Nancy Eimer vérifia une dernière fois le contenu du panier d’osier, puis le ferma. Elle coupa ensuite le gaz, puis regarda par la fenêtre de la cuisine. Un soleil radieux brillait à l’extérieur, une bande de gosses passait dans la rue, se dirigeant vers la plage.
Nancy Eimer respira profondément et un sourire éclaira son joli visage mince. On était au second dimanche de mai et cela faisait des semaines que Elliott, absorbé par ses travaux, n’avait pas mis le nez dehors. Il avait fallu toute l’insistance de David Randall, le médecin-chef de la Base, pour lui faire accepter l’idée de ce pique-nique.
Elle quitta la cuisine. Elliott était dans le living-room, en train de discuter avec Randall. Elle écouta leurs voix, puis passa dans la chambre afin de jeter un dernier coup d’œil à sa toilette.
Nancy Eimer avait vingt-huit ans. C’était une petite femme brune, mince, mais avec les rondeurs qu’il fallait aux bons endroits. Elle avait de beaux yeux couleur noisette, une jolie bouche et des gestes vifs et gracieux.
Elle se plaça devant le miroir et ajusta son corsage de toile jaune dans son blue-jeans noir. À travers la mince cloison qui séparait la chambre du living-room, elle entendait le médecin-chef parler :
— Je ne crois pas que ce soit ça le plus important, mon vieux, les rayons cosmiques posent un problème autrement angoissant. Le mince fuselage d’aluminium de la fusée ne saurait remplacer le filtre naturel que constitue l’atmosphère. Il faudrait des écrans d’acier de plus de cinq centimètres d’épaisseur.
— Impossible, coupa Elliott. À cause du poids.
— Bien entendu. Et on estime qu’à trente kilomètres d’altitude, un homme non protégé recevrait en permanence vingt-cinq fois la dose limite que peut supporter l’organisme. Cela pourrait aller, à la rigueur, pendant quelques jours, mais pas plus. Et il faudra bien résoudre ce problème avant de penser à fabriquer un satellite habitable…
Elliott se mit à rire.
— Pour l’instant, Toubib, nous n’en sommes encore qu’au Bébé Lune !
Nancy soupira. Elle en avait par-dessus la tête de ce Bébé Lune. Depuis qu’ils étaient arrivés à Patrick, elle n’entendait parler que de ça. Tout le monde s’en mêlait. Et il n’était pas jusqu’au dernier des balayeurs qui ne pensât avoir une part dans la conception. Qu’est-ce que ce serait le jour de l’accouchement !
Elle regagna la cuisine. La pendule électrique indiquait dix heures et demie. Il était temps de partir. Elle prit le panier d’osier. C’était lourd, mais si elle comptait sur Elliott, ils n’en finiraient jamais. Elle traversa le vestibule en se dandinant sous le poids. Les deux hommes discutaient maintenant des effets sur l’organisme de la disparition de la pesanteur. Malgré sa charge, Nancy haussa les épaules. Beaux sujets de conversation pour des hommes dans la force de l’âge et pas plus mal tournés que d’autres ! Ne pouvaient-ils vraiment laisser tomber ça de temps en temps et parler un peu de Marylin Monroe ou de la dernière Cadillac, comme tous les autres hommes ?
La voiture, une Ford bleu ciel découvrable, était devant la porte. Nancy plaça le panier dans le coffre. Puis elle fit rentrer la capote et appuya sur le klaxon.
Les rideaux de voile tirés derrière la grande baie du living-room l’empêchaient de voir les deux hommes. Elle attendit un peu, puis ne voyant rien venir se décida à rentrer.
— Elliott, dit-elle quand elle eut atteint le seuil de la pièce. Il faut partir maintenant.
— Oui, oui, chérie, répondit distraitement Elliott. J’arrive tout de suite.
Nancy se fâcha.
— Toubib, gronda-t-elle, vous n’êtes pas sérieux. Vous remuez ciel et terre pour décider ce grand dadais à prendre un jour de détente et puis, quand il est d’accord, c’est vous qui le retenez avec vos histoires déjà cent fois répétées ! Vous n’êtes pas chic, tiens !
David Randall était un petit homme rondouillard, au visage coloré, portant lunettes à fine monture d’or. Il avait longtemps enseigné à l’école de médecine aéronautique militaire de Randolph Field, dans le Texas, avant d’être nommé médecin-chef à Patrick. C’était un type jovial, un peu bavard, passionné par la médecine « spatiale ». Il n’avait pas quarante ans.
Il regarda Nancy qui venait de l’invectiver et se mit à rire.
