ROSE DARRACOTT, secrétaire archiviste à la base de Portland.
LEWIS E. MILLIGAN, sous-chef de bureau à l’amirauté, fiancé de la précédente.
HAROLD T. ELLIS, directeur du « Piccadilly Social Appointments ».
THOMAS K. BUTLER, libraire.
JANE BUTLER, épouse de Thomas,
LINDA BUSH ou CLARK, rousse, agent du « M.I.5 ».
LOUISE MACLAY, également rousse, également dans le renseignement.
COLIN P. ARBUCKLE, inspecteur principal au « M.I.5 ».
GREGORY KRICHKINE, second secrétaire d’ambassade.
HUBERT BONISSEUR DE LA BATH, alias « O.S.S. 117 ».
CHAPITRE
1
Mon nom est Ernest Peter Nicol. Je suis citoyen des États-Unis, né à Morristown, dans le New Jersey, le 3 décembre 1910.
Ce soir-là, c’était un vendredi, j’assistais à une réception donnée dans les salons du Cumberland, à Londres, par les anciens de l’O.S.S., le célèbre « Office of Stratégie Service », créé pendant la dernière guerre et qui fut le premier service de renseignements des États-Unis digne de ce nom.
Il était près de minuit et, l’alcool aidant, l’ambiance était joyeuse. Mon vieil ami John Breck me parlait des derniers événements de Cuba et jugeait sévèrement les gens de la « C.I.A. ».
— De notre temps…
Il s’interrompit pour regarder une femme brune, entre deux âges, qui venait de s’arrêter près de nous, une cigarette à la bouche.
— Puis-je avoir du feu ? demanda-t-elle.
Elle était de taille moyenne, plutôt rondouillarde, vêtue d’une robe de soie verte un peu trop décolletée sur de gros seins blancs vigoureusement remontés par une gaine qui débordait sous les aisselles trempées de sueur. Elle était anglaise, d’après son accent, et elle avait trop bu. Son visage luisant était congestionné et sa main potelée tremblait un peu en dirigeant la cigarette vers la flamme du briquet de John Breck.
Elle rejeta la fumée, toussota, écrasa du doigt une larme qui perlait au coin de son œil droit irrité, puis retira la cigarette de sa bouche.
— Comme c’est excitant ! dit-elle.
— Quoi ? demandai-je poliment.
Sans répondre, elle regarda les étiquettes que nous portions à nos revers et reprit :
— Monsieur Nicol… Monsieur Breck… Je suis très honorée de vous connaître… Mon nom est Rose Darracott…
Elle épela soigneusement Darracott. Nous fîmes une courbette.
— Enchanté, mademoiselle Darracott…
Elle haussa les sourcils.
— Comment savez-vous que je suis une demoiselle ?
John Breck, qui manie la vacherie avec art, à ses moments perdus, répliqua gracieusement :
— Vous êtes encore bien jeune pour être mariée, n’est-ce pas ?
Elle se demanda visiblement pendant un instant si elle devait ou non se fâcher. Elle choisit de rire et gratifia mon ami d’une claque énergique sur le ventre.
— Vous êtes un rigolo, assura-t-elle. Vous me plaisez.
Elle remit sa cigarette entre ses lèvres mal peintes, nous prit chacun par un bras et nous entraîna un peu à l’écart de la foule agglutinée autour des buffets. L’œil droit fermé, à cause de la fumée qui montait de sa cigarette, elle reprit sur le ton de la confidence :
— Je suis fonctionnaire à l’Amirauté… archiviste à la base de Portland…
— Ce doit être un métier très intéressant, dis-je.
Elle toussota, m’examina un instant de son œil gauche, le droit restant fermé, et répliqua :
— Passionnant.
Elle nous tira davantage vers elle et mon coude éprouva la dureté d’une baleine de corset. Pressés sur deux côtés, ses seins semblaient sur le point de bondir à l’extérieur.
— Je suis un peu du bâtiment, chuchota-t-elle.
Puis, comme nous ne réagissions pas, elle précisa :
— Nous sommes un peu collègues, quoi !
