cadavre ne possédait pas de portefeuille. Aucun papier, dans ses poches, ne permettait de se faire une idée de son identité. Ç’aurait été trop beau.
  
  Sa taille moyenne pouvait s’accommoder de la majorité des vêtements de la penderie, mais il aurait été hasardeux d’y voir une preuve quelconque. Deux des pantalons suspendus à des cintres appartenaient à un individu ayant les jambes manifestement plus longues.
  
  Il y avait déjà Bernard Marquand et Stéphane Martin. L’appartement pouvait servir de point de chute à d’autres, dont une femme, à en juger par plusieurs pièces de lingerie sur les étagères. Ou un travesti pratiquant des injections hormonales à haute dose.
  
  Hubert fouilla sous les chemises et entre les T-shirts empilés sans rien découvrir qui puisse lui être utile. Il n’avait pas beaucoup d’illusions. À supposer que le placard ait recelé des indices susceptibles de l’intéresser, celui ou ceux qui y avaient fourré le cadavre s’étaient chargés de les subtiliser.
  
  Logique.
  
  Pour la forme, plus que par conviction, Hubert entreprit de regarder sous le lit et sous les meubles, entre le sommier et le matelas, vérifiant la solidité des pieds du fauteuil et l’état de la garniture pour voir si elle n’avait pas été recollée récemment.
  
  Stéphane Martin ne se trouvait pas à l’endroit où il était censé le contacter. À la place, une « petite amie » inconnue venait apporter des provisions, refusait de répondre aux coups de sonnette et menaçait d’appeler la police quand on l’abordait dans la rue. En prime, le placard de la chambre livrait un mystérieux cadavre qui n’avait rien à y faire.
  
  Une relation pouvait exister entre les deux derniers éléments. Si la fille était au courant, ou l’avait découvert par hasard, il était normal qu’elle n’ouvre pas la porte et s’arrange pour filer le plus loin possible.
  
  N’importe qui, ne se sentant pas la conscience entièrement tranquille, aurait réagi de la même manière. À condition de posséder une solide dose de sang-froid.
  
  Tout en passant dans la pièce de séjour, Hubert s’efforça de poursuivre son raisonnement. Un « double » de la C.I.A. avait été prévenu qu’on lui préparait un traquenard et avait pris le large en se réfugiant chez un ami sûr. À sa place, on découvrait un cadavre dans le placard.
  
  Sous cet angle, la solution coulait de source. Localisé par ses poursuivants, Stéphane Martin en avait supprimé un et pris de nouveau la poudre d’escampette.
  
  Enfantin ! Encore fallait-il qu’il ait sous la main une seringue et assez d’héroïne pour expédier sa victime d’une overdose…
  
  Dans les « instructions détaillées », son pedigree ne le donnait pas pour un enfant de chœur. Cependant, il n’était pas mentionné qu’il ait eu des rapports avec les milieux de la drogue ou se soit adonné à l’usage des paradis artificiels. Peut-être avait-il changé, à moins que la liquidation du gêneur ne soit l’œuvre exclusive de la fille à la Mini…
  
  Elle avait pu éventer la menace en ramenant les provisions en toute innocence. Le poison était une méthode typiquement féminine. Pourtant, il n’était pas courant qu’une fille se promène avec quelques grammes de brown sugar dans son sac à main entre son bâton de rouge à lèvres et sa boîte de pilules. Même à Saint-Germain-des-Prés.
  
  Hubert était en train d’examiner une pile de disques par acquit de conscience quand un léger frôlement de métal se manifesta dans l’entrée. Quelqu’un engageait tout doucement une clé dans la serrure.
  
  La première pensée venant à l’esprit était que Stéphane Martin rentrait, ignorant qu’un « flippé » dormait de son dernier sommeil dans le placard. C’était peu vraisemblable. La fille à la Mini l’avait certainement alerté. À moins qu’elle-même n’ait pas jugé bon de fouiller et n’ait pas découvert le cadavre. Comment savoir ?
  
  Dans la seconde. Hubert avait éteint sa lampe-stylo. Il saisit à tout hasard une statuette moderne dont la qualité essentielle était d’être en métal plein, bronze ou acier, avec un gros socle coulé d’un seul bloc. Un argument de poids à défaut de valeur artistique prouvée… Sur la pointe des pieds, il passa dans l’entrée.
  
  Les tâtonnements légers d’un rossignol à l’intérieur de la serrure achevèrent de dissiper ses doutes. Bernard Marquand ou Stéphane Martin auraient eu une clé. Sans exclure totalement l’hypothèse d’un cambrioleur attiré par l’obscurité apparente des fenêtres, Hubert donna la préférence à un confrère d’une maison concurrente. Son arme improvisée à la main il se plaqua contre le mur, à cinquante centimètres de l’encadrement de la porte, leva le bras.
  
  Celui qui maniait le passe n’était pas un expert ou utilisait du matériel de piètre facture. Il lui fallut une bonne minute avant de réussir à actionner le mécanisme qui fonctionna avec un grincement assorti d’un claquement sonore. De quoi se faire recaler sans appel au C.A.P. de monte-en-l’air !
  
  Au lieu d’attendre dans l’espoir que le bruit soit pris pour un de ces craquements naturels qui se produisent dans toutes les vieilles constructions, le cambrioleur amateur choisit l’action en force et repoussa vivement le battant pour se ruer dans l’entrée.
  
  En fait, ils étaient deux, sur les talons l’un de l’autre. Tout en retenant son bras au passage du premier, Hubert nota qu’ils ne portaient pas d’uniforme et que chacun braquait avec entrain un automatique devant lui. Il frappa comme le faisceau d’une torche s’allumait en direction de la pièce de séjour.
  
  Certains considèrent l’art moderne comme un casse-tête.
  
  Rien n’était plus vrai en l’occurrence. Atteint en plein sur l’occiput, le second poussa un gémissement bref et reçut une impulsion supplémentaire qui le précipita brutalement dans le dos de son compagnon.
  
  Celui-ci eut à peine le temps de comprendre et d’esquisser le geste de se retourner avec son automatique. La statuette lui arriva à l’horizontale juste au-dessus de l’oreille. À son tour, il lâcha un brame étranglé et prit le même chemin que son copain qui venait de s’effondrer de tout son long sur le plancher.
  
  Hubert avait déjà bondi en arrière pour le cas où un troisième adversaire aurait voulu les venger depuis le palier, mais ils étaient seuls. Son premier soin fut alors de refermer la porte, puis il ramassa les armes.
  
  Les deux inconnus n’en étaient pas à leur première bosse. L’un et l’autre arboraient cette bonne tête d’intellectuel du Néandertal qu’on voit fleurir dans les bagarres de rues ou dans certaines manifestations pacifistes spontanées. Il ne courait aucun risque avec ce genre de personnage. Il lui aurait fallu taper trois fois plus fort pour leur fêler le crâne. Pour le leur fendre vraiment, une hache aurait été nécessaire.
  
  Leur chute sur le plancher ne semblait pas avoir provoqué d’émotion particulière dans l’appartement du dessous. S’ils avaient choisi le moment où la diligence s’écrasait au fond du ravin à la télé, cela n’avait fait qu’apporter un peu plus de réalisme.
  
  Hubert était incapable de dire s’il s’agissait des deux hommes entrevus à l’avant de la 504 qui avait démarré derrière la Mini. En tout cas, leurs traits lui étaient inconnus. Il avait sûrement bien fait de les assommer avant qu’ils aient eu le temps de l’apercevoir pour se souvenir de lui.
  
  Leur fouille se révéla tout à la fois décevante et instructive. Mouchoir, billets de banque, monnaie, coup de poing américain pour l’un, couteau à cran d’arrêt pour l’autre, clés de voiture et de plusieurs serrures ou verrous. Naturellement, aucun papier d’identité avec photo…
  
  En revanche, sur chacun, Hubert découvrit une carte d’association sportive et un insigne métallique en forme de bouclier, avec trois lettres bien connues pour défrayer la chronique par périodes. D’après certains, les membres de la secte avaient commencé à tenir le haut du pavé au moment de la lutte contre l’O.A.S., bien avant pour plus d’un. Le sigle refleurissait de plus belle à chaque campagne électorale. À l’inverse, la carte portant mention d’une grande entreprise nationalisée passait pour servir de signe de ralliement entre membres des « services d’ordre » syndicalo-communistes.
  
  Le fait d’appartenir à l’un des deux bords excluait d’emblée qu’on puisse faire partie de l’autre. Des alliances de raison avaient eu lieu dans des circonstances précises bien délimitées, mais les deux camps étaient plutôt réputés pour cogner dur lorsqu’ils s’affrontaient en privé ou en public. Les premiers avaient la réputation de parfaire leur entraînement contre les piquets de grève ou les colleurs d’affiches à l’encre rouge. Quant aux seconds, remplaçant plus volontiers la faucille par la barre de fer, ils expédiaient au contraire à l’hôpital tous ceux qui se montraient un peu trop ouvertement réfractaires aux mots d’ordre de grève.
  
  L’un des deux « sésames » au moins était usurpé. Mais impossible de savoir lequel sans leur poser carrément la question et vérifier la concordance des réponses…
  
  À Washington, M. Smith avait évoqué l’imbroglio politique français. Il paraissait singulièrement au-dessous de la vérité.
  
  Perplexe, Hubert examina bosses et hématomes pour décider lequel essayer de réveiller en premier. Ce n’était pas évident car il y était allé de bon cœur.
  
  La sonnerie du téléphone mit un terme à son hésitation. Il lui était impossible de répondre. La communication pouvait être adressée à Bernard Marquand ou à Stéphane Martin, auquel cas une voix inconnue donnerait l’alerte au demandeur. De même, si l’appel visait les deux gros bras, ce serait le signe que l’opération ne s’était pas déroulée comme prévu. Des renforts risquaient d’arriver avant peu.
  
  Dans l’incertitude, mieux valait prendre le large plutôt que de se retrouver coincé dans la nasse par un adversaire non identifié, pouvant se manifester de dix façons différentes.
  
  Hubert se rendit alors compte qu’il avait oublié la poche de poitrine du blouson du premier à être entré.
  
  Le papier qu’il ramena valait à lui seul d’avoir assommé les deux gorilles. Une première adresse y figurait, sans grand intérêt puisque c’était celle de la rue du Dragon. La seconde mentionnait le numéro 8 de la rue de Navarre.
  
  En face, un nom : Sophie Sciteaux. Sans autre précision.
  
  Mais Hubert n’en avait pas besoin. Comme au jeu de rallye, il avait trouvé l’étape suivante.
  
  Il ne lui restait plus qu’à effacer ses empreintes de la statuette et empocher quelques trophées de guerre. Au bout d’une demi-douzaine de sonneries, le téléphone s’était enfin tu.
  
  Béa ne l’attendait pas en embuscade sur le palier, et au rez-de-chaussée, les cow-boys s’entre-tuaient de plus belle pour la plus grande joie de la concierge.
  
  Dehors, il bruinait toujours, mais la voie était libre.
  
  
  *
  
  * *
  
  Hubert gara la Chrysler le long du trottoir de la rue Monge. Ici, ce n’était déjà plus le Quartier Latin. Il n’y avait pratiquement plus un chat dehors.
  
  Bien que les deux gros bras continuent sans nul doute à dormir comme des souches, une équipe avait pu arriver en renfort et constater les dégâts. Informé, celui qui avait fourni les deux adresses pouvait dépêcher du monde à la seconde.
  
  En conséquence, parmi ses « trophées », Hubert choisit un Herstal 7,65 extra-plat. Pratique, peu encombrant, très précis à courte distance, il convenait parfaitement pour l’instant. S’il devenait nécessaire de dépeupler Paris, il tâcherait de se procurer une mitrailleuse lourde, ou plus. Il descendit sur le trottoir brillant de pluie, traversa la chaussée en biais.
  
  Décrivant un angle droit, la rue de Navarre est une des plus courtes de Paris et comporte très peu de numéros. On y trouve un restaurant vietnamien authentique et l’entrée des anciennes Arènes de Lutèce. Il faut vraiment le savoir.
  
  Hubert s’y engagea en cherchant si une Mini rouge ne se trouvait pas par hasard dans le coin, avec l’immatriculation idoine. Avec un peu de chance, les casseurs étaient en quête de la fille aux provisions. À moins qu’elle n’ait filé, il ne tarderait pas à découvrir si Sophie Sciteaux et elle n’étaient qu’une seule et même personne.
  
  Et cette fois, elle pourrait courir pour appeler la police…
  
  À la réflexion, après l’apparition d’Hubert rue du Dragon dans l’après-midi, il n’était pas exclu que Stéphane Martin évacue les lieux pour chercher refuge chez elle. Béa s’était bien trompée en affirmant qu’il n’y avait personne dans l’appartement. Il n’était pas impossible que la fille ait servi de leurre pour permettre à son compagnon de s’éclipser discrètement pendant qu’elle mobilisait les attentions.
  
  Simple supposition, naturellement, mais l’adresse découverte dans la poche du gros bras lui donnait quelque consistance. Ils n’envisageaient certainement pas de se rendre chez Sophie Sciteaux dans le seul but de l’interviewer pour un organisme de sondage.
  
  Hubert avait l’intuition qu’il avait la possibilité de réaliser un coup double, que la solution était à portée de main.
  
  Impression tempérée par une sensation de malaise mal définie…
  
  L’immeuble de Sophie Sciteaux devait être juste en face, là où la rue de Navarre obliquait vers la droite tandis que la rue des Arènes descendait sur la gauche.
  
  C’était une construction récente d’une dizaine d’étages, avec un garage souterrain laissant supposer qu’un second bâtiment au moins s’élevait sur l’arrière. Si l’appartement n’était pas au nom de Sophie Sciteaux, Hubert était bien parti pour se casser les dents. À cette heure, la concierge ou le gardien refuseraient de répondre et il était hors de question de sonner à toutes les portes.
  
  Soudain, Hubert crut discerner une silhouette qui s’apprêtait à sortir de l’immeuble. Dans la lumière du réverbère éclairant l’entrée, il eut la vision fugitive d’un visage correspondant exactement aux photos de Stéphane Martin. Tout s’était passé très vite et il se demanda s’il ne s’agissait pas d’une illusion, s’il ne prenait pas ses désirs pour des réalités.
  
  La suite lui prouva que non. Provenant de l’autre côté de l’angle de la rue, une voix s’éleva dans le silence.
  
  — Pas la peine de te planquer, on t’a repéré ! Sors sans faire d’histoires, on ne te veut pas de mal…
  
  Hubert s’était aussitôt courbé pour se dissimuler derrière le capot de la plus proche voiture rangée le long du trottoir de gauche. Il se trouvait à la hauteur du restaurant vietnamien, à trois mètres de l’entrée voûtée des arènes.
  
  Il n’y eut aucune réponse depuis l’entrée vitrée de l’immeuble. En revanche, une arme à feu aboya sèchement à deux reprises dans la rue des Arènes. Du verre dégringola en cascade et un cri fusa. Derrière l’immeuble d’angle, une détonation retentit en riposte.
  
  Pas besoin d’être sorcier pour deviner que deux bandes rivales guettaient Stéphane Martin à la sortie et que son apparition avait déclenché les hostilités.
  
  Tout en songeant à la caserne de la Garde républicaine du square Monge, à deux cents mètres de là, Hubert s’élança vers l’entrée du square des Arènes, seule voie pour approcher à couvert du lieu de l’empoignade et voir ceux qui se tiraient dessus depuis les deux portions de rues perpendiculaires.
  
  Il comprit qu’il n’était pas le seul à avoir eu l’idée d’utiliser les arènes pour se dissimuler lorsqu’il prit son élan afin d’escalader le portillon métallique. Deux ombres lui dégringolèrent dessus comme si elles se laissaient tomber du plafond de la voûte.
  
  Son cerveau enregistra ce qui ressemblait à une rafale. Puis une explosion violente se produisit à l’intérieur de son crâne.
  
  Il bascula dans le noir.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  6
  
  
  Hubert eut d’abord la sensation très pénible d’être ballotté sur une mer agitée par une forte houle dans une nuit sans lune où mugissait le vent. Puis vint la douleur et il se rappela les coups qui l’avaient assommé. Il comprit qu’il se trouvait à bord d’un véhicule roulant à bonne allure, recouvert par un plaid ou une bâche qui le gênait pour respirer.
  
  Un poids pesait sur son dos et ses reins. Il ne souffrait pas de façon insupportable, c’était plutôt un mal diffus dans tout le corps. Sans doute parce que ses sensations demeuraient floues au sein de la demi-inconscience où il était plongé…
  
  Il eut l’impression qu’on parlait, en arabe ou une langue approchante, sans qu’il comprenne un seul mot. En tout cas, des gens qui ne semblaient pas contents du tout…
  
  Cela dura un temps qu’il aurait été incapable d’évaluer. Ses forces l’avaient complètement déserté, ses muscles étaient en coton. Il s’entendit gémir, se sentit essayer de bouger pour se redresser, comme s’il s’agissait d’un autre.
  
  Plusieurs jurons fusèrent. Le poids qui bloquait son dos disparut. Un pied garni d’une chaussure à forte semelle lui percuta brutalement la nuque pour l’inciter à se tenir tranquille.
  
  De nouveau, Hubert tourbillonna dans un puits sans fond en rebondissant contre les parois.
  
  Lorsque la conscience lui revint, par paliers, le mouvement de tangage avait cessé et la douleur avait considérablement diminué, localisée exclusivement dans son occiput.
  
  Tout en s’attachant à ne rien modifier de sa respiration, Hubert découvrit qu’il était allongé sur une surface dure dont la qualité première était l’immobilité, probablement un plancher ou un sol cimenté. Ses chevillés étaient liées et ses poignets attachés sur l’estomac.
  
  Une faible nausée lui tourna l’estomac mais s’estompa rapidement. Il se contraignit à ne pas bouger afin de tenter de récupérer sans montrer qu’il était réveillé.
  
  L’essentiel, dans l’immédiat, était d’être bien vivant et de faire en sorte de le rester. Toute initiative prématurée risquait de se révéler préjudiciable. Puisque ses agresseurs n’avaient pas jugé indispensable de le supprimer autant qu’ils ne changent pas d’avis…
  
  Hubert croyait se souvenir qu’ils s’étaient exprimé en arabe durant la période floue où il était partiellement revenu à la surface. Non seulement ce n’était pas une certitude, mais cela ne signifiait pas grand-chose.
  
  Entre un Saoudien et un Libyen de Khadafi, il y avait à peu près autant de points communs qu’entre la forêt tropicale et la banquise. Ils n’étaient d’accord que pour s’agonir d’insultes à la radio ou dans leurs journaux respectifs.
  
  Cependant que ses forces se reconstituaient peu à peu, Hubert songea à ce que le dossier lui avait appris sur Ismet Dilmen. Après avoir opéré pour le compte de la C.I.A., le Turc passait pour avoir loué ses services à certaines organisations extrémistes du Proche-Orient.
  
  L’homme qu’il avait liquidé avant d’être abattu par la police était lié avec « l’Apparat » communiste en France. De la même manière, Stéphane Martin émargeait à la C.I.A. tout en appartenant à « l’appareil » occulte du Parti. L’intervention d’un groupe arabe serait plus qu’une coïncidence, même si les raisons étaient loin d’être claires.
  
  S’il était à peu près certain que le commando avait pris position à l’intérieur et en bordure des Arènes de Lutèce, cela n’apportait aucune lumière sur les autres protagonistes de la fusillade. Car l’appel lancé avant les premiers coups de feu prouvait qu’eux aussi s’intéressaient de très près à Stéphane Martin.
  
  Une cellule « action » du Parti mobilisée pour le neutraliser ? Cela se justifiait si son double jeu avait été découvert. L’intervention des gros bras rue du Dragon, malgré leurs insignes hétéroclites, semblait aller dans le sens de cette hypothèse.
  
  Il y avait toutefois une contradiction de taille. La plupart des mouvements extrémistes du Proche-Orient étaient téléguidés ou contrôlés plus ou moins par Moscou. Dans ce cas, comment expliquer l’affrontement armé avec un groupe de choc communiste ?
  
  Coordination défectueuse au sommet ? Parfois, pris dans le feu de l’action sur le terrain, le combattant de base se laissait aller à quelques excès non prévus par les états-majors…
  
  Il est toujours difficile de freiner une piétaille rêvant d’en découdre.
  
  Hubert prit soudain conscience qu’il n’était pas seul. Conservant le même rythme respiratoire ralenti, il inclina imperceptiblement la tête, millimètre après millimètre, entrouvrit avec précaution les paupières.
  
  Il s’aperçut qu’il gisait sur le carrelage d’une pièce très sommairement meublée, éclairée par une simple ampoule pendant à un fil. Une table, deux chaises, une petite armoire, un lit de camp…
  
  Et un fusil d’assaut Kalachnikov.
  
  Avec quelques grenades et un lance-roquette SAM individuel, le tableau aurait été complet.
  
  Assis face à la porte, un homme venait de s’emparer du passeport d’Hubert et le compulsait comme si c’était au moins la dixième fois. Il devait le connaître par cœur, mais cela ne lui procurait apparemment aucun plaisir.
  
  gé d’une vingtaine d’années, noir de poil et le teint basané, il était habillé de vêtements sombres, portait les cheveux assez longs et arborait une moustache en croc, peu fournie, qui n’arrivait pas à le vieillir autant qu’il l’aurait voulu. Son expression était farouchement résolue, mais son regard charbonneux trahissait la nervosité et l’inquiétude du novice.
  
  Hubert trouva qu’il avait presque trop la tête de l’emploi. Lorsqu’on le voyait apparaître sur un aéroport où se posaient les avions d’El Al, les services de sécurité devaient instantanément déclencher le signal d’alerte renforcée.
  
  N’importe quel metteur en scène tournant un épisode avec des pirates de l’air l’aurait embauché sur-le-champ.
  
  Pour l’instant, il semblait puiser un surcroît de résolution dans la contemplation ombrageuse du passeport d’Hubert. Visiblement, le symbole des U.S.A. était loin de correspondre à son idée de liberté et de démocratie.
  
  Intéressant…
  
  Bien qu’éprouvant une certaine ankylosé due à ses liens, Hubert se sentait beaucoup mieux. Conservant les paupières à peine entrouvertes, il se mit à geindre en remuant faiblement la tête.
  
