La ravageuse continuait de filer sur son erre, droit sur la falaise. Le fracas des vagues qui s’écrasaient sur les rochers tout proches dominait par instants le « doug-doug-doug » paisible et rassurant du diesel au ralenti.
Nicolas Rennotte, qui tenait la barre dans le poste de pilotage, agita le bras vers William Roos, debout à l’avant. L’ancre dégringola au bout de sa chaîne, s’enfonça dans l’eau claire, toucha très vite le fond. La chaîne d’ancre se tendit, solidement accrochée. Nicolas Rennotte coupa le contact, abandonna la barre et quitta le poste. La Ravageuse se mit à décrire un lent mouvement tournant pour venir face au vent qui soufflait du sud-est.
Ils étaient presque à l’aplomb du sémaphore que la falaise leur dissimulait. À droite, la pointe Saint-Antoine dominée par le phare de Pertusato. À gauche, la haute ville fortifiée de Bonifacio, juchée sur son promontoire de craie blanche à soixante mètres au-dessus de la mer.
Les deux hommes s’étaient rejoints sur le pont devant les fenêtres du poste, au pied du mât. Ils ne portaient pour tout vêtement qu’un slip de bain. Rennotte était grand, brun, avec des yeux clairs ; Roos, de taille moyenne, était blond et trapu. Tous deux possédaient une musculature puissante et la couleur de leur peau, brûlée par le soleil, s’accordait avec l’acajou des superstructures.
— On y va ? questionna Rennotte.
— On y va, répliqua Roos.
Ils étaient peu bavards de nature, et l’habitude des plongées, pendant lesquelles ils ne pouvaient s’exprimer que par signes, n’avait fait qu’aggraver leur cas. Ils pouvaient rester des heures ensemble sans échanger un mot.
Ils descendirent dans ce qui avait été autrefois le salon et que Rennotte avait transformé en atelier-magasin. Chacun choisit ce qui lui était nécessaire : combinaison, ceinture de plomb, palmes, masque, bloc bi-bouteille avec détendeur et embout buccal, poignard dans sa gaine, tableau de bord bracelet comprenant un profondimètre, une boussole, un thermomètre, une montre, une table de décompression, une lampe étanche.
Ils remontèrent ainsi chargés sur le pont et commencèrent à s’équiper. Une légère houle faisait bouger le bateau, mais les deux hommes n’y prêtaient aucune attention.
Nicolas Rennotte était perplexe. De temps à autre, il observait à la dérobée le visage de son coéquipier ; un coéquipier qui était d’ailleurs, et avant tout, un client. William Roos, Bill pour les amis, payait la location du bateau et du matériel et le temps de Rennotte. Lorsque, trois semaines plus tôt, l’Américain était venu s’inscrire à l’école de plongée en précisant qu’il y venait seulement pour se perfectionner et surtout pour ne pas plonger seul, Rennotte s’était vite aperçu que ce nouvel élève en savait autant que lui-même, sinon plus. Il ne lui avait pas posé de questions. Au bout d’une semaine, Roos, qui avait loué une chambre chez l’habitant dans la vieille ville, l’avait invité à dîner. Ce soir-là, ils avaient beaucoup parlé, plus qu’ils ne devaient jamais le faire par la suite, et découvert qu’ils avaient tous deux appartenus à l’O.S.S., le service de renseignement de l’armée américaine, dans les deux dernières années de la guerre.
Ce fait les avait rapprochés. Roos avait remué des souvenirs, rappelé l’odyssée du sous-marin Casablanca en mission sur les côtes de Corse, aiguillé la conversation sur le fameux trésor de Rommel que l’on disait enfoui dans une grotte sous-marine à proximité des côtes de l’île de Beauté.
Les derniers jours d’août étaient arrivés, les vacanciers étaient repartis et William Roos était resté le seul client de Nicolas Rennotte, un client qui avait brusquement manifesté une véritable passion pour l’exploration des cavités sous-marines de cette partie de la côte, aussi trouée qu’un morceau de gruyère.
Rennotte n’aimait pas beaucoup ce genre d’exploration, dont il connaissait les dangers, mais il ne voulait pas paraître se dégonfler devant l’Américain. Il y avait aussi que celui-ci payait bien et que ce prolongement financier de la saison n’était pas négligeable.
