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Sale coups à Moscou pour de Coplan

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  No 1996, Éditions Fleuve Noir.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  
  
  
  Le Vieux avait invité Bouthillier, Tourain et Coplan à déjeuner dans sa salle à manger privée, située dans le couloir qui longeait son bureau. Le commissaire divisionnaire Bouthillier, patron de la Brigade de Répression du Banditisme, était vivement impressionné. Pour la première fois de sa vie, il posait le pied dans le saint des saints des Services spéciaux, et il observait les lieux et les gens avec un infini respect. Le Vieux retenait toute son attention. Ainsi, c’était donc lui l’homme de l’ombre qui parait les mauvais coups assenés à la France par l’espionnage et le terrorisme internationaux ? On ne lui avait pas précisé quel rôle exact jouait Coplan et il le regardait en catimini, devinant qu’il était un personnage important de la D.G.S.E. Quant à Tourain, le patron de la Direction de la Surveillance du Territoire, il ne lui était pas inconnu puisque les réunions hebdomadaires chez le ministre de l’Intérieur les obligeaient à se rencontrer en compagnie des autres chefs de service.
  
  Le menu était simple. Terrine de canard, sole
  
  grillée, salade, fromage et diplomate. Le tout arrosé d’un mennetou-salon de haute lignée. Quand le café fut servi, Bouthillier attaqua son sujet :
  
  - Ma brigade a réussi un joli coup, déclara-t-il avec un orgueil certain. Un nommé Armand Duteuil. Dans son vaste pavillon de Vincennes, nous avons découvert plus d’un millier de violons volés, dont de magnifiques spécimens signés de noms prestigieux. En prime, des poupées anciennes de grande valeur, ainsi que quelques toiles de maître authentiques dont la disparition, d’ailleurs, ne figure pas sur le catalogue des vols d’œuvres d’art. En tout, vingt-cinq mètres cubes d’instruments de musique. Valeur totale du lot : trente millions de francs. Tout à fait par hasard, dans un Amati, ce luthier de Crémone vivant au XVIIème siècle qui a enseigné son art à son disciple, le grand maître Stradivarius, un de mes inspecteurs a découvert ce carnet rouge dans lequel est libellé un texte unique en français que je me permets de vous lire.
  
  Bouthillier sortit le carnet de sa poche, l’ouvrit à la première page, s’éclaircit la gorge, but une gorgée de café et commença :
  
  - J’ouvre aujourd’hui ce carnet de notes. Les trois envoyés russes exigent restitution de l’argent en apportant la preuve que la femme qui les accompagne est la légataire. J’ai réclamé des délais, compte tenu de l’importance phénoménale de la somme. Tant d’eau a coulé sous les ponts. Qui aurait cru que cette vieille affaire sortirait de l’oubli après tant de décennies et à la suite du massacre des innocents ? A contrecœur, ils ont accepté mes arguments et les délais. Bien obligés. Je ne crois pas qu’ils agissent à titre privé. Si je me fie à certaines allusions, ils appartiendraient au S.V.R. (Smousba Veniechny Razvietski = Service du Renseignement extérieur. Un des successeurs du K.G.B.), d’autant que, comme il est de mise dans les services secrets, ils ont baptisé l’opération d’un nom de code : Anastasia. En tout cas, c’est d’une véritable fortune que je vais être soulagé.
  
  Bouthillier releva le regard.
  
  - Voilà. C’est tout. J’ai jugé utile de vous en informer.
  
  - Vous avez agi avec intelligence, flatta le Vieux qui tendit la main vers le carnet.
  
  Il l’examina, relut le texte, feuilleta les pages blanches et le passa à Tourain qui agit de même avant d’en faire profiter Coplan.
  
  - Intéressant, commenta ce dernier. L’Amati a servi de cachette. Malgré tout, le scripteur est prudent. Il livre ses pensées, sans précisions et sans détails.
  
  - Tout à fait d’accord, dit Bouthillier. Je vous laisse ce carnet.
  
  Il se leva.
  
  - Mon général, veuillez me pardonner si je vous quitte un peu abruptement. J’ai une arrestation importante à superviser. Merci encore de cet excellent déjeuner, et si...
  
  - Pas si vite, mon cher Bouthillier, coupa le Vieux. A qui cet Amati a-t-il été volé ?
  
  Le patron de la B.R.B. secoua la tête d’un air navré.
  
  - Je vous l’aurais déjà dit si je le savais. Duteuil jure avoir acheté ces violons à des Manouches dispersés dans leurs quartiers habituels aux portes de Paris. Il ignore leurs noms. En outre, ce n’est pas un bavard.
  
  - Nous savons faire parler les muets, rit Coplan avec un clin d’œil de connivence en direction de Tourain qui lui renvoya son œillade.
  
  - Le délai de garde à vue est terminé, objecta Bouthillier.
  
  - La garde à vue peut être prolongée bien au-delà de quarante-huit heures dans les affaires de trafic de drogue, de terrorisme ou dans les cas intéressant la sécurité intérieure ou extérieure de l’État, répliqua Coplan. Le S.V.R. étant soupçonné d’être impliqué, nous tombons sous le couvert de la loi. Voici ce que je propose, cher ami. Reprenez le carnet, voyez le juge d’instruction et restituez-nous le carnet quand il aura donné son accord.
  
  Le patron de la B.R.B. s’inclina.
  
  - Comptez sur moi.
  
  Il prit congé et, quand il eut quitté la salle à manger, Tourain se versa une tasse de café et se racla le fond de la gorge. Une lueur d’excitation brillait dans ses yeux.
  
  - Voici quelques mois, vous vous en souvenez, notre gouvernement a demandé à Washington le rappel de cinq diplomates qui, sur notre territoire, se livraient à des activités d’espionnage industriel à nos dépens. C’est la D.S.T. qui avait pris l’initiative de cette démarche. Ces cinq diplomates étaient en réalité des agents camouflés de la C.I.A. A l’appui de nos dires, nous avions fourni un dossier étoffé par les preuves réunies lors d’une fouille discrète chez Bill Sherbaton, chef de l’antenne C.I.A. Lors de cette visite, nous avons découvert un mémo adressé à un mystérieux correspondant en Suisse lui demandant de chercher à savoir ce que cachait l’Opération Anastasia. Rien de plus. Nous n’avions pas suffisamment de munitions pour explorer cette direction et n’avons pas poursuivi cette piste.
  
  L’attention de Coplan et du Vieux était fortement éveillée.
  
  - De plus en plus intéressant, fit le second. La C.I.A. se pencherait sur l’affaire. Mais pourquoi la Suisse ?
  
  - Ce fut toujours une base arrière du K.G.B., remarqua Coplan.
  
  Le K.G.B. n’existait plus mais chacun des trois hommes réunis dans la salle à manger savait pertinemment que sa dissolution n’entravait en rien les activités de renseignements de la nouvelle Russie. Son premier Direktorat était devenu le S.V.R., chargé du renseignement extérieur et des mokriyé diéla, les « affaires mouillées », c’est-à-dire les assassinats. Ses autres Direktorats avaient été fondus en un seul organisme, le F.S.K., le Service Fédéral de Contre-Espionnage. Quant à sa Direction des gardes-frontières, elle était devenue autonome et comptait un effectif de 300 000 hommes. Il convenait aussi de ne pas négliger le Glavnoïé Razviedivatelnoïé Upralieni, le G.R.U., dont le quartier général était situé à Khodinsk dans la banlieue de Moscou. Service de renseignements militaires de l’état-major général, ses 30 000 agents expérimentés étaient dispersés dans le monde entier, tout comme ses spetznatz, ses tueurs spécialisés dans les mokriyé diéla.
  
  Différence notable avec l’ère de la guerre froide, les Services spéciaux russes coopéraient avec l’Occident dans des domaines bien spécifiques, telles l’importance des nouvelles mafias, la prolifération anarchique des armes nucléaires et la montée de l’intégrisme musulman. Le Vieux se souvenait du voyage à Moscou effectué l’année précédente en compagnie de ses collègues du S.I.S. britannique et de la C.I.A. en vue de rencontrer leurs homologues du S.V.R.
  
  Pour le reste, cependant, les Russes poursuivaient leurs activités traditionnelles, comme au bon vieux temps de Staline, de Brejnev et autres Andropov. De plus, ils étaient marqués par une agressivité inconnue jusqu’ici, née du dépit d’avoir perdu leur statut de grande puissance, et furieux à l’égard des Occidentaux qui contrecarraient leurs efforts pour reconquérir leur aura d’antan. Si bien que la guerre à outrance contre l’Extrême extérieur (Dans la phraséologie de Moscou, cela désigne les nations européennes hors du territoire de l’ex-U.R.S.S., celle-ci étant baptisée Espace de Défense commune) était de nouveau à l’ordre du jour à la Loubianka et à Khodinsk.
  
  - Attendons la décision du juge d’instruction, conclut le Vieux en mettant fin à l’entretien.
  
  Le surlendemain, le magistrat signa une prolongation de la garde à vue pour une durée de soixante-douze heures. A la prison de la Santé, Armand Duteuil fut embarqué dans une Peugeot de la D.S.T. et conduit dans un ancien fort de la banlieue parisienne qui servait à la fois de prison clandestine et d’entrepôt d’archives à la Direction de la Surveillance du Territoire.
  
  Duteuil, qui était loin d’être idiot, comprit vite que son affaire avait dépassé le stade du droit commun et qu’il était engagé dans une mauvaise passe. Il était voleur, mais pas espion, et le terme D.S.T. sonnait désagréablement à ses oreilles. Coplan et Tourain le trouvèrent plutôt sympathique avec ses grands yeux intelligents, ses cheveux fous grisonnants et son sourire affable. Tout de suite, il mit les choses au point : il était prêt à coopérer.
  
  - Les Manouches, je le jure, je les connais pas. Ils passaient un coup de grelot, ils avaient un violon à fourguer, moi je suis dingue des violons, si je le pouvais, je changerais mon nom de Duteuil en Stradivarius, on se donnait rencard dans un coin discret, on se mettait d’accord sur un prix, je payais cash et puis, barca.
  
  - Et cet Amati ? questionna Tourain.
  
  - Bon, d’accord, celui-là c’est un truc différent. C’est Zoltan Szabo qui me l’a vendu. Il était aux abois. Un brave mec, mais il a eu la grosse tête à la fin des années quatre-vingt. Le marché de l’art a explosé et sa galerie est devenue l’une des plus courues de Paris. Lui l’immigré hongrois était considéré comme un génie. Les banques lui ouvraient des lignes de crédit vertigineuses. Pas étonnant qu’il soit devenu mégalo, mais toujours brave mec avec les anciens potes. Lors de la guerre du Golfe, le marché s’est effondré et les banques ont voulu récupérer leur fric. Alors, ce fut la Bérézina pour Zoltan, Waterloo, la débâcle, la déroute. Obligé de brader à tout va. C’est comme ça que j’ai eu l’Amati, celui-là, il est pas volé !
  
  - Où est-il, Zoltan ? poussa Tourain.
  
  - En cavale. Il s’est fait la malle vite fait, les huissiers aux fesses. A mon avis, il est chez les rosbifs. Je dis ça parce que sa nana, qui s’appelle Margaux Lamotte, était cul et chemise avec une étudiante aux Beaux-Arts, une certaine Séverine Duchamp. Son dada, c’est les marbres du British Museum. Voilà, c’est tout ce que je sais. Sans garantie, bien sûr. Je ne bluffe pas, croyez-moi. J’ai beau être en marge de la société légale, je suis quand même un patriote fier de mon pays !
  
  Le soir, Coplan fit son rapport au Vieux qui fumait un des havanes envoyés par Fidel Castro, toujours facétieux, par l’entremise de l’attaché militaire français à Cuba.
  
  - Il nous faut absolument savoir ce que cache cette Opération Anastasia, déclara-t-il, surtout si l’on se réfère à l’importance de la somme en cause. Je me méfie de la nouvelle Russie. Elle ne vise plus à la propagation d’une idéologie démonétisée et honnie. Ses dirigeants ont parfaitement assimilé les données du monde de l’après-guerre froide qui est maintenant celui du chaos. Le nouvel ordre international que le président des États-Unis appelait de ses vœux n’existe pas et Moscou l’a parfaitement compris. Ce concept était archaïque dès le début. Il était basé sur les conflits entre États. Ce qui est en cause aujourd’hui c’est la nature même de l’État. Ainsi, par essence, la guerre du Golfe était atypique et désuète. Les seuls vrais conflits modernes sont nationaux. Libéria, Rwanda, Afghanistan, Somalie, Angola, ex-Yougoslavie, Cambodge. Et les Russes en ont leur part avec la Tchétchénie et les autres républiques de l’ex-U.R.S.S. En même temps leur économie est en faillite. Le plus déshérité des pays du Quart-Monde ne voudrait pas de leurs roubles pour papier-cul.
  
  - Belle leçon sur la théorie des guerres, félicita Coplan.
  
  - La C.I.A. est déjà sur cette Opération Anastasia. Je veux absolument en savoir plus. Foncez à Londres.
  
  - Que le texte soit rédigé en français ne signifie pas que le scripteur soit un de nos compatriotes, remarqua Coplan. C’est peut-être un Suisse, comme pourrait le suggérer le mémo de Bill Shorbaton.
  
  - Pertinent, approuva le Vieux. Mais regardez une carte. La Suisse est juste sous nos yeux, à notre frontière, à notre porte.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  
  
  
  Coplan sortit de l’hôtel Cavendish dans Jermyn Street et s’en alla prendre le métro à la station de Green Park. Le temps était frais mais ensoleillé. Il descendit à Leicester Square et changea de ligne pour gagner la station de Goodge Street. De là, il se dirigea vers le British Museum.
  
  Dans le hall, il consulta le catalogue. Les seuls marbres répertoriés, découvrit-il, étaient ceux de Lord Elgin qui, au siècle dernier, avait reçu l’autorisation d’ôter au Parthénon « quelques blocs de pierre ». Sur cette base, l’aristocrate avait emporté la totalité des frises sculptées qu’il avait revendues à son pays. Depuis, la Grèce ne cessait de réclamer la restitution des chefs-d’œuvre volés.
  
  Coplan s’orienta pour trouver la salle. Au passage, il admira les pièces du mausolée d’Halicarnasse et du temple d’Artémis à Éphèse qui étaient considérés comme deux des sept merveilles du monde.
  
  Les fragments du Parthénon s’envolaient aux cimaises. Il inspecta les rares visiteurs. Surtout des Japonais. A cause de l’interdiction, ils ne pouvaient utiliser les appareils photographiques qui pendaient à leurs épaules. Pour le reste, des gens âgés qui venaient du nord de l’Europe. Coplan fit demi-tour et se planta devant le gardien.
  
  - Une jeune femme, une Française, qui vient ici souvent pour étudier les frises et reste longtemps en prenant des notes.
  
  Le Britannique esquissa un sourire complice.
  
  - Je la connais en effet, mais elle ne vient que l’après-midi. De plus, ça fait bien plusieurs jours que je ne l’ai pas vue.
  
  Intérieurement, Coplan grimaça. Cette réaction pessimiste s’avéra justifiée puisque l’étudiante ne se manifesta pas dans l’après-midi. Il en fut de même les deux jours suivants. Le pessimisme de Coplan s’accrut. Devant les marbres d’Elgin c’était le défilé habituel des touristes japonais et des voyages organisés pour le troisième âge.
  
  La chance bascula le quatrième jour. Une jeune femme assez jolie, printanière dans sa jupe-culotte à rayures bleu marine, les cheveux cachés par une écharpe, apparut vers quinze heures, salua le gardien et s’assit sur un des bancs. Le gardien adressa à Coplan un sourire de connivence. Coplan prit place à côté de l’arrivante.
  
  - Séverine Duchamp ?
  
  Elle sursauta.
  
  - Francis Castres, agence de police privée. Je cherche votre amie, Margaux Lamotte, et le sien, Zoltan Szabo. Ils n’ont rien à craindre de moi. Je n’ai pas l’intention de les faire appréhender par la police britannique en vue d’obtenir leur extradition. Mon propos est d’interroger Szabo sur un point totalement étranger à l’affaire qui a occasionné sa fuite de France.
  
  - J’ignore où ils sont.
  
  Il s’était attendu à cette réponse. Aussi lui dédia-t-il un sourire charmeur.
  
  - Dommage, j’espérais les contacter avant que les tueurs ne les repèrent.
  
  Il se leva et brossa ses vêtements d’un air désinvolte.
  
  - Ces saletés de marbres dégagent de la poussière.
  
  Elle paraissait effrayée.
  
  - Des tueurs ? répéta-t-elle.
  
  - Vous, vous n’avez rien à craindre. Ce sont eux uniquement qui sont en cause.
  
  Voyant qu’elle atteignait le point de rupture, il lui prit familièrement le bras et l’entraîna.
  
  - En chemin, je suis passé devant un bar à vins dans Great Russell Street. Nous y serons plus tranquilles.
  
  Passive, elle obéissait. Il commanda une bouteille de hautes côtes de nuits et, quand il eut complètement rassuré Séverine Duchamp sur les risques auxquels il avait fait allusion, elle recouvra miraculeusement son allant et sa verve.
  
  - J’ai toujours réprouvé l’idée que Margaux s’emberlifricote avec Zoltan.
  
  - Joli néologisme.
  
  - Oui, et avec vous je m’emberliflicote. Mais trêve de calembours. J’ignore où se cache Zoltan. Quant à Margaux, elle chante au Cackoo dans Wilton Row.
  
  - Vraiment aucune idée de l’endroit où se terre Zoltan ? insista Coplan.
  
  - Non. Je vous l’ai dit, Margaux a eu tort de s’embarquer avec ce type. Un exemple de son manque de romantisme ; la Saint-Valentin n’évoque pas pour lui les amoureux, mais le massacre de Chicago au cours duquel Al Capone a décimé ses ennemis.
  
  Elle était tellement émue que ce fut elle qui liquida la plus grande partie de la bouteille.
  
  - Margaux risque vraiment la mort ? fit-elle, visiblement angoissée.
  
  - Vous qui aimez l’Antiquité grecque, souvenez-vous de ce qu’affirmait Épicure. Ne crains pas la mort. Quand tu es là elle n’y est pas, quand elle est là, tu n’y es plus.
  
  - Ce qui signifie qu’il faut prendre la fuite ?
  
  - C’est parfois une sage décision.
  
  
  
  Ce soir-là, Coplan entra au Cackoo, qui n’était autre qu’un bar à vins logé au fond d’une cour aux pavés disjoints. De dignes gentlemen de la City avaient abandonné leur chapeau melon et sacrifiaient au plaisir du bordeaux et du bourgogne, en écoutant l’excellent quartette de jazz, piano, batterie, contrebasse et saxo alto, qui accompagnait la chanteuse, une brune pulpeuse au décolleté vertigineux et aux longues jambes gainées de noir.
  
  
  
  L'étrangère
  
  Est toujours celle qu’on préfère.
  
  Rien que mensongère,
  
  Elle change la face de la terre...
  
  
  
  Son timbre de voix était à la fois rauque et chaud, sec et jazzy. La pointe de sa chaussure rouge marquait le tempo et sa main caressait voluptueusement le micro comme si elle tenait un phallus qui allait sublimer sa bouche et velouter ses cordes vocales.
  
  
  
  Messagère
  
  D’un monde aux couleurs légères
  
  Rien que passagère
  
  Sans chercher gîte et couvert...
  
  
  
  Coplan commanda une bouteille de morgon, une assiette de charcuterie italienne et un plateau de fromages français.
  
  Bien que non interprétée en anglais, la chanson remporta un vif succès et une salve d’applaudissements salua la performance. Plus tard, Margaux Lamotte chanta des succès de Gershwin, de Berlin et de Porter. A minuit, l’orchestre rangea ses instruments. Coplan tendit à la Française le bouquet de roses qu’il était allé dans l’intervalle acheter à Hyde Park Corner. Elle rosit.
  
  - Vous avez un talent fou, flatta-t-il. J’ai beaucoup aimé votre chanson, L’Étrangère.
  
  - J’ai écrit les paroles et le pianiste a composé la musique.
  
  - L’éloignement de votre pays natal a dû certainement contribuer à vous inspirer. A quelle heure ferme cet établissement ?
  
  - Deux heures.
  
  - Allons nous asseoir.
  
  Elle le suivit sans réticence. Cependant, le rose de ses joues disparut quand, en usant de précautionneuses circonlocutions, il aborda son véritable sujet d’intérêt. Comme Séverine Duchamp avant elle, elle sursauta.
  
  - Je ne trahis pas mes amis, protesta-t-elle, une lueur de colère dans son œil bleu. L’amitié, c’est sacré.
  
  Était-ce parce que son amie Séverine Duchamp se plongeait quotidiennement dans l’Antiquité ? En tout cas, elle choisit une référence dans cette période historique :
  
  - Connaissez-vous l’anecdote d’Alexandre de Macédoine et de son ami et médecin Philippe ?
  
  Le lettré qu’était Coplan n’allait sûrement pas être piégé par cette question. Il but une gorgée de morgon et raconta :
  
  - Alexandre reçoit une lettre qui l’informe que Philippe va l’empoisonner. Ce dernier entre et lui tend un bol plein de bouillon en lui jurant que cette soupe va le guérir de sa maladie. Alexandre le regarde dans les yeux, prend le bol et boit, puis remet la lettre à Philippe.
  
  - N’est-ce pas le plus bel exemple de la confiance que l’on doit avoir en un ami ?
  
  - Sauf que, dans le cas qui nous occupe, des tueurs cherchent Zoltan.
  
  Il reprenait là l’antienne qu’il avait servie à Séverine Duchamp. Il la développa avec une foule de détails nés dans sa fertile imagination et Margaux en resta pantoise.
  
  - C’est... c’est grave à ce point? bégaya-t-elle.
  
  - Si vous éliminez mes précautions oratoires, c’est pire.
  
  - Par conséquent, je serais moi aussi menacée ?
  
  - Ce n’est pas impossible. Donc, il est impératif que je retrouve Zoltan au plus vite.
  
  Elle tendit son verre et Coplan le remplit. Elle le vida d’un trait et sombra dans une profonde méditation mélancolique dont elle émergea brusquement.
  
  - Où habitez-vous ?
  
  - A l’hôtel Cavendish.
  
  - Je peux passer la nuit dans votre chambre ? Seule, je serais terrifiée.
  
  Effectivement, elle paraissait effrayée.
  
  - D’accord, concéda Coplan.
  
  - Je reviens.
  
  Elle partit dans les coulisses et fut bientôt de retour. Toute peur avait disparu de son visage et elle étreignait son sac à main avec calme, en distribuant des sourires au personnel et aux quelques attardés qui terminaient leur bordeaux ou leur bourgogne au bar. Si l’angoisse la rongeait elle le dissimulait à la perfection, pensait Coplan, un peu dérouté par ce brutal changement d’attitude. Avait-elle téléphoné à Zoltan en coulisse pour le prévenir de prendre la fuite ? s’alarma-t-il, agacé à l’idée qu’elle se jouait peut-être de lui. Mais, dans ce cas, que faire ? Il avait très peu d’atouts dans son jeu.
  
  Dans la chambre, elle se déshabilla avec un grand naturel et se glissa entre les draps. Elle avait l’œil naïf de la jolie fille qui, au dancing de la plage, se laisse conter des fadaises par le cavalier qui l’enlace et l’entraîne sur le sable pour la caresser tout à son aise sous les rayons de la lune. Tout de suite, elle se blottit dans les bras de Coplan.
  
  Des effluves de Lyra, un parfum d’Alain Delon, montaient de son cou. La naïveté dans son regard disparut et Coplan y vit sautiller une lueur capricieuse et, en même temps, maligne pour signifier qu’elle avait décidé de son choix.
  
  Elle se roula dans ses bras comme dans des draps frais, ses longs cheveux bruns flottant comme des algues dans le ressac et lissant ses épaules rondes et gracieusement dessinées. Seins dressés, elle offrit son ombre, ténébreuse, tel un sari sous les pluies torrentielles de la mousson, et Coplan entra dans sa touffeur, les sens exacerbés par cette moiteur aux puissants relents érotiques. La peau était douce comme une soie chinoise. Paresseusement, pour retarder l’échéance, il caressait ses courbes.
  
  L’extase vint lentement.
  
  Quand ils se désenlacèrent, elle fredonna :
  
  - Rien que passagère, sans chercher gîte et couvert. N’aie aucune crainte, je ne m’incrusterai pas. Je t’ai dit la vérité, cette nuit, je n’aurais pas pu la passer seule. Tes paroles m’ont terrorisée.
  
  - Mais moi je ne sais toujours pas où est Zoltan.
  
  - En Irlande.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  
  
  
  A Heathrow, Coplan prit le premier vol à destination de Dublin. A l’aéroport, il loua au comptoir Avis une Range Rover car il se méfiait de l’état des routes irlandaises. Sans plus tarder, il partit pour la baie de Keem, située au nord-ouest de la République.
  
  On ne risquait guère de chercher la trace du fugitif dans ce coin désolé, dut convenir Coplan. Au nord du légendaire Connemara, la côte était sinistre. Falaises sombres, rafales d’un vent brutal, rochers monstrueux, maisons mornes en granit gris, arbres frileux. Pas d’autre ressource ici que la pêche au requin pèlerin. Son foie qui pesait une tonne était fort recherché par les chimistes et les cosmétologues en raison de l’abondance d’hormones qu’il recelait. Le monstre, qui avait la particularité de voguer dans le sillage des migrations de saumons, nombreux le long de la côte occidentale irlandaise, tombait facilement dans les traquenards que lui tendaient les pêcheurs de Purteen, de Dunkean et de Dooagh, les trois ports spécialisés dans la capture des mastodontes de huit ou neuf tonnes.
  
  Coplan s’arrêta sur le port de Dooagh et contempla les hommes rudes au suroît dégoulinant d’eau qui rentraient à bord de leur currach, ces barques en bois rudimentaires, enduites de toile goudronnée pour les conserver étanches. Face à l’océan, un monument rappelait qu’au siècle dernier des centaines de milliers d’Irlandais catholiques avaient fui la famine et l’oppression anglaise en s’embarquant sur cette côte désolée pour gagner l’Amérique, la Terre Promise. Sur le socle, on lisait : C’est en souvenir de ces exilés que la République d’Irlande est devenue une terre d’asile..
  
  Zoltan Szabo avait retenu le message.
  
  Coplan releva son col. Le vent soufflait en bourrasques et les vagues déferlaient en lourds rouleaux. Il avança vers la maison chaulée de blanc. La seule de sa catégorie. Il vit un rideau bouger à une fenêtre et tambourina contre la porte.
  
  - Je viens de la part de Margaux ! cria-t-il.
  
  Le battant de la porte s’entrebâilla. Loin de sa splendeur passée, l’ex-galériste affichait sa déconfiture par des traits hâves et livides malgré le bon air marin. D’autorité, Coplan le repoussa et entra. L’intérieur était modeste. Meubles en bois sombre. Dans l’âtre de la cheminée, de grosses bûches flambaient pour faire remonter la fraîche température.
  
  - Qui êtes-vous ?
  
  - J’arrive de Dublin, je boirais bien une bière, élucida Coplan dans un premier temps. J’éprouve un faible pour les bières irlandaises.
  
  - Vous n’avez pas l’air d’un flic.
  
  - Je ne le suis pas. Cette bière, elle vient ?
  
  Une telle autorité émanait de Coplan, son ton était direct et impérieux, son physique en imposait tant que Szabo fut subjugué. Les épaules basses, il alla décapsuler deux Guinness.
  
  - Comment m’avez-vous trouvé ?
  
  Coplan le lui dit et l’ex-galériste s’exclama :
  
  - A bas le chapeau !
  
  Coplan le regarda, surpris. En fait, au cours de la conversation qui s’ensuivit, il comprit que son interlocuteur, par suite de ses origines hongroises et d’une certaine méconnaissance du français, était victime d’une paraphasie ahurissante, tel « à bas le chapeau » à la place de « chapeau bas ». Ses phrases étaient émaillées d’expressions à faire dresser les cheveux sur la tête, comme ce passage de son récit :
  
  - Avec les banques, c’était la croix et la baleinière. Alors, je me suis enfui à une vitesse ferrugineuse, j’en avais la demi-graine.
  
  Coplan avait remanié la fable qu’il avait déjà contée à Séverine Duchamp et à Margaux Lamotte. Longuement, il insista sur le danger mortel que courait Szabo à cause de l’Amati.
  
  - Il s’agit d’une affaire internationale sur laquelle l’exilé que vous êtes n’a pas prise. Alors, dites-moi où vous avez eu ce violon.
  
  - Ce que j’aime en vous, c’est que vous n’êtes pas froid des yeux.
  
  Coplan faillit éclater de rire devant ce nouvel accès de paraphasie.
  
  - En outre, il serait peut-être astucieux de votre part de coopérer, souligna-t-il. La justice témoigne de clémence à l’égard des brebis égarées qui retrouvent le droit chemin.
  
  - Vous me forcez à sortir de mon coquillage. En réalité, je n’ai rien à cacher. Cet Amati, c’est Julien Jaulbert qui me l’a vendu. Lui aussi était galériste et, comme moi, il a plongé dans la tourmente d’après la guerre du Golfe. Il m’a imité. Il a fui les banques et les huissiers en se réfugiant en Turquie.
  
  - Où, en Turquie ?
  
  - Cela, je l’ignore, je le jure. Vous pensez bien que Jaulbert ne va pas crier sur les toits où il se planque.
  
  
  
  
  
  - Hosgeldiniz, sevgilim (Sois le bienvenu, mon chéri), roucoula Salika Türga en accueillant Coplan à l’aéroport Atatürk et en l’embrassant tendrement.
  
  - Heureux de te revoir, tatlim (Ma douce), répondit Coplan, les bras encombrés par ses bagages.
  
  Reflets de feu dans ses cheveux bronze, teint de miel, yeux de braise, silhouette enchanteresse, Salika était envoûtante. Avec délices, Coplan se souvenait des instants passés entre ses bras lors de sa dernière mission, au succès de laquelle elle avait contribué.
  
  Elle était Tegmen-Komiser, c’est-à-dire lieutenant-commissaire au Service des Étrangers de la police nationale.
  
  Dans sa Volvo, elle l’emmena chez elle où il se doucha et se changea pour l’inviter à dîner. Belle à couper le souffle, Salika avait opté pour un shalvar kamiz, une longue tunique brodée émeraude et un pantalon noir bouffant, aux arabesques dorées et compliquées, serré aux chevilles au-dessus de babouches vert pomme. Une chaîne en or massif pendait entre ses seins arrogants et se terminait par une main de Fatma.
  
  Coplan éprouvait un faible pour le Karadeniz, un restaurant situé sur la rive européenne du Bosphore, qu’ils gagnèrent en traversant le pont de Galata. Ils commandèrent du pide, un long pain cuit au feu de bois et fourré d’œufs et de fromage, une lahamacun, une pizza à la mode d’Istanbul, du barbunya, un mulet rouge cuisiné au vin blanc, et une bouteille de doluca blanc, le vin préféré de Coplan quand il visitait la Turquie.
  
  - Qu’est-ce qui t’amène ici cette fois ? questionna-t-elle en sachant pertinemment qu’il avait un service à lui demander.
  
  - Un Français se terre quelque part dans ton pays. Son nom est Julien Jaulbert.
  
  Elle eut un geste charmant de la main comme pour chasser un moustique importun.
  
  - Aucun étranger ne peut se cacher en Turquie sans que mon service ne le sache. A cause du terrorisme et des menaces extérieures, nous avons tissé dans ce pays une véritable toile d’araignée de laquelle personne ne peut s’extraire sans bénéficier d’une chance incroyable.
  
  Un pli se creusa au centre de son front, et elle parut ennuyée.
  
  - Évidemment, énonça-t-elle d’une voix très lente, ton compatriote pourrait avoir cherché refuge chez la rébellion kurde. De toute façon, ce serait un mauvais calcul de sa part. Quand elles les capturent, nos troupes fusillent sur place et sans merci ces bandits et ceux à qui ils donnent asile.
  
  Coplan sortit son paquet de Gitanes sur lequel se pencha Salika.
  
  - Offre-m’en une, j’adore les cigarettes françaises.
  
  Il s’exécuta et reprit :
  
  - Pour être franc, je doute que Julien Jaulbert ait couru le risque de se cacher au milieu des Kurdes.
  
  - Alors, ma tâche sera facilitée.
  
  Heureuse de revoir Coplan, Salika témoignait d’une verve intarissable. Aussi passèrent-ils une soirée fort agréable.
  
  Salika vivait dans un yali de Kanlica, divisé en appartements, sur une île au beau milieu du Bosphore. Construite à ras des flots et à flanc de colline, la vieille demeure en bois datait de l’ère des sultans, comprenait quatre entrées qui assuraient une discrétion totale, fort pratique en ces temps où les femmes, accoutumées à un islam tolérant, étaient brusquement victimes d’un intégrisme radical, surtout depuis qu’un fanatique religieux avait été élu maire d’Istanbul.
  