  Dès le premier gémissement, le type avait bondi comme un ressort en empoignant son Kalachnikov, crachant une insulte. L’espace d’une seconde angoissante, Hubert crut qu’il allait perdre son sang-froid et lâcher une rafale. Les reins mouillés de sueur, il se plaignit un peu plus fort, le visage crispé comme s’il souffrait terriblement. D’un geste mal assuré, s’y reprenant à deux fois comme s’il n’arrivait pas à coordonner ses mouvements, il porta ses mains entravées à sa tête.
  
  L’autre avança d’un pas, l’air mauvais, l’arme braquée.
  
  — Chien d’impérialiste ! gronda-t-il. Tais-toi ou je tire !
  
  Quand on l’affirme avec autant de véhémence, c’est qu’on ne le fera pas…
  
  Soulagé de constater que son gardien se conduisait comme il l’escomptait, Hubert se mit à geindre de plus belle. Il n’aurait pas montré un aspect plus pitoyable avec une fracture triple ou quadruple du rocher. En même temps, ses plaintes devaient avoir quelque chose de parfaitement exaspérant.
  
  Et quel débutant se serait méfié d’un homme encore aux trois quarts inconscient, la bouche molle, par ailleurs attaché.
  
  — Halouf ! siffla l’autre.
  
  Très mauvais d’avoir ses nerfs quand on joue au guerrier confirmé…
  
  Sans s’arrêter de gémir, Hubert le vit retourner le Kalachnikov et le lever avec colère pour le faire taire. Il s’agissait de bien calculer son coup parce qu’il n’y en aurait pas d’autre.
  
  À l’instant où la crosse s’abattait pour lui percuter la tête, Hubert lança ses deux mains pour la saisir au vol, donna un violent coup de reins pour détourner le mouvement.
  
  Surpris par la vivacité d’une réaction à laquelle il était loin de s’attendre, le gardien perdit l’équilibre. Sans doute aurait-il pu se rattraper en lâchant son arme, mais il commit l’erreur de s’y cramponner alors qu’elle risquait de lui partir dans la figure. D’un retournement, Hubert réussit à le faucher aux genoux de ses jambes attachées, roula en abandonnant la crosse pour l’agripper au cou comme il s’écroulait durement à la renverse.
  
  Face à un adversaire rompu au combat au corps à corps, la lutte aurait été sans espoir avec les poignets liés. Mais le type n’était qu’un bleu, frais émoulu des camps d’entraînement. C’était probablement pour ça que ses compagnons l’avaient laissé pour garder le prisonnier.
  
  Les artères essentielles bloquées par un étranglement sanguin, il céda à la panique en se débattant de façon totalement incohérente et inefficace. À cause du handicap imposé à Hubert, il faillit malgré tout parvenir à se dégager, tenta un ultime coup de genou vicieux qui ne rencontra que les muscles de la cuisse, faiblit rapidement et cessa de résister.
  
  Essoufflé par l’effort produit, les tempes battant douloureusement, Hubert maintint son étranglement pendant une quinzaine de secondes, suffisamment pour s’assurer que ce n’était pas une ruse, pas assez longtemps toutefois pour que le défaut d’irrigation du cerveau entraîne la mort.
  
  Sans s’accorder le temps de reprendre sa respiration, il fouilla sa victime et ramena un couteau dont il se servit pour trancher ses liens. Quelques mouvements rapides contribuèrent à rétablir la circulation dans ses extrémités engourdies.
  
  La bagarre avait été brève et s’était déroulée dans un silence presque total. Personne ne vint voir ce qui s’était passé. Après avoir récupéré son passeport et son portefeuille, Hubert acheva de faire les poches du gardien inanimé.
  
  Ce dernier possédait un passeport bolivien établi au nom de Juan Gomez, qui devait être aussi authentique que le champagne anglais. En revanche, parmi d’autres papiers sentant tout autant le fabriqué, Hubert découvrit une carte plastifiée avec des caractères arabes, sans doute beaucoup plus vraie, frappée d’un emblème ressemblant comme un frère à ceux de la révolution palestinienne.
  
  Avec ce qu’il avait collecté rue du Dragon, sa collection commençait à prendre tournure.
  
  Dans le tiroir de la table, le Herstal extra-plat attendait qu’il le reprenne. Hubert le glissa dans sa ceinture. S’il devait se frayer un chemin vers la sortie, le Kalachnikov se révélerait plus utile.
  
  Remettant à une date ultérieure un entretien avec son ancien gardien, Hubert préféra visiter d’abord les lieux. Il n’était pas question d’entamer un interrogatoire au milieu d’une demi-douzaine de terroristes brevetés dormant d’une seule oreille.
  
  À une ou deux unités près, c’était l’effectif occupant la planque, apparemment un de ces pavillons de banlieue que les grandes cités concentrationnaires n’ont pas encore totalement chassés de la périphérie parisienne. Mais le commando s’était contenté de déposer Hubert et était reparti en opération.
  
  Il y avait des vivres en quantité suffisante pour tenir quinze jours, avec assez de munitions et d’explosifs divers pour provoquer un gros feu d’artifice en cas d’attaque. Du coton et un pansement fraîchement maculés de sang donnaient à penser que toutes les balles ne s’étaient pas perdues dans la rue de Navarre. Compte tenu de l’absence de cadavre ou de blessé, ce ne devait pas être trop grave.
  
  Hubert s’apprêtait à retourner dans la pièce où il avait été retenu prisonnier quand il perçut un bruit de pas traînants à l’extérieur. Une seule personne… Probablement une sentinelle postée dans le jardin. Elle pouvait vouloir rentrer parce que l’heure de la relève avait sonné ou parce qu’elle en avait assez de recevoir la pluie.
  
  Le petit hall était plongé dans l’obscurité, ce qui convenait parfaitement à Hubert. Délaissant le Kalachnikov, trop encombrant en la circonstance, il assura le Herstal dans son poing, s’adossa contre le mur, leva le bras au-dessus de son épaule.
  
  Il n’y avait aucune raison que cela ne marche pas aussi bien que dans l’appartement de la rue du Dragon…
  
  Le nouvel arrivant ouvrit la porte, s’ébroua comme un chien mouillé, poussa un profond soupir, avança d’un pas.
  
  Et encaissa l’acier du Herstal en plein sur le crâne !
  
  C’était peut-être moins spectaculaire que la statuette, mais tout aussi radical. Hubert le cueillit sous les aisselles tandis qu’il s’affaissait sans un cri ni un murmure. Autant qu’il ne s’abatte pas de tout son long avec fracas si un second homme guettait au-dehors.
  
  Après l’avoir déposé au pied du mur opposé, Hubert alla refermer doucement la porte, empoigna de nouveau l’inconnu et le traîna rapidement dans la pièce où il s’était réveillé.
  
  Il avait le teint aussi basané que le premier mais était apparemment plus âgé de quelques années. Pour varier, son passeport était vénézuélien, au nom de Sanche Ramirez.
  
  Le prochain serait sûrement panaméen ou guatémaltèque. Et le premier Brésilien qu’Hubert rencontrerait se retournerait si on l’appelait Ibrahim ou Mohamed.
  
  Cette fois, la moisson commençait à être sérieuse. Il aurait été trop hasardeux de laisser deux adversaires derrière, avant d’être sûr que le terrain était entièrement nettoyé. Dans la salle de bains, Hubert avait vu un rouleau d’albuplast. Il le ramena et entreprit de ficeler solidement les deux « Sud-Américains ».
  
  Après quoi, le Kalachnikov dans la saignée du bras, légèrement courbé pour que sa haute taille n’éveille pas la méfiance, il sortit de la maison dès que ses yeux se furent habitués à l’obscurité dans le hall.
  
  Le halo lumineux de Paris se devinait sur la droite, mais la pluie empêchait de distinguer les repères permettant de se situer à l’est, au nord ou au sud. Affectant l’indifférence, Hubert contourna le pavillon. Sous son apparente décontraction, tous ses sens étaient en éveil. Les effets des coups reçus s’étaient estompés. Il se tenait prêt à réagir comme la foudre au moindre signe de menace ou de danger.
  
  Aucune autre sentinelle ne montait la garde dans le jardin. Il eut tôt fait de se convaincre que celui-ci était désert, que personne n’était embusqué derrière le cerisier ou les quatre pommiers.
  
  Restait la possibilité d’une surveillance depuis une voiture, dans la rue.
  
  Avant de s’en assurer, Hubert préféra demeurer un moment en observation le long de la petite cabane servant à remiser les bêches et binettes pour la culture du potager.
  
  Bien lui en prit.
  
  Ce fut d’abord une brève apparition fantomatique dans les laitues du voisin. Puis, après quelques frôlements à peine perceptibles, la progression d’une ombre volumineuse qui escalada silencieusement le muret et le grillage de séparation près d’un poteau de soutènement.
  
  Dans ce genre de rencontre, il est toujours difficile de présager des réactions d’un individu interpellé par surprise. Comme celui-ci semblait pousser la bonté jusqu’à longer la cabane pour mieux se fondre dans l’obscurité, Hubert résolut d’utiliser la recette qui ne lui avait pas si mal réussi depuis le début de la soirée.
  
  Bing ! Au contact du Herstal avec son occiput, l’inconnu parut se dégonfler comme une baudruche.
  
  Une fois délicatement allongé sur la terre mouillée, il émit quelques gargouillis stomacaux, mais sa protestation se limita là.
  
  Masquant le faisceau de sa lampe-stylo entre ses doigts, Hubert se pencha pour voir à quoi il ressemblait.
  
  Il réprima un juron.
  
  Sa collection venait de s’enrichir d’une carte ou d’un insigne supplémentaire.
  
  Du S.D.E.C.E…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  7
  
  
  Jo Forestier était grand et gros, plutôt mal fichu d’aspect, avec un visage faussement mou qui n’avait rien de très séduisant. Généralement habillé sans la moindre recherche, et même plutôt mal, il avait un air parfaitement inoffensif et trompeur. Pour y croire, il fallait l’avoir vu effectuer le grand écart et rebondir pour étendre net trois ceintures noires de karaté, en chute avant ou de maîtres coups de savate à la tête.
  
  Certains n’en étaient jamais revenus.
  
  Jo Forestier occupait le poste de Directeur de Mission au S.D.E.C.E., le Service de Documentation Extérieure et de Contre-Espionnage français, en quelque sorte l’équivalent de la C.I.A., avec en plus toute autorité pour agir à l’intérieur du pays.
  
  Rien à voir avec une barbouze vulgaire et subalterne préposée aux viles besognes…
  
  Et c’est lui qu’Hubert venait d’assommer proprement d’un coup de crosse.
  
  Ils se connaissaient de longue date et avaient eu l’occasion de travailler ensemble à plusieurs reprises, même s’ils ne s’étaient pas vus depuis un certain temps. En tout cas, cela ne disait pas ce que Forestier venait faire pendant la nuit dans un repaire de terroristes palestiniens ou assimilés.
  
  L’espace d’un instant, Hubert fut tenté de transbahuter sa victime dans le jardin d’à côté et de s’éclipser sans demander son reste. Mais il était trop curieux d’apprendre ce que le S.D.E.C.E. pouvait venir faire dans cette histoire. Autant éclaircir le problème tout de suite.
  
  Tout en surveillant à la fois la rue et le potager voisin, il entreprit de ranimer Forestier par un massage coordonné du plexus et des globes oculaires, après avoir pris la précaution de le soulager d’un revolver à canon court niché dans un étui de ceinture.
  
  Le Français ne tarda pas à proférer un grognement caverneux. Connaissant la vivacité de ses réactions dans certaines circonstances, Hubert jugea plus prudent de prendre du champ.
  
  — Ne t’excite pas, prononça-t-il à mi-voix. C’est ton vieux copain Hube…
  
  Forestier grogna derechef, interrompit le mouvement insidieux de sa main vers sa ceinture. Il secoua la tête pour récupérer ses esprits, souffla d’un air pas content, se redressa sur un coude et se palpa le crâne.
  
  — Merde ! grommela-t-il. Tu tapes toujours aussi fort…
  
  Autant d’indices prouvant que le coup ne l’avait pas rendu amnésique.
  
  — Voilà ce qui arrive quand on escalade les murs, ironisa Hubert. La prochaine fois, tu sonneras à la grille comme tout le monde.
  
  Forestier lâcha une bordée de jurons et s’appuya contre la cabane pour se relever.
  
  — Qu’est-ce que tu fous ici ?
  
  — J’ai glissé sur un trottoir et les braves gens qui habitent ici m’ont offert l’hospitalité le temps que je me remette. J’étais en train de prendre congé. Et toi ? Tu te promenais et tu as perdu ton chemin ?
  
  Forestier ne répondit pas.
  
  — Les autres ? questionna-t-il avec un geste pour indiquer le pavillon.
  
  — Ils dorment gentiment. Ça leur est arrivé d’un seul coup.
  
  Forestier ricana en caressant sa bosse.
  
  — Je vois… Tu as eu un… entretien avec eux ? Tu sais qui ils sont ?
  
  — D’après leurs passeports, de paisibles citoyens d’Amérique du Sud…
  
  — Mon œil ! Il y a un peu plus d’une heure, la bande nous a blessé un bonhomme et a contraint l’équipe à décrocher. Quant à l’Amérique du Sud, tu repasseras !
  
  Hubert voyait s’ouvrir soudain de nouveaux horizons. Ainsi, le second groupe en embuscade rue de Navarre appartenait au S.D.E.C.E. ! La situation se compliquait.
  
  Forestier dut tenir un raisonnement sensiblement parallèle.
  
  — Pendant que mes gars filaient, l’un d’eux a eu l’impression que la bande éprouvait quelques problèmes avec un élément imprévu. Autrement dit, c’était toi ?
  
  À quoi bon nier.
  
  Hubert acquiesça négligemment avec le sourire.
  
  — J’ai toujours eu envie de visiter les Arènes de Lutèce.
  
  — La nuit et sous la pluie, hein ?
  
  — Surtout sous la pluie.
  
  On n’en était pas encore à étaler complètement ses cartes.
  
  Forestier tendit la main.
  
  — Tu me le rends ?
  
  Hubert savait que son compagnon n’était pas du genre à l’étendre froidement sans discuter auparavant. En gage de confiance, il lui restitua son revolver.
  
  Il allait provoquer une conférence tripartite avec les deux Palestiniens ficelés quand une voiture s’engagea dans la rue, ralentissant comme pour s’arrêter à hauteur du pavillon.
  
  — On les saute ?
  
  Forestier secoua la tête.
  
  — Il vaut mieux pas. Ces types sont terriblement chatouilleux de la détente et cela risquerait de réveiller tout le quartier. D’autre part, nous les avons sous contrôle. Il est préférable de voir comment ils vont réagir.
  
  Sans attendre, il s’était déjà agrippé au poteau pour repartir comme il était arrivé. Hubert jugea que c’était la voie de la sagesse et décida de le suivre.
  
  Cinq minutes plus tard, il avait appris qu’ils se trouvaient à Châtillon-sous-Bagneux et prenait place, dans une petite rue tranquille, à l’avant de la voiture de Forestier.
  
  Une 504 sombre, comme par hasard…
  
  — Qui commence ? attaqua le Français en péchant une cigarette dans son paquet. Donc, tu fais du tourisme à Paris ?
  
  Hubert savait que c’était à lui de lâcher un peu de lest. Après tout, alliés ou pas, il chassait sur le territoire du S.D.E.C.E. Il devait effectuer le premier pas.
  
  — Nous avons l’impression qu’on nous a préparé un magnifique chapeau et qu’on s’apprête à nous le faire porter, déclara-t-il. Nous aimerions savoir qui, et pour quelles raisons.
  
  Forestier hocha la tête.
  
  — Si c’est toi qui me le dis, je veux bien croire que vous êtes innocents comme l’enfant qui vient de naître. Parce que question indices pour vous mouiller, ce n’est pas ce qui manque !
  
  — Peut-être, concéda Hubert, mais cela ne suffit pas. Il faudrait que nous obéissions à des mobiles et nous n’avons aucune opération en cours ou en préparation.
  
  — Bientôt, tu vas me raconter que vous n’avez jamais eu le moindre contact avec le gars que tu venais voir rue de Navarre ?
  
  — Si peu… Et en admettant que nous parlions bien de la même personne, c’est précisément parce que quelqu’un a tenté de le démolir que je suis à Paris.
  
  — Ah oui ? feignit de s’étonner Forestier. Une bavure dans le style d’Ismet Dilmen ?
  
  Hubert soupira.
  
  — Le Turc ne travaillait plus pour nous depuis un bout de temps, affirma-t-il. Nous n’avons strictement rien à voir dans cette affaire. Il faut chercher ailleurs.
  
  — Comme pour la bombe qui a pulvérisé Félix Carbonnel ?
  
  — Exactement. Je sais que des bruits ont circulé, mais cela fait partie du chapeau qu’on voudrait nous voir porter.
  
  — Puisque tu le dis, répéta Forestier en actionnant le démarreur.
  
  Nullement convaincu…
  
  — Je te dépose où ?
  
  — Je suis descendu au Louvre, mais ma voiture est restée rue Monge. Si ce n’est pas dans ta direction, largue-moi à la première station de taxis.
  
  — N’espère pas t’en tirer aussi facilement ! Le Vieux serait capable de m’envoyer à Cayenne si je lui avouais que je t’ai lâché sans te passer sur le gril.
  
  L’intervention de Forestier en personne était déjà une indication en soi. Son allusion confirmait que les Français suivaient l’affaire de très près. Hubert sauta sur l’occasion.
  
  — Ces Palestiniens, c’est du sérieux ?
  
  Forestier haussa les épaules, évasif.
  
  — Avec eux, on n’est jamais sûr de rien. Depuis que le gouvernement a autorisé l’installation d’une de leurs représentations officielles, ils en prennent parfois un peu trop à leur aise. Normalement, ils ne devraient plus monter la moindre opération en France et devraient se borner à quelques réseaux de soutien pas trop voyants. Mais ce n’est pas ce genre d’engagement qui les gêne. Il leur est facile d’invoquer l’intervention d’éléments incontrôlés et de publier un désaveu bidon en cas de pépin sérieux. C’est ce qui se passera avec ceux-là si ça tourne mal.
  
  Il vira sur la gauche pour rejoindre le boulevard périphérique et la Porte de Châtillon.
  
  — Dans la pratique, nous préférons leur laisser la bride sur le cou en les faisant surveiller par les Renseignements Généraux ou la D.S.T., ajouta-t-il. Au moins, nous les connaissons et nous pouvons glisser le tuyau aux intéressés quand ils semblent préparer quelque chose contre un pays ami. À charge de revanche…
  
  — Si je comprends bien, intervint Hubert, tu faisais ce soir le boulot d’un petit inspecteur de quartier vérifiant que ses protégés n’ont pas quitté le secteur ?
  
  — Pas tout à fait, admit Forestier. Nous avons obtenu une information mettant en cause la C.I.A. et les Palestiniens. Comme elle semblait indiquer une collusion, il fallait tirer ça au clair.
  
  — Ton opinion, maintenant ?
  
  Forestier se mit à rire.
  
  — Si je ne te connaissais pas, je pourrais me laisser abuser par les apparences. Premier point : une équipe essaie de contrôler un type soupçonné de bosser pour les Américains et se fait descendre par les Palestiniens. Ensuite, je vais jeter un coup d’œil au pavillon où niche le commando et tu me tombes dessus. Avoue qu’il y a de quoi s’interroger…
  
  Hubert était bien forcé d’en convenir.
  
  — Tu n’ignores pas que nous sommes déjà en pleine période électorale et que tout le monde s’ingénie à semer la pagaille, reprit Forestier. Jusqu’à présent, la politique extérieure de Washington s’est révélée passablement déconcertante et personne n’a encore réussi à y discerner une véritable idée directrice. D’où l’idée que le président américain pourrait envisager d’un œil favorable l’arrivée des communistes et de la gauche au pouvoir en France…
  
  Tout ce qu’Hubert pouvait certifier, c’est qu’il n’était pas au courant.
  
  — Juste un détail, demanda-t-il. Avez-vous sur le terrain une équipe qui utilise comme signe de reconnaissance les cartes d’associations sportives employées par les gros bras des syndicats ?
  
  Forestier ouvrit des yeux ronds.
  
  — Pas à ma connaissance, fit-il. Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
  
  Dans la mesure où il n’était pas encore au parfum, Hubert ne tenait pas à parler de l’épisode de la rue du Dragon pour le moment.
  
  — Simple curiosité…
  
  Puis, il enchaîna aussitôt :
  
  — Stéphane Martin ? As-tu une idée ce qu’il est devenu ?
  
  Forestier haussa de nouveau les épaules.
  
  — Après la fusillade de la rue de Navarre, il n’a certainement pas pris racine, observa-t-il. Il a dû décamper après le décrochage de mes gens, pendant que les bronzés t’emballaient pour le pavillon de Châtillon-sous-Bagneux.
  
  Il tourna à demi la tête.
  
  — Tu ne vas pas me faire croire que vous n’avez pas prévu de liaison de remplacement ?
  
  — C’est pourtant le cas, assura Hubert. Il ne nous reste plus que les petites annonces depuis que sa première planque est grillée.
  
  — Moi qui pensais que la C.I.A. prévoyait toujours tout !
  
  Un court silence s’instaura à l’intérieur de la 504.
  
  — Le Vieux voudra peut-être te rencontrer, reprit Forestier. Qu’est-ce que je lui dis ?
  
  — Présente-lui mon meilleur souvenir et toutes mes amitiés. À l’endroit et à l’heure qui lui conviendront… Je m’efforcerai de ne pas le faire attendre.
  
  Forestier ne pouvait pas ne pas rendre compte dans les plus brefs délais de l’entrée en scène d’Hubert. Son arrivée signifiait que Washington s’intéressait de très près à ce qui se passait à Paris. Pour les Français, il ne s’agissait plus de « manipuler » un agent de second ordre. À supposer que le Vieux ait envisagé quelque tortueuse manœuvre, l’idée d’affronter Hubert risquait de ne pas susciter chez lui un enthousiasme délirant.
  
  — Rien d’autre à lui dire ?
  
  Forestier espérait sans doute qu’Hubert en lâcherait un peu plus.
  
  — On verra ça quand il t’aura indiqué jusqu’où tu peux aller.
  
  — La confiance règne…
  
  Avec des équipes de gros bras et un commando de Palestiniens circulant dans les parages, il valait mieux raser les murs en se gardant de tous et de tout.
  
