La nuit était d’une noirceur fantastique. Dans l’écume blanche qui s’ourlait aux flancs larges de la barque, les feux réglementaires trouvaient des reflets bondissants sans cesse renouvelés. Au-delà, de tous les côtés, un mur d’encre noire, d’une telle densité apparente que Kung, occupé à remonter le filet, ne pouvait y porter son regard sans éprouver de l’angoisse…
Takara, immobile à la barre qu’il tenait dans une seule de ses mains puissantes, pensait que c’était une nuit idéale pour ce qu’il avait à faire. Il écouta un instant le grincement du treuil manœuvré par Kung, puis le claquement de la voile que secouait une brise irrégulière. Sa main gauche se porta à tâtons vers le crâne de Ko, le chien-loup, couché en rond sur un tas de cordages. Ko grogna pour exprimer son plaisir et Takara se demanda ce que ferait le chien quand le moment serait venu.
Ko appartenait à Takara. Et Kung aussi appartenait à Takara ; mais Kung ne le savait pas encore.
Une houle légère, longue et peu profonde, agitait le bateau avec régularité. Takara leva les yeux, sonda le ciel en vain. Pas une étoile ; un plafond épais de nuages sombres… Il respira avec force, emplissant ses vastes poumons de l’air salé et vif dont il aimait le goût. Son instinct d’homme de la mer l’assurait qu’il ne pleuvrait pas, malgré les apparences, et son instinct était plus sûr que tous les calculs des météorologistes officiels.
Hu ! cria Kung.
Des lueurs d’argent sous la voile. Le poisson déferla sur le pont. Takara bloqua la barre et rejoignit le matelot afin de lui prêter la main. Très vite, le filet se trouva tout entier sur le bateau. Takara alluma une torche électrique et hocha doucement son énorme tête. Ce n’était pas une pêche miraculeuse, mais il avait vu pire.
Kung, ayant allumé une grosse lampe à pétrole fixée au mât, ouvrit la trappe par où il devait déverser le poisson dans la cale. Takara l’aida, car le temps passait et mieux valait que le travail fût fait avant.
Le filet à peine débarrassé du dernier poisson, Kung, sans rien dire, entreprit de le préparer pour un nouveau lancer. Takara referma la trappe et décida que le moment était venu.
Il vint se placer derrière le matelot, solidement planté sur ses jambes qui pliaient et se dépliaient aux mouvements de la grosse barque, et attendit que Kung se redressât.
Takara n’eut pas à attendre longtemps. Kung, intrigué par l’immobilité insolite de son chef en arrière de lui, se remit droit et voulut faire face.
Il ne parvint pas à se retourner. Les mains formidables de Takara s’étaient rejointes autour de son cou, comme les serres d’un étau. Kung ne put même pas crier. Il sentit et entendit des cartilages craquer à l’intérieur de sa gorge. « Takara est devenu fou », pensa-t-il. Puis, tout afflux de sang au cerveau coupé, il cessa de penser et les mouvements désespérés de son corps que Takara tenait maintenait soulevé à bout de bras ne furent plus que des réflexes inconscients d’auto-défense animale…
Il n’y avait eu aucun bruit. Pourtant, Ko, le chien-loup, eut vent de ce qui se passait. Il sentit la mort et gémit sourdement en tombant à bas du rouleau de cordages qui le supportait. En quelques bonds, il fut au pied du mât, devant le groupe étrange formé par son maître et le matelot, l’un achevant de tuer l’autre.
— Hu ! Ko ! lança Takara d’une voix à peine essoufflée.
Et Ko happa à pleine gueule l’une des bottes de caoutchouc qui chaussaient les pieds du malheureux Kung.
— Haaa… Ko !
Et Ko lâcha la botte et recula en grondant. Alors, tranquille, Takara marcha lourdement jusqu’à la lisse et fit basculer par-dessus bord le corps inerte de sa victime. Le « plouf » fut à peine audible, la voile ayant claqué sec à ce moment précis.
Takara resta un moment penché au-dessus de l’eau, puis il se redressa et se frotta les mains. Sans émotion. Kung était son compagnon depuis deux ans, mais il s’était montré peu bavard et Takara ne savait rien de lui ; ou presque rien…
Le chien grogna et vint se frotter aux jambes de son maître. Takara lui parla doucement et se prépara une chique à la façon des pêcheurs esquimaux. Le morceau de tabac dans la bouche, il se plia en deux pour passer sous la basse vergue et retourner à la barre.