  - Fais-moi l’amour avec la vigueur d’un matelot de la marine à voile qui n’a pas fait escale depuis six mois, aguicha-t-elle à peine arrivée.
  
  - Je suis l’homme de la situation, convint Coplan sans forfanterie, avec son humour habituel.
  
  - Après tout, j’ai bien droit à un dédommagement pour m’encourager à rechercher ton Français.
  
  Peu après, ils basculèrent entre les draps, enchevêtrés en un seul organe vivant et vibrant. En bonne Orientale, Salika optait pour Shalimar de Guerlain. Elle n’avait pas lésiné sur la dose et Coplan en respirait les effluves capiteuses qui le transcendaient. Pareille à une houri de harem, affamée devant son grand vizir, elle s’ouvrit comme un bosquet de sarracenias, ces plantes humides à feuilles enroulées en cornet pour piéger l’imprudent. L’air devint électrique. Coplan s’enfonça en elle et l’étreinte de Salika ressembla à un bric-à-brac éclectique dans lequel se mêlaient baisers fougueux et parfumés au raki, caresses lascives, fondus-enchaînés de séquences au rythme accéléré. Visiblement, elle ne répugnait pas à l’ouvrage, comme si elle se donnait pour la postérité, émoustillée par la chair dure qui avait envahi son intimité. Peut-être inspirée par le mouvement ardu du Casse-Noisette de Tchaïkovski, elle attaqua enfin son morceau de bravoure avec un appétit qui réjouit Coplan. Elle déploya sa panoplie de ruades et de coups de reins propres à désarçonner son partenaire, et, ensemble, ils mélangèrent leurs voluptés.
  
  
  
  Le lendemain, la belle Turque remit à Coplan une feuille de papier sur lequel était couché le renseignement qu’il cherchait.
  
  En promettant de revoir Salika à son retour à Istanbul, il la quitta et alla louer une Chrysler Voyager à une agence logée près de l’embarcadère des ferries à Ortaköy.
  
  En arrivant à Selçuk, il ne fut pas enthousiasmé par l’aspect de l’agglomération. Pavés fangeux, ruisseaux d’eaux sales, manteau de suie, mauvaises herbes grimpant le long des murs, quelques façades ruinées et noircies par le souffle du nord, un quartier de rues en coupe-gorge et une steppe triste rongeant les abords des habitations.
  
  Par quel dérèglement de l’esprit l’ex-galériste avait-il choisi ce lieu ? Avait-il tablé sur son aspect désolant pour éviter, comme Zoltan Szabo l’avait fait sur la côte occidentale d’Irlande, qu’on ne le traque dans quelque autre refuge plus accueillant ?
  
  Nulle tension chez Julien Jaulbert, découvrit-il en frappant à sa porte mais, au contraire, une intense jubilation qui, cependant, n’était pas due à la visite de Coplan.
  
  - Je n’ai pas le temps de parler maintenant, déclara-t-il d’une voix impatiente. Venez avec moi si vous voulez, vous assisterez à un spectacle étonnant. Du jamais vu pour vous, de l’inédit.
  
  - Quoi donc ?
  
  - Un combat de chameaux. Laissez ici votre Chrysler, elle ne craint rien. La loi islamique règne en maîtresse absolue à Selçuk. On coupe la main des voleurs.
  
  - Vous avez encore vos deux mains ? répliqua Coplan, lourdement sardonique.
  
  - On parlera de ça plus tard. Venez, ma Peugeot est derrière la maison.
  
  Selçuk était dotée d’un stade d’une contenance de quinze mille places. Ce jour-là, il était plein à craquer et Coplan s’expliqua pourquoi la ville paraissait si déserte.
  
  - Ce ne sont pas tous des habitants d’ici, rectifia Jaulbert. Les spectateurs viennent de toute la Turquie. Selçuk est le seul endroit au monde où se déroulent des combats de chameaux.
  
  Julien Jaulbert, malgré l’adversité, avait le teint florissant, à l’opposé de Zoltan Szabo. A vrai dire, il ressemblait même à un play-boy en vacances. Cheveux blonds soigneusement coiffés, peau hâlée, vêtements de sport Via Veneto, yeux brillant de plaisir. On aurait cru qu’à Selçuk il avait découvert la vie qui, en définitive, lui convenait.
  
  Coplan et lui prirent place dans l’enceinte réservée aux propriétaires, face à une foule en délire qui scandait des slogans enthousiastes.
  
  - Je possède cinquante pour cent des parts dans trois tulus, fanfaronna-t-il. Un tulu est un mâle qui a eu pour géniteurs un chameau et une femelle dromadaire. Impérativement. Il est spécialement dressé et nourri pour le combat.
  
  - Je croyais que les camélidés étaient plutôt pacifiques ?
  
  - Rien de plus hargneux qu’un tulu, vous allez le voir. Les miens pèsent plus d’une tonne, alors qu’un chameau normal se situe autour de trois cents kilos. Les combats n’ont lieu qu’à cette saison, c’est-à-dire en période de rut, afin que les tulus soient au top de leur agressivité. Moi j’ai fait une belle affaire en prenant des parts sur les miens. Heureusement qu’en fuyant Paris j’ai emporté des biscuits. Si je gagne aujourd’hui, je fais une belle culbute !
  
  Les premiers gladiateurs entrèrent bientôt dans l’arène, caparaçonnés de rouge et d’or sur leur housse et sur le bât qui couronnait leur bosse ; ils étaient muselés pour interdire les morsures. L’arrière de la muselière ceignait le cou et telle une casaque de jockey, arborait les couleurs du propriétaire. En habits traditionnels de l’Empire ottoman à jamais disparu, les juges venaient examiner les combattants, accompagnés par les urgenci, les infirmiers attentifs à déceler une blessure chez l’animal. Tout le monde refluait vers les boxes et les valets, vêtus comme des janissaires, escortaient une chamelle dont les puissantes odeurs de femelle en chaleur excitaient au plus haut point les deux mâles qui s’ébrouaient. Vite, on propulsait la chamelle vers la sortie tandis que les tulus fonçaient l’un vers l’autre.
  
  De la bouche de Jaulbert, Coplan apprit que, pour gagner, il suffisait de culbuter à terre son opposant ou encore que ce dernier blatère de souffrance ou en prenne la fuite comme un couard. Ce fut le cas pour ce premier combat. Poltron, un des tulus préféra distancer son vainqueur à la course.
  
  - De la merde, ce tulu ! fit Jaulbert, méprisant.
  
  Les affrontements se succédèrent sous l’implacable soleil. Festival de coups de tête, de ruades, de croche-pattes, de coups de sabots. L’ex-galériste était aux anges. Ses trois poulains avaient gagné.
  
  - Avec les paris que j’ai pris, je me refais une santé ! s’extasia-t-il. Au diable Paris, la Turquie, y a que ça de vrai !
  
  Il claqua des mains.
  
  - Je vous invite à dîner. Un döner kebab du tonnerre !
  
  Il était si joyeux qu’il répondit sans difficulté aux questions que lui posa Coplan.
  
  - Si je me souviens de cet Amati ? Une pièce rare, un chef-d’œuvre ! En ces temps-là, ils savaient fabriquer une œuvre d’art. Pas comme maintenant. Aujourd’hui, c’est margoulin S.A.R.L., pirate-land, hold-up sur le gogo, les artistes sont des aigrefins, j’en sais quelque chose, j’ai participé au brigandage, je le reconnais bien sincèrement !
  
  Coplan interrompit le déluge de paroles.
  
  - Auprès de qui avez-vous acquis l’Amati ?
  
  - Diego Juarez.
  
  Coplan fronça les sourcils.
  
  - Le terroriste ?
  
  Jaulbert haussa les épaules.
  
  - Un terroriste repenti. Avec l’âge arrive la lassitude. Juarez a commencé sa carrière dans la clandestinité au début des années soixante-dix au temps de la Bande à Baader et de la Rote-Armee Fraktion. Vingt-cinq ans de prison, de planques, de trahisons, de traques policières, ça vous use un homme. Finalement, il a laissé tomber et a conclu un pacte avec ceux qui le pourchassaient. L’ennui, c’est qu’un pacte avec les flics n’est pas très rémunérateur, et il faut bien vivre. Diego a décidé de continuer à faire ce qu’il avait appris au cours de ses années de lutte dans l’ombre, c’est-à-dire voler.
  
  Coplan avait compris.
  
  - A qui a-t-il volé l’Amati ?
  
  - En fait, il en a volé deux à la même personne. En Suisse, si je me souviens bien. Le premier, il me l’a vendu et le second, il s’en est débarrassé auprès d’un fabriquant de marionnettes parisien.
  
  - Qui était la victime du vol ?
  
  - Lui seul le sait. Je me souviens qu’il a dit qu’il s’agissait d’un collectionneur. Sans autres précisions. Il voulait me vendre les deux Amati. Financièrement, j’étais trop engagé par ailleurs. Aussi n’en ai-je pris qu’un.
  
  - C’est votre habitude de fréquenter les terroristes, même repentis ?
  
  Jaulbert eut un sourire faraud.
  
  - Je suis moi-même un post-soixante-huitard assagi.
  
  - Où puis-je trouver Diego Juarez ?
  
  - A Pampelune. Il est au mieux avec la police espagnole. Quel changement !
  
  - Un philosophe disait que l’homme absurde est celui qui ne change jamais, répliqua Coplan. Où, à Pampelune ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  
  
  
  Coplan venait juste de manquer de peu Diego Juarez. Celui qui était sans doute l’ultime figure révolutionnaire d’un siècle qui avait fait un sort à toutes les utopies était sorti de la maison modeste qui l’abritait et s’était joint à la foule. A Pampelune, c’était la fête traditionnelle. On lâchait les taureaux dans les rues et les plus hardis s’essayaient à jouer au torero. Naturellement, ils n’affrontaient pas les bêtes de combat qu’on lançait dans les arènes et dont le galop furieux les aurait vite dispersés. De jeunes novillos remplaçaient les monstres assoiffés de sang livrés à la mortelle faena de muleta du matador. De plus, on leur avait fait subir l’épreuve de l'afeitado, c’est-à-dire que l’extrémité de leurs cornes avait été taillée afin qu’elle soit émoussée et ainsi concoure à faire perdre le sens de l’orientation et de la précision.
  
  Malgré tout, même diminuées, ces bêtes restaient dangereuses et les candidats au suicide le savaient.
  
  En bon Espagnol, Diego Juarez ne pouvait manquer une fête aussi traditionnelle et il trottait avec les aficionados en direction de la place où démarraient les taureaux.
  
  Au cours de son escale à Paris, il avait fait surgir des entrailles de l’ordinateur les fiches et les photographies qui émaillaient la carrière du terroriste repenti. Si celui-ci avait conservé son regard d’aigle, ses traits s’étaient épaissis, tandis que sa silhouette s’alourdissait, en même temps qu’une double parenthèse encadrait le pourtour des lèvres. Rien, cependant, qui interdise de l’identifier pour le physionomiste et l’expert ès filatures qu’était Coplan.
  
  Il ne le perdait pas de vue.
  
  Le long de la rue pendaient les portraits gigantesques des matadors tués dans une corrida depuis un siècle : Joselito, Manolete, José Mata, José Falcon, Paquirri, El Yiyo. Le nombre était relativement faible et c’était tout à l’honneur de la tauromachie espagnole.
  
  Sur le bord des trottoirs étaient dressées des barrières métalliques dans le but, assez illusoire, d’assurer une protection, plus que précaire au goût de Coplan, à la masse des spectateurs. Des policiers, armés de fusils, étaient chargés d’abattre les bêtes quand elles risquaient de tuer un imprudent. En général, ces sauveteurs du dernier recours attendaient l’ultime moment pour faire feu. Où est l’intérêt si le taureau meurt et pas l’homme ? proclamait un vieux dicton navarrais.
  
  Insensiblement, Coplan se rapprochait de Juarez. Celui-ci s’était vêtu léger. Chemise à carreaux, pantalon en jean, baskets et foulard rouge noué autour du cou. Rouge, sans doute en souvenir de ses années de combat dans les ténèbres. Il avait emporté un gros paquet de cacahuètes grillées et les grignotait tout en marchant.
  
  Coplan s’arrangeait pour ne pas le lâcher. En se faufilant dans la foule, il repensait aux pistes qu’il avait suivies avant de débarquer à Pampelune. Armand Duteuil dans le fort de la banlieue parisienne affecté à la D.S.T., Séverine Duchamp et Margaux Lamotte à Londres, Zoltan Szabo en Irlande, Salika Türgay à Istanbul, Julien Jaulbert à Selçuk. Six contacts avant de déboucher sur cette feria aux couleurs pittoresques. Un interrogatoire de Diego Juarez et l’ancien terroriste avouerait à qui il avait volé les deux Amati. Si l’ex-galériste reconverti dans les combats de chameaux avait dit vrai, il n’aurait rien à craindre des Français pour un délit commis en Suisse, d’autant qu’il n’hésitait pas à collaborer avec une police réputée pour sa dureté.
  
  En habits de lumière, de jeunes adolescents s’encourageaient à aller affronter les taureaux. Certains empoignaient des banderilles emplumées de couleurs vives. D’autres serraient dans leur ceinture une puntilla (Petite dague en forme de cœur qui sert à donner le coup de grâce au taureau en sectionnant la moelle épinière au niveau du bulbe rachidien) d’opérette. Quelques-uns de leurs aînés jouaient au picador en chevauchant une vieille carne caparaçonnée d’ors et de rouges, comme les chameaux de Selçuk. Répercutés par des haut-parleurs, des paso doble endiablés enflammaient l’atmosphère et l’assistance répondait par des olé frénétiques.
  
  Les taureaux arrivèrent et la foule reflua, sauf les enragés qui se ruaient au-devant des bêtes noires écumant de fureur. Grâce à leurs jambes agiles, cependant, ces téméraires évitaient la charge. Les plus hardis plantaient leurs banderilles. Énervés par la musique assourdissante, les novillos, par ailleurs déconcertés par la perte de leur sens habituel de l’orientation après leur passage à l'afeitado, reniflaient bruyamment en trépignant sur leurs sabots et en décochant de féroces coups de corne dans le vide à l’adresse de ceux qui les défiaient et se dérobaient.
  
  Leur première victime fut un vieux cheval enfourché par un faux picador. A ce dernier, la pique ne fut d’aucun secours et il dut s’enfuir à toutes jambes sous les lazzis. Quant à sa monture, elle fut éventrée et mise en pièces. L’arrière-garde de la meute dédaigna la pauvre carne déchiquetée et fonça sur la foule. Sous la poussée, les barrières métalliques basculèrent en couchant sous elles ceux qui circulaient trop près du trottoir.
  
  Coplan fut l’un d’eux. Pris au piège, il tenta désespérément de se relever sans piétiner ses voisins d’infortune. Dans un premier temps, il ne réussit pas. Grâce à sa force herculéenne, pourtant, il parvint à soulever la barrière et à dégager les gens qui l’entouraient.
  
  C’est alors qu’il vit trois hommes se jeter sur Diego Juarez et le propulser sous les sabots des taureaux qui, enfin, abandonnaient les restes du cheval. Devant cette nouvelle proie offerte, la fureur électrisa les bêtes. Dans leurs habits surannés, les aficionados tentèrent courageusement de détourner leur fureur en se lançant à l’assaut de leurs croupes pour y planter leurs banderilles ou en tailladant le cuir à coups de puntilla.
  
  Coplan courut pour porter lui aussi secours à l’ancien terroriste et sauta par-dessus la barrière remise en place.
  
  Plus prompt, le novillo qui avait renversé celle-ci lui fit face. Ses babines étaient ourlées de bave mousseuse et ses sabots dansaient, en staccato, un flamenco colérique, tandis que ses cornes visaient l’abdomen.
  
  Coplan esquiva la première attaque et, pour la seconde fois, son adversaire renversa la barrière.
  
  Bien à l’abri à l’appui de leurs fenêtres dans les étages, des spectateurs applaudirent à cette dérobade, fort loin d’égaler toutefois, à l’œil d’un puriste, une véronique exécutée par un maestro de l’arène. La bête se retourna, espérant porter l’estocade. Cette fois encore, Coplan évita la pointe des cornes dirigées vers son estomac. En se déplaçant sur sa droite, il vit la pique lâchée par le faux picador. Vivement il la ramassa.
  
  - Olé ! stimulèrent les gens dans les étages.
  
  Coplan brandit la hampe longue de trois mètres et, de pied ferme, attendit la charge du novillo dont les naseaux fumaient, tant le courroux embrasait sa cervelle.
  
  Coplan sursauta. Derrière lui retentissaient des coups de feu. C’est là, à une dizaine de mètres de distance, qu’avait été jeté Diego Juarez par ses trois agresseurs.
  
  Les balles l’avaient-elles sauvé du sort funeste que lui réservaient les tueurs du cheval ?
  
  Pas question de se retourner car le taureau raclait le sol de ses sabots, houspillé par les fiers-à-bras des balcons, tandis que d’autres agitaient des clarines nasillardes.
  
  De ses yeux mauvais, la bête jaugea Coplan et, enfin, se lança. Elle était Jeune. Pas plus de deux cents kilos, estima-t-il. Ses jarrets bandés, il visa la gueule ouverte et enfonça la pointe en forme de croix au fond du gosier, arc-bouté afin de résister au choc. Néanmoins, sous le phénoménal impact, le bois de la hampe se brisa, mais cet incident survenait trop tard pour le taureau qui, foudroyé, s’abattit tout d’une pièce.
  
  Bien que contraire à l’orthodoxie tauromachique, cet exploit fut salué comme il se devait, et les olé ébranlèrent la rue, mêlés à la bronca de ceux qui réprouvaient l’initiative policière. Les balles, en effet, avaient abattu deux des novillos qui piétinaient Diego Juarez en le lardant de féroces coups de corne.
  
  Coplan tourna les talons et marcha vers le corps étendu dans une mare de sang. Tout de suite, il vit que ce n’étaient pas les taureaux qui avaient eu raison de l’ancien terroriste. Certes, ils avaient occasionné de sanglants dégâts. Les chairs étaient déchirées et les plaies étaient nombreuses et ouvertes. Pourtant, il aurait été audacieux de penser que c’étaient eux qui avaient tiré la balle dont le métal avait perforé le front entre les sourcils.
  
  Soudain, une femme âgée émergea de la foule, toute de noir vêtue et tenant une poupée disloquée à la main. A pas pressés, elle s’avança, indifférente aux vivats, aux olé et à la bronca, bousculée au passage par la valetaille qui courait pour l'arrastre (Enlèvement et remorquage des taureaux morts). Déjà, ces peones enroulaient leurs cordes autour des cornes des bêtes abattues qu’attendaient les bouchers pour les dépecer. Les restaurants de la ville serviraient leur chair en daube cuite dans du vin madérisé.
  
  La femme n’en avait cure. Elle contourna les peones et les taureaux morts, vit arriver les policiers et leurs fusils, et jeta la poupée sur le cadavre de Diego Juarez après s’être signée. Sans plus attendre, elle trottina vers les barrières métalliques.
  
  Coplan la suivit. Au début, il éprouva quelque difficulté à le faire. Les gens le félicitaient et lui serraient la main de force ou lui tapaient sur l’épaule.
  
  - Fantàstico, hombre ! Estupendo !
  
  Personne n’était avare de superlatifs. Une jolie jeune fille l’embrassa à pleine bouche pendant que les olé redoublaient d’intensité. Il était le héros de la feria.
  
  - Je t’accorde les oreilles et la queue ! déclara-t-elle avec enthousiasme.
  
  - Merci de cet honneur que ne méritent que les plus grands, répondit-il pour lui faire plaisir.
  
  La femme âgée disparaissait au coin d’une ruelle étroite. Il écarta son admiratrice et les gens collés à elle et, à grandes enjambées, entreprit de rattraper son retard. En lui-même, il fulminait. Ses six contacts ne lui servaient à rien. Avec la mort de Diego Juarez, la piste était bel et bien coupée.
  
  Au fait, pourquoi l’avait-on tué ?
  
  La femme entra dans une maison modeste. Un lierre famélique se mourait sur la façade. Coplan posa le pied dans l’entrebâillement avant qu’elle ne referme.
  
  - Pourquoi la poupée ? questionna-t-il.
  
  Elle le regarda fixement, comme s’il était miraculeux qu’il eût échappé à la fureur du taureau et, avec une certaine hargne dans la voix, lui intima :
  
  - Attendez ici.
  
  Elle s’éclipsa et revint, une brassée de poupées sur sa poitrine. D’un geste virulent, elle les jeta aux pieds de Coplan.
  
  - Vous pouvez les emporter, je n’en ai plus besoin. Il est enfin mort, le salopard qui a vendu aux flics mon pauvre fils Juanito ! Il m’a fallu deux ans pour que cet enfant de pute soit puni !
  
  Coplan avait compris.
  
  - Juanito appartenait à l’E.T.A. basque ?
  
  - Bien sûr ! C’était un patriote ! répondit-elle avant de claquer la porte.
  
  Il inclina la tête vers les poupées. A l’emplacement du cœur et sur le visage, elles étaient criblées des trous percés par les épingles. Dans l'ultra-catholique Espagne, on recourait aux méthodes vaudou ? s’étonna-t-il.
  
  Il repartit dans la ruelle. D’Istanbul, il avait téléphoné au commissaire divisionnaire Bouthillier, patron de la B.R.B., en lui demandant de rechercher un fabricant de marionnettes parisien, amateur de violons anciens. Salika, qui comprenait le français, avait même ri.
  
  - Toi, un as des Services spéciaux, tu t’occupes de vieux instruments de musique ?
  
  Plus tard, après avoir fait l’amour, elle avait questionné ;
  
  - Toi l’espion, si tu devais te commander des armoiries, qu’y mettrais-tu ?
  
  - Un trou de serrure et une oreille collée à une porte, avait-il répondu, sarcastique.
  
  Au bout du fil, Bouthillier avait longuement réfléchi.
  
  - Compte tenu du contexte, ce serait un fourgue. Je n’ai pas ça dans mes fichiers, ce qui ne veut pas dire qu’il n’existe pas.
  
  En tout cas, il avait promis de s’en occuper toutes affaires cessantes, et Bouthillier, c’était connu dans les milieux policiers, n’avait qu’une parole.
  
  Le fabricant de marionnettes demeurait la seule chance de Coplan.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  
  
  
  Ils étaient huit à bord de deux voitures, une Lancia et une Peugeot. Un beau soleil éclairait Rome et les passants circulaient nombreux sur les trottoirs. La capitale était privilégiée puisqu’il pleuvait sur toutes les régions de l’Italie, à l’exception du Mezzogiorno, ce qu’avait confirmé Palerme quand le feu vert avait été donné.
  
  Les deux véhicules s’engagèrent dans la Via Martucci et stoppèrent à dix mètres de distance l’un de l’autre. Les guetteurs étaient déjà en place depuis neuf heures. Six des occupants débarquèrent et coururent vers l’immeuble. En un tournemain, les veilleurs israéliens furent désarmés. Une longue pratique habitait les assaillants. Deux guetteurs remplacèrent les natifs de Tel-Aviv.
  
  Quatre à quatre, les six hommes grimpèrent les marches de l’escalier. A la main, ils tenaient une micro-Uzi, sauf le dernier qui brandissait un Beretta 92 F au canon terminé par un silencieux.
  
  Au premier étage, l’effet de surprise fut total et les sept Israéliens qui travaillaient dans la grande salle reçurent l’ordre de se coucher sur la moquette, mains croisées sur la nuque. Eux aussi furent désarmés. Ils restèrent sous la surveillance de trois des arrivants. Le chef de groupe et deux de ses hommes, dont celui armé du Beretta, s’avancèrent dans le couloir.
  
  Au même moment, dans la rue, un fourgon vint s’arrêter en double file entre la Lancia et la Peugeot.
  
  Le chef de groupe ouvrit la porte sur laquelle une plaque noire indiquait en lettres dorées : Direttore. Trois hommes étaient présents. L’arrivant ne se trompa pas et s’adressa à celui assis dans un fauteuil, face au bureau, et qui buvait une tasse de thé.
  
  - Hocine Bellaoui ?
  
  - Euh... non... répondit l’autre, soudain terrorisé à la vue des armes.
  
  Le chef de groupe esquissa un sourire indulgent.
  
  - Ne mens pas, je sais bien qui tu es.
  
  - Que... que me voulez-vous? bégaya l’homme dans le fauteuil.
  
  Le chef de groupe cligna de l’œil à l’intention de son compagnon armé du Beretta. Celui-ci pressa deux fois la détente de son automatique. Sa victime bascula sur la moquette, cervelle et sang mêlés, tandis que le thé inondait son pantalon. Les deux autres occupants de la pièce étaient livides. Ils furent priés de s’allonger sur le sol, mains croisées sur la nuque.
  
  - Vous n’avez rien à craindre, rassura le chef de groupe.
  
  Surgis du fourgon, six hommes escaladaient les marches de l’escalier. Aidés par la moitié des effectifs du premier commando, ils entreprirent de déménager les classeurs métalliques, le contenu du coffre, qui était ouvert dans le bureau où était mort Hocine Bellaoui, et celui des tiroirs. Le tout fut enfourné à l’arrière du fourgon. Dans l’intervalle, les captifs furent menottés aux chevilles et aux poignets.
  
  Dans sa totalité, l’opération ne prit que quarante-deux minutes. A l’expiration de ce délai, les agresseurs quittèrent l’immeuble. La Lancia, la Peugeot et le fourgon démarrèrent en trombe, en emmenant également les guetteurs dont le rôle était terminé.
  
  
  
  
  
  Comme à l’accoutumée. Coplan admirait, dans le bureau du Vieux, la table Louis XV sur laquelle était posée une pendule Louis XIV, ainsi que le merveilleux tapis de la Savonnerie, tissé à la Fabrique royale de Chaillot en 1615 pour le maréchal d’Ancre. Celui-ci n’en avait guère profité puisque, deux ans plus tard, le roi Louis XIII le faisait assassiner au guichet du Louvre par son capitaine des gardes, tandis que son épouse, Eleonora Galigaï, était décapitée sur l’échafaud pour sorcellerie sur la personne de la reine mère.
  
  Le Vieux était d’humeur détestable et, au téléphone, passait sa colère sur son directeur financier. Quant à Tourain, il était en retard. Pourtant, c’était à son instigation que cette réunion avait lieu.
  
  - Il me faut cinq millions de francs supplémentaires pour une opération vitale ! cria le Vieux.
  
  Le regard de Coplan abandonna la table Louis XV et inspecta le ciel parisien d’où dégringolait une pluie battante. Un éclair zébra les nuages et Tourain fit son entrée, l’imperméable trempé et les chaussures crottées.
  
  - Saloperie de temps ! grogna-t-il.
  
  Le Vieux raccrocha le combiné et versa à ses hôtes un verre de marc de château-grillet pour les réchauffer. Tourain but et se frotta les mains.
  
  - Du nouveau, annonça-t-il. D’abord, un petit préambule. Vous savez que, depuis quelques années, la D.S.T. entretient d’excellents rapports avec le service de renseignements de l’O.L.P. En dehors des informations susceptibles de nous intéresser, que la Centrale palestinienne acceptait de nous transmettre, nous avions aussi négocié un accord avec elle et le Mossad israélien. De part et d’autre, aucune opération Homo (Meurtre exécuté par un Service Action) ne devait avoir lieu sur le territoire français. S’ils souhaitaient s’entre-tuer, qu’ils aillent à Genève, à Rome, à Berlin ou à Londres. Or, le Mossad a manqué à sa parole et a violé le modus vivendi. Abou Abderrazak, l’adjoint au chef du service de renseignements de l'O.L.P., était venu à Paris nous voir pour des entretiens de routine. Un transfuge palestinien passé au service du Mossad, un certain Hocine Bellaoui, l’a abattu au moment où il sortait d’un hôtel discret près de la Madeleine. Puisque le Mossad transgressait l’accord, nous avons décidé d’exercer des représailles. En dehors du territoire français, naturellement. Mais, comme nous n’avons légalement pas le droit d’agir à l’étranger, nous avons utilisé une franchise (Sous-traitance).
  
  - Pourquoi ne pas faire appel à nous ? s’étonna le Vieux. Nous vous aurions rendu ce service avec plaisir, compte tenu de nos bonnes relations.
  
  Une expression rusée fleurit sur le visage du policier.
  
  - Suis-je à vos yeux un solliciteur, monsieur le Directeur général ? Quand on est fier de sa boutique, on n’aime pas voir les autres en franchir les limites.
  
  Le Vieux eut un rire réjoui.
  
  - Je réagis comme vous, mon cher Tourain.
  
  - Qui était la franchise ? relança Coplan.
  
  Le commissaire divisionnaire eut l’air un peu gêné.
  
  - Palerme. Par l’entremise de truands marseillais qui nous étaient redevables d’avoir fermé les yeux sur leurs trafics en échange de renseignements sur les intégristes algériens. Quelquefois, nous sommes obligés à des compromissions que certains réprouvent.
  
  - Il n’y a pas de basse et de haute police, philosopha Coplan.
  
  - Un commando de Siciliens a attaqué la base secrète du Mossad dans la Via Martucci à Rome. L’assassin d’Abou Abderrazak a été exécuté et les archives, les documents, les cassettes ont été emportés pour nous être expédiés. Le meurtre de Hocine Bellaoui a fait comprendre au Mossad d’où venait le coup, sans qu’il ait pour autant subi de pertes humaines. La prochaine fois, il regardera à deux fois avant de transgresser un accord. Nous avons, par ailleurs, dépouillé ce que Palerme nous a envoyé. Le tout est d’ailleurs à votre disposition.
  
  - Et vous-même avez découvert quelque chose d’intéressant ? s’enquit Coplan qui se doutait bien que son vieux complice gardait une carte dans la manche.
  
  Tourain sortit une feuille de papier de sa poche.
  
  - Ce texte a été traduit de l’hébreu par mes services. En liaison avec Bill Sherbaton, lut-il, ex-chef d’antenne C.I.A. à Paris, nous menons enquête sur Opération Anastasia montée par S.V.R. D’après certains renseignements, dont ne pouvons garantir fiabilité, cette opération serait le fait d’Yz-Pod Stola...
  
  Le Vieux et Coplan s’entre-regardèrent. En russe, Yz-Pod Stola signifiait de sous la table, c’est-à-dire en sous-main, clandestinement. C’est ainsi qu’était désignée la fraction la plus dure, la plus extrémiste, la plus rétrograde du S.V.R. Elle regroupait les nostalgiques du K.G.B., de la guerre froide, de la grandeur de l’Union soviétique, qui s’étaient baptisés eux-mêmes patriotnik. Cette phalange de réactionnaires et de revanchards cherchaient à rétablir l’ordre ancien, effondré sous les coups de l’Occident, pour eux l’ennemi abhorré.
  
  - ... Cette affaire est très mystérieuse, poursuivait le rapport par la voix de Tourain. Pour le moment, nous n’avons qu’une piste et ignorons ce qu’elle vaut réellement. Notre suspect est un Russe, Nikola Souslov, dit Niksou, arrivé de Moscou à Londres il y a trois ans. Homme d’affaires très introduit dans les milieux huppés de la capitale britannique. Trois femmes évoluent dans son entourage. Yaara Cazerta, une Jamaïcaine, Thida Ippolitos, une Grecque, et Margaux Lamotte, une Française...
  
  Coplan tressaillit. Margaux Lamotte, la chanteuse du Cackoo ? Voilà qui devenait alléchant.
  
  - ... Ce Souslov serait peut-être lié à une des mafias moscovites, sans doute celle des Tchétchènes, particulièrement active. L’intéressé sert d’intermédiaire dans des transactions à destination de la Russie. Il semble disposer de fonds gigantesques. Il vient de se lancer dans l’exploration pétrolière par le biais d’une société helvéto-vénézuélienne basée dans Wellington Street à Londres. Dans la capitale britannique, il possède un pied-à-terre luxueux à Pimlico et des bureaux dans la City, ainsi qu’à Amsterdam, Luxembourg et Bruxelles. Vous tiendrons informés des développements futurs de cette Opération Anastasia si la chance nous sourit.
  
  Tourain posa la feuille de papier devant le Vieux.
  
  - Ainsi, nous recollons sur la piste du S.V.R., commenta ce dernier. Le scripteur de la note dans le carnet trouvé à l’intérieur de l’Amati avait vu juste. Par ailleurs, nous revenons sur la piste suivie par Bill Sherbaton de la C.I.A. qui, comme toujours, collabore étroitement avec le Mossad. Mais de quoi s’agit-il ? Que recouvre cette Opération Anastasia ?
  
  Coplan alluma une Gitane, aspira goulûment la fumée et évoqua Margaux Lamotte.
  
  - Fascinant, reconnut Tourain.
  