  Y compris des vieux amis perdus de vue depuis un peu trop longtemps…
  
  
  *
  
  * *
  
  Après un ultime détour par la rue Bonaparte, Hubert remonta par la rue des Saint-Pères le long de la nouvelle faculté de médecine. Personne dans son sillage.
  
  Forestier n’avait pas cherché à le suivre après l’avoir déposé rue Monge, mais il pouvait se douter de la destination d’Hubert et le devancer pour aller préparer une interception. Leurs protestations d’amitié ne pouvaient dissimuler une vérité que chacun devait envisager. Dans leur métier, la raison d’état primait toute autre considération.
  
  Un jour ou l’autre, ils risquaient de se retrouver opposés. Et ce jour était peut-être arrivé. Si les intérêts de leurs pays respectifs l’exigeaient, ils s’affronteraient.
  
  Loyalement, mais sans faiblesse…
  
  Plus il y réfléchissait, plus Hubert était convaincu que M. Smith ne lui avait pas tout dit et qu’il manquait un élément essentiel dans le dossier qu’on lui avait communiqué avant son départ…
  
  La pluie avait cessé, mais les réverbères traçaient de longues traînées délavées de lumière blanchâtre sur la chaussée glissante. Hubert gara la Chrysler sur un emplacement réservé aux taxis, referma la portière sans la verrouiller, revint sur ses pas.
  
  Au moment où il atteignait l’angle de la rue du Dragon, une fille seule, arrivant en sens inverse, tourna pour s’y engager. Pareille occasion ne pouvait tomber mieux… Hubert accéléra pour la rejoindre en quelques pas.
  
  — Je ne vous veux aucun mal et je ne cherche pas à vous draguer, affirma-t-il d’une voix rassurante. Je pourrai vous raconter que c’est pour une émission de télévision, mais je préfère vous dire la vérité. C’est à cause d’un pari idiot avec un ami.
  
  Comme elle ouvrait la bouche en plissant le front, il enchaîna :
  
  — Il m’a soutenu pendant près d’une heure que j’étais incapable d’aborder la première jolie fille sans que celle-ci me flanque une paire de gifles. Voilà, mon sort est entre vos mains. Giflez-moi ou laissez-moi vous accompagner jusqu’à l’autre bout de la rue…
  
  À l’expression de l’inconnue, il crut que c’était raté. En fait, le problème se situait sur un tout autre plan.
  
  — Pouvez-vous parler plus lentement, s’il vous plaît. Je suis hollandaise et je comprends mal le français…
  
  Elle connaissait l’allemand et se mit à rire quand Hubert recommença ses explications. Visiblement, elle n’en croyait pas un mot.
  
  — Allons-y, monsieur le séducteur, dit-elle en le prenant par le bras. Je vous accorde jusqu’au bout de la rue pour me vendre votre marchandise.
  
  Hubert entreprit donc de lui donner satisfaction. Il aurait préféré qu’elle habite dans les derniers immeubles, ce qui lui aurait permis de faire semblant de la raccompagner jusqu’à sa porte.
  
  Elle s’appelait Leni et ne se serait sans doute pas opposée à ce qu’ils fassent le reste du trajet ensemble, et peut-être plus.
  
  Sur la place de la Croix-Rouge, Hubert s’arrêta pour se pencher sur elle et lui effleurer les lèvres.
  
  — Merci, et bonne nuit…
  
  La laissant alors passablement interloquée, il rebroussa chemin en marchant sur la chaussée même, sifflant joyeusement un air guilleret.
  
  La G.S. qu’il avait dépassée à l’aller se singularisait des autres voitures en stationnement par son pare-brise récemment balayé par les essuie-glaces. Ce pouvait être simplement parce qu’elle s’était garée en dernier, juste avant que la pluie ne cesse.
  
  En vérité, le passager qui se faisait tout petit derrière le volant avait dû les actionner pour se donner un peu de visibilité en direction de l’immeuble qu’il surveillait. Il avait bien essayé de se tasser complètement, comme il le faisait de nouveau maintenant, mais sa présence ne pouvait passer totalement inaperçue pour un œil exercé.
  
  Sifflant de plus belle, regardant vers le haut, Hubert était revenu à la hauteur de la voiture. Personne jusqu’au boulevard…
  
  Il ouvrit la portière à la volée et avant d’avoir compris, le type se retrouva nez à nez avec le Herstal.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  8
  
  
  Hubert recula prudemment hors de portée.
  
  — Descends ! ordonna-t-il.
  
  C’était le second gros bras de l’appartement de Bernard Marquand et il n’avait pas l’air d’apprécier la situation. La vue du Herstal qu’il s’était fait subtiliser devait réveiller les élancements causés par la statuette.
  
  L’air résolu d’Hubert le dissuada de tenter l’impossible. Marmonnant entre ses dents, il obtempéra en prenant soin de conserver ses mains bien en vue.
  
  — Appuie-toi contre la carrosserie, jambes écartées et bras tendus…
  
  La précaution n’était pas superflue. Cette fois, Hubert le délivra du poids d’un automatique Radom en état de marche. Le fait qu’il ait réussi à se procurer une seconde arme en si peu de temps prouvait qu’ils n’avaient aucun problème de logistique.
  
  — Ferme la portière ! fit Hubert. On va monter tous les deux par l’autre. Tu passeras en premier et tu prendras le volant.
  
  La rue du Dragon était toujours déserte, mais n’importe qui pouvait se présenter. Il fallait compter aussi avec le second membre du duo. Il pouvait aussi bien venir prendre la relève en fin de nuit que s’être absenté pour un moment.
  
  S’il était resté dans l’appartement, il importait de filer avant qu’il regarde par la fenêtre et s’aperçoive de ce qui se passait dans la rue.
  
  — Pas d’héroïsme gratuit, conseilla Hubert comme ils contournaient le capot.
  
  Le type savait reconnaître quelqu’un qui a l’habitude de tenir un pistolet. Évitant tout geste brusque, il s’installa et posa ses mains à plat sur le volant. Hubert prit place à son tour, adossé dans l’angle de la portière.
  
  — Démarre et rejoins la Seine…
  
  Dans la boîte à gants, il trouva un permis de conduire au nom de Raymond Adua. La photo correspondait, mais ce n’était pas une garantie. En matière de faux papiers, la C.I.A. ne détenait aucune exclusivité.
  
  La carte grise de la voiture indiquait comme propriétaire une entreprise de reprographie, située près de la Porte de Pantin. Encore un point à vérifier…
  
  Tout en conservant un œil sur le conducteur, Hubert s’efforçait de surveiller l’arrière. La custode constellée de gouttes d’eau gênait la visibilité, mais la circulation était des plus réduites. Jusqu’à présent, personne ne semblait suivre la G.S. Celle-ci atteignit bientôt le quai Malaquais. Hubert eut un geste de la tête vers la gauche.
  
  — Tu continues et tu prends la voie sur berge, fit-il.
  
  Le dénommé Raymond Adua n’avait pas encore prononcé un seul mot. Il se contentait d’afficher un visage renfrogné. Hubert tapota le permis de conduire.
  
  — C’est ton nom ? questionna-t-il. Et tu ne te demandes pas pourquoi je t’embarque ?
  
  L’autre haussa les épaules.
  
  — Vous devez avoir une raison, grasseya-t-il avec un fort accent de Ménilmontant. Vous êtes peut-être un branque qui n’aime pas les taxis et qui veut que je le ramène chez lui.
  
  Il n’était pas muet. Cela n’allait pas bien loin, mais c’était toujours ça d’acquis.
  
  — Et toi, tu es innocent comme l’enfant qui vient de naître ? riposta Hubert. Tu n’étais pas en planque rue du Dragon et c’est quelqu’un que tu ne connais pas qui t’a glissé le Radom dans la ceinture sans que tu t’en rendes compte ?
  
  — Je comprends rien à vos salades…
  
  Hubert ne s’attendait pas à ce qu’il lui raconte sa vie d’entrée de jeu, et il était difficile de discuter sérieusement à l’intérieur de Paris. Après la Tour Eiffel, il ordonna à Raymond Adua d’emprunter le pont de Bir-Hakeim, puis de rejoindre la Porte de Saint-Cloud. Là, il lui fit prendre le boulevard périphérique et l’embranchement conduisant au viaduc d’accès du tunnel de l’autoroute de l’Ouest.
  
  — Si vous voulez aller jusqu’à Rouen, il faudra qu’on fasse de l’essence en route, déclara Raymond Adua. Et je vous préviens que je roule doucement la nuit, surtout quand il pleut. Avec tous ces dingues qui foncent sans respecter la limitation de vitesse, je me méfie.
  
  Sans doute cherchait-il à justifier l’inquiétude qu’Hubert croyait discerner depuis un moment sur ses traits massifs. Il devait avoir l’habitude d’agir en force, sans se soucier de prendre des gants. Sorti de là, il avait l’impression de sables mouvants, en terrain inconnu. L’attitude à adopter à son égard était claire désormais : entretenir l’incertitude et frapper brutalement par surprise.
  
  Derrière, il y avait toujours aussi peu de monde et aucun signe de filature.
  
  Le franchissement du tunnel et la montée de l’autoroute s’effectuèrent dans un silence uniquement troublé par le ronflement du moteur. Le mutisme volontaire d’Hubert accroissait insensiblement l’ambiance pesante régnant dans la voiture. Raymond Adua ne pouvait pas ne pas penser à une « dernière balade » froidement exécutée, sans la moindre explication.
  
  — Tu sors à la première bretelle et tu tournes à gauche vers Versailles !
  
  La voix d’Hubert était froide et impersonnelle, comme s’il accomplissait une besogne routinière.
  
  — À ta place, je ne tenterais pas le diable si les feux sont rouges après le pont.
  
  Les trois paires de phares visibles derrière occupaient la voie centrale ou celle de gauche, dans l’intention évidente de continuer. Hubert le vérifia quand la G.S. vira et traversa le pont au-dessus de l’autoroute. Les feux étaient au vert et ils continuèrent le long des haras en direction du carrefour de la Porte Verte, juste après le panneau indiquant l’entrée de Versailles.
  
  — Tu tournes à gauche et tu vas te garer sur le parking tout de suite à droite, ordonna Hubert.
  
  Là, commençait le Bois de Fausse Repose dont les frondaisons s’étendaient entre Versailles et Ville d’Avray. Un parking avait été aménagé en retrait, au début de la petite route forestière rejoignant l’arrière de la Butte de Picardie et barrée à la circulation automobile. À cette heure, aucun véhicule n’y était garé.
  
  Raymond Adua leva un sourcil intrigué, voulant traduire la perplexité.
  
  — Vous êtes pédé ? grogna-t-il. Je vous préviens que je ne marche pas !
  
  De jour comme de nuit, le Bois de Fausse Repose disputait à certaines allées du Bois de Boulogne le privilège d’héberger une faune d’homosexuels, de voyeurs et de détraqués divers. Par périodes, il était impossible de circuler à l’intérieur sans s’attirer des appels de phares d’au moins une voiture sur deux. Dès qu’on s’arrêtait, il y avait toujours un type pour sortir des buissons avec des intentions bien définies.
  
  Aux époques « d’affluence », ou lorsque les mères conduisant leurs enfants au jardin aménagé le long des premières résidences, se plaignaient de l’arrivée d’une vague d’exhibitionnistes, la police doublait ou triplait les patrouilles. Le contrôle des identités donnait un échantillonnage allant du garçon boucher au commerçant prospère en passant par le cadre supérieur. Certains étaient mariés et pères de famille. Ils suppliaient les policiers, parfois à deux genoux et en larmoyant, de ne pas prévenir leur femme.
  
  Cette nuit, il ne devait pas y avoir grand monde. Des gouttes recommençaient à s’écraser sur le pare-brise et la pluie qui était déjà tombée n’incitait pas à batifoler en petite tenue dans les sous-bois.
  
  Hubert attendit que Raymond Adua se soit arrêté près de la barrière interdisant de continuer au-delà du parking.
  
  — Éteins tes lumières, mais laisse tourner le moteur…
  
  Puis, il ajouta d’un ton égal :
  
  — L’alternative est simple. Ou bien tu réponds à mes questions, ou bien je te descends.
  
  — Ça va pas la tête ? Vous devez vous tromper de bonhomme…
  
  — Qui est ton copain ? Que veniez-vous faire dans l’appartement de la rue du Dragon ? Pour qui travaillez-vous ?
  
  L’autre ricana.
  
  — Vous êtes pas bien ?
  
  — Je compte jusqu’à trois, prévint Hubert froidement. Un… Deux…
  
  Lorsqu’il pressa la détente du Herstal, le fracas de la détonation emplit l’habitacle aux vitres fermées. La balle transperça le toit et Raymond Adua poussa un cri étranglé en portant vivement ses mains à sa tête.
  
  — Désolé si je t’ai un peu éraflé la peau du crâne, fit Hubert. Simple avertissement pour te prouver que je ne plaisante pas. Je vais compter de nouveau jusqu’à trois. Cette fois, tu prends la balle entre les deux yeux. Un…
  
  Une véritable panique bouleversa les traits de Raymond Adua. Il se mit à ruisseler comme une fontaine.
  
  — Vous ne pouvez pas, balbutia-t-il.
  
  — Deux…
  
  — Non !
  
  Le cri avait jailli des entrailles. Raymond Adua se mit à haleter.
  
  — Je parle…
  
  — J’écoute.
  
  À aucun moment, Hubert n’avait cessé d’observer l’avenue éclairée ou l’amorce de la Route de l’Impératrice qui s’enfonçait dans l’obscurité du bois à l’opposé du parking. Quelques voitures étaient passées en direction des premières maisons de Versailles, et c’était tout.
  
  Étouffée par l’habitacle, le clapotement de la pluie aidant, la détonation n’avait pas pu être entendue. Au pire, elle pouvait être assimilée à un bruit d’échappement assourdi.
  
  Rien à craindre d’un éventuel dragueur… Ses coups de phares révéleraient deux silhouettes à l’avant de la G.S., et il n’insisterait pas.
  
  Le seul risque résidait dans une patrouille de police, mais il était minime. Par un temps pareil, le gibier était rare et les policiers devaient rester à attendre les inévitables appels dus aux accidents provoqués par les routes glissantes.
  
  — J’écoute, répéta Hubert.
  
  Raymond Adua déglutit péniblement.
  
  — Mon vrai nom est Raymond Seguin, fit-il. J’appartiens à une cellule d’action du Parti. Nous sommes quatre et le chef s’appelle Roland Magret. C’est lui qui m’accompagnait dans l’appartement de la rue du Dragon. Il devait venir ou envoyer quelqu’un pour me relever au milieu de la nuit afin de continuer la planque…
  
  Il s’interrompit une seconde, essuya de la main son front moite.
  
  — Les instructions sont de retrouver Stéphane Martin et de l’embarquer pour lui tirer les vers du nez, reprit-il. Nous pensons qu’il nous double avec les Américains et qu’il pourrait nous en dire long sur l’affaire de Montpellier et sur la bombe du Pré-Saint-Gervais. Nous devons lui faire cracher ce que la C.I.A. est en train de goupiller contre nous.
  
  Hubert ne releva pas. Même s’il s’en doutait, inutile de lui confirmer qu’il arrivait de Washington.
  
  — Quelle preuve avez-vous qu’il s’agit bien des Américains ?
  
  Raymond Adua-Seguin déglutit de nouveau, le souffle court.
  
  — Je ne suis pas au courant de tout, mais je sais que des bruits circulent et qu’il y a des indices, expliqua-t-il. Il est à peu près certain que Stéphane Martin en croque auprès des Américains et que ceux-ci ont monté un attentat bidon en vue de le dédouaner à nos yeux. Même s’il n’est pas dans le secret de ce qui se prépare, il nous permettra de remonter jusqu’à l’échelon supérieur. Et là, ils nous diront quel montage Washington est en train de préparer en utilisant une bande de faux excités palestiniens comme rideau de fumée.
  
  Hubert demeura totalement impassible. Selon son interlocuteur, les communistes étaient eux aussi dans le bleu et croyaient à une action de la C.I.A.
  
  La première conclusion venant à l’esprit était qu’un troisième larron avait entrepris une manœuvre d’intoxication double pour dresser les Américains contre les Russes sur le sol français. Et ce, en période pré-électorale.
  
  Toute la question était de déterminer le bénéficiaire de l’opération !
  
  Entre certains partis de la majorité à l’indépendance à fleur de peau ou de l’opposition se proclamant libérale et modérée, le choix était vaste. Les uns pouvaient vouloir invoquer une ingérence tous azimuts pour provoquer un sursaut national à leur bénéfice. Quant aux autres, ce serait une occasion de s’indigner vertueusement des manigances d’un partenaire visiblement inféodé à Moscou et de lui rafler un nombre respectable de voix.
  
  Et Forestier là-dedans ? Essayait-il de débrouiller le vrai du faux ou était-il partie prenante dans le montage ? Il semblait en savoir très long sur les « Palestiniens »…
  
  — De qui reçois-tu tes ordres ?
  
  — Roland Magret, je vous l’ai déjà dit, prononça Raymond Adua-Seguin.
  
  Hubert releva le canon du Herstal.
  
  — Tu ne vas pas m’obliger à te faire sauter le crâne ? Ça salirait la voiture.
  
  Le gros bras eut un geste de défense tout en reculant contre la portière.
  
  — C’est un camarade qui est arrivé spécialement de Moscou, déclara-t-il précipitamment. Il se fait appeler Igor. Je ne l’ai rencontré qu’une seule fois avec Roland Magret. J’ignore son véritable nom et je ne sais pas comment le contacter. Notre groupe est cloisonné par mesure de sécurité. Roland est le seul à connaître le moyen de le joindre.
  
  Le processus était vraisemblable. Les gens du « Centre » ou du K.G.B. opérant à l’étranger n’avaient pas l’habitude de fournir leurs coordonnées à n’importe qui.
  
  — À quoi ressemble-t-il ? questionna Hubert. Où la rencontre a-t-elle eu lieu ?
  
  — À bord de cette voiture. Igor nous attendait à la station de métro Richelieu-Drouot. Nous avons roulé pendant qu’il nous exposait toute l’importance de cette mission. Nous l’avons déposé près de la Place des Ternes.
  
  La description qu’en fit ensuite Raymond Adua-Seguin pouvait s’appliquer à un bon million de Russes, sans compter deux ou trois fois plus d’Européens de diverses nationalités et un nombre égal d’habitants d’Amérique du Nord. Hubert ne risquait pas de le reconnaître d’un simple coup d’œil en le croisant pour la première fois dans la rue.
  
  — Tu m’as dit que Roland Magret devait venir te relever, mais tu as forcément la possibilité de le prévenir en cas de retour de Stéphane Martin ou d’événement imprévu. Vas-y…
  
  Depuis quelques instants, Hubert avait l’impression de distinguer une masse sombre à travers la vitre arrière gauche brouillée par la pluie et un début de buée à l’intérieur, comme si un véhicule arrivait lentement de la route traversant le bois, tous feux éteints.
  
  En même temps que les lumières de l’avenue accrochaient plusieurs reflets, révélant la carrosserie d’une conduite intérieure, Hubert fut brusquement étreint par la certitude physique d’un péril imminent.
  
  Sans réfléchir, il débloqua sa portière et se projeta à la renverse.
  
  À la seconde précise où le fracas d’une rafale éclatait dans la nuit…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  9
  
  
  Une grêle de balles martela les tôles de la G.S. comme Hubert touchait le sol et roulait sur lui-même dans une flaque d’eau. Les vitres volèrent en miettes et le gros bras tressauta sous les impacts en poussant un hurlement déchirant.
  
  S’il en réchappait, ce ne serait pas la faute du tireur mais grâce aux chirurgiens qui parviendraient à le recoudre, si c’était encore possible, éventualité qui dégringolait en chute libre à chaque nouveau sursaut.
  
  Obéissant à son instinct qui lui dictait de ne pas riposter, Hubert se retrouva à quatre pattes dans l’angle mort constitué par la carrosserie de la G.S. Les projectiles continuaient à siffler et à ricocher en piaulant autour de lui. Une seconde rafale prit le relais de la première, un autre Kalachnikov au bruit, mais aucun phare ne s’alluma.
  
  La chance !
  
  Repliant ses jambes, Hubert s’élança droit devant lui, courbé en deux, sans chercher à zigzaguer. Normalement la G.S. devait empêcher les tueurs de l’apercevoir. Et de toute manière, si son heure avait sonné, la balle qui lui était destinée le trouverait aussi bien ici ou là. Alors, autant foncer sans prendre le risque supplémentaire de déraper et de s’étaler à cause d’un changement de pied malencontreux.
  
  Il dépassa en trombe la barre de bois placée en travers de la chaussée pour interdire le passage des véhicules, continua coudes au corps vers le grillage délimitant sur la droite l’aire aménagée pour les enfants, prêt à plonger dans le fossé bourbeux si les phares s’allumaient dans son dos.
  
  Lorsque la seconde rafale s’interrompit enfin, il avait une bonne cinquantaine de mètres d’avance et se trouvait pratiquement à la hauteur des premiers taillis sur la gauche. Encore un effort, et la courbe de la petite route forestière le mettrait définitivement hors de vue.
  
  Mais les tueurs ne s’étaient pas rendu compte qu’il avait réussi à leur fausser compagnie derrière le masque constitué par la G.S., à moins qu’ils s’estiment satisfaits d’avoir supprimé le conducteur.
  
  Le grondement du moteur s’enfla et s’éloigna rapidement en direction de l’autoroute.
  
  Il ne s’était pas écoulé plus de vingt secondes depuis qu’Hubert avait ouvert la portière pour se laisser tomber à terre…
  
  Si le coup de feu tiré à l’intérieur de la voiture n’avait sûrement pas été entendu, les rafales avaient dû réveiller la moitié des habitants des résidences qui se dressaient à proximité. Le standard du 17 devait déjà enregistrer les premiers appels affolés. Dans cinq minutes, dix au grand maximum, le carrefour de la Porte Verte serait investi par les fourgonnettes bleu et blanc de police-secours et par les voitures de ronde rameutées par radio.
  
  Par vent d’ouest, les Versaillais recevaient les échos des mitrailleuses et autres gadgets essayés au camp de Satory, mais c’était à l’opposé et infiniment moins près.
  
  Compte tenu de la proportion de militaires à la retraite ou en activité, la police saurait avant d’être arrivée sur les lieux que deux armes automatiques au moins avaient été utilisées. Peut-être même un des correspondants aurait-il identifié le débit caractéristique… Toujours est-il que les policiers n’arriveraient pas seulement à deux ou trois, et les mains nues.
  