La veille, ils avaient découvert une nouvelle grotte dont l’entrée, très étroite, se trouvait à environ deux mètres sous la surface de l’eau. C’était une grotte de forme circulaire, d’une quinzaine de mètres de diamètre, avec une voûte en forme de dôme piquée de stalactites.
L’eau y était d’une extrême clarté. Ils étaient restés peu de temps, car il se faisait tard et ils voulaient rentrer avant la nuit. Mais ils avaient trouvé dans le fond un entonnoir qui avait excité leur curiosité.
— J’ai l’impression que nous allons faire aujourd’hui des découvertes sensationnelles, dit soudain l’Américain en bouclant sa ceinture de plomb.
Rennotte ajustait ses bouteilles sur son dos.
— Quel genre de découvertes ? questionna-t-il.
Roos haussa les épaules, un léger sourire retroussa ses lèvres minces.
— Je ne sais pas… Une vieille pieuvre, peut-être, toute blanche et monstrueuse.
Rennotte mit l’embout dans sa bouche et fit les essais des bouteilles. Après quoi, il enfila ses palmes.
— Vous êtes aussi long à vous préparer qu’une vieille coquette, reprocha-t-il à son compagnon.
L’Américain se dépêcha. Ils furent bientôt prêts, ajustèrent les masques, prirent les lampes. Rennotte sauta le premier, aussitôt suivi de Roos. Ils se retrouvèrent sous l’eau, se regardèrent et s’adressèrent mutuellement le signe « tout va bien », formant un cercle avec le pouce et l’index joints. Puis ils nagèrent l’un près de l’autre en direction de la falaise.
Ils connaissaient les approches mieux que personne et ils retrouvèrent sans difficulté l’entrée de la grotte. Ils s’y engagèrent l’un derrière l’autre et allumèrent leurs lampes. Trois mètres plus loin, ils remontèrent de l’autre côté, retrouvèrent la surface.
Le silence était impressionnant et le clapotis que provoquait le moindre mouvement des nageurs se répercutait sous la voûte d’une manière extraordinaire. Ils éclairèrent les stalactites, s’amusèrent un instant à créer des effets de lumière, puis l’Américain pointa son pouce vers le fond et Rennotte répondit affirmativement. Ils basculèrent et plongèrent vers l’entonnoir, braquant leurs lampes droit devant eux…
L’eau était froide et ils avaient les mains gourdes. À dix mètres sous la surface, le passage devint trop étroit pour qu’ils pussent continuer de front. William Roos prit la tête. Un peu plus bas, le tunnel s’incurva décrivant un arc de cercle sur un plan vertical. Lorsqu’ils se retrouvèrent à l’horizontale, Rennotte consulta son profondimètre. Ils étaient à la cote – 13.
Direction nord-nord-ouest, température de l’eau 14 degrés, fond de vase, parois de craie lisse, diamètre du passage environ deux mètres. Ils continuèrent d’avancer sur une distance que Rennotte estima une trentaine de mètres et débouchèrent dans une salle dont le fond était formé de blocs chaotiques, et la voûte d’une table inclinée de vingt degrés environ sur la droite. Ils marquèrent une pause, pivotant lentement sur eux-mêmes avec leurs lampes, puis se faufilèrent entre les blocs à la recherche d’un nouveau passage…
Roos trouva une ouverture dans un angle et appela par gestes son compagnon. C’était une sorte de boyau étroit qui s’enfonçait à 45 degrés. Rennotte approcha sa lampe de l’entrée mais ne put apercevoir le fond. Roos le repoussa et s’engagea sans hésiter dans le trou à peine assez grand pour lui. Une angoisse, qui ressemblait à de la peur, étreignit Rennotte. Il pensait qu’il fallait être fou pour pénétrer dans ce goulot de bouteille sans être assuré de pouvoir faire demi-tour.
Roos progressait lentement. Rennotte suivait avec inquiétude le battement rythmé de ses palmes qui soulevaient une fine poussière de particules blanchâtres.
Rennotte hésitait. Il avait peur et ne cherchait pas à se leurrer. Autant il se sentait à l’aise en pleine mer, dans les grandes profondeurs, autant il se sentait oppressé dans les grottes. C’était une réaction physique contre laquelle il ne pouvait rien.