— Votre femme a raison, Elliott. Je suis un criminel.
— Nancy exagère toujours.
— Non ! Non ! Je vous laisse. Foutez le camp et amusez-vous bien. Et surtout, Nancy, empêchez-le de parler business !
La jeune femme prit son air farouche et mit ses poings fermés sur ses hanches.
— Comptez sur moi ! J’aime bien les gosses, Dieu sait ! Mais ce Bébé Lune commence à me courir !
Elle s’effaça pour laisser passer le médecin. Elliott Eimer arriva sans se presser et embrassa sa femme sur le front.
— Je t’adore, dit-il.
— Et moi, répliqua-t-elle, je sens que je vais te détester si tu n’es pas dans la voiture avant dix secondes !
Il prit un air effrayé, détala brusquement, comme un lapin surpris par un chasseur, et sauta dans la voiture sans prendre la peine d’ouvrir la portière.
— J’y suis ! cria-t-il. Quatre secondes trois cinquièmes ! Record battu !
Elle se mit à rire et ferma la porte à clé. Les fleurs plantées dans le petit jardin, entre la maison et la rue, n’avaient pas été arrosées. Tant pis, elle leur donnerait double ration le soir en rentrant, à condition qu’elle ne soit pas trop fatiguée.
Elle se mit au volant et démarra. Elliott savait conduire et ne détestait pas ça. Il conduisait même beaucoup mieux que Nancy quand il le voulait, mais il suffisait qu’une idée germât soudain dans son esprit, posant un problème, pour lui faire oublier instantanément qu’il tenait un volant. Et les plus terribles catastrophes étaient alors à redouter.
Elliott Eimer, à trente-deux ans, était un des ingénieurs en balistique les plus réputés des États-Unis. Il avait travaillé plusieurs années à Huntsville, avec Werner Von Braun, à la construction des fusées. Puis, dès la mise en train du « Vanguard Project », on l’avait expédié à Patrick où devait être construit le Bébé Lune, c’est-à-dire le premier satellite artificiel.
Elliott était un grand type sec, d’allure sportive, avec des yeux gris brillants d’intelligence et des cheveux blonds coupés en brosse. Beaucoup le considéraient comme le plus qualifié dans sa partie et, de fait, tous les autres experts en balistique appelés pour le projet « Vanguard » avaient été placés sous ses ordres. La tâche nouvelle qu’on lui avait assignée le passionnait.
La base de Patrick était un énorme camp retranché. Il y avait d’un côté le point de lancement des fusées sur le polygone d’essais que l’Air-Force était en train d’aménager sur l’Atlantique sud jusqu’à l’île de Sainte-Hélène. D’un autre côté, se trouvaient les laboratoires où d’innombrables savants travaillaient à la réalisation du « Vanguard Project ». Et enfin, près de la mer, le centre résidentiel, où se trouvaient logés, dans de confortables pavillons tous semblables, tout le personnel de la Base, familles comprises.
Il y avait des écoles pour les enfants, une église, un hôpital, des cinémas, un théâtre, des magasins. Celui qui le voulait pouvait vivre sans jamais franchir les clôtures de barbelés qui ceinturaient le camp.
Nancy arrêta l’auto devant le poste de contrôle qui commandait l’entrée et la sortie de la Base. Quelques autres voitures attendaient, dans les deux sens, de part et d’autre de la barrière rouge.
Ils descendirent tous les deux et pénétrèrent dans le bâtiment vitré où officiaient les hommes du service de sécurité. Là, il fallait dire pourquoi on quittait la Base, où l’on avait l’intention de se rendre et la durée probable de l’absence. Et personne ne pouvait sortir sans une autorisation écrite du général Harry B. Garret, commandant la Base, ou de ses services. D’autre part, les gens de la Sécurité, pouvaient décider à n’importe quel moment de fouiller n’importe qui. Bien qu’elle ne l’eût jamais subie, Nancy trouvait cette pratique particulièrement humiliante.
Un sergent s’occupa d’eux. Elliott annonça de sa voix tranquille :
— Nous allons pique-niquer quelque part au bord de l’océan.
— Dans quelle direction, monsieur Eimer ?
Elliott consulta sa femme du regard.
— Vers le Sud, précisa-t-elle.
— Pas d’endroit précis ?
— Non. Nous chercherons un endroit tranquille.
Elliott remit son autorisation de sortie.
— Nous rentrerons vers huit heures, précisa-t-il.
— Ou plus tard, lança Nancy avec une pointe de défi.
Le sergent nota huit heures et dit :
— Amusez-vous bien.
