leur destinée, ceux qui marchent le regard tourné vers le passé.
Paul-Émile Victor.
Hubert eut Soudain l’impression que quelque chose n’allait pas. Impossible de définir quoi. Il n’y avait pas douze heures qu’il se trouvait à Thulé, et pas dix minutes qu’il était entré pour la première fois dans la salle de jeu du mess des officiers de la base polaire. Il se tourna vers la très jolie Karin Winther, épouse de l’officier de liaison Danois, et retint ce qu’il allait dire…
Karin Winther était tendue, comme aux aguets. Paupières luisantes à demi baissées sur ses magnifiques yeux verts, narines dilatées, elle semblait flairer l’atmosphère d’inquiétude qui flottait dans la grande salle sans fenêtres.
Il y avait là une quarantaine d’officiers ou assimilés, agglutinés par petits groupes autour des tables rectangulaires, des appareils de « Ping-foot » et des deux billards. Une quarantaine qui était loin de faire du bruit comme quarante. Pourquoi parlaient-ils à voix contenue, presque basse ? Pourquoi n’avait-on entendu aucun éclat de rire depuis dix bonnes minutes ?
Hubert demanda d’un ton neutre :
— Sont-ils toujours aussi calmes ?
Karin Winther sursauta, se tourna vers lui, sérieuse :
— Non, bien sûr. Je ne sais pas ce qu’ils ont ce soir…
Elle secoua ses cheveux blonds bouclés et forma un sourire. Un sourire qui n’était pas spontané.
— Ils doivent être fatigués, reprit-elle. Le climat est épuisant et le vent a soufflé avec violence depuis une dizaine d’heures…
Sans attendre de réponse, elle reporta son attention vers la table, assez proche, où le capitaine Ole Winther, son époux, jouait au bridge, associé au colonel Virgil Hilton, commandant de la base polaire. Leurs adversaires étaient le commandant Gérald Brodie, chef de la section du « C.I.C. » et son adjoint le lieutenant Jimmy Bellows.
Un peu plus loin, deux hommes discutaient, accoudés à une extrémité du bar, près du poste radio qui diffusait en sourdine une musique douce. Il y eut, sur la gauche, un bref remue-ménage provoqué par la chute d’une boule de billard sur le parquet. Un sous-lieutenant aux cheveux rouges lança une plaisanterie obscène qui tomba à plat. Quelques hommes regardèrent Karin Winther, vaguement gênés. Hubert se demanda si le malaise ambiant n’était pas uniquement dû à cette présence féminine dans un lieu à destination exclusivement masculine. Il s’enquit :
— Venez-vous tous les soirs, ici ?
Elle bougea sur sa chaise, cessa de s’intéresser aux joueurs de bridge.
— Pratiquement, oui. Excepté quand je me sens trop fatiguée.
Donc, ce n’était pas ça. Elle poursuivit, comme devinant sa pensée.
— Au début, je me sentais terriblement gênée, au milieu de tous ces hommes. Heureusement Betty Donovan vient quelquefois me tenir compagnie…
— Qui est Betty Donovan ?
— Elle dirige le Service Social. Nous sommes, elle et moi, les seuls représentants du sexe faible à Thulé.
Elle rit, amusée.
— Deux femmes contre sept mille hommes. Qu’est-ce que vous en pensez ?
— Je pense que ça ne doit pas toujours être très drôle.
— Non, admit-elle. Il n’y avait pas deux semaines que nous étions ici lorsque j’ai été assaillie dans la rue par trois énergumènes. Un sergent, qui arrivait en voiture, a dû tirer pour me dégager. Depuis ce jour-là, le colonel Hilton a décidé que je ne pouvais plus sortir sans escorte. Dès que je mets le nez dehors, un « M.P. » armé jusqu’aux dents veille sur ma sécurité. Au début, je trouvais cela insupportable, puis j’ai fini par m’habituer.
