Le Vieux avait invité Bouthillier, Tourain et Coplan à déjeuner dans sa salle à manger privée, située dans le couloir qui longeait son bureau. Le commissaire divisionnaire Bouthillier, patron de la Brigade de Répression du Banditisme, était vivement impressionné. Pour la première fois de sa vie, il posait le pied dans le saint des saints des Services spéciaux, et il observait les lieux et les gens avec un infini respect. Le Vieux retenait toute son attention. Ainsi, c’était donc lui l’homme de l’ombre qui parait les mauvais coups assenés à la France par l’espionnage et le terrorisme internationaux ? On ne lui avait pas précisé quel rôle exact jouait Coplan et il le regardait en catimini, devinant qu’il était un personnage important de la D.G.S.E. Quant à Tourain, le patron de la Direction de la Surveillance du Territoire, il ne lui était pas inconnu puisque les réunions hebdomadaires chez le ministre de l’Intérieur les obligeaient à se rencontrer en compagnie des autres chefs de service.
Le menu était simple. Terrine de canard, sole
grillée, salade, fromage et diplomate. Le tout arrosé d’un mennetou-salon de haute lignée. Quand le café fut servi, Bouthillier attaqua son sujet :
- Ma brigade a réussi un joli coup, déclara-t-il avec un orgueil certain. Un nommé Armand Duteuil. Dans son vaste pavillon de Vincennes, nous avons découvert plus d’un millier de violons volés, dont de magnifiques spécimens signés de noms prestigieux. En prime, des poupées anciennes de grande valeur, ainsi que quelques toiles de maître authentiques dont la disparition, d’ailleurs, ne figure pas sur le catalogue des vols d’œuvres d’art. En tout, vingt-cinq mètres cubes d’instruments de musique. Valeur totale du lot : trente millions de francs. Tout à fait par hasard, dans un Amati, ce luthier de Crémone vivant au XVIIème siècle qui a enseigné son art à son disciple, le grand maître Stradivarius, un de mes inspecteurs a découvert ce carnet rouge dans lequel est libellé un texte unique en français que je me permets de vous lire.
Bouthillier sortit le carnet de sa poche, l’ouvrit à la première page, s’éclaircit la gorge, but une gorgée de café et commença :
- J’ouvre aujourd’hui ce carnet de notes. Les trois envoyés russes exigent restitution de l’argent en apportant la preuve que la femme qui les accompagne est la légataire. J’ai réclamé des délais, compte tenu de l’importance phénoménale de la somme. Tant d’eau a coulé sous les ponts. Qui aurait cru que cette vieille affaire sortirait de l’oubli après tant de décennies et à la suite du massacre des innocents ? A contrecœur, ils ont accepté mes arguments et les délais. Bien obligés. Je ne crois pas qu’ils agissent à titre privé. Si je me fie à certaines allusions, ils appartiendraient au S.V.R. (Smousba Veniechny Razvietski = Service du Renseignement extérieur. Un des successeurs du K.G.B.), d’autant que, comme il est de mise dans les services secrets, ils ont baptisé l’opération d’un nom de code : Anastasia. En tout cas, c’est d’une véritable fortune que je vais être soulagé.
Bouthillier releva le regard.
- Voilà. C’est tout. J’ai jugé utile de vous en informer.
- Vous avez agi avec intelligence, flatta le Vieux qui tendit la main vers le carnet.
Il l’examina, relut le texte, feuilleta les pages blanches et le passa à Tourain qui agit de même avant d’en faire profiter Coplan.
- Intéressant, commenta ce dernier. L’Amati a servi de cachette. Malgré tout, le scripteur est prudent. Il livre ses pensées, sans précisions et sans détails.
- Tout à fait d’accord, dit Bouthillier. Je vous laisse ce carnet.
Il se leva.
- Mon général, veuillez me pardonner si je vous quitte un peu abruptement. J’ai une arrestation importante à superviser. Merci encore de cet excellent déjeuner, et si...
- Pas si vite, mon cher Bouthillier, coupa le Vieux. A qui cet Amati a-t-il été volé ?
Le patron de la B.R.B. secoua la tête d’un air navré.
- Je vous l’aurais déjà dit si je le savais. Duteuil jure avoir acheté ces violons à des Manouches dispersés dans leurs quartiers habituels aux portes de Paris. Il ignore leurs noms. En outre, ce n’est pas un bavard.