Elliott reprit l’autorisation munie d’un coup de tampon et ils regagnèrent la Ford. Les autres voitures, devant, étaient déjà passées. Nancy démarra et roula doucement vers la barrière. Elliott montra l’autorisation de sortie au factionnaire. La barrière se leva. Nancy appuya brutalement sur l’accélérateur.
— Ouf ! lança-t-elle. On respire !
Elliott la regarda en riant.
— Tu sais, fit-il remarquer, l’air est exactement le même des deux côtés de la clôture. Même teneur en oxygène.
Elle haussa les épaules.
— Tu ne me feras jamais croire ça, Elliott Eimer !
Ils traversèrent la petite ville de Patrick, qui montrait une animation toute dominicale. Le soleil était déjà haut dans le ciel sans nuage. La journée s’annonçait chaude.
— Nous nous baignerons avant le déjeuner, annonça la jeune femme.
Elliott ne répondit pas. Il goûtait le plaisir de rouler le nez au vent, de voir des gens qui n’avaient aucun rapport avec le « Vanguard Project », de se sentir pour un moment dégagé de toute obligation. Quand ils furent sortis de la ville et que la Ford eut pris de la vitesse sur la route du littoral, il cria par-dessus le sifflement de l’air :
— Tu avais raison, chérie ! Désormais, nous sortirons tous les dimanches !
Elle rit de contentement et appuya plus fort sur l’accélérateur, malgré la circulation assez dense. Ils roulèrent une dizaine de kilomètres sans dire un mot. Elliott se sentait tout à fait bien et son regard émerveillé allait et venait de la surface brasillante de l’océan à la végétation luxuriante de l’intérieur.
Subitement, Nancy leva le pied. La Ford ralentit.
— J’ai l’impression que nous sommes suivis, dit la jeune femme qui fixait le rétroviseur.
Amusé, Elliott répliqua :
— Ce n’est certainement pas qu’une impression. Nous sommes certainement suivis, ma chérie.
— Quelque barbe ! explosa Nancy furieuse.
Aucun des savants dont les connaissances étaient indispensables à la réalisation du « Vanguard Project » ne pouvait se déplacer en dehors de la Base sans faire l’objet d’une surveillance attentive des services de la Sécurité. Ce n’était pas une mesure de méfiance, mais de protection. Il était normal de veiller jalousement sur ces hommes dont la vie représentait pour le pays une valeur inqualifiable.
Une dizaine de voitures les avaient dépassés depuis que Nancy avait ralenti, mais une « Chevrolet » noire avait diminué de vitesse, conservant la distance qui la séparait auparavant du cabriolet Ford.
— Je vais les semer, décida brusquement Nancy.
— Tu n’y arriveras pas, répliqua Elliott qui s’amusait de la colère de sa femme.
— C’est ce que nous verrons, Elliott Eimer !
Elle enfonça de nouveau l’accélérateur et entreprit de dépasser toutes les voitures qui venaient de les doubler. Elliott se cramponna à la portière.
— Eh ! protesta-t-il. Tu vas nous tuer !
Elle freina tout d’un coup et il faillit donner de la tête dans le pare-brise. L’instant d’après il se trouva jeté vers elle par la force centrifuge. Les pneus hurlèrent dans le virage. La Ford se redressa tant bien que mal sur une route secondaire qui partait à droite, vers l’intérieur des terres, perpendiculairement à la mer. Nancy évita de peu un gros car rouge qui arrivait en sens inverse. Le chauffeur du mastodonte cria une injure que ni l’un ni l’autre ne purent comprendre. Elliott hurla :
— Madame Eimer ! Vous êtes folle !
— Oui ! répondit-elle sur le même ton.
La route n’était pas très large mais fort sinueuse. De hautes haies la bordaient, qui coupaient toute visibilité dans les virages. Nancy continuait de se prendre pour Juan Manuel Fangio. Elliott ferma les yeux et recommanda son âme à Dieu.
— Je te dis que je vais les semer ! cria Nancy.
Elliott pensa qu’il y aurait au moins quelqu’un pour ramener leurs cadavres. Il regretta de n’avoir pas suffisamment expliqué à Nancy que plus la vitesse d’un corps décrivant une courbe donnée est grande, plus la force centrifuge qu’il subit est puissante, et que cette force peut quelquefois devenir irrésistible et envoyer dans le décor n’importe quelle automobile avec ses passagers…
De toute façon, il était trop tard.
*
* *
Le sergent Ismert, du service de Sécurité de la base de Patrick, ne cessait pas de jurer entre ses dents.
— Cette cinglée va nous faire casser la g… !