Elle soupira et continua :
— Après cet incident, Ole voulait que je retourne à Copenhague. J’ai refusé. Je préfère être avec lui, même ici.
Hubert la considéra avec une lueur d’estime amusée dans le regard.
— Cela fait combien de temps que vous êtes ici ?
— Huit mois. Nous avons encore quatre mois à tenir.
— Votre mari était volontaire ?
— Oui. La solde, ici, est considérable. Il gagne en un mois ce qu’il touchait en un an au Danemark. Et nous ne dépensons pratiquement rien.
Elle battit des cils et son visage au teint laiteux se colora légèrement :
— Nous voulons acheter une maison. A Copenhague, nous vivons chez mes parents… C’est très bien… évidemment, dans Gothersgade, sur le parc. Mais Ole n’apprécie pas les joies de la cohabitation avec les beaux-parents.
Elle sourit malicieusement.
— Je le comprends très bien.
Se leva.
— Excusez-moi, dit-elle, je reviens tout de suite.
Et marcha vers son mari que les cartes semblaient fasciner. Karin Winther était une très jolie femme. Blonde, élancée, d’apparence un peu frêle, elle avait beaucoup de charme. Hubert pensa que tous les hommes de la base devaient rêver d’elle, de façon plus ou moins convenable. Elle était assez intelligente pour en être consciente et il se demanda quel effet cela pouvait lui faire.
Il la vit se faire donner une cigarette par son mari. Le commandant Brodie lui offrit du feu. Elle revint sans hâte, agréablement moulée dans un pantalon de velours noir et dans un pull blanc à col roulé, et reprit sa place sur la chaise voisine de celle de Hubert.
— Je n’ai pas très bien compris ce que vous veniez faire ici, Monsieur Botsford. Est-ce indiscret ?
Hubert, fatigué par le voyage et le brusque contact avec le froid polaire, regarda machinalement derrière lui avant de se souvenir que c’était lui : « Monsieur Botsford. » Bill Botsford, gradué du « Long Island Psychical College », psychanalyste officiel de l’armée.
— Je suis venu étudier la façon dont les hommes s’adaptent ici au climat polaire et… au manque de femmes. Ce sont des conditions assez extraordinaires pour valoir d’être étudiées de près…
— Bien sûr, approuva-t-elle. Je me suis souvent demandé comment il pouvait y avoir si peu d’histoires… d’histoires graves, évidemment. Il est vrai que le colonel Hilton maintient une discipline de fer…
Le lieutenant Jimmy Bellows se leva et quitta la table de bridge. Il hésita un instant et vint vers eux. C’était un solide gaillard de plus d’un mètre quatre-vingt, avec une tête de boxeur au nez cassé et des cheveux châtains coupés en brosse. L’air d’une brute, relativement sympathique.
Il s’arrêta à deux pas et dit avec un rire sarcastique :
— Alors, Karin ? On flirte avec le nouveau ?
La jeune femme répondit doucement :
— Bien sûr, Jimmy. La partie est finie ?
— Non. Je fais le mort. J’en avais marre. Faut que je me dégourdisse les jambes. Si vous n’aviez pas pris le Doc en charge, je vous aurais proposé un petit tour sous les frondaisons du parc !
Il éclata d’un rire sonore, content de sa plaisanterie, et tourna les talons pour marcher vers le bar.
— J’ai rarement vu un garçon aussi mal élevé, murmura Karin Winther. Il est insupportable…
— Je ne pense pas qu’il y ait beaucoup de gentlemen ici, répliqua Hubert. Pour venir dans ce bled d’enfer, il faut avoir tué Père et Mère comme disent les Français. Ce n’est pas un endroit pour enfants de chœur.
— En tout cas, reprit la jeune femme, celui-là s’adapte magnifiquement. Regardez-le…
Jimmy Bellows avait rejoint les deux hommes qui discutaient près du poste radio et se mêlait à leur conversation.
— Qui sont les deux autres ? s’enquit Hubert.