— Je suis garagiste, rétorqua John Breck, et mon ami est pharmacien…
Elle soupira, la tête levée vers le plafond comme pour prendre le ciel à témoin de notre bêtise.
— Vous ne comprenez pas… Vous avez été des agents secrets… Eh bien, moi aussi…
— Très intéressant, dit John Breck.
— Je travaille pour vous, continua-t-elle, pour les Américains. C’est à votre Attaché naval que j’ai affaire, quel homme charmant… Je lui ai déjà donné beaucoup de renseignements, vous savez, et il est très content de moi…
Nous étions un peu étonnés ; il y avait de quoi. À ce moment précis, deux couples amis, qui faisaient partie de notre pèlerinage en Europe, nous rejoignirent et nous proposèrent de les accompagner pour une tournée dans les cabarets de Soho. Rose Darracott nous lâcha. Nos amis étaient excités et volubiles et il s’écoula un temps assez long avant que j’eus la possibilité de présenter notre nouvelle connaissance.
Elle n’était plus là. Je la cherchais du regard et la vis sortir par la grande porte du salon.
— Vous nous avez sauvés d’un sort affreux, dit John Breck à nos amis. Nous étions tombés dans les griffes d’une Mata-Hari bourrée d’alcool…
Il ne semblait pas plus que cela préoccupé par l’incident, mais je n’étais pas comme lui. Que cette bonne femme ait dit ou non la vérité, il fallait l’empêcher de continuer de raconter qu’elle trahissait ses compatriotes à notre profit. Je m’excusai auprès de mes amis et partis à la recherche de Seymour, notre Attaché naval à Londres, dont j’avais fait la connaissance en début de soirée.
Je le découvris près d’une fenêtre, en compagnie d’une fort jolie brune qui ne semblait pas insensible au charme de sa conversation. Cela me fit hésiter, mais il m’aperçut et me fit un signe de la main.
— Hello ! dit-il.
Une grosse femme en robe de dentelle me bouscula. Nous nous fîmes des excuses. Je pus enfin arriver près de Seymour.
— Il faut que je vous parle, c’est important.
Il fronça les sourcils, visiblement ennuyé et fit machinalement les présentations :
— Madame Gardner… Nicol…
— Ernest, précisai-je, comment allez-vous ?
Elle me sourit.
— Comment allez-vous ?
— Je suis navré, repris-je à l’intention de Seymour, mais je crois que c’est vraiment important…
Son visage se crispa, exprimant un réel agacement. Ses affaires étaient peut-être en bonne voie avec la séduisante Mme Gardner et il avait plus envie de m’envoyer au diable que de m’écouter. Il balançait encore lorsque la jeune femme intervint gentiment :
— Écoutez-le, George. Je vous attends là…
— Merci, dis-je, et veuillez me pardonner.
Seymour et moi nous éloignâmes de quelques pas. Je lui pris le bras et me penchai vers lui afin de pouvoir me faire entendre sans élever la voix. Il m’écouta, de plus en plus attentif. Lorsque j’eus terminé, il était soucieux.
— Cette bonne femme est folle, répliqua-t-il. Je ne la connais pas…
Il me considérait avec une grande attention.
— Vous me croyez, n’est-ce pas ?
Je haussai les épaules.
— Vous savez, rétorquai-je, j’ai fait du renseignement et je sais comment ça se passe… Même entre alliés, il est quelquefois nécessaire de s’informer. Ce n’est pas le fait lui-même qui me choque, mais je pense simplement qu’il faut empêcher cette folle de raconter ça partout…
Il sortit un carnet et un stylo de sa poche et demanda :
— Vous dites qu’elle s’appelle Rose Darracott et qu’elle est employée à l’Amirauté ?
— Archiviste à la base de Portland, c’est du moins ce qu’elle prétend…
Je lui épelai le nom. Il nota l’essentiel sur son calepin, remit le tout dans sa poche et me toucha l’épaule.
— Merci, Nicol. Si j’avais besoin de vous ?
— Je suis au Westbury.