  - Coplan, repartez à Londres, décida le Vieux. Il faudrait en savoir plus sur ce Souslov, mais prenez garde à ne pas éveiller l’attention de nos amis du Secret Intelligence Service. Si la C.I.A. et le Mossad jouent dans la même cour, il est probable que le S.I.S. soit le troisième larron.
  
  - Et si je contactais Kurt Hoffling ? proposa Coplan.
  
  - Bonne idée. On lui a sauvé la mise à Clermont-Ferrand et, grâce à nous, il est encore en vie. Il devrait nous témoigner de la gratitude.
  
  - Ce qui m’inquiète, c’est l’implication de l'Yz-Pod Stola, grimaça Tourain. Ces Bolchos archaïques sont réellement dangereux. Avec eux, c’est Staline ressuscité. S’ils mijotent un coup tordu, alors nous avons du pain sur la planche car ce sont des professionnels aguerris.
  
  
  
  Dans l’après-midi. Coplan prit un vol pour Londres après avoir passé plusieurs coups de téléphone. En taxi il se rendit à Hyde Park et à pied gagna Speaker’s Corner où n’importe quel orateur pouvait librement débiter les pires inepties politiques ou religieuses.
  
  - Oh ! bonnes gens, dans ces déluges d’eau, dans ces tremblements de terre, dans ces centrales nucléaires qui explosent, dans ces cataclysmes qui nous frappent, dans la glaciation qui du pôle nord au pôle sud gagne les terres émergées, n’avez-vous pas décelé la colère de Dieu qui, dans sa grande miséricorde, nous avertit qu’il va nous châtier plus sévèrement ?
  
  Bouche bée, à la lisière de la pelouse, les auditeurs en majorité des jeunes, mais aussi des mamies aux joues douces comme du mohair, rêvant de ressembler à la reine mère, écoutaient religieusement sans se moquer.
  
  Kurt Hoffling serra le bras de Coplan et l’entraîna.
  
  - Vous avez remarqué, mon cher, les grandes peurs qui s’emparent de l’humanité à l’approche d’un nouveau millénaire ? L’Histoire nous apprend qu’avant l’an mille nos ancêtres étaient terrorisés et croyaient à la fin du monde.
  
  - Les gens sont toujours partagés entre l’optimisme et le pessimisme. Les grands événements favorisent l’un ou l’autre.
  
  Avec sa canne et son chapeau melon, l’Allemand ressemblait à un agent de change de la City. Complet de flanelle grise, chemise blanche et cravate bordeaux. Étonnant comme il avait versé dans l’anglomanie, lui qui, durant la dernière guerre, avait traqué les espions anglais. Il avait même été l’inventeur de la méthode que ses supérieurs avaient baptisée de son nom. Londres envoyait en France occupée des Britanniques parlant impeccablement le français mais n’ayant pas accompli leurs études en France. Sa méthode consistait à faire réciter aux suspects la table de multiplications. Ils étaient vite démasqués. Aucun d’eux ne la déclinait à la manière, chantante et cadencée, apprise à l’école primaire, qu’avaient les Français de déclamer cinq fois six trente, cinq fois sept trente-cinq, cinq fois huit quarante, et ainsi de suite.
  
  Très jeune, il avait été un des très grands espoirs du Renseignement allemand. N’ayant pas de sang sur les mains, il avait, après la guerre, librement collaboré avec les services alliés, puis, avec la bénédiction du MI-6, avait fondé une agence de renseignements privée, l'Intertel Advisory Board, désigné la plupart du temps sous l’abréviation INTAB dans les milieux de l’espionnage.
  
  Sa clientèle était constituée par les multinationales, les empires industriels, les grands groupes d’affaires, les conglomérats financiers. Des mauvaises langues ajoutaient perfidement que Kurt Hoffling ne répugnait pas à accepter l’argent des mafias sicilienne et colombienne.
  
  Coplan était amusé par la propension de l’Allemand à fixer ses rendez-vous dans des endroits inattendus et insolites. La première fois, bien des années auparavant, il l’avait rencontré dans un tortillard antédiluvien du Surrey, aux voitures grinçantes, aux compartiments s’ouvrant directement sur le quai et aux capitonnages délavés. Avaient succédé les serres géantes de Kew Gardens, les ahurissantes toilettes du Guildhall, l’hôtel de ville de la City, où l’on restait suffoqué devant les anciennes mosaïques, les cuivres astiqués et les meubles d’acajou, le cimetière de Highgate, devant la tombe de Karl Marx que les Londoniens confondaient avec Marks et Spencer.
  
  Néanmoins, ses endroits favoris demeuraient Ely Place où, depuis le XVIème siècle, traditionnellement, il était interdit à la police d’entrer, disposition particulièrement arrangeante pour un espion, et le Southall Club où, quand les dîneurs étaient treize à table, on installait un chat noir devant une assiette pour faire le quatorzième. On nouait même une serviette minuscule au cou du félin.
  
  Aujourd’hui, c’était Speaker’s Corner dans Hyde Park.
  
  - Que puis-je pour vous ? interrogea Hoffling.
  
  - Un Russe nommé Nikola Souslov, appelé familièrement Niksou.
  
  - La C.I.A. et le Mossad s’y intéressent déjà, commenta l’Allemand d’une voix très douce.
  
  - Je sais.
  
  - Il est téléguidé par le S.V.R. qui joue double jeu. D’une part, monter des affaires avec l’Occident en dissimulant ainsi ses véritables activités et ses buts stratégiques. Souslov est une taupe au sein du dispositif occidental. Il faut se méfier des Russes. J’ai une philosophie à cet égard. Nous autres Allemands avons la main dure mais le cœur tendre, tandis que les Russes ont la main tendre et le cœur dur. Un Russe vous embrasse sur la bouche en même temps qu’il vous poignarde.
  
  - Et les Français ? ironisa Coplan.
  
  - Ils n’embrassent pas sur la bouche, sauf les femmes, ils ne poignardent pas non plus, et, s’ils ont la main tendre, leur cœur est trop tendre. Comme les Italiens.
  
  - Le défaut latin, en quelque sorte ?
  
  - Tout à fait.
  
  - Que savez-vous d’autre sur Niksou ?
  
  - Je ne me suis pas penché sur la question. Vous me prenez au dépourvu.
  
  - Les femmes de son entourage ?
  
  - Pas de renseignement particulier. Il papillonne au bras de nombreuses femmes. C’est l’avantage de la fortune et, dans ce domaine, il est gâté. Ses affaires sont florissantes. L’année dernière, il a négocié un contrat plus que juteux. Plusieurs dizaines de milliers de tonnes de viande à Moscou contre du pétrole et du gaz naturel, suivies de poudre de lait et d’aliments pour bébés. Grâce à ses commissions, Niksou est fabuleusement riche.
  
  Ils atteignaient l’une des sorties de Hyde Park.
  
  - Autre chose, ajouta Hoffling. Vous savez que les anciens du K.G.B. préfèrent travailler entre eux. Ce qui, à mon avis, accrédite la thèse que Niksou est un agent du S.V.R., ce sont ses gardes du corps. Si l’on excepte un Anglais, un ancien des S.A.S., les autres sont des Russes bon teint. A voir leurs têtes, on les imaginerait en gardiens de goulag ! Voilà, c’est tout. Je n’hésiterai pas à contacter votre direction à Paris s’il me vient d’autres informations.
  
  - J’ai une idée pour notre prochain rendez-vous, fit Coplan, un brin sardonique. Je suggère Big Ben. On m’a assuré que le mécanisme de cette plus grande horloge du monde était vérifié chaque jour. Si elle avance, on pose une pièce d’un penny sur son mécanisme. Au contraire, si elle retarde, on ôte un penny à la pile de pièces.
  
  L’Allemand eut le bon goût de sourire.
  
  - C’est parfaitement exact, sauf que le mécanisme n’est pas vérifié chaque jour mais une seule fois par an. Alors, cher ami, choisissez bien votre jour.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  
  
  
  - C’est vrai, avoua Margaux Lamotte en reposant son verre sur la table basse, je connais Niksou et j’ai même couché avec lui, comme tant d’autres. Je ne peux pas vivre sans un homme, et puis il faut profiter de l’existence. Pour une femme, l’arme du crime la plus mortelle, c’est la vieillesse. Marilyn Monroe chantait que les diamants sont les meilleurs amis d’une femme. C’est faux. La meilleure amie d’une femme, c’est l’absence de rides.
  
  - Avant que tu ne sois couverte de rides, les cosmonautes auront débarqué sur Mars, flatta Coplan. Au fait, j’aimerais que tu me le présentes.
  
  Elle haussa un sourcil étonné.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Toujours cette histoire de violon, éluda-t-il. Ne crains rien, je ne t’occasionnerai aucun ennui avec lui.
  
  - Il donne une soirée à vingt heures. Je t’y emmène ?
  
  - Je ne pouvais rêver mieux.
  
  
  
  Dans Belgrave Road, à Pimlico, l’immeuble était ultra-modeme. Souslov s’était aménagé deux étages en duplex. Un lord aurait pu y organiser une chasse au renard, tant la superficie était gigantesque. Coplan avait écouté la version de Margaux sur les habitudes du Russe. Le Tout-Londres, les boîtes de nuit à la mode, les dîners en ville, les jolies femmes constituaient sa terre d’élection, en même temps que la face visible de ses activités.
  
  Coplan et Margaux débarquèrent de l’ascenseur à l’étage inférieur du duplex devant la porte vitrée derrière laquelle veillaient deux cerbères. Coplan se souvint de l’image proposée par Kurt Hoffling. Elle était exacte. Soljenitsyne en aurait eu des frissons dans le dos, à voir leurs têtes.
  
  La porte s’ouvrit. Margaux tendit le doigt vers Coplan.
  
  - Un ami.
  
  Les cerbères hochèrent la tête et palpèrent le corps de Coplan qui n’était pas armé.
  
  L’assistance était mélangée, nota Coplan. Mannequins de mode, starlettes en mal de producteurs, hommes d’affaires, banquiers, play-boys, gentlemen de la City. On voyait même en uniforme quelques hôtesses de l’air de la British Airways. Sans oublier les femmes du monde et du demi-monde.
  
  Nikola Souslov était un homme courtaud et corpulent, aux yeux souriants et à la chevelure noire et bouclée, habillé dernière mode avec une insouciance étudiée. Son accent slave appuyé butait sur les « th » anglais. Chaleureusement, il serra la main de Coplan que lui présentait Margaux.
  
  - Ravi de voir un nouveau visage. Amusez-vous, tous les deux.
  
  Devant le buffet, qui était somptueux, Coplan reconnut une jeune femme, proche de la famille royale, qui défrayait la chronique des magazines à scandales.
  
  - Elle ne rêve que de s’envoyer Niksou, lui souffla Margaux à l’oreille.
  
  Coplan dévorait un toast au caviar en buvant une coupe d’un sublime Comtes de Champagne Taittinger quand Margaux le présenta à une très jolie fille qui s’approchait. Cheveux de jais, yeux de nuit, peau caramel, silhouette affriolante, elle était drapée dans une robe au tissu si diaphane qu’il suggérait le voile ouaté d’une brume légère soulevée par la pluie.
  
  - Yaara Cazerta.
  
  C’était la Jamaïcaine qu’évoquait le rapport du Mossad à Rome. Comme si elle était enfin débarrassée de Coplan, Margaux s’éloigna précipitamment.
  
  Yaara observait Coplan avec un intérêt non dissimulé.
  
  - Nouveau ici ?
  
  - Margaux m’a fait entrer dans la bande.
  
  Au même moment, Souslov se matérialisa devant eux. Familièrement, il étreignit le bras de Coplan.
  
  - Moi je ne suis pas égoïste, j’ai le cœur tout grand ouvert. Les femmes, je les partage avec mes amis, mes associés ou mes invités. La seule chose que je ne partage pas c’est mon fric.
  
  Il partit d’un grand éclat de rire qui ressemblait au fracas des sabots de chevaux dans la toundra. Il serra un peu plus fort le bras de Coplan, fit demi-tour et s’en alla enlacer les hanches d’une cover-girl qui hantait la première page des magazines de mode.
  
  - Vous faites partie de son harem? attaqua Coplan en adoucissant par un sourire ce que sa question pouvait avoir d’offensant.
  
  Elle le regarda dans le blanc des yeux.
  
  - Aucun homme ne me possède, je suis une femme libre. Comme Niksou, moi aussi je partage. Un homme, pour moi, c’est comme une roue de secours. On a toujours besoin d’elle. Mais on peut la prêter. Vous êtes au courant ? Nous sommes à l’aube du XXIème, les choses bougent.
  
  Plus tard, comme ils restaient ensemble, à leur plaisir mutuel, elle dit encore :
  
  - Vous savez, je parais, comme ça, libérée et cynique, mais au fond, je suis encore une petite fille naïve qui adore les contes de fées. Racontez-moi un conte de fées inédit.
  
  - Je n’en connais pas, soupira Coplan. Si vous voulez, j’ai, pour vous, une histoire gentillette.
  
  Elle ébaucha un sourire ravi.
  
  - Je vous écoute.
  
  - Un petit garçon a un grand frère qui tous les jours embarque une très jolie fille, à chaque fois différente, dans sa splendide voiture de sport. Le petit garçon est intrigué. Un beau dimanche, il se cache dans le coffre. Son frère et sa conquête arrivent au sommet de la montagne. Son aîné demande : Oui ou non ? La fille répond non. Le grand frère ouvre la portière, la jette dehors en lui disant : Tant pis, tu redescendras à pied. Admiratif, le petit garçon attend le jour de congé hebdomadaire et questionne sa compagne de jeux habituelle : Tu viendrais avec moi au sommet de la montagne ? Elle accepte. Sur sa bicyclette, le petit garçon peine à tirer la petite fille installée sur le siège arrière, et la pente est rude. Il sue à grosses gouttes sous le soleil qui tape fort. Arrivé enfin en haut, il s’enquiert : Oui ou non ? La petite fille répond oui. Dépité, le petit garçon grogne : Tiens, prends la bicyclette, moi je redescendrai à pied.
  
  Yaara battit des mains.
  
  - Cette histoire est tout simplement adorable, j’aime beaucoup ! Quelle naïveté de la part de l’enfant !
  
  Coplan n’avait pas été sans remarquer que, plus la soirée s’étirait, plus les lumières diminuaient d’intensité, tandis que, dans leur grande majorité, les invités s’éclipsaient. A présent, les lumières tamisées, les éclairages indirects diffusaient des lueurs ténues qui enveloppaient les silhouettes dont on distinguait à peine les visages. A deux pas de Coplan, Souslov discourait, l’air goguenard, l’humour en rafales, le cynisme au bord des lèvres, entouré par une cour de satellites, hommes et femmes, qui buvaient ses paroles.
  
  - Vous sniffez ? questionna Yaara, avec une pointe d’embarras dans la voix.
  
  - Naturellement.
  
  Coplan avait pris ses précautions après la description faite par Margaux de la soirée à laquelle il allait assister. S’il voulait s’introduire dans les bonnes grâces du Russe, il fallait sacrifier aux us et coutumes qui lui tenaient à cœur. La tâche, s’il appartenait bien au S.V.R., serait ardue et il convenait de ne négliger aucun détail. En particulier la drogue. Heureusement, il promenait en permanence dans la poche secrète de ses bagages un flacon contenant des cônes en cire dure et mince à l’embout fermé, que l’on glissait dans les narines. On feignait d’aspirer la cocaïne dont la poudre restait collée à la paroi interne du cône, préalablement humectée d’un enduit léger, et le tour était joué. On évitait ainsi l’intoxication et la brûlure des muqueuses.
  
  Dès que Souslov distribua son poison, Coplan bifurqua vers les toilettes où il s’introduisit les cônes dans les narines après avoir passé l’enduit.
  
  Yaara l’attendait et ce fut elle qui confectionna les lignes. Souslov s’approcha en plissant tes yeux. Il était accompagné par un individu visqueux au sourire torve et au visage de chouette qui s’intégrait parfaitement à la faune étrange et disparate qui désormais peuplait les lieux. Le Russe entoura les épaules de Coplan de son bras massif, ce qui ne lui était pas facile car, handicapé par sa petite taille, il lui rendait bien trente centimètres.
  
  - Chto vi khatitè ot men’a ? susurra-t-il.
  
  En russe, la phrase signifiait : Que me voulez-vous ? Coplan ne tomba pas dans le piège. Souslov se méfiait, c’était sûr, et, s’il appartenait aux Services spéciaux, il était probablement doté d’un flair redoutable, adroit à détecter les circonstances suspectes. A moins que Margaux n’ait été trop bavarde ?
  
  Habile comédien, il ouvrit de grands yeux perplexes.
  
  - Pardon ?
  
  Souslov retira son bras et n’insista pas, d’autant qu’arrivait une splendide créature que Coplan n’avait pas encore vue. En réalité, elle venait d’arriver, dans sa robe topaze, signée d’un grand couturier, et son long collier de perles froides et nacrées dont le bas titillait la naissance de ses seins hautains. Ses longs cheveux noirs et frisés étaient séparés par une raie que prolongeait la ligne du nez, au-dessus de lèvres sensuelles outrancièrement fardées, tandis que ses yeux sombres s’incendiaient de lueurs sauvages à la vue de Yaara qui, remarqua Coplan, lui renvoya un regard lourdement méprisant.
  
  - Sniffe et déshabille-toi, lui enjoignit Souslov d’une voix enrouée.
  
  Elle obéit et, bientôt, elle apparut à l’assistance en corset lacé, jarretelles, gants noirs, en arborant avec délices des fesses arrogantes qui faisaient la joie de Souslov.
  
  - Qui est-ce ? murmura Coplan à l’oreille de la Jamaïquaine.
  
  - Thida Ippolitos, une Grecque, répondit-elle avec effort. Une vraie salope. Son vice, c’est de prodiguer sans avarice les contours de son corps à tous les regards intéressés. Pourtant, elle n’est pas bien faite et pleine de défauts.
  
  Coplan pensait le contraire mais n’en dit rien.
  
  Thida Ippolitos ? Elle aussi figurait dans le rapport du Mossad à Rome. Ainsi, en une seule soirée, Coplan avait-il rencontré les trois égéries de Souslov répertoriées par les services de Tel-Aviv.
  
  Souslov ressemblait à un chat comblé. A son côté, il s’était fait installer un narguilé aux relents opiacés et, de ses lèvres épaisses, il aspirait goulûment, tout en déboutonnant sa braguette.
  
  - L’orgie va commencer, prévint Yaara. Viens dans une chambre, nous serons plus tranquilles.
  
  Coplan hésita. Il pensait à sa mission. Était-il plus astucieux de rester dans le voisinage du Russe ou de suivre la Jamaïcaine ? S’il refusait, il risquait de l’offenser, ce qui était contraire à ses intérêts si, plus tard, il avait besoin d’elle. Souslov ne lui prêtait aucune attention, son regard restant aimanté par le strip-tease auquel se livrait la Grecque, pendant que sa main caressait son sexe turgescent. Yaara insistait. Il ne pouvait se défiler s’il voulait demeurer crédible. Aux alentours, les hommes se jetaient sur les femmes et les déshabillaient avec des gestes précis et des lueurs animales dans les yeux. Les plus rapides entamaient leurs ébats.
  
  Yaara, c’était visible, connaissait les lieux. Elle guida Coplan jusqu’à une chambre luxueuse où elle rabattit le drap en satin et écarta un manteau en vison qui encombrait le bas du lit.
  
  Quand elle ôta sa tenue légère comme un voile de brume, Coplan eut l’impression de voir surgir la déesse mythique d’un paradis païen, à la fois Sadie Thompson sur son île du Pacifique, et insolente de beauté comme la Comtesse aux pieds nus.
  
  - Tu sais, il y a un narguilé dans cette chambre. Tu veux en tâter ? proposa-t-elle.
  
  - Non merci, la coke et la vue de ton corps me suffisent.
  
  Depuis longtemps il était retourné aux toilettes pour se débarrasser des cônes.
  
  Déjà cambrée dans l’attente du plaisir, elle attira Coplan en elle. Ses yeux n’étaient plus qu’un miroir trouble et ses ongles griffaient le satin. La vasque plafonnière projetait des reflets blonds sur sa peau qui retenait la riche patine d’un été sans nuages. Transcendé par ce fruit superbe, Coplan naviguait sur un océan d’extases en respirant les effluves capiteux de Tocade de Rochas.
  
  Leurs émois étaient si intenses, leurs désirs si exigeants qu’ils ne voguèrent que quelques instants ensemble. Coplan s’anéantit en elle pendant que Yaara exhalait une plainte amoureuse et enivrante, et que son parfum se faisait plus ravageur en conquérant la moiteur de son corps, alourdi par le plaisir enfiévré qui l’avait subjuguée.
  
  Coplan se dégagea et roula sur le flanc pour allumer une Gitane.
  
  - Donne-m’en une, réclama-t-elle, j’adore les cigarettes françaises.
  
  Il n’eut pas le temps de faire claquer son briquet. Bien qu’assourdies, de courtes rafales, qu’il identifia comme celles de pistolets-mitrailleurs Uzi, éclatèrent dans ses oreilles. D’un bond, il fut debout. Yaara aussi.
  
  - Qu’est-ce que c’est ? s’exclama-t-elle, effrayée.
  
  Il regrettait de ne pas être armé.
  
  Il y eut d’autres rafales, puis le silence revint pour peu de temps, car les hurlements remplacèrent les détonations.
  
  - Rhabille-toi, suggéra-t-il.
  
  Rapidement il se vêtit, imité par la Jamaïcaine qui tremblait convulsivement.
  
  - Que... que se passe-t-il ? hoqueta-t-elle.
  
  - Reste ici, je vais voir.
  
  - Non, non, refusa-t-elle, ne m’abandonne pas, je t’accompagne.
  
  Ils sortirent de la chambre. Dans le salon de réception, c’était la panique. Les survivants couraient en tous sens, comme des moutons affolés par les loups, en trébuchant contre les cadavres, en pataugeant ou en glissant dans le sang. Personne ne songeait à remonter l’intensité des éclairages, ce que fit Coplan, talonné par Yaara qui ne le lâchait pas d’un pouce.
  
  Le désastre était grand. Niksou avait terminé sa carrière de play-boy et de financier. Transpercé par les balles, son corps grassouillet se vidait de son sang et son sexe, flasque et mou, au gland coupé par un projectile, pendait lamentablement le long de la braguette. Ses gardes du corps l’avaient accompagné dans la mort. Fronts fracassés, cervelle répandue, vêtements déchiquetés, ils gisaient, éparpillés sur la moquette blanche, épaisse comme un matelas, qui se colorait de rouge.
  
  Parmi les invités, on comptait aussi des victimes. Margaux Lamotte était l’une d’elles. Le cou scié par une rafale, elle ne chanterait plus jamais ses chansons jazzy au Cackoo. Les blessés poussaient des hurlements déchirants.
  
  Un médecin ! cria quelqu’un.
  
  Étrangement, personne n’osait s’approcher de la porte par laquelle étaient entrés les tueurs. Pourquoi était-elle vitrée ? s’interrogea Coplan. Certes, le verre, qui avait volé en éclats, était épais d’un centimètre. Mais avait-on puérilement escompté qu’il résisterait à un projectile de forte puissance ?
  
  Comment quelqu’un qui s’entourait de gardes du corps armés jusqu’aux dents commettait-il l’imprudence de ne pas mieux défendre l’accès à ses appartements privés ? Surtout si l’intéressé était un agent du S.V.R., qui avait hérité des techniques du K.G.B.
  
  La seule qui semblait avoir conservé son sang-froid était la Grecque Thida Ippolitos. Après son strip-tease débridé, elle se rhabillait promptement. Sous ses hauts talons, pareils à ceux d’une racoleuse de trottoir, elle piétina le verre brisé, contourna les flaques de sang et les cadavres, et s’enfuit à travers la porte fracassée.
  
  - Imitons-la, suggéra Coplan. Bourrés de coke comme nous le sommes, nous n’avons pas envie de subir les questions de la police, n’est-ce pas ?
  
  Yaara lui étreignit la main.
  
  - Je te suis.
  
  Dans Belgrave Road, ils coururent jusqu’au coin de Warwick Way où la Jamaïcaine avait garé sa Nissan Stanza.
  
  - Je ne suis pas près de remettre les pieds à Pimlico, grinça-t-elle avant de démarrer.
  
  Chez elle. Coplan confectionna deux gin-fizz bien tassés. Yaara but le sien comme s’il allait lui sauver la vie. Habilement, Coplan commença à l’interroger sur Souslov, en profitant de l’émotion qui lui faisait baisser sa garde. Volubile, elle ne chercha pas à biaiser. Coplan écouta attentivement mais n’apprit pas grand-chose qu’il ne sût déjà.
  
  - C’étaient bien lui et ses gardes du corps qui étaient visés, remarqua-t-il. Pas ses invités, pas cette pauvre Margaux, personne d’autre que lui. Tu lui connaissais des ennemis ?
  
  - Je ne m’intéressais pas à ses affaires. Compte tenu du nombre de femmes avec qui il couchait, la meilleure hypothèse serait un mari jaloux ou un amant trompé. Mais serait-il plausible, dans ce cas, que l’un ou l’autre procède à un tel massacre ?
  
  - Certainement pas.
  
  - Alors, je ne vois pas.
  
  Coplan posa encore des questions mais Yaara subissait maintenant le contrecoup de ses émotions et s’effondra littéralement. Il la laissa dormir et retourna à son hôtel.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  
  
  
  Les peintres s’activaient dans les locaux de la Brigade de Répression du Banditisme pour redonner de la gaieté aux murs tristes et ternes. Coplan slaloma entre les escabeaux et les pots de peinture jusqu’à la porte du bureau où officiait le commissaire divisionnaire Bouthillier. Celui-ci l’accueillit avec chaleur.
  
  - Un de mes inspecteurs, déclara-t-il, est un vrai fouineur. Un as dans son genre. Il a déniché votre lascar.
  
  Il fouilla dans un tiroir et tendit une feuille de papier à son visiteur.
  
  - Bonne chance.
  
  Coplan remercia et prit congé.
  
  L’adresse se logeait derrière l’église Saint-Sulpice. Le fabriquant de marionnettes se nommait Laurent Vieljeu et occupait un bâtiment au fond d’une cour. Coplan entra dans un capharnaüm de marionnettes presque de grandeur nature. Leur concepteur avait répudié la cire et le son pour s’en tenir aux os, aux plumes, à la fourrure, aux végétaux, au bois et au silex. Le résultat coupait le souffle, tant on sentait le cœur de l’artiste dans chaque composition. Vieljeu était-il habité par des prédispositions sataniques ? En tout cas, il témoignait d’une prédilection pour les représentations de Belzébuth. Heureusement, il ne s’en tenait pas là et il était également loisible d’admirer des princesses, des dames de la cour, des pétroleuses autour de la guillotine, des archers, des druides gaulois ou des muscadins à la pose précieuse.
  
  - Puis-je vous aider ?
  
  Laurent Vieljeu était un homme âgé aux cheveux jaunâtres qui semblait affublé d’un voile grisâtre devant le regard, un voile qui embrumait ses yeux. Il portait une blouse bleue à l’ancienne et Coplan remarqua que ses ongles étaient soigneusement manucurés. On devinait qu’il prenait grand soin de sa personne.
  
  - Je ne suis pas fixé sur une idée précise. Je voudrais jeter un coup d’œil à vos merveilles.
  
  - Je vous en prie.
  
  - Combien vaut ce pertuisanier ? questionna Coplan pour le principe et pour accréditer son personnage d’acheteur potentiel.
  
  - Dix mille francs.
  
  - Je vois.
  
  Coplan poursuivit son exploration dans le caphamaüm. Soudain, il tomba en arrêt devant une poupée qui était une reproduction exacte de la célèbre toile de Bellotto, le grand maître italien du XVIIIème siècle. L’artiste avait intitulé son tableau La Violoniste vénitienne. Vénitienne, sans doute, à cause de ses cheveux roux. Vieljeu était parvenu à reconstituer le visage romantique de la jeune femme. Il l’avait dotée d’un Amati, comme dans la toile de Bellotto.
  
  Coplan inspecta le violon.
  
  - Diego Juarez a toujours eu du goût, lâcha-t-il.
  
  Vieljeu sursauta.
  
  - De quoi parlez-vous ?
  
  - Souvent, les voleurs emportent n’importe quoi. Des nanars dont on ne voudrait pas au marché aux puces, des bijoux à l’ancienne qui ne valent pas un clou, de vieilles croûtes de peintres du dimanche. Pas Diego. Avec lui, c’est la classe, l’amateur éclairé, l’Arsène Lupin diplômé d’art. Cet Amati est de très grande valeur. Il serait criminel de vous en priver. Je vous le laisse.
  
  Coplan se tourna vers Vieljeu et lui lança un regard noir.
  
  - Mais à une condition.
  
  Le fabriquant de marionnettes et de poupées étouffa un petit rire gêné.
  
  - Laquelle ?
  
  - Vous avez pignon sur rue, ce qui signifie que vous n’achetez pas de marchandise volée sans savoir d’où elle vient. Inévitablement, vous avez posé la question à Diego. Vous avez été rassuré quand il vous a dit qu’elle avait été dérobée en Suisse. Ce pays est à la fois proche et éloigné. Néanmoins, pour être complètement sûr de votre fait, vous avez insisté pour savoir au préjudice de qui ce merveilleux violon ancien a été volé.
  
  Vieljeu toussota, de plus en plus gêné.
  
  - Qui êtes-vous? questionna-t-il d’une voix enrouée.
  
  - Je suis celui qui remet les pendules à l’heure, répondit Coplan d’un ton sibyllin. Des gars de la Brigade de Répression du Banditisme stationnent dans une Peugeot au coin de la rue de Seine...
  
  Il sortit un bip-bip de sa poche.
  
  - ... Un signal de ma part et ils rappliquent, bluffa-t-il. Tout empaqueté, vous vous retrouvez devant le juge d’instruction et, ensuite, à Fresnes ou à la Santé. Et adieu les marionnettes et les poupées pour un bout de temps. Personnellement, je veillerai à ce que vous preniez un maxi.
  
  Vieljeu déglutit bruyamment.
  
  - Qui vous dit que je connais le nom de la victime ?
  
  - C’est vous qui lancez les dés. Pas moi.
  
  Vieljeu hésita, puis lâcha :
  
  - Un certain Rudolf Saintheny.
  
  - Où ?
  
  - A Lausanne
  
  
  
  
  
  Pour Coplan, le spectacle évoquait Londres, Belgrave Road et le massacre de Nikola Souslov et de ses gardes du corps.
  
  L’appartement était situé rue Servandoni, pas très loin de la boutique de Laurent Vieljeu. Naturellement, ce dernier n’était pas en cause. L’ameublement était bon marché. Tant mieux car les balles avaient déchiqueté le bois et fracassé les lampes à abat-jour.
  
  - Ne vous approchez pas trop près, recommanda le commissaire divisionnaire De Gracia, patron de la Brigade Criminelle, l'Identité judiciaire n’a pas fini son boulot. Et attention aux lignes tracées à la craie. Ne sabotez pas notre ouvrage.
  
  - Nous marcherons sur des coquilles d’œuf, le rassura Tourain.
  
  Le canapé en cuir fauve lui aussi avait été labouré par les projectiles dont les impacts avaient creusé le mur autour du manteau de la cheminée.
  
  - Un vrai carnage, grogna Tourain.
  
  Apparemment, les trois victimes buvaient tranquillement leur vodka Smirnoff quand les tueurs avaient appuyé sur la détente. A présent, elles gisaient sur la moquette, dans cette pose souvent ridicule, parfois grotesque, des êtres frappés par une mort violente et brutale. Leur sang inondait les arabesques du faux Chiraz.
  
  - De vieilles connaissances, soliloqua Tourain. Un peu vieilles, je le répète, mais aisément reconnaissables. Leurs traits sont imprimés dans ma mémoire après les avoir vus tant de fois sur les films pris par mes hommes quand ils les bougnotaient (Bougnote = filature) au départ de leur ambassade boulevard Lannes. Là, avec le verre encore à la main, c’est Valeri Soutine et, à côté de lui, Vassili Bondarenko. A droite, complètement décapité, nous voyons Alexis Klokov, et son tatouage en forme de scarabée sur le dessus de la main gauche. Un tatouage fort reconnaissable et qui m’a toujours étonné chez un agent du K.G.B. puis du S.V.R. A vrai dire, je croyais qu’ils étaient, vu leur âge, tous les trois à la retraite.
  
  - Une vraie retraite ? railla Coplan.
  
  - Qui, chez eux, prend jamais une vraie retraite ? renvoya Tourain.
  
  - Je l’aimais bien, Soutine. Par trois fois, en terrain neutre, à Beyrouth, au Caire et à Malte, nous avons négocié des accords visant à l’échange d’agents d’un camp et de l’autre. Les espions devraient mourir avant qu’on se mette à les connaître.
  
