La fille pouvait avoir vingt ans et se faisait appeler Clarissa. Elle possédait des jambes interminables et un visage de très jeune adolescente. Elle était magnifique.
Une très jolie garce ! Au championnat du monde de la spécialité, elle serait sûrement montée sur le podium.
Pour l’instant, elle dardait ses seins nus juste sous le nez d’un gentleman qui vira à l’écarlate et qui parut brusquement frappé de strabisme incurable, le souffle court. Elle repartit vers le fond de la salle, saluée par plusieurs soupirs de regret ou de soulagement.
Le règlement du « club » était catégorique. Les membres ou les invités occasionnels pouvaient admirer, humer les seins lorsqu’ils étaient à quelques centimètres de leur visage, dévorer du regard, mais surtout pas toucher. Dans le meilleur des cas, le coupable était expulsé séance tenante et radié de façon définitive. Il pouvait aussi, cela s’était vu, se retrouver avec une fourchette à fondue plantée dans la main…
Avec Clarissa, elles étaient une demi-douzaine d’autres filles à circuler entre les tables de jeu, apportant les rafraîchissements, remplaçant les cendriers, échangeant livres, marks ou dollars contre des jetons de couleur. L’uniforme de la maison se résumait à un mini-short de cuir noir, aussi moulant qu’évocateur.
Les plus beaux seins de Londres, affirmait la publicité de bouche à oreille.
Ceux de Clarissa l’étaient incontestablement.
Mais personne ne pouvait se vanter d’en avoir palpé l’évidente fermeté !
Au début, l’idée de lâcher une fournée de filles aux trois quarts nues dans les salons d’un cercle de jeux avait été accueillie avec scepticisme. Les passionnés, les authentiques flambeurs avaient haussé les épaules. Ils avaient alors découvert que l’interdiction formelle de toucher procurait un piment supplémentaire. D’autant que les filles avaient l’art de flairer quand une partie commençait à chauffer à une table. Toute l’astuce était là.
Lorsqu’un sein réputé inaccessible venait frôler une joue ou que sa pointe effleurait une nuque, il fallait un sang-froid à toute épreuve pour garder la tête froide…
Bien entendu, le « club » était fermé aux homosexuels et autres déviationnistes.
La maison était sérieuse.
George Brundy relança d’un jeton de dix tout en suivant Clarissa du regard Jusqu’à présent, elle avait feint de ne pas comprendre quand il avait réussi à lui parler en aparté pour lui proposer un rendez-vous en dehors de ses heures de présence au « club ».
Il existait des foules de raisons pour qu’elle refuse : la crainte de se faire flanquer à la porte si les patrons du « club » l’apprenaient, qu’il ne corresponde pas à son genre, qu’elle n’aime pas les hommes…
Depuis qu’il avait décidé de passer à l’offensive, George Brundy jouait ostensiblement gros jeu. Pour qu’elle puisse constater qu’il avait les moyens.
Mais rien à faire ! Il aurait pu claquer autant de fric qu’un émir pétrolier sans qu’elle lui accorde la moindre attention. Et moins encore ce dont il bavait d’envie…
George Brundy avait conscience d’être pris dans l’engrenage. Il se conduisait en vrai pigeon brûlant ses dernières cartouches pour le plus grand bénéfice du « club ». Car il n’allait plus tarder à se retrouver complètement à sec.
À une époque, il avait compté au nombre des cadres actifs de la C.I.A., section Europe et Proche-Orient. Puis étaient venues les grandes vagues de « compression de personnel », séquelles du Watergate et des campagnes de révélations dans la presse engagée. Un peu trop mouillé dans différentes affaires malheureuses, entre autres l’histoire de Chypre, il avait fait partie d’une des charrettes de démissionnés d’office.
Façon de parler, car il est bien connu qu’on ne quitte réellement un service de renseignements que les pieds devant…
George Brundy avait cessé d’être un de ces fonctionnaires pouvant prétendre à une honnête retraite et assuré d’être couvert par ses chefs en cas de pépin. On l’utilisait au coup par coup, pour une « enveloppe » dérisoire, avec la menace d’être livré en pâture à la presse s’il refusait de marcher ou se montrait trop exigeant.
Dans le meilleur des cas… Le pire étant l’accident sur mesure ou l’élimination pure et simple maquillée en agression crapuleuse perpétrée par des voyous de bas étage.