- Nous savons faire parler les muets, rit Coplan avec un clin d’œil de connivence en direction de Tourain qui lui renvoya son œillade.
- Le délai de garde à vue est terminé, objecta Bouthillier.
- La garde à vue peut être prolongée bien au-delà de quarante-huit heures dans les affaires de trafic de drogue, de terrorisme ou dans les cas intéressant la sécurité intérieure ou extérieure de l’État, répliqua Coplan. Le S.V.R. étant soupçonné d’être impliqué, nous tombons sous le couvert de la loi. Voici ce que je propose, cher ami. Reprenez le carnet, voyez le juge d’instruction et restituez-nous le carnet quand il aura donné son accord.
Le patron de la B.R.B. s’inclina.
- Comptez sur moi.
Il prit congé et, quand il eut quitté la salle à manger, Tourain se versa une tasse de café et se racla le fond de la gorge. Une lueur d’excitation brillait dans ses yeux.
- Voici quelques mois, vous vous en souvenez, notre gouvernement a demandé à Washington le rappel de cinq diplomates qui, sur notre territoire, se livraient à des activités d’espionnage industriel à nos dépens. C’est la D.S.T. qui avait pris l’initiative de cette démarche. Ces cinq diplomates étaient en réalité des agents camouflés de la C.I.A. A l’appui de nos dires, nous avions fourni un dossier étoffé par les preuves réunies lors d’une fouille discrète chez Bill Sherbaton, chef de l’antenne C.I.A. Lors de cette visite, nous avons découvert un mémo adressé à un mystérieux correspondant en Suisse lui demandant de chercher à savoir ce que cachait l’Opération Anastasia. Rien de plus. Nous n’avions pas suffisamment de munitions pour explorer cette direction et n’avons pas poursuivi cette piste.
L’attention de Coplan et du Vieux était fortement éveillée.
- De plus en plus intéressant, fit le second. La C.I.A. se pencherait sur l’affaire. Mais pourquoi la Suisse ?
- Ce fut toujours une base arrière du K.G.B., remarqua Coplan.
Le K.G.B. n’existait plus mais chacun des trois hommes réunis dans la salle à manger savait pertinemment que sa dissolution n’entravait en rien les activités de renseignements de la nouvelle Russie. Son premier Direktorat était devenu le S.V.R., chargé du renseignement extérieur et des mokriyé diéla, les « affaires mouillées », c’est-à-dire les assassinats. Ses autres Direktorats avaient été fondus en un seul organisme, le F.S.K., le Service Fédéral de Contre-Espionnage. Quant à sa Direction des gardes-frontières, elle était devenue autonome et comptait un effectif de 300 000 hommes. Il convenait aussi de ne pas négliger le Glavnoïé Razviedivatelnoïé Upralieni, le G.R.U., dont le quartier général était situé à Khodinsk dans la banlieue de Moscou. Service de renseignements militaires de l’état-major général, ses 30 000 agents expérimentés étaient dispersés dans le monde entier, tout comme ses spetznatz, ses tueurs spécialisés dans les mokriyé diéla.
Différence notable avec l’ère de la guerre froide, les Services spéciaux russes coopéraient avec l’Occident dans des domaines bien spécifiques, telles l’importance des nouvelles mafias, la prolifération anarchique des armes nucléaires et la montée de l’intégrisme musulman. Le Vieux se souvenait du voyage à Moscou effectué l’année précédente en compagnie de ses collègues du S.I.S. britannique et de la C.I.A. en vue de rencontrer leurs homologues du S.V.R.
Pour le reste, cependant, les Russes poursuivaient leurs activités traditionnelles, comme au bon vieux temps de Staline, de Brejnev et autres Andropov. De plus, ils étaient marqués par une agressivité inconnue jusqu’ici, née du dépit d’avoir perdu leur statut de grande puissance, et furieux à l’égard des Occidentaux qui contrecarraient leurs efforts pour reconquérir leur aura d’antan. Si bien que la guerre à outrance contre l’Extrême extérieur (Dans la phraséologie de Moscou, cela désigne les nations européennes hors du territoire de l’ex-U.R.S.S., celle-ci étant baptisée Espace de Défense commune) était de nouveau à l’ordre du jour à la Loubianka et à Khodinsk.
- Attendons la décision du juge d’instruction, conclut le Vieux en mettant fin à l’entretien.