  - Il avait un nom de peintre expressionniste. Ces artistes professaient une vision si pessimiste du destin humain qu’il n’est pas étonnant que, par mimétisme, Soutine se soit fait assassiner, philosopha Tourain.
  
  De Gracia reflua vers eux.
  
  - Les tueurs sont passés par l’escalier de service et ont découpé un carreau dans la fenêtre du couloir. Ils ont tourné l’espagnolette, sont entrés et le reste n’était plus que routine. Ils ont utilisé trois pistolets-mitrailleurs Heckler & Koch et n’ont même pas pris la peine de ramasser les étuis vides. Naturellement, leurs armes étaient équipées de silencieux. De vrais pros.
  
  Comme à Londres, pensa Coplan.
  
  - Pas mal de fric dans leurs portefeuilles, poursuivit le patron de la Criminelle. Et pas des roubles. De bons francs suisses, bien craquants ! A croire qu’ils avaient dévalisé une banque à Genève !
  
  Tourain secoua la tête d’un air dégoûté.
  
  - Ils étaient trop vieux, énonça-t-il en guise d’oraison funèbre. Ils avaient perdu leurs réflexes d’antan. Je les ai connus moins négligents. Se laisser découper un carreau dans la fenêtre du couloir. Quelle fin dérisoire pour des espions autrefois si brillants.
  
  - Soutine était plus un négociateur qu’un véritable agent Action, remarqua Coplan.
  
  - Les deux autres aussi, rappela Tourain. De véritables mécaniques cérébrales comme le K.G.B. en a produit si souvent.
  
  De Gracia parut agacé.
  
  - Vous en avez fini avec vos panégyriques dithyrambiques et vos oraisons funèbres ? Nous ne sommes pas ici pour rédiger une notice nécrologique !
  
  - Vous avez d’autres informations à nous fournir? tempéra Coplan.
  
  - Apparemment, ils avaient rancart dans un troquet de la rue des Dames dans le 17ème. Chez Léontine. Qui de nos jours se prénomme encore Léontine ? Pourquoi pas Prudence ou Cunégonde ? Avec un certain Revizot, Revizon, ou encore Revizol ou Revizou. Un nom à sept lettres, mais la dernière a été emportée par une balle. La feuille de papier était placée dans une poche intérieure à hauteur du cœur.
  
  - Sur qui l’avez-vous trouvée ? s’enquit Coplan.
  
  - Celui qui a le scarabée tatoué sur le dessus de la main gauche.
  
  - Alexis Klokov, conclut Tourain. Pas étonnant. A mon avis, c’était le chef du groupe.
  
  - Ce nom et l’adresse sont inscrits en caractères latins, pas cyrilliques, reprit De Gracia. Je pense que ce Revizon, ce Revizot, ce Revizol ou ce Revizou est un sujet français. Va falloir que Léontine nous dise qui il est.
  
  - Tenez-nous au courant, invita Coplan.
  
  
  
  
  
  Coplan dégustait tranquillement son breakfast sur la terrasse de l’hôtel Beaurivage à Ouchy, la station balnéaire de Lausanne et petit paradis sur le littoral du lac Léman. De sa position, près de la baie vitrée, il admirait le joli quai fleuri et arboré, pénétré par les senteurs de l’eau, ainsi que le magnifique panorama sur les Alpes savoyardes, vaudoises et valaisannes, tandis que, sur le lac, se déroulait le ballet coloré des voiliers et des planches à voile.
  
  Il s’était levé tard et Rudolf Saintheny arriva au moment où il engloutissait son dernier morceau de toast.
  
  - Monsieur Francis Castres ?
  
  - C’est bien moi. Asseyez-vous. Que puis-je vous offrir ?
  
  - Du café me conviendra parfaitement.
  
  Coplan fit signe au serveur de lui apporter une cafetière pleine et avança une tasse vers son visiteur. Il avait déjà enregistré son physique. Tête étroite aux joues gonflées comme celles d’un chat-huant, des yeux glauques et une petite bouche en forme de suçoir. Un peu ridicule, sa chevelure grise était gominée, pareille à celle d’un danseur de tango argentin. Ce qui rachetait un peu la mauvaise impression, c’était l’excellente diction d’acteur shakespearien et la voix grave des chanteurs officiant au sein des chœurs de l’Armée rouge.
  
  Tous deux demeurèrent silencieux jusqu’à ce que la cafetière leur soit apportée et leurs tasses remplies.
  
  D’emblée, Coplan se félicita que Saintheny lui facilite la tâche. En effet, ce dernier se lança dans une violente tirade, ayant, d’entrée de jeu, décidé qu’il était préférable d’attaquer plutôt que de défendre.
  
  - Soixante millions de francs suisses ne se dénichent pas au fond du lac Léman, protestait-il avec véhémence.
  
  Malgré l’énormité de la somme, Coplan resta impassible.
  
  - Des ventes inconsidérées couleraient ma banque car elles paraîtraient suspectes. Vous êtes certainement ignorant des pratiques du monde financier et des marchés boursiers qui sont sensibles au moindre frémissement. Regardez par exemple ce qui se passe en ce moment avec la lire italienne et la peseta espagnole. Les banques centrales ne peuvent les défendre d’abord parce qu’elles seraient vite à court de devises et, ensuite, parce que le retrait de capitaux est trop important. Et pourtant, d’où est venue la rumeur qui a conduit à cet état de choses ? Personne ne le sait. Et moi encore moins que quiconque.
  
  Pendant que le Suisse reprenait son souffle, Coplan le fixait sans rien dire, à l’affût de la bride de renseignement qui augmenterait ses chances de s’accrocher à quelque chose de solide sans avoir besoin de poser des questions.
  
  - Je vous l’ai dit à de nombreuses reprises et la dernière fois, encore, à Londres.
  
  Coplan sauta sur l’occasion.
  
  - A qui à Londres ?
  
  - A votre ami Souslov à Pimlico.
  
  Coplan respira un grand coup et se reversa du café. En plissant le front comme s’il était soucieux, il déclara :
  
  - Je ne suis pas au courant.
  
  - Pourtant, j’ai remis de l’argent. Ce que je pouvais, naturellement, on ne peut exiger l’impossible
  
  - Combien ?
  
  - Deux millions de francs suisses.
  
  - C’est peu sur soixante.
  
  - Vous oubliez mes versements précédents, c’est-à-dire huit millions.
  
  - Soit, en tout, dix millions sur soixante, résuma Coplan d’un ton sévère, maintenant bien à l’aise dans sa peau de collecteur de fonds. Nous sommes loin du compte. Par ailleurs, je ne suis pas au courant de ce versement effectué à Londres.
  
  - Il y avait des témoins.
  
  - Qui ?
  
  - L’héritière et les trois femmes que Souslov essayait de me jeter dans les bras. La Grecque, la Jamaïcaine et la Française. Comme si moi, un honorable banquier de Lausanne, j’allais me faire piéger par des aventurières, clama le Suisse, rouge d’indignation.
  
  Coplan le calma d’un geste apaisant de la main.
  
  - Ne nous énervons pas, plaida-t-il.
  
  Un mot l’intriguait : l’héritière. Mais il lui était interdit de poser des questions à ce sujet. Il était censé, à cause du personnage dont il avait endossé les habits, savoir de qui il s’agissait. Le Vieux avait été clair. Attention, ne pas indisposer nos amis suisses par des initiatives intempestives, d’autant que la police helvétique a été coopérative, elle nous a fourni tous les renseignements que nous souhaitions sur Rudolf Saintheny.
  
  Héritier d’une longue lignée de banquiers qui remontait jusqu’à l’époque de Calvin, celui-ci était seul propriétaire de la B.H.A.T., la Banque Helvétique des Alpes du Tessin, un monument dans l’histoire bancaire de la Confédération. Florissant durant deux siècles, l’établissement avait subi une érosion au cours des deux dernières décennies et son prestige en avait souffert.
  
  Marié et père de famille nombreuse, l’intéressé menait une vie bourgeoise, calme et tranquille, fort éloignée semblait-il du monde ténébreux de l’espionnage. Son épouse s’occupait de ses enfants et d’œuvres de bienfaisance. Quant à ses deux sœurs, l’une était enfermée dans un asile psychiatrique, sous tutelle, et l’autre se contentait de toucher les revenus de sa part d’héritage en se dévouant au sort des enfants déshérités du Cambodge.
  
  - Ici Anastasia, s’était contenté de dire Coplan au téléphone après avoir vérifié que l’écriture du banquier correspondait à celle du carnet trouvé dans l’Amati volé par Diego Juarez.
  
  Maintenant, il lui était impossible de faire machine arrière et de recourir à des méthodes plus directes. On ne traitait pas un banquier suisse comme un agent de Moscou. Selon toute vraisemblance, Saintheny était victime d’un chantage, mais lequel ? Et dans quel but ? Après quoi couraient le S.V.R. et sa fraction la plus dure, Yz-Pod Stola, comme le suggérait le Mossad ? Et cette Opération Anastasia était-elle dirigée contre la Suisse ou bien contre un autre pays qui pourrait être la France ?
  
  En tout cas, les sommes d’argent en jeu étaient vertigineuses. Soixante millions de francs suisses représentaient vingt-quatre milliards de centimes.
  
  - Quand paierez-vous le reliquat ? questionna Coplan de la même voix sévère.
  
  - Dès que je peux. Les fonds de ma banque sont placés dans des opérations offshore à long terme et souvent dans la zone Asie-Pacifique, particulièrement déficitaire au cours de l’exercice précédent. A cette perte s’ajouteraient les lourdes pénalités pour retrait anticipé. Je ne peux me dégager aussi facilement sans risquer de mettre en péril votre opération et ce n’est pas ce que vous souhaitez.
  
  - Bien entendu que non. Avez-vous effectué un autre versement à Paris ? interrogea Coplan qui tentait de lier l’exécution de Soutine, de Klokov et de Bondarenko à celle de Souslov à Pimlico.
  
  - Non. Tous à Londres.
  
  Subtilement, Coplan posa encore quelques questions sans pourtant parvenir à mieux cerner le problème. Voyant qu’il était à bout d’arguments. il laissa finalement le banquier partir. Celui-ci paraissait soulagé. Il se pressa de disparaître. Sa Rolls et son chauffeur l’attendaient sur le quai. La voiture démarra en trombe.
  
  Coplan remonta dans sa chambre et fit son rapport au Vieux, puis, allongé sur le lit que n’avait pas encore refait la femme de ménage, il réfléchit. Bientôt, cependant, il fut dérangé par celle-ci et décida d’aller se promener sur le quai. Il alluma une Gitane et contempla la course élégante des voiliers sur le lac.
  
  En récapitulant, il s’aperçut que deux hypothèses s’offraient à lui. La première était pessimiste. Après la disparition de l’Amati et du carnet, Rudolf avait cessé de coucher par écrit ses impressions sur l’Opération Anastasia. Dans ce cas, cette piste était coupée. La seconde était optimiste : il avait continué à confier ses frustrations à une feuille de papier. Dans cette éventualité, les chances de progresser demeuraient entières.
  
  Oui, mais à condition de savoir où il cachait ses confidences. Échaudé par le vol du violon, il avait dû se résoudre à les enfermer dans un coffre-fort, solution à la fois plus conventionnelle, plus solide mais aussi plus aléatoire car les cambrioleurs s’attaquaient plus facilement à un coffre-fort qu’à un violon.
  
  Si c’était malgré tout la voie qu’il avait choisie, quel coffre ? Il y en avait trois. Un à la banque, rue des Terreaux, un dans sa superbe villa de Bâle où vivaient son épouse et ses enfants que Saintheny ne rejoignait que les week-ends et le troisième dans son appartement près de la place Saint-François. Mission quasi impossible pour le premier. A exclure. Tâche difficile pour le deuxième, compte tenu de la présence de la famille. Restait le troisième. Mais comment opérer ?
  
  Tout en fumant ses Gitanes, Coplan résuma pour lui-même ce qu’il savait de la vie de Saintheny à Lausanne durant les jours ouvrables. Dès qu’il regagnait son domicile, ses trois domestiques, dont la cuisinière, quittaient l’appartement jusqu’au lendemain. Ils n’habitaient pas loin, d’ailleurs. A partir de là, circonstance favorable, le banquier était seul.
  
  Puisque la violence physique était à prohiber, comment opérer ?
  
  Il admirait les formes superbes d’une jolie véliplanchiste quand il découvrit la solution. La police helvétique avait bien fait son travail en abreuvant le Vieux de renseignements précieux. Sans le savoir, elle avait fourni la clé du coffre-fort.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  
  
  
  A l’aéroport de Lausanne-Blécherette, Coplan accueillit Florence Magdeville et sa fille Charlotte. Florence détenait le grade de capitaine au Service Action de la D.G.S.E. et n’avait opéré qu’une seule fois en sa compagnie. Au Gabon, où elle avait brillamment aidé à démanteler un réseau de terroristes qui visait à mettre en péril les intérêts français en Afrique noire.
  
  Allure sportive, très épouse de cadre dans le vent, on l’imaginait, et l’on n’avait pas tort, pratiquant le ski, le tennis, la voile, la natation, et le golf quand on voyait son œil précis, apte à mesurer les distances avec une marge d’erreur imperceptible et un soin quasi mathématique.
  
  Elle plaqua sur la joue de Coplan un baiser appuyé.
  
  - Contente de te revoir, Francis.
  
  Ce dernier serra dans ses bras la fillette âgée de dix ans, aux grands yeux clairs et intelligents, qui l’embrassa avec fougue.
  
  Il savait qu’il manquait un père à Charlotte, celui-ci, également officier du Service Action, ayant été tué à Alger par les intégristes dans un attentat à la voiture piégée. La jeune enfant ressentait douloureusement cette perte cruelle.
  
  - Quelle est ton actrice française préférée ? interrogea-t-il en caressant les cheveux de la fillette.
  
  - Isabelle Adjani.
  
  - Pour un soir, tu seras Isabelle Adjani.
  
  - Je sais, maman me l’a dit. Nous avons déjà répété mon rôle. C’est plus amusant que le théâtre à l’école.
  
  - Tu n’en diras rien à personne, même pas à tes petites camarades ?
  
  - Promis, juré, croix de bois, croix de fer, si je mens, je vais en enfer.
  
  Il entraîna les arrivantes et les conduisit à la maison qu’il avait louée à Denantou au milieu des azalées et des rhododendrons.
  
  
  
  Scindé en trois, le groupe Picpus, commandé par le lieutenant Leuregans, arriva le lendemain par la route. Comme le groupe, l’opération était baptisée Picpus. Ce fut un sujet de plaisanterie entre Coplan et les deux officiers. Les planificateurs de la Division extérieure avaient encore une fois eu recours à leur vieux dada : choisir un nom de station de métro parisienne, comme au temps de la France libre à Londres.
  
  - Estimons-nous heureux, dit Leuregans, qu’ils ne soient pas tombés sur une appellation à rallonge comme Malakoff-Rue Étienne-Dolet ou Boulogne-Pont de Saint-Cloud.
  
  - Ou Cambronne, pour se foutre de nous, renchérit Florence Magdeville.
  
  Le plus beau fleuron du groupe était l’adjudant-chef Eusebio, rapatrié d’urgence de la Guyane où il opérait au sein de la 19ème C.E.M.B.L.E. (19ème Compagnie d’Entretien des Matériels et des Bâtiments de la Légion Étrangère. Appellation de camouflage qui dissimule une unité de sous-officiers légionnaires appelés en renfort par le Service Action de la D.G.S.E. en fonction de leur spécialité).
  
  Né à Bilbao, il était le fils du plus habile ouvreur de coffres-forts de la péninsule Ibérique. Fier de son savoir-faire, le père avait transmis celui-ci à son rejeton qui, à son tour, avait acquis le tour de main de son professeur. Tous deux avaient opéré sur le plan international jusqu’au jour où la police turque les avait capturés à Izmir. Les conditions carcérales étant effroyables chez les Ottomans, le père en était mort. Écœuré, le fils avait juré d’abandonner le métier et, dès sa libération, s’était engagé dans la Légion étrangère où l’on n’avait pas manqué de faire vite appel à sa haute technicité qu’un enseignement sophistiqué avait considérablement améliorée.
  
  Eusebio n’avait que deux égaux, l’un travaillait pour la C.I.A., l’autre pour le S.V.R.
  
  Le soir même, Coplan réunit son équipe et fit le point.
  
  - Vous aurez deux heures trente, pas plus, déclara-t-il à Eusebio. Il faut que, durant ce délai, le coffre soit ouvert et vidé de son contenu. Ne laissez rien, emportez tout, ne laissez pas d’argent. La meilleure solution aurait été de photocopier les documents, mais nous ignorons si la cible dispose d’une photocopieuse, et en apporter une complique les choses car il existe un risque que, malgré le subterfuge, celui que nous visons ne s’aperçoive de quelque chose. Je regrette de ne pouvoir adopter cette solution. En la choisissant, l’opération serait passée inaperçue.
  
  - J’aurais aimé connaître la marque et le type du coffre, geignit l’Espagnol qui aimait se faire plaindre.
  
  Coplan secoua la tête.
  
  - Impossible.
  
  - Quand doit-on caser (Argot de la D.G.S.E. : Étudier sur place. Terme emprunté à la C.I.A.) l’opération ?
  
  - A partir de demain, répondit Leuregans.
  
  - La protection ?
  
  - C’est moi qui l’assure, répondit l’officier.
  
  Charlotte entra dans la pièce et tous les hommes se turent. Sa mère se précipita pour la ramener à sa chambre. Eusebio désigna les légionnaires qui formaient son équipe habituelle.
  
  - Nous serons quatre à l'intérieur.
  
  Une certaine insolence se lisait sur son visage. Il est trop habitué à se faire chouchouter, diagnostiqua Coplan qui décida de prendre le légionnaire en tête-à-tête et de mettre brutalement les choses au point. A voir le visage de Leuregans, d’ailleurs, il pensait de même. Malgré la rude discipline qui régnait à la Légion, ses membres se révélaient frondeurs quand ils étaient confrontés à des officiers d’autres unités et éprouvaient une forte tendance à les snober, surtout un Eusebio, conscient de sa valeur dans sa spécialité.
  
  - J’assure l’ombrelle (Argot de la D.G.S.E. : Protection immédiate) à l’intérieur, reprit l’Espagnol en bombant un peu le torse comme s’il était le patron de l’opération. A l’extérieur, je compte sur une choufe (Argot de la D.G.S.E. : Surveillance) de premier choix.
  
  - C’est moi et mon équipe qui l’assurons, répéta Leuregans, visiblement agacé par l’arrogance du sous-officier.
  
  Oui, se dit Coplan, il faudra que je lui remonte les bretelles, à ce prétentieux.
  
  
  
  
  
  - Je viens de prendre en otage une fillette. Si vous n’obéissez pas à mes instructions, elle mourra. Tenez, je vous offre un hors-d’œuvre de ce qui lui arrivera.
  
  - A toi de jouer, souffla Florence Magdeville dans l’oreille de Charlotte.
  
  Celle-ci poussa un hurlement terrifiant dans le récepteur du combiné.
  
  - Je viens de lui enfoncer la pointe d’un couteau dans la joue. Je vous rappelle, et tâchez de conserver pour moi une ligne d’accès totalement libre. Mon nom est Belphegor.
  
  Coplan raccrocha et embrassa Charlotte.
  
  - Bravo, Isabelle Adjani. C’était tellement réussi que j’en avais le dos glacé.
  
  - C’est vrai ? s’émerveilla la fillette.
  
  Coplan attendit deux minutes et retéléphona à la chaîne de télévision.
  
  - Ici Belphegor.
  
  Immédiatement, il eut le responsable de la chaîne.
  
  - Je vous passe la fillette.
  
  - Fais ton numéro, recommanda Florence.
  
  - Pitié, monsieur, s’il vous plaît, pitié ! Il va me tuer si vous ne faites pas ce qu’il veut, je suis pleine de sang !
  
  Coplan lui reprit le combiné.
  
  - Vous avez entendu ? Bon, je vous rappelle.
  
  Derechef il raccrocha.
  
  - Isabelle Adjani n’aurait pas fait mieux, félicita-t-il. Tu es une grande actrice.
  
  - Une future star, appuya Florence.
  
  Soudain, la fillette eut les larmes aux yeux.
  
  - Dommage que mon papa ne soit pas là.
  
  Avant de rappeler la chaîne de télévision, Coplan attendit que sèchent ses pleurs.
  
  - Combien ? questionna sèchement le directeur de la chaîne.
  
  - Pardon ?
  
  - Combien d’argent réclamez-vous ?
  
  - Vous vous trompez, je ne veux pas d’argent.
  
  - Alors, quelles sont vos exigences ?
  
  - Je veux qu’à la fin de son émission, Laura Tonelli se livre à un strip-tease.
  
  - Vous êtes fou ?
  
  Coplan, sans faire de commentaires, coupa la communication. Deux minutes plus tard, il rappela.
  
  - Si Laura Tonelli refuse, elle et vous serez responsables de la mort de la fillette. La presse le saura.
  
  En même temps, Charlotte poussa un autre hurlement terrifiant qui, à l’autre bout du fil, glaça le sang du directeur. Coplan reposa le combiné.
  
  - Tu mérites un Oscar.
  
  Laura Tonelli était une ex-star du porno qui avait fait fureur sur les écrans italiens. Elle n’était pas originaire de la péninsule, mais de Genève, et s’était reconvertie à la télévision en animant une émission dont le ton restait leste, sans être cependant grivois ou paillard, en raison d’une certaine pruderie coutumière à la Suisse. Ses invités étaient souvent français mais demeuraient dans les limites imposées par les producteurs. Malgré son reniement du hard, l’intéressée avait conservé sa beauté et ses formes resplendissantes. D’ailleurs, elle se présentait en tenue sexy. En particulier, elle mettait en valeur ses seins dont aucun téléspectateur ne pouvait ignorer la naissance et le volume enchanteur. Avec hardiesse, elle avait même, une fois, tenté d’élargir le débat en arrivant chaussée de cuissardes noires et serrée dans une troublante minijupe. Les Eglises protestantes l’avaient violemment vilipendée, les producteurs l’avaient réprimandée et elle n’avait plus recommencé, douchée dans ses ambitions.
  
  Son émission durait une heure et quarante-cinq minutes, pages de publicité comprises, entre vingt heures quarante-cinq et vingt-deux heures trente, une fois par semaine, le jeudi.
  
  - Ici Belphegor, répéta Coplan quand il eut à nouveau composé le numéro.
  
  Près de l’appareil, Charlotte criait et trépignait.
  
  - Elle pleure parce qu’elle sait que je vais lui couper le lobe de l’oreille gauche, expliqua Coplan d’une voix froide. C’est dommage, elle est bien mignonne, cette petite. Elle sera défigurée. Vous êtes peut-être père de famille vous-même ? Au fait, vous avez sûrement alerté la police et ses représentants sont auprès de vous. N’escomptez pas pourtant localiser la provenance de cet appel. Comme vous l’avez remarqué, je raccroche dans un délai très court.
  
  Il reposa le combiné.
  
  - Tu crois que ça marchera ? s’enquit Florence d’une voix oppressée, le regard tourné vers l’écran du téléviseur où l’on voyait Laura Tonelli, parfaitement à l’aise, menant le débat avec son tonus habituel.
  
  - Il nous reste une heure pour que notre ex-star du porno se décide.
  
  - Pourquoi les gens disent Laoura et pas Laura ? s’étonna Charlotte.
  
  - C’est la prononciation à l’italienne, ma chérie.
  
  - Vous connaissez l’histoire de l’employé de banque dont la petite fille avait été kidnappée en échange d’une énorme rançon ? cita Coplan quand il rappela. Naturellement, il n’avait pas un sou et la banque, pourtant fort riche, a refusé de payer à sa place. La petite fille a été retrouvée étranglée et les clients de l’établissement, en représailles, ont vidé leurs comptes, si bien que la banque a fait faillite. Méditez cet exemple.
  
  La fois suivante, ce fut le chef de la police qui répondit à Coplan.
  
  - Témoignez d’un peu d’humanité à l’égard de cette fillette. Vos exigences sont exorbitantes. Vous savez pertinemment qu’elles ne peuvent être satisfaites.
  
  - Tant pis pour la gosse, répliqua sèchement Coplan. Laura Tonelli, la station et la police seront responsables de sa mort. Si vous changiez d’avis, rappelez-vous que je veux un strip-tease intégral.
  
  - En tout cas, tu es plus que convaincant, lui jura Florence quand la communication fut coupée. Je serais à l’autre bout du fil, j’en aurais l’angoisse au cœur.
  
  A l’appel suivant, le chef de la police voulut savoir quel sort avait été réservé aux parents de la fillette.
  
  - Le père est mort, je l’ai tué, la mère est ligotée et bâillonnée. Elle mourra elle aussi si Laura Tonelli refuse le strip-tease. Après tout, pourquoi refuserait-elle ? Elle a fait pire sur les écrans italiens !
  
  - Ils vont céder, conjectura Florence.
  
  - De guerre lasse, c’est obligé.
  
  Il désigna le téléviseur.
  
  - Tu as remarqué tous ces coups de fil qu’elle reçoit. A mon avis, elle a déjà accepté. N’oublie pas que, pour la chaîne et pour elle, c’est une pub fantastique ! Mieux, un scoop ! Le monde entier va en parler.
  
  - Je vois les titres des journaux. Chantage au strip-tease ! Du jamais vu !
  
  - Je mangerais bien un esquimau, déclara Charlotte qui estimait mériter une récompense.
  
  Était-ce parce qu’il traînait des relents de soufre autour de l’ex-star du porno ? Parce que la silhouette de la jeune femme évoquait des accouplements coupables auxquels, tout le long de sa vie, il s’était bien gardé de succomber ? Était-il tenté d’ébrécher cette continence extramaritale et exorcisait-il cette tentation en recourant à la catharsis télévisuelle ?
  
  En tout cas, fidèlement, chaque jeudi à vingt heures quarante-cinq, Rudolf Saintheny s’installait dans son fauteuil, face à son téléviseur, pour regarder l’émission de Laura Tonelli. Une véritable fascination. Qu’il pleuve, qu’il vente, qu’une tempête secoue les marchés financiers, que la Bourse de Zurich baisse dramatiquement, qu’un ami veuille l’inviter à dîner, que son épouse s’inquiète de la santé de ses enfants, rien n’y faisait. Il se clouait devant le poste, tétanisé, catatonique, paralysé devant son idole, en extase devant les mimiques et les chatteries gourmandes qu’elle prodiguait à ses invités.
  
  
  
  
  
  Un envoûtement.
  
  Charlotte avait sucé son deuxième esquimau après trois séances de cris, de pleurs, de gémissements, d’appels au secours dans le combiné, et Coplan avait répété ses communications téléphoniques à sept reprises quand, enfin, à l’autre bout du fil, on capitula.
  
  - Il nous faut, avant le strip-tease, expliquer à nos téléspectateurs les raisons de cet épisode extraordinaire et imprévu, déclara le directeur de la chaîne.
  
  - Bien entendu, acquiesça Coplan, heureux de ce contretemps, auquel il s’était attendu, et qui allait dans le sens de ses intérêts.
  
  - Et vous arrêtez immédiatement de torturer cette fillette, vous m’entendez ? enjoignit le Suisse d’un ton sévère.
  
  - J’arrête sur-le-champ, répondit Coplan, l’œil rigolard, en contemplant Charlotte qui suçait le bout de bois pour arracher les dernières parcelles du mélange vanille-pistache.
  
  Florence la conduisit à sa chambre car elle refusait qu’elle assiste au strip-tease.
  
  Larmoyant, le directeur de la chaîne procéda lui-même à l’annonce et Coplan ne douta pas que, dès cet instant, Rudolf Saintheny ne se trémoussât dans son fauteuil, dans l’attente de voir son idole se déshabiller. Dans l’intervalle, Eusebio et son équipe bénéficieraient d’un délai supplémentaire et travailleraient en paix.
  
  Laura Tonelli soigna sa propre publicité et expliqua en sanglotant qu’elle se sacrifiait pour sauver la vie d’une enfant et de sa mère. Peut-être regrettait-elle, au fond d’elle-même, que les ombres d’un passé sulfureux ne viennent ternir un si brillant présent. En tout cas, c’est avec des gestes précis, sans maladresse, sans gaucherie, qu’elle attaqua son strip-tease, sans même une musique de fond pour se référer au tempo.
  
  - Une vraie professionnelle, énonça Florence, époustouflée. On croirait une effeuilleuse du Crazy Horse !
  
  Dernière chance pour elle de se dévêtir devant un aussi nombreux public, sûrement haletant devant sa prestation, Laura Tonelli décomposait ses mouvements en guignant le téléspectateur, plus du tout anxieuse à l’idée d’apparaître sous son ancien jour, l’œil coquin, les épaules altières, la taille cambrée en haut de l’estrade sur laquelle elle avait pris place. Certes, ses dessous relevaient du plus pur classicisme car elle n’avait pas prévu qu’elle serait obligée de renouer avec ses amours de jeunesse.
  
  Ses invités étaient restés. Ils ne pouvaient manquer une telle occasion. En frappant dans leurs mains, ils remplaçaient la musique de fond absente. Parmi eux, un grand nom de la chanson française qui avait interprété sa dernière composition, aux allusions quelque peu grivoises. Et aussi l’animatrice d’un cabaret féminin de Hambourg qui dévorait des yeux la superbe silhouette qui se dénudait devant elle. Sans oublier la dernière conquête de l’Allemande, une jolie Slave émigrée de Saint-Pétersbourg, qui se lovait contre elle, comme une chatte amoureuse.
  
  Coplan décrocha le téléphone.
  
  - Très bien, félicita-t-il. Que Laura continue comme ça sans se presser. Elle a une plastique fantastique. Soyez rassurés, la fillette et sa mère ne risquent plus rien de ma part.
  
  Il reposa le combiné.
  
  - Il faut qu’elle tienne encore une demi-heure, commenta Florence. Elle a peut-être abandonné la carrière, mais elle ferait encore fureur sur un écran hard. Tu as vu son corps ?
  
  - Je suis fasciné. Comme Rudolf Saintheny.
  
  Laura Tonelli attaquait la jarretelle gauche, sa croupe, qui était gainée d’un slip en soie diaphane, tournée vers l’écran. Soudain, la native de Saint-Pétersbourg, folle de jalousie devant l’intérêt que son amante témoignait à l’effeuilleuse, se dégagea de son étreinte, bondit et arracha aux mains du chanteur français la guitare électrique avec laquelle il s’était accompagné. Un lourd anneau en or coulissant le long de sa cheville gauche, elle se rua sur l’estrade, brandit l’instrument et de toutes ses forces en abattit les cinq kilos sur la nuque de celle qui avait déclenché sa rage et qui lui tournait le dos.
  
  Le bois se fracassa et du sang coula sur les épaules nues tandis que Laura Tonelli s’affaissait d’un seul coup.
  
  - Bon sang, la conne ! s’emporta Coplan. Un coup si bien préparé, soigneusement monté, avec tout le personnel adéquat !
  
  - Et cette pouffiasse qui nous casse la baraque ! gémit Florence.
  
  D’un seul coup, l’écran s’obscurcit avant qu’une page de publicité ne vienne vanter les mérites des chocolats suisses.
  
  - Laura Tonelli ne reviendra plus, diagnostiqua Florence. Elle doit être K.O. ! Combien ça pèse une guitare ?
  
  Coplan décrocha le téléphone. Ce fut le policier qui répondit.
  
  - Cette fois, l’animatrice est hors circuit, railla-t-il. En ce moment on la conduit à l’hôpital.
  
  Coplan raccrocha et téléphona à la voiture de soutien postée place Saint-François.
  
  - Prends ton bip-bip et envoie le signal danger à Picpus Un. Qu’ils abandonnent les lieux comme prévu en cas de pépin.
  
  - Bien compris.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  
  
  
  - ... Il revenait dans son bureau au moment où le bip-bip m’alertait, expliqua le lieutenant Leuregans. Pas le temps de nous voir, je lui ai enfoncé une cagoule sur la tête et mon équipe l’a saucissonné. Pas de violences. Il était si surpris qu’il n’a pas résisté. Pas de cris non plus, on l’a bâillonné sous la cagoule. Comme il était hors d’état de nuire, j’ai pris sur moi de terminer le travail.
  
  - Bonne initiative, congratula Coplan. Allons examiner le butin.
  
  Près de deux millions de francs suisses, constata-t-il. Le Vieux serait content, lui qui se plaignait sans cesse que son action soit freinée par le manque de moyens financiers, bien que, grâce à Coplan, la D.G.S.E., et cela à de nombreuses reprises, ait réussi à alimenter sa caisse noire en confisquant le trésor de guerre de trafiquants notoires.
  
  Une vingtaine de cassettes vidéo, sur lesquelles étaient enregistrées les émissions de Laura Tonelli durant les mois précédents. Rudolf Saintheny était vraiment un fan de l’ancienne star du porno.
  