— Le civil aux cheveux noirs bouclés est David Bernhardt. C’est un ingénieur de l’« U.S. Weather Bureau ». Il a dirigé la mise en place de toutes les installations radio et météo de la base. L’autre est le lieutenant-médecin Stanley Norman, chef du Service de Santé. On le voit rarement ici. C’est un sauvage. On le voit plus rarement encore discuter. D’habitude, il ne dit pas un mot… Tenez ! Voilà Jimmy qui fait des siennes !
Bellows, rouge de colère, avait saisi Norman par le col de son blouson et le secouait en braillant des mots incompréhensibles. Bernhardt intervint et la façon dont il le fit indiqua à Hubert que l’ingénieur était doué d’une force herculéenne. Il attrapa simplement Bellows par l’épaule, le souleva et le reposa un mètre plus loin, l’obligeant à lâcher le médecin qui semblait plus effrayé que furieux.
— Jimmy ! On vous attend !
C’était le colonel Hilton, qui rappelait ainsi à l’ordre le trop bouillant lieutenant de Renseignements.
Jimmy Bellows hésita un court instant, puis regagna sa place. Sans dire un mot, il prit les cartes qui lui avaient été servies.
— Un pique, annonça Brodie imperturbable.
David Bernhardt et Stanley Norman avaient repris la discussion interrompue par l’irruption de Bellows. Mais une excitation nouvelle les habitait et Hubert se demanda de quoi ils pouvaient bien parler avec tant d’animation. Il allait faire part de sa curiosité à Karin Winther lorsque, brutalement, sans crier gare, David Bernhardt envoya son poing dans la figure maigre de Stanley Norman.
L’ingénieur n’avait pas dû taper bien fort, car le médecin resta debout et parvint même à riposter. Il toucha Bernhardt à l’épaule. Surpris, ce dernier recula d’un pas pour prendre la distance. Déjà, tous se précipitaient pour les séparer. Trop tard. Comme la foudre, le poing de Bernhardt était reparti…
Norman s’écroula, pour le compte.
— Bernhardt ! Vous êtes fou !
C’était le commandant Brodie. Cramoisi, l’ingénieur se secoua pour se débarrasser des quelques mains qui l’avaient agrippé.
— Ça va ! gronda-t-il. Ça ne vous regarde pas !
Le colonel Hilton s’approcha à son tour. Il était de taille moyenne, trapu, grisonnant. Son visage était sec et ses yeux gris et froids ne souriaient jamais. Il était dur, ce que trahissait sa mâchoire carrée et le menton en galoche.
— En tout cas, dit-il de sa voix glacée, cela me regarde, moi. Dites-moi ce qui s’est passé.
Bernhardt se tourna vivement vers lui.
— Non, fit-il, catégorique.
— Vous ne voulez pas le dire devant vos camarades ? C’est bien, je vous attendrai au rapport demain matin à dix heures.
Les yeux noirs veloutés de Bernhardt se rapetissèrent. Il serra les poings, visiblement en révolte ouverte.
— Je n’irai pas.
— C’est un ordre.
— Je m’en fous ! Je ne suis pas militaire !
Le colonel Hilton avala une salive réticente. La façon dont l’ingénieur avait lancé : « Je ne suis pas militaire » équivalait à une insulte. Le commandant de Thulé riposta férocement :
— L’armée n’a que faire de types comme vous ! De toute manière, militaire ou pas, je suis le seul maître ici après Dieu. Je vous attends demain matin. Si vous ne venez pas, vous prendrez le premier avion.
— Allez vous faire foutre !
— Bernhardt ! Allons !
C’était Brodie, conciliant. L’ingénieur le regarda méchamment et lâcha :
— Je vous emmerde ! Tous !
Puis se dirigea vers la sortie. Les hommes s’écartèrent pour le laisser passer. Personne ne lui adressa la parole. Hubert se demanda s’ils étaient hostiles ou non. Aucun visage n’exprimait de sentiment.
Hubert s’aperçut alors que Stanley Norman, le médecin-chef, avait disparu lui aussi.