Le surlendemain, le magistrat signa une prolongation de la garde à vue pour une durée de soixante-douze heures. A la prison de la Santé, Armand Duteuil fut embarqué dans une Peugeot de la D.S.T. et conduit dans un ancien fort de la banlieue parisienne qui servait à la fois de prison clandestine et d’entrepôt d’archives à la Direction de la Surveillance du Territoire.
Duteuil, qui était loin d’être idiot, comprit vite que son affaire avait dépassé le stade du droit commun et qu’il était engagé dans une mauvaise passe. Il était voleur, mais pas espion, et le terme D.S.T. sonnait désagréablement à ses oreilles. Coplan et Tourain le trouvèrent plutôt sympathique avec ses grands yeux intelligents, ses cheveux fous grisonnants et son sourire affable. Tout de suite, il mit les choses au point : il était prêt à coopérer.
- Les Manouches, je le jure, je les connais pas. Ils passaient un coup de grelot, ils avaient un violon à fourguer, moi je suis dingue des violons, si je le pouvais, je changerais mon nom de Duteuil en Stradivarius, on se donnait rencard dans un coin discret, on se mettait d’accord sur un prix, je payais cash et puis, barca.
- Et cet Amati ? questionna Tourain.
- Bon, d’accord, celui-là c’est un truc différent. C’est Zoltan Szabo qui me l’a vendu. Il était aux abois. Un brave mec, mais il a eu la grosse tête à la fin des années quatre-vingt. Le marché de l’art a explosé et sa galerie est devenue l’une des plus courues de Paris. Lui l’immigré hongrois était considéré comme un génie. Les banques lui ouvraient des lignes de crédit vertigineuses. Pas étonnant qu’il soit devenu mégalo, mais toujours brave mec avec les anciens potes. Lors de la guerre du Golfe, le marché s’est effondré et les banques ont voulu récupérer leur fric. Alors, ce fut la Bérézina pour Zoltan, Waterloo, la débâcle, la déroute. Obligé de brader à tout va. C’est comme ça que j’ai eu l’Amati, celui-là, il est pas volé !
- Où est-il, Zoltan ? poussa Tourain.
- En cavale. Il s’est fait la malle vite fait, les huissiers aux fesses. A mon avis, il est chez les rosbifs. Je dis ça parce que sa nana, qui s’appelle Margaux Lamotte, était cul et chemise avec une étudiante aux Beaux-Arts, une certaine Séverine Duchamp. Son dada, c’est les marbres du British Museum. Voilà, c’est tout ce que je sais. Sans garantie, bien sûr. Je ne bluffe pas, croyez-moi. J’ai beau être en marge de la société légale, je suis quand même un patriote fier de mon pays !
Le soir, Coplan fit son rapport au Vieux qui fumait un des havanes envoyés par Fidel Castro, toujours facétieux, par l’entremise de l’attaché militaire français à Cuba.
- Il nous faut absolument savoir ce que cache cette Opération Anastasia, déclara-t-il, surtout si l’on se réfère à l’importance de la somme en cause. Je me méfie de la nouvelle Russie. Elle ne vise plus à la propagation d’une idéologie démonétisée et honnie. Ses dirigeants ont parfaitement assimilé les données du monde de l’après-guerre froide qui est maintenant celui du chaos. Le nouvel ordre international que le président des États-Unis appelait de ses vœux n’existe pas et Moscou l’a parfaitement compris. Ce concept était archaïque dès le début. Il était basé sur les conflits entre États. Ce qui est en cause aujourd’hui c’est la nature même de l’État. Ainsi, par essence, la guerre du Golfe était atypique et désuète. Les seuls vrais conflits modernes sont nationaux. Libéria, Rwanda, Afghanistan, Somalie, Angola, ex-Yougoslavie, Cambodge. Et les Russes en ont leur part avec la Tchétchénie et les autres républiques de l’ex-U.R.S.S. En même temps leur économie est en faillite. Le plus déshérité des pays du Quart-Monde ne voudrait pas de leurs roubles pour papier-cul.
- Belle leçon sur la théorie des guerres, félicita Coplan.
- La C.I.A. est déjà sur cette Opération Anastasia. Je veux absolument en savoir plus. Foncez à Londres.
- Que le texte soit rédigé en français ne signifie pas que le scripteur soit un de nos compatriotes, remarqua Coplan. C’est peut-être un Suisse, comme pourrait le suggérer le mémo de Bill Shorbaton.
- Pertinent, approuva le Vieux. Mais regardez une carte. La Suisse est juste sous nos yeux, à notre frontière, à notre porte.