  Des albums de photos vieillies que Saintheny ne désirait pas conserver à son domicile de Bâle. Un jeu d’échecs aux pièces en ivoire figurant des statues de l’ancienne Égypte. Des lettres défraîchies d’un amour d’adolescent. Une collection de boutons d’uniforme. L’original d’un décret de promotion au grade de colonel de réserve dans l’armée helvétique.
  
  - Un sacré bric-à-brac, fit Leuregans. Particulièrement édifiant sur les choses qu’un homme estime devoir conserver dans son coffre personnel.
  
  - Qui devient un fourre-tout, renchérit Coplan.
  
  Il n’y avait pas de carnet similaire à celui caché dans l’Amati. En revanche. Coplan tomba sur une mince chemise au papier vert tendre dans laquelle était coincée une photocopie. Celle d’une lettre en français du tsar Nicolas II, datée du 4 juin 1918, et manuscrite. En haut à gauche, la couronne impériale surmontant le drapeau de la Sainte Russie aux bandes latérales blanche, bleue et rouge et, au centre, l’écusson doré représentant l’aigle. Rien ne manquait, pas même le sceau de l’autocrate de toutes les Russies dans la signature simple et nette.
  
  
  
  Ekaterinbourg ce 4 juin 1918.
  
  Monsieur Wilhelm SAINTHENY
  
  Banque des Alpes du Haut-Tessin
  
  Lausanne.
  
  Monsieur le Président et Cher Ami
  
  Je vous serais reconnaissant de remettre à la Grande-Duchesse Anastasia la somme de cinq millions de roubles-or à prélever sur le dépôt de trente millions de roubles-or que j’ai effectué à votre établissement le 7 août 1916.
  
  Avec mes remerciements, je vous prie de croire à mon bien sincère souvenir.
  
  Nicolas Aleksandrovitch Romanov.
  
  Code secret JV 788
  
  
  
  Coplan en resta abasourdi.
  
  
  
  
  
  - Alors ? s’enquit le Vieux, une lueur de vif intérêt dans le regard.
  
  Il était tard. Un peu plus de minuit. Par la fenêtre ouverte parvenait, assourdi, le klaxon deux tons d’un car de Police-Secours fonçant vers la porte des Lilas. Le Vieux avait sorti une bouteille de son marc préféré et, avec respect, versa deux rasades du nectar dans les verres ballons. Coplan humait le sien. Il fit passer le château-grillet sur sa langue et le roula sur ses papilles avec délices avant de le laisser glisser dans sa gorge.
  
  - Tout est authentique, informa-t-il. L’en-tête armorié, l’écriture, la signature, le sceau. Le tsar Nicolas II parlait et écrivait couramment le français. En ce qui concerne le papier, impossible de vérifier puisque nous ne détenons qu’une photocopie. Néanmoins, il paraît ancien. Le code secret, JV 788, était là pour plus de sécurité, afin d’authentifier, s’il en était besoin, l’identité du scripteur. Quant à Wilhelm Saintheny, il était le grand-père de Rudolf et c’est lui qui présidait aux destinées de la Banque des Alpes du Haut Tessin au cours du premier conflit mondial. Dans la famille Saintheny, il est de tradition de donner aux enfants un prénom à consonance germanique.
  
  - Trente millions de roubles-or dans une banque helvétique ! s’exclama le patron des Services spéciaux. Quelle fortune ! Aujourd’hui nous atteindrions quelle somme ?
  
  - Cent cinquante milliards de centimes, sans compter les intérêts depuis 1916. A raison de cinq pour cent seulement, intérêts capitalisés, nous devrions approcher de deux mille cinq cents milliards de centimes.
  
  Le marc en resta dans la gorge du Vieux qui toussota.
  
  - Saintheny n’arrivera jamais à payer.
  
  - Apparemment, on ne lui réclame que le capital sans les intérêts. Voici comment je vois les choses. J’ai bien étudié le contexte. Dès le début de la Première Guerre mondiale, le tsar, fidèle à ses engagements envers la France, lance ses troupes à fond sur les Allemands, ce qui nous permet en 1914 de gagner la bataille de la Marne. Mais, ensuite, le sort des armes lui est défavorable. L’année 1916 est terrible pour lui. Il mûrit l’idée d’abdiquer, ce qu’il fera l’année suivante en mars. Il prépare donc son départ du pays et fait déposer trente millions de roubles-or chez Wilhelm Saintheny. En 1917, sa famille et lui sont arrêtés et placés en détention. De prison en prison, les Bolcheviks les emmènent à Ekaterinbourg où ils sont incarcérés à la maison Ipatiev. Là, ils subissent des brimades, sont injuriés, malmenés. Les filles du tsar frôlent le viol quotidiennement quand elles se rendent aux toilettes. Peu à peu, Nicolas II comprend qu’il va être exécuté en punition de ses crimes supposés. Alors, il libelle pour chacun des membres de sa famille une lettre adressée à Wilhelm Saintheny. Ils sont six. Chacun d’eux, s’ils parviennent à gagner la Suisse, recevra cinq millions de roubles-or.
  
  - Six ?
  
  - La tsarine, le tsarévitch Alexis, les grandes-duchesses Maria, Olga, Tatiana et Anastasia. Le tsar leur a sans doute recommandé de dissimuler soigneusement cette missive à l’intérieur de leurs vêtements.
  
  - Et, soixante-dix-huit ans plus tard, réapparaît celle qui était confiée à Anastasia, d’où le nom choisi pour l’opération. Soixante-dix-huit ans ! Est-ce plausible ?
  
  - Tout est plausible.
  
  - Il ne peut s’agir de la grande-duchesse. Quel âge aurait-elle aujourd’hui ?
  
  - Elle est née en 1901, nous sommes en 1996. Elle aurait donc quatre-vingt-quinze ans.
  
  - De plus, le tsar et tous les membres de sa famille ont été fusillés à Ekaterinbourg.
  
  - Cette version est controversée. Je vais d’ailleurs me plonger plus avant dans ces événements. Autre chose, cependant. Souvenez-vous des confidences de Rudolf Saintheny. Il est allé à Londres apporter une partie de l’argent à Souslov et a rencontré quatre femmes. Margaux Lamotte la Française, Thida Ippolitos la Grecque, Yaara Cazerta la Jamaïcaine et l’héritière.
  
  - L’héritière, bon sang, c’est vrai ! s’exclama le Vieux. Et si elle avait été réellement d’un tel âge canonique, il vous l’aurait précisé !
  
  - Probablement. Margaux Lamotte a été tuée, mais il nous reste la Jamaïcaine et la Grecque.
  
  - Il vous faut retourner à Londres.
  
  - Bien entendu.
  
  Coplan alluma une Gitane et sirota une autre gorgée du sublime château-grillet. Le Vieux conservait le regard perdu dans le vague.
  
  - De Gracia est catastrophé, déclara-t-il d’une voix lente.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Vous vous souvenez du massacre des trois Russes rue Servandoni, Alexis Klokov, Valeri Soutine et Vassili Bondarenko ?
  
  - Bien sûr. Ce carnage m’a rappelé l’exécution de Niksou à Londres.
  
  - Apparemment, ils avaient rendez-vous dans un établissement de la rue des Dames dans le 17ème arrondissement, dénommé Chez Léontine, avec un certain Revizol, Revizon ou Revizot. Cet homme y est inconnu. De plus, l’endroit est anachronique. Il évoque les pires assommoirs décrits par Émile Zola, par Balzac ou par Eugène Sue. De Gracia me disait que l’on croyait se trouver dans les Mystères de Paris. Le lieu est fréquenté par des clochards et par de vieilles prostituées édentées, presque tous d’un âge canonique. Bon sang, qui aurait l’idée de fixer un rendez-vous à des agents du S.V.R. dans un café zonard ?
  
  Coplan était éberlué.
  
  - Et ses investigations n’ont mené De Gracia nulle part ?
  
  Le Vieux soupira.
  
  - Nulle part.
  
  
  
  
  
  Coplan ne ferma pas l’œil de la nuit et consacra ces heures paisibles à l’étude des derniers faits connus sur ce que l’Histoire avait baptisé le massacre d’Ekaterinbourg.
  
  Officiellement, dans la nuit du 16 au 17 juillet 1918, le tsar, la tsarine, le tsarévitch, ses quatre sœurs, le médecin de la famille impériale et trois serviteurs avaient été fusillés dans la maison Ipatiev et achevés à coups de baïonnettes. C’était là le résultat d’une enquête menée par la justice des armées contre-révolutionnaires qui avaient repris la ville aux Rouges.
  
  Les chercheurs ne s’étaient pas satisfaits de cette conclusion, d’autant que les corps n’avaient jamais été retrouvés. L’énigme demeurait entière. Au cours des décennies suivantes, les investigations s’étaient poursuivies, encouragées par le dégel à l’Est qui incitait le K.G.B. à entrebâiller la porte de ces salles d’archives.
  
  La version généralement admise en cette fin du XXème siècle (Voir à ce sujet Le Dossier Romanov chez Albin Michel par Anthony Summers et Tom Mangold) voulait que seuls le tsar et son fils âgé de quatorze ans aient été assassinés à Ekaterinbourg. Des témoins dignes de foi assuraient que la tsarine et ses quatre filles avaient été retenues prisonnières à Perm, à cent cinquante kilomètres d’Ekaterinbourg, durant les cinq mois suivant la date officielle de leur mort. A cette occasion, la grande-duchesse Anastasia se serait évadée et aurait échappé à ses geôliers lancés à sa recherche.
  
  Et puis, plus aucune trace d’elles. Personne ne les avait jamais revues.
  
  Tablant sur sa ressemblance avec la grande-duchesse Anastasia, une mythomane avait prétendu être la descendante des Romanov. Elle avait eu de chauds partisans et été honorée comme telle. Cependant, au fil des ans, l’imposture avait été révélée et la fausse grande-duchesse était morte dans l’oubli.
  
  Le soleil était déjà haut dans le ciel lorsque Coplan referma le dossier et se prépara à aller prendre un des vols réguliers pour Londres.
  
  Durant le trajet il médita. Avait-on affaire à une autre fausse grande-duchesse ? C’était probable. La lettre du tsar avait dû être découverte par hasard et immédiatement exploitée par le S.V.R. S’agissait-il uniquement d’une manœuvre de récupération financière sans aucun lien avec une opération d’espionnage que monterait la centrale moscovite ? Dans cette hypothèse, la D.G.S.E. et lui auraient perdu leur temps. Tout comme la C.I.A. et le Mossad. Quant à l’élimination physique de Souslov, elle aurait pu être effectuée en représailles si, par exemple, le Russe avait gardé tout ou partie des sommes versées par Rudolf Saintheny.
  
  Néanmoins, consciencieux comme il était, Coplan se dit que, malgré tout, il convenait de piocher plus avant. On ne savait jamais. Le S.V.R. était connu pour cacher une forêt derrière un arbre. La C.I.A. avait même baptisé cette habitude Snowing Stardust (Illusion destinée à duper) dans son jargon imagé.
  
  Curieusement, malgré son standing, Yaara Cazerta vivait dans l’East End. Quartier froid et hostile, néons glauques, bars sinistres, rues louches, ruelles sans issue, éclairages contrastés et zones d’ombres traîtresses. Sur les trottoirs, des hommes au visage fermé, aux mains dans les poches, purs produits de la jungle urbaine qui hantait ces lieux.
  
  Coplan s’en était déjà fait la remarque lorsqu’il avait reconduit la Jamaïcaine à son domicile après le carnage chez Souslov à Pimlico. En contrepartie, il fallait reconnaître que le loft qu’elle avait aménagé dans l’immeuble lépreux était luxueux.
  
  Yaara se montra ravie de revoir Coplan.
  
  - Les êtres dans les bras desquels on a frôlé la mort se rangent parmi les plus forts des souvenirs. Avec toi j’ai connu la joie, suivie d’une peur atroce, déclara-t-elle avec sincérité.
  
  - La vie est faite d’un nombre incalculable de joies vite oubliées et d’une poignée de chagrins ou de peurs inoubliables, philosopha-t-il.
  
  - C’est tout à fait ça. Si, dans l’intervalle, tu t’es éloigné de Londres, sache que la police traîne la savate. Impossible d’identifier les auteurs du massacre chez Niksou.
  
  Coplan n’en était guère surpris s’il fallait y voir la main du S.V.R.
  
  Il l’emmena dîner dans un restaurant français de Soho où elle fit grand honneur au meursault. Profitant de son euphorie, il tenta d’éveiller ses souvenirs. Ceux-ci étaient vivaces malgré le léger état d’ébriété.
  
  - Oui, oui, je me rappelle ce Suisse. Margaux, Thida et moi avions reçu mission de Niksou d’exercer sur lui notre séduction. En réalité, il est resté froid comme un glaçon. Visiblement, nous ne l’intéressions pas. Probablement un pédé.
  
  - Et l’autre femme ?
  
  - La Russe ?
  
  - C’est ça.
  
  - Plutôt discrète. Jolie fille si l’on aime les blondes. Typiquement slave, tu vois le genre ?
  
  - Quel âge ?
  
  - Aux alentours de vingt-cinq ans. Elle ne cherchait pas à séduire le Suisse qui ne s’intéressait pas plus à elle qu’à nous.
  
  - Son nom ?
  
  - Quelque chose comme Natacha, Tatiana ou Svetlana. Un prénom bien russe, en tout cas.
  
  - Anastasia?
  
  - Non. Qui peut bien se prénommer Anastasia de nos jours ? Tu devrais voir Thida.
  
  - La Grecque ? Pourquoi elle ?
  
  - A cause des bijoux. Au fait, si tu recommandais du meursault ?
  
  Instantanément, Coplan claqua des doigts à l’intention du serveur. Il ne fallait surtout pas rompre le charme devant de si belles dispositions. Quand Yaara eut bu, sa voix se fit sifflante :
  
  - Laisse-moi te parler un peu de Thida. Sa vie sort tout droit d’un roman de gare remanié par Xaviera Hollander. Sa mère était femme de ménage à Londres. Thida, tu as pu le constater, est belle comme le jour. A dix-huit ans, elle partage la vie d’un mafioso colombien qui l’entretient superbement. Un lord tombe amoureux fou d’elle. Il l’épouse, lui apprend à parler avec distinction, à s’habiller, à recevoir, la couvre de cadeaux et de bijoux. Cette idylle ne dure qu’un an car le Colombien, étreint par la jalousie, envoie un homme de main exécuter le lord. Retour à la case départ pour Thida là veuve. Mais voilà que le Colombien se fait descendre à son tour par les tueurs d’un concurrent. Thida n’est pas en mal d’escortes galantes. Elle écume les réceptions mondaines où elle étale outrageusement ses charmes. Les femmes la haïssent parce qu’elle subjugue les hommes. Elle s’est inventé un passé glorieux et a réexpédié sa mère en Grèce en lui interdisant de remettre les pieds en Angleterre où elle pourrait lézarder, par des bavardages inconsidérés, le bel édifice que Thida a construit.
  
  Coplan leva la main pour interrompre le récit saupoudré de commentaires péjoratifs.
  
  - Les bijoux, rappela-t-il.
  
  - Thida est dingue de bijoux. Cette Russe avait au doigt une très belle bague de style ancien. Thida en était folle. Elle a proposé à la femme une très grosse somme payable en cash. L’autre n’a pas hésité et a même précisé qu’elle avait un petit lot de bijoux anciens à vendre. Thida n’a pas hésité et lui a réclamé son adresse à Moscou.
  
  - La Russe la lui a donnée ?
  
  - Sur-le-champ.
  
  - Thida est donc riche ?
  
  - Son mari et ses nombreux amants lui ont laissé une petite fortune, ce qui lui permet de se conduire en vraie pute. Tu te souviens de son strip-tease scandaleux ? J’ai oublié combien valait la bague, mais c’était un bon prix.
  
  Ce soir-là, Coplan n’apprit plus rien de neuf, mais sa curiosité était vivement excitée. Des bijoux anciens ? Ayant appartenu à la famille du tsar ?
  
  A la différence de Yaara, Thida Ippolitos ne vivait pas dans l’East End. Elle avait choisi de résider dans Baker Street, tout à côté du 221 bis. A ce numéro se logeait le décor mythique dans lequel avaient évolué Sherlock Holmes et son immuable compagnon, le docteur Watson, tels qu’ils avaient été créés par Conan Doyle dont l’arrière-petite-fille régnait encore sur les lieux.
  
  La Grecque se souvenait de Coplan.
  
  - Nous l’avons échappé belle cette nuit-là, se rappela-t-elle en frissonnant sous sa robe signée d’un grand couturier parisien. Buvons à notre chance d’être encore en vie.
  
  Elle servit des Martini-gin à terrasser un hercule de foire. Même l’olive qui surnageait à la surface en frémissait d’effroi. Coplan but le sien avec précaution.
  
  - Quel est le but de votre visite ? attaqua-t-elle, ses yeux noirs scrutateurs fixés sur Coplan.
  
  Il avala une deuxième gorgée prudente de son cocktail.
  
  - Pourrais-je voir la bague ancienne que vous avez achetée à une Russe le soir où vous avez dîné avec elle, en compagnie de Niksou, d’un Suisse, de Margaux et de Yaara ?
  
  Une intense stupéfaction se peignit sur les traits de la jolie Grecque.
  
  - Pourquoi ?
  
  - Je veux vérifier d’abord, avant de vous en expliquer la raison.
  
  Elle hésita puis se leva. Elle était vraiment très belle et sa silhouette suscitait l’envie. Quand elle revint et lui tendit la bague, avec il est vrai une certaine réticence, il sortit la loupe de sa poche et examina l’intérieur de l’anneau. Tout de suite il repéra les trois initiales minuscules. A.N.R. Dans le dossier qu’il avait consulté, il était précisé que sur tous les bijoux de la famille impériale étaient gravées les initiales de leur propriétaire. Lorsqu’ils faisaient l’objet de dons ou étaient reçus en héritage, les initiales de l’ancien détenteur étaient effacées au profit du nouveau.
  
  Par conséquent, si l’on tenait pour vraie la version de l’Opération Anastasia, ces initiales A.N.R. se référaient à Anastasia Nicolaïevna Romanova.
  
  Il restitua la bague.
  
  - Vous êtes dans de sales draps.
  
  Elle pâlit.
  
  - Pourquoi ?
  
  Coplan avait déjà préparé son bluff.
  
  - Niksou est mort à cause du lot de bijoux dont votre bague fait partie. Je ne peux vous en dire plus. Votre vie est en danger.
  
  Elle s’agita, visiblement effrayée.
  
  Il but une autre gorgée du mélange.
  
  - Votre seule chance, c’est que l’on ne remonte pas jusqu’à vous. Comptez sur ma discrétion, je me tairai. Je n’ai aucun intérêt à révéler que vous détenez ce bijou.
  
  Il était temps de porter l’estocade.
  
  - En échange de mon silence, il me faut l’identité et l’adresse de celle qui vous l’a vendue.
  
  Ce fut plus facile qu’il ne l’aurait imaginé. Thida s’esquiva, les épaules un peu affaissées, après avoir vidé d’un trait le reste de son Martini-gin, geste qui sembla lui réinsuffler son sang-froid.
  
  A son retour, elle remit à Coplan une feuille de papier qu’il examina avec soin.
  
  - Je compte sur votre silence absolu, déclara-t-elle d’une voix tendue. Je tiens beaucoup à cette bague. Elle m’a coûté très cher. Et, naturellement, si je tiens à elle, je tiens aussi beaucoup à la vie. Ce qui est arrivé à Niksou est horrible.
  
  Coplan se leva.
  
  - Je n’ai qu’une parole. Au revoir, fit-il en grec.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  
  
  
  A l’aéroport Cheremetievo, les contrôles de douanes et de police étaient tatillons, mais Coplan connaissait le point faible de la nouvelle Russie. Quelques coupures de vingt dollars aplanirent les difficultés. Mal endémique, la corruption devenait une plaie généralisée.
  
  Au comptoir de la compagnie Armiya, il loua une Chrysler Viper. Armiya se traduisait par Armée et signifiait que celle-ci était propriétaire de l’agence. La sagesse invitait à s’adresser à elle car le badge collé sur le pare-brise assurait une bienveillance des militaires et des policiers lors des contrôles de routine.
  
  L’employé lui remit un trousseau de clés et lui désigna le tableau électronique à la droite du volant.
  
  - A Moscou, les vols de voitures sont monnaie courante. Le système que nous mettons en place pour lutter contre ce fléau comporte six codes différents pour débloquer le frein à main, les vitesses, les roues, le volant, pour lancer le moteur et autoriser l’arrivée de carburant. Voici un aide-mémoire pour entrer les codes dans le tableau. Ne le perdez pas, sinon vous ne pourriez utiliser le véhicule. Naturellement, pas d’autoradio afin de ne pas allumer la convoitise des voleurs.
  
  - Faut-il un code pour vider le cendrier ? railla Coplan en fichant une Gitane entre ses lèvres.
  
  La Russe était imperméable à l’humour. L’expression sur son visage ne changea pas.
  
  - Bon séjour à Moscou, monsieur.
  
  Coplan couvrit paresseusement les trente-six kilomètres qui séparaient Cheremetievo de la capitale où il descendit à l’hôtel Métropole comme à son habitude.
  
  Après s’être douché et changé, il téléphona à Sfiri Karlova, celle qui avait vendu la bague ancienne à Thida Ippolitos. Pas de réponse. Il recommença plusieurs fois avec un même insuccès. Il décida alors de faire un tour en ville en laissant la Chrysler au garage de l’hôtel.
  
  La température était fraîche et il marcha d’un bon pas.
  
  Dans la rue Tverskaya, l’artère la plus élégante de Moscou, s’étalait avec acuité l’insondable fossé creusé entre la misère des plus nombreux et le luxe des nouveaux riches. Devant les opulentes boutiques, les luxueux salons de massage et de beauté, de vieilles babouchkas en haillons, souvent couvertes de pustules, les jambes variqueuses, allongées sur le trottoir parsemé d’immondices, tendaient une main décharnée. Parfois, elles étaient piétinées par des bandes de gamins tziganes guettant le touriste pour le dévaliser, tandis que s’écartaient avec mépris les prostituées au bras d’étrangers au teint florissant et que, sur la chaussée, glissaient silencieusement les Mercedes ou les Rolls blindées, occupées par les seigneurs du crime organisé, les banquiers aux poches cousues d’or ou les nouveaux barons du régime.
  
  Près de la place Pouchkine, il y avait la queue devant le McDonald’s pour se gaver de hamburgers et de frites.
  
  En se promenant ainsi, Coplan mesura encore une fois le défi gigantesque lancé par les dirigeants actuels afin qu’émerge du monolithisme soviétique une communauté démocratique où chacun ait sa chance. La transition était chaotique et les plus humbles payaient le prix fort, pendant que les plus doués ou les moins scrupuleux acquéraient une fortune en se contentant de claquer des doigts.
  
  Au débouché septentrional du pont Krimsky, il rencontra une cabine téléphonique peinte en rouge, à l’anglaise, où il renouvela ses appels en contemplant le fleuve que remontaient les péniches.
  
  A sa quatrième tentative, Sfiri Karlova répondit. Lors qu’il se recommanda de Thida Ippolitos, elle accepta de le recevoir. Il héla un taxi pour se rendre à la rue Dobryninskaya. Elle habitait un immeuble superbe et moderne qui ne datait que de quelques années et qui était aussi, si l’on se référait à la plaque en marbre, possédé par Armiya, c’est-à-dire l’Armée.
  
  Quand elle ouvrit la porte, il vit devant lui une jolie blonde typiquement slave, comme l’avait précisé Yaara Cazerta, vêtue simplement d’un ample chandail, trop grand pour elle, qui lui descendait jusqu’aux genoux et dissimulait ses formes et ses cuisses. Le bas des jambes était nu et les pieds chaussés de babouches arméniennes aux dessins tarabiscotés. En un clin d’œil, Coplan nota qu’elle ne portait sur elle aucun bijou.
  
  - Entrez, monsieur Castres, invita-t-elle d’une voix chaude.
  
  L’appartement était luxueux, meublé et décoré moderne.
  
  Sans rien demander, elle versa dans deux verres une dose généreuse de vodka glacée qu’elle accompagna de biscuits à la verveine, une spécialité du Turkménistan. Coplan sortit son paquet de Gitanes et elle lui en réclama une.
  
  - J’adore les cigarettes françaises.
  
  Coplan fit claquer son briquet et, comme si ce geste constituait un signal, une pluie violente battit soudainement les vitres. Sfiri tourna la tête vers les fenêtres.
  
  - Je le savais. Ce matin, j’ai respiré des odeurs de camphre. Camphre le matin, pluie le soir.
  
  - Des odeurs de camphre à Moscou ? s’étonna Coplan.
  
  Elle redressa le buste et une expression hautaine se peignit sur ses traits soudain arrogants.
  
  - Cette perception est inconnue du commun des mortels. C’est un privilège de ma famille, les Romanov, ne l’oubliez pas. Dans notre domaine de Tsarskoïé Selo près de Saint-Pétersbourg, que les Bolcheviks ont rebaptisé Pouchkine, les camphriers étaient nombreux et leur odeur est entrée dans notre patrimoine génétique. C’est pourquoi nous la décelons alors qu’elle demeure étrangère aux autres.
  
  Coplan se demanda si elle bluffait ou si elle était sincère. Le ton de sa voix emportait la conviction mais comment pouvait-elle descendre des tsars ? Était-elle folle ou était-elle à ce point plongée dans son imposture qu’elle était convaincue de la véracité de la fable qu’elle contait ? A moins qu’elle ne joue un rôle dicté par Yz-Pod Stola ?
  
  Il tira sur sa Gitane et but une longue gorgée de la délectable vodka.
  
  Malgré tout, se souvint-il, existait cette bague vendue à Thida Ippolitos et qui semblait bien avoir appartenu à là grande-duchesse Anastasia, sans oublier le dossier Saintheny et la lettre de Nicolas II.
  
  Il décida de tenter d’éclaircir le mystère.
  
  - Vous descendez des tsars ?
  
  L’expression hautaine disparut, remplacée par un sourire aimable, quoiqu’un peu condescendant, celui probablement d’une altesse parlant à un moujik.
  
  - Dans la Russie actuelle, ce n’est plus un danger de l’avouer, d’autant que le peuple redevient monarchiste. L’aigle en moins, notre drapeau n’est-il pas celui de la Sainte Russie ?
  
  - Mais comment est-ce possible ? insista Coplan. Les descendants des Romanov qui ont survécu à la révolution d’Octobre sont connus.
  
  Le sourire se fit plus large.
  
  - Eux descendent en ligne indirecte. Moi je descends en ligne directe du dernier tsar, Nicolas II, par la grande-duchesse Anastasia.
  
  - Elle est morte à Ekaterinbourg, objecta-t-il.
  
  Elle secoua la tête.
  
  - Seuls le tsar et le tsarévitch ont été fusillés à Ekaterinbourg, répliqua-t-elle avec vivacité. La tsarine et ses quatre filles ont été transférées à Perm d’où Anastasia s’est évadée grâce à l’aide d’un officier monarchiste introduit comme espion chez les Rouges. Malheureusement, ils n’ont pu rejoindre l’armée contre-révolutionnaire de l’amiral Koltchak qui venait de Sibérie et qui fut défaite par les Bolcheviks. Ces derniers ayant triomphé, il leur fut impossible de quitter le pays enfermé derrière un rideau de fer. Ils se marièrent devant un staretz (Homme de Dieu) clandestin et durent travailler, lui comme mineur de fond, elle comme couturière à domicile, la seule activité qu’elle ait apprise à Tsarskoïé Selo. Ils eurent un fils, tué pendant la Seconde Guerre mondiale, qui était mon grand-père. A l’heure actuelle, je suis la seule descendante de leur couple, l’unique survivante, les autres membres de la famille étant morts de diverses maladies.
  
  L’histoire était plausible, reconnut Coplan, mais était-elle vraie ?
  
  - De toute manière, se reprit-elle, vous n’êtes pas venu à Moscou pour écouter le récit généalogique de mon ascendance. Ce qui vous intéresse, ce sont les bijoux anciens. A Londres, j’ai eu un moment de faiblesse car j’avais besoin d’argent et l’offre de Thida Ippolitos était particulièrement alléchante. Je n’ai pas résisté. Il n’en est plus de même aujourd’hui. Les bijoux que je possède me viennent de mon arrière-grand-mère, la grande-duchesse Anastasia. Elle les avait cousus dans ses vêtements afin qu’ils échappent aux Bolcheviks. Sentimentalement, il m’est impossible de m’en séparer. Ce serait un sacrilège. Je dois donc opposer une fin de non-recevoir à votre demande. Vous m’en voyez désolée.
  
  - Pourrais-je quand même les voir ? Rien que pour le plaisir et l’émotion ?
  
  Elle hésita, puis l’expression sur son visage s’adoucit encore et ses yeux se firent rêveurs. Enfin, elle se leva, rabaissa son chandail jusqu’aux genoux et sortit du salon. Quand elle revint, elle portait religieusement un coussin de velours noir sur lequel étaient accrochés des bagues, des boucles d’oreille, des broches, des clips et un pendentif. Coplan sortit sa loupe.
  
  - Comme vous le voyez, souligna-t-elle, ces bijoux sont de taille réduite et faciles à dissimuler dans des vêtements, d’autant que ces vêtements étaient épais à cause du froid qui régnait quand la famille impériale a été transportée à Ekaterinbourg.
  
  Un à un, il les examina. Tous portaient, minuscules, les initiales d’Anastasia Nicolaïevna Romanova, comme la bague à Londres.
  
  - Ils sont magnifiques.
  
  - Si vous êtes acheteur de bijoux anciens, je pourrais peut-être vous orienter sur une de mes amies qui en possède de très beaux.
  
  - Avec plaisir.
  
  Il laissa ses coordonnées. C’était une première prise de contact. Il lui fallait absolument revoir Sfiri Karlova. Peut-être était-elle en mesure de l’éclairer sur la finalité de l’Opération Anastasia, si elle était montée par la branche extrémiste et réactionnaire du S.V.R.
  
  Il quitta la rue Dobryninskaya et retourna à son hôtel. Ce soir-là, il dîna, dans l’excellent restaurant de l’hôtel Solnitchi, d’un succulent saumon de la Baltique farci de crevettes, de caviar, de miettes de crabes du Kamtchatka et agrémenté d’une sauce à la vodka et au paprika qu’il arrosa d’un somptueux blanc de Crimée.
  
  En ressortant sur le trottoir, il marcha vers la rue perpendiculaire où il avait garé la Chrysler Viper. Il atteignait le coin quand la bande de punks se rua sur lui. Tout de suite, ses poings emboutirent deux mentons, tandis que sa chaussure gauche enfonçait une paire de testicules en haut d’un nombril. Malheureusement, ce premier succès ne connut pas de lendemain, car une fille enroula traîtreusement une chaîne de vélo autour de son mollet droit et, aidée par deux de ses congénères, tira violemment. Coplan se retrouva sur les fesses. Il n’aurait pas été vaincu pour autant si une grosse matraque ne s’était abattue lourdement sur son crâne. Le coup lui fit perdre connaissance.
  
  Il se réveilla dans ce qui ressemblait à un entrepôt déserté par les marchandises. Des caisses d’emballage vides, des détritus divers, des immondices. Les lumières étaient chiches. Cependant, l’électricité parvenait en intensité suffisante pour alimenter les réfrigérateurs, les réchauds et les deux téléviseurs. Sur l’écran du premier, Liouba Viroubova, étoile de la télévision russe, chantait en anglais de vieilles rengaines country tombées en désuétude aux U.S.A. depuis des lustres. Sur l’autre, un homme d’affaires américain évoquait ses investissements dans le prêt-à-porter moscovite.
  
  La douleur dans son crâne élançait. Il aurait voulu tâter sa bosse, mais ses poignets et ses chevilles étaient entravés.
  
  Une bonne vingtaine de punks, garçons et filles, squattaient les lieux. Personne ne lui prêtait attention car ils semblaient tous plongés dans une orgie. Certains couples nus s’unissaient pour une féroce copulation. D’autres fumaient de la drogue dans une pipe à eau formée d’un tuyau en plastique et d’un pot à moutarde. Sur des réchauds bouillait la tige de pavot hachée dont la décoction serait injectée dans les veines des candidats à un voyage aux mille hallucinations. Un garçon, à l’aide d’un rasoir à manche, se gravait une croix de fer sur la cuisse gauche. Sans doute abruti par le shit, il ne bronchait pas malgré le sang qui dégoulinait sur ses mollets, et ses traits demeuraient impassibles. Leur uniforme était identique, blousons de cuir déchirés, bottes hérissées de plaques de métal, bagues à tête de mort à l’annulaire, tatouages sataniques et tignasse teinte au henné.
  