Loin en arrière, vers l’ouest, de brefs éclairs trouaient la nuit à intervalles réguliers. « Le phare de Val à six heures et celui de Piltun à huit heures », se remémora Takara. Et il donna un vigoureux coup de barre pour redresser le bateau qui avait dévié.
*
* *
Le commandant jeta un dernier coup d’œil aux cadrans, puis ordonna dans le microphone :
— Stoppez tout.
Dans les cinq secondes qui suivirent, les bruits cessèrent l’un après l’autre et un silence étrange, angoissant, s’établit dans le sous-marin. « Un silence de mort », pensa le commandant qui ne se sentait pas à son aise.
Il quitta le kiosque et parcourut la coursive jusqu’à sa propre cabine. Il frappa et entra :
— Vous êtes prêt ? Nous sommes immobilisés en surface et il n’y a plus de temps à perdre, maintenant…
Hubert Bonisseur de la Bath examina une dernière fois son visage dans un miroir et répondit en se retournant :
— A votre disposition, commandant. Sans vouloir vous vexer, je ne suis pas fâché de quitter cette boîte à sardines pour tâter un peu du grand air !
Le commandant eut une moue de pitié.
— Je ne donnerais pas ma place contre la vôtre, mon vieux !
Puis, riant :
— Vous êtes vraiment chouette ! Vous avez une de ces gueules !
Hubert était vêtu comme Takara, le pêcheur, et son visage de prince pirate supportait une épaisse couche de fond de teint « terre brûlée ». Il fit un tour complet sur lui-même pour se faire mieux admirer et plaisanta :
— Hein ? C’est moi, le roi des pêcheurs de la mer d’Okhotsk !
— Ouais ! ponctua l’officier d’un ton lugubre. Pourvu que les poissons ne vous bouffent pas !
Hubert le rejoignit à la porte.
— Un instant, mon cher ! j’ai un papier à vous faire signer.
— Une décharge ?
— Exactement ! le commandant ouvrit un coffre scellé dans la cloison et en tira une feuille dactylographiée qu’il posa sur la table.
— Prenez mon stylo.
— Merci.
Hubert signa une déclaration par laquelle il reconnaissait que l’officier commandant le sous-marin 639, de l’U.S. Navy, l’avait bien transporté, lui, l’agent spécial O.S.S. 117, jusqu’au point prévu…
— Au croisement du 145e méridien et du 52e parallèle, commenta l’officier. A quelque chose près…
Il remit le papier dans le coffre, repoussa la lourde porte.
— Si l’autre n’est pas au rendez-vous, je vous rendrai la décharge.
— Trop aimable ! Vous pourriez maintenant me pousser par-dessus bord et puis vous laver les mains…
Le commandant fit signe à Hubert de le précéder dans la coursive.
— Allons-y. Vous n’avez pas l’air d’un type qui se laisse facilement pousser par-dessus bord. Je me trompe ?
— Non. Si j’ai bien compris, nous sommes actuellement dans la mer d’Okhotsk ?
— Oui. A cinquante milles environ de la côte est de l’île Sakholine. Avec les Kouriles dans le dos… Brrr !
— Ce qui signifie que les Russes vous couleraient sans pitié s’ils vous découvraient là ?
— Sûr ! Et ils n’auraient pas tort de le faire…
— A la guerre comme à la guerre ! plaisanta Hubert en pénétrant dans le kiosque.
— Nous ne sommes plus en guerre, répliqua amèrement le commandant.
— Sans blague ? Personnellement, je ne me suis jamais aperçu que l’on était en paix…
— Vous faites votre boulot, mon vieux.
— Sûr ! approuva gravement Hubert. Pour que les autres restent tranquillement chez eux…
L’officier désigna l’échelle de fer.
— Montez. C’est ouvert, là-haut.
Ils grimpèrent l’un derrière l’autre et se retrouvèrent sur la passerelle. Le froid de la nuit les saisit et ils restèrent silencieux, occupés à s’emplir les poumons. Puis le commandant décrocha le téléphone.
— Quelque chose au 275, annonça l’homme de service au radar.
— C’est gros ?
— Non, commandant.