  Hubert continua à courir. La portière demeurée ouverte témoignerait qu’un des occupants de la G.S. avait réussi à s’enfuir. Le temps de recevoir les effectifs suffisants, un bouclage du bois et du quartier limitrophe serait organisé dans l’espoir de l’intercepter. Il fallait qu’il parvienne à filer avant.
  
  Malgré la pluie, Hubert aurait été prêt à parier à mille contre un que la G.S. n’avait pas été prise en filature entre la rue du Dragon et Versailles. Toutefois, l’apparition de la voiture des tueurs n’était pas un pur produit de son imagination.
  
  Une seule explication : quelqu’un avait fixé sous le coffre ou sous une aile de la G.S. un « mouchard » émettant un signal radio et permettant ainsi de la suivre à distance sans jamais se montrer. Elle était peut-être aussi dotée d’une « sonorisation » complète autorisant l’écoute de ce qui se disait à l’intérieur. Mais il était trop tard pour retourner vérifier.
  
  Pour ce qui était de celui qui avait installé le « mouchard » ou le micro, le choix n’était pas limitatif. Ce pouvait être Igor lui-même ou Roland Magret par mesure de sûreté, les Palestiniens, ou encore le S.D.E.C.E.
  
  Hubert refusait de croire que Jo Forestier puisse aller jusqu’à tenter de le supprimer froidement, mais il pouvait avoir sous ses ordres, ou parallèlement, des sous-fifres que les scrupules n’étouffaient pas particulièrement…
  
  Coupant par une allée aboutissant sur l’arrière de la grande résidence en arc de cercle qui donnait en haut de l’avenue des États-Unis, Hubert déboucha sur un parking malheureusement fermé par une barrière électrique. Il lui était difficile de l’enfoncer sans réveiller le gardien dont la loge était bâtie à deux mètres. Certes, même sans clé, Hubert se faisait fort d’actionner le mécanisme qui la levait, mais cela lui prendrait du temps, trop de temps. Vers le milieu de la résidence, des fenêtres étaient allumées, sans doute des locataires réveillés par les rafales.
  
  Dans la descente, avant un garage, des voitures stationnaient à la file. Plusieurs étaient à l’état d’épave et avaient dû être amenées par des dépanneuses à la suite d’accidents. Dans le lot, il y avait pourtant une 2 CV qui paraissait indemne quoique pas spécialement de première fraîcheur.
  
  La fermeture défunte des vitres et l’absence d’antivol représentaient une véritable invitation à vérifier si la batterie était bien chargée. Quinze secondes plus tard, Hubert avait bricolé les fils de contact et actionnait le démarreur.
  
  C’était presque une antiquité d’après l’apparence, mais le moteur toussota et partit joyeusement à la seconde sollicitation.
  
  Tandis que la 2 CV s’élançait en tanguant, des phares bleutés apparurent dans le rétroviseur, tout au loin, au bout de la descente de l’avenue de Saint-Cloud.
  
  Hubert enfonça l’accélérateur au plancher.
  
  Il était temps.
  
  
  *
  
  * *
  
  La logique aurait voulu qu’Hubert se débarrasse au plus vite de la 2 CV « empruntée » pour le cas où il se heurterait à un contrôle de police, mais il lui aurait fallu retourner au centre de Paris pour récupérer sa Chrysler, que par ailleurs Forestier au moins connaissait.
  
  Le facteur temps était essentiel, il en avait la conviction. D’autre part, si les policiers installaient des barrages dans l’espoir d’intercepter une équipe de dangereux tueurs, ils ne s’intéressaient certainement pas à un homme seul à bord d’une vieille 2 CV tout juste capable de dépasser le quatre-vingts sur le périphérique.
  
  À la télévision ou dans les annales de bouche à oreille, les gangsters et autres malfrats prenaient toujours le large à cent cinquante à l’heure à bord de puissantes voitures gonflées…
  
  Sans avoir été inquiété, Hubert sortit de l’échangeur de la Porte de Châtillon et emprunta l’avenue Pierre-Brossolette avant d’obliquer vers le cimetière de Bagneux, à proximité duquel il se gara. C’était assez loin pour ne pas éveiller la méfiance des guetteurs, mais assez près pour qu’il n’ait pas à marcher pendant un quart d’heure.
  
  Restait à gagner le pavillon par une voie un peu différente de celle empruntée par Forestier. Ce dernier connaissait le chemin et n’avait peut-être pas sommeil. Inutile de lui fournir à son tour l’occasion de manier la crosse sans discernement.
  
  Après une approche en biais, Hubert aborda prudemment le jardin en face de la petite cabane à outils. Aucune sentinelle ne semblait plus monter la garde. Il se tapit derrière un arbre afin de scruter l’obscurité.
  
  La pluie s’était de nouveau transformée en bruine et il ne faisait pas très chaud. Lorsqu’il avait roulé dans la flaque, Hubert n’avait pu empêcher ses vêtements d’être en partie trempés.
  
  Entièrement plongé dans l’obscurité, le pavillon paraissait déserté. La bande avait dû vider les lieux sans espoir de retour après l’évasion d’Hubert.
  
  À moins qu’il ne s’agisse d’un piège… ou que les pistoleros de Versailles aient pris le chemin des écoliers pour revenir et ne soient pas encore rentrés…
  
  Aucune réaction ne se produisit quand Hubert atterrit doucement dans le jardin et se glissa silencieusement vers la porte d’entrée. Il retint son souffle dans l’espoir de percevoir un bruit à l’intérieur, sans résultat.
  
  Procédant avec sa méfiance habituelle, Hubert entrebâilla imperceptiblement la porte jusqu’à rencontrer une très légère résistance. Tâtonnant alors du bout des doigts, il se mit au travail.
  
  Le dispositif de mise à feu était très classique, sans surpiégeage, mais il aurait suffi de quelques centimètres de plus pour provoquer l’explosion de tout le plastic entreposé.
  
  À défaut de pouvoir tout débarrasser, l’art d’utiliser les restes…
  
  Du pavillon, on aurait retrouvé un grand trou et des débris sur deux cents mètres de rayon si un visiteur imprévoyant avait ouvert un peu trop vivement. Encore mieux qu’une fuite de gaz…
  
  Redoublant de méfiance, Hubert s’assura qu’aucun fil suspect ne traînait par terre et qu’aucune grenade quadrillée ne remplaçait le seau d’eau en équilibre au moment de franchir les portes suivantes. Ces terroristes étaient de grands gamins.
  
  Juste un peu brutaux…
  
  Dans la pièce où il s’était réveillé, gisait le malheureux gardien abusé par son subterfuge, au milieu d’une mare de sang.
  
  Ses compagnons ne s’étaient pas contentés de l’assommer ou de lui flanquer une raclée pour avoir laissé échapper le prisonnier qu’il était chargé de surveiller. C’est-à-dire qu’ils avaient commencé par ça.
  
  Ensuite, pour lui apprendre à vivre, ils lui avaient collé deux balles dans le ventre.
  
  La justice révolutionnaire ne s’accommode pas de demi-mesures.
  
  Les mains pleines de sang crispées sur ses blessures, il gémissait sourdement en dodelinant de la tête sous l’effet de la douleur. Son visage était couleur de cendre dans le faisceau de la lampe d’Hubert.
  
  Plutôt que de l’achever, ses compagnons avaient dû l’abandonner en lui souhaitant une agonie aussi longue que possible. Son seul espoir d’en finir rapidement était que quelqu’un pousse la porte du pavillon sans précautions et l’expédie par la même occasion au paradis du prophète.
  
  Car il ne risquait pas de bouger et de précipiter lui-même le mouvement en déclenchant la machine infernale pour abréger ses souffrances. Comble de raffinement, on lui avait tranché les jarrets au rasoir…
  
  Si le temps ne leur avait pas manqué, ils lui auraient sans doute demandé en plus de faire son autocritique dans le détail.
  
  Hubert chassa le sentiment de pitié qu’il était sur le point d’éprouver. Le moribond n’aurait sûrement pas hésité une seule seconde à lui faire subir le même traitement.
  
  Un bon terroriste doit être capable de lancer une bombe dans un cinéma ou de tirer à la roquette sur un car transportant des enfants. Question de vocation…
  
  Comme d’autres choisissent l’élevage des chèvres ou la recherche médicale.
  
  Malgré tout, Hubert lui plaça son blouson en boule sous la tête pour le soulager, se pencha ensuite pour examiner les blessures. Le diagnostic était facile à faire. L’hémorragie continuait lentement, inexorablement. Compte tenu du sang qu’il avait déjà perdu, le type était fichu. Même si une ambulance s’était trouvée à l’instant devant le pavillon et avait pu l’embarquer séance tenante vers l’hôpital le plus proche, il n’aurait pas eu l’ombre d’une chance.
  
  — Qui sont-ils ? questionna Hubert en français puis en anglais. Qui est le chef ? Où se cachent-ils ? Que sont-ils venus faire à Paris ? Qui donne les ordres ?
  
  Tout d’abord, le mourant sembla ne pas avoir entendu, comme s’il avait déjà dépassé le stade de la perception pour glisser dans un coma irréversible.
  
  En tout cas, ce n’était pas un simulacre pour attaquer Hubert par surprise et le neutraliser. Ce dernier n’aurait eu aucun mal à l’étendre d’une simple pichenette.
  
  Il répéta ses questions l’une après l’autre en articulant lentement. Cela aurait été plus facile s’il avait parlé l’arabe, mais son vocabulaire était par trop limité et spécialisé.
  
  Les maîtresses amoureuses cantonnent généralement leur conversation à un domaine précis et les insultes des chauffeurs de taxi, pour variées qu’elles soient, ne suffisent pas pour alimenter une conversation courante.
  
  Un déclic parut toutefois s’opérer dans le cerveau du blessé. Il entrouvrit les yeux et sa respiration se fit plus rapide.
  
  — Le chef est Mahmoud Ibrahim, murmura-t-il d’une voix sifflante. C’est lui qui a dit de me tuer… Il prétend qu’il est libyen né en Algérie, mais ce n’est pas vrai…
  
  Hubert dut approcher son oreille pour comprendre la fin de la phrase.
  
  — Où est-il parti ?
  
  Le moribond serra les mâchoires sous l’effet de la souffrance. Ses narines se pincèrent un peu plus et sa peau se tendit sur ses maxillaires. Il cessa de respirer pendant deux secondes avant de trouver la force de répondre.
  
  — Une maison entre Verneuil et Vernouillet… C’est le réseau de soutien qui l’a achetée… Elle sert pour les commandos qui opèrent depuis la France…
  
  Encore une calomnie… Toutes les représentations officielles à Paris se seraient empressées de démentir et de crier à la provocation.
  
  Hubert ouvrit la bouche, mais le blessé poursuivit dans un souffle, comme si cela le soulageait de livrer ce qu’il avait sur l’estomac.
  
  — Nous devions supprimer un agent communiste soupçonné de trahir au profit des Américains… Nous devions aussi remonter la filière et liquider tout le monde… Ensuite, nous nous serions cachés en attendant de frapper un grand coup…
  
  L’homme en question était probablement Stéphane Martin, mais Hubert voyait mal en quoi l’élimination des gens avec qui il était en rapport pouvait représenter un « grand coup ».
  
  — De qui et de quoi s’agit-il ?
  
  Braqué sur ses propres paroles, le mourant continua sans s’occuper de l’intervention :
  
  — Mahmoud Ibrahim a reçu ses instructions d’un Syrien qui se fait appeler Abou Omar… C’est moi qui étais son garde du corps… Je suis sûr que ce n’est pas un Arabe… Il doit travailler pour les Américains…
  
  Un rictus découvrit ses dents.
  
  — C’est un piège…
  
  Brusquement, tout son corps se tendit comme un arc. Un filet de sang coula de ses lèvres et ses muscles se relâchèrent. C’était fini.
  
  Hubert se redressa en proie à la plus grande perplexité. Les dernières paroles du mort pouvaient être le fruit d’une divagation ou procéder d’une volonté de l’égarer sciemment. Pourtant, elles avaient un accent de sincérité incontestable.
  
  Hypothèse qui pouvait trouver une sorte de confirmation dans les liquidations inexplicables de Londres et de Montpellier.
  
  Un plan d’ensemble en vue de préparer le « grand coup » évoqué ? Mais cela ne disait pas en quoi celui-ci consistait. Ensuite, à quels mobiles obéissait le dénommé Abou Omar pour provoquer les éliminations prévues ?
  
  Faire porter la responsabilité de l’opération sur la C.I.A. était de bonne guerre pour noyer le poisson derrière un écran de fumée. En revanche, pourquoi utiliser un commando de terroristes arabes. D’habitude, Washington employait une autre main-d’œuvre. Les milieux bien informés ne manqueraient pas de flairer le montage.
  
  Camouflage au second degré ? C’était possible. Afin d’égarer les soupçons, la C.I.A. aurait intoxiqué un groupe palestinien pour lui faire effectuer la besogne. D’où les rumeurs distillées à l’avance en vue de l’impliquer indirectement.
  
  À condition de semer une pagaille suffisante au moment du « grand coup », fausses pistes multiples et « preuves » préfabriquées assorties ou non de « confessions », il en resterait toujours quelque chose.
  
  Assez pour alimenter une campagne de presse bien orchestrée, par exemple…
  
  Hubert éteignit sa lampe et quitta la pièce pour rejoindre la sortie.
  
  Personne ne l’attendait au passage, pas plus que dans le jardin. Un coup d’œil dans la rue déserte le persuada que le pavillon n’était pas surveillé depuis un véhicule. Forestier avait dû transporter son dispositif de « longue corde » autour de la nouvelle planque où le commando avait trouvé asile.
  
  Cinq minutes plus tard, Hubert était de retour à l’endroit où il avait laissé la 2 CV. Il mit en route pour regagner Paris.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  10
  
  
  Le temps était vraiment pourri et il pleuvait de nouveau sur Saint-Germain-des-Prés. Impossible de dire si le vent qui soufflait désormais en rafale allait chasser les nuages ou apporter des trombes d’eau sur la capitale…
  
  Une fois de plus, les gens de la météo allaient en être réduits à jouer leurs prédictions à pile ou face. Ils avaient une chance sur deux de tomber juste, ce qui n’était pas si mal.
  
  Après s’être assuré qu’aucun ciré bleu nuit n’était en vue, Hubert abandonna la 2 CV en stationnement interdit devant la nouvelle faculté de médecine.
  
  La première aubergine à faire le trottoir au matin ne manquerait pas de glisser un souvenir sous l’essuie-glace, à moins que la fourrière ne l’ait déjà embarquée. Ainsi, son propriétaire saurait où la récupérer dès qu’il porterait plainte.
  
  Ignorant son nom et son adresse, Hubert lui devait au moins ce menu service. D’autres emprunteurs pas très scrupuleux auraient pu l’abandonner froidement au fin fond d’un parking souterrain où personne ne s’en soucierait avant quinze jours ou trois semaines.
  
  À l’angle de la rue de l’Université, un garçon et une fille essayaient d’oublier la pluie en pratiquant le bouche à bouche. Ils auraient mieux fait de se décider à aller chez l’un ou chez l’autre ou encore à l’hôtel. S’ils n’y prenaient pas garde, ils risquaient d’attraper un rhume ou des champignons entre les orteils avec toute cette humidité.
  
  Remontant son col pour se préserver du vent, Hubert rejoignit le boulevard Saint-Germain, sur lequel il s’engagea, empruntant le trottoir de gauche avec circonspection, l’œil aux aguets, enregistrant le moindre détail avec la précision d’un objectif photographique.
  
  Raymond Adua-Seguin ayant déclaré que Roland Magret devait venir le relever dans le courant de la nuit, il lui suffirait de l’attendre et de l’intercepter en douceur.
  
  Ou sans douceur s’il manifestait l’intention de ne pas se laisser faire…
  
  Une première précaution consistait à vérifier qu’il n’était pas arrivé entre-temps, pendant les intermèdes de Versailles et de Châtillon-sous-Bagneux. Dans l’affirmative, comme rien ne permettait de deviner que son compagnon avait été embarqué contre son gré, il en aurait tiré la conclusion que ce dernier avait suivi une piste sans pouvoir le prévenir.
  
  Il était encore un peu tôt pour qu’il vienne assurer la relève, mais Hubert préférait limiter les risques. Il possédait l’énorme avantage de connaître le chef de la cellule « action » alors que la réciproque ne jouait pas contre lui.
  
  Ensuite, si cela ne marchait pas pour une raison quelconque, une idée lui était venue pour un plan de rechange. Si son raisonnement était juste, il n’aurait pas besoin d’interroger le marc de café pour retrouver la trace de Sophie Sciteaux.
  
  Donc de Stéphane Martin…
  
  Bientôt, le champ de vision d’Hubert dépassa l’angle de la rue du Dragon, de l’autre côté du boulevard.
  
  Réduisant à néant tous les espoirs qu’il avait pu formuler…
  
  Vers le milieu de la rue, un fourgon sombre de police-secours occupait la chaussée. Derrière, le gyrophare d’un break lançait des éclairs bleuâtres qui se reflétaient sur les carrosseries et les trottoirs mouillés.
  
  Il ne manquait plus que quelques inspecteurs en civil pour compléter le tableau, mais le résultat était là. Peu importait que les policiers aient été appelés à la suite d’un duel au Kalachnikov ou à cause du cadavre caché dans le placard. À moins de vouloir à tout prix se signaler à l’attention des autorités, Hubert n’avait plus qu’à continuer son chemin sans s’arrêter. Inutile de traîner dans le quartier… Si Roland Magret était venu, il devait être reparti encore plus vite. Et s’il n’était pas encore là, il n’était pas question de tenter de l’intercepter avec toutes les pèlerines qui prenaient le frais dans le coin.
  
  Hubert alla reprendre sa Chrysler et démarra en direction du boulevard Saint-Michel.
  
  Un détour par la rue de Navarre équivaudrait à donner un coup d’épée dans l’eau. Après la fusillade, Stéphane Martin et Sophie Sciteaux n’étaient certainement pas restés à attendre qu’on vienne les chercher. À supposer qu’il y ait eu des indices à découvrir dans l’appartement de la fille, les hommes de Forestier avaient dû s’en occuper depuis.
  
  Hubert avait bien songé à appeler celui-ci, mais il aurait été obligé de parler de la balade à Versailles. À la réflexion, il préférait essayer avant tout d’éclaircir un peu plus l’attitude des Français dans cette affaire. Si le S.D.E.C.E. parvenait à mettre la main sur Stéphane Martin et à prouver qu’il travaillait pour Washington, il disposerait d’un argument de pression pour influer sur la suite des événements.
  
  Et s’il était possible de démontrer que les menus services rendus à la C.I.A. se doublaient d’un flirt au-delà du rideau de fer, Paris pourrait flétrir la collusion des super-puissances en distribuant l’anathème des deux mains à la fois. En période pré-électorale, les arguments de politique intérieure prenaient trop souvent le pas sur le reste.
  
  Un quart d’heure plus tard, Hubert était fixé quant à la raison sociale figurant sur la carte grise de la G.S. mitraillée à Versailles. L’adresse indiquée correspondait à un modeste café occupant le rez-de-chaussée d’une vieille maison à un étage, vraisemblablement promise à la démolition en même temps que ses voisines. Le grand immeuble qui se construisait à la place boucherait sans doute la vue et cacherait le soleil, mais il lui faudrait un nombre respectable d’années pour paraître aussi sale et décrépi, même si l’architecte laissait le béton à nu sans le peindre, par économie ou en vertu d’un sens de l’esthétique original.
  
  Dans l’immédiat, il n’y avait pas à proximité la moindre société de reprographie où le dénommé Roland Magret aurait pu attendre d’aller relever son compagnon rue du Dragon…
  
  Tout en continuant à surveiller son rétroviseur, Hubert reprit le chemin du Palais-Royal pour rallier le Louvre. Avec la police rue du Dragon, cela suffisait pour cette nuit.
  
  Il achevait de se déshabiller dans sa chambre quand le téléphone sonna.
  
  C’était Forestier.
  
  — Hubert P. Bridge ? ironisa celui-ci. Il fallait le dire, j’aurais pu gaffer…
  
  — Avec toi, aucun risque, répliqua Hubert.
  
  C’est à dessein qu’il avait omis de préciser à Forestier qu’il n’était pas descendu à l’hôtel sous sa véritable identité. Le fait que celui-ci l’appelle juste après son retour montrait qu’il l’avait fait placer sous contrôle et ne cherchait pas à s’en cacher.
  
  — Je ne te demande pas si je te réveille, reprit Forestier. Les petites femmes de Paris, hein ? Tu t’es offert le Lido ou les Folies-Bergère ?
  
  — Le décalage horaire, déclara Hubert. Je me suis rendu compte que je n’avais pas sommeil. À Washington, c’est le début de la soirée…
  
  — Évidemment, admit Forestier. Si j’y avais pensé, je t’aurais proposé la tournée des grands ducs, Versailles et ses illuminations…
  
  — Sous la pluie, très peu pour moi ! Je déteste me faire tremper.
  
  — Pourtant, son et lumière…
  
  Forestier insistait un peu trop lourdement. À croire que la sonorisation de la G.S. aboutissait chez lui ou que ses hommes s’étaient offert le carton sur le parking. Hubert rejeta cette hypothèse. Si cela avait été le cas, il n’en aurait pas parlé. Il devait plutôt agiter l’hameçon dans l’espoir que ça morde.
  
  — Tu ne pourrais pas être un peu plus clair ? demanda Hubert.
  
  Forestier soupira.
  
  — Je t’expliquerai ça de vive voix, fit-il. Autrement, tu t’es bien amusé ?
  
  — Je te raconterai ça, rétorqua Hubert.
  
  — Si c’est pressé, je peux passer, proposa Forestier. Moi non plus, je n’ai pas tellement sommeil.
  
  — Tu serais déçu, assura Hubert. Cela ne vaut vraiment pas le déplacement.
  
  — Bon, prononça Forestier d’un ton quelque peu désappointé. Je voulais te dire aussi que j’ai transmis tes amitiés. Tu as les siennes en retour, mais il risque d’être très occupé dans les jours qui viennent. Il sera peut-être difficile que vous vous rencontriez. À moins, bien entendu, que tu n’y tiennes vraiment.
  