CHAPITRE II
Coplan sortit de l’hôtel Cavendish dans Jermyn Street et s’en alla prendre le métro à la station de Green Park. Le temps était frais mais ensoleillé. Il descendit à Leicester Square et changea de ligne pour gagner la station de Goodge Street. De là, il se dirigea vers le British Museum.
Dans le hall, il consulta le catalogue. Les seuls marbres répertoriés, découvrit-il, étaient ceux de Lord Elgin qui, au siècle dernier, avait reçu l’autorisation d’ôter au Parthénon « quelques blocs de pierre ». Sur cette base, l’aristocrate avait emporté la totalité des frises sculptées qu’il avait revendues à son pays. Depuis, la Grèce ne cessait de réclamer la restitution des chefs-d’œuvre volés.
Coplan s’orienta pour trouver la salle. Au passage, il admira les pièces du mausolée d’Halicarnasse et du temple d’Artémis à Éphèse qui étaient considérés comme deux des sept merveilles du monde.
Les fragments du Parthénon s’envolaient aux cimaises. Il inspecta les rares visiteurs. Surtout des Japonais. A cause de l’interdiction, ils ne pouvaient utiliser les appareils photographiques qui pendaient à leurs épaules. Pour le reste, des gens âgés qui venaient du nord de l’Europe. Coplan fit demi-tour et se planta devant le gardien.
- Une jeune femme, une Française, qui vient ici souvent pour étudier les frises et reste longtemps en prenant des notes.
Le Britannique esquissa un sourire complice.
- Je la connais en effet, mais elle ne vient que l’après-midi. De plus, ça fait bien plusieurs jours que je ne l’ai pas vue.
Intérieurement, Coplan grimaça. Cette réaction pessimiste s’avéra justifiée puisque l’étudiante ne se manifesta pas dans l’après-midi. Il en fut de même les deux jours suivants. Le pessimisme de Coplan s’accrut. Devant les marbres d’Elgin c’était le défilé habituel des touristes japonais et des voyages organisés pour le troisième âge.
La chance bascula le quatrième jour. Une jeune femme assez jolie, printanière dans sa jupe-culotte à rayures bleu marine, les cheveux cachés par une écharpe, apparut vers quinze heures, salua le gardien et s’assit sur un des bancs. Le gardien adressa à Coplan un sourire de connivence. Coplan prit place à côté de l’arrivante.
- Séverine Duchamp ?
Elle sursauta.
- Francis Castres, agence de police privée. Je cherche votre amie, Margaux Lamotte, et le sien, Zoltan Szabo. Ils n’ont rien à craindre de moi. Je n’ai pas l’intention de les faire appréhender par la police britannique en vue d’obtenir leur extradition. Mon propos est d’interroger Szabo sur un point totalement étranger à l’affaire qui a occasionné sa fuite de France.
- J’ignore où ils sont.
Il s’était attendu à cette réponse. Aussi lui dédia-t-il un sourire charmeur.
- Dommage, j’espérais les contacter avant que les tueurs ne les repèrent.
Il se leva et brossa ses vêtements d’un air désinvolte.
- Ces saletés de marbres dégagent de la poussière.
Elle paraissait effrayée.
- Des tueurs ? répéta-t-elle.
- Vous, vous n’avez rien à craindre. Ce sont eux uniquement qui sont en cause.
Voyant qu’elle atteignait le point de rupture, il lui prit familièrement le bras et l’entraîna.
- En chemin, je suis passé devant un bar à vins dans Great Russell Street. Nous y serons plus tranquilles.
Passive, elle obéissait. Il commanda une bouteille de hautes côtes de nuits et, quand il eut complètement rassuré Séverine Duchamp sur les risques auxquels il avait fait allusion, elle recouvra miraculeusement son allant et sa verve.
- J’ai toujours réprouvé l’idée que Margaux s’emberlifricote avec Zoltan.
- Joli néologisme.
- Oui, et avec vous je m’emberliflicote. Mais trêve de calembours. J’ignore où se cache Zoltan. Quant à Margaux, elle chante au Cackoo dans Wilton Row.
- Vraiment aucune idée de l’endroit où se terre Zoltan ? insista Coplan.
- Non. Je vous l’ai dit, Margaux a eu tort de s’embarquer avec ce type. Un exemple de son manque de romantisme ; la Saint-Valentin n’évoque pas pour lui les amoureux, mais le massacre de Chicago au cours duquel Al Capone a décimé ses ennemis.