À Langley, la nouvelle morale officiellement prônée se révélait très peu regardante sur le choix des moyens…
Question reconversion. George Brundy n’avait pas trop à se plaindre. Grâce à d’anciennes relations et à une belle absence de scrupules, il était en train de se tailler une confortable part de gâteau dans le monde des « affaires ». Partant du sain principe que les risques diminuent proportionnellement à l’augmentation du nombre de zéros inscrits après le premier chiffre du total de l’opération, il pouvait se contenter d’un pourcentage très minime, un bénéfice net, à l’abri de la voracité du fisc britannique.
Le champ de ses activités était très éclectique, de la fourniture de « pièces détachées » à la Rhodésie au recrutement de « main-d’œuvre qualifiée » à destination de pays africains désireux de changer de régime. Récemment, sur un tout autre plan, il avait négocié l’achat de quelques milliers de tonnes de café dont il valait mieux ne pas chercher à découvrir l’origine. Revendues sur le marché américain, le prix initial avait été multiplié par cinq et demi. Et il avait suffi d’une semaine pour réaliser cette affaire, le temps pour le navire d’arriver à bon port et de confectionner une virginité à toute épreuve à la cargaison.
L’ennui, c’est que le « club » commençait à coûter de plus en plus cher à George Brundy. Heureusement, un ancien ministre limogé d’Afrique francophone venait de se découvrir une vocation de sauveur de sa patrie et avait résolu de puiser libéralement dans un de ses comptes bancaires suisses pour s’assurer la collaboration de techniciens de premier ordre. En outre, les cours mondiaux du cacao continuaient de grimper de manière vertigineuse et il allait pouvoir rééditer le coup de la cargaison de café.
Dans certaines républiques-bananes, de hauts fonctionnaires jugeaient toujours que leurs mérites étaient déplorablement mal payés. Il suffisait de frapper à la bonne porte, d’expliquer quel jeu de fausses écritures permettait de distraire de quoi remplir les cales d’un cargo de tonnage honnête, de trouver un bâtiment naviguant sous un pavillon de complaisance peu susceptible d’attirer la méfiance d’une douane par ailleurs judicieusement « arrosée ». Au bout du compte, tout le monde s’y retrouvait largement. Le seul problème était de ne pas se laisser griller par la concurrence.
Une des filles venait de revenir dans la grande salle, tenant devant ses seins nus une ardoise sur laquelle le nom de George Brundy avait été inscrit à la craie.
— Excusez-moi, dit-il à ses compagnons de table. J’en ai pour un instant.
Tandis qu’il se levait, un grand type basané qui se trouvait derrière s’approcha avec un sourire aurifié. Sans doute quelque cheikh enrichi par l’or noir et venu pour oublier les rigueurs du Coran en se plongeant dans le stupre londonien.
— Puis-je vous remplacer ?
Son accent rocailleux de bédouin du désert trahissait une fortune de fraîche date. Ses fils fréquentaient certainement Oxford ou Cambridge. La génération suivante serait obligée d’aller au zoo pour voir à quoi ressemblaient des chameaux.
On n’arrête pas le progrès…
George Brundy s’inclina cérémonieusement, le geste rond.
— Je vous en prie…
Tout ce qui avait les apparences d’un émir était un client potentiel. Les pétrodollars permettaient de s’offrir n’importe quoi, une division blindée, une usine de dessalement de l’eau de mer ou un harem de trois cents têtes, entièrement climatisé avec chaînes stéréo et télévisions en couleur individuelles. On envisageait même très sérieusement de remorquer des icebergs géants depuis l’Antarctique jusqu’au Golfe Arabique.
George Brundy ne possédait pas une envergure suffisante pour ce genre de marché, mais il pouvait éventuellement servir d’intermédiaire discret. Comme couverture officielle dissimulant ses autres activités, il avait acquis plusieurs participations dans des agences immobilières. Et la mode semblait être de délaisser les sables brûlants pour venir jouer au gentleman-farmer en rachetant les propriétés d’anciennes grandes familles terriennes définitivement ruinées par les droits de succession et les impôts.
La fille qui tenait l’ardoise était sacrément bien tournée, mais elle n’arrivait pas à la cheville de Clarissa.
— On vous demande au téléphone, monsieur Brundy, déclara-t-elle. La deuxième cabine. L’appareil est décroché.