  En d’autres termes, le « Vieux » n’était pas chaud pour se compromettre avec la C.I.A. par les temps qui couraient. On pouvait l’interpréter de plusieurs façons.
  
  — On se rappelle dans la matinée, conclut Forestier. D’accord ?
  
  — Fais de beaux rêves…
  
  Après avoir raccroché, Hubert alla jusqu’au petit bar-réfrigérateur placé dans l’entrée en face de la porte de la salle de bains. Puis, s’étant servi un verre de « J. & B. », il se mit à réfléchir pour tenter de découvrir ce que dissimulait le coup de fil de Forestier.
  
  
  *
  
  * *
  
  Le temps était toujours aussi maussade sur Paris. Le vent n’avait chassé les nuages que pour en amener d’autres qui s’accumulaient dans le ciel bas. Les flaques de la nuit n’auraient pas le loisir de finir de sécher. C’était bien parti pour qu’il pleuve de nouveau avant midi.
  
  Au lieu de prendre la Chrysler, Hubert traversa la rue de Rivoli et passa sous une des voûtes du Palais du Louvre afin de s’engager sur la vaste place du Carrousel. Il avait envie de marcher un peu. Et il ne lui déplaisait pas de compliquer la tâche à l’équipe de Forestier qui devait s’attendre à une filature motorisée. Cela leur ferait prendre de l’exercice.
  
  Les informations du matin étaient pleines de déclarations d’hommes politiques qui se lançaient programmes, chiffres et invectives à la figure. Le temps manquait pour les faits divers.
  
  C’est sûrement pour ça, et pour cette seule raison, que la fusillade de Versailles n’était même pas évoquée, pas plus que la cause de l’intervention de la police rue du Dragon.
  
  Les deux événements s’étant produits trop tard, les quotidiens du matin ne pouvaient pas en parler. Il faudrait attendre ceux du soir pour voir si le silence persistait, ce qui signifierait que l’omission n’était pas accidentelle.
  
  Les premiers touristes commençaient tout juste à débarquer, reconnaissables à leurs déplacements grégaires et leurs appareils photographiques. Hubert n’eut aucune difficulté à repérer son suiveur qui se donnait pourtant beaucoup de mal pour adopter l’allure du promeneur anonyme uniquement passionné par le vol des pigeons.
  
  Malgré son air de Français moyen, son imperméable mastic et sa casquette à carreaux, il était aussi visible au milieu des touristes qu’une mouche dans un bol de lait.
  
  Ses épaules indiquaient aussi qu’il ne se contentait pas de pratiquer le sport devant son poste de télévision. À ne pas oublier, le cas échéant…
  
  Après la Seine, il était toujours fidèle au poste. Manifestement, il était convaincu qu’Hubert l’avait repéré et ne cherchait plus à donner le change.
  
  La 2 CV n’avait pas bougé, mais son pare-brise s’ornait déjà de deux papillons. Toujours suivi par son ombre, Hubert atteignit le boulevard Saint-Germain.
  
  L’apparition d’un taxi vide fit naître en lui la tentation de le héler pour fausser compagnie au gars de Forestier, mais Hubert y renonça. La rue du Dragon était probablement sous surveillance et cela ressemblait un peu à de la mesquinerie visant personnellement le type, sans aucun résultat pratique.
  
  Il n’y avait pas trace de Roland Magret, mais une camionnette de livraison stationnait ; elle n’était pas là durant la nuit.
  
  Impossible de rien voir à l’intérieur, mais la coïncidence était troublante… Hubert se retint de tambouriner du poing contre la carrosserie, rien que pour la réaction.
  
  L’obstacle le plus sérieux résidait dans la concierge, mais la loge était fermée. Elle devait être dans les étages en train de raconter par le menu ce qui s’était passé pendant la nuit.
  
  À moins qu’elle n’ait été obligée de prendre un somnifère pour se rendormir après toutes ses émotions.
  
  Rapidement, Hubert grimpa sans bruit au second. Négligeant la porte de Bernard Marquand, il sonna à celle d’en face. La carte de visite indiquait seulement « B. Corlier » entretenant l’ignorance sur le prénom qui ne plaisait pas à sa propriétaire.
  
  Une longue minute s’écoula. Hubert s’apprêtait à enfoncer de nouveau le bouton de la sonnette quand un bruit de pas feutrés fut perceptible derrière la porte. Celle-ci s’ouvrit.
  
  « Béa » devait tout juste sortir de la douche et s’était contentée d’enfiler, une robe de chambre qu’elle tenait serrée devant elle. Des gouttes d’eau parsemaient encore son front.
  
  Elle parut surprise de voir Hubert. L’expression morose de son visage s’éclaira.
  
  — Bonjour, Béa, fit-il joyeusement. Vous voyez, je suis revenu. Mais vous attendiez peut-être quelqu’un d’autre ?
  
  Elle eut un geste machinal pour arranger ses cheveux en désordre.
  
  — Vous êtes rudement matinal !
  
  Puis elle répondit à sa question :
  
  — Je croyais que c’étaient encore les flics.
  
  Hubert haussa un sourcil étonné.
  
  — Ah oui ?
  
  Elle acquiesça.
  
  — Vous n’êtes pas au courant, mais la police a débarqué en pleine nuit. Elle a trouvé Bernard Marquand mort dans son appartement…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  11
  
  
  Hubert afficha une stupéfaction de bon aloi. S’il s’agissait bien du cadavre du placard, il connaissait désormais son identité.
  
  — Ça alors ! s’exclama-t-il. Que lui est-il arrivé ?
  
  — Overdose, répondit Béa. C’est du moins ce que j’ai cru comprendre. Les flics ont été prévenus par un coup de fil anonyme. Pourtant, à en juger par toutes leurs questions, j’ai eu l’impression que ce n’était pas aussi simple.
  
  Délicat euphémisme… Même le plus borné des policiers aurait trouvé bizarre que le mort se soit enfermé dans son placard et qu’il n’y ait plus aucune trace de seringue.
  
  Béa sembla se rendre compte qu’ils étaient toujours sur le pas de la porte.
  
  — Entrez, dit-elle en s’effaçant. Ne faites pas attention au désordre.
  
  Elle referma derrière Hubert.
  
  — Comme je n’avais rien de prévu ce matin, je n’ai pas mis mon réveil et je viens seulement de terminer mon petit déjeuner. Je suis convoquée en fin de matinée ou en début d’après-midi pour aller signer ma déposition.
  
  Les posters qui tapissaient les murs trahissaient un éclectisme certain. Mao en coureur cycliste et la reine d’Angleterre faisant de l’auto-stop voisinaient avec des affiches rétro ou furieusement « punk ». Sur le mur opposé, un âne démesurément membré honorait en gros plan une ânesse remplacée par une actrice célèbre photographiée à quatre pattes, tandis qu’un autre montage montrait Indira Gandhi procédant à ses ablutions sous l’œil de Nixon en tenancier de maison louche.
  
  Un électrophone stéréo trônait en bonne place et il y avait des disques partout. Les sièges étaient remplacés par de gros poufs déformables et le sofa était surchargé de coussins multicolores de toutes les tailles.
  
  — Qu’en pensez-vous ? demanda Béa, consciente de l’examen auquel il se livrait.
  
  — Inattendu, répondit prudemment Hubert.
  
  — Vous voulez dire dément, déclara-t-elle en riant. Et pour que ça le soit encore plus, j’envisage de balancer quelques tubes de peinture rouge…
  
  Elle redevint brusquement sérieuse.
  
  — Cela m’étonne de Bernard, affirma-t-elle. Ce n’était peut-être pas un génie et il manquait un peu de tempérament mais je n’aurais pas pensé qu’il se shootait. Dans son genre, il était plutôt paisible. Vaguement anarchiste sur les bords, mais le petit bourgeois réapparaissait dès qu’on grattait la surface.
  
  Elle s’assit sur un des gros poufs qui se creusa pour l’accueillir, en désigna un second pour inviter Hubert à l’imiter.
  
  — Dommage pour lui, soupira-t-elle. Il manquait de tonus, mais je l’aimais bien. Cela doit être à cause des types qu’il rencontrait ces derniers temps…
  
  — Vous voulez parler de Stéphane Martin ?
  
  Béa haussa les épaules, ce qui eut pour résultat d’ouvrir le haut de sa robe de chambre.
  
  — Entre autres, répondit-elle négligemment. Mais pas spécialement…
  
  Hubert aurait pu lui faire remarquer qu’il y avait quelques incohérences dans ses propos, voire des contradictions. La veille, elle avait affirmé que Bernard Marquand était absent depuis plusieurs jours. Et ce matin, elle semblait trouver presque normal qu’il soit rentré et qu’on ait découvert son cadavre.
  
  À l’inverse, le fait que Stéphane Martin ait disparu de la circulation ne lui faisait apparemment ni chaud ni froid. Elle n’avait peut-être pas inventé la poudre, mais il était invraisemblable qu’elle n’ait pas effectué le rapprochement.
  
  Hubert sut qu’il ne s’était pas trompé en venant la voir. Il décida de passer à l’attaque sans plus tourner autour du pot.
  
  — Vous connaissez bien l’amie de Stéphane Martin ? demanda-t-il. Est-ce aussi une amie à vous ?
  
  Béa feignit de réfléchir.
  
  — Sylvie ou Sophie… quelque chose ? C’est bien ça ?
  
  — Sophie Sciteaux, confirma Hubert. Quand l’avez-vous vue pour la dernière fois ?
  
  Elle fronça les sourcils. Sans qu’elle y prenne garde, c’était maintenant le bas de sa robe de chambre qui s’était entrouvert sur ses jambes nues.
  
  — Au fait, pourquoi vous intéressez-vous à elle ? questionna Béa. Vous avez des vues sur elle ?
  
  Son regard s’était mis à briller l’espace d’une demi-seconde. Ce pouvait être de la ruse, mais avec une petite lueur en plus.
  
  — J’essaie de rencontrer Stéphane Martin à propos d’une affaire qui nous concerne tous les deux, déclara Hubert. Je pense que Sophie Sciteaux peut me conduire jusqu’à lui.
  
  Les yeux de Béa luirent de nouveau fugitivement.
  
  — En quoi cela me concerne-t-il ?
  
  — Hier après-midi, expliqua Hubert, elle est sortie de l’immeuble quelques minutes à peine après moi. Cela veut dire qu’elle se trouvait dans l’appartement de Bernard Marquand lorsque j’ai sonné à la porte. Comme vous paraissez avoir l’oreille sensible à tout ce qui se passe sur le palier, vous l’avez certainement entendue arriver puis repartir. Dans ce cas, pourquoi m’avoir dit qu’il n’y avait personne ?
  
  Il accentua son sourire cependant qu’elle l’observait avec suspicion.
  
  — Je pense qu’elle devait plutôt être chez vous, reprit Hubert. Vous avez ouvert afin de voir qui sonnait à l’appartement de Bernard Marquand. En même temps pour qu’elle entende ma voix… Elle pouvait aussi être dissimulée derrière le battant pour m’examiner par la fente entre l’encadrement.
  
  Ce fut extrêmement rapide, le temps d’un éclair, mais il vit qu’il avait mis dans le mille.
  
  — Vous êtes flic ?
  
  Hubert secoua la tête.
  
  — Absolument pas, affirma-t-il. Je suis seulement venu de loin pour rencontrer Stéphane Martin. Je ne lui veux aucun mal. Au contraire, j’ai la possibilité d’arranger ses difficultés actuelles.
  
  Béa réfléchissait si intensément qu’elle en oubliait de plus en plus sa robe de chambre. Le panorama offert comprenait maintenant une large portion de cuisse ainsi que la rondeur d’un sein à la blancheur nacrée. Cet aperçu donnait envie de voir si l’autre lui ressemblait et se tenait aussi bien tout seul.
  
  Hubert enchaîna avant qu’elle ne soit tentée de couper court :
  
  — J’ai fait le voyage pour apporter à Stéphane Martin des nouvelles de son cousin Émile qui a été opéré de l’appendicite. Il a fallu lui placer un drain, mais il va beaucoup mieux.
  
  Béa était de plus en plus songeuse, avec toutes les conséquences que cela entraînait. En s’habillant d’un pantalon et d’un pull informes, elle cachait son jeu. Elle gagnait incontestablement à être connue.
  
  — Supposons que vous ne soyez pas en train de dérailler et que je sache effectivement comment joindre Sophie Sciteaux, prononça-t-elle comme si elle raisonnait à haute voix. Qu’est-ce que cela me rapporterait ?
  
  — Cela peut se discuter…
  
  — Évidemment… J’ai toujours eu envie de visiter l’Inde, poursuivit-elle rêveusement. En avion et avec assez d’argent de poche pour ne pas être obligée de descendre dans les hôtels pour hippies sous-alimentés…
  
  La robe de chambre ne cachait plus qu’un tout petit minimum.
  
  — Nous reparlerons de l’Inde quand j’aurai pu m’entretenir avec Stéphane Martin, déclara Hubert.
  
  À la vérité, le problème était très accessoire. Si elle tenait absolument à voir Bombay et Calcutta, ce n’est pas ce qui acculerait la C.I.A. à la faillite. À son habitude, M. Smith signerait la note de frais les yeux fermés.
  
  En décidant de revenir questionner Béa, Hubert avait le choix entre deux formules. La méthode forte, et l’autre…
  
  Il se leva.
  
  — Hier, vous m’avez proposé d’écouter vos disques, fit-il. J’ai une bien meilleure idée.
  
  Elle le considéra d’un air ingénu.
  
  Imitation parfaite…
  
  — Dommage que j’ai déjà pris mon petit déjeuner ! On dit que ça n’est jamais aussi bon qu’au réveil !
  
  Hubert entreprit de lui prouver le contraire.
  
  
  *
  
  * *
  
  Il était onze heures et demi passées quand Hubert quitta l’appartement de Béa, définitivement convaincue que ce n’était pas une question de moment mais de partenaire.
  
  Maintenant, il fallait qu’elle se prépare en vitesse pour aller signer sa déposition.
  
  De gros mensonges en perspective !
  
  La police pouvait toujours attendre qu’elle raconte la moitié du quart de ce qu’Hubert lui avait extorqué en douceur entre deux joutes. Sophie Sciteaux se trouvait bien chez elle quand il avait sonné à l’appartement de Bernard Marquand.
  
  Sophie Sciteaux dans le grand sac de qui elle croyait avoir vu ce qui ressemblait fort à une seringue…
  
  Béa prétendait n’avoir appris la mort de Bernard Marquand qu’au moment où la police avait débarqué en pleine nuit, mais il était normal qu’elle ne veuille pas se mouiller.
  
  Sur un plan pratique, elle affirmait que Sophie Sciteaux avait quitté la rue de Navarre sans lui dire où elle allait. Toutefois, il était prévu qu’elle l’appelle dans l’après-midi. Béa lui transmettrait alors la phrase de reconnaissance donnée par Hubert et destinée à Stéphane Martin. Ce dernier pourrait fixer un rendez-vous à sa convenance ou téléphoner au Louvre pour un contact direct.
  
  Par déduction, on pouvait supposer que ceux qui avaient liquidé Bernard Marquand l’avaient pris pour Stéphane Martin. Lorsque celui-ci avait découvert le cadavre, il avait évacué la rue du Dragon pour se réfugier rue de Navarre. À son tour, Sophie Sciteaux était arrivée avec ses provisions avant d’avoir été prévenue.
  
  Dans la mesure où les Palestiniens avaient un temps d’avance sur les gros bras du Parti, il était plus logique de leur imputer l’élimination de Bernard Marquand.
  
  Ce qui n’expliquait rien quant au fond de toute l’histoire…
  
  Hubert venait de tourner l’angle du boulevard Saint-Germain quand il se heurta à Forestier. Ce dernier avait l’air fatigué et renfrogné. Il tapa de l’index sur sa montre-bracelet.
  
  — Au moins, tu prends ton temps ! grogna-t-il. On ne peut pas te reprocher de bâcler le travail ! Quand je pense que j’ai foncé comme un dingue et brûlé une demi-douzaine de feux rouges dès que mon type a téléphoné pour dire où tu étais…
  
  Il fit la grimace.
  
  — Il a même fallu intercepter les flics qui s’apprêtaient à débarquer pour poser quelques questions aux locataires ! ajouta-t-il. Tout ça pour ne pas te perturber au moment psychologique…
  
  — Fais-moi penser à envoyer des chocolats au préfet de police…
  
  Forestier ne se dérida même pas. Il avait quelque chose sur l’estomac, à moins que ce ne soit sa nuit blanche.
  
  Hubert indiqua le café le plus proche.
  
  — Je te paie un pot, dit-il. Tu me confieras tes malheurs.
  
  — Je préfère un endroit où les murs ne risquent pas d’avoir des oreilles, répliqua Forestier en montrant une CX 2200 en stationnement interdit le long du square de la Charité.
  
  Hubert sentit que c’était sérieux et le suivit sans discuter. Ils prirent place à l’avant de la voiture et Forestier brancha la radio sur France-Musique.
  
  Un flot de couinements, glapissements, stridulations envahit l’habitacle sur fond de scie à bois et batterie de cuisine. Sans doute quelque chef-d’œuvre impérissable d’un nouveau Mozart de la musique concrète.
  
  Si un petit malin essayait de pomper la conversation au micro-canon à travers les vitres fermées, Hubert lui souhaitait bien du plaisir.
  
  — On a longuement parlé de toi avec le Vieux, commença Forestier. Je ne te cacherai pas qu’on a songé à te retirer de la circulation pour t’offrir une cure de repos. Finalement, on a préféré t’affranchir et te faire confiance.
  
  Incidemment, on avait dû aussi réfléchir et arriver à la conclusion que Washington enverrait aussitôt un remplaçant qu’on ne connaîtrait pas et qu’il faudrait localiser.
  
  — Paris a décidé de déclarer la guerre à l’Afrique du Sud ou à la Rhodésie ? plaisanta Hubert. Pour les punir d’avoir fabriqué la bombe grâce à une usine française ?
  
  Forestier plissa la bouche, sans relever.
  
  — Il faut remonter en 1974, expliqua-t-il. Lors de l’élection présidentielle, tout le monde a remarqué que l’ambassadeur soviétique avait oublié d’apporter son soutien au candidat de la gauche pour rendre ostensiblement visite à celui de la majorité.
  
  L’affaire avait été abondamment soulignée par la presse et interprétée comme un désaveu de Moscou à l’égard de ses propres tenants, en vue de barrer la route au candidat socialiste. Après coup, certains politologues avaient prétendu que la visite en question avait finalement fait pencher la balance en faveur de l’actuel président.
  
  Hubert n’avait pas besoin d’un dessin.
  
  — Vous allez rééditer l’opération ?
  
  Forestier acquiesça.
  
  — Le Quai d’Orsay s’en occupe, déclara-t-il. Il est fortement question d’une visite en coup de vent de Brejnev, trois semaines ou un mois avant les élections. Comme il est déjà venu cette année, on arrangerait ça sous forme d’une étape d’une demi-journée ou de vingt-quatre heures à l’aller ou au retour d’un déplacement à l’O.N.U. ou dans les pays de l’Est.
  
  Il marqua une pause, baissa le son de la radio qui retransmettait le passage d’un troupeau d’éléphants dans une fabrique de verres.
  
  — Accueil cordial à l’aéroport retransmis en direct par la télé sur les trois chaînes, casse-croûte à la bonne franquette avec embrassades sur le perron de l’Élysée, communiqué commun avec claques dans le dos pour souligner l’identité de vues sur les grands problèmes mondiaux et célébrer l’amitié entre les deux peuples, nouvelles poignées de main à l’aéroport avant le départ…
  
  Forestier s’interrompit de nouveau avant d’indiquer :
  
  — Normalement, Brejnev devrait marcher.
  
  C’est pratiquement acquis. À la limite, Moscou nous enverrait le Numéro Deux ou le Numéro Trois. Peu importe… L’essentiel est de piquer un ou deux pour cent des voix à la gauche, essentiellement au brave coco de base. Dans les circonstances tangentes, c’est suffisant pour l’emporter.
  
  Il regarda Hubert en face.
  
  — Alors, tu comprendras que le moment est mal choisi pour venir agiter tes grands pinceaux dans la soupe…
  
  Hubert ne saisissait que trop bien. Au S.D.E.C.E., comme aux plus hauts échelons du gouvernement, on devait attraper des sueurs froides à l’idée que quelque chose ou quelqu’un ne chagrine le tsar moscovite et ne l’amène à décommander sa visite.
  
  Pour la seconde fois, il remarqua sur le trottoir un homme assez fort, aux traits plutôt lourds, qui passait avec sa baguette et son journal. Probablement un des hommes de Forestier veillant au grain à tout hasard. Il faillit lui faire la remarque qu’il les choisissait un peu trop repérables, y renonça.
  
  — Je t’ai déjà dit que nous n’y sommes pour rien, affirma-t-il. Je suis ici justement pour essayer de découvrir qui essaie de nous mouiller. Je suis prêt à le répéter au Vieux.
  
  Forestier se frotta le menton.
  
  — Personnellement, j’aurais assez tendance à te croire, déclara-t-il. En revanche, certaines bonnes âmes se montrent persuadées que Washington tire les ficelles par Palestiniens interposés pour faire échouer le projet. Si la gauche et les communistes arrivaient au pouvoir, ce serait très vite le bordel comme au Portugal, avec une économie en chute libre. Coup double pour les États-Unis… D’abord, un concurrent de moins sur le marché mondial. Ensuite, une bonne fessée pour ces Français qui refusent de réintégrer l’O.T.A.N. tout en continuant à en bénéficier…
  
  Hubert se borna à hausser les épaules.
  
  — Pourquoi pas, après tout…
  
  — De son côté, Moscou prend l’affaire au sérieux, poursuivit Forestier. Nous savons qu’un de leurs gros bonnets est arrivé à Paris pour débrouiller l’histoire. La décision finale risque de dépendre de ce qu’il trouvera et de la manière dont il établira son rapport.
  
  — Offrez-lui du champagne et des filles !
  
  — J’en parlerai au Vieux, il va sauter de joie, émit Forestier. En attendant, si nous discutions un peu de Versailles et de tes insomnies ?
  
  Hubert était décidé à lâcher du lest. Il raconta comment il avait embarqué le gros bras, jusqu’à la fusillade de Versailles.
  
  — Il n’y a que deux possibilités, conclut-il. Toi ou les Palestiniens.
  