  Leur chef, pensa Coplan qui tentait d’oublier les battements douloureux de son crâne, était peut-être celui que l’on voyait sur une immense photographie dressée en carton-pâte entre deux piliers. Vêtu de la tenue de bagnard des K.K.R, c’est-à-dire des détenus difficilement amendables, il avait le crâne rasé et le numéro 174, inscrit sur le côté droit de la poitrine, indiquait le crime qu’il avait commis ; meurtre à coups de pioche. Pour que les surveillants mesurent le degré de dangerosité de la chiourme qu’ils gardaient, le code russe catégoriait soigneusement les crimes et délits.
  
  Il se trompait. C’était une femme qui dirigeait le gang. Il le vit bien quand elle entra, perchée sur des cuissardes à talons gigantesques, telle une de ces hétaïres qui peuplaient les chauds trottoirs de la prostitution, particulièrement florissante chez les enfants de Lénine.
  
  - Salut, Malina ! lancèrent en chœur et avec un certain respect les punks, du moins ceux qui n’étaient pas emportés dans un coït effréné.
  
  Coplan se souvint que Malina en russe signifiait « framboise ». Peut-être était-ce une référence à la couleur de ses cheveux teints ?
  
  Elle vint se planter devant Coplan et l’examina avec un regard froid, puis elle se détourna sans mot dire et se confectionna un garrot autour de la saignée du bras gauche. Un punk lui tendit une seringue. Sous la pression du piston, la veine nécrosée éclata. Un peu de sang perla, coagulé par des années de soumission aux drogues dures. Coplan savait que l’opium est difficile à injecter. Pâte brune, il fond et se dissout avec difficulté. En outre, un danger existait en cas d’obstruction des veines. La mort était inscrite dans les statistiques.
  
  Au bout de dix minutes, Malina respira à fond. Disparu son teint livide. Un peu de roseur colorait ses joues et lui restituait un semblant de joliesse.
  
  Elle revint se planter devant Coplan.
  
  - Tu sais, tu n’as rien à craindre de nous. Nous ne sommes que des sous-traitants. A l’aube, nous te remettrons à nos commanditaires. Intact ou presque, sauf le coup de matraque. Jeu égal, toi tu as sérieusement arrangé trois des nôtres.
  
  - Qui sont les commanditaires ?
  
  Elle éclata de rire.
  
  - Tu as tous les culots ! Est-ce que tu aurais aussi celui de me baiser ? Faut bien que tu passes la nuit en attendant l’aube !
  
  Le punk qui lui avait tendu la seringue s’esclaffa. Un rire à la fois pleurnichard, aigrelet et coquin.
  
  Amusée au plus haut point, Malina entreprit de se déshabiller pour un strip-tease maladroit qui ne valait en rien celui de Thida Ippolitos à Londres au cours de la soirée précédant la mort de Niksou, ou celui de Laura Tonelli sur l’estrade du plateau de la télévision suisse. Les cuissardes ôtées, sa taille diminua considérablement. La minijupe aux couleurs de la nouvelle Russie s’envola et s’accrocha à la poignée d’un réfrigérateur, suivie par le blouson en cuir déchiré qui recouvrit la tête d’un dormeur écrasé par la lourdeur du trip. Le pull arraché dévoila une poitrine nue aux seins flasques et mous que ne redressait aucun désir. En guise de slip, elle portait une élingue d’étoffe pâlie, à carreaux délavés.
  
  Coplan fit la moue. La chair livide, flétrie et malsaine, constellée de trous rougeâtres où s’étaient enfoncées les aiguilles, marbrée de vilaines traces bleuâtres, était aussi appétissante que celle d’un gibier trop faisandé.
  
  Malina ignorait ce qu’il pensait. Aussi s’approcha-t-elle en tendant vers lui son entrecuisse.
  
  - Tu en as envie, hein, avoue-le ! aguicha-t-elle en se livrant à des mimiques obscènes.
  
  Il recula la tête autant qu’il put. Elle se baissa et fit coulisser la fermeture de sa braguette. Le dépit l’envahit quand elle découvrit le sexe recroquevillé et inerte.
  
  - Salaud de maoupa (Singe), tu te fous de moi ?
  
  Elle ramassa une cuissarde et, avec le gigantesque talon, voulut éborgner son captif. Elle se retint au dernier moment.
  
  - Dommage que je doive te livrer en bon état. Quand ils en auront fini avec toi, peut-être qu’ils te renverront à moi ? Alors là, kitka (Petite queue), on s’amusera, on verra bien si tu ne bandes toujours pas ! En attendant, tu vas passer ta nuit au purgatoire !
  
  Elle se rhabilla et rameuta quelques-uns de ses acolytes. Coplan fut transporté dans une sorte de cage métallique sans lumière, véritable capharnaüm, où il fut jeté sans ménagement, sous les cris de rage de Malina.
  
  - Fumier, ordure, j’aurai ma revanche, crois-moi ! Sale étranger pédé, tu me baiseras ou je t’arracherai les couilles !
  
  Gros fracas de la lourde porte qui se refermait.
  
  Cette cage était située dans un souterrain et il y régnait une basse température. D’ailleurs, les parois métalliques étaient glacées. Heureusement que l’on n’était pas en hiver, se félicita-t-il. Quand on l’avait balancé dans sa nouvelle prison, une large cornière en acier s’était enfoncée entre ses omoplates et la douleur était vive, indépendamment des tams-tams qui résonnaient sous son crâne.
  
  Dans le bric-à-brac autour de lui, il subsistait quelque espoir qu’il puisse se délivrer, raisonna-t-il. Aussi, ses mains entravées à hauteur des reins tâtonnèrent-elles sur le froid plancher. Au fur et à mesure, il se déplaçait dans sa geôle qui, au demeurant, était spacieuse. Dans l’obscurité totale, au cours de ses mouvements de reptation, ses pieds heurtaient des caisses et des objets métalliques. Au bout d’une heure, sa main gauche rencontra un clou. Dans un premier temps, c’était tout ce dont il avait besoin. Avec dextérité, il débloqua la serrure des menottes dans lesquelles ses mains étaient enserrées. Ensuite, il s’attaqua à celles encerclant ses chevilles. Ses mains et ses chevilles dégagées, il s’appliqua à faire jouer tous ses doigts, l’un après l’autre. Certain que ses articulations fonctionnaient comme à l’accoutumée, il se remit debout. Ne bénéficiant d’aucun point de repère dans les ténèbres ambiantes, il tâtonna à nouveau et retrouva une des parois verticales qu’il longea précautionneusement. Au bout de quelques minutes, sa main rencontra un volet. Deux boulons le retenaient, tandis qu’un verrou rouillé le fermait. Au-dessus, une fente d’à peine deux millimètres de hauteur, hérissée d’éclats de rouille, courait sur sa longueur, qui laissait passer un courant d’air glacé et humide. A travers cet espace, on entendait le bruissement d’une eau rapide.
  
  Coplan essaya d’ébranler le verrou, mais sans succès. Alors, il retomba à genoux et fouilla dans la couche de poussière grasse, d’immondices, de débris divers, sans parvenir à dénicher un outil valable. Il se releva, chercha, et ses doigts rencontrèrent la cornière à laquelle son dos s’était heurté. Elle était retenue en place par des rivets quelque peu disjoints. Avec succès, il parvint à la déloger partiellement. Néanmoins, bientôt, elle se révéla récalcitrante et, brusquement, refusa de bouger. Inondé de sueur, il lutta contre elle. Ses doigts en sang, il poussa de toutes ses forces, alternativement dans les deux sens, jusqu’à ce qu’enfin elle cédât. Son cœur battait la chamade et les tams-tams dans sa tête roulaient avec frénésie.
  
  La cornière en main, il s’acharna sur le verrou en commençant par gratter la rouille épaisse. Millimètre par millimètre, il dégageait le lourd relief métallique. Des papillons rouges dansaient devant ses yeux. Sans relâche, il travaillait l’obstacle. Après un temps immémorial, il réussit à desserrer les boulons. La sueur coulait en rigoles brûlantes sur son front, sur ses joues et dans ses yeux.
  
  Quand il avait découvert le volet, il l’avait mesuré à l’aide de ses avant-bras et savait que son corps pourrait passer par l’ouverture. Ce qu’il ignorait, c’était à quelle distance se trouvait l’eau et quelle était sa profondeur. Il existait là un vide qui pourrait se révéler mortel en cas de chute d’une hauteur par trop élevée.
  
  Adieu Malina et les commanditaires du rapt. Il engagea la tête, les épaules, et se lança avec témérité, une drôle de sensation, malgré tout, dans l’estomac et dans le ventre. Il n’entendait plus les tams-tams sous son crâne, mais le bruit de l’eau qui se faisait plus fort, presque assourdissant tel celui d’un torrent qui se rue avec fracas hors du flanc de la montagne.
  
  Il fut englouti dans un univers glacé et tenta de résister au courant violent. Un souvenir s’imposa à lui. Le sous-sol de Moscou était traversé de canaux souterrains. C’était même par ces voies que s’étaient échappés les conjurés qui avaient tenté de tuer l’impératrice Catherine II après qu’elle eut fait assassiner, par ses amants les frères Orlov, son époux le tsar Pierre III pour lui ravir sa couronne. Passés en Turquie au service du sultan, la Grande Catherine avait été dans l’impossibilité de se venger d’eux.
  
  La tête bien émergée, il se laissait emporter par le courant contre lequel il ne pouvait lutter car la pente était rude. L’odeur sous la voûte était pestilentielle car ces canaux servaient d’égouts. Des rats frôlèrent ses oreilles, sans doute essayant de traquer les morceaux de charogne que l’on avait dû jeter dans l’eau, tant l’odeur était atroce.
  
  Brusquement, Coplan fut ébloui par les lumières et il sut qu’il avait été projeté dans la Moskova, la rivière qui traversait la capitale.
  
  Vigoureusement, il nagea vers le quai qu’il avait repéré. Il l’atteignait quand le faisceau d’une torche électrique lui incendia les pupilles. Tout dégoulinant d’eau, il se hissa sur la pierre, encore humide des trombes d’eau qui s’y étaient déversées.
  
  Les feux de leur voiture de patrouille éteints, deux policiers se tenaient en embuscade sous l’arche du pont. Coplan conta son aventure. Les policiers grognaient et n’éprouvaient nulle envie de le laisser saloper le siège de leur Jigouli jaune aux roues pourtant éclaboussées de boue. Finalement, parce qu’il convenait de témoigner des égards aux étrangers susceptibles d’investir dans l’économie en ruine, ils décidèrent d’appeler l’un des 4x4 qui procédaient au ramassage des épaves gorgées de vodka, étalées de-ci, de-là sur les trottoirs.
  
  En compagnie d’ivrognes aux vêtements souillés de vomissures, à l’haleine empuantie par le mauvais alcool. Coplan gagna le commissariat 89 dont la juridiction couvrait Kirovski, le plus grand quartier de Moscou, une cité-dortoir où vivaient des centaines de milliers de limitchiki (Immigrés en provenance des anciennes républiques de l’ex-U.R.S.S.).
  
  Au policier, Coplan conta à nouveau sa mésaventure. Le fonctionnaire se contenta de hausser les épaules.
  
  - Dikaya zhizn (Expression courante à Moscou qui signifie en raccourci : Ici, la vie est dangereuse), commenta-t-il avec ennui.
  
  Puis il donna l’ordre au conducteur du 4x4 de ramener Coplan à l’endroit où il avait garé sa Chrysler.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  
  
  
  Douché, aspergé d’eau de toilette pour combattre les remugles de l’égout et des ivrognes. Coplan enfila son pyjama et ouvrit le réfrigérateur pour se verser une confortable rasade de vodka bien glacée. La Gitane qu’il alluma et l’alcool le délassèrent. Son dos restait douloureux, de même que son crâne dont le cuir chevelu s’ornait d’une bosse. Point appréciable, les tams-tams s’étaient tus.
  
  Suspecte, cette coïncidence. Le jour même de sa visite à Sfiri Karlova, prétendument descendante de la grande-duchesse Anastasia, il était victime d’un enlèvement de la part d’un gang de punks qui assurait agir pour le compte de commanditaires. Ces dires semblaient refléter la vérité puisque rien ne lui avait été dérobé. Son passeport, son argent, ses autres papiers séchaient présentement sous le radiateur électrique de la salle de bains.
  
  Qui étaient les commanditaires ? Parce qu’il était français et que, dans la Russie actuelle, on marchait sur des coquilles d’œuf quand il s’agissait d’étrangers, Yz-Pod Stola utilisait-elle des franchises, en l’occurrence cette bande de punks, pour camoufler son identité ?
  
  Pas impossible.
  
  Il ouvrit le double fond de l’une de ses valises qui était recouvert d’un tissu spécial interdisant la détection de métal sous l’œil des portiques électroniques des aéroports. En dessous étaient cachées les pièces démontées du pistolet électrique Heckler & Koch P 11, une merveille de la technologie allemande que le Service Action de la D.G.S.E., de la C.I.A. et du Mossad avait adoptée. Parfaitement silencieux puisque, grâce à deux piles logées dans la crosse, la mise à feu était électrique, l’arme était équipée de cinq canons scellés qui tiraient chacun un dard mortel à une distance de quinze mètres sous l’eau et de trente mètres sur terre. Ces projectiles étaient d’un calibre de 7,62 pour une longueur de 36 millimètres. Piles et dards de rechange accompagnaient les pièces démontées.
  
  Coplan réassembla ces dernières. Il était persuadé qu’il aurait à se servir de cette perfection technologique.
  
  Soigneusement, il verrouilla la porte de sa chambre, se coucha et s’endormit pour un sommeil sans rêves.
  
  Malgré sa nuit éprouvante, il se réveilla tôt. A travers la fenêtre il découvrit un temps maussade qui annonçait d’autres pluies. Il se restaura d’un copieux breakfast. Douché et habillé, il plaça le Heckler & Koch dans l’étui en cuir sur sa hanche gauche et, dans une poche intérieure, glissa des dards de rechange.
  
  Dans un premier temps, il lui fallait découvrir s’il était l’objet d’une filature. Dans ce but, il était préférable de circuler d’abord à pied en laissant la Chrysler Viper au garage de l’hôtel.
  
  Il commença par le métro où, pour un prix modique, on pouvait effectuer le tour de la ville et séjourner toute la journée jusqu’à minuit. Devant le portillon, un panneau avertissait : Pardonnez-nous les arrêts fréquents des rames. Ce sont les rats qui dévorent les connexions électriques.
  
  Il monta dans le wagon, sauta sur le quai, remonta, ressortit, imitant la scène célèbre du film French Connection où le policier Popeye est dupé par le trafiquant de drogue français. Il ne décela rien de suspect mais sa méfiance ne se dissipa pas pour autant.
  
  Debout, la main accrochée au nœud en plastique, il inspecta les visages autour de lui. Mornes, hermétiques. On devinait que ces gens étaient les laissés-pour-compte de la transition entre communisme et capitalisme.
  
  Quand recontacter Sfiri Karlova sans lui laisser deviner qu’il la soupçonnait d’être à l’origine du rapt orchestré par les punks ? Aujourd’hui même ? Non. Trop tôt. Le lendemain ? Le lendemain ou le surlendemain, décida-t-il.
  
  Il descendit à la station Maïakovskaïa, où des mosaïques révolutionnaires garnissaient les coupoles en sous-sol : zeppelins survolant le Kremlin ou escadrilles de parachutistes sautant dans un ciel sans nuages.
  
  Devant une boutique de mode, un couple de jeunes homosexuels se bécotait tout en admirant un alignement de chapeaux à voilette pour femmes. Dans le reflet de la vitrine, Coplan inspecta les passants, à la recherche d’un filocheur. Il ne s’éloigna que lorsque les deux éphèbes, séduits par sa superbe prestance, lui décochèrent des œillades assassines.
  
  Il flâna dans l’Arbat, seule rue piétonnière de Moscou, étrange sorbet multicolore où, sur les façades, les couleurs pistache se mêlaient à la framboise et au rose bonbon.
  
  A midi, il s’assit à une table isolée au café Kropotinskaïa, dernier rendez-vous à la mode pour les noviye bogatiye, les nouveaux riches. Il commanda un kvas (Jus de pin fermenté) auquel il fit rajouter un gros doigt de vodka et profita du fait que personne n’était entré derrière lui pour aller téléphoner.
  
  - Où puis-je trouver du caviar à la Stendhal ?
  
  - C’est quoi, du caviar à la Stendhal ? répondit la voix de la femme qui demeurait méfiante.
  
  - Mi-caviar rouge, mi-caviar noir.
  
  - Pourquoi à la Stendhal ?
  
  - Cet auteur n’a-t-il pas écrit le Rouge et le Noir ?
  
  - Treize heures au musée ?
  
  - D’accord.
  
  Il raccrocha et s’en retourna siroter son kvas en se promettant de rencontrer un jour le fonctionnaire pantouflard et rond-de-cuir de la Division Opérations clandestines de la D.G.S.E. qui se délectait à imaginer des phrases-codes du type « caviar à la Stendhal ».
  
  
  
  A douze heures quarante, il entra au musée Borodine qui restait ouvert durant l’heure du déjeuner. Beaucoup d’étudiants étrangers, véritable tour de Babel des langues. Il se mêla à eux et, au moment propice, s’esquiva hors de la salle où étaient regroupées les reliques des Normands venus de Suède qui, au IXème siècle, avaient conquis Kiev et Novgorod.
  
  En courant, il enfila les couloirs et escalada l’escalier qui grimpait jusqu’au dernier étage. A treize heures tapantes, il frappa à la porte numéro six.
  
  Corinne Bellegarde ouvrit. Elle portait une minijupe en laine noire, un chemisier feuille-morte et, dans ses cheveux blonds, une couronne de nylon mousseuse comme une apothéose.
  
  - Si ma mémoire n’est pas défaillante, ça fait un bout de temps qu’on ne s’était pas vus, Francis, salua-t-elle avec un sourire ravi.
  
  Grande, bien charpentée, elle détenait le grade de capitaine au sein de la D.G.S.E. Agent Alpha clandestin, elle avait été introduite dans l’ex-U.R.S.S. plusieurs années auparavant, dans la période qui avait précédé l’arrivée de Gorbatchev au pouvoir. On lui avait assigné le rôle de gauchiste pacifiste et elle avait joué à merveille ce personnage, en fournissant au Vieux des renseignements vitaux sur les nouvelles orientations du régime. Sous peu, savait Coplan, elle serait rappelée à Paris pour un long congé avant d’être nommée commandant et affectée à l’instruction des futurs agents au camp de Cercottes.
  
  - De temps en temps, il faut bien faire revenir les espions du froid, avait dit le Vieux, sinon ils se sclérosent. Quand j’étais jeune, nous avons eu un cas. Une Française infiltrée chez les Soviétiques. Au bout de dix ans, elle ne savait plus si elle travaillait pour nous ou pour le K.G.B.
  
  Elle avait préparé des sandwiches et ouvert des bouteilles de bière.
  
  - Comment ça se passe à Moscou ? voulut-il savoir.
  
  - C’est Chicago sous Al Capone dans les années vingt, Berlin à la fin de la Seconde Guerre mondiale et les excès hédonistiques de Saïgon au temps où les Américains déversaient des milliards de dollars au Sud-Vietnam. Au choix.
  
  En sourdine, Yoko Ono, la veuve de John Lennon, chantait en russe Back in U.S.S.R. Un pan du mur, coupé par la fenêtre, était recouvert d’une immense photographie où l’on voyait l’agent Alpha en compagnie de quelques-unes des personnalités venues assister à la grande manifestation culturelle contre la guerre en Tchétchénie, Gregory Peck, beau vieillard qui s’accrochait à sa jeunesse, Paul Newman à la tête de Russe, une resplendissante Claudia Cardinale, des champions de la littérature pacifiste, des moines tibétains en robe safran et, probablement aussi, subodora Coplan, des agents de la C.I.A. camouflés, comme Corinne Bellegarde, en frères prêcheurs de la coexistence humanitaire.
  
  - En somme, résuma Coplan, un monde nouveau qui lutte pour voir le jour. Trop tard pour la féodalité, trop tôt pour la démocratie.
  
  - Joli raccourci, applaudit Corinne.
  
  Elle traduisait en français les travaux des paléontologues du musée et c’était la raison pour laquelle elle bénéficiait d’un logement au dernier étage du bâtiment. A ses débuts, elle avait vécu dans une kommunalka où la nuit de noces de jeunes mariés se déroulait dans la chambre commune, avec la belle-mère au bas du lit et les enfants des deux autres couples qui piaillaient avant de s’endormir. C’était ce qu’elle appelait sa période de vache enragée.
  
  - Les mafias règnent ici en maître absolu, déclara-t-elle encore. Ce sont les pauvres qui souffrent. La glasnost et la perestroïka, pour eux, c’est comme s’ils sortaient d’un sauna pour plonger dans un maelström d’eau glacée.
  
  - Tu as toujours tes contacts avec le S.V.R. ?
  
  - Oui.
  
  - Et avec Yz-Pod Stola ?
  
  - Je n’en ai jamais eu. Ces gens-là constituent un cercle trop fermé. Des nostalgiques de l’ancien régime qui voudraient redorer le blason de la Russie. Dans leur genre, des patriotes. D’un point de vue russe, rien à redire. Néanmoins, ils sont dangereux et n’hésitent devant aucune action violente. C’est le K.G.B. d’antan.
  
  - Je sais. Voici ce que je voudrais que tu fasses, mais en avançant masquée et à pas feutrés. Essaie de te renseigner sur une Opération Anastasia et sur une femme nommée Sfiri Karlova qui se fait passer pour la descendante de la grande-duchesse Anastasia, officiellement disparue lors du massacre de la famille impériale à Ekaterinbourg en 1918. Voici son adresse.
  
  Il griffonna celle-ci sur un bout de papier qu’il remit à l’agent Alpha.
  
  - Descendante de la grande-duchesse Anastasia ! se récria Corinne. Elle y va fort ! Enfin, je m’en occuperai. Où loges-tu.
  
  - Au Métropole. Mon I.F. est Francis Castres.
  
  Coplan quitta l’agent Alpha et retourna baguenauder dans les rues de la capitale. Depuis le matin, il n’avait décelé aucune filature. Sous un ciel de plomb, il parcourut dans les deux sens et sur toute sa longueur la rue Gorki, large avenue, à la fois aristocratique et prolétaire, qui relie la place Rouge à la place Maïakovski et dont le tronçon entre le boulevard périphérique intérieur et la gare de Biélorussie avait été rebaptisé Tverskaïa pour signifier que les temps changeaient et que l’on tentait de revenir à l’époque bénie des tsars.
  
  Dans une boutique de souveniry, il passa en revue les étagères tout en surveillant le trottoir. Vraiment rien de suspect, se satisfit-il. Finalement, il acheta une pochette de mouchoirs brodés à la mode astrakhane, dont il fit cadeau à une fillette kirghize dont les yeux bridés contemplaient, ahuris, les autos tamponneuses se percuter dans un manège de la place Gorki.
  
  Puis il regagna son hôtel.
  
  L’ascenseur atteignait son étage quand l’explosion secoua l’ascenseur et faillit lui expédier dans la figure les portes coulissantes. Malgré la fumée devant sa porte, il vit le cadavre déchiqueté de la femme, amputé de sa jambe gauche et de ses bras, décapité, et la tête qui avait brisé la vitre du matériel incendie restait coincée entre la hache et l’extincteur. Du sang partout.
  
  Ce qu’il fallait louer en cet instant d’horreur, c’était le sang-froid du garçon d’étage qui, imperturbable, téléphonait à sa direction et agitait en direction de Coplan une main apaisante comme si ce genre d’incident était monnaie courante à Moscou. Il ne semblait même pas se soucier de la tache de sang qui avait volé jusqu’à sa joue et collait sur sa peau un nævus rouge vermillon.
  
  Le directeur, ses adjoints, des employés, des miliciens arrivèrent bientôt, suivis par un médecin et des infirmiers. Quand le directeur apprit que Coplan était le client occupant la chambre dont la porte avait explosé en tuant la jeune femme, il se confondit obséquieusement en plates excuses et envoya ses employés déménager ses affaires à l’étage supérieur. Le directeur s’en arrachait les cheveux.
  
  - Où s’arrêteront-ils ? gémit-il.
  
  - Qui ?
  
  - Les gangs.
  
  Coplan ne dit rien. Il n’était pas du tout certain que les gangs fussent en cause. Plus tard, Coplan fut prié de suivre l’officier commandant le groupe de l’O.B.R., qui étaient les initiales en russe de « Détachement d’intervention rapide », au quartier général de la Milice au 38 de la rue Petrovka.
  
  Le policier avait une tête sinistre. On l’aurait cru tout droit sorti d’un film d’espionnage datant du temps de la guerre froide. Son bureau offrait le dépouillement d’une salle de morgue avant le dépeçage d’un cadavre. Disjointe, la fenêtre avait laissé filtrer des filets d’eau en provenance des grosses pluies de la veille qui avaient marqué de rigoles jaunâtres la peinture écaillée.
  
  Soupçonneux, il examina avec circonspection les pages du passeport qui avaient séché mais demeuraient gondolées par le séjour dans l’égout et dans la Moskova. Il en demanda la raison et Coplan le lui expliqua.
  
  - Vous rencontrez bien des mésaventures à Moscou, monsieur Castres, commenta-t-il, sardonique. Depuis votre arrivée, chaque jour vous apporte son lot de malheurs. Peut-être serait-il plus sage de reprendre l’avion ?
  
  - J’ignore ce qui s’est passé exactement aujourd’hui, capitaine, éluda Coplan en arborant une mine innocente.
  
  Le Russe plissa les yeux pour accompagner un demi-sourire qui ne s’acheva pas.
  
  - Des gens malintentionnés, consentit-il à renseigner, ont placé un chapelet de grenades défensives à la poignée intérieure de la porte de votre chambre. Ensuite, vraisemblablement, ils se sont esquivés le long de la corniche bordant extérieurement votre fenêtre. Ils tablaient sur le passage récent de la femme de chambre qui signifiait qu’elle ne reviendrait plus. Logiquement, la seule personne à tourner le bouton de la porte serait vous. Vous qui étiez visé par le piège ainsi mis en place, l’ouverture de la porte devant provoquer l’explosion. Ces assassins en puissance ont simplement oublié une des particularités des grands hôtels de notre capitale.
  
  Coplan avait compris.
  
  - Les prostituées, articula-t-il en hochant la tête.
  
  - Exactement. Elles sont rusées et soudoient le garçon d’étage qui leur prête son passe durant l’absence du client occupant seul sa chambre. Elles entrent, se déshabillent et se fourrent au lit. Quand le client revint, il est peu plausible qu’il résiste à la vue d’une chair nue, jeune et belle, et le tour est joué. Hélas, cette pauvre Tamara ignorait qu’en s’introduisant dans votre chambre, elle allait abréger sa vie et sauver la vôtre.
  
  - Vraiment désolé, énonça Coplan en baissant les yeux. Quel âge avait-elle ?
  
  - Tout juste vingt ans. N’ayez pas trop de regrets quand même. Tamara était promise à une mort par overdose un jour ou l’autre. Maintenant, dites-moi, pourquoi aurait-on voulu vous tuer ?
  
  - Aucune idée, répondit Coplan, catégorique, en peignant sur son visage une expression de totale innocence.
  
  Commença alors un interrogatoire sévère, parfaitement ordonné, droit au but, sans scories, qui dénotait le professionnel rompu à toutes les arguties, insensible aux atermoiements et aux dérobades. Naturellement, l’officier voulait savoir en quelles circonstances Coplan avait appris à manier la langue russe de si belle manière. Il ignorait que celui qui était assis devant lui était une mécanique superbement rodée à ce genre de péripétie auquel il avait tant de fois été confronté au cours de sa carrière.
  
  Minuit approchait quand l’officier dut baisser les bras. De guerre lasse, il capitulait.
  
  - Je sais que vous ne me dites pas la vérité, monsieur Castres, grinça-t-il, l’œil furibard. Dans l’ancien temps, je vous aurais fait expulser.
  
  Aujourd’hui, il nous est imposé les plus grands égards quand nous traitons avec les Occidentaux. Aussi bénéficiez-vous de cette indulgence, coupable à mes yeux. Pourtant, je ne puis faire autrement. Je suis assis le cul entre deux chaises.
  
  - Entre deux chaises, et entre la féodalité et la démocratie, commenta sobrement Coplan en se levant. Au fait, où se trouve la morgue ?
  
  L’officier le regarda, bouche bée.
  
  - Au 16 du boulevard Kalinine. Pourquoi ?
  
  - Avant que quelqu’un d’autre n’essaie d’attenter à mes jours, j’aimerais déposer une gerbe de roses au pied de la dalle funéraire où va reposer cette pauvre Tamara qui m’a sauvé la vie. Une de mes qualités, c’est d’avoir du savoir-vivre et de la gratitude.
  
  Le Russe esquissa son sourire fielleux.
  
  - Du savoir-vivre ou du savoir-mourir, monsieur Castres ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  
  
  
  A plusieurs reprises et sans succès, il avait tenté de joindre Sfiri Karlova. Le téléphone sonnait dans le vide. Au volant de la Chrysler Viper, il était allé acheter des fleurs et les avait déposées devant la rangée de dalles métalliques à la morgue. Les employés l’avaient regardé avec des yeux stupéfaits et il avait dû leur expliquer la raison de son geste.
  
  A présent, il roulait dans la zone des datchas somptueuses au sud-ouest de la capitale, en tentant de détecter une filature éventuelle. Ici vivaient les noviye bogatiye et les seuls véhicules que l’on croisait dans les parages se limitaient aux luxueuses Ferrari, Rolls, Porsche et Mercedes. Dans les grandes allées de bouleaux, parmi les fougères et les sapins, se nichaient des villas ultra-modernes, mais aussi des anciennes demeures seigneuriales au bois peint en blanc. Tout le long de la grand-route qui avait retrouvé son appellation de l’époque des tsars, Possolskaïa, c’est-à-dire la route des ambassadeurs, il téléphona à Sfiri Karlova chaque fois qu’il rencontra une cabine publique. Ce fut toujours sans succès.
  
  Après ce bol d’air dans la campagne limitrophe, Coplan rentra à Moscou sans avoir décelé une filature quelconque.
  
  Dans la rue Rylev, il rangea la Chrysler le long du trottoir et, comme le commandant de bord d’un jet, procéda à la check-list destinée à décourager les voleurs de voiture.
  
  Il sortit et s’avança vers le Vaskrésiénia dont le nom signifiait Dimanche et qui se logeait dans un bâtiment ancien. Une simple porte peinte rouge sang et des volets fermés aux quatre étages. Dans le panneau de bois était percé un judas. Celui-ci coulissa trois secondes après que Coplan eut pressé la sonnette. Un visage aux traits mongoloïdes apparut.
  
  - Ya ne znayou chelavyeka, bez rouki, no ya znayou chevalyeka bez pal’tsa (Je ne connais pas de manchot mais je connais un homme qui a perdu un doigt), articula clairement Coplan.
  
  L’homme parla d’une voix rauque :
  
  - Kto smotrit tam iz-za ougla (Qui regarde derrière le coin de la maison) ?
  
  - Ya nikavo ne vizhou tam (Je ne vois personne).
  
  Une autre phrase-code, mais celle-ci n’avait pas été inventée par un rond-de-cuir de la Division Opérations clandestines. Elle était le fait du khoziaïne (Patron d’une mafia moscovite) en personne.
  
  La lourde porte s’écarta. Coplan entra. Les gardes du corps le fouillèrent et lui confisquèrent provisoirement le Meckler & Koch électrique. Ensuite, l’un d’eux, à travers un dédale de couloirs, le conduisit au khoziaïne.
  
  Tête de pomme ridée qu’éclairait un regard bleu et bridé, bouche en lame de rasoir, cheveux neigeux, chemise anglaise comme le costume trois-pièces, mocassins italiens, Mustafa Khaled salua Coplan avec respect.
  
  - Heureux de vous revoir, monsieur Cloy.
  
  C’était là la seule identité sous laquelle il connaissait Coplan.
  
  - Moi également, khoziaïne, répondit Coplan qui savait que ce titre flattait l’ego du Tchétchène.
  
  En bon musulman, ce dernier ne buvait pas d’alcool. Néanmoins, il servit à son visiteur une large rasade de vodka sur laquelle il saupoudra un peu de poivre à la mode de son pays. Pendant qu’il se livrait à cette opération, Coplan plongea le regard à travers la vitre sans tain qui donnait sur la salle de bar, peuplée de créatures superbes, serrées de près par des clients lubriques aux mains baladeuses. Aussitôt, la bouteille à peine reposée, et tel un Balzac slave, Khaled vanta leurs charmes avec un lyrisme digne d’un meilleur sort :
  
  - Elles viennent de tous les horizons, les brunes aux yeux bridés de Mongolie, les blondes aux jambes interminables de Biélorussie, les rousses des pays baltes, les Noires d’Afrique, qui étaient étudiantes, crevaient de faim, et ont préféré se reconvertir dans la luxure, les descendantes de Cosaques spécialisées dans le sado-maso avec fouets, cravaches et étriers. J’ai là une des plus belles panoplies de Moscou.
  