Le caporal Welman, qui l’accompagnait, ne répondit pas, trop occupé à se tenir au tableau de bord pour ne pas être précipité sur son chef, un virage sur deux. Il ne comprenait d’ailleurs pas pourquoi le sergent se fâchait ainsi, puisque c’était toujours la même chose. Le grand sport, pour ces messieurs les savants, était de s’amuser à semer leurs gardiens. Ils trouvaient ça intelligent ! Jusqu’au jour où il arriverait un pépin ; car quelques-uns réussissaient de temps en temps, bien que les Chevrolet du service fussent gonflées de façon à pouvoir suivre n’importe quelle voiture et munies de stabilisateurs spéciaux qui amélioraient sensiblement leur tenue de route.
Ismert se défendait comme un lion. Son pied ne cessait pas de bondir de l’accélérateur au frein et vice-versa. Ses bras s’agitaient comme des bielles sur le volant.
— Je te dis qu’elle va nous faire casser la g… ! répéta-t-il en abordant un virage nettement trop vite.
Sa prédiction se trouva brusquement en voie de réalisation ultra-rapide. Une large flaque d’huile faisait briller le macadam en plein au milieu de la courbe serrée. Malgré les efforts désespérés d’Ismert, la grosse « Chevie » dérapa, quitta la route et heurta par le travers un poteau de ciment autour duquel elle se replia.
Cela fit beaucoup de bruit, puis des flammes s’élevèrent du capot et il n’y eut plus que les piaillements affolés des oiseaux qui s’enfuyaient à tire-d’aile dans le sous-bois…
*
* *
Nancy arrêta la Ford dans l’ombre d’une sapinière, au sommet d’une colline de sable qui dominait l’Océan.
— Je t’avais bien dit que je les sèmerais ! triompha-t-elle en descendant.
Un peu pâle, Elliott mit pied à terre.
— C’était de la folie, répliqua-t-il. J’espère qu’ils ne se sont pas cassé la figure en essayant de nous suivre à cette vitesse !
— Ce serait bien fait pour eux, riposta la jeune femme avec rancune. Ils n’ont qu’à nous laisser tranquilles. Je ne pouvais pas supporter l’idée de passer toute cette journée sous leur surveillance. Nous avons bien le droit d’être seuls de temps en temps, tout de même !
— Il faut croire que non !
Elle se débarrassa de son blue-jeans, de son corsage, et apparut en maillot de bain. Ses espadrilles volèrent dans la voiture.
— Le premier dans l’eau ! cria-t-elle en se mettant à courir.
Il la regarda, avec un sourire indulgent, disparaître sur la pente raide qui plongeait vers l’Océan et commença tranquillement à ôter sa veste.
Nancy, emportée par sa vitesse, arriva sur la petite plage de sable blanc qui s’étendait en croissant au pied de la colline et se jeta à plat ventre dans une vague qui déferlait à cet instant précis. Elle fut recouverte par l’eau, puis reparut un peu plus loin, nageant le crawl en direction du large. À deux cents mètres du rivage, elle se retourna et chercha Elliott du regard. Elle ne le vit nulle part, ni dans l’eau, ni sur la plage, ni sur la colline. La voiture était invisible, cachée par les arbres. Elle ne s’inquiéta pas tout de suite, pensant qu’il s’était attardé ou qu’il ne trouvait pas son maillot, et se remit à nager sans davantage s’éloigner.
Quelques minutes plus tard, un peu irritée, elle revint vers la plage et reprit pied sur le sable. Les mains en porte-voix, elle cria vers le sommet de la colline :
— Elliott ! Dépêche-toi ! Elle est délicieuse.
Elle prêta l’oreille, mais ne reçut aucune réponse.
Elle appela de nouveau :
— Elliott ! Elliott ! Réponds-moi !
L’écho de sa voix se perdit dans le vent, mais elle attendit vainement. Une brusque inquiétude la saisit. Il était un peu pâle en descendant de voiture, peut-être avait-il eu un malaise ?
Elle se lança en courant à l’assaut de la colline, mais il lui fallut du temps pour atteindre le sommet, le sable cédant sous ses pieds. Elle arriva en haut essoufflée, fit encore quelques pas et aperçut la voiture.
— Elliott ! Ne fais pas l’idiot !
Elle se précipita, fit le tour de la Ford, regarda dedans, puis à l’intérieur du coffre, puis sous la voiture. Aucune trace d’Elliott. C’était incompréhensible et cela ne lui ressemblait pas. Il n’avait pas l’habitude de faire des blagues de ce genre et n’avait jamais essayé de l’effrayer depuis qu’ils étaient mariés.
Elle se mit à appeler désespérément, regardant de tous côtés.