  — Merci de ne pas m’oublier…
  
  Hubert relata ensuite sa fuite en 2 CV et sa visite au pavillon de Châtillon-sous-Bagneux.
  
  — Maintenant, à toi de jouer. Tu m’as dit que vous les aviez sous contrôle. Tu dois donc savoir où ils se planquent ?
  
  Forestier leva ses deux grosses pattes à hauteur du volant, les laissa retomber avec un air copieusement désabusé.
  
  — Ils nous ont fait le coup de la planque bidon, en prenant juste assez de précautions pour que nous y croyions dur comme fer, expliqua-t-il. Et ils n’y ont pas mis les pieds.
  
  La radio débitait des vocalises de vieilles filles violées dans un hangar où s’entrechoquaient des tôles et des tuyauteries.
  
  — On essaie de remonter toutes les traces pour les localiser…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  12
  
  
  Allongé sur son lit, Hubert réfléchissait. Béa ne s’était toujours pas manifestée, mais ce n’était encore que le milieu de l’après-midi et elle n’avait pas précisé l’heure à laquelle elle appellerait pour lui faire part du résultat de son contact avec Sophie Sciteaux.
  
  L’entrevue avec Forestier n’avait peut-être pas tout éclairci, mais elle avait du moins contribué à préciser l’enjeu et les positions respectives. Chacun se doutait bien que l’autre n’avait pas étalé toutes ses cartes, mais on s’y retrouvait cependant un peu mieux.
  
  Hubert était en train de songer à une possibilité que ni Forestier ni lui n’avaient envisagée.
  
  Les communistes français comptaient des « durs » et des moins durs. Et la seconde visite de Brejnev allait avoir pour résultat pratique de les empêcher d’arriver au pouvoir à la faveur des prochaines élections. Certains pouvaient être tentés de faire échouer le projet afin de conserver leurs chances…
  
  Qui, mieux qu’eux, pouvait manipuler le commando palestinien et lui fournir toutes facilités dans la région parisienne ?
  
  L’opinion publique assimilait généralement les groupes terroristes aux gauchistes chevelus et aux anarchistes de tous poils, mais ceux-ci ne pouvaient eux-mêmes subsister et prospérer que grâce à des appuis et des fonds dont l’origine n’était un mystère pour personne. Directement ou non, se profilait toujours l’ombre tutélaire du Kremlin. Pour quelqu’un occupant un poste charnière, il ne devait pas être difficile de détourner l’action d’une des bandes à son profit.
  
  En poussant l’analyse, il semblait d’ailleurs que Moscou ait tenu un raisonnement analogue. L’envoi en France d’une huile comme cet Igor pouvait être dicté par un souci de sécurité dans la préparation du futur voyage du Numéro Un soviétique. Mais il se pouvait qu’il ne s’agisse que de remettre de l’ordre à l’intérieur du « parti frère ».
  
  Le communiqué stigmatisant l’intervention en Tchécoslovaquie ou l’affirmation que la politique du Parti se définissait à Paris, c’était du folklore destiné à la consommation intérieure. De là à tolérer que des déviationnistes ou autres fractionnistes prennent leur désir d’indépendance pour des réalités, il y avait un sérieux pas. Proprement intolérable.
  
  Autrement dit, si Igor avait effectué le déplacement pour faire le ménage, il risquait fort de se produire quelques accidents aussi navrants qu’irrémédiables au sein de la hiérarchie ou chez les militants de moindre envergure…
  
  Tout en se montrant d’une discrétion louable au sujet de ce qu’il pouvait savoir sur Roland Magret, Raymond Adua-Seguin et consorts, Forestier avait assuré à Hubert qu’il n’était pour rien dans la « sonorisation » de la G.S. L’examen de la voiture avait permis de découvrir quelques gadgets électroniques non prévus par le constructeur, mais il n’en avait pas le détail exact. C’était du matériel de fabrication courante, sans marque d’origine, que n’importe qui pouvait se procurer ou bricoler soi-même.
  
  Quant à Bernard Marquand, la police avait effectivement reçu un coup de fil anonyme indiquant qu’un cadavre se trouvait dans l’appartement. Cela se produisait parfois quand une « drogue-party » virait à l’hécatombe, les flics avaient l’habitude. L’autopsie du corps avait révélé qu’on lui avait injecté assez d’héroïne pour foudroyer un bœuf. Il n’était pas possible de fixer l’heure du décès avec précision sans savoir quand il avait absorbé son dernier repas.
  
  Le reste n’était qu’anecdotes. De part et d’autre, on s’était juré une collaboration franche et massive…
  
  La pluie tombait de nouveau sur la place du Palais-Royal. De l’autre côté de la rue de Rivoli, l’aile du Louvre abritant le ministère des Finances était plus grise que nature.
  
  Le grelottement du téléphone arracha Hubert à ses réflexions. Il se pencha pour saisir le combiné, porta l’écouteur à son oreille.
  
  — Allô ?
  
  À l’autre bout de la ligne. Béa paraissait en pleine forme.
  
  — J’ai encore les jambes en flanelle, déclara-t-elle joyeusement. C’était formidable. On recommence quand ?
  
  Hubert n’avait rien contre, mais il n’était pas à Paris uniquement pour ça.
  
  — Le plus vite possible, répondit-il. Dès que j’aurai rencontré l’ami que tu sais…
  
  Béa gloussa.
  
  — J’espère que ce n’est pas une promesse en l’air, fit-elle. Mais je pense soudain à quelque chose. Qu’est-ce qui me prouve que c’est bien lui que tu veux rencontrer, et non pas elle ? Dans ce cas, ne compte pas sur moi pour…
  
  — Je suis toujours fidèle à une femme à la fois, coupa Hubert. Je déteste les complications.
  
  — Je préfère ça. Si tu m’avais dit que tu ne la trouves pas à ton goût, je ne t’aurais pas cru.
  
  Elle eut un rire de gorge.
  
  — À la réflexion, je me demande si je ne devrais pas exiger un nouvel acompte…
  
  Hubert réprima son impatience.
  
  — Je risque d’avoir la tête à autre chose et cela me couperait mes moyens.
  
  — Bon, concéda Béa. Ils seront à partir de huit heures et demie au 222 bis, rue de Vaugirard, quatrième étage, la porte en face de l’escalier. Tu ne peux pas te tromper.
  
  Elle laissa passer un temps avant de questionner :
  
  — Tu viendras après ?
  
  Hubert en doutait. Mais ce n’était pas le moment de la décevoir.
  
  — Prépare tes disques !
  
  — Tu es l’homme de ma vie…
  
  Après avoir raccroché, Hubert se leva pour aller jusqu’au réfrigérateur que la femme de chambre avait réapprovisionné en « J. & B. ».
  
  
  *
  
  * *
  
  Hubert donna plusieurs coups d’essuie-glaces pour balayer le pare-brise, freina pour immobiliser la Chrysler au feu rouge du carrefour Cambronne-Vaugirard. Une fois de plus, l’averse s’était muée en crachin, sans doute pour mieux recommencer dans l’heure suivante.
  
  Les marchands de parapluie et d’imperméables devaient bénir le ciel.
  
  Le Quinzième arrondissement n’avait déjà pas la réputation d’être le plus riant de la capitale. Par un temps pareil, c’était à se flanquer à la Seine. Il n’était pas encore huit heures, mais il fallait pratiquement rouler avec les feux allumés.
  
  Le feu passa au vert et Hubert redémarra pour tourner à gauche dans la rue de Vaugirard.
  
  Un détour par le quartier de la Gare du Nord et les traditionnels embouteillages de la Porte de la Chapelle lui avait permis de semer l’équipe de Forestier qui l’avait pris en charge à sa sortie de l’hôtel. Un bain de foule dans les vapeurs d’essence de la Porte Maillot l’avait convaincu qu’il n’était pas soumis à une double filature, le premier véhicule perdant le contact de manière délibérée après s’être montré ostensiblement avant de céder le relais à une seconde voiture demeurée jusqu’alors à distance.
  
  Si Forestier râlait, il pourrait toujours prétendre qu’il ne l’avait pas fait exprès ou que, dans l’incertitude, il ne voulait pas prendre le risque de traîner Palestiniens ou gros bras du Parti dans son sillage.
  
  Bien que Béa ait fixé le rendez-vous après huit heures et demie, Hubert tenait à arriver en avance. Si Sophie Sciteaux et Stéphane Martin étaient déjà là, ils ne lui en voudraient certainement pas. Et si quelqu’un se pointait à leur place avec des intentions nettement hostiles, autant être en mesure de s’en rendre compte.
  
  Les événements de la veille et de la nuit précédente prouvaient qu’on ne jouait pas seulement à s’assommer en tapant sur le crâne de son petit camarade. Entre Bernard Marquand, Raymond Adua-Seguin et le Palestinien du pavillon, on comptait déjà trois morts.
  
  Hubert n’avait aucune envie d’être le quatrième. Tant que le rôle et les intentions de chacun ne seraient pas élucidés, un minimum de précautions s’imposait.
  
  D’après la numérotation de la rue, le 222 bis devait se situer à environ cent cinquante mètres du carrefour, sur la gauche, là où la rue de Vaugirard se rétrécissait. Hubert se rabattit vers le trottoir de droite, d’où une R 16 toute cabossée et rouillée s’apprêtait à décoller, clignotant allumé.
  
  Au quatrième et dernier étage du vieil immeuble dont le rez-de-chaussée était occupé par un marchand de vin, ce fut d’abord comme l’éclatement d’un flash violent. Puis, dans la même fraction de seconde, deux des fenêtres vomirent un geyser de flammes et de débris. Le fracas de l’explosion balaya enfin la rue tandis que des dizaines de vitres dégringolaient et que fusaient les premiers hurlements.
  
  Par réflexe, Hubert avait pilé net, brusquement étreint par la certitude que ses chances de voir Stéphane Martin venaient de s’envoler définitivement. Il était encore heureux qu’il ne se soit pas présenté au rendez-vous dix minutes plus tôt !
  
  De ceux qui se trouvaient dans les lieux, il ne devait pas rester grand-chose…
  
  Alors que les débris continuaient à retomber dans la rue, le conducteur de la R 16 parut céder à la panique. Sa manœuvre n’était pas encore terminée, mais il accéléra à fond, enfonçant son flanc droit sur presque toute la longueur, arrachant au passage le pare-chocs et l’aile arrière de la voiture précédente.
  
  Hubert comprit en découvrant le visage basané que barrait une moustache très noire.
  
  Il n’eut pas à s’interroger bien longtemps sur l’opportunité de se lancer à sa poursuite. Une cinquantaine de mètres devant, un homme se précipita sur la chaussée pour intercepter le fugitif, pistolet au poing, ouvrant le feu sans sommation.
  
  Passablement estomaqué, Hubert vit le pare-brise de la R 16 s’opacifier et voler en miettes. Puis, un morceau de la dimension d’une soucoupe sembla se détacher de l’arrière du crâne du conducteur et le capot obliqua vers le type qui tirait toujours, le cueillit de plein fouet et le projeta à demi dans le trou béant du pare-brise, jambes pointées vers le haut.
  
  Après quoi, frôlant une petite vieille éberluée qui devait croire la fin du monde arrivée, la voiture pulvérisa ce qui restait de la devanture d’une boutique et s’y précipita tout entière, semant la dévastation et défonçant aux trois quarts le mur du fond.
  
  Une assez jolie scène pour film-catastrophe…
  
  Il n’aurait plus manqué que la chute d’un ou deux Boeing 747 bourrés de touristes pour la rendre parfaite.
  
  Un bus s’était arrêté en travers, dérapant sur la chaussée mouillée pour éviter deux voitures qui s’étaient tamponnées en freinant trop brusquement. Dans son rétroviseur, Hubert constata avec contrariété qu’il ne lui était plus possible de reculer jusqu’au carrefour afin de quitter discrètement le quartier.
  
  Il ne lui restait plus qu’à se garer sur l’emplacement laissé libre par la R 16 et à partir à pied en espérant, que personne ne s’intéresserait à la Chrysler pour opérer un rapprochement avec lui.
  
  Son illusion fut vite dissipée par l’apparition de l’homme à la casquette à carreaux qui l’avait pris en filature en début de matinée entre le Louvre et la rue du Dragon. Gardant ses mains bien en vue devant lui, il s’approcha de la vitre d’Hubert, ébaucha un salut de la tête.
  
  — Hubert P. Bridge, je crois ? prononça-t-il entre ses dents. Jo Forestier est en route et ne devrait plus tarder. Des fois que vous ayez envie de l’attendre…
  
  Hubert s’en serait volontiers dispensé. Mais puisque Forestier apprendrait de toute façon qu’il s’était trouvé là, autant essayer d’élucider ce qui s’était passé exactement. Et mesurer l’étendue des dégâts…
  
  — D’accord !
  
  — Bon, je vous laisse, dit l’autre en s’éloignant aussitôt.
  
  Par les fenêtres soufflées par l’explosion, sortait une fumée noire qui s’épaississait à vue d’œil. À tous les étages et dans la rue, on hurlait, courait, criait, appelait au secours, tombait dans les pommes, réclamait un médecin ou une ambulance.
  
  Malgré l’embouteillage qui s’était formé, les pompiers mirent à peine cinq minutes pour arriver, accompagnés par deux petits cars de police-secours. Ils n’eurent pas besoin de déployer la grande échelle ni de mettre les grosses lances en batterie. Le foyer était limité au dernier étage et quelques bénévoles pleins d’initiative l’avaient déjà attaqué à l’aide d’extincteurs provenant d’un garage proche.
  
  Hubert s’était joint au cercle de badauds qui piétinaient les morceaux de verre éparpillés sur les trottoirs et la chaussée quand Forestier se fraya un passage pour le rejoindre.
  
  — On ne peut pas dire qu’il ne se passe rien quand tu te pointes quelque part, observa-t-il d’un ton acide. Aurait-on oublié de me transmettre ton message quand tu m’as appelé pour me prévenir ?
  
  — Le téléphone de ma chambre aurait-il été écouté ? répliqua Hubert. Comme je m’en doutais un peu, cela m’a évité le prix d’une communication.
  
  Forestier désigna les fenêtres noircies, puis la R 16 à l’intérieur de la boutique dévastée.
  
  — Ce merdier, tu y es mêlé dans quelle proportion ? grommela-t-il.
  
  — Zéro, assura Hubert. Le gars que tu avais sur place te confirmera que je n’étais pas encore garé quand cela s’est déclenché.
  
  Forestier devait déjà être au courant car il n’insista pas. Glissant discrètement entre les doigts d’Hubert une carte marquée « Presse », il en sortit une seconde de sa poche.
  
  — Allons nous informer afin de rendre compte au bon peuple…
  
  Les policiers ne manifestèrent qu’une joie relative en voyant débarquer deux journalistes, mais c’étaient de braves flics de quartier qui ne manquaient jamais les journaux télévisés quand ils n’étaient pas de service à cette heure-là.
  
  Si le conducteur de la R 16 avait perdu le contrôle de sa direction, c’était pour l’excellente raison, ainsi qu’Hubert croyait l’avoir vu, qu’une balle lui avait enlevé un bon morceau d’occiput après lui avoir traversé le cerveau. Forestier nota gravement le nom figurant sur son passeport panaméen.
  
  Bassin broyé, thorax écrasé et front enfoncé, le tireur avait lui aussi restitué sa vilaine âme au diable. Les policiers avaient découvert plusieurs insignes et cartes prouvant au choix son appartenance à un syndicat réputé non représentatif, à une organisation s’affirmant civique et à une association sportive dont la spécialité résidait dans la vente de journaux du dimanche dans les banlieues dites ouvrières ou dans la protection des porteurs de pancartes pendant les défilés.
  
  Un certain Roland Magret allait verser une larme en apprenant sa fin tragique…
  
  Le propriétaire de la boutique ayant eu la bonne idée de fermer une demi-heure auparavant, les assurances n’auraient que le matériel à rembourser.
  
  Au quatrième étage de l’immeuble, en revanche, le score était plus élevé.
  
  Tout d’abord, les débris épars de l’homme qui avait dû se faire sauter avec la bombe qui avait ravagé les deux petites pièces… Impossible de dire s’il appartenait au clan de Mahmoud Ibrahim ou à celui des gros bras…
  
  Venait ensuite Stéphane Martin, passablement déchiqueté, mais dont le visage pratiquement intact rendait l’identification irréfutable.
  
  Enfin, quoique défigurée, la brave Béa…
  
  C’était bien le corps qu’Hubert avait fait vibrer dans la matinée. De même qu’il reconnaissait parfaitement les quelques bijoux de pacotille remarqués chez elle rue du Dragon.
  
  Aucune trace de Sophie Sciteaux !
  
  Le poseur de bombe devait être en train de préparer son engin à l’intérieur de l’appartement quand Stéphane Martin et Béa étaient entrés. S’était-il fait sauter volontairement pour les entraîner avec lui dans la mort ? Avait-il commis une erreur de manipulation ? Une bagarre avait-elle éclaté, au terme de laquelle l’engin avait explosé accidentellement ?
  
  Nul ne le saurait jamais…
  
  
  *
  
  * *
  
  Pavel Alexandrovitch Oustinov, alias Igor, remercia sans chaleur et reposa pensivement le combiné du téléphone sur sa fourche.
  
  Depuis vingt-quatre heures, tout allait vite, très vite, trop vite.
  
  Exactement depuis l’arrivée de cet agent américain à Paris…
  
  Car c’était désormais sûr à quatre-vingt-dix-neuf pour cent.
  
  Pavel Alexandrovitch Oustinov éprouva le besoin d’allumer une cigarette, tira dessus, laissa la fumée lui imprégner les bronches.
  
  Il se sentait dans l’état d’esprit du parachutiste qui s’apprête à sauter de nuit, au milieu des nuages, sans savoir ce qu’il y a dessous.
  
  Normalement, il devait atterrir en plein sur une moelleuse prairie, mais la moindre erreur de navigation pouvait le précipiter au sein d’une mer démontée ou dans une zone de pics escarpés où il se romprait les os.
  
  Et cela, il ne le saurait qu’en arrivant, lorsqu’il sortirait du brouillard…
  
  Pavel Alexandrovitch Oustinov tendit la main pour reprendre son téléphone et composer un numéro sur le cadran.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  13
  
  
  En même temps que sa clé, le concierge du Louvre tendit à Hubert un télégramme cacheté dans son enveloppe bleu ciel.
  
  — Merci…
  
  Le gommage permettait d’ouvrir et de refermer sans que cela se remarque, mais cela n’avait aucune importance. Même avec les anciens formulaires qu’il fallait déchirer, il suffisait d’une lampe assez puissante pour que le texte devienne lisible simplement par transparence.
  
  Le message avait été déposé à Paris-Bourse, en urgent. Hubert s’éloigna de quelques pas pour en prendre connaissance.
  
  « Les sanglots longs des violons.
  
  Tél. : 997.97.97. »
  
  C’était tout, mais Hubert n’avait pas besoin de plus.
  
  Les « instructions détaillées », comme leur nom l’indiquait, contenaient des foules de détails sur la mission, les points de chute, les mots de passe, les personnes à contacter dans telle ou telle circonstance. Bien souvent, il fallait apprendre par cœur du Shakespeare ou des vers latins qui ne serviraient jamais et dont la véritable signification demeurerait inconnue.
  
  La phrase du télégramme, qui rappelait l’annonce du débarquement allié pendant la Seconde Guerre mondiale, signifiait en l’occurrence qu’Hubert devait prendre contact avec Washington, toutes affaires cessantes, et de telle sorte que le secret de la communication soit assuré.
  
  Autrement dit, il lui fallait passer par le canal de l’ambassade des États-Unis à Paris, en espérant que la moitié du personnel n’ait pas pris la direction du sud pour aller chercher le soleil et qu’il ne soit pas obligé de déranger l’ambassadeur lui-même.
  
  Dans les toilettes, Hubert brûla le télégramme, froissa les cendres au-dessus de la cuvette et actionna la chasse d’eau pour tout faire disparaître. L’important, c’était le numéro de téléphone. Pour une fois, cela donnait un chiffre amusant, facile à retenir.
  
  Le ou les hommes de Forestier chargés de veiller sur ses jours ne s’attendaient sûrement pas à ce qu’il ressorte de sitôt. Sauf s’ils étaient au courant pour le télégramme.
  
  Il fallait compter aussi avec la possibilité que les autres, terroristes ou gros bras, aient posté du monde pour surveiller ses faits et gestes. Hubert décida de ne pas s’en soucier.
  
  Libre à eux de penser ce qu’ils voudraient en constatant qu’il les traînait en cortège jusqu’à l’ambassade. Puissent-ils en profiter pour s’exterminer réciproquement.
  
  Rendant sa clé au concierge, Hubert quitta le Louvre pour aller récupérer la Chrysler. Pour le moment, il se moquait bien que tout le monde lui ait collé un mouchard sous la carrosserie. C’est plus tard qu’il lui faudrait prendre quelques précautions.
  
  Tout en roulant dans la rue de Rivoli, Hubert s’efforça de réfléchir au message. Le premier point était qu’il avait été émis à Paris. Et qu’on avait utilisé cette formule plutôt que le message téléphoné. Probablement, afin d’éviter que la voix ne soit reconnue en cas d’écoute et d’enregistrement de la communication.
  
  Conclusion : il ne s’agissait pas d’un illustre anonyme…
  
  Venait ensuite la teneur même du message. En le recevant, n’importe quel standardiste aurait tiqué et s’en serait souvenu. Le débarquement du 6 juin 1944, tout le monde en avait entendu parler, ainsi que des vers célèbres diffusés à la radio pour l’annoncer.
  
  Le mot « débarquement » fit naître une association d’idées dans l’esprit d’Hubert. Et soudain, il eut la certitude d’avoir deviné ce que cachaient « les sanglots longs des violons » !
  
  S’il ne se trompait pas, c’était effectivement énorme et il fallait absolument qu’il joigne M. Smith à Washington. En y songeant, tout s’expliquait de façon lumineuse, depuis les attentats dont on accusait la C.I.A. jusqu’à la lutte à mort à laquelle se livraient Palestiniens et gros bras du Parti.
  
  À tout cela, il existait une raison. Hubert était désormais certain de la connaître. Tout comme il savait qui était à la fois le cerveau et le maître d’œuvre.
  
  Il avait hâte d’en obtenir la confirmation de Washington.
  