Elle était tellement émue que ce fut elle qui liquida la plus grande partie de la bouteille.
- Margaux risque vraiment la mort ? fit-elle, visiblement angoissée.
- Vous qui aimez l’Antiquité grecque, souvenez-vous de ce qu’affirmait Épicure. Ne crains pas la mort. Quand tu es là elle n’y est pas, quand elle est là, tu n’y es plus.
- Ce qui signifie qu’il faut prendre la fuite ?
- C’est parfois une sage décision.
Ce soir-là, Coplan entra au Cackoo, qui n’était autre qu’un bar à vins logé au fond d’une cour aux pavés disjoints. De dignes gentlemen de la City avaient abandonné leur chapeau melon et sacrifiaient au plaisir du bordeaux et du bourgogne, en écoutant l’excellent quartette de jazz, piano, batterie, contrebasse et saxo alto, qui accompagnait la chanteuse, une brune pulpeuse au décolleté vertigineux et aux longues jambes gainées de noir.
L'étrangère
Est toujours celle qu’on préfère.
Rien que mensongère,
Elle change la face de la terre...
Son timbre de voix était à la fois rauque et chaud, sec et jazzy. La pointe de sa chaussure rouge marquait le tempo et sa main caressait voluptueusement le micro comme si elle tenait un phallus qui allait sublimer sa bouche et velouter ses cordes vocales.
Messagère
D’un monde aux couleurs légères
Rien que passagère
Sans chercher gîte et couvert...
Coplan commanda une bouteille de morgon, une assiette de charcuterie italienne et un plateau de fromages français.
Bien que non interprétée en anglais, la chanson remporta un vif succès et une salve d’applaudissements salua la performance. Plus tard, Margaux Lamotte chanta des succès de Gershwin, de Berlin et de Porter. A minuit, l’orchestre rangea ses instruments. Coplan tendit à la Française le bouquet de roses qu’il était allé dans l’intervalle acheter à Hyde Park Corner. Elle rosit.
- Vous avez un talent fou, flatta-t-il. J’ai beaucoup aimé votre chanson, L’Étrangère.
- J’ai écrit les paroles et le pianiste a composé la musique.
- L’éloignement de votre pays natal a dû certainement contribuer à vous inspirer. A quelle heure ferme cet établissement ?
- Deux heures.
- Allons nous asseoir.
Elle le suivit sans réticence. Cependant, le rose de ses joues disparut quand, en usant de précautionneuses circonlocutions, il aborda son véritable sujet d’intérêt. Comme Séverine Duchamp avant elle, elle sursauta.
- Je ne trahis pas mes amis, protesta-t-elle, une lueur de colère dans son œil bleu. L’amitié, c’est sacré.
Était-ce parce que son amie Séverine Duchamp se plongeait quotidiennement dans l’Antiquité ? En tout cas, elle choisit une référence dans cette période historique :
- Connaissez-vous l’anecdote d’Alexandre de Macédoine et de son ami et médecin Philippe ?
Le lettré qu’était Coplan n’allait sûrement pas être piégé par cette question. Il but une gorgée de morgon et raconta :
- Alexandre reçoit une lettre qui l’informe que Philippe va l’empoisonner. Ce dernier entre et lui tend un bol plein de bouillon en lui jurant que cette soupe va le guérir de sa maladie. Alexandre le regarde dans les yeux, prend le bol et boit, puis remet la lettre à Philippe.
- N’est-ce pas le plus bel exemple de la confiance que l’on doit avoir en un ami ?
- Sauf que, dans le cas qui nous occupe, des tueurs cherchent Zoltan.
Il reprenait là l’antienne qu’il avait servie à Séverine Duchamp. Il la développa avec une foule de détails nés dans sa fertile imagination et Margaux en resta pantoise.
- C’est... c’est grave à ce point? bégaya-t-elle.
- Si vous éliminez mes précautions oratoires, c’est pire.
- Par conséquent, je serais moi aussi menacée ?
- Ce n’est pas impossible. Donc, il est impératif que je retrouve Zoltan au plus vite.
Elle tendit son verre et Coplan le remplit. Elle le vida d’un trait et sombra dans une profonde méditation mélancolique dont elle émergea brusquement.
- Où habitez-vous ?
- A l’hôtel Cavendish.
- Je peux passer la nuit dans votre chambre ? Seule, je serais terrifiée.