Lorsque l’Américain eut disparu, il décida néanmoins de le suivre. Sa conscience professionnelle se révoltait à l’idée d’abandonner à son sort un client dont il était responsable. Il aurait dû l’empêcher d’aller plus loin, mais Roos l’avait pris de vitesse et maintenant que le vin était tiré, il fallait le boire.
Les bouteilles heurtèrent la paroi supérieure.
Rennotte s’immobilisa, inquiet, mais l’air continuait d’arriver normalement dans l’embout buccal. Il repartit, battant lentement des pieds, se guidant d’une main contre la paroi lisse, s’éclairant de l’autre.
À moins vingt-deux mètres, la pente cessait brusquement, le boyau s’élargissait sur un fond de vase que le passage de Ross avait agitée, réduisant considérablement la visibilité. Rennotte éteignit un instant sa lampe, le temps d’apercevoir légèrement à sa droite une lueur vers laquelle il se dirigea.
Dix secondes plus tard, il rejoignit l’Américain qui l’accueillit main levée, formant avec ses doigts le cercle du « tout va bien ». Rennotte répondit de la même façon. Ils attendirent un moment, laissant la vase remuée retomber, puis braquèrent leurs lampes vers le haut. La voûte était invisible. Roos leva son pouce dressé pour indiquer qu’il allait monter et Rennotte le suivit.
Ils s’élevaient lentement. L’eau redevenait de plus en plus claire. Ils touchèrent enfin le sommet, une paroi de pierre tendre et rugueuse à la cote – 14 et commencèrent une exploration méthodique de cette haute salle complètement immergée. Rennotte ne pouvait s’empêcher de penser que s’il leur arrivait un accident, jamais personne ne les retrouverait là. Il était obsédé maintenant par la crainte de ne plus retrouver les passages pour retourner et il ne cessait de se répéter les repères et les orientations.
Ils trouvèrent une cheminée au sud, à peine plus large que le boyau précédent. Roos, dont le mordant ne se démentait pas, fonça immédiatement dedans. Cette fois, sans doute parce que cela remontait, Rennotte le suivit sans réticence. Il espérait soudain qu’ils allaient déboucher dans une grotte au niveau de la mer avec une possibilité de sortie directe.
La cheminée s’élevait presque verticalement sur cinq ou six mètres, puis se cassait à angle droit. Un passage resserré leur donna des difficultés et les bouteilles frottèrent. Puis, les parois s’écartèrent et aussi loin que les lampes pouvaient porter, ils ne virent plus rien que l’eau claire.
Le profondimètre indiquait huit mètres cinquante de fond. Ils éteignirent leurs lampes et levèrent la tête. Il y avait de la lumière en haut.
Rennotte éprouva d’abord un soulagement intense, puis il eut l’impression que cette lumière n’était pas naturelle. Trop forte pour être assimilée à la lumière tamisée d’une grotte ouverte à l’air libre, sa couleur jaune n’avait rien de comparable avec celle du jour sur la surface extérieure.
William Roos lui-même paraissait intrigué. Immobile sur le dos, il semblait attendre quelque chose. Ils restèrent ainsi de longues minutes. Rennotte regarda le cadran lumineux de sa montre. Le temps avait passé très vite et la prudence leur aurait commandé de faire demi-tour car ils devraient bientôt entamer l’air des secondes bouteilles.
Leurs yeux s’habituaient à l’obscurité relative du fond et ils se distinguaient maintenant l’un l’autre avec une netteté satisfaisante. Rennotte se disposait à questionner son compagnon sur ses intentions lorsque celui-ci pointa soudain son index vers lui, puis leva sa main ouverte, doigts joints. Roos se toucha ensuite la poitrine avec son index, puis leva son pouce dressé. En clair, cela signifiait : « Vous, restez ici, ne bougez pas. Moi, je monte. »
L’instant d’après, l’Américain se mit en position verticale et commença de s’élever doucement. Rennotte le suivait du regard, de nouveau angoissé contre toute raison, et ce fut à ce moment-là qu’il décida que cette exploration en compagnie de Roos serait pour lui la dernière.
Roos avait atteint la surface. Il resta d’interminables secondes sans bouger. Puis, il se mit à nager, amorçant un cercle.