  - Bravo, fit Coplan en goûtant à la vodka qui était excellente.
  
  Légitime était la fierté du Vieux d’avoir réussi l’exploit de faire passer Mustafa Khaled dans le camp français. A l’origine, le vol de bijoux commis par un couple de domestiques thaïlandais en Arabie Saoudite au détriment de leur employeur, un prince de la famille royale. A la tête d’une petite fortune, les deux indélicats s’étaient réfugiés en France. Parallèlement, Saïb, l’un des fils de Mustafa, sur les instances de son père, s’était rendu en pèlerinage à La Mecque, bien que peu croyant en Allah ou en quiconque d’autre. A l’aéroport de Riyad, il avait poussé dans les toilettes l’épouse consentante d’un colonel et lui avait fait connaître l’amour à la tchétchène. Le mari avait surgi et Saïb avait été jeté en prison après avoir été roué de coups. En Arabie Saoudite, la charia, la loi coranique, était impitoyable pour le crime d’adultère. La lapidation en place publique devait châtier les deux coupables. Entre-temps à Paris les deux Thaïlandais étaient arrêtés et le lot de bijoux confisqué. Là, le Vieux avait eu un trait de génie. Expédié en catastrophe à Moscou sous l'I.F. de Francis Cloy, Coplan avait négocié avec le khoziaïne qui pleurait déjà son fils auquel il tenait tant. S’il acceptait de travailler pour la France, celle-ci se débrouillerait pour faire libérer son rejeton. Les larmes aux yeux, le Tchétchène avait chaleureusement serré les mains de Coplan et juré que Paris n’aurait pas de serviteur plus fidèle. Dans l’intervalle, le Vieux palabrait avec le prince de la famille royale. La restitution des bijoux contre la liberté de Saïb. Le prince se moquait éperdument de l’honneur bafoué du colonel. Seuls lui importaient ses bijoux. Il avait convaincu le roi de se prêter à l’échange. Les Saoudiens exigeaient aussi la livraison des voleurs. Là, le Vieux avait refusé, sachant pertinemment que les Thaïlandais seraient remis entre les mains du bourreau. Et Mustafa avait récupéré son fils. Depuis, il s’était montré fidèle à ses engagements et les renseignements collectés par son entremise s’étaient révélés plus que précieux pour la D.G.S.E.
  
  L’unique entorse à la morale dans cette affaire concernait l’épouse adultère du colonel. Impossible de sauver cette femme malgré les supplications de Saïb qui, fort honnêtement, se sentait responsable. A elle seule avait été appliqué un châtiment et elle était morte sous les jets de pierres sur la place publique.
  
  Ce qui caractérisait le khoziaïne, c’était une certaine satisfaction de régner sur l’un des gangs les plus florissants de la capitale russe. Aussi ne se fît-il pas faute de s’étendre sur les ramifications tentaculaires de son empire. Dans tout le pays, les mafias contrôlaient 400 banques et 35 000 affaires privées. Leur dynamisme provoquait l’admiration des Italo-Américains de Cosa Nostra. En retour, les pontes du banditisme ne manquaient jamais, lors de leurs fêtes orgiaques, de faire jouer par l’orchestre le thème musical du Parrain.
  
  - De nos jours, pour s’assurer notre protection, un businessman doit nous verser 20 000 dollars par mois. A partir de là, tout nous est permis, gloussa le Tchétchène, le visage hilare.
  
  Sacrifiant aux usages. Coplan laissa la conversation se dérouler à bâtons rompus avant de questionner :
  
  - Vous avez connu Nikola Souslov, dit Niksou ?
  
  Brusquement, la bouche du khoziaïne se tordit et il donna l’impression de mastiquer un grain de poivre.
  
  - Une canaille, laissa-t-il tomber avec mépris.
  
  - Vraiment ? poussa Coplan.
  
  - Pas réglo, pas de parole, pas d’honneur. On a bien fait de le liquider à Londres. Chez nous en Tchétchénie, on dit : si tu veux un bon cidre, écarte les pommes pourries.
  
  - C’est valable pour le monde entier. Il travaillait pour son propre compte ?
  
  - Et pour celui du S.V.R. L’aile nostalgique de l’ancien régime. Les durs du K.G.B. qui ont réussi à conserver leur place.
  
  - Yz-Pod Stola ?
  
  - Exactement. Vous vous rappelez que c’est moi qui le premier ai transmis à Paris un dossier sur Yz-Pod Stola ? Sur ces salauds qui voudraient nous faire retomber dans les ténèbres du Moyen Age ?
  
  - Je m’en souviens. Vous avez des contacts avec cette branche du S.V.R. ?
  
  - Elle est difficilement pénétrable.
  
  C’était aussi ce qu’avait dit Corinne Bellegarde. Coplan évoqua son enlèvement et l’attentat dans sa chambre d’hôtel afin d’étudier la réaction de Khaled. Elle fut conforme à ses prévisions :
  
  - J’ignore sur quoi vous travaillez à Moscou. Laissez-moi vous dire cependant que vous êtes repéré. Ces deux attaques ne sont pas le fait du hasard. Vous arrivez et quelque chose se déclenche. En aucun cas le banditisme ne peut être mis en cause, surtout de la part de punks qui ne vous vident même pas les poches.
  
  Le khoziaïne coula un regard en biais à travers la vitre sans tain.
  
  - Si, dans leur esprit, vous étiez un tchasovoï poezd (Littéralement : train d’une heure. Dans l’argot des bas-fonds : cave, pigeon, personne facile à plumer), ils vous auraient dévalisé et laissé pour mort.
  
  Dans la salle de bar, Coplan vit une grande blonde, aux jambes interminables comme disait le Tchétchène, partir en compagnie d’un homme au visage rougeaud mais à l’allure distinguée.
  
  - Un général du S.V.R., commenta le khoziaïne. Je suis obligé de le bakchicher. A Moscou, la corruption est le mur de soutènement du régime. Sans elle, tout s’effondre. Je le bakchiche, mais l’argent que je lui verse, il me le redonne quand il vient le dépenser avec mes putes.
  
  - Une sorte de justice immanente, sourit Coplan.
  
  Bien qu’il en éprouvât l’envie, ce dernier ne chercha pas à pousser son interlocuteur dans ses derniers retranchements. Il gardait cette poire pour la soif et préférait attendre que Corinne Bellegarde ait la possibilité de réunir les renseignements qu’il avait sollicités.
  
  Aussi prit-il congé en se promettant de revenir si l’agent Alpha connaissait un échec.
  
  - Si vous vous sentez en danger, recommanda Khaled, appelez-moi. Je vous enverrai un saint-bernard avec un tonnelet de rhum.
  
  - Ciao bambino, répondit Coplan pour montrer qu’il avait repris à son compte la dernière expression à la mode dans la capitale russe.
  
  
  
  Le lendemain matin, il essaya vainement de joindre Sfiri Karlova, mais celle qui se prétendait la descendante du tsar Nicolas II ne répondait pas. Il sortit de l’hôtel. Le temps était maussade et boudeur. Sur le trottoir, les trafiquants guettaient le touriste pour lui proposer d’échanger ses devises contre des roubles à un taux avantageux. Coplan les écarta et gagna le garage. Au volant de la Chrysler Viper, il baguenauda dans les rues en tentant de déceler une filature éventuelle, comme il l’avait fait la veille. Sur la chaussée se traînaient les autobus rouge et crème lourdement chargés de passagers. Des queues s’étiraient devant les boutiques d’alimentation, pareilles à celles qui avaient désolé le paysage urbain avant la glasnost et la perestroïka. Sur les trottoirs, des foules grouillantes qui semblaient ignorer la puanteur des gaz délétères lâchés par les Ladas antédiluviennes roulant au gas-oil.
  
  Dans l’avenue Kutuzov, il fit plusieurs fois le tour de l’arc de triomphe, l’œil braqué sur son rétroviseur, en cherchant à identifier un véhicule qui procéderait au même manège.
  
  A la station Texaco, il fit le plein d’essence et passa sous le portique de lavage. L’espace était si étroit qu’il était impossible au conducteur de ressortir du véhicule dès qu’il s’était rangé dans le rectangle.
  
  Bientôt, l’eau crépita sur la carrosserie, brouillant la limpidité du pare-brise et des vitres, pendant que se déclenchait le ballet des rouleaux, des brosses et des balais qui astiquaient le métal.
  
  A l’intérieur de la Chrysler, l’obscurité s’épaissit, à peine éclaircie par les coulées de savon blanc et liquide dégoulinant sur le pare-brise.
  
  Coplan s’apprêtait à allumer l’ampoule plafonnière quand il s’arrêta net, le cerveau envahi par une réminiscence. Un an plus tôt, il faisait beau à Alger. Rue Ditouche Mourad, Coplan avait quitté le commandant Dubaille, chef de la mission envoyée par la D.G.S.E. pour assister le gouvernement algérien dans sa lutte contre les terroristes intégristes. Dubaille était entré dans la station-service pour le plein et le lavage de sa Peugeot. Trois hommes avaient bondi hors d’une Renault. Coplan était trop loin pour intervenir. Sans coup férir, ils avaient tué Dubaille et s’étaient enfuis à bord de leur voiture.
  
  Instantanément, il roula sur le siège passager et se blottit sur le plancher. En se déhanchant, il sortit le Heckler & Koch. A peine ses doigts se refermaient-ils sur la crosse que des rafales pulvérisèrent le pare-brise en arrachant au rouleau des lamelles de plastique. Des cascades de plexiglas chutèrent sur les cuisses de Coplan, en même temps que l’eau et le savon bruissaient sur le tableau de bord. L’oreille exercée, il identifia les armes à leur cadence caractéristique. Des micro-Uzis. Comme à Londres quand Nikola Souslov avait été exécuté.
  
  Ne pas riposter, se recommanda-t-il. Plutôt faire croire que l’attentat était réussi. Néanmoins, il leva son pistolet, prêt à faire feu et en craignant que le réservoir n’explose. Dans cette éventualité, il était fini. Rester sans réaction, réfléchit-il, multipliait les risques. Alors, il se redressa quelque peu et, à l’aveuglette, au jugé, il lâcha ses cinq dards et rechargea rapidement.
  
  Le tir cessa. Saisissant sa chance à pleines mains, il sauta sur le siège conducteur, remit le moteur en marche et donna un grand coup d’accélérateur, l’engin vrombit et le Chrysler bondit pour traverser le rouleau, dont les lamelles s’écartèrent sous sa puissance. Elle parut se soulever de terre quand elle passa sur les deux corps dont l’un avait un dard planté dans l’œil droit.
  
  Coplan ne demanda pas son reste et fonça vers la périphérie de la capitale. La veille, sans savoir qu’elle lui servirait le lendemain, il était tombé sur une zone marécageuse bordant la rivière Moskova.
  
  Ce fut là qu’il abandonna la Chrysler qui mit une heure pour s’enfoncer et disparaître dans la boue du marais aux roseaux couchés par le vent d’est.
  
  A présent, il fallait compter sur la chance. Probablement terrorisé par les rafales d’Uzi, le pompiste n’avait-il pas pensé à relever le numéro de la plaque d’immatriculation de la Chrysler. Coplan était confiant. Plus tard, il dédommagerait l’agence de location Armiya en prétextant que le véhicule lui avait été volé sous la menace d’une arme, alors qu’il était au volant, ce qui expliquerait que les sécurités n’aient pas fonctionné.
  
  En sens inverse, il suivit le chemin étroit dans la forêt de bouleaux et marche durant sept à huit kilomètres jusqu’à ce qu’il atteigne la première datcha.
  
  Méfiante, la femme contempla longuement ses chaussures crottées et les quelques miettes de plexiglas restées accrochées à ses épaules.
  
  - Je demande juste la permission de téléphoner, répéta Coplan en arborant son sourire le plus engageant.
  
  Quand il eut Mustafa Khaled au bout du fil, il lui déclara simplement :
  
  - J’ai besoin d’un saint-bernard et d’un tonnelet de rhum.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  
  
  
  Elle portait une robe courte et fluide en soie indigo créponnée et le nœud large et coquin, au-dessus du nombril, rehaussait l’orgueil des seins. Plastique pulpeuse, jambes fines et déliées, taille envoûtante, son corps évoquait la perfection d’un vase Ming. Sang-mêlé, à la fois bouriate et slave, elle offrait une chevelure d’ébène et des yeux verts bridés, une peau dorée, une bouche sensuelle.
  
  Saraya était le saint-bernard envoyé par le khoziaïne pour aider Coplan.
  
  - Et vous n’aviez pas décelé de filatures ? s’étonna-t-elle de cette voix un peu rauque qui s’alliait merveilleusement à son physique.
  
  - Non.
  
  Dans le salon, des branches de bouleau étaient pendues à des tringles. Pour respecter la tradition chamanique des Bouriates, elle leur avait noué des lambeaux d’étoffe multicolores qui servaient de talsi, ces offrandes que son peuple, d’origine mongole et épris de croyances païennes, disposait à l’intérieur de ses demeures pour se ménager les bonnes grâces des esprits.
  
  - Buvons du klikovskoïe (Champagne en russe. Déformation du nom Clicquot qui fut la première marque à exporter du champagne en Russie au début du XIXème siècle) décida-t-elle. Pour célébrer notre rencontre.
  
  Elle s’en alla chercher la bouteille que Coplan déboucha et il versa le précieux nectar dans les coupes qu’elle lui tendait. Ils trinquèrent, et elle invita Coplan à s’asseoir sur le canapé où elle le rejoignit en croisant les jambes et en remontant sa jupe courte pour dévoiler des cuisses à la vue affriolante. Elle refusa, quand Coplan l’interrogea à ce sujet, de mentionner la profession qu’elle exerçait si, du moins, elle en exerçait une. Elle préféra disserter sur les charmes de Paris et de Rome puis, mine de rien, aborda à nouveau les problèmes que rencontrait Coplan et dont le khoziaïne l’avait entretenue en partie.
  
  - J’ai bien connu Niksou, déclara-t-elle à un moment, les yeux fixés sur les lambeaux d’étoffe accrochés aux branches de bouleau, comme si les esprits allaient lui communiquer leurs instructions.
  
  - Vraiment ? encouragea-t-il.
  
  - Ce n’était pas mon idéal d’homme. Néanmoins, il était fascinant. On sentait en lui une force tranquille. Certaines femmes lui trouvaient un charme fou. A vrai dire, je n’étais pas parmi elles.
  
  Coplan pensa aux trois femmes, à la Française, à la Grecque et à la Jamaïcaine, dont le dossier du Mossad assurait qu’elles étaient ses égéries.
  
  - Ce qui était fantastique, c’était la rapidité avec laquelle il avait accumulé une grosse fortune. Il est vrai qu’il était aidé...
  
  Elle laissa la phrase en suspens et trempa ses lèvres dans les bulles.
  
  Coplan n’était pas dupe. Elle attendait qu’il lui pose la question, ce qu’il fit :
  
  - Aidé par qui ?
  
  - Le général Lavrenti Borkine du S.V.R. Il est généralement admis qu’il est l’espion le plus habile que l’Union soviétique, au temps où elle existait encore, ait jamais possédé. C’est quelqu’un d’extraordinaire qui, comme disent les Américains, marche au feeling. Un homme grand, costaud, avec une tête de petit garçon, des yeux faussement rieurs et un ascendant certain sur les femmes.
  
  - Vous avez couché avec lui ? questionna brutalement Coplan.
  
  Elle esquissa un sourire narquois.
  
  - Non. Néanmoins, je lui avais donné mon numéro de téléphone. Ce qui m’a frappée, c’est qu’il ne l’a pas noté. Pourtant, il m’a rappelée quelques jours plus tard pour un rendez-vous auquel il n’est pas venu. Quelque chose s’est passé. J’ignore quoi. Qu’y faire ? En tout cas, il est doté d’une mémoire phénoménale.
  
  - Des regrets ?
  
  Elle haussa les épaules.
  
  - Vous réagissez comme si vous aviez affaire à l’une de vos femmes occidentales. Avec elles, il faudrait carrément signer des deux mains un traité, comme celui qui termine une guerre. Moi, je ne suis pas de cette trempe.
  
  - Le terme Yz-Pod Stola vous est-il familier ?
  
  - Non.
  
  - Revenons à Niksou.
  
  - Grâce à la protection de Lavrenti Borkine, il a réussi à monter des affaires fructueuses avec les Occidentaux. Nul doute qu’il a renvoyé l’ascenseur. En Russie, la corruption règne dans toutes les sphères de la société. Elle n’a d’égale que la fascination qu’exercent les sciences occultes et l’astrologie dans les allées du pouvoir. Le Président est totalement envoûté par une Tzigane originaire d’Ukraine, Chouka, ce qui signifie « belle » en langue tzigane et que l’on surnomme Yaka, les Yeux, à cause de la puissance de son regard magnétique. Cette chrava (En langue tzigane : jeteuse de sorts), cette chtema (En langue tzigane : chatte), souple et féline, a complètement ensorcelé le chef de l’État.
  
  Coplan avait lu un rapport du traitant de la D.G.S.E. à Moscou. Celui qui tenait les destinées de la Russie entre ses mains s’entourait de gourous, d’astrologues et de divers charlatans qui lui prodiguaient des conseils sur la façon de comprendre le cosmos, de conduire sa politique et de mener sa vie privée. Au premier rang de cet aréopage figurait la Tzigane Chouka, qui bénéficiait d’une emprise mystérieuse sur le maître de la Russie et s’intitulait « dispensatrice de bio-énergie ». Le traitant de la D.G.S.E. se montrait sévère et n’hésitait pas à affirmer que le potentat n’était plus qu’un pantin dont elle tirait les ficelles.
  
  Il interrogea encore longuement Saraya sur Niksou et le général Lavrenti Borkine mais n’enregistra aucun progrès.
  
  La soirée s’étirait. Il voulut prendre congé. Elle le retint.
  
  - Le khoziaïne ne serait pas content si je n’assurais pas votre protection après la journée que vous avez vécue.
  
  Elle remonta plus haut sa jupe courte et Coplan admira le beau dessin de la cuisse remontant jusqu’au slip d’un rose guilleret. Elle défit le nœud coquin au-dessus du nombril et ses seins, gainés par le soutien-gorge assorti au slip, se dégagèrent avec impertinence.
  
  Elle eut un sourire impudique, se leva, prit la main de son hôte et l’entraîna.
  
  Dans la chambre, d’autres branches de bouleau où s’accrochaient les lambeaux d’étoffe multicolores. On voyait bien que Saraya n’oubliait pas de sacrifier aux semelga, ces rites magiques qu’affectionnaient les Bouriates. Sur l’un des murs s’étalait une très belle toile représentant des cabanes de pêche posées en couronne sur la glace du lac Baïkal et chauffées par des poêles à bois.
  
  - Je suis née sur les bords de ce lac, patrie des Bouriates, indiqua-t-elle en désignant le tableau.
  
  La belle Russe témoignait d’une curieuse façon de faire l’amour. Comme une naïade essayant d’échapper à la brûlure trop intense du soleil, elle ondulait doucement ou encore, telle une amazone de planche à voile, se déhanchait brutalement, et ce mouvement, qui plaçait Coplan en porte à faux, fouaillait inhabituellement l’île volcanique qu’elle lui offrait.
  
  Elle avait laissé les lumières, et ses yeux verts bridés, parsemés de paillettes dorées qui s’accordaient à sa peau, ne quittaient pas ceux de Coplan, comme si elle y guettait l’arrivée du plaisir. Ses lèvres souriaient et elle arborait l’expression ouverte et franche de quelqu’un qui est prêt à ouvrir son cœur à qui voudra le prendre.
  
  L’intensité de l’orgasme qui les unit les laissa en état de choc, suivi par une période d’engourdissement délectable, puis Saraya se désengagea de l’étreinte de Coplan tout en déposant mille baisers sur ses lèvres.
  
  - Je vais chercher une deuxième bouteille de klikovskoïe pour célébrer notre première nuit d’amour, susurra-t-elle.
  
  Entre ses paupières à demi plissées, il la regarda s’éloigner vers la porte, silhouette encore humide de sueur et de plaisir, qui se déhanchait, fière de sa taille mince et de ses fesses rebondies.
  
  
  
  
  
  Coplan entra dans le restaurant self-service bruyant et surpeuplé. Il prit place dans la queue qui longeait les comptoirs où s’oxydaient des sandwiches caoutchouteux, des hors-d’œuvre anémiés et des plats remplis d’une tambouille peu appétissante. Il choisit des saucisses qu’accompagnait une purée de betteraves, une grappe de raisin de Crimée et une bouteille de bière.
  
  Corinne Bellegarde lui avait gardé une place libre à côté d’elle. L’emplacement était judicieux, car la table occupait le coin le plus reculé de l’établissement, entre les cuisines et le couloir conduisant aux toilettes, et n’offrait que deux sièges. Pas de voisins et d’oreilles indiscrètes.
  
  - Puis-je m’asseoir à votre table, je ne trouve pas de place libre, fit un grand garçon à l’œil égrillard en s’adressant à Corinne.
  
  Coplan qui arrivait le bouscula.
  
  - Laissez ma femme tranquille.
  
  L’autre s’éloigna en grommelant.
  
  - Salut, Francis. Crois-moi, tu ne vas pas te régaler. Ici, la bouffe est pourrie, mais l’endroit est idéal pour les rendez-vous.
  
  Il se pencha pour attraper le décapsuleur et se versa une rasade de bière.
  
  - Quoi de neuf ?
  
  - A ce qu’il semble, ta grande-duchesse est authentique. Sfiri Karlova descendrait bien du tsar Nicolas II. En réalité, et si l’on se fie à ce que j’ai appris, seuls le tsar et l’héritier du trône auraient été fusillés à Ekaterinbourg. La tsarine et ses quatre filles auraient été transférées à Perm d’où Anastasia se serait évadée. Elle aurait été recueillie par un officier qu’elle aurait épousé et dont elle aurait eu des enfants.
  
  - C’est l’histoire qu’elle m’a racontée.
  
  - Elle paraît vraie. Cette Sfiri Karlova serait totalement sous l’emprise du général Lavrenti Borkine du S.V.R. et le ponte numéro un d'Yz-Pod Stola.
  
  Coplan réprima un mouvement d’excitation. Voilà que l’on reparlait du général Borkine.
  
  - C’est lui qui la protège, qui veille sur elle, comme sur la prunelle de ses yeux, poursuivit Corinne qui lâcha sa fourchette. C’est vraiment trop dégueulasse !
  
  Elle se rinça la bouche avec une lampée de bière.
  
  - Et l’Opération Anastasia ? questionna-t-il.
  
  - Je n’ai rien déniché. Rappelle-toi, tu m’as recommandé de marcher sur des coquilles d’œuf.
  
  - Je ne te fais aucun reproche. Simplement, continue. Bon, on se sépare. Tu es arrivée la première, pars la première.
  
  
  
  Le soir même. Coplan parvint à joindre Sfiri Karlova.
  
  - Venez me voir, invita-t-elle.
  
  C’est en taxi qu’il se rendit à la rue Dobryninskaya.
  
  Cette fois, elle avait récusé le chandail trop ample et trop long et les babouches arméniennes. Très élégante, elle portait une veste anthracite à parements de velours noir sur un pantalon cigarette à larges revers, et était chaussée de mocassins vernis qui sortaient tout droit de la Via Veneto.
  
  Elle remplit deux verres de vodka glacée, posa sur la table basse l’assiette aux biscuits à la verveine et réclama une Gitane.
  
  - Vous savez que j’adore les cigarettes françaises. Elles sont tellement plus raffinées que les nôtres et plus savoureuses que les américaines et les anglaises.
  
  Coplan tendit son paquet et fit claquer son briquet. Elle aspira avec volupté sur la Gitane.
  
  - L’amie dont je vous ai parlé, attaqua-t-elle enfin en regardant les volutes de fumée monter vers le lustre à coupelles, est absente. Elle est allée acheter des bijoux à Budapest qui est devenu un marché étonnant. On y retrouve les parures des anciennes aristocrates hongroises. Néanmoins, son mari est prêt à vous recevoir. C’est un homme charmant, avec qui il est facile de traiter.
  
  Tout en sirotant sa vodka, Coplan demeurait attentif. Rompu à toutes les roueries, il décelait dans la voix de la femme une certaine gêne, en même temps que son regard se dérobait. Par ailleurs, il n’oubliait pas que son enlèvement avait suivi sa visite à celle qui serait la descendante du dernier tsar.
  
  - Son nom ?
  
  - Bogdan Gromov.
  
  - Où habite-t-il ?
  
  Elle s’éclaircit la gorge.
  
  - Pas ici. A Saint-Pétersbourg. L’achat et la vente de bijoux datant de la Sainte Russie ont rapporté à ce couple beaucoup d’argent. Ils sont immensément riches, ce qui leur a permis de racheter une partie du palais de la Moïka que l’État, pour combler ses caisses vides, a divisé en lots qu’il a vendus.
  
  Coplan tressaillit.
  
  - Le palais de la Moïka a un lien avec votre famille.
  
  Elle parut étonnée.
  
  - Vraiment ?
  
  Il devina qu’elle le testait.
  
  - Avant la révolution d’Octobre, ce palais appartenait au prince Youssoupof, le neveu du tsar Nicolas II par alliance. En compagnie d’autres conspirateurs, il tua à la Moïka le moine débauché Raspoutine qui avait conquis un fantastique ascendant sur la famille impériale en guérissant à de nombreuses reprises l’héritier du trône, le petit tsarévitch, atteint d’hémophilie.
  
  - C’est vrai, concéda-t-elle. Indépendamment du fait qu’il avait sauvé la vie de l’enfant, Raspoutine était de bon conseil. Si le tsar l’avait écouté, la guerre à l’Allemagne n’aurait jamais été déclarée et la Russie se serait épargné une révolution.
  
  Coplan n’épilogua pas. En fait, il connaissait cet épisode par cœur. Dans ses moindres détails. Dix ans plus tôt, Vassili Aleksandrovitch Fedorov, général du K.G.B., était passé à l’Ouest, à la faveur d’une pseudo-mission commerciale, et avait choisi la France. Le Vieux avait chargé Coplan et quelques autres officiers de la D.G.S.E. de le débriefer afin de déterminer si Fedorov était un transfuge authentique ou une taupe programmée pour s’implanter dans les Services spéciaux français. En dehors des séances d’interrogatoires, le Soviétique jouait aux échecs avec Coplan pour se délasser ou se livrait à son dada favori. Raconter l’histoire de Raspoutine. Longuement, il s’étendait sur l’habileté du moine débauché à soigner la maladie chronique du tsarévitch Alexis. Grâce aux sciences de l’hypnose qu’il maîtrisait à la perfection, il empêchait l’enfant de saigner, tout en donnant aux parents l’illusion de toucher l’âme de la vraie Russie à travers les puissances de l’inconnu dont les Slaves sont si friands. Fedorov se délectait à disserter sur la fascination qu’exerçait le magnétisme de Raspoutine sur les dames de la haute société de Saint-Pétersbourg et sur les nombreuses bonnes fortunes qu’il comptait à son actif. Malgré cette emprise sur l’empereur et sa famille, le confident de la tsarine s’était aliéné les courtisans, les militaires et les hommes politiques qui lui vouaient une haine incoercible.
  
  Le 29 décembre 1916, le prince Youssoupof avait mis bon ordre au scandale du moine débauché, devenu le gourou du tsar. Et, à chaque fois que Fedorov martelait cette conclusion, il partait d’un grand éclat de rire, si puissant que Coplan l’imaginait apporté par le vent de la steppe où était né le transfuge.
  
  Sfiri Karlova vida son verre d’un trait.
  
  - Oublions Raspoutine, déclara-t-elle, brusquement pressée sans que Coplan sache pourquoi. Bogdan Gromov vous attendra jeudi prochain à quinze heures. Voici l’adresse exacte.
  
  De sous le cendrier elle tira une feuille de papier pliée en quatre qu’elle lui tendit.
  
  - Vous êtes solvable au moins ? s’inquiéta-t-elle soudain en fronçant les sourcils.
  
  - Je le suis, assura Coplan en lui décochant un sourire affable qui dissimulait sa méfiance. Et c’est toujours comptant que je règle mes comptes.
  
  Intérieurement, il s’amusa de l’équivoque de cette phrase à double sens.
  
  - En devises fortes, naturellement, insista-t-elle.
  
  - En dollars américains.
  
  Avant qu’il ne parte, elle lui réclama une Gitane qu’il lui alluma, puis elle offrit sa main pour qu’il la baise.
  
  - Souvenez-vous, rappela-t-elle, vous vous trouvez devant une Altesse impériale. J’ai bon espoir que la Russie redevienne monarchiste. Dans cette éventualité, c’est moi qui monterai sur le trône.
  
  - Je serai votre plus fidèle serviteur, jura Coplan en esquissant une révérence et en gommant dans sa voix toute trace de raillerie.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  
  
  
  Saraya portait un manteau impression panthère, un pantalon ivoire et des bottes noires. Elle avait adopté le maquillage lunaire qui faisait fureur dans la bonne société moscovite.
  
  - Dépêchons-nous, pressa-t-elle.
  
  Sa Moskvich bleue attendait, garée le long du trottoir devant l’hôtel Métropole. Saraya s’installa derrière le volant et démarra en trombe après avoir généreusement bakchiché le portier qui l’avait autorisée à parquer sa voiture à cet endroit normalement interdit.
  
  Sa course se termina devant un cabaret de la rue Elektrozabadskaïa à l’enseigne de Ftomik qui signifiait mardi. Mustafa Khaled possédait sept boîtes de nuit qu’il avait baptisées chacune du nom d’un des jours de la semaine. Lors de son arrivée à Moscou, Coplan l’avait d’ailleurs rencontré au Vaskrésiénia, le terme russe pour dimanche.
  
  Dans la salle, un orchestre de balalaïkas jouait de vieux airs de la Sainte Russie, de Dva Guitaré à Otchi tchomya.
  
  - C’est pour faire patienter l’assistance, informa Saraya. La principale attraction est un moskult.
  
  - Un moskult ? répéta Coplan, un peu perdu.
  
  - En argot de rocker, c’est une idole de la chanson moderne.
  
  Elle l’entraîna vers l’escalier qui menait au premier étage. Le logement était simple. Deux pièces meublées moderne sans excès. Dans la première était installé un matériel électronique ultra-sophistiqué. Sur le mur plein, un immense écran.
  
  - Tu as un minibar derrière toi, indiqua Saraya. Sers-moi une vodka.
  
  Elle s’assit dans le fauteuil et pianota sur les touches de la console. Les images se fixèrent sur l’écran. Au début, elles étaient un peu brouillées, mais se précisèrent après que Coplan eut apporté à Saraya son verre empli de vodka et qu’il eut trempé ses lèvres dans le sien.
  
  Le décor était rudimentaire. Une immense pièce nue qui ressemblait au hall d’une gare désaffectée. Dans les murs, piquetés de taches brunâtres, étaient scellés des anneaux. Plusieurs hommes se tenaient là, en uniformes chamarrés, bardés de décorations, arborant les insignes des grades de général ou de colonel.
  
  - Au milieu, indiqua Saraya, Lavrenti Maksimovitch Borkine. C’est le plus gradé. A sa droite, celui qui a le front buté et la barbichette comme les Bolcheviks de 1917, son adjoint, le général Piotr Nikolaïevitch Zoudakaev. A sa gauche, celui avec des faux airs de Robert Redford, le colonel Anatol Pavlovitch Klimovski, que les femmes trouvent beau comme un dieu, ce qui le rend fat et vaniteux.
  
  Elle poursuivit son énumération. Coplan n’en perdait pas un mot. Défilait dans la bouche de la belle jeune femme la fine fleur d'Yz-Pod Stola. Eux aussi buvaient de la vodka. De larges rasades.
  
  Deux des officiers sortirent et leur absence fut de courte durée. Ils revinrent en poussant devant eux une femme aux formes bien dessinées. Une cagoule qui comportait une ouverture pour la bouche et les narines, mais pas pour les yeux, masquait son visage. Sous la nuque s’échappait un flot de cheveux blonds. Elle était nue jusqu’à la ceinture de sa minijupe en cuir noir, cloutée comme celle d’une rockeuse, et ses seins se redressaient superbement, non pas, supputa Coplan, parce qu’ils étaient excités par l’insolite de la situation mais bien, plutôt, à cause des mains ramenées sur les reins et encerclées de menottes, la cambrure de la poitrine étant ainsi accentuée sous l’effort.
  
  - Tu n’as pas le son? s’étonna Coplan.
  
  - C’était trop risqué, répondit Saraya. Le khoziaïne a préféré s’abstenir.
  
  - En tout cas, félicitations pour ses talents d’espion.
  
  - En ces temps de violence, si l’on veut survivre à Moscou, il faut prendre les devants et savoir ce qui se passe chez les autres, surtout quand ils sont dangereux comme des vipères lubriques.
  
