Hubert Bonisseur de la Bath consulta sa montre : quatre heures un quart. Il était temps d’y aller. Le lieu de rendez-vous n’était pas très éloigné de l’hôtel Métropole : cinq cents mètres à peine, dans Sovietskaya, une des rares terrasses de café que l’on peut trouver à Moscou. M. Smith avait dit : « Entre quatre heures et demie et cinq heures ». Si l’autre n’était pas venu à cinq heures, Hubert ne devait pas attendre davantage, sous aucun prétexte.
Il sortit de l’appartement, prit la clé et se lança dans le couloir, interminable et mal éclairé, qui conduisait à l’escalier. À mi-chemin, il rencontra un petit Hindou de quatre ou cinq ans qui fonçait sur un tricycle en imitant avec sa bouche le bruit d’un moteur d’auto. Ils se saluèrent gravement. Depuis trois jours qu’il habitait l’hôtel, Hubert avait toujours vu le petit Hindou sur son vélo, parcourant les couloirs. Ses parents occupaient un appartement voisin de celui d’Hubert qui, par une porte ouverte, avait une fois aperçu la mère : une femme en sari, d’une merveilleuse beauté.
Il atteignit le vaste palier du premier étage, qui servait de salon et déposa la clé sur le bureau de la préposée. Deux Indochinois du Vietminh, en uniforme, discutaient paisiblement dans un coin, autour d’une table ronde.
Hubert ne put s’empêcher de sourire, en descendant l’escalier, à l’idée des cris qu’auraient poussé les deux Jaunes s’ils avaient su qu’un agent du « C.I.A. » venait de leur passer sous le nez.
Il y avait beaucoup de monde en bas, dans le hall. Irina, l’interprète du groupe, vint vers Hubert en se dandinant sur ses pieds douloureux.
— Nous partons dans cinq minutes visiter le Mausolée, monsieur Chesneau.
Irina avait certainement plus de cinquante ans. Son corps et son visage étaient empâtés, ses yeux marron saillaient un peu, mais la façon qu’elle avait de rejeter la tête en arrière pour parler ne manquait pas d’une certaine distinction. Elle portait un tailleur bleu foncé sur un corsage blanc agrémenté de dentelle ; une capeline de paille jaune à ruban bleu couvrait sa tête aux cheveux grisonnants. Ses jambes fortes étaient gainées de bas beiges assez épais et ses pieds chaussés de souliers plutôt fatigués. Si on la comparait à la plupart de ses compatriotes, elle était relativement élégante. Mais, ce qu’elle avait de mieux, c’était sa gentillesse et son inépuisable patience face au caractère frondeur des touristes français dont elle avait la charge.
Hubert lui sourit en répondant :
— Je vais faire une course à côté. Si je suis en retard, partez sans moi, je vous rejoindrai sur la Place Rouge.
Il quitta l’hôtel, salua d’un geste de la main le militzionner qui veillait à la porte, et partit à droite. Le temps était doux et ensoleillé ; la place Sverdlov, très animée. Hubert se mit à penser à Fédia Dobroklouski et, pour être sûr de ne rien oublier, il repassa dans son esprit, comme un film, l’entretien qu’il avait eu avec M. Smith, à Washington, quelques semaines plus tôt…
M. Smith, qui ressemblait plus que jamais à un prélat en civil avait retiré ses lunettes de myope pour en polir soigneusement les verres avec une minuscule peau de chamois sortie de son gousset. Hubert (O.S.S. 117 pour le Service) se laissa tomber dans un fauteuil.
— Si c’est encore pour m’envoyer au pôle Nord, dit-il, je ne marche plus. J’ai eu trop froid (1).
M. Smith ne répondit pas tout de suite et continua de nettoyer les verres de ses lunettes. Hubert pensa qu’il ressemblait à une vieille grenouille mélancolique et que sa myopie lui donnait un air idiot ; une preuve de plus qu’il ne faut jamais se fier aux apparences. M. Smith n’était pas le moins du monde mélancolique et il était même diablement intelligent.
Hubert tira de ses poches une pipe et une blague à tabac. M. Smith remit ses lunettes en place, les ajusta sans se presser et demanda d’un ton tout à fait neutre :
— Vous êtes déjà allé à Moscou, je crois ?
Hubert fronça les sourcils. Ce n’était pas des souvenirs très agréables.
— Oui, deux ou trois fois… Et chaque fois, je ne m’en suis sorti que par miracle. C’est un endroit qui ne m’est pas sain du tout.