George Brundy remercia, puis ses sourcils se froncèrent imperceptiblement. Il se demanda qui pouvait bien l’appeler à cette heure. Les personnes sachant qu’il passait la soirée au « club » se comptaient sur les doigts. Même s’il n’avait aucun compte à lui rendre sur son emploi du temps, le « traitant » de la C.I.A. était en mesure de se renseigner à son sujet. S’il s’agissait de lui, cette façon de le contacter en pleine nuit n’annonçait certainement pas des lendemains entièrement radieux.
Depuis l’arrivée du Géorgien à la Maison Blanche, les hommes de « l’Agence » montraient de moins en moins de respect à l’égard des Anciens. Pour la nouvelle vague, ceux qui avaient travaillé sous les administrations précédentes dégageaient une odeur de soufre.
Les cabines téléphoniques étaient situées dans le prolongement du hall d’entrée. George Brundy pénétra dans la seconde et s’empara de l’appareil décroché.
— Allô ?
L’écouteur n’émettait plus que la tonalité indiquant qu’on avait coupé la communication à l’autre bout de la ligne.
George Brundy grimaça et reposa le combiné sur sa fourche. Difficile de dire si son correspondant avait perdu patience ou s’il voulait seulement s’assurer de sa présence au « club ». Dans le premier cas, il n’était même pas certain qu’il rappelle. Et dans le second, cela pouvait signifier tout un tas de désagréments divers en perspective. Le choix était vaste.
Alors qu’il ressortait de la cabine. George Brundy se trouva brusquement nez à nez avec Clarissa portant d’une main un petit plateau d’argent avec deux verres de scotch. Il s’y attendait si peu qu’il demeura bouche bée, incapable de saisir l’occasion qui se présentait.
Elle le frôla, le visage souriant mais inexpressif.
— Le téléphone, c’est moi, murmura-t-elle entre ses dents.
D’un geste vif, elle, glissa un papier dans la main de George Brundy incrédule et statufié, continua comme si elle n’avait fait que le croiser.
Il fonça dans les toilettes, à l’abri des regards indiscrets, le souffle accéléré, et prit connaissance du court message griffonné sur le papier plié en huit.
« Vous pouvez m’attendre à partir de 4 heures à l’angle de Cromwell Road Même si je suis un peu en retard, ne vous montrez surtout pas en bas. Sinon, tant pis pour vous. »
Le temps de réaliser pleinement que c’était enfin le couronnement de ses travaux d’approche, une modification physique aussi violente que virile s’opéra en lui. Son distingué tailleur de Savile Row aurait été scandalisé par une déformation aussi ostensible de son travail. Lorsqu’il coupait un costume dans les meilleurs tissus, il prévoyait bien l’aisance souhaitable. Mais pas pour un sanglier en rut.
Tout en respirant à fond pour s’efforcer de calmer son « sentiment » vraiment trop visible, George Brundy déchira le message en menus morceaux et le fit disparaître dans l’anonymat définitif de la conduite d’évacuation. Il se lava ensuite longuement les mains pour achever de reprendre le contrôle de lui-même, regagna les salons en essayant de ne pas trop penser à Clarissa.
L’effet qu’elle lui produisait n’était vraiment pas de mise en public.
À la place qu’il avait occupée, le bédouin jouait comme un gagne-petit. Ce ne devait pas être un émir cousu d’or, mais quelque fonctionnaire subalterne d’une quelconque représentation commerciale ou diplomatique à Londres.
Les nouveaux khalifes n’étaient pas fous. S’ils étaient capables de s’offrir des yachts de la taille d’un croiseur de bataille, ils réservaient leurs prodigalités à eux-mêmes et aux membres de leurs smalas, c’est-à-dire ceux qui pouvaient prétendre les remplacer sur le trône en cas de disparition brutale. Une fois enseveli sous une pyramide de dollars, comblé d’honneurs et de titres ronflants, un demi-frère, un quart de frère ou un cousin plus ou moins éloigné étaient beaucoup moins tentés de briguer la succession par la méthode traditionnelle du poignard ou du poison.
Le travail, on le laissait aux techniciens occidentaux ou, pour les tâches les plus viles, aux Palestiniens et aux travailleurs pakistanais. Pas besoin de se ruiner en salaires inflationnistes pour ces derniers. S’ils n’étaient pas contents, ils n’avaient qu’à retourner dans les camps de réfugiés ou crever de faim chez eux…
Tout en évitant de regarder dans la direction de Clarissa, George Brundy trouva une autre place, s’offrit le luxe de jouer gros et gagna près de cinq mille livres en moins d’un quart d’heure.