— Distance ?
— 550. Se rapproche lentement…
— Ce doit être votre type, annonça l’officier en se tournant vers Hubert.
— Espérons-le, dit celui-ci qui observait la frange d’écume au pied de la passerelle.
Il tira de sa poche un sifflet à ultra-sons et demanda :
— Direction ?
Le commandant tendit un bras vers l’ouest. Hubert porta l’instrument à ses lèvres et souffla dedans avec force, selon un rythme qui lui avait été indiqué. Ni lui, ni le commandant n’entendirent le bruit ; mais, après deux ou trois secondes, l’écho d’un lointain jappement leur parvint.
— Le chien, dit Hubert. C’est bien mon gars…
Le sous-marin dansait mollement sur la houle et les vagues se brisaient avec un sourd fracas sur la plage arrière à peine émergée. Le commandant demanda au téléphone :
— Distance ?
— 450.
— Gisement ?
— 275. Inchangé.
— Éteignez la grosse lampe du kiosque. La lumière monte par le panneau.
— Bien, commandant.
Hubert siffla de nouveau, de la même façon. Cette fois, l’aboiement de Ko fut beaucoup plus net et Hubert ne put s’empêcher de rire.
— Vous croyez qu’il va nous trouver ? S’inquiéta le commandant. Dans un four pareil… Vaudrait peut-être mieux aller au-devant de lui…
— Inutile. Le chien doit être dressé contre la lisse et aboyer dans notre direction chaque fois que je le siffle. Son maître n’a qu’à le suivre… Tenez ! On voit les fanaux réglementaires.
Assez loin encore. Les feux paraissaient immobiles. Le commandant murmura :
— Heureusement qu’il vient à la voile. Au moteur, je n’aurais pas été tranquille…
— Pourquoi ?
— Jusqu’à plus ample informé, les marines de guerre n’emploient plus de voiliers.
Hubert se mit à rire.
— Compris. C’est votre première mission de ce genre ?
— Oui, grogna l’autre. Et je voudrais bien que ce soit la dernière. L’espionnage et moi…
— Vous méprisez les agents secrets ?
— Non, et je ne vous le dirais pas si c’était vrai. Je les admire, mais je me demande quel type d’homme il faut être pour faire un métier pareil…
— Il faut aimer l’Aventure pour l’Aventure. Aimer vivre dangereusement. Croire en ce qu’on fait…
— Fanatique ? Vous détestez les autres à ce point ? Hubert protesta vivement :
— Certes pas ! Je déteste le fanatisme et j’ai appris à estimer les autres, comme vous dites. Mais je crois à l’utilité des espions pour empêcher les guerres. Notre rôle est de maintenir l’équilibre des forces en présence. Tant que l’équilibre est maintenu, la paix l’est aussi, en principe. La guerre n’est menaçante que lorsqu’une des parties a de bonnes raisons de se croire la plus forte. C’est pourquoi il est bon que les secrets de l’un et de l’autre ne restent pas trop longtemps secrets…
— De l’un et de l’autre ? répéta le commandant incrédule. Vous trouvez normal que des espions communistes viennent chez nous voler les plans de nos armes secrètes ?
— Tout à fait normal. C’est d’ailleurs exactement ce que je vais faire chez eux, non ? Pour les mêmes raisons et dans les mêmes buts. Exprimés différemment…
— Vous êtes un drôle de type, répliqua prudemment l’officier.
— N’est-ce pas ? se moqua Hubert.
— Gisement ? questionna le commandant dans le téléphone.
— 270.
— Distance ?
— 100 mètres.
Hubert siffla derechef. Des aboiements de Ko leur parurent tout prêts. Des feux de la grosse barque dansaient dans la nuit d’encre, comme des étoiles folles.
Un appel modulé leur parvint : « Huuu-oooo… » Hubert gonfla ses poumons et répondit sur le même ton. Puis il alluma une lampe torche et l’agita deux ou trois secondes en direction du bateau qui arrivait ; puis éteignit.
Une vingtaine de secondes s’écoulèrent encore, puis, du sous-marin, ils entendirent nettement la voile s’abattre sur le bateau. Dix secondes plus tard, le doum-doum-doum d’un moteur diesel leur parvint…
— Ouf ! fit le commandant. J’avais peur qu’il n’essaie d’accoster comme ça…