— Okay.
Il me quitta pour aller rejoindre la jolie Mme Gardner qui l’attendait patiemment. J’étais soulagé d’avoir pu le prévenir et je partis à la recherche de John Breck et des autres. Ils étaient près de la sortie.
— Où étiez-vous passé ? grogna John. J’ai demandé un taxi et il nous attend.
Nous sortîmes. Il pleuvait. À droite, des lanternes balisaient des travaux, de l’autre côté de Marble Arch ; les frondaisons de Hyde Park étaient à peine visibles. Nous montâmes dans les voitures qui nous emmenèrent par Oxford Street en direction de Soho.
Nous passâmes deux heures dans une boîte à strip-tease, à regarder sans enthousiasme des mémères exhiber leur cellulite. Puis, nous rentrâmes au Westbury, qui est l’hôtel américain de Londres, dans Conduit Street, à deux pas de l’aristocratique New Bond street, à cinq minutes à pied de Piccadilly.
Un message m’attendait sous la porte. Seymour me prévenait qu’il passerait me prendre à huit heures, sans autre explication. La pendule, au-dessus de la penderie, indiquait deux heures trente-cinq. Il ne me restait pas beaucoup de temps pour dormir.
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Mon nom est Colin Paul Arbuckle. Sujet de Sa Majesté Très Britannique et content de l’être. Je suis vieux de quarante-quatre ans, assez bel homme paraît-il, grâce à Dieu, et content de l’être. Je suis inspecteur au « M.I.5 ».
« M.I.5 », cela signifie Military Intelligence, Division 5. Malgré ce que pourrait laisser supposer le terme Military, cet organisme ne dépend pas de l’armée mais uniquement du Premier Ministre. Sa tâche est essentiellement le contre-espionnage à l’intérieur du Royaume. Ses effectifs sont recrutés parmi les policiers, les anciens officiers et les hommes de loi. La fonction de ces hommes est strictement limitée à la recherche, la répression ne dépend pas d’eux. Lorsqu’ils sont parvenus à établir des preuves suffisantes contre un espion, ils passent le coupable et le dossier à la Section Spéciale de Scotland Yard.
Cette nuit-là, je dormais, comme il m’arrive de le faire, à côté de Victoria, mon épouse, dans le lit conjugal. La sonnerie du téléphone me réveilla. Il était une heure du matin. Mon collègue de service à la permanence de nuit m’appelait pour me demander de me mettre d’urgence en rapport avec George J. Seymour, Attaché naval à l’ambassade des États-Unis à Londres.
Je connaissais Seymour depuis quelque temps déjà. Nous avions été en rapports au sujet des événements de Holly Loch. Vous vous souvenez sans doute de ces manifestations de pacifistes contre l’installation de la base de ravitaillement des sous-marins atomiques américains.
Seymour voulait me voir immédiatement. Dans mon métier, c’est chose assez courante d’être ainsi dérangé au milieu de la nuit et, de toute façon, un gentleman ne doit jamais manifester la moindre humeur en pareille circonstance. Je sortis donc du lit sans réveiller Victoria et me dépêchai de m’habiller.
Seymour m’attendait à son bureau de l’ambassade. Il me raconta qu’au cours d’une réception offerte par des anciens de l’O.S.S. dans les salons du Cumberland, une certaine Rose Darracott, qui se disait fonctionnaire à l’Amirauté, avait prétendu fournir à l’Attaché naval américain des renseignements sur la base de Portland.
J’aime bien les Américains, bien qu’ils ne soient pas des gentlemen, mais la sympathie que j’éprouve à leur égard ne m’aveugle pas. Ils sont parfaitement capables de nous espionner, ce que nous sommes également capables de leur rendre, et il serait stupide de leur en vouloir. La confiance totale entre alliés n’existe pas encore sur notre monde. On peut être d’accord sur une ligne générale à suivre, mais les intérêts divergent souvent sur certains cas particuliers. La conduite d’une grande nation pose tellement de problèmes qu’il est absolument nécessaire d’être toujours exactement renseigné sur les intentions secrètes des autres pays, y compris ses partenaires. Néanmoins, je crus tout de suite en la bonne foi de Seymour en cette affaire ; d’autant plus facilement que les Américains connaissent bien Portland, où leurs sous-marins atomiques faisaient escale avant que nous ne leur concédions Holly Loch, et que la plupart des expériences secrètes réalisées là-bas le sont en collaboration avec leurs techniciens.