M. Smith, indifférent, reprit :
— Vous allez y retourner.
Hubert fit une affreuse grimace.
— Vous n’avez vraiment personne d’autre sous la main ? Je ne parle pas le russe et…
M. Smith coupa, avec un geste vif de sa main de prélat.
— Vous le comprenez.
— Oui… admit Hubert.
— De toute façon, c’est sans importance. L’important est que vous parliez français comme un authentique Français, sans le moindre accent.
Hubert leva son sourcil droit pour exprimer son étonnement.
— Français ?
— Oui, vous allez partir là-bas en croisière organisée Départ du Havre par bateau.
— Il y aura beaucoup de monde ?
— Huit cents personnes, environ. Nous avons retenu votre place, votre passeport se trouve actuellement à l’ambassade de l’U.R.S.S. à Paris.
— Quel passeport ?
— Un passeport au nom de Robert Chesneau, directeur commercial, domicilié rue Charles-Dickens, à Paris. Tout est en règle, ne vous en faites pas.
Hubert alluma sa pipe qu’il venait de bourrer.
— Je ne m’en fais pas. Je vous fais confiance. Et… qu’est-ce que je suis supposé aller faire à Moscou ?
M. Smith posa ses mains à plat sur le dossier qui se trouvait devant lui.
— Nous y arrivons. Vous savez qu’aussitôt la guerre finie nous avons profité de certaines circonstances, en Allemagne, pour expédier pas mal de nos agents chez nos alliés soviétiques ?
— Oui. Vous avez fait prendre, par des Américains d’origine russe et parlant parfaitement leur langue maternelle, la place et l’identité de prisonniers soviétiques, décédés dans des camps libérés par nos troupes et choisis parce qu’ils étaient seuls au monde, sans parents susceptibles de les reconnaître. Ces gens-là ont ensuite été « rapatriés »…
M. Smith hocha doucement sa grosse tête.
— C’est exact. Nous avons envoyé ainsi près de deux cents agents de l’autre côté du rideau de fer. Actuellement, le « déchet » se chiffre à près de quatre-vingt-dix pour cent.
— C’était à prévoir.
— Certainement. Et, sur ces quatre-vingt-dix pour cent, tous n’ont pas été démasqués. Beaucoup, je suppose, bien installés dans leur nouvelle situation, ont cessé de donner signe de vie tout simplement parce que, à un certain moment, ils ont estimé qu’il était parfaitement idiot de continuer à risquer leur peau sans le moindre profit.
— C’est un point de vue que je comprends. Aucun d’eux n’était né aux U.S.A., ils avaient tous été élevés en Russie, le patriotisme ne pouvait donc pas jouer, du moins dans le sens qui nous convenait.
— Il nous reste donc là-bas une vingtaine de correspondants, enchaîna M. Smith en passant ses doigts boudinés dans ses cheveux clairsemés. L’un d’eux, qui travaille comme ingénieur dans un bureau de recherches situé à Moscou même, nous a fait savoir que des plans provenant d’un de nos laboratoires leur étaient parvenus pour étude.
— Quels plans ?
— Nous n’en savons rien. « O.S.S. 425 », qui s’appelle actuellement Fédia Dobroklouski, éprouve d’énormes difficultés pour communiquer avec nous parce qu’il est étroitement surveillé.
— À titre personnel ?
— Non, je ne le pense pas. Tous les ingénieurs travaillant aux recherches scientifiques font l’objet d’une surveillance attentive.
— Comme chez nous.
— Exactement. Ses communications sont donc toujours réduites au strict minimum. Nous savons seulement que les documents sont manuscrits ou, tout au moins, que des notes manuscrites y ont été ajoutées…
— Et vous espérez que leur examen pourrait nous aider à trouver le responsable de la fuite ?
— Exactement.
— Mais, objecta Hubert, ce Fédia Dobromachinski ne peut-il s’arranger pour en remettre une photocopie à un de nos agents diplomatiques à Moscou ? Ce serait tout de même beaucoup plus simple.
M. Smith secoua négativement la tête.
— Impossible, ou tout au moins trop risqué. Fédia Dobroklouski est très surveillé et nos agents diplomatiques à Moscou ne le sont pas moins.
— Et vous croyez que les touristes français ne seront pas surveillés, eux ?
— J’en suis certain. Cette croisière a été organisée dans le cadre de la nouvelle politique de détente. Les touristes seront bien reçus et pourront évoluer librement. C’est une affaire de propagande.
