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No Conde Naste Publication, Inc., 1981
No Presses de la Cité / Éditions du Rouet, 1982
Édition originale : Charter Communications, Inc
ISBN : 0-441-11851-8
ISBN : 2-258-01071-3
CHAPITRE PREMIER
David Hawk disparaissait derrière un épais rideau de fumée. À dix heures du matin, son bureau ressemblait plus à un hammam qu’à celui du directeur de l’Axe. Il me fit signe de m’asseoir en me désignant le fauteuil près de la table basse, en verre bleui. Il me rejoignit, me tendant une de ses petites merveilles de cigare dont l’odeur me rappelait l’usine d’incinération d’un des abattoirs de Chicago. Je déclinai l’offre prétextant une bronchite aiguë et toussai pour être un peu plus convaincant. Hawk reposa le coffret.
— C’est vrai, Nick, vous avez une santé encore un peu fragile après votre dernière mission. Les médecins m’ont même conseillé de vous accorder quelques jours de repos. Non, ne me remerciez pas. C’est normal. Et puis je tiens à ce que les agents de l’Axe soient en parfaite condition. J’aurais bien sûr quelque chose pour vous, mais il faut savoir être humain et compréhensif, n’est-ce pas, Nick ?
— Bien sûr, Sir.
Si Hawk me donnait du Nick, c’est que vraiment un état de grâce était passé entre lui et sa conscience couleur nicotine. En fait il était exact que j’avais besoin de récupérer et ce que m’annonçait Hawk s’appelait une PLD, permission de longue durée en langage administratif.
Même un tueur d’élite de profession a besoin de vacances (du recul pour mieux viser en quelque sorte). Et c’était bien le cas de Nick Carter, N3 pour l’Axe, c’est-à-dire moi-même ; pour vous servir.
David Hawk me tendit un billet d’avion pour Houston, à croire que l’organisation la plus secrète des USA avait aussi des talents cachés d’agence de voyages organisés. L’Axe m’envoyait chez des « cousins » du Texas pour me refaire une santé, une vraie mère poule.
L’Axe a tellement le goût du secret qu’officiellement elle n’existe pas. Seul le Président et quelques rares, très rares conseillers sont au courant de ses activités. Son rôle et son but sont d’une simplicité limpide : exécuter tout ce qui doit être fait et si possible bien fait. Son rôle commence où celui de la CIA finit. Si bien que récemment la CIA a été la cible privilégiée de nombreux politiciens un peu trop sensibles, alors que les opérations mises en accusation avaient été traitées par nous. Évidemment les gars de la centrale de Langley s’étaient défendus, mais comme on ne prête qu’aux riches, le flou artistique avait été encore une fois en faveur de l’Axe. Notre devise : à nous les coups durs, à eux les bavures. J’étais classé catégorie N et je savais ce qui m’attendait. Les missions les plus dangereuses, les plus secrètes et les plus vitales. Chez nous c’était chacun pour soi, et ni Hawk, ni le Président, ni même Dieu ne nous reconnaîtraient pour les leurs. En fait, pour l’extérieur et pour mon percepteur j’étais Nick Carter, correspondant de l’Amalgamated Press and Wire Service, et depuis dix minutes j’étais en congé.
Ma « cousine » Doris Bonds, mon contact, et son mari Bert possédaient à Houston un ravissant pied-à-terre à la dimension de leur colossale fortune. Au Texas, même les adjectifs tels que petit, moyen, n’existent pas. La mégalomanie au dire de certains est même enseignée comme seconde langue dans les écoles du Texas. L’État à l’étoile solitaire a toujours vu grand, fier de son histoire qui va de la carabine de Davy Crockett à Fort Alamo, jusqu’au fusil à lunette de Dallas.
— On va s’occuper de toi, me promit Doris, dès mon arrivée. Je ne veux pas te laisser regretter un seul instant les sales boulots que tu vas rater pour cause de vacances.
L’humour texan existait aussi. Elle me présenta à ses amies toutes plus riches les unes que les autres, suivant un programme bien établi. « Mon cousin Nick, de Washington, correspondant de l’Amalgamated Press and Wire Service ». Tous les soirs elle donnait une réception où l’on se serait cru à un concours de la coiffure la plus démente, les hommes rivalisant dans le costume. C’était à celui qui serait, à défaut d’être le plus élégant, le plus voyant. Smoking style western, blanc à franges, bottes en pur alligator, sans parler des chemises à rendre neurasthénique un caméléon. À les voir on regretterait presque qu’ils ne soient pas venus en combinaison kaki couverte de taches de pétrole. Pour eux, l’Amalgamated Press and Wire Service n’évoquait rien du tout. Cela m’arrangeait bien.
— Vous ne travaillez pas avec la presse locale des fois ? me demanda un beau cow-boy avec la méfiance que son grand-père devait avoir devant un étranger.