— Vous m’assuriez qu’il ne se passait jamais rien de grave…
— Je ne sais pas ce qu’ils ont ce soir, répondit Karin Winther. Je n’y comprends rien. Habituellement, David Bernhardt est le plus courtois, le plus facile à vivre de tous…
Elle le considéra de biais.
— Vous êtes gâté pour votre arrivée. On dirait que Washington a prévu les événements…
— On dirait, oui… murmura Hubert sans se compromettre.
La voix forte de Jimmy Bellows éclata dans le silence quasi total qui avait suivi la sortie de l’ingénieur.
— Hé ! Les amis ! C’est l’heure de la Rose !
Il fonça vers le poste radio qui diffusait toujours de la musique douce et tourna les boutons. Hubert consulta la pendule électrique, au-dessus du bar. Il était neuf heures. Bien qu’ayant parfaitement compris ce que voulait dire Bellows, il questionna :
— L’heure de la Rose ?
Karin Winther répondit, sourcils froncés.
— Tous les soirs, à cette heure-ci, la radio russe diffuse un bulletin à notre intention particulière. Rose est le nom de la speakerine… D’ailleurs, écoutez-la.
Un silence religieux s’était établi dans la grande salle. Du haut-parleur, une voix de femme, nette et agréable, s’éleva. Une voix qui s’exprimait en américain familier :
— Bonjour, mes petits Pingouins. Ou plutôt, bonne nuit. Enfin, on ne sait plus quoi vous souhaiter. Ça fait bien deux mois qu’il fait nuit dans votre enfer de glace, hein ? Et ça n’est pas fini. Oh ! non… Savez-vous quelle température il fait en Floride, actuellement ? Eh bien, il fait… Oh, puis je ne veux pas être cruelle. Je préfère ne pas vous le dire. Je vous plains tellement. Je sais que vous avez été servis aujourd’hui. On me dit que le thermomètre est descendu à 54 en dessous et que le vent a soufflé à cent cinquante kilomètre-heure. Mes pauvres petits Pingouins… J’ai sous les yeux des photographies qui ont été prises la semaine dernière sur une plage de Californie. Les femmes, toutes si jolies, prennent des bains de soleil, aussi peu habillées que possible… Mais je vais encore vous faire rêver. D’autant plus que ces femmes sont peut-être les vôtres. Votre amie Rose a beaucoup de peine pour vous. Beaucoup de peine… Oh ! un instant… Je reçois une information de dernière minute. Une seconde, je vous en fais profiter… Oui, le colonel Hilton est à l’écoute, n’est-ce pas ?…
Tous les regards convergèrent vers le commandant de la base qui s’était figé, mâchoires serrées.
— Eh bien, colonel, je vous signale, à toutes fins utiles, que le balisage est resté allumé sur la piste de décollage numéro un de votre aérodrome, apparemment sans raison. Si mes renseignements sont exacts, aucun départ d’avion n’est prévu avant trois heures cinquante. C’est du gaspillage, colonel… Maintenant, ceci dit, mes petits Pingouins, je vais vous faire entendre quelques enregistrements de musique tropicale, spécialement choisis à votre intention…
— Fermez ça !
La voix du colonel Hilton était altérée et tous le regardèrent de nouveau. A contrecœur, Jimmy Bellows coupa le contact. Le colonel alla décrocher le téléphone, à l’autre extrémité du bar.
— Ici le colonel Hilton, passez-moi la tour de contrôle de l’aérodrome…
Il attendit un moment, puis :
— Hilton à l’appareil. On me dit que le balisage est resté allumé sur la piste d’envol numéro un. Voulez-vous voir, s’il vous plaît…
Silence de mort.
— Exact ? Je vous attends au rapport demain matin pour les explications.
Il raccrocha. Son visage osseux avait pris une teinte blême. Il interpella le chef des Renseignements.
— Commandant Brodie ! Voulez-vous me suivre, s’il vous plaît.