Rennotte entendit alors un bruit qu’il ne put identifier, puis un autre, comparable au claquement d’un fouet. Roos bascula dans un grand bouillonnement d’écume et redescendit. Mais, Rennotte comprit immédiatement que son compagnon ne redescendait pas normalement, mais qu’il coulait. D’autres claquements lui parvinrent, étouffés par l’épais matelas d’eau. Roos, agité de mouvements désordonnés, tombait en vrille. Sa lampe lui avait échappé et Rennotte la vit passer tout près de lui.
Stupéfait, ne comprenant rien à ce qui était arrivé, Rennotte alluma sa propre lampe pour signaler sa position à son compagnon et se porta au-devant de lui. Il le vit alors cracher son embout puis se laisser aller mollement, inerte. Au même instant, les claquements se firent de nouveau entendre et des traits brillants déchirèrent l’eau, laissant un sillage de petites bulles.
Rennotte se rendit compte enfin que quelqu’un, d’en haut, leur tirait dessus, et que Roos avait été touché en surface. Il attrapa celui-ci par un bras et le tira vivement vers le boyau qui leur avait donné accès et qu’il retrouva sans peine dans le faisceau de sa lampe en se retournant. Mais il avait oublié l’étroitesse du passage et il se trouva coincé contre la roche. Il se dégagea presque aussitôt, puis il comprit qu’il n’avait aucune chance de pouvoir sauver son compagnon, en admettant que celui-ci ne fût pas déjà mort. Lui remettre l’embout dans la bouche ne servirait à rien s’il n’était plus capable de respirer par ses propres moyens, et le chemin du retour était beaucoup trop long, beaucoup trop difficile…
Rennotte hésita très peu. Il repoussa l’Américain au-dessus duquel l’embout buccal libérait de grosses bulles d’air qui montaient aussitôt vers la surface. Mais un bras de celui qui n’était peut-être plus qu’un cadavre buta contre le rocher et arracha le masque de Rennotte, ainsi que son embout. Pris de panique, Rennotte laissa échapper sa lampe pour rattraper son masque. Ses yeux se remplirent d’eau. Il pensa que s’il se laissait aller au désarroi, tout était perdu. Au prix d’un terrible effort sur lui-même, il parvint à retrouver le contrôle de ses gestes et à replacer, selon la technique qu’il enseignait à ses élèves, le masque et l’embout.
Mais ses mouvements brusques et le déplacement du corps de Roos sur le fond avaient remué la vase. À demi aveuglé par l’eau, même après qu’il eût chassé celle-ci de son masque, Rennotte éprouva mille difficultés pour retrouver sa lampe qui ne formait plus dans l’eau trouble qu’un vague halo jaunâtre. Il put enfin remettre la main dessus et se glissa aussitôt dans l’étroite ouverture du boyau.
Le retour fut un véritable cauchemar. Obligé de passer presque aussitôt sur sa réserve d’air, il perdit du temps dans les salles en se pressant trop et parce que l’émotion, la peur, lui avaient fait oublier les orientations. Plusieurs fois, il fut au bord de la panique et du renoncement. Il réussit néanmoins à rejoindre la première grotte aux stalactites et fut obligé d’y faire surface. Il n’y avait plus un gramme d’air dans ses bouteilles.
Il se hissa sur une banquette rocheuse et s’allongea pour récupérer. Il ne réalisait pas encore très bien ce qui s’était passé, son cerveau fonctionnait à vide. Quand il se sentit suffisamment en forme, il s’oxygéna par de profondes inspirations successives, puis plongea et passa sous le seuil immergé de la grotte sans le secours de ses bouteilles devenues inutiles.
Il crut que la joie allait le faire suffoquer lorsqu’il retrouva soudain le ciel, le soleil et la mer. La Ravageuse était toujours là, tirant sur son ancre. Un grand bateau blanc passait au large de la Sardaigne.
Nicolas Rennotte regagna son bord et ce fut alors seulement que le drame qu’il venait de vivre lui apparut dans toute son ampleur. Il descendit dans la cuisine, mangea et but pour se réconforter. Il avait encore l’intention de rentrer au port sans plus attendre afin d’avertir la police. Puis, il se rendit compte de ce qu’il y avait d’insolite et d’effrayant dans cette aventure. En débouchant à la surface de la dernière grotte, William Roos avait dû voir quelque chose et des inconnus qui se trouvaient là n’avaient pas hésité à le tuer ; comme ils n’hésiteraient probablement pas à le tuer, lui, Nicolas Rennotte, s’ils apprenaient qu’il avait pris part à cette expédition et s’ils pensaient qu’il avait pu, lui aussi, voir quelque chose.