Il y avait donc là un mystère, mais je croyais que ce mystère serait rapidement éclairci. Nous avions suffisamment de renseignements sur la suspecte et, pour ne rien dissimuler, ma première idée fut qu’il s’agissait d’une plaisanterie ayant trouvé sa source dans un excès d’alcool.
Tout de même, il fallait vérifier. Nous autres, agents du contre-espionnage, sommes là pour ça. Il est difficile pour un profane d’imaginer combien de vérifications nous pouvons faire dans une année, qui n’aboutissent à rien ; mais nous devons les faire. Une fois sur cent, nous découvrons le pot aux roses…
Je demandai à George Seymour de bien vouloir m’amener Nicol, l’homme qui avait reçu les confidences de Rose Darracott, dès que possible dans la matinée, à mon bureau. Après quoi, j’alertai un de mes collègues de la sécurité navale et lui donnai rendez-vous à l’Amirauté, au fichier du personnel.
Maintenant, il était huit heures trente et j’avais le dossier de Rose Darracott sur mon bureau. La personne qui portait ce nom exerçait bien les fonctions de secrétaire archiviste à la section expérimentale de la base de Portland. Je savais que la section expérimentale s’occupait plus spécialement des essais et de la mise au point de nouveaux appareils de détection sous-marine assez extraordinaires et qui devaient nous assurer une large suprématie en ce domaine.
Un planton vint m’annoncer que Seymour et Nicol étaient là. Je les fis entrer. Seymour est un grand type racé, qui aurait pu devenir quelqu’un de bien s’il avait reçu une éducation britannique. Nicol était de taille moyenne, brun, avec des lunettes, des cheveux coupés en brosse et de mauvaises manières. Il devait coller son chewing-gum à la tête de son lit avant de s’endormir et mettre les pieds sur la table pour le breakfast, entre les œufs au bacon et la marmelade d’orange. Je me refuse à croire que ces gens-là, bien qu’ils portent des noms bien de chez nous, soient d’origine britannique…
Nicol raconta son histoire, que j’avais déjà entendue de la bouche de Seymour. J’avais de plus en plus la certitude d’une plaisanterie. Je montrai à Nicol une photographie de Rose Darracott, sortie du dossier.
— La reconnaissez-vous ? demandai-je.
Il n’hésita même pas une seconde.
— Sans aucun doute, affirma-t-il. C’est bien elle…
CHAPITRE
2
Mon nom est rose Darracott. J’ai quarante-quatre ans ; je peux le dire, car personne ne veut le croire. Je suis fonctionnaire à l’Amirauté, employée comme secrétaire archiviste dans un service très important de la base navale de Portland, près de Plymouth. Je suis encore célibataire, bien que fiancée depuis deux ans avec Lewis Edouard Milligan, chef de bureau à l’Amirauté, également affecté aux services administratifs de Portland.
Ce samedi matin, dans ma chambre, à l’hôtel Cumberland, je me réveillai avec la migraine. Il faut avouer que j’avais un peu abusé de la vodka-orange, la veille, à cette réception des anciens de l’O.S.S, et il n’y avait rien d’étonnant à ce que j’eus mal aux cheveux.
Je commandai mon breakfast et passai dans la salle de bains pour faire dissoudre deux comprimés d’Alka-seltzer dans un verre d’eau, ce que j’aurais bien dû faire avant de me coucher. Je me demandais encore pourquoi j’avais assisté à cette réception. Personne ne m’y avait invitée, mais j’arrivais de Plymouth, il était trop tard pour aller au cinéma et je ne savais que faire, Lewis ayant décidé d’aller passer la nuit chez sa mère malade…