— Non, répondis-je en toute honnêteté. Nous n’assurons pas de service intérieur. Nous traitons exclusivement avec l’étranger, l’Afrique, les pays arabes. Surtout le Moyen-Orient.
— Ah ! Bon. C’est tout à fait intéressant.
Un instant plus tard il avait déjà oublié jusqu’au nom de l’Amalgamated Press, pour mieux se concentrer sur l’anatomie d’une pulpeuse créature.
La plupart des mâles se ressemblaient tous. Bert le mari de Doris était le type même du Texan : grand, blond, calme, prévenant et un peu gauche. De plus, comme pas mal de Texans, il avait une machine à dollars sous son Stetson. En quelques années il avait su faire passer sa fortune de un à cinq millions de dollars. Au Texas on aime à s’endormir en comptant les vaches qui sautent par-dessus les derricks et Bert adorait dormir en paix.
Depuis mon arrivée, mon emploi du temps était réglé avec une extrême simplicité : sieste, chaise longue, et à la rigueur un demi parcours de golf et une partie de tennis façon troisième âge. C’était d’ailleurs l’ordonnance que m’avaient délivrée les médecins de l’hôpital militaire et je la suivais à la virgule près.
Un soir Doris m’invita à l’accompagner voir une représentation du Lac des cygnes. Je l’avais déjà vu à Paris, à Londres, New York et même à Vienne, alors pourquoi ne pas y ajouter Houston ? Le corps de ballet était parfait, et pour une fois l’orchestre ne jouait pas, comme il le fait hélas trop souvent, un œil sur le chef, l’autre rivé sur la montre. Il est vrai qu’il n’y a pas de métro à prendre à Houston. C’était plus qu’agréable. La salle était comble. Comme toujours dans ces endroits-là, je regardais machinalement les spectateurs, par curiosité autant que par habitude. En tournant la tête sur la gauche, mon regard s’arrêta sur une jeune femme – ce n’était pas la plus belle que j’eusse jamais vue, mais elle était terriblement appétissante. Elle avait de très grands yeux et des cheveux noir coupés court et frisés qui encadraient un visage aux pommettes haut placées. Seul le nez était peut-être un peu grand. Deux lèvres bien dessinées semblaient suivre avec attention la musique de Tchaïkovski. Autour du cou élancé, une chaînette d’or soutenait un diamant qui aurait bien voulu descendre plus bas.
Si le reste du corps était à l’image du buste et surtout de ses seins, il était à parier que j’allais adorer les joies de l’entracte. Jamais je n’avais attendu ce moment avec autant d’impatience. Une fois le rideau tombé, je conduisis Doris au bar. Elle était là. Accompagnée de deux imposantes matrones. J’avais gagné mon pari, le bas était à la hauteur du haut si je peux m’exprimer ainsi. Rien à redire. La bonne courbe à la bonne place. Je demandai à Doris si elle connaissait cette captivante personne.
— Mais oui, c’est Maria Gomez, elle habite Brownsville. C’est la femme de l’un des plus gros exploitants agricoles de la vallée du Rio Grande, pourquoi ?
— Pour rien, j’adore les grosses légumes et surtout les belles plantes.
— Si cela t’intéresse, son mari est plus âgé qu’elle, il est souvent absent et elle est à Houston depuis une semaine. C’est tout ce que tu veux savoir ?
— Non, j’aimerais lui parler de la culture du concombre hallucinogène, lui répondis-je avec le plus grand sérieux. Tu sais que je suis loin d’avoir terminé ma thèse là-dessus et que ce sujet épineux mérite d’être traité avec rigueur.
— D’accord, Nick, j’ai compris, tu veux que je te présente.
— Tu es trop bonne avec moi, Doris chérie.
Nous nous dirigeâmes vers le bar. Maria Gomez nous tournait le dos et Doris s’approcha d’elle, lui toucha le bras. Elle se retourna. Doris l’embrassa, me présenta. En la voyant de plus près, je remarquai un grain de beauté sur sa tempe gauche. On m’avait dit, et l’expérience me l’avait prouvé, qu’un grain de beauté ne sort jamais sans son jumeau. Comme je n’en apercevais qu’un, il me restait donc à découvrir le petit frère. Vaste programme.
Doris tendit un verre à Maria et en me désignant d’un léger mouvement de tête :
— Ce jeune homme ne tient pas en place. Il y a seulement trois jours qu’il est arrivé et je suis déjà épuisée. C’est comme ça les cousins de la ville. Voulez-vous venir demain à la maison, pour m’aider à l’occuper ?
— Je serais ravie de vous en débarrasser, répondit Maria d’une voix chaude. Et me fixant de ses deux yeux bruns : Moi non plus je ne tiens pas en place.
Si c’était pour les mêmes raisons que moi, je me dis que nous pourrions nous entendre. Après tout, les médecins n’avaient pas rédigé une clause spéciale interdisant la recherche des grains de beauté…
— Vous êtes un amour, Maria, dit Doris. Alors demain après-midi, pour un cocktail au bord de la piscine.