Lorsqu’il remit le moteur de La Ravageuse en marche, avant de remonter l’ancre, Nicolas Rennotte avait pris une décision. Il dirait que Roos avait disparu au cours d’une plongée normale et il oublierait cette histoire de grottes.
CHAPITRE
2
Hubert bonisseur de la Bath, alias « O.S.S. 117 », regardait entre ses paupières mi-closes son chef qui continuait de parler. Installé dans un fauteuil profond, les jambes croisées, les bras allongés, il offrait l’image presque parfaite de la décontraction.
— Nous avons reçu d’une de nos sources soviétiques, disait M. Smith, une information concernant des installations ultra-secrètes établies par les Russes en divers points du globe dans des grottes sous-marines. Pas la moindre indication sur la nature de ces installations, ni sur leur implantation, excepté que l’une d’elles pouvait être située dans la pointe sud de l’île de Corse, dans les environs de Bonifacio…
— J’ai toujours rêvé de connaître la Corse, intervint Hubert. C’est un des rares endroits de cette planète que je n’ai pas encore visités.
— Eh bien, vos vœux vont se trouver comblés…
M. Smith ralluma son cigare qui venait de s’éteindre. Lorsqu’il bougeait la tête, ses yeux pâles subissaient d’étranges déformations derrière les verres épais de ses lunettes de myope. Il ressemblait à une vieille grenouille, un brin mélancolique.
— J’ai envoyé là-bas un de nos agents, qui venait de subir un entraînement de nageur de combat à l’école de plongée de la Marine, à Bayonne, dans le New Jersey. Il s’est installé à Bonifacio voici un mois, sous le nom de William Roos, et s’est lié avec un professeur de plongée pour touristes, un certain Nicolas Rennotte…
M. Smith s’interrompit comme s’il était à bout de souffle et feuilleta le dossier ouvert devant lui.
— Un Français ? questionna Hubert.
— Oui, mais qui a travaillé pour l’O.S.S. pendant les deux dernières années de la guerre, Roos pensait pouvoir lui faire confiance en cas de besoin et c’est en sa compagnie qu’il a entrepris une exploration systématique des grottes sous-marines qui sont très nombreuses autour de Bonifacio…
— Ce Rennotte était-il informé de ce que Roos cherchait ?
— Non et il ne semble pas avoir jamais manifesté la moindre curiosité à ce sujet.
— Et alors ? Ils ont trouvé quelque chose ?
— Je n’en sais rien. Voici deux jours, Rennotte est rentré seul au port et a déclaré que Roos avait disparu au cours d’une plongée normale. Ce sont des accidents qui arrivent, bien sûr, mais je suis sceptique. Je voudrais donc que vous alliez là-bas et que vous essayiez de faire parler Rennotte. C’est un ancien de l’O.S.S., je vous l’ai dit, et il se confiera peut-être plus facilement à un ex-collègue…
— Et, s’il ne parle pas ?
La voix de M. Smith se fit soudain très douce.
— S’il ne parle pas, n’hésitez pas à le mouiller… Répandez le bruit qu’il y a un secret dans la mort de Roos et que Rennotte connaît ce secret… Et puis, surveillez-le. Si personne n’essaie de lui mettre le grappin dessus, c’est que la mort de Roos aura vraiment été accidentelle. Dans le cas contraire, vous aurez de quoi vous amuser.
— Je vois, dît Hubert. J’espère qu’il y aura des réactions.
— Je l’espère aussi… Ah ! Soyez prudent dans vos rapports avec les Corses. Ce sont des gens courageux, doués d’un sens très vif de l’honneur et de l’esprit de clan, mais terriblement ombrageux. Souvenez-vous qu’il vaut toujours mieux les avoir avec soi que contre soi. C’est tout, vieux garçon. Bonne chance.
CHAPITRE
3
Nicolas Rennotte, assis sur un des coffres du poste de pilotage, lisait les journaux du matin. La Ravageuse était dans le port, amarrée au quai, dans le secteur réservé aux yachts. Tout près de là, des touristes embarquaient dans les gros canots à moteur pour la visite des grottes du Sdragonato et de Saint-Antoine. La houle étant assez forte à la sortie du goulet, ils ne pourraient sûrement pas entrer dans la seconde ; mais les marins-guides se gardaient bien de les en avertir Nicolas Rennotte posa Nice-Matin près de lui et alluma une cigarette. Le compte rendu de l’accident était conforme à la version que lui-même avait donnée à la gendarmerie et aux journalistes locaux : au cours d’une plongée normale, il avait soudain perdu de vue son compagnon B était remonté, croyant le retrouver à la surface, puis avait replongé et l’avait longtemps cherché, décrivant des cercles de plus en plus larges autour de l’endroit où il l’avait vu pour la dernière fois. Sans résultat. Accident classique. On ne pouvait rien faire, sinon attendre que la mer rendît le corps.
Nicolas Rennotte frissonna au souvenir de l’instant où il avait dû abandonner son camarade pour sauver sa propre existence. Il savait bien, lui, qu’à moins d’un miracle, la mer ne rendrait jamais le cadavre.
Il se leva et sortit sur le pont. Un car de touristes venait de s’arrêter sur le quai de la Marine, devant la boutique aux souvenirs. Un paysan, coiffé du chapeau noir traditionnel, passait sur un âne trottinant. Aux fenêtres des vieilles maisons, sous l’abri des parties inférieures mobiles des volets, à demi levées, des femmes encore en chemises de nuit, observaient les passants.
L’attention de Rennotte fut soudain attirée par un homme qui venait de s’immobiliser à une vingtaine de mètres, devant le portail d’un entrepôt. C’était un homme de taille moyenne, très brun, qui portait une chemise polo écrue, à grosses mailles, sur un pantalon de toile beige. Les mains aux poches, il regardait La Ravageuse.
L’homme s’aperçut soudain que Rennotte le surveillait et il feignit aussitôt de s’intéresser aux fortifications de la ville haute, puis aux falaises de craie blanche qui bordent l’autre rive du port enfoncé comme un doigt dans les terres.
Des touristes approchèrent du bateau. Rennotte comprit qu’ils parlaient de l’accident et rentra aussitôt dans le poste pour échapper à leur curiosité. Ce fut à ce moment-là que l’homme parut se décider. Il sortit les mains de ses poches et marcha délibérément vers La Ravageuse.
Une angoisse serra la gorge de Rennotte dont le cœur se mit à battre plus vite. Qui était cet homme ? Que voulait-il ? Un policier ? Un journaliste ? Ou bien l’un des inconnus qui avaient tiré sur William Roos ?
Les journaux avaient publié la photographie de l’Américain, une photographie très ressemblante, et les mystérieux assassins devaient maintenant savoir que William Roos plongeait toujours en compagnie de Nicolas Rennotte.
Sans hésiter, l’homme franchit la passerelle et prit pied sur le pont. La bouche sèche, Rennotte se porta au-devant de lui.
— Vous désirez ?
L’homme eut un mince sourire, un peu forcé. Il portait des mocassins de cuir blanc, sûrement de provenance italienne et son visage tanné et buriné était un visage de dur. De même les yeux, sombres et froids comme le verre.
— Alberto Tabossi, répliqua-t-il. Je suis le correspondant pour la Corse de L’Aventure Sous-Marine.
Rennotte connaissait bien cette revue, évidemment. Il fut brusquement soulagé et tendit la main au visiteur.
— Enchanté, dit-il.
Les curieux s’étaient approchés et prêtaient l’oreille.
— Entrons dans le poste, proposa Rennotte.
Nous serons plus tranquilles…
Alberto Tabossi le suivit. Rennotte lui offrit l’unique fauteuil de rotin et s’assit lui-même sur un coffre.
— Je n’ai sans doute pas besoin de vous dire pourquoi je suis ici ? reprit Tabossi.
— Je le devine sans peine.
— C’est un grand malheur…
— Incompréhensible, affirma Rennotte. Roos était un plongeur très expérimenté, de la classe d’un professionnel. Je ne comprends pas ce qui a pu se passer…
— Une syncope, peut-être ?
— Probablement.
Tabossi regarda autour de lui.
— Joli bateau, apprécia-t-il. Quelle construction ?
— C’est un fifty-fifty, un Spey 1, de construction anglaise ; douze mètres vingt hors tout et un mètre quarante-cinq de tirant d’eau, gréé en ketch, avec un diesel de cinquante chevaux.