Heureux au jeu et en amour ! La chance était décidément avec lui…
Il décida de quitter le « club » avant de le mettre en faillite. Il était inutile qu’il se fasse remarquer justement cette nuit. Quant à ses gains, cela ne représentait qu’une petite compensation par rapport à la somme totale qu’il avait perdue depuis qu’il fréquentait les lieux.
Dehors, la nuit était presque douce pour la saison. Aucun nuage n’encombrait le ciel et les étoiles étaient visibles malgré le halo de l’éclairage public. De quoi faire rougir de confusion les calomniateurs bilieux affirmant qu’une journée entière sans pluie était aussi rare que la neige en plein Sahara. À la vérité, George Brundy nourrissait un faible pour Londres.
Et pour certaines Anglaises dont Clarissa était le prototype presque parfait…
Les vieilles filles sans seins et à dents proéminentes, c’était encore une légende !
À quatre heures moins dix minutes, le cerveau envahi d’images furieusement érotiques, George Brundy garait sa grosse Mercédès métallisée près de l’angle de Cromwell Road. Mieux valait être en avance… Il alluma une cigarette en laissant libre cours à son imagination.
Clarissa devait merveilleusement bien faire l’amour, avec une science confirmée doublée d’un tempérament volcanique. Il en avait eu l’intuition la première fois qu’il l’avait vue.
Occupé à surveiller le carrefour de crainte de la rater, George Brundy ne remarqua pas les deux ombres qui arrivaient furtivement derrière la Mercédès, remontaient en se séparant de manière à l’encadrer.
La première balle lui déchiqueta la gorge et la seconde lui fit sauter le haut du crâne, projetant une marmelade infâme et rougeâtre sur le tableau de bord.
Malgré ce traitement radical, les deux tueurs continuèrent de lui vider chacun la moitié de leur chargeur dans le corps.
Du gaspillage…
CHAPITRE
2
D’un geste plein de tendresse, Ismet Dilmen caressa le canon bleui de son Colt Commander, un engin tirant des balles blindées capables de défoncer un mur de briques.
À plus forte raison un front ou une tempe…
Ismet Dilmen était Turc et sentimental, ce qui n’avait rien d’incompatible, même dans son métier. On peut être tueur, aimer l’ouvrage parfaitement accompli et nourrir une sorte de passion charnelle pour les armes. Louable attachement d’un artisan consciencieux à l’égard de ses instruments de travail.
Dans les milieux compétents, Ismet Dilmen bénéficiait d’une flatteuse réputation. Il aurait été exagéré de lui décerner un brevet d’artiste en liquidations, mais il avait toujours honoré les « commandes » de ses clients.
Son imagination n’était certes pas délirante, sa brutalité parfois consternante, mais on ne l’embauchait pas pour de la broderie au petit point. On attendait des résultats, et il se montrait incontestablement efficace. C’était l’essentiel. On savait qu’il ne se ferait pas prendre ou, si cela venait à se produire par malchance, qu’il tiendrait sa langue.
Il était payé en conséquence, et en devises fortes. Depuis que le dollar était sujet à de regrettables fluctuations négatives, ses prix étaient calculés en marks allemands ou en francs suisses, deux tiers à titre d’avance non remboursable, le solde après réalisation du contrat. En espèces ou par chèque au porteur, certifié et payable par une banque de Genève.
Ses petites économies s’accumulaient avec régularité sur deux comptes discrètement anonymes, à Lausanne et aux Bahamas.
Inutile de placer tous ses œufs dans le même panier… S’il prenait à l’Armée Rouge la fantaisie de promener ses blindés de l’Oural aux plages de l’Atlantique, le Kremlin ne se casserait sûrement pas la tête à prévoir des itinéraires de délestage permettant d’éviter la Suisse…
Ismet Dilmen se remit à caresser affectueusement son Colt Commander.
Cette nuit, il n’avait pas besoin de s’encombrer de cascades de subtilités avant de cadrer son « but » dans le prolongement de sa ligne de mire.
Après un coup d’œil sur sa montre-bracelet, Ismet Dilmen entreprit de visser un silencieux cylindrique à l’extrémité du canon de son arme. La précision du tir s’en ressentirait un tout petit peu, mais la tranquillité du quartier y gagnerait grandement.
Montpellier, la nuit, n’avait rien de commun avec Saint-Germain-des-Prés ou Pigalle. Seul le passage des trains, sur les voies surélevées, venait troubler le silence du faubourg des Aubes, avec de temps à autre une voiture ou une moto du côté de la route de Nîmes. Depuis que l’autoroute languedocienne drainait le plus gros de la circulation, les poids lourds à destination ou en provenance d’Espagne évitaient l’agglomération.
Même lorsque les viticulteurs étaient victimes d’une poussée de fièvre et venaient chahuter devant la préfecture, ils choisissaient de le faire pendant la journée. La plupart habitaient à quelque distance et il fallait qu’ils soient rentrés chez eux le soir. La sacro-sainte télévision…
Ismet Dilmen réprima l’envie de griller une cigarette pour ne pas signaler sa présence à l’intérieur de la voiture. Un insomniaque pouvait l’apercevoir depuis sa fenêtre ou son balcon et les flics risquaient d’être prévenus par téléphone qu’un cambrioleur supposé traînait dans les parages à l’affût d’une occasion. En plus du Colt, le Turc aurait du mal à expliquer pour quelle raison il se promenait avec une carabine de précision à lunette dans le coffre, et un pistolet-mitrailleur sous son siège, chargeur garni et engagé ! Il lui serait difficile de faire admettre qu’il n’était qu’un honnête collectionneur faisant prendre l’air à quelques-unes des pièces qu’il s’enorgueillissait de posséder.
Lorsqu’il s’apprêtait à exécuter un contrat, Ismet Dilmen ne partait jamais sans biscuits. En cas d’incident imprévisible, même quand l’affaire était aussi simple que cette nuit, mieux valait être en mesure de se frayer un chemin pour battre en retraite.
À tout hasard…
L’hypothèse d’un coup fourré ou d’une basse vengeance devait toujours être présente dans son esprit. Mais le risque était minime, en vérité. Avec une grande sagesse, Ismet Dilmen s’était toujours soigneusement gardé de manifester un quelconque engagement politique. Ses opinions ne regardaient que lui. Question travail, il acceptait aussi bien des « commandes » visant à l’élimination d’agitateurs brevetés ou à la neutralisation de supposés piliers de la réaction impérialiste. À la même époque, il avait eu la C.I.A. et quelques groupes extrémistes palestiniens comme clients. Tout ce qu’il leur demandait, c’était de payer sans rechigner et de respecter son indépendance de technicien hautement qualifié.
De ce côté-là, il n’avait jamais eu le moindre problème. Les uns et les autres avaient toujours réglé le prix de ses services rubis sur l’ongle, sans se soucier de savoir si son contrat suivant serait ou non dirigé contre quelqu’un de leur bord. Il faut dire qu’Ismet Dilmen était un artisan doublement prudent. Non seulement il limitait volontairement le nombre de ses interventions, mais il ne laissait aucune trace permettant de remonter jusqu’à lui.
Ainsi, cette nuit, il allait éparpiller quelques poignées de tracts revendiquant l’opération, qui ne feraient que brouiller un peu plus les pistes aux yeux de la police. Les flics français pourraient toujours s’amuser à lui courir après. Il leur pousserait une barbe blanche avant qu’ils le rattrapent.
Immobile à l’intérieur de la voiture, Ismet Dilmen continua de monter la garde sans manifester d’impatience. Si ses renseignements étaient exacts, le « but » ne tarderait plus.
Afin de pouvoir repartir sans risque de se retrouver bloqué, il s’était garé à l’angle de la rue Xavier-de-Ricard. Deux voies de dégagement s’offraient ainsi à lui dans l’éventualité où le chemin de repli serait fortuitement obstrué par le véhicule d’un noctambule manœuvrant pour rentrer chez lui au plus mauvais moment.
La résidence qui l’intéressait était un immeuble de standing moyen, de trois étages, tout en longueur, à plusieurs cages d’escalier. Le rez-de-chaussée était occupé par une succession de garages privatifs, chacun fermé par une double porte. Exactement ce qui convenait à quelqu’un aimant la tranquillité et peu soucieux d’attirer l’attention sur lui. On devait échapper à une promiscuité bruyante et le fisc ne considérait certainement pas le fait d’habiter là comme un signe extérieur de richesse.
Une voiture apparut bientôt du côté de la petite église de style moderne construite en même temps que le quartier. Elle roulait en code et c’était une Simca 1100. Ismet Dilmen actionna la culasse du Colt pour l’armer et faire monter une cartouche dans la chambre. Puis, tout en se tassant de manière à ce que sa silhouette se confonde avec l’appuie-tête du siège, il débloqua doucement l’ouverture de la portière en laissant celle-ci tout contre. Sa main gauche se referma sur la liasse de tracts.
La Simca avait ralenti et le conducteur décrivit une courbe pour freiner perpendiculairement au garage, les phares éclairant la double porte. Il était seul à bord. Ce n’était pas le genre à ramener une femme chez lui, il devait plutôt la conduire à l’hôtel ou faire appel aux soins tarifés de professionnelles.
L’homme abandonna son volant, s’avança dans les phares pour ouvrir le garage. On ne pouvait rêver une cible plus idéalement éclairée ! Repoussant silencieusement sa portière aux gonds huilés, le Turc descendit rapidement, s’approcha sans bruit par derrière.
Ses semelles de corde ne produisaient pas le moindre bruit sur la chaussée. De toute façon, le moteur de la Simca continuait de tourner et aurait absorbé le crissement d’éventuels gravillons.
Le type en était encore à tourner sa clé dans la serrure lorsqu’il dut percevoir le poids du regard contre sa nuque. Il se retourna bêtement au lieu d’achever d’ouvrir pour plonger à l’abri à l’intérieur du garage.
À douze mètres, impossible de mettre à côté pour un tireur un tant soit peu entraîné…
Ismet Dilmen était beaucoup plus que ça. Saluée par le « plop ! » du silencieux, sa première balle fracassa les dents et pénétra dans la bouche de sa victime, coupant court à toute velléité de cri et ravageant les trois quarts du cervelet en ressortant.
En rafale, deux autres projectiles percutèrent le front et la poitrine de l’homme, trois fois mort avant de s’effondrer à la renverse. Pas besoin de coup de grâce…
Le Turc n’en continua pas moins jusqu’à la Simca, éparpillant les tracts d’un geste ample du bras imitant la célèbre semeuse. La rue était toujours déserte, pas l’ombre d’un chat en vue. Introduisant une jambe à l’intérieur de la voiture, il donna plusieurs légers coups d’accélérateur, comme si le mort la rentrait dans le garage. Puis, de sa main gantée, il éteignit les phares et coupa le contact. Un des habitants de la résidence, réveillé par le ronronnement du moteur pourrait s’étonner qu’il continue de tourner. Ismet Dilmen avait tout intérêt à ce que le cadavre ne soit pas découvert tout de suite. Avec un peu de chance, ce ne serait qu’au petit matin et il aurait mis un nombre respectable de kilomètres entre Montpellier et lui.
Quinze secondes plus tard, il était de nouveau au volant de sa propre voiture. Coup de démarreur, première, embrayage en souplesse, tous feux éteints… Ce n’était pas le moment d’ameuter les populations laborieuses en adoptant le style pilote de course.
Après avoir tourné à deux reprises, désormais hors de vue de la résidence et des maisons près desquelles il avait stationné, Ismet Dilmen alluma les lanternes.
Il pécha une cigarette dans son paquet, la coinça avec satisfaction entre ses lèvres. Comme prévu, tout avait marché à la perfection, en quelque sorte, de l’entraînement pour ne pas perdre la main.
L’espace d’un instant, le Turc se demanda ce que pouvait bien représenter en réalité sa victime pour qu’on éprouve la nécessité de faire appel à un spécialiste comme lui. À la réflexion, mieux valait ne pas chercher à savoir. Ce n’étaient pas ses oignons.
Maintenant, il ne lui restait plus qu’à quitter la région sans hâte excessive en évitant tout accrochage ou un contrôle de gendarmerie pour non respect des limitations de vitesse. Faute de piste précise, les flics vérifieraient du côté de tous ceux qui se seraient signalés d’une manière quelconque à cent cinquante kilomètres à la ronde pendant la nuit.
Dans le même ordre d’idée, les autoroutes étaient à proscrire à cause des péages. La plupart des employés se contentaient de rançonner les automobilistes sans même leur accorder un regard. Mais il suffisait de tomber sur le seul physionomiste de toute la corporation.
Bien qu’il eût la peau relativement claire, Ismet Dilmen pouvait difficilement se prétendre Suédois ou Norvégien. Selon la terminologie pudique utilisée par une partie de la presse, il était de « type méditerranéen prononcé ».