La sonnerie marquait la fin de l’entracte. Nous regagnâmes nos places. La musique reprit et moi je m’imaginais au bord du lac-piscine, en cygne comptant un à un les grains de beauté de Léda-Maria.
En maillot de bain, Maria me parut encore plus superbe que dans sa robe longue de la veille. Toute la matinée j’avais dessiné mentalement ses jambes, mais la réalité était nettement à son avantage. Elle dénoua son peignoir qu’elle jeta sur une chaise longue et, s’asseyant face à moi, elle ôta ses mules fuchsia à hauts talons et se laissa couler nonchalamment sur la margelle, repliant une jambe merveilleusement galbée, interminable, soulignée, côté droit, d’une petite chaînette ornée d’un saphir. Rien que le deux-pièces taillé dans des chutes de tissu lilliputiennes aurait créé une émeute sur n’importe quelle plage.
J’appris que Maria avait vingt-cinq ans et qu’elle avait été mariée à dix-sept avec un homme âgé de vingt ans de plus qu’elle. Que son brave époux avait su profiter de son héritage familial et, après des années de travail acharné, le Ranch Gomez était devenu l’un des plus importants de la vallée du Rio Grande.
Le ton de Maria pour parler de son mari n’évoquait pas un soupçon de tendresse :
— C’est un homme cruel, Nick. Dur et froid. Je pense que vous ne l’aimeriez pas.
Comme je ne le pensais pas non plus et que je m’en fichais pas mal, je la fis parler d’elle.
Elle me dit qu’elle avait fait ses études à l’université St. Mary de San Antonio, mais que sa matière favorite avait plutôt été le basket-ball et qu’elle était une fan inconditionnelle des « Rattlers », l’équipe de l’université. Elle aimait les plats exotiques, les boîtes disco. En revanche, j’avais beau chercher, je ne trouvais toujours pas le second grain de beauté. Maintenant elle marchait au bord de l’eau. L’envie viscérale de lui arracher les timbres-poste qui lui servaient de maillot, devenait de plus en plus incontrôlable.
J’allais me décider lorsque Doris vint nous rejoindre.
— Il y a un bal ce soir au Country Club de River Oaks, annonça-t-elle, joyeuse, feignant d’ignorer mon apoplexie naissante. Est-ce que cela vous dit de venir avec nous ? Bert m’a promis que ce serait sublissime.
L’idée parut séduire Maria. Quant à moi, rien qu’à l’imaginer dans mes bras je sentis un creux brûlant me tenailler les reins. La seule issue était la piscine. J’y plongeai immédiatement pour me rafraîchir les idées et, quand je dis les idées, les miennes étaient nettement au-dessous de la ceinture.
— La soirée va être chaude, alors je prends les devants, dis-je lorsque je refis surface.
Les deux femmes se regardèrent et éclatèrent de rire. J’avais la certitude que la soirée s’annonçait bien.
Je ne m’étais pas trompé. Le dîner avait été excellent, l’orchestre chauffait autant que les cocktails multicolores et Maria dansait comme une chatte. Une chatte en chaleur cherchant son mâle dans un quartier du Bronx.
À mesure que l’heure avançait, les danseurs se fatiguaient. Les cow-boys à paillettes semblaient se lasser de ces préliminaires chorégraphiques, pour se consacrer plus sérieusement à leurs égéries surchargées de diamants. La musique amorça un freinage prodigieux de compréhension, j’enlaçai Maria ou plutôt je me plaquai contre elle, cherchant à savoir si les décharges électriques venaient d’elle vers moi ou inversement. Je résolus le problème en me disant que nous réinventions le courant alternatif. Pendant la dernière danse je lui demandai si elle voulait que j’appelle un taxi pour la raccompagner à son hôtel.
— Bert est très occupé, prétextai-je avec une magnifique hypocrisie, je ne voudrais pas l’obliger à faire un détour pour vous déposer.
À l’éclat de ses yeux, je compris qu’elle n’était pas dupe. Elle accepta. La musique s’arrêta et je regrettai de ne pas avoir un ciseau à froid pour nous séparer.
— Tu rentres tôt… me fit remarquer Doris au passage. Et me pinçant discrètement : Ménage-toi, mon petit Nick, tu sais ce qu’a dit tonton.
Sans nous arrêter au bar de l’hôtel, nous montâmes directement à l’appartement de Maria. Je me demandai si l’ascenseur n’allait pas rendre lame, tellement il était lent. Lorsqu’enfin la porte de sa chambre se referma derrière nous. Maria se retourna, poussa un petit soupir et se colla avidement contre moi.
— Serre-moi, Nick. Elle prononçait Niiik, en allongeant le « i » à n’en plus finir. C’était adorable.
Je la tins un moment serrée contre moi, puis lui relevant la tête, je l’embrassai. Maria passa sa main derrière ma nuque, sa langue chercha la mienne et ses ongles s’enfoncèrent dans mon cou. Le baiser fut si long que je crