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No Condé Nast Publications, Inc. 1980.
No Presses de la Cité/Éditions du Rouet, 1983
Édition originale : Charter Communications, Inc.
ISBN : 0-441-87192-5
ISBN : 2-258-01252-X
CHAPITRE PREMIER
Pas de doute, c’est bien un fusilier marin cubain. À quoi je vois ça ? Simple comme bonjour. Un fusilier marin cubain, ça se reconnaît : 1) à son incroyable aplomb, 2) à sa démarche de conquérant. Même quand ça se croit tout seul, comme en ce moment, même quand ça sue sang et eau sur un sentier de montagne ou que ça se taille un chemin dans la jungle à coups de machette. Et puis, il faut bien le dire, quand ça porte un uniforme cubain, un uniforme de fusilier marin en plus, ça réduit pas mal les hypothèses…
Je lui file discrètement le train depuis une dizaine de kilomètres. La nuit est chaude. On vient de s’offrir une balade dans les rocailles volcaniques de Monte Toro, puis une excursion à travers une portion de forêt tropicale, et je commence à en avoir plein les bottes. Ah, le voilà quand même qui s’arrête pour souffler un brin avant d’attaquer l’ascension d’Alto Arete.
Alto Arete est un pic qui s’élève à un peu plus de mille mètres au-dessus de la jungle. Au sommet, sur un étroit plateau, se dresse une vieille abbaye protégée comme une forteresse. C’est le repaire de don Carlos Italla, un moine pas comme les autres, une espèce d’homme-dieu sanguinaire qui recrute des guérilleros et fait tout son possible pour empêcher la paix de s’installer dans la petite île de Nicarxa.
Et les fusiliers marins cubains sont là pour appuyer les projets de ce vilain frocard. Disons qu’ils lui servent de bras gauche.
Quel est mon rôle dans tout ça ? me demanderez-vous. Eh bien voilà : ma mission consiste à renverser l’homme-dieu, à virer les Cubains et, ensuite, à ramener les autres moines à la raison ou, sinon, à les éliminer. En un mot, je viens rétablir la paix sur Alto Arete et dans la vallée de la Reina qui s’étend en contrebas.
Mais d’abord, les présentations, pour ceux qui ne sont pas au courant. Mon nom ? Nick Carter. Mon job ? Pour le moment, renverser don Carlos Italla.
Voici ce que m’a dit David Hawk, mon boss :
— Nick, nous venons de mettre la dernière touche au traité de paix qui marquera la fin de la guerre entre le Nicarxa et Alpaca.
Il y a en permanence douze à quinze petites guerres dans le vaste monde mais c’est toujours les gros conflits qui ont droit à la publicité. Pour être honnête, je ne savais même pas qu’il y avait la guerre entre ces deux petites républiques insulaires situées au sud de Cuba. J’ai quand même pris mon air averti et j’ai demandé :
— Les deux pays sont d’accord pour signer, Sir ?
— Oui, a répondu Hawk. Toutes les parties concernées veulent la fin des hostilités, à l’exception de don Carlos Italla. Il s’est juré de faire tomber le pouvoir en place au Nicarxa. Pour des raisons de divergences religieuses, essentiellement. En outre, certaines rumeurs prétendent que lui, ou peut-être des membres de sa famille, auraient été victimes d’atrocités dans ce pays. Je ne connais pas les détails. Ce que je sais, en revanche, c’est qu’il faut ramener don Carlos sur le sentier de la paix, avec ou sans son consentement. Vous sentez-vous à la hauteur de cette tâche, Nick ?
Un autre m’aurait posé cette question et il aurait sûrement fait connaissance avec mon direct du droit. Mais c’était Hawk, mon boss.
— Certainement, Sir, je lui ai répondu. Cela me paraît enfantin.
Si j’aurais su… je me serais tu. Ou, tout au moins, je n’aurais pas répondu avec une naïveté aussi pyramidale.
Maintenant que je suis là, je m’aperçois que j’en ai encore un bon bout à apprendre. Et mon petit doigt me dit que, quand je l’aurai appris, il y a peu de chances pour que je me mette à sauter à pieds joints en poussant des cris de joie. Ma seule certitude, à présent, c’est que don Carlos et ses lieutenants sont barricadés sur ce sommet que j’aperçois là-haut, coiffé d’une grande perruque de nuages noirs. Ils sont armés jusqu’aux dents et, pour les atteindre, il n’y a qu’un chemin : un raidillon coupé en plusieurs endroits par d’énormes failles. Naturellement, les accès sont gardés du haut en bas. Le pied, quoi !
Heureusement qu’il y a le fusilier cubain. Parce que, il l’ignore encore, mais il va me raconter tout ce que je veux savoir.
Ce que je veux savoir, c’est combien d’hommes défendent le pied et le sommet de ce pic. Ce que je veux savoir, c’est aussi ce qu’ils ont installé comme protections le long de la montagne : champs de mines, clôtures électrifiées, chausse-trapes, chiens de garde, et tutti quanti.
Je profite de la halte pour me rapprocher du Cubain. Je suis à moins de cent mètres de lui, maintenant. Il ne m’a toujours pas vu. Il exécute quelques flexions des genoux, deux ou trois torsions du buste puis se croise les doigts derrière la nuque et s’assouplit les épaules en tirant les coudes le plus loin possible en arrière. Ensuite, il souffle un bon coup et redémarre sans prévenir.
À mon avis, il nous reste encore trois bonnes bornes avant d’atteindre le bas du sentier qui grimpe presque verticalement jusqu’au sommet ourlé de cumulus. Le fusilier mène une cadence d’enfer et je transpire comme un eunuque invité à un five o’clock privé par quelques dames du sérail. Il me distance, bon Dieu ! Je me mets à crapahuter comme un G.I. qui entend dans son dos le moteur de la voiture-balai et, ça y est, je comble l’écart.
On arrive en vue d’une petite ferme nichée au pied des hauteurs. Quelques moutons font des heures supplémentaires et broutent tranquillement dans un pré séparé de nous par un petit torrent tarabiscoté. Aussi serein qu’un téléspectateur qui descend une canette de bière en visionnant un face-à-face électoral sur son petit écran, mon Cubain quitte le sentier et met le cap sur la maison.
J’attends qu’il ait traversé le torrent et je vérifie mon arsenal. Dans son holster, au creux de mes reins, se trouve Wilhelmina, ma petite chérie à la crosse vierge. S’il fallait que je taille une encoche chaque fois que mes fonctions me contraignent à refroidir l’un de mes contemporains, mon pauvre Lüger aurait la tronche d’un Scarface à la puissance dix.
Enveloppée dans une pochette de laine, Pierre, ma petite bombe à gaz en forme d’œuf, tient sagement compagnie aux délices de ces dames. C’est un trio indissociable que je dissimule pudiquement jusqu’à ce que vienne le moment de s’agiter et de s’en servir. Mais, en toute franchise, je ne saurais dire laquelle de ces trois petites boules m’est la plus précieuse.
Et puis il y a Hugo, mon fidèle stylet à détente automatique, sanglé à mon avant-bras dans un étui de chamois, et qui n’attend qu’une torsion de poignet pour sauter dans ma main et me prêter son concours.
Je me cache derrière un bananier. Tout en surveillant l’arbre d’un œil pour éviter une mauvaise rencontre avec les scorpions grand format qui raffolent de bananes vertes, je regarde le Cubain disparaître sous la véranda de la fermette. Je vois la porte s’ouvrir sous le clair de lune et une coulée de lumière jaune s’étale sur le seuil comme une omelette baveuse. Même quand on est cubain et fusilier marin, on doit avoir la gorge en parchemin après une virée pareille. Le bel athlète va se faire offrir un verre d’eau, ou peut-être un petit coup de vino.
Le hurlement suraigu que j’entends presque aussitôt me dit que j’ai dû me tromper quelque part dans mes déductions. C’est une femme qui a poussé ce cri. Deux hypothèses de substitution fusent immédiatement dans ma bouillonnante cervelle : soit mon Cubain ne sait pas s’y prendre pour demander poliment à boire, soit il demande autre chose qui n’emporte pas l’agrément de son hôtesse.
D’un coup de poignet, je fais sauter Hugo au creux de ma paume et je démarre sur la pointe des pieds. Pas question d’utiliser Wilhelmina. Le détachement de fusiliers marins est stationné à trois kilomètres. Un seul coup de feu, et ça débarque en quatrième vitesse.
Les gueulements, eux, ne devraient pas les empêcher de dormir. C’est presque devenu un bruit de fond habituel dans cette petite île paradisiaque depuis que don Carlos les a appelés à la rescousse. Surtout les gueulements de femmes. Moi, c’est un truc qui me hérisse le poil.
Un soir, à l’heure du digestif, Hawk m’a fait une confidence :
— Vous voulez savoir ce que je pense de vous, Nick ?
— Certainement, Sir.
— Je vous fais totalement confiance lorsque je vous envoie combattre les ennemis les plus durs à cuire ou les plus retors. Je suis convaincu que pas un ne parviendra à vous surclasser. À mon avis, c’est par surprise que vous tomberez, au moment où vous vous y attendrez le moins.
— Comment, Sir ?
— En suivant le jupon d’une femme.
Sacré lui. Je n’ai pas osé répondre que les femmes ne portaient plus de jupons depuis belle lurette, tout au moins celles que je suis. Détruire gratuitement les illusions d’autrui, ça n’est pas mon truc. Mais, pour le reste, il m’arrive parfois de me demander s’il n’avait pas raison…
Un bond de félin – superbe, sans me vanter – me permet de franchir le torrent sans même mouiller mes semelles. La porte de la ferme est close, maintenant. Un autre cri, moins distinct, éclate dans la nuit. Effrayé, un gros oiseau s’envole du bananier et s’enfuit dans un flappement d’ailes avec des hululements qui me donnent la chair de poule. Et puis c’est le silence. Je n’entends plus que le clapotis du torrent.
J’entre dans l’ombre de la fermette en contournant prudemment la véranda qui chapeaute le seuil. Un coup d’œil par les trois premières fenêtres ne m’apprend rien de bien passionnant : une chaise renversée, une cruche brisée, un tapis de travers et tout froissé. Apparemment, il y a eu de la bagarre dans la pièce principale, mais c’est ailleurs que se déroule le deuxième round. Par la quatrième fenêtre, je vois le fermier et sa femme, tassés l’un contre l’autre dans un coin de leur lit. Autant le dire tout de suite, ce n’est pas pour se tenir chaud. Ils sont attachés ensemble, ficelés comme des saucissons.
Un coup d’œil par la cinquième fenêtre me fait découvrir un adorable tendron, nue comme un ver et recroquevillée au bout d’un petit lit. Ça me permet d’établir une chronologie succincte des événements : le Cubain est entré, il a trouvé les vieux paysans avec leur fille et il les a ligotés pour s’offrir un tête-à-tête avec la jouvencelle. Mais, visiblement, ce n’est pas de son plein gré qu’elle s’est déshabillée. Le soudard lui a donné un coup de main. Des vêtements gisent à droite et à gauche dans la chambrette, certains en très piteux état. Il devait être pressé, le camarade barbudo. Et sincèrement, mis à part que, moi, je n’ai pas l’habitude de faire ça sans demander la permission, je le comprends un peu. Si on ne regarde pas trop les grosses larmes qui roulent sur ses joues, la demoiselle est divine. Comment la décrire ? À croquer, je vous dis. Belle comme une orchidée sauvage. Elle a un visage fin, encadré par de longs cheveux très noirs qui ruissellent en cascade jusqu’à ses seins hâlés. C’est une luxuriance de charmes que, malgré tous ses efforts, elle ne parvient pas à dissimuler. La tâche est insurmontable pour ses gracieuses petites menottes.
Les larmes, moi j’en connais des que ça stimule et, à le voir se démener pour enlever son pantalon, le Cubain doit être de ceux-là. Il tire la langue en salivant, le gros dégueulasse, savourant à l’avance le festin qu’il va s’offrir. Mais ça, c’est de la confiture pour les cochons. Mon vieux Nick, il va falloir que tu fasses quelque chose. Je vois le barbudo, les yeux à moitié sortis de la tête. Il promène un regard lubrique sur la poitrine bronzée, redescend lentement le long du ventre, s’attarde un moment sur la petite toison lustrée puis caresse les longues cuisses d’airain sur lesquelles la flamme vacillante de la lampe à pétrole fait danser des luisances diaprées.
Hop ! le pantalon tombe. Le Cubain l’expédie négligemment à l’autre bout de la pièce. Je pose les mains sur le rebord de la fenêtre en serrant Hugo entre mes dents. Je pousse sur la fenêtre. Elle ne veut rien savoir. Je pousse un peu plus fort. Rien.
La veste de treillis va rejoindre le falzar. J’avais déjà remarqué que le soldat cubain n’était pas un gringalet mais, là, je vois que c’est une force de la nature. Il a des épaules et des biceps à la Cassius Clay. Il a l’air content de lui. Un grand sourire Gibbs fleurit sur son visage, entre barbe et moustache. Puis il passe les pouces dans la ceinture de son slip et se tourne de l’autre côté pour l’enlever. Je vois d’abord une paire de miches fermes et charnues puis les muscles de son dos qui se gonflent lorsqu’il se redresse et envoie le calbar valser au loin. La fille, elle, a vue sur le côté face et, à ses prunelles noires dilatées de terreur, je devine que l’instrument est proportionné au reste de l’individu.
C’est à ce moment-là qu’elle me donne l’occasion d’intervenir sans attirer l’attention du Cubain ni celle de ses copains qui roupillent à trois kilomètres. Le gars est tellement confiant dans sa supériorité qu’il a peinardement calé son fusil au pied du lit. Brusquement, la fille se détend et plonge vers l’arme.
C’est une rapide, la mignonne. Elle a déjà la main sur le canon quand le barbudo réagit. Moi, je profite de l’agitation pour serrer mes deux poings ensemble et je cogne d’un coup sec au milieu de la fenêtre. La crémone cède.
La fille est en train de rugir comme une tigresse. Le type empoigne son fusil par la crosse et hurle en égrenant tous les gros mots de son répertoire. Ça me permet d’enrichir au passage mon petit vocabulaire espagnol. Si vous connaissez un peu les Latino-américains, essayez d’imaginer la scène et vous comprendrez pourquoi ils ne m’ont pas entendu. C’est seulement quand je me relève au milieu de la pièce que le fusilier cubain se rend compte de ma présence. Il retrousse les babines et montre les crocs, comme un chien acculé dans un coin et prêt à vendre chèrement sa peau.
— Que pasa ? jappe-t-il rageusement. Quien es ?
C’est plus fort que moi, je ne résiste pas à un petit vanne :
— Simplement un empêcheur de culbuter en rond.
Dommage qu’il ne parle pas l’anglais. Mais si. Je vois son rictus s’étirer. Le coin de sa bouche se met à trembler nerveusement. Il a compris.
On se guette. On s’observe. Du regard, je lui dis : « Si tu ne bouges pas, je ne bouge pas. Mais, si tu tentes quoi que ce soit, alors, là, ça va dégringoler ! » Enfin, quelque chose dans ce goût-là, quoi.
C’est alors que la fille lâche le fusil et retourne s’installer sur son petit lit.
On est bien tous les mêmes… On ne peut pas s’en empêcher, ni lui ni moi. Nos deux têtes pivotent vers elle et on reluque. Son anatomie nous aimante. C’est une bombe anatomique. Bien sûr, la jolie s’en aperçoit et, pour qu’on n’oublie pas de s’entretuer, la voilà qui se recouvre d’un drap. Aussitôt, nos têtes se retournent l’une vers l’autre. On est nez à nez, les yeux dans les yeux. Quel est le plus étonné des deux ?
J’ai Hugo dans la main. Il a son fusil dans la main.
— Who are you ? qu’il dit.
Sa rapière est en berne, maintenant. Je préfère, ça commençait à me gêner. Je pointe Hugo sur le membre flasque et je me présente :
— Je m’appelle Nick Carter, fais-je poliment, également connu sous le nom de N3, agent numero uno de l’AXE. Est-ce que ça éclaircit les choses ?
Tout doucement, tout doucement, le barbudo approche un doigt du pontet de son fusil. Ses grands yeux bleus sont rivés sur mes grands yeux bruns. Et, pourtant, je sais qu’il crève d’envie de se payer un coup de mirettes vers le lit, histoire de voir si la beauté n’a pas trouvé qu’il faisait un peu trop chaud sous le drap. Je le sais parce que, moi aussi, j’en crève d’envie…
Mais je sais me raisonner quand il le faut. Avec l’autorité dont je suis capable de faire preuve en cas de besoin, j’ordonne :
— Baisse ton arme ou je te fais bistou-bistou !
— Bistu-bistu ?
— Bistou-bistou, c’est bistouri-bistouriquette, ma botte spéciale. Ça fait très très bobo. Mais, si tu veux que je te montre…
— No hablo inglés, assure le barbudo.
Bizarre. Moi, j’aurais juré le contraire. En tout cas, il est gonflé. La pointe de Hugo est presque au contact de son membre viril. Son doigt glisse encore d’un demi-centimètre vers le pontet et, brusquement, il avance un pied en levant son arme. D’un rapide coup de poignet, j’abaisse Hugo vers la droite. Une toute petite entaille apparaît sur le zizi du monsieur, juste à l’endroit où il disparaît dans une épaisse touffe de poils noirs crêpelés. Le type hurle dans le langage universel de la douleur. La fille hurle dans celui de la terreur.
Le doigt du Cubain passe du pontet à la détente. Slash ! Hugo fend l’air en remontant vers le danger. Bien visé. Je sens le raclement de l’os sous la lame. Je lui ai presque sectionné l’index.
Le fusil fait une pirouette dans la pièce, comme prévu. La fille se remet à hurler, comme prévu. Le castriste semi-castré porte une main sanglante à son sexe sanglant, comme prévu. Décidément, je prévois tout. Et, ce coup-ci, tout a marché comme prévu. C’est rare, alors j’apprécie.
Lorsque j’ai délivré le vieux couple de fermiers et utilisé les cordes pour ligoter mon virtuose du fusil et de l’arbalète, je passe aux questions.
Les braves paysans s’appellent Jorge et Mélina Cortez. Leur fille, Elicia. Elle n’a que dix-sept ans. Ils ont aussi un fils de dix-neuf ans, Antonio, qui a été enrôlé dans les guérilleros d’Italla. Ça fait un an et, depuis, aucune nouvelle de lui.
Ce que j’apprends ensuite me donne envie de vomir. De vomir et aussi de cogner.
Elicia a perdu sa fleur il y a trois mois quand les fusiliers marins sont arrivés de Cuba. Ça s’est passé à peu près comme ça allait se passer ce soir si je n’étais pas intervenu. Un jour, un fusilier cubain plein comme une barrique a vu la fille passer à cheval dans la campagne. Comme le coup d’œil en valait la peine, il a voulu voir si le reste aussi. Il a suivi Elicia jusque chez elle et, après avoir attaché les parents, il l’a violée. Apparemment, ça lui a bien plu et, comme il était collectiviste convaincu, il s’est empressé de faire circuler l’information parmi ses collègues.
— Et boilà, me dit le vieux Jorge. Céla doure commé ça dépouis trois mois. Presqué tous les soirs, un Cubano vient à la casa. Chaqué fois c’est la mêmé chosse. Il nous ligote et il arrache les vêtéments dé la notré fille pour la bioler.
— Vous devriez acheter une arme pour vous défendre.
— Vous n’y pensez pas, señor. Si yé fais ça, ils ont promis dé nous massacrer. Ensuite, ils bioleront Elicia tous, l’un après l’autre, en lui faisant soubir des sébices qué yé n’oserais pas bous raconter.
— Et Italla tolère ce genre d’agissements ?
— Señor, me répond le paysan avec une sagesse infinie, don Carlos a bésoin des fousiliers marins. Il n’a pas bésoin d’un couple de bieux fermiers et de leur fille.
Il a raison. Mais une autre chose m’étonne. Je demande :
— Et pourquoi don Carlos persiste-t-il à faire la guerre alors que les deux gouvernements veulent la paix ?
Cette question, je l’ai posée à Hawk, je l’ai posée au Président, même. Je n’ai eu que des réponses évasives, entourées de fioritures verbales diplomatiques. Du blabla, quoi.
— Parce que c’est un homme de Satan, señor, pas un homme de Dieu.
C’est d’une simplicité sidérante, poignante presque. Mais c’est la première fois que quelqu’un ne répond pas à côté de la question. Et, sans être superstitieux pour deux ronds, j’ai le sentiment qu’il y a quelque chose de réel là-dessous. Par contre, quand le bonhomme me fait la description de don Carlos Italla, je me surprends à souhaiter intérieurement qu’elle soit exagérée.
— Il est monstroueux, señor. Ennormé. Il mésoure plous dé deux mètres dix et il pèse plous dé cent cinquante kilos. Il a des yeux commé des braises, qu’on dirait dou phosphore en fousionne. Abec ses grosses mains, il peut prendré ouné poutre en acier et la casser en millé morceaux. Et sa boix, señor, sa boix ! Elle est terriblé ! Quand il parle, on croirait qué grondé lé tonerre !
Brrr ! À vous coller des frissons dans le dos. Visiblement, don Carlos est devenu l’ogre de cette petite île. Les légendes naissent facilement et circulent vite dans ces contrées.
Elicia a été très ébranlée par ma petite prise de bec avec le Cubain. Elle est en état de choc. Sa mère l’a baignée puis elle l’a enroulée dans un poncho et l’a reconduite dans sa chambre. Maintenant, elle la berce sur ses genoux en lui chantant une vieille chanson où il est question de princes charmants qui mènent la vie de château en Espagne. Elle la dorlote comme une gosse. Parce que c’est une gosse. Malgré son corps de femme, elle n’était pas mûre pour encaisser ce qu’elle a subi, surtout de la façon dont le lui ont fait subir ces sabreurs pourris venus de l’autre côté des Caraïbes.
Chaque nouvelle parole du père Cortez me fait bouillir de colère. Et le barbudo écoute ça, tranquillement, un demi-sourire sur les lèvres. Pour lui, il n’y a apparemment pas de quoi fouetter un chat.
De temps en temps, il esquisse quand même une grimace et presse les mains sur son arbalète meurtrie. Quand je pense que je ne me suis même pas senti le cœur de les lui ficeler dans le dos… Carter, tu es presque con à force d’être bon. Si j’avais su, je lui aurais tout coupé. Les mains et le reste.
Je me lève et je m’approche de lui.
— Debout !
— No entiendo, fait le Cubain en me regardant d’un œil goguenard.
— Je sais que tu comprends, fumier !
Il aurait intérêt à faire gaffe, l’ami. Il m’a déjà assez échauffé comme ça et, s’il me pousse vraiment à bout, ça va faire très très mal pour son matricule.
D’un geste catégorique, je lui donne l’ordre de se lever et il obtempère, cette fois. Je l’attrape par le col et je le pousse à l’extérieur, en direction de l’écurie. Dans la main droite, j’ai toujours Hugo et, dans la gauche, la lampe-tempête que m’a prêtée le vieux paysan nicarxain.
J’en profite pour introduire ici une parenthèse qui ne manquera pas d’intérêt pour les lettrés. Est-ce que les habitants du Nicarxa s’appellent bien les Nicarxains ? Point d’interrogation. À mon avis, la question mériterait d’être débattue par une commission linguistique des Nations Unies. Et, s’il n’y avait qu’eux. Mais, avec l’accession à l’indépendance, ça ne va pas en s’arrangeant. Regardez le Sri Lanka, par exemple. Avant, c’était Ceylan et ses habitants s’appelaient les Cingalais. Simple comme bonjour. Moyennant quelques coups de règle sur les doigts, les élèves des écoles arrivaient à se faire entrer ça dans le crâne. Mais, maintenant, comment on dit ? Les Srilancatins ? Ça fait un peu drôle, non ?
Et le Zimbabwe, tiens. Comment ils s’appellent, les habitants du Zimbabwe ? Les Zimbabouins ? Hein ! Pas simple, pas simple, tout ça. En tout cas, jusqu’à nouvel ordre, les habitants du Nicarxa, pour moi, ce sera les Nicarxains et ceux d’Alpaca, ce sera les Alpacains. Vu ? Ceux qui ne sont pas d’accord n’ont qu’à aller feuilleter leur atlas. Fermez la parenthèse.
CHAPITRE II
Pistola – c’est le nom de la jument – nous regarde entrer avec des yeux pleins de terreur. Est-ce que j’ai l’air si méchant que ça ? Probable. Parce que, dès qu’on a posé un pied dans la vieille écurie délabrée, le fusilier marin cubain se met à siffloter d’un air détaché. Mais il ne me la fait pas. Ça, c’est le système pour oublier qu’on crève de trouille.
Et il n’a pas tort de les avoir à zéro. Vu ce que j’ai l’intention de faire maintenant, je ne peux pas me permettre de le laisser en circulation. Sitôt qu’il a les mains déliées, sa langue se délie aussi. Il se montre très coopératif.
Le barbudo – qui a le grade de sergent et porte le nom de Luis Pequeño – m’apprend que le contingent cubain est sous les ordres d’un certain colonel Ramón Vasco lequel, à ce que je peux comprendre, est tout aussi dingue et fanatique que Carlos Italla. Vasco est né à New York et ce n’est qu’en 1957 qu’il est rentré à Cuba pour rejoindre le maquis de Castro. Tout ce qui, de près ou de loin, touche aux États-Unis lui inspire une haine féroce.
— Il nous a dit, me déclare Pequeño, que, si nous rencontrions des Américains dans cette île, il fallait les étriper et les donner en pâture aux cochons.
— O.K., je ferai attention quand je croiserai tes companeros. Maintenant, raconte-moi un peu comment ça se passe sur Alto Arete.
— C’est absolument imprenable, m’assure non sans fierté le grand Pequeño. Le seul côté accessible est celui du Monte Toro, mais il y a des failles dans le chemin et il faut des cordes pour les franchir. C’est une idée du colonel Vasco. Il a fait dynamiter le passage à plusieurs endroits et a placé des postes de surveillance au-dessus des trous.
Il m’explique très précisément le processus. Lorsque quelqu’un arrive, les soldats commencent par vérifier s’il est bienvenu. Si oui, ils lui lancent des cordes pour lui permettre de franchir la faille. Sinon, c’est des rochers qu’ils lancent, et le pauvre type n’a aucune chance de s’en tirer. Les postes de surveillance sont creusés dans la paroi de la montagne. On ne les voit pas. Donc, impossible de tirer sur les sentinelles pour les déloger.
Mais ça, ce n’est que la dernière étape du voyage. Avant d’atteindre le bas du sentier, il faut traverser le camp des fusiliers marins, au pied du Monte Toro. Aux dires du sergent Pequeño, environ un millier d’hommes y bivouaquent. Ça fait beaucoup de monde et les consignes de sécurité sont extrêmement rigoureuses. Jusqu’à présent, personne n’a réussi à franchir ce premier barrage.
De plus, en admettant qu’un visiteur indésirable parvienne à sortir vivant et du camp cubain et du chemin – qui, soit dit en passant, est parsemé de pointes d’acier enduites de curare –, il rencontrera un joli petit champ de mines juste avant le sommet d’Alto Arete. Si, par un coup de chance pas croyable, il arrive encore à sortir de là en un seul morceau, il trouvera, un peu plus loin, une haute clôture métallique sous tension de dix mille volts. Imaginons que, contrairement à toutes les règles de la vraisemblance, il parvienne à franchir cette clôture sans être transformé en jambon braisé, il lui faudra alors faire face à une centaine de moines fanatisés et armés de pied en cap, sans parler des meutes de chiens délibérément contaminés par l’ultravirus de la rage.
L’attaque par voie aérienne est aussi exclue que le reste. Le périmètre d’Alto Arete est entièrement truffé de canons de D.C.A. contrôlés par ordinateurs. Cette défense implacable ne fait aucune différence. Ce qui s’approche trop de la sacro-sainte couronne de nuages est abattu sans sommation. Toute l’aviation de la résistance a déjà été décimée et plusieurs appareils civils imprudents en ont aussi fait les frais.
Comme si le tableau n’était pas encore assez déprimant, Pequeño ajoute :
— Don Carlos prévoit de lancer son offensive révolutionnaire dans six jours. Il a des partisans dans la capitale et entretient un contact radio permanent avec eux. Un groupe d’alliés alpacains doit venir lui rendre visite prochainement au sommet de sa montagne. S’il obtient leur soutien inconditionnel, il passera à l’action. Avec notre aide, ses guérilleros anéantiront toute forme de résistance gouvernementale. Nous devons même supprimer les membres de la commission qui essaient d’élaborer le traité de paix entre les deux pays.
Le reste, il n’a pas besoin de me le raconter, je suis au courant, et mes informations me viennent directement du président des États-Unis. Italla deviendra le chef incontesté des deux petites îles. À elles deux, sous la férule de ces dingues assoiffés de sang et de pouvoir, les républiques de Nicarxa et d’Alpaca entameront une série de conquêtes qui pourrait bien servir de détonateur au troisième conflit mondial.
À ma connaissance, je suis aussi le seul Américain dans l’île de Nicarxa. En dehors de lui-même et de sa bande de malades mentaux, je suis le seul à connaître les projets d’Italla. Moralité, N3, tueur d’élite de l’AXE, est le seul ici à pouvoir lui mettre des bâtons dans les roues.
Seulement, il y a un hic, et un gros. Comment faire un boulot pareil avec pour seules armes ma cervelle, mon corps d’athlète grec et mon petit arsenal personnel ?
Le sergent cubain sourit. Il a l’air content de lui. Il n’a plus peur pour deux ronds. Maintenant qu’il m’a gentiment raconté tout ce qu’il savait, il pense que je dois être débordant de gratitude.