  La circulation était fluide dans la rue de Rivoli, encore que rendue hasardeuse à cause de la chaussée glissante et de certains conducteurs qui se croyaient sur l’anneau de vitesse de Montlhéry. Le jour où les Français respecteraient les limitations en ville, le port de Nice serait pris par les glaces.
  
  Hubert se frappa soudain la tête. Il était impardonnable de ne pas y avoir prêté attention plus tôt. À moins d’admettre que les P.T.T. aient spontanément décidé d’effectuer des heures supplémentaires, le télégramme ne pouvait pas avoir été acheminé par leurs soins.
  
  Le bureau de Paris-Bourse restait bien ouvert jusqu’à minuit et le service des dépôts par téléphone fonctionnait vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Mais, si ses souvenirs étaient exacts, la distribution s’arrêtait à huit heures et demie pour ne reprendre que le lendemain matin.
  
  En revanche, à condition de disposer d’un rouleau de papier adéquat et d’avoir accès à un clavier télex, il était facile de taper les groupes de référence utilisés par les P.T.T., puis l’adresse et le texte, de glisser ensuite le message dans une de ces enveloppes bleues à fenêtre au travers de laquelle apparaissait l’adresse.
  
  Élémentaire…
  
  Et qui se souciait du petit télégraphiste, généralement coiffé d’un casque de moto et engoncé dans un gros blouson, déposant en coup de vent l’enveloppe au guichet de l’hôtel. Même s’il mesurait deux mètres, personne ne se souviendrait de sa tête.
  
  Le procédé avait un autre avantage. Les préposés de Paris-Bourse seraient dans l’incapacité de fournir le signalement de quelqu’un qui n’y avait pas mis les pieds.
  
  Pour ce qui était du clavier télex, n’importe qui y ayant accès dans la journée, pendant les heures d’ouverture des entreprises, pouvait avoir tapé le message sans émettre sur le réseau. Ce pouvait aussi bien être un cadre resté pour achever un travail en cours, un homme de peine, ou une simple femme de ménage.
  
  Deux voitures s’étaient tamponnées sur la place de la Concorde, et l’une d’elles s’était retournée sur le toit. Hubert évita le bouchon en formation en prenant tout à droite le long du ministère de la Marine, puis se gara carrément sur le trottoir de gauche au début de l’avenue Gabriel. Derrière, la 504 blanche qu’il avait repérée dans son rétroviseur marqua une hésitation et s’arrêta comme pour déposer quelqu’un devant l’entrée du Crillon. Hubert retint un petit geste de la main pour montrer qu’il n’était pas dupe.
  
  Par chance, l’attaché qui figurait en tête de sa liste était de service à l’ambassade, à se demander si c’était par pur hasard ou sur instructions, en prévision d’une visite possible d’Hubert. Il se nommait Ted Nicholson et accourut dès que le « Marine » de garde le prévint.
  
  Une fois les phrases de reconnaissance échangées, il entraîna Hubert vers son bureau, après que celui-ci ait décliné son identité actuelle et signé le grand registre où devait figurer toute personne n’appartenant pas aux services de l’ambassade.
  
  — Message radio ou communication directe ? demanda simplement Ted Nicholson en posant la main sur son téléphone intérieur.
  
  — Le plus rapide ?
  
  — Message radio, répondit Nicholson. On le remettra à Primo même s’il est en conférence et qu’il ait donné des ordres pour qu’on ne lui passe aucune communication.
  
  Il décrocha l’appareil, composa un numéro à trois chiffres.
  
  — Sécurité identique, expliqua-t-il. Brouillage électronique au départ et à l’arrivée, liaison directe par satellite. Toutefois, si les opérateurs ne doivent pas en prendre connaissance, vous pouvez coder et surcoder.
  
  À Washington, c’était encore le milieu de l’après-midi et les équipes fonctionnaient à effectifs pleins. Compte tenu de l’importance de ce qu’il croyait avoir deviné, Hubert préféra perdre deux minutes pour utiliser son code personnel, purement mnémotechnique. De toute façon, son message n’était pas long et se résumait à une simple question. Il inscrivit les groupes de chiffres pendant que Nicholson prévenait le central radio qu’il allait transmettre un « flash-priority » dans quelques instants.
  
  — Allons-y…
  
  Maintenant, ils n’avaient plus qu’à attendre la réponse.
  
  Dans son bureau. Nicholson avait installé une petite réserve personnelle, avec mini-réfrigérateur pour les glaçons. Il sortit une bouteille de « J. & B. » ainsi que deux verres.
  
  — Vous n’êtes sûrement pas venu pour qu’on vous donne des nouvelles de votre petite amie, dit-il en faisant le service. Je suppose que vous allez avoir quelque chose à me demander et que la réponse vous donnera le feu vert. Alors, autant commencer à prendre nos dispositions…
  
  Hubert leva son verre.
  
  — C’est un plaisir de travailler avec vous ! À moins d’un contrordre, je vais avoir besoin de deux voitures de marque courante et d’une équipe de deux ou trois hommes avec leur artillerie de campagne.
  
  Puis, devant le froncement de sourcils de son interlocuteur, il s’empressa d’ajouter :
  
  — Je n’ai pas l’intention de prendre la Banque de France d’assaut, si cela peut vous rassurer. Ce n’est qu’une simple précaution pour le cas où des gêneurs interviendraient de manière imprévue. Si vos gars pouvaient disposer de silencieux et m’en fournir un, ce serait parfait.
  
  Nicholson lui décocha un regard soupçonneux.
  
  — Pas de problème, mais j’espère que vous savez ce que vous faites, prononça-t-il. En ce moment, avec toutes les rumeurs qui circulent, nous ne sommes pas en odeur de sainteté. Les Français vivent déjà en pleine période électorale. Cela les rend terriblement nerveux et susceptibles.
  
  Depuis vingt-quatre heures, Hubert avait eu l’occasion de s’en rendre compte.
  
  — Pendant que vous y êtes, vous pourriez peut-être préparer aussi une « évacuation » à double détente, reprit-il. Une première filière classique, avec un dispositif de sécurité juste assez renforcé. Ensuite, une autre…
  
  Nicholson hocha la tête.
  
  — J’ignore qui va se faire taper sur les doigts, mais il y aura sûrement quelqu’un…
  
  Sur ce, composant un nouveau numéro, il retransmit les instructions.
  
  — Ne vous bercez pas trop d’illusions, précisa-t-il à l’intention d’Hubert. D’accord pour que tout soit prêt et que vous gagniez du temps, mais je ne marche que si je suis couvert de « A jusqu’à Z » !
  
  La réponse de Washington parvint à l’ambassade au bout de dix-sept minutes très exactement. Elle était rédigée dans le code personnel d’Hubert. Suivaient des instructions adressées à Ted Nicholson. Tous deux entreprirent de déchiffrer leur propre message.
  
  Celui d’Hubert débutait ainsi :
  
  « Très urgent – priorité Rouge – Indication. »
  
  Les sanglots longs des violons « signifie mise en route dernière phase ». Opération Diamant « en vue récupération… »
  
  Tout n’était pas exposé dans le détail, il s’en fallait même de beaucoup, mais le schéma d’ensemble correspondait très exactement à ce qu’Hubert avait supposé.
  
  Des zones d’ombre ou de flou subsistaient encore, ce qui était inévitable, mais carte blanche lui était accordée pour les éclaircir et mener l’opération à terme.
  
  Le message adressé à Nicholson prescrivait à ce dernier de se placer sous ses ordres et de les exécuter avec la totalité de ses moyens.
  
  
  *
  
  * *
  
  Au moment de reprendre le volant de la Chrysler, Hubert ficha une cigarette entre ses lèvres et alluma son briquet. Une flamme de deux bons centimètres jaillit, à laquelle il embrasa le tabac. Il la laissa brûler une longue seconde tout en aspirant la fumée. Avant de sortir de l’ambassade, il avait intentionnellement réglé la mollette d’arrivée du gaz pour en augmenter le débit.
  
  Hubert n’était pas fumeur. Il fallait des circonstances très exceptionnelles pour qu’on le voie avec une cigarette. En l’occurrence, éclairant ainsi son visage, il s’agissait de convaincre les hommes de Forestier que c’était bien lui, qu’il n’y avait pas d’erreur sur la personne.
  
  Après avoir mis en route, il prit la direction des jardins de l’Élysée pour virer dans l’avenue de Marigny et rejoindre le boulevard Haussmann par la rue des Saussaies et la rue d’Argenson. Il roulait normalement, ni trop vite, ni trop lentement.
  
  Derrière, la 504 jouait à l’accordéon, se laissant distancer et se rapprochant à chaque carrefour pour ne pas risquer de se faire bloquer au feu rouge.
  
  Du travail honnête, sans plus… Sachant qu’Hubert connaissait suffisamment bien Paris pour casser n’importe quelle filature, Forestier n’allait pas y affecter un as. Il lui importait seulement de savoir s’il chercherait à se débarrasser ou non de ses suiveurs.
  
  Juste après le musée Jacquemart-André, Hubert mit son clignotant et freina pour emprunter la rampe de descente donnant accès à la station-service et au parking souterrains. Une CX 2400 métallisée était arrêtée à la troisième pompe. Son conducteur était en train de régler l’achat de quelques accessoires, obstruant de sa large carrure la porte de la petite guérite vitrée à l’intérieur de laquelle le pompiste était occupé à calculer le total ou à lui rendre la monnaie.
  
  Normalement, la 504 suiveuse devait s’arrêter et attendre sur le boulevard qu’Hubert ait pris de l’essence ou ressorte à pied après avoir laissé la Chrysler au parking. Il s’assura d’un coup d’œil dans le rétroviseur qu’elle ne descendait pas à son tour.
  
  Quittant alors rapidement le volant, il marcha jusqu’à la porte arrière de la CX par l’autre côté de laquelle sortait un homme sensiblement de sa taille, vêtu d’un imperméable à peu près identique, qui était resté jusque-là le nez plongé dans son journal.
  
  Un battement de cils de connivence et la permutation s’effectua sans que le pompiste se soit rendu compte de rien.
  
  Quelques instants plus tard, le conducteur de la CX reprenait son volant et démarrait.
  
  — Quelle bagnole ?
  
  Hubert abandonna le journal pour s’aplatir sur le sol afin de donner l’illusion d’une seule personne à bord en haut de la rampe de sortie.
  
  — 504 claire… Mon nom est Hube…
  
  La CX accéléra en souplesse.
  
  — 504 repérée… Elle ne bouge pas… Mes amis m’appellent Jim…
  
  Il était peu probable que les occupants de la 504 s’aperçoivent de la substitution avant un sérieux bout de temps même s’ils commençaient à avoir des soupçons quand la Chrysler continuerait sur l’autoroute du Nord sans s’arrêter à Roissy. S’ils la rattrapaient alors pour en avoir le cœur net et s’empressaient d’alerter Forestier, Hubert aurait eu le temps de régler tranquillement ce qu’il voulait.
  
  Cinq minutes plus tard, la CX s’arrêtait au niveau du bureau de poste muet de la rue de Prony. Muni d’une provision de mitraille pour affronter la boulimie de l’appareil, Hubert descendit.
  
  Peu de gens savent que les cabines téléphoniques possèdent un numéro et qu’il est possible de les appeler, à condition bien évidemment que personne ne soit en train d’utiliser la ligne et qu’il y ait quelqu’un à proximité pour répondre à la sonnerie.
  
  Le numéro 997.97.97 ne correspondant à aucun central parisien, il y avait des centaines de combinaisons possibles, que ce soit la soustraction d’une série de « 1 », de « 2 » ou de « 3 » à chaque chiffre, de celle de la suite des nombres entiers, des premiers nombres pairs, du « Pi » cher aux mathématiciens pour les plus simples. Heureusement, les « instructions détaillées » d’Hubert prévoyaient trois méthodes à base d’opérations élémentaires, et le message de Washington avait précisé celle qui était la bonne.
  
  Au bout du fil, l’appareil fut décroché à la quatrième sonnerie.
  
  — Allô ?
  
  La voix était voilée, lointaine, chuchotante, asexuée.
  
  — J’ai reçu le message des sanglots longs des violons, déclara Hubert.
  
  — La communication peut-elle être écoutée ?
  
  — En ce qui me concerne, je vous appelle d’une cabine publique. Je suppose qu’il en est de même pour vous. Il faudrait beaucoup de malchance pour que l’une ou l’autre soient shuntées.
  
  Ce qui aurait été beaucoup plus risqué sur une des lignes de l’ambassade.
  
  — Pouvez-vous vous identifier de manière plus précise ?
  
  — La plus belle des pierres précieuses s’évalue en carat métrique, récita Hubert. Le crapaud est une inclusion qui nuit à son eau. À part cela, je peux aussi vous dire qui vous êtes.
  
  Il y eut un court silence.
  
  — Avez-vous de quoi noter ?
  
  — Je préfère enregistrer de mémoire. Parlez lentement. Ensuite, je répéterai et vous vérifierez qu’il n’y a pas d’erreur.
  
  Lorsque ce fut fait, Hubert appuya sur le levier pour couper la communication, constata que l’appareil omettait de lui restituer les pièces en surnombre, en rajouta d’autres, appela l’ambassade et demanda Nicholson.
  
  — Vous pouvez mettre la poêle à chauffer, indiqua-t-il simplement.
  
  Jim avait attendu paisiblement derrière son volant, surveillant la rue.
  
  — Quel est le programme ? interrogea-t-il.
  
  — J’ai deux autres coups de fil à donner à cinq minutes d’intervalle.
  
  — Un peu court pour aller voir les filles de la rue de Chazelles, observa Jim.
  
  Une heureuse nature…
  
  Le premier des deux appels d’Hubert était destiné au Louvre. Il demanda le numéro de sa chambre et une voix à l’accent américain lui répondit.
  
  — J’ai les coordonnées des salopards, déclara-t-il. Ils se planquent dans un petit bled entre l’autoroute de l’Ouest et Vernouillet. Il faut prendre la sortie d’Orgeval. Rendez-vous sur le parking du centre commercial de l’autre côté du pont.
  
  — O.K…
  
  Hubert laissa passer cinq minutes, le temps que la teneur de la conversation soit répercutée sur Forestier, puis il appela le numéro que celui-ci lui avait indiqué.
  
  Plusieurs déclics et une friture caractéristique signalèrent que la liaison était relayée par radio, probablement vers un véhicule en mouvement.
  
  — Je te croyais en train d’avaler du kilomètre sur l’autoroute du Nord ? feignit de s’étonner Forestier.
  
  — Tes gars ont dû avoir des visions, ironisa Hubert. Tu devrais leur payer des lunettes.
  
  — J’y penserai. Quoi de neuf ?
  
  — J’ai localisé les bronzés…
  
  — Tout seul ?
  
  — Un informateur.
  
  — Dis toujours.
  
  — Tu as une carte près de toi ? Tu vois la route entre Chapet et Vernouillet ? Avant l’embranchement de Verneuil, il y a un château…
  
  — Stop ! intervint Forestier. Je connais et je suis même en route pour y aller. Seulement, je vais te préciser deux points. Primo, nous nous bornons pour le moment à observer et il n’est pas question que tu t’en mêles. Parce que nous n’avons pas l’intention d’intervenir dans l’immédiat. J’envoie une voiture pour te chercher sur le parking à la sortie d’Orgeval et je te laisse regarder, mais rien de plus.
  
  Il marqua un temps avant de reprendre :
  
  — Secundo, les bronzés ont kidnappé l’huile de Moscou et tout laisse supposer que les gros bras vont rappliquer pour le délivrer. Alors, pas d’interférences intempestives…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  14
  
  
  Les deux CX roulaient à deux cents mètres d’intervalle depuis la forêt de Saint-Germain. La seconde était pilotée par une sorte d’armoire normande répondant au prénom de Jack. Hubert et Jim l’avaient pris au passage au haut de l’avenue de Friedland.
  
  Il pleuvait de nouveau…
  
  Sachant que Forestier l’attendait à la sortie d’Orgeval et qu’il lui était facile de placer à la fois la N 13 et l’autoroute de l’Ouest sous contrôle, Hubert avait résolu de passer par Saint-Germain-en-Laye, Poissy puis Triel, sur l’autre rive de la Seine.
  
  Le S.D.E.C.E. était trop jalouse de sa propre indépendance pour mettre la D.S.T. dans le coup et faire appel à un escadron de gardes mobiles, seul moyen de verrouiller valablement le secteur sillonné par une multitude de petites routes. Il fallait aussi tabler avec la crainte de sombrer dans le ridicule s’il ne se passait rien et qu’on ait réclamé la mobilisation générale en pure perte. Inutile de devenir la risée de toute la gent policière…
  
  Quand Forestier s’apercevrait que son émissaire attendait indéfiniment sans résultat sur le parking du centre commercial à la sortie de l’autoroute, il serait trop tard pour qu’il rameute des équipes en vue de quadriller le secteur.
  
  D’autre part, Jo Forestier avait une excellente raison pour ne pas bouger. N’était-il pas là le premier, occupant les meilleures places ? Personne ne pourrait tenter d’intervenir sans qu’il s’en rende aussitôt compte.
  
  Bien entendu, il concevrait quelques soupçons. Mais ce n’est pas cela qui l’avancerait à grand-chose. Tant que son objectif serait à portée de main, il se sentirait en position de force.
  
  C’est plus tard qu’il comprendrait…
  
  Certes, il pouvait prendre le risque de précipiter le mouvement. Mais même en cas de succès, il n’obtiendrait pas la solution pour autant. Entre deviner et trouver, la marge était de taille, surtout avec sur les bras des gens très peu enclins à la collaboration.
  
  Et encore, à condition que ses propres troupes n’appliquent pas une justice trop expéditive à titre préventif…
  
  Au ministère de l’Intérieur, on n’aimait pas du tout ce genre de prisonniers. C’était la certitude d’un détournement d’avion ou d’une attaque d’ambassade à brève échéance pour exiger leur libération. Quand ils avaient le mauvais goût de se laisser capturer vivants, on préférait les reconduire discrètement à la frontière ou les coller sur le premier vol à destination des terres ensoleillées.
  
  Forestier ne l’ignorait pas. Dans la hiérarchie des fléaux en puissance l’arrestation d’un terroriste garanti bon teint était beaucoup plus redoutable que le plasticage de dix émetteurs de télévision.
  
  Les rues de Triel étaient désertes sous la pluie fine et tenace. L’une derrière l’autre, les deux CX quittèrent la rue principale toute en longueur pour virer à gauche et emprunter le pont enjambant le cours de la Seine, relativement étroit à cet endroit.
  
  Sur la rive opposée, s’étalait l’agglomération de Vernouillet, avec le grand boulevard récent et brillamment éclairé, parallèle au fleuve, à mi-pente. Ainsi qu’Hubert le supposait, aucun véhicule plus ou moins discrètement dissimulé ne surveillait le point de passage représenté par le pont. Les deux voitures obliquèrent sur la droite en direction de Verneuil.
  
  Il n’y avait pas un chat dehors. Les habitants se calfeutraient chez eux.
  
  Dix ou vingt ans auparavant, les villages du secteur somnolaient encore, accueillant avec méfiance la vogue naissante des résidences secondaires. Maintenant, les promoteurs urbanisaient à tout va et le prix des terrains grimpait à une allure astronomique. On y achetait sa maison construite à la chaîne pour aller travailler à Paris et revenir le soir.
  
  Les explications obtenues par Hubert au téléphone étaient très claires. Bientôt, à flanc de colline, apparut dans les phares un panneau annonçant la construction d’un nouveau lotissement présenté comme le havre de paix que chacun rêvait de posséder.
  
  Bien qu’on en soit déjà à la deuxième tranche, les rues n’étaient encore que des chemins de terre défoncés par les camions. Malgré toute l’eau tombée du ciel, les futures pelouses verdoyantes n’étaient que des portions de champs labourés et boueux. L’éclairage public viendrait lui aussi plus tard, avec les trottoirs et les panneaux de rues.
  
  Sur la gauche, un ancien morceau de ferme ou de grange n’avait pas encore été rasé par les bâtisseurs. On pouvait accéder à ce qui avait dû être une cour.
  
  — Là, indiqua Hubert.
  
  Jim manœuvra pour s’y engager en marche arrière, le capot ainsi dans le bon sens dans l’hypothèse d’un départ précipité. Il fut imité par la seconde CX. Les lumières furent éteintes et les moteurs arrêtés.
  
  Après quoi, avec la même tranquille décontraction qu’ils auraient affichée pour déballer des cannes à pêche, Jim et Jack ouvrirent leur coffre pour sortir leur matériel.
  
  Pistolets mitrailleurs « Scorpion », chargeurs de rechange, automatiques, grenades et artifices divers pouvant au gré souffler une porte de coffre-fort ou un mur en parpaing…
  
  Il ne manquait guère qu’une mitrailleuse lourde et un bazooka. On leur avait dit d’emporter leurs instruments de travail. En bons artisans, ils s’étaient munis de quoi faire face à toutes les situations.
  
  — Je crois que vous voulez quelque chose avec un silencieux, fit Jim. Que préférez-vous ? Colt 45, Beretta, Walther PPK ?
  
  Hubert choisit le Beretta et entreprit de leur exposer l’affaire.
  
  — Désolé de vous décevoir si vous espériez recommencer Guadalcanal. Plus cela se passera dans le calme de notre côté, mieux ce sera. Pas question de tirer pour faire du bruit. Seulement en toute dernière extrémité. Vu ?
  
  Jack acquiesça du haut de son mètre quatre-vingt-quinze taillé dans la masse.
  
  — Nous sommes des paisibles… Silence et discrétion, telle est notre devise…
  
  Avec un pistolet mitrailleur d’une main et un automatique de l’autre, cela ne s’imposait pas comme une évidence.
  
  — Évidemment, si on va prendre un pot chez des amis, hasarda Jim.
  
  D’un ton on ne peut plus pénétré…
  
  Hubert tendit la main dans la direction de l’ouest-sud-ouest.
  
  — À trois kilomètres et demi à vol d’oiseau, se trouve un objectif avec du monde et du répondant, indiqua-t-il. Nous ne nous en occupons pas, mais il faut que vous le sachiez. Cela risque fort de cracher sérieusement de ce côté-là. Nous n’interviendrons pas, mais il faut envisager la possibilité qu’ils envoient un ou deux types vers nous. Dans ce cas, interception en douceur afin de ne pas commettre d’erreur de personne.
  
  — Même si on se fait allumer ? questionna Jim sans émotion.
  
  — Une chance sur mille, répliqua Hubert. Aucune si vous êtes bien planqué.
  
  De la main, il décrivit un angle de quarante-cinq degrés pour désigner le lotissement dont les premières maisons se devinaient dans l’obscurité trouée de quelques lueurs.
  
  — Notre propre objectif est une maison à trois rues d’ici, reprit-il. Elle devrait être faiblement gardée, peut-être même pas du tout. Notre mission consiste à délivrer un prisonnier qui se trouve à l’intérieur. Nous repartirons avec lui sans nous soucier du reste.
  
  Il reçut un double hochement de la tête en signe d’approbation muette.
  
  — Si jamais nous étions interceptés, il faudrait forcer le passage, ajouta Hubert. Et si nous perdions le contact, rendez-vous devant le champ de courses de Maisons-Laffitte.
  
  — Supposons qu’on tombe en panne au milieu d’un troupeau de flics français ? Que faisons-nous ? s’enquit Jack.
  
  — Pas de carnage, répondit Hubert. Crise de nerfs et amnésie… Le monde entier vous en veut. C’est un de vos persécuteurs qui a fourré l’arsenal dans la voiture pour vous nuire…
  
  — On peut quand même en assommer un ou deux ? proposa Jim. On dira qu’on les a pris pour des petits hommes verts descendant d’une soucoupe. Cela fera plus vrai…
  
  Hubert les ramena sur terre.
  
  — L’un de vous m’accompagne jusqu’à la maison, déclara-t-il. L’autre reste ici en élément de recueil prêt à intervenir, mais uniquement si cela fait du bruit de notre côté. Je vous laisse choisir.
  
  Au terme d’un court échange d’onomatopées et de grognements, ils se décidèrent. Jim allait accompagner Hubert pendant que Jack garderait les véhicules.
  
  Depuis qu’il était seulement question d’attaquer une maison qui risquait d’être vide, l’affaire avait perdu beaucoup de son intérêt à leurs yeux. Les poches bourrées à craquer d’engins détonants et de cartouches pour regarnir ses trois chargeurs supplémentaires si ceux-ci venaient à épuisement, Jim dissimula son pistolet mitrailleur « Scorpion » sous un pan de son imperméable.
  
  — Prêt…
  
  Hubert ouvrant la marche, ils gravirent la pente en suivant le bord du chemin de terre creusé d’ornières. L’absence d’éclairage public et la pluie qui suintait des nuages bas contribuaient à rendre l’approche plus facile, mais ils ne découvraient les flaques d’eau qu’en mettant le pied dedans. Même quand cela lui arrivait, Jim ne proférait pas le moindre juron et il fallait vraiment savoir qu’il était à deux mètres derrière pour l’entendre. Il avait dû barboter pas mal dans les rizières pour parvenir à progresser aussi silencieusement.
  
  La troisième voie partait sur la droite en descendant légèrement. Au téléphone, Hubert avait appris que la maison qui l’intéressait était la quatrième sur la gauche. Son futur propriétaire, actuellement à l’étranger, n’en prendrait possession que dans plusieurs mois. Tout le gros œuvre était terminé, mais les peintures intérieures restaient encore à faire.
  
  À moins de vouloir se signaler à tout prix en étendant du linge aux fenêtres, elle représentait une planque parfaite.
  
  Sur un geste d’Hubert, Jim et lui s’étaient séparés afin d’effectuer un double enveloppement par l’arrière, sur la terre détrempée qui deviendrait un jour une pelouse, avant de se retrouver devant la façade, de part et d’autre des degrés de ciment nu qui formeraient perron pour accéder à l’entrée, deux mètres plus haut.
  
  Sans un mot, ils secouèrent la tête pour indiquer qu’ils n’avaient pas vu trace de la moindre sentinelle.
  
  Normal… C’est le contraire qui aurait été préoccupant.
  
  Une fois achevé, l’escalier comporterait sûrement au moins une main courante pour éviter de tomber jusqu’à la rampe en contrebas qui, à gauche, descendait vers un garage en sous-sol fermé par une porte basculante. Pour le moment, on avait seulement creusé dans le ciment les trous pour sceller les barreaux.
  
  Le problème était maintenant de pénétrer à l’intérieur de la maison sans donner l’alerte à ses éventuels occupants, ni provoquer de réaction fâcheuse de leur part. Jim avait admis une fois pour toutes qu’Hubert était le patron et attendait qu’il décide de la conduite à tenir. Au choix, il pouvait pulvériser la porte du garage, volatiliser les volets d’une fenêtre, faire sauter la porte d’entrée ou déchiqueter la serrure d’une rafale de balles blindées, sans préférence particulière.
  
  Brusquement, étouffée en partie par la distance et par la pluie, une première détonation claqua au loin. Tout de suite, il y en eut une seconde, puis une succession de rafales tirées par une demi-douzaine d’armes automatiques et ponctuées d’éclatements sourds de grenades.
  
  Rien de commun avec un réflexe d’énervement entraîné par le coup de feu accidentel d’une détente trop sensible. Du côté du château, on se bagarrait ferme, sans économiser la poudre.
  
  Forestier avait-il résolu de passer à l’action contre le repaire du commando palestinien et manqué son effet de surprise ?
  
  Hubert penchait plutôt pour une attaque en force des gros bras du Parti pour délivrer Igor, Forestier et son équipe se contentant de suivre l’empoignade en spectateurs et attendant que les deux camps se soient exterminés.
  
  Pas de prisonnier à ramasser, donc pas de complications pour l’avenir…
  
  Deux éléments presque simultanés intervinrent alors. Tout d’abord, la porte de la maison s’ouvrit en coup de vent et un homme bondit sur le perron. Les échos du combat avaient dû lui parvenir à l’intérieur et il sortait pour se persuader qu’il n’était pas victime d’hallucinations auditives. Dans la même seconde, une violente explosion ébranla la nuit, les nuages et la colline renvoyant l’écho en un grondement assourdi.
  
  À trois kilomètres de là, un des commandos avait dû faire sauter le repaire sur le point d’être submergé, à moins qu’une balle perdue ou une grenade n’aient atterri dans une caisse de dynamite.
  
  Sur le haut du perron, le garde n’eut pas le loisir de s’interroger longuement. D’un geste vif comme l’éclair, Hubert avait déjà lancé son bras pour l’agripper par une cheville et tirer avec force en remontant.
  
  Les deux jambes littéralement balayées, l’autre bascula d’un bloc vers le bas de la rampe descendant au garage, trop surpris pour crier. Jim était à l’emplacement idéal pour le cueillir au passage.
  
  Un peu trop généreusement… Il y eut un claquement sec, assez déplaisant, de vertèbres brisées net.
  
  Sans attendre que le corps ait fini de rouler jusqu’à la porte du garage, Hubert avait escaladé les degrés quatre à quatre. Beretta au poing, il fit irruption à l’intérieur de la maison, s’orientant vers une lueur provenant de la gauche.
  
  Dans une pièce vide d’occupant, une lampe à butane éclairait faiblement un unique matelas pneumatique étalé sur le sol de béton brut. Plusieurs boîtes de conserves tenaient compagnie à une seule gamelle, confirmant qu’il n’y avait qu’un garde dans les lieux.
  
  Jim était en train de franchir la porte, traînant sa victime comme un paquet de vieux chiffons.
  
  — J’ai dû taper fort, s’excusa-t-il. Je crois qu’il est un peu mort…
  
  — Aucune importance. Laissez-le là et allez vous poster en surveillance à l’extérieur.
  
  — Consignes ?
  
  — Agissez au mieux. Toutefois, s’il venait vraiment beaucoup de monde, tâchez de les amuser pendant une minute ou deux pour que je puisse filer par-derrière.
  
  — O.K., boss…
  
  Une belle mécanique… Une fois remontée, elle fonctionnait toute seule.
  
  Hubert entreprit alors de visiter la maison en s’éclairant de la lampe à butane. L’étage était vide et c’est à la cave, dans une petite remise jouxtant la chaufferie, qu’il découvrit le prisonnier, allongé par terre et ficelé comme aucun saucisson ne l’avait jamais été.
  
  Sur le moment, il se demanda s’il ne rêvait pas en reconnaissant l’homme au journal et à la baguette de pain qu’il avait vu la matinée précédente sur le trottoir du boulevard Saint-Germain, devant le square de la Charité.
  
  Dire qu’il l’avait pris alors pour un des équipiers de Forestier…
  
  Revenant de sa surprise, il posa la lampe et se pencha pour lui ôter son bâillon.
  
  — Vous avez risqué gros en vous montrant pour m’identifier, déclara-t-il. Je suppose que vous savez que je suis Hubert P. Bridge et que vous préférez que je continue à vous appeler par le pseudonyme d’Igor ?
  
  Comme le prisonnier l’observait d’un œil vague comme s’il était sourd ou n’avait pas compris, Hubert résolut d’utiliser les phrases de reconnaissance contenues dans le message de Washington.
  
  — Opération « Diamant », prononça-t-il en russe. Il raye tous les corps et ne peut être rayé par aucun.
  
  Le regard d’Igor reprit vie.
  
  — De tous les diamants, le Régent est l’un des plus purs, répliqua-t-il. Connaissez-vous son poids ?
  
  — Environ deux cent trente-six carats, pour autant que je me souvienne.
  
  — Vous vous trompez d’un compte rond. Il en pèse cent de moins.
  
  — Je vois que vous êtes expert.
  
  — Il existe un bon moyen pour s’en rappeler. Vous divisez par huit.
  
  — C’est vrai, cela donne dix-sept. L’année de la Révolution d’octobre…
  
  Hubert avait déjà commencé à détacher les liens d’Igor. C’était un assemblage de fils électriques, de sparadrap et de fine cordelette de nylon. Il devait y en avoir plusieurs kilomètres, avec une bonne centaine de nœuds très serrés. Même au couteau, c’était difficile de trancher sans que la lame entaille la peau.
  
  — Comment cela se présente-t-il à l’extérieur ?
  
  Hubert taillait entre les bras pour donner du jeu vers les poignets.
  
  — D’après ce que j’ai entendu avant d’entrer, vos équipiers venaient de donner l’assaut à l’autre planque. Et votre commando terroriste a tout fait sauter.
  
  — Des exaltés, soupira Igor. Il suffit de pincer la corde sensible. On peut leur raconter n’importe quoi, ils foncent tête baissée. Quand avez-vous compris ?
  
  — En recevant le télégramme, répondit Hubert en continuant à trancher. En partant du principe que mes chefs ne m’avaient pas menti et que nous n’avions rien à voir dans les différentes liquidations qu’on cherchait à nous imputer, il fallait bien qu’il y ait un chef d’orchestre et que celui-ci poursuive un but précis. Comme nous ne manipulions pas les terroristes, ils l’étaient forcément par quelqu’un d’autre. Là-dessus, débarque une huile de Moscou, un super-enquêteur, vous en l’occurrence.
  
  Il marqua une courte pause avant d’ajouter :
  
  — Je me suis alors souvenu de deux choses. Raymond Adua-Seguin m’avait dit qu’Igor était monté personnellement à l’arrière de la G.S. et il fallait que celle-ci soit « sonorisée » pour que les terroristes l’aient retrouvée à Versailles. En opérant le rapprochement avec le reste, il devenait à peu près certain que vous aviez placé le mouchard vous-même.
  
  Le Russe paraissait passionné par le raisonnement d’Hubert.
  
  — Jusque-là, vous pouviez jouer sur les deux tableaux à la fois dans l’intention de provoquer l’intervention de Washington et de faire porter le chapeau à la C.I.A. en m’impliquant dans un traquenard quelconque, avec preuves préfabriquées à l’appui. Lorsque j’ai réfléchi au sens du télégramme, j’ai conclu que ce ne pouvait être qu’une récupération et qu’il s’agissait à tous les coups de vous…
  
  Igor acquiesça.
  
  — Ma seule crainte était que quelqu’un d’autre arrive à la même conclusion…
  
  Hubert avait réussi à libérer presque complètement un poignet.
  
  — Ils vous serraient vraiment de près pour que vous soyez obligé de monter une opération pareille ?
  
  — Serrer est un mot faible, fit le Russe. Je commençais déjà à sentir leur haleine tout contre ma nuque !
  
  Il remua ses doigts en grimaçant, pour rétablir la circulation.
  
  — Normalement, il était prévu que je « choisirais la liberté » au cours d’un de mes voyages à l’Ouest dès que je percevrais les premiers signes de danger ou que je ne me sentirais plus en état de tenir le coup nerveusement, expliqua-t-il. J’ai compris que j’étais dans le collimateur quand mon nom a cessé de figurer sur les listes des membres se rendant à la Conférence de Belgrade. J’ai aussitôt mis en route l’opération « Diamant » pour assurer mon passage de l’autre côté du Rideau de fer. Mais il ne m’était plus possible de prévenir Washington des modalités exactes pour des raisons de sécurité évidentes.
  
  Sa deuxième main détachée, il les frotta l’une contre l’autre.
  
  — Je disposais de trois cartes pour réussir : ma connaissance des filières pouvant faire agir les réseaux terroristes palestiniens, mes fonctions à l’intérieur des services de sécurité, notamment pour l’organisation du voyage au sommet prévu à Paris avant les élections. Enfin, c’était justement à Paris que m’attendait un « sous-marin » de Washington prévu en cas de recueil en urgence.
  
  Hubert avait mal dans les muscles à force de trancher et de couper.
  
  — N’était-il pas risqué de mouiller ce « sous-marin » auprès d’un agent double comme Stéphane Martin ?
  
  — Le risque était sérieux, concéda Igor. Mais le temps pressait et je n’avais plus le choix. D’autre part, en provoquant un attentat manqué contre Stéphane Martin, j’orientais la C.I.A. vers lui tout en justifiant le contrôle que j’opérais sur lui, opération qui me permettait de me rapprocher de mon « sous-marin » sans éveiller les soupçons.
  
  Il plissa la bouche.
  
  — Car j’aurais vite fait de perdre mes illusions si j’en avais eu encore. On m’a bien désigné parce que j’étais le plus qualifié pour mener l’enquête à Paris. Mais si j’étais « l’Œil de Moscou » aux yeux des hommes, j’étais pratiquement prisonnier des équipes placées sous mes ordres…
  
  — C’est la raison pour laquelle vous avez organisé votre propre enlèvement par le commando ? Quelle raison avez-vous invoquée ?
  
  Igor se mit à rire.
  
  — La même depuis le début, répondit-il. Collusion entre la C.I.A. et Moscou en vue d’un arrangement favorable à Israël au Proche-Orient. Cela marche à tous les coups.
  
  Ses derniers liens sectionnés, il se releva et effectua plusieurs flexions.
  
  — Je me suis fabriqué une façade de membre très important du Politburo et des services secrets soviétiques, ce qui n’est pas entièrement faux. Je devais servir d’otage pour forcer la main au Kremlin. Bien entendu, ils ne m’avaient jamais vu. L’astuce des deux planques distinctes leur a paru particulièrement séduisante. Ainsi, même si la première était attaquée, ils étaient certains qu’on ne me retrouverait pas.
  
  Soutenu par Hubert, il réussit à marcher sans trop de difficultés jusqu’à la porte.
  
  — Vous devez me trouver passablement cynique d’avoir fait liquider ou s’entre-tuer des personnes pour sauver ma peau ?
  
  — C’est votre conscience que cela regarde, fit Hubert d’un ton neutre. Ne me demandez pas mon opinion. Je ne suis pas ici pour vous juger.
  
  Ils s’engagèrent dans l’escalier.
  
  — Vous n’appréciez certainement pas qu’on ait donné le nom d’opération « Diamant » à la récupération d’un « défecteur », terme poli pour ne pas employer le mot de traître à son pays ?
  
  Comme Hubert ne répondait pas, il poursuivit :
  
  — Cela fait des années que je risque ma propre peau et que je fournis des renseignements à Washington parce que c’est le seul moyen de permettre un équilibre des forces interdisant à Moscou de déclencher une troisième guerre mondiale. Car je ne suis pas le seul à être convaincu que si l’Ouest cède à une fausse quiétude et démobilise, le Kremlin n’hésitera pas et le jour où les chances de l’emporter seront jugées suffisantes par les stratèges de l’Armée Rouge, ce sera la fin du monde libre.
  
  Parvenu en haut de l’escalier, il haussa les épaules.
  
  — Pourquoi tous ces morts ici ou à Paris ? Parce que le doute doit subsister. Si Moscou avait la certitude de ma « défection », on saurait quels renseignements j’ai pu transmettre et les mesures appropriées pourraient être prises.
  
  Il eut un geste d’impuissance.
  
  — Voilà pourquoi je ne pouvais pas me contenter de fausser compagnie à mes gros bras pour me présenter à l’ambassade des États-Unis.
  
  Hubert hocha la tête.
  
  — Sans compter que vous auriez pu tomber sur quelqu’un qui aurait cru à une provocation et qui vous aurait flanqué à la porte…
  
  Il tourna le robinet d’arrivée du gaz pour éteindre la lampe.
  
  Dès qu’il passa la tête au-dehors, Jim apparut en bas de l’escalier.
  
  — Je commençais à trouver le temps long, prononça-t-il.
  
  Puis, il montra une forme étendue à ses pieds.
  
  — D’autant que ce type-là manifestait l’intention d’entrer et que j’ai dû un peu l’assommer…
  
  — Ah oui ? fit Hubert avec inquiétude.
  
  — Cette fois, j’ai fait attention, le rassura Jim. Juste une caresse…
  
  Lorsqu’ils furent tous trois en bas, il donna un bref coup de lampe torche.
  
  — Mahmoud Ibrahim, déclara Igor sans enthousiasme. Le chef du commando terroriste…
  
  
  
  
  
  CHAPITRE
  
  
  
  15
  
  
  Le soleil avait risqué une timide apparition sur Paris. Forestier manifestait une bonne humeur à toute épreuve. Malgré l’heure matinale encore, il avait demandé qu’on mette une bouteille de « Dom Perignon » à rafraîchir.
  
  — Dommage que tu ne sois pas venu, affirma-t-il d’un ton jovial. Un sacré feu d’artifice ! Tu as vraiment raté quelque chose. Des types comme ça ! Ils ont eu le bon goût de se faire tous sauter. Du coup, pas de survivants encombrants. L’avenir tout rose…
  
  Il se pencha sur Hubert, confidentiel.
  
  — Pour les gros bras, cela n’a pas été le grand soir, ajouta-t-il. Un seul a réussi à filer pour aller raconter la Berezina, et trois autres sont bons pour le Père-Lachaise. On en a quand même ramassé deux pas trop esquintés qu’on va pouvoir garder sous cloche. Cela pourra servir à arranger les choses si jamais il se produit des histoires de piquets de grève un rien mitraillés ou de colleurs d’affiches un tout petit peu trop cabossés.
  
  Hubert approuva.
  
  — Échange de bons procédés…
  
  — Cela s’appelle de la haute politique !
  
  Forestier fronça soudain les sourcils, comme si un détail le chagrinait.
  
  — Il y a quand même un truc que je m’explique mal, dit-il. Il semble que le commando avait une seconde planque dans un nouveau lotissement de Verneuil. Pour une raison inconnue, elle aussi est partie en fumée.
  
  Il haussa les épaules.
  
  — Le gars dont on a retrouvé les miettes devait être en train de faire joujou avec du plastic. Il aura laissé tomber une cigarette sur du cordeau détonant ou posé le pied par inadvertance sur un crayon allumeur…
  
  — Les fabricants devraient toujours rédiger le mode d’emploi dans la langue de l’utilisateur. Cela éviterait bien des accidents…
  
  Un garçon s’approcha de Forestier.
  
  — Téléphone, monsieur…
  
  Jo Forestier se leva.
  
  — Tu m’excuses deux minutes ?
  
  Tandis qu’il s’éloignait de sa démarche de plantigrade, Hubert but une gorgée de « Dom Perignon » en regardant la circulation qui s’écoulait sur la place du Théâtre-Français.
  
  Forestier revint bientôt, le visage fendu par un sourire éclatant.
  
  — Buvons, mon frère…
  
  Puis il pointa l’index.
  
  — Tu es un grand cachottier, hein ? Comme ça, tu voulais « le » faire passer par la Suisse pour l’évacuer vers les Amériques ? Tu devrais pourtant savoir que nous surveillons particulièrement la frontière. C’est comme pour l’Allemagne, à cause des fuites d’or et de capitaux…
  
  Il s’interrompit, réprobateur.
  
  — Naturellement, tu vas me dire que tu n’es au courant de rien, que tu ignores qui roupillait à l’arrière de la voiture et que ce ne sont pas deux membres des services de sécurité de ton ambassade qui ont décampé à travers bois lorsqu’ils ont aperçu les douaniers ?
  
  Bon prince, il balaya par avance toute tentative de justification.
  
  — À ta place, j’aurais tenté la même chose, reconnut-il sportivement. Tout à l’heure, je savais seulement que la voiture avait été localisée, mais ce n’était pas une certitude et je craignais un peu une réaction violente. Finalement, tes convoyeurs ont choisi la voie de la sagesse. On va les laisser rentrer tranquillement et on passera l’éponge.
  
  Hubert avait conservé le même visage serein, décontracté. Il leva son verre.
  
  — Eh bien, buvons à ton succès !
  
  Inutile de lui gâcher son plaisir en lui révélant que Pavel Alexandrovitch Oustinov, alias Igor, avait gagné Bruxelles sans encombre et qu’il était en train de survoler l’Atlantique à bord d’un appareil de l’U.S. Air Force…
  
  — Sans rancune ? fit Forestier.
  
  — On ne peut pas toujours gagner, répliqua Hubert avec philosophie.
  
  Forestier apprendrait bien assez vite que l’homme bourré de soporifiques sur lequel les gabelous venaient de mettre la main n’était autre qu’un certain Mahmoud Ibrahim, terroriste breveté au palmarès long comme le bras.
  
  Hubert reposa son verre, consulta sa montre-bracelet.
  
  — Bon, je vais te laisser…
  
  Il préférait ne plus être à Paris quand Forestier découvrirait de quel encombrant colis il avait hérité.
  
  À la vérité, Hubert avait rendez-vous avec le plus ravissant des « sous-marins ».
  
  Sophie Sciteaux, à qui il avait réussi à extorquer ses nouvelles coordonnées quand il l’avait appelée le soir précédent depuis la cabine téléphonique de la rue de Prony… Et qui devait terminer de boucler sa valise pour partir avec lui vers le soleil…
  
  FIN
  
  
  
  
  
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