— Moi, je veux bien.
— Vous pouvez me croire. Le rendez-vous avec « O.S.S. 425 » est pris pour le 3 septembre entre quatre et demie et cinq heures. Howard vous donnera tous les renseignements.
— Okay ! Je pars quand ?
— Vous prenez l’avion après-demain pour la France, sous une identité américaine. Là-bas vous changerez de peau et deviendrez aussitôt M. Robert Chesneau, directeur commercial. Tout est réglé, il n’y aura pas d’ennuis.
— Je l’espère, dit Hubert.
— Allez voir maintenant Howard pour les détails matériels. Au revoir, vieux garçon, amusez-vous bien et n’oubliez pas de m’envoyer une carte de Moscou…
Hubert, en sortant de chez M. Smith, était allé voir le commandant Howard qui s’occupait de l’organisation matérielle des missions à l’étranger. Howard lui avait donné un faux passeport américain pour lui permettre de gagner la France sous une identité « bidon », puis lui avait indiqué l’adresse à Paris du correspondant qui devait l’aider à se mettre dans la peau de Robert Chesneau. Tout s’était passé comme d’habitude, sans anicroches. Le jeudi 25 août, le pseudo Robert Chesneau avait gagné Le Havre en auto et s’était embarqué en même temps que huit cents autres touristes français.
Hubert contourna un groupe de kirghiz accroupis sur le trottoir, sous l’étalage d’un magasin, admirant au passage leurs larges pantalons flottants, leurs bonnets brodés, leurs moustaches féroces. Puis, au-delà du carrefour, de l’autre côté de la rue, il aperçut la terrasse du café.
La terrasse dominait Sovietskaya, légèrement en retrait ; l’entrée se trouvait dans une rue perpendiculaire. Hubert traversa au feu rouge.
Il y avait peu de monde dans les fauteuils en rotin qui entouraient les tables de fer. Hubert consulta sa montre : à peine quatre heures et demie. « O.S.S. 425 » était-il déjà là ? C’était peu probable.
Hubert gagna le fond de la terrasse et s’assit contre le mur, suivant ainsi les instructions qui lui avaient été données.
Avant le départ de Washington, le commandant Howard avait montré à Hubert une photographie de celui qui s’appelait maintenant Fédia Dobroklouski ; mais cette photographie datait de dix ans et Hubert doutait que, de l’avoir vue, pût lui permettre de reconnaître l’homme.
IL regarda autour de lui. Quelques hommes seuls se trouvaient là, buvant de la bière. Aucun Occidental… Ainsi Fédia Dobroklouski ne pourrait hésiter. Les Occidentaux se distinguaient suffisamment des Moscovites par leur tenue vestimentaire. Il était impossible, à Moscou, de ne pas se faire remarquer avec une cravate et des vêtements de bonne qualité bien coupés.
Une femme en tablier blanc vint prendre la commande.
— Mineral voda, dit Hubert.
Il sortit sa pipe et entreprit de la bourrer. Un groupe de Français déambulait dans Sovietskaya, à la recherche de souvenirs. C’était leur dernier jour à Moscou. Tous devaient prendre le train le soir même pour rejoindre Leningrad où attendait le bateau.
La serveuse apporta l’eau minérale. Hubert paya tout de suite : un rouble et dix kopecks. Il ne voulait pas être handicapé par un détail de ce genre s’il lui fallait s’éloigner rapidement.
Cinq heures moins vingt. Des clients étaient partis, d’autres étaient venus. Rien qui ressemblât à Fédia Dobroklouski, mais il n’y avait pas encore de quoi s’inquiéter…
Cinq minutes plus tard, un homme arrêté au carrefour attira l’attention d’Hubert. C’était un grand type, d’une quarantaine d’années, aux cheveux blonds coupés court, vêtu d’un complet gris à peu près correct et d’une chemise claire au col ouvert.
L’homme observait la terrasse du café. Un bref instant, son regard s’immobilisa sur Hubert. Puis, il traversa la rue et s’approcha…
Hubert cessa de l’observer. Son cœur s’était mis à battre un peu plus vite dans sa vaste poitrine. Son instinct l’avertissait qu’il touchait au but.
L’homme vint s’asseoir à la table voisine, tournant presque le dos à Hubert, commanda une bière, alluma une cigarette et déploya un journal, la Pravda, qu’il se mit à lire.