  Les deux officiers placèrent la femme contre le mur et ôtèrent les menottes. Les mains furent collées à l'un des anneaux et les menottes les enserrèrent à nouveau. Coplan éprouva un léger frisson. Il compatissait au sort de la captive en se souvenant de sa propre expérience quand il avait été kidnappé par le gang de punks.
  
  La femme se débattait désespérément.
  
  - Elle n’a aucune chance de s’échapper, regretta Saraya en secouant la tête.
  
  Le général Borkine s’empara du knout que lui tendait un colonel et frappa de toutes ses forces. Le coup traça des sillons sanglants sur le dos de la prisonnière qui tentait de s’arracher à l’étau des menottes.
  
  - De vrais fumiers ! s’indigna Saraya.
  
  - C’est une prostituée ?
  
  - Oui. Borkine et sa clique les font enlever en ville. Ils ont commencé quand un sondage a révélé que l’ambition des adolescentes à Moscou était de devenir prostituée pour étrangers occidentaux afin de faire rapidement fortune et de prendre leur retraite à vingt-cinq ans (Authentique).
  
  Borkine passa le knout à son voisin qui, à son tour, se déchaîna sur la femme dont le dos ruissela de sang à la troisième volée de coups.
  
  - Tu l’as remarqué, ils sont neuf, articula Saraya d’une voix oppressée. Un symbole. En réalité, ce knout est un chat à neuf queues. La prostituée qu’ils ont capturée représente un autre symbole, celui de la décadence dans laquelle est entré le pays. Cette séance de flagellation a pour but de flétrir, par personne interposée, le régime qui permet que la Russie s’enfonce dans la fange. N’oublie pas, ce sont des nostalgiques de l’empire soviétique, du stalinisme et de ce qui a suivi. Pour eux, il convient impérativement de revenir aux sources, sinon nous sommes perdus.
  
  - J’imagine que pour finir, ils vont violer à tour de rôle cette pauvre fille ?
  
  - Tu te trompes. Pas du tout. Ne t’attends pas à une soirée orgiaque. Ces gens-là sont austères. Ils punissent mais n’abusent pas d’une femme. Borkine et sa bande témoignent de mœurs rigides comme les convictions politiques auxquelles ils sont attachés.
  
  Une autre blonde remplaça la première et la séance de flagellation recommença. En tout, il y eut cinq femmes.
  
  - C’est ainsi qu’ils se défoulent, commenta Saraya, écœurée.
  
  - Que deviennent ces filles ?
  
  - Ils les lâchent dans un coin désert. A elles de se débrouiller pour rentrer à Moscou.
  
  Ce déballage de sadisme se termina une heure plus tard. Saraya éteignit la console, nettoya et rangea les verres qu’ils avaient utilisés, et entraîna Coplan.
  
  - Tu es édifié ?
  
  Dans la salle, le moskult tenait la grande forme et les applaudissements crépitaient.
  
  - Pour me faire oublier ces horreurs et ces suppôts de l’exorcisme politique, tu vas bien me faire l’amour ! décida Saraya d’un ton péremptoire en s’installant derrière le volant de la Moskvich.
  
  
  
  
  
  Quand Coplan débarqua à l’aéroport de Pulkowo, l’air était frais, mais dans un ciel dégagé rayonnait un soleil triomphant. Il emprunta un taxi pour, par la Perspective Nevski, couvrir les dix-sept kilomètres de distance vers le cœur de l’ancienne capitale des tsars. Il avait retenu une chambre au Victoria dans la rue Guertsena, l’hôtel aux toits bleutés, situé près de la cathédrale Saint-Isaac.
  
  Douché et changé, il effectua un tour en ville car il était fort en avance sur l’heure du rendez-vous avec Bogdan Gromov. Désormais dégagée de la grisaille soviétique, la Venise du Nord rutilait de couleurs et d’ors. Dans l’eau des canaux, dans celle de la Neva ou de la Moïca, se reflétaient les ocres, les bleus, les verts tendres des façades baroques des palais et des églises de la plus européenne des villes russes, où les joyaux architecturaux abondaient. Dans les rues et sur les ponts, des foules grouillantes. A Saint-Pétersbourg, on éprouvait l’impression que les gens ne travaillaient jamais.
  
  Au musée russe dans la rue Injenernaïa, il dénicha une brochure décrivant le palais de la famille Youssoupof sur le quai de la Moïka, ce bras secondaire de la Neva qui encerclait le centre historique de la cité. Au Café Literatournaïa, en buvant un thé, il en feuilleta les pages. Façade à trois étages, cent fenêtres, salle d’apparat, galerie de peinture, théâtre de deux cents places, salle de bal aux colonnes de marbre doré, jardin d’hiver, des salons, des salles à manger, un oratoire, des chambres contenant un mobilier qui avait appartenu à la reine Marie-Antoinette. Et, bien entendu, la garçonnière où avait été assassiné Raspoutine. Coplan étudia le plan où, en pointillé, étaient délimités les nouveaux appartements qui divisaient le palais.
  
  A l’heure dite, il arriva au rendez-vous et sonna à la porte du lot C. Il tressaillit quand il découvrit le visage de l’homme qui lui ouvrait la porte et s’inclinait avec une déférence un peu exagérée qui n’était pas de mise, bien que la ville eût conservé une tradition de courtoisie aristocratique.
  
  - Entrez, monsieur Castres.
  
  Les vitraux conféraient au hall d’entrée une atmosphère religieuse qu’accentuait un vague parfum d’encens qui titillait les narines. Ce relent de Sainte Russie était vite chassé par les bustes de Lénine et de Staline qui occupaient le dessus d’un bahut à pain artistement ouvragé. Les dalles de marbre étaient striées de sillons et Coplan se souvint du paragraphe de la brochure où il était précisé que des combats avaient eu lieu dans le palais entre bolcheviks et monarchistes durant la révolution d’Octobre.
  
  - Par ici, je vous pris.
  
  L’escalier tire-bouchonnait vers le sous-sol. Au centre de la pièce dans laquelle il débouchait, une longue table paysanne au bois massif entrelardé d’entailles, là où s’était plantée la pointe des couteaux. Dans l'âtre de l’immense cheminée grésillait un clair feu de bûches dégageant des effluves odorants. Sur le poêle à bois, l’eau chantait gaiement à l’intérieur des flancs d’argent du samovar.
  
  - Asseyez-vous, monsieur Castres. Ce fauteuil à votre gauche est très confortable.
  
  Coplan s’exécuta. Son hôte versa le thé dans les tasses disposées sur la table et poussa vers son commensal un plateau en argent.
  
  - Avant que nous parlions affaires, ou bijoux, comme vous préférez, goûtez donc à ces chocolats. Ils sont excellents. Fabriqués à l’ancienne, selon une vieille méthode héritée de l’époque des tsars, une ère où les gens savaient vivre.
  
  Et, brusquement, Coplan comprit. Le rapt perpétré par le gang des punks avait échoué, la porte piégée de sa chambre d’hôtel n’avait pulvérisé qu’une prostituée qui cherchait à conquérir de force un client, les tueurs de la station-service avaient été abattus par celui qu’ils visaient, alors on tentait autre chose, quelque chose de plus subtil, de plus sophistiqué, en dehors des sentiers battus du S.V.R. Les Russes étaient superstitieux. Ils croyaient au signe indien. Quelqu’un que l’on voulait éliminer par des méthodes brutales et qui en réchappait par trois fois devait forcément, conformément à la logique de l’âme slave, détenir un pouvoir occulte. Par conséquent, il convenait de le prendre par surprise. Comme le loup attend patiemment que la brebis s’écarte du troupeau.
  
  - Des chocolats à la crème de pistache, insista l’homme d’une voix très douce.
  
  - On trouvait des pistaches dans la Russie des tsars ? feignit de s’étonner Coplan.
  
  L’autre esquissa un sourire indulgent.
  
  - On les importait. Le commerce avec l’Empire ottoman était florissant.
  
  C’était ainsi que Youssoupof et ses trois co-conspirateurs avaient tenté de tuer Raspoutine, calculait Coplan. Le médecin-capitaine Lazovert avait imprégné de poudre de cyanure les gâteaux au chocolat et à la crème. Une dose suffisante pour tuer vingt personnes. Le moine débauché ne pourrait résister au poison, supputait-il. Youssoupof lui avait offert les chocolats, comme présentement on venait de le faire avec Coplan. Malgré tout méfiant, le prince avait pris la précaution préalable de dissoudre des cristaux de cyanure dans le vin que boirait sa victime.
  
  A l’heure choisie, Raspoutine avait avalé six chocolats sans être incommodé. Youssoupof était épouvanté. Certes, le confident de l’impératrice était un colosse de cent kilos, mais de là à résister à une dose capable de tuer vingt personnes ! Que se passait-il ? Raspoutine avait soif. Le neveu du tsar s’était précipité pour verser le vin. Verre sur verre, le sauveur du tsarévitch vidait le madère qu’il appréciait et se portait à merveille. Youssoupof était halluciné. Il ne pouvait plus parler. Il a un drôle de goût, ton vin, ricanait Raspoutine, vaguement moqueur. A bout de nerfs, l’assassin en puissance était remonté au premier étage rejoindre les trois autres conjurés qui avaient décidé d’abattre la victime rétive à coups de pistolet. Cette fois, Raspoutine, frappé par la balle, était tombé, mais pour se relever aussitôt et se jeter sur son agresseur en tentant de l’étrangler. N’y parvenant pas, il s’était enfui dans la cour où les armes des quatre comploteurs l’avaient couché sur le sol. En réalité, il n’était pas mort et c’était l’eau de la Neva, dans laquelle son corps enchaîné avait été jeté, qui l’avait noyé.
  
  Ce tragique incident avait-il inspiré les cerveaux de l'Yz-Pod Stola qui auraient décidé de reprendre son prélude à leur compte ?
  
  Il ignora le thé susceptible d’être empoisonné comme le madère destiné à Raspoutine, prit un des chocolats et le porta à ses narines. Il savait que l’odeur de pistache concentrée dissimulait admirablement celle du cyanure. Devant lui, celui qui avait endossé l’identité de Bogdan Gromov ne perdait aucun de ses mouvements, l’œil curieux et la mine gourmande. Sur le plateau, les gâteaux étaient au nombre de six. Comme pour Raspoutine. La référence était claire. Voilà qu'Yz-Pod Stola versait dans les réminiscences historiques d’une époque qu’elle haïssait.
  
  Le chocolat à la main, Coplan s’extirpa du fauteuil et marcha jusqu’à la cheminée où il tendit sa main libre vers le feu de bûches.
  
  - La température est vraiment basse.
  
  - C’est un sous-sol et, derrière ce mur, coule la Moïka.
  
  Brutalement, Coplan fit volte-face. En deux enjambées, il fut sur son hôte. De surprise, ce dernier ouvrit la bouche. C’était ce qu’attendait Coplan. Il lui fourra le chocolat entre les lèvres et, de la paume de la main, le poussa sous le palais. Horrifié, l’autre se dégagea, mâchouilla et cracha le gâteau qui s’était disloqué sur sa langue. En même temps, il sortit un Tokarev de sous sa veste. Coplan avait anticipé ce geste. Sa main, encore tachetée de chocolat fondu, broya le poignet, le tordit et ses doigts récupérèrent l’arme qu’il braqua sur son prisonnier.
  
  - Asseyez-vous, colonel Anatol Pavlovitch Klimovski.
  
  Celui-ci sursauta en s’essuyant les lèvres tachées de chocolat. D’emblée, Coplan l’avait reconnu quand il avait ouvert la porte sur le quai. Avec ses faux airs de Robert Redford, il lui était difficile de passer inaperçu. Lui aussi avait manié le knout à la suite du général Borkine et des membres de sa clique. Coplan se félicita que Saraya l’ait invité au premier étage du Ftornik pour visionner la séance de flagellation.
  
  Klimovski obtempéra et prit place à contrecœur sur une chaise.
  
  - Je sais presque tout de l’Opération Anastasia, déclara Coplan avec aplomb en agitant l’automatique avec une désinvolture étudiée.
  
  Habilement, il développa le sujet en passant subtilement sur les zones d’ombre.
  
  - Et vous le saviez, conclut-il. C’est pourquoi, à trois reprises, vous avez cherché à m’éliminer. Aujourd’hui, c’était la quatrième. Bravo pour vos souvenirs historiques. Néanmoins, vous avez eu beau appeler l’épisode Raspoutine à la rescousse, vous avez échoué. D’ailleurs, Raspoutine lui-même n’a pas été tué par les chocolats au cyanure. Il a fallu en définitive l’abattre au pistolet et le pistolet, c’est moi à présent qui le tiens.
  
  Saraya avait dit que Klimovski était si fort adulé par les femmes, qui le trouvaient beau comme un dieu, qu’il en était devenu fat et vaniteux. Ce travers ressortait à l’instant quand il répliqua :
  
  - Votre destin est de mourir avant que nous ne mettions notre projet à exécution. Le pire des tsars valait mieux que notre président actuel. La Chrava l’a complètement envoûté. Le scandale est permanent. C’est elle qui dirige le pays, de concert avec un aréopage de gourous, d’astrologues, d’affidés des sciences occultes, de militants végétariens, aux ordres de celle qui prétend être une dispensatrice de bio-énergie. Lui n’est plus qu’un pantin glacé, comme Nicolas II sous l’influence de Raspoutine. Il ne se fie qu’à son horoscope et aux avis des charlatans. Cette garce livre son opinion sur tout, sur l’O.N.U., sur le Sida, sur les bienfaits du riz américain, sur le problème kurde et, pire, elle pourrait un jour inciter sa marionnette à presser le bouton rouge qui déclenche le cataclysme nucléaire, si quelque chose lui déplaisait dans les options de politique étrangère. Cette Chrava est complètement folle. D’abord, elle est monarchiste et distribue des titres de noblesse comme si elle était impératrice. Tenez, un exemple que je soum...
  
  Peu à peu, l’indignation, la rage avaient déformé ses traits, décomposé ses lèvres ourlées de traces de chocolat, allumé des éclairs de fureur dans ses yeux bleus et crispé ses mains massives aux doigts boudinés, tandis que le rouge de la colère envahissait ses joues.
  
  A présent, il bégayait, ses yeux s’exorbitaient, ses lèvres se violaçaient et le rouge disparaissait, remplacé par un teint livide.
  
  Coplan craignit l’apoplexie. Il se précipita. Trop tard. Klimovski s’affaissa sur la peau d’ours polaire, au bas de la chaise. Coplan s’agenouilla.
  
  Les yeux étaient révulsés. Une bave mousseuse humectait les lèvres violettes. Les narines étaient pincées. De l’index, Coplan toucha les pupilles qui ne réagirent pas. Il avait compris. L’apoplexie n’était pas en cause. Cette fois, le cyanure avait produit son effet. A retardement, certes. Klimovski avait dû avaler un peu de salive, mêlée au chocolat empoisonné. Il ne s’était pas méfié. Coplan non plus. Se souvenant de l’échec enregistré par Youssoupof, le colonel de l'Yz-Pod Stola avait dû introduire dans les chocolats une dose de cheval, massive, foudroyante, et il avait suffi d’une parcelle pour qu’il en fût lui-même la victime.
  
  Coplan ne s’éternisa pas dans ces lieux. Inutile de fouiller. Le secret de l’opération ne résidait pas dans le sous-sol où Raspoutine avait rencontré son destin. Avant de partir, cependant, il se lava soigneusement les mains et abandonna le Tokarev.
  
  De retour à l’hôtel Victoria, il reprit son bagage et, en taxi, repartit pour l’aéroport de Pulkowo. Une heure plus tard, il montait à bord d’un vol Aeroflot à destination de Moscou.
  
  Sans le vouloir, Klimovski avait livré l’idée centrale, quoique Coplan ne soit pas certain de la cible visée. Était-ce le Président ou la Chrava ? Et comment, à quelle date, opéreraient-ils pour changer le cours des choses en Russie ?
  
  Même s’il avait progressé, il avançait encore dans le brouillard. Désespérément, il chercha un moyen pour mettre le doigt sur le nœud de l’affaire.
  
  A l’aéroport de Cheremetievo, Saraya l’attendait, la mine enjouée.
  
  - Tu as recueilli des renseignements ?
  
  Il secoua la tête.
  
  - Rien.
  
  Ils dînèrent dans un restaurant de la rue Tverskaïa où abondaient les spécialités bouriates qui ne plurent guère à Coplan. Saraya entretenait la conversation. Il l’écoutait distraitement, tout entier à son problème. Elle s’en aperçut vite.
  
  - Des ennuis à Saint-Pétersbourg ?
  
  - J’ai fait chou blanc, c’est tout.
  
  Saraya pressa la fin du repas, d’une part parce que Coplan parlait peu, d’autre part parce qu’elle éprouvait une irrésistible envie de faire l’amour. Aussi conduisit-elle sa Moskvich en trombe dans les rues qu’avaient envahies des foules attirées par la température clémente.
  
  Ils arrivaient quand le khoziaïne téléphona. Il s’inquiétait, mais elle le rassura d’une voix calme et pondérée, comme à son habitude.
  
  - En lui, déclara-t-elle en raccrochant, tu as un véritable et fidèle ami.
  
  Elle fit l’amour de cette manière particulière qui lui était propre, très chaloupée. En fait, elle avait expliqué à Coplan que ses premières expériences sexuelles avaient pris place à bord d’un canot sur le lac Baikal où soufflait un fort vent en provenance de Sibérie. Les mouvements de l’embarcation, jurait-elle, demeuraient imprimés dans son subconscient.
  
  Après l’amour, Coplan s’était endormi. Au milieu de la nuit, il se réveilla. La soif brûlait sa bouche. Il se leva et alla sortir du réfrigérateur une bouteille d’eau minérale en provenance de Géorgie. Il but longuement et c’est au moment où il s’apprêtait à se recoucher que le souvenir lui revint.
  
  Lors de la découverte à Paris, rue Servandoni, des cadavres d’Alexis Klokov, de Vassili Bondarenko et de Valeri Soutine, les enquêteurs du commissaire divisionnaire De Gracia, patron de la Criminelle, avaient découvert un papier sur le premier mort, indiquant un rendez-vous, sans date, Chez Léontine, un bistro de la rue des Dames, un rendez-vous de poivrots et de clochards. Une balle avait arraché la dernière lettre du nom et De Gracia avait conjecturé, en se basant sur les caractères latins, qu’il s’agissait d’un patronyme français. Revizon, Revizot ou Revizol, ou encore Revizou.
  
  Et là, brusquement. Coplan avait une autre idée. Les morts étaient russes. Pourquoi n’auraient-ils pas utilisé un nom commun russe au lieu d’un patronyme ? D’autant que, dans l’argot du S.V.R., il existait justement un mot qui aurait pu leur servir.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  
  
  
  Le vieux café était anachronique. Son décor datait du temps des tangos de Carlos Gardel et des revues de Mistinguett. Le faux marbre des tables était fendillé, rayé par les lames des couteaux qui avaient dérapé. Sur le plancher pourri, troué, raboteux, défoncé, les chaises branlantes dansaient une danse de Saint-Guy interminable. Au milieu de la salle, l’antédiluvien poêle Godin à charbon trônait comme un gros crapaud repu, à six pas de l’antique percolateur, rafistolé à coups de soudures, qui expédiait des jets de vapeur comme à l’époque paresseuse des tortillards de montagne. Collées aux murs, la suie et la crasse paraissaient s’enduire sur les visages de la clientèle, poissardes et prostituées à l’âge canonique venues des ruelles des Batignolles, retraités mélancoliques qui tapaient le carton, clochards et SDF s’attardant devant un ballon de rouge, petits commerçants du quartier, accoudés au comptoir en zinc authentique qu’avaient usé des générations de poivrots.
  
  De Gracia n’avait pas menti, se convainquit Coplan. Ce troquet désuet était réellement une curiosité, une relique du vieux Paris qui avait disparu à jamais. Simenon, se dit-il, aurait aimé le personnage de la tenancière. Mille rides creusaient son visage et, dans ses yeux fanés, sautillaient des lueurs gaies, comme si le poids des années n’avait pas alourdi ses membres et gonflé ses jambes. Vêtue d’une robe noire rapiécée, chaussée d’infâmes charentaises éculées, elle trottinait entre les tables, en évitant les chausse-trapes du plancher en déroute.
  
  - Pour vous, ça sera quoi ? questionna-t-elle d’une voix rocailleuse.
  
  Coplan déchiffrait l’ardoise.
  
  - Un morgon.
  
  Il fut surpris par la qualité du vin et son prix plus qu’honnête.
  
  - Des petits-neveux dans le Beaujolais m’envoient une partie de leur production, expliqua-t-elle avec un sourire ravi. Au prix coûtant. Chez moi, on ne boit que du vin, et du meilleur, pas de la saloperie qu’on vend partout.
  
  - Depuis quand êtes-vous ici ?
  
  - Mon mari et moi avons pris ce commerce en 1932. On était tout jeunes. Mon pauvre Armand est mort depuis.
  
  Coplan paya une tournée générale pour détendre l’atmosphère dans ce bistro d’habitués, ce qui immédiatement lui attira la sympathie de Léontine et de la clientèle qui jusque-là l’avait boudé. Il attendit un délai raisonnable puis, le cœur battant, posa la question qui l’avait amené dans cet établissement d’un autre monde.
  
  - Je cherche l’inventeur, fit-il, la mine hardie. Il ne vient pas aujourd’hui ?
  
  C’était là toute l’astuce. Les trois Russes, supputait-il, avaient peut-être inscrit sur leur papier le terme Revizor qui, dans l’argot du S.V.R., signifiait « inventeur ».
  
  Elle eut un rire de gorge, très jeune, très cristallin, qui étonnait dans cette frêle créature courbée par l’âge.
  
  - Il ne vient qu’à six heures tapantes pour se délasser de sa longue journée de travail. Pensez, il se lève aux aurores. Avec tout ce qu’il a inventé pour la France, cet homme-là devrait être au Panthéon !
  
  - Au Panthéon, il n’y a que les morts, fit remarquer Coplan, amusé. Lui est bien vivant.
  
  - Et alors ? Pourquoi on changerait pas le système ? Mettre les vivants à la place des morts ?
  
  Elle l’appelait par son prénom. Monsieur Sylvain. Coplan apprit encore que c’était un client de trente ans, que, pour lui, Chez Léontine était l’unique bistro parisien où l’on servait un beaujolais authentique à un prix raisonnable et que pour rien au monde il ne serait allé ailleurs.
  
  - Ailleurs, c’est de la bibine, de la piquette, du tord-boyaux, de la vinasse ! s’indigna-t-elle, appuyée vigoureusement par un plombier qui, entre deux trous dans le plancher, avait déposé sa caisse d’outils.
  
  - Je reviendrai à six heures, promit Coplan en réglant les consommations.
  
  A l’heure dite, il fut de retour. Cinq minutes plus tard, un homme entra, coiffé d’une casquette et vêtu léger pour profiter de la belle saison. Il arborait une mine débonnaire, un peu rêveuse, sur un visage à la peau lisse et aux yeux fixes.
  
  - Monsieur Sylvain, lança la tenancière, quelqu’un vous demande.
  
  Coplan bondit. L’arrivant n’eut pas le temps de refermer la porte. Coplan le poussa sur le trottoir où les hommes du commissaire divisionnaire Tourain le propulsèrent dans le fourgon aux vantaux ouverts. Ceux-ci claquèrent. Coplan se jeta sur le siège passager et le véhicule démarra en trombe, tourna dans la rue des Batignolles et fila vers le boulevard.
  
  - Vous êtes sûr que nous tenons le bon bout ? s’inquiéta Tourain.
  
  - Presque sûr.
  
  - A combien ?
  
  - Quatre-vingt-dix pour cent.
  
  Leur captif fut conduit dans l’ancien fort de la banlieue parisienne où, avant lui, avait séjourné Armand Duteuil, le receleur de violons prestigieux. Là, il fut fouillé et déclina son identité, Sylvain Joliveau, et sa profession, inventeur.
  
  Il ne semblait guère étonné de se trouver dans ce cul-de-basse-fosse et de savoir que la D.S.T. s’intéressait à ses activités. Nulle curiosité ne l’habitait. Sur ses traits, il avait posé un masque, mélange d’indifférence, de morgue hautaine et d’une certaine fatuité qui n’était pas sans rappeler à Coplan l’expression de Klimovski avant que le cyanure n’ait raison de son organisme.
  
  - Qu’avez-vous inventé ? attaqua Tourain.
  
  - Rien que vous connaissiez, répondit Joliveau avec quelque hauteur.
  
  - Mais encore ?
  
  - Depuis trente ans, je travaille sur un projet qui est sur le point d’aboutir. J’ai dilapidé ma fortune personnelle afin d’exécuter mes travaux, mais j’ai une offre et je récupérerai, bien au-delà, l’argent que j’ai dépensé.
  
  - Combien ? intervint Coplan.
  
  - Ces choses-là ne se chiffrent pas, éluda Joliveau, vaguement gêné.
  
  - Je parle de l’offre. J’imagine qu’elle est bien précise, elle ?
  
  Joliveau se tortilla sur sa chaise, de plus en plus gêné.
  
  Tourain savait où Coplan voulait en venir. Lors de la conférence dans le bureau du Vieux, il avait été mis au courant des derniers développements survenus à Moscou et à Saint-Pétersbourg. Coplan reliait l’Opération Anastasia et l’argent que la banque de Rudolf Saintheny détenait indûment depuis la disparition de la famille impériale à une tentative de financement. Quel financement ? Celui d’une opération de grande envergure. Pourquoi pas l’achat d’une invention époustouflante ? raisonnait l’as de la D.G.S.E. avec son audace coutumière.
  
  - Elle est précise, avoua Joliveau à contrecœur et qui, dans la foulée, réclama à boire.
  
  Tourain s’en alla chercher une bouteille d’eau minérale et des verres. Quand Joliveau eut bu, Coplan répéta sa question :
  
  - Combien ?
  
  Le secours que chercha Joliveau du côté du soupirail barreaudé ne lui fut pas consenti et il fut forcé de répondre du bout des lèvres :
  
  - Peut-être cinquante millions de francs.
  
  Tourain émit un sifflement appréciateur.
  
  - Jolie somme.
  
  - Qui est l’acheteur ? poursuivit Coplan.
  
  - Il n’a pas donné son nom, mentit Joliveau.
  
  - Je vois.
  
  Coplan se tourna vers Tourain.
  
  - Il est réconfortant en ces temps où la moindre information se médiatise de constater que la discrétion n’est pas morte, railla-t-il.
  
  - Comme vous, mon cher, persifla le commissaire divisionnaire, j’en apprécie le caractère inaccoutumé.
  
  - Et pour que quelqu’un offre un prix aussi élevé, votre invention doit être de très grande valeur ?
  
  Joliveau bomba le torse.
  
  - Elle l’est.
  
  - On vous a versé des arrhes ?
  
  - Non, mentit encore une fois Joliveau.
  
  - Où se trouve votre invention ?
  
  Une expression finaude se peignit sur les traits du captif.
  
  - C’est un secret.
  
  - Nous sommes ici pour recueillir les secrets, prévint Tourain.
  
  - Les plans sont dans le coffre d’une banque. Ils sont inaccessibles. Vous ne pensez pas qu’après ces décennies de travail, vous pourriez me volez mon enfant ? Comme au poker, il faut payez pour voir.
  
  - De quoi s’agit-il ? insista Coplan sans perdre son calme, bien qu’il fût suprêmement agacé par l’air fanfaron de Joliveau.
  
  - Cela ne vous regarde pas.
  
  Tourain sourit gracieusement à l’intention de Coplan.
  
  - Notre ami nous crée des difficultés.
  
  - Aucune difficulté n’est insurmontable, répliqua ce dernier en clignant de l’œil, surtout quand nous avons affaire à un espion qui trahit les intérêts de sa patrie.
  
  Joliveau haussa un sourcil étonné.
  
  - Un espion ?
  
  - Un espion russe, pour être plus proche de la vérité.
  
  - Crime contre la Sûreté de l’État, récita Tourain, réprimé par les articles 70, 72, 73 et 87 du Code pénal.
  
  - Puni d’une peine de réclusion criminelle à perpétuité, relaya Coplan.
  
  - Délai de garde à vue de quarante-huit heures et au-delà, martela Tourain, qui part du moment de l’arrestation. Mais qui vous dit que vous êtes arrêté ? Vous êtes notre hôte en ce lieu agréable, certes dépourvu de confort, mais tellement propice aux confidences volontaires ou involontaires.
  
  Joliveau avait perdu de sa superbe. A présent, ses traits accusaient le doute et la peur. Il gigotait sur sa chaise, s’humectait les lèvres et roulait des yeux traqués.
  
  - Je ne suis pas un espion, je n’ai jamais trahi, protesta-t-il.
  
  - Vendre une invention à des étrangers est une trahison, assena Coplan, parfaitement conscient que la loi ne disait rien de tel, mais ne fallait-il pas bluffer pour arriver à la vérité ?
  
  Sans doute Joliveau avait-il été tenace dans sa volonté d’aller jusqu’au bout de son invention au cours des décennies précédentes. Cette qualité ne lui servait plus à rien devant des interrogateurs rusés et acharnés comme l’étaient Coplan et Tourain.
  
  L’aube pointait quand il vint enfin à résipiscence et parla pour se libérer.
  
  Levé tôt, le Vieux dégustait son breakfast lorsque Coplan et Tourain le rejoignirent dans sa salle à manger privée, attenante à son bureau du boulevard Mortier. Il fit signe au planton d’apporter deux plateaux supplémentaires. Tous les trois sacrifièrent au rituel et, la table débarrassée. Coplan livra le nœud de l’affaire :
  
  - L’invention est diabolique. Naturellement, il conviendra de la tester afin de vérifier les dires de Joliveau. Néanmoins, le fait qu'Iz-Pod Stola ait accepté de payer une somme aussi fantastique prouve qu’elle est fiable.
  
  - De quoi s’agit-il exactement ? s’impatienta le Vieux qui détestait les circonlocutions.
  
  - Un fusil. Joliveau a été prolixe de détails et nous avons vu dans son atelier de la rue des Dames une partie des plans. Un fusil extraordinaire. Il tire des projectiles de calibre 14,017. Ces mini-obus sont dotés d’une tête chercheuse contenant une image préenregistrée, celle de la cible à atteindre, et d’une sorte de radar miniaturisé qui permet d’éviter les obstacles naturels. La portée est de cinq kilomètres et la course est conduite en zigzags pour contourner les obstacles dont je viens de parler.
  
  - Extraordinaire, effectivement, concéda le Vieux. Et Yz-Pod Stola voulait acheter cette arme fabuleuse dans l’intention de tuer le Président ?
  
  - Je n’ai pas de preuves formelles, mais c’est mon avis. Notre agent Alpha à Moscou...
  
  Coplan ne citait pas le nom de Corinne Bellegarde car, bien que Tourain œuvre dans leur camp, il n’avait pas à connaître les secrets de boutique de la D.G.S.E.
  
  - ... m’a assuré que le Président craignait d’être assassiné. Il ne quitte plus, sauf en de très rares circonstances, sa datcha au sud-ouest de la capitale où il s’entoure de son assemblée de gourous et d’astrologues. Avouons qu’il a des raisons de se méfier après la succession de putschs ou de tentatives, et des menaces sur sa vie. Chaque jour, il s’autorise deux promenades d’une demi-heure chacune dans le parc de la datcha. Si son image est fixée dans la mémoire du projectile, quoi de plus facile que de le tuer à ce moment-là ? La tête chercheuse le repère et le projectile frappe après avoir, dans sa course, contourné ou survolé les obstacles naturels.
  
  - Ensuite ? invita le Vieux.
  
  - Les fanatiques, les tenants de l’ancien régime, prennent le pouvoir. A leurs bottes, ils ont six divisions d’élite, tandis que Moscou n’est défendu que par la division Tamanski, elle aussi d’élite d’ailleurs. Six contre un, le sort en est vite jeté. En outre, si le Président est mort, je ne crois pas que la division Tamanski mène un véritable combat d’arrière-garde. Elle passera aux rebelles. Et une fois ceux-ci au Kremlin, nous voilà rame
  
  nés aux heures les plus sombres de la guerre froide de sinistre mémoire.
  
  Le Vieux huma l’air dans lequel flottait une bonne odeur de café frais et d’œufs frits.
  
  - Ceci est très grave, conclut-il. Certes, nous avons mis la main sur cette arme fantastique. Il n’en demeure pas moins que la vie du Président est en danger. Notre politique extérieure est basée sur une entente cordiale avec la Russie. Nous ne pouvons permettre que des fous dangereux disloquent l’équilibre que l’Occident a mis en place.
  
  Il se leva.
  
  - Il me faut en informer d’urgence le ministre.
  
  
  
  FIN
  
  
  
  
  
  Cet ouvrage a été composé par euronumérique à 92120 Montrouge France et achevé d’imprimer en mai 1996 sur les presses de Cox & Wyman Ltd. à Reading (Berkshire)
  
  
  
  
  
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