Hubert ne bougeait pas et continuait de fumer tranquillement sa pipe. Si l’homme était bien « O.S.S. 425 », il ne tenterait certainement rien avant que la serveuse fût revenue… Celle-ci reparut bientôt et posa un verre et une bouteille débouchée sur la table. L’homme paya aussitôt, comme l’avait fait Hubert.
La femme s’était éloignée. Ils étaient un peu isolés, le plus proche client se trouvant au moins à cinq mètres Hubert remarqua trois hommes qui arrivaient, trois hommes qui avaient bougrement l’air d’être des flics. Mais, dédaignant la terrasse, les trois nouveaux venus pénétrèrent à l’intérieur de l’établissement.
Hubert tourna lentement la tête. Une fenêtre se trouvait derrière lui, un peu à sa gauche, d’où on pouvait éventuellement les observer. Des rideaux de coton blanc épais, à motifs ajourés dans le haut, dissimulaient ce qui se trouvait de l’autre côté.
L’homme toussota, comme pour attirer l’attention. Il tenait son journal levé haut devant son visage. « Pour empêcher sa voix de porter où il ne faut pas », pensa Hubert.
— Have you time for a walk now ? demanda l’homme de façon à peine perceptible.
Hubert répondit sur le même ton :
— No. I am busier than ever.
— You are working too much.
— Perhaps ; but I have to.
Les phrases de reconnaissance étaient échangées. Les dés étaient jetés. Quelques secondes de silence suivirent, puis Fédia Dobroklouski enchaîna, toujours de la même voix basse, à peine audible :
— Faites très attention, je suis surveillé.
— Je vous écoute.
— Je vais poser un paquet de cigarettes sur la table, à ma gauche. L’objet se trouve dedans. Partez le premier et prenez le paquet discrètement en passant. Je vous couvre avec le journal.
— Okay.
— Vous avez payé ?
— Bien sûr.
— Alors, allez-y.
Fédia Dobroklouski tira de sa poche une petite boîte plate de carton jaune illustrée de trois farouches cavaliers mongols et la posa sur la table. Hubert se leva, reboutonna sa veste de tweed, frôla « O.S.S. 425 » et prit la boîte de cigarettes qu’il fourra très naturellement dans sa poche.
— Good luck ! murmura-t-il en même temps.
Fédia Dobroklouski ne répondit pas.
Hubert avait à peine fait quelques pas lorsque le bruit d’une fenêtre qui s’ouvrait violemment lui fit comprendre que c’était raté. Il continua sans se retourner, sans même presser le pas, bien que son cœur battît la chamade. Une bruit de chaise renversée, l’écho d’une bousculade, des éclats de voix, attirèrent définitivement l’attention des clients du café.
Hubert regarda en arrière. Deux hommes, deux de ceux qu’il avait remarqués arrivant derrière Dobroklouski, encadraient celui-ci qui, devenu blême, protestait en russe avec véhémence. Hubert pensa que le troisième homme allait s’occuper de lui et le vit en même temps sortir de la salle d’un pas pressé.
Hubert jura entre ses dents, contourna une table inoccupée, renversa un fauteuil dans les jambes du policier à l’instant que celui-ci allait l’atteindre, arriva sur le trottoir et descendit à gauche pour regagner Sovietskaya.
Le flic cria :
— Hé ! là ! Arrêtez !
Mais, comme il s’exprimait en russe, Hubert ne se crut pas obligé de comprendre. Il accéléra son allure, puis alors que l’autre allait le rattraper, il traversa brusquement la chaussée devant une Pobiéda, dont le chauffeur fut obligé de freiner brutalement. Aux cris qu’il entendit, Hubert comprit que le flic avait failli se faire écraser sans pouvoir traverser. Il atteignit le carrefour, tourna à droite pour prendre la direction du Métropole, aperçut tout un groupe de Français cernant la voiturette d’une marchande ambulante de soda.
Le salut ! Hubert se glissa dans le groupe.
— Bonjour, fit-il, c’est bon ce truc-là ?
Il les connaissait presque tous, ayant sur le bateau joué au ping-pong ou au deck-tennis avec quelques-uns, plus ou moins flirté avec quelques-unes. Une grande fille blonde, beaucoup trop maigre à son goût, lui prit le bras.
— Oh ! monsieur Chesneau, il faut que je vous demande…
Hubert ne devait jamais savoir ce qu’elle voulait lui demander. Le policier en civil était arrivé, rouge, essoufflé, visiblement furieux. Il attrapa Hubert par l’épaule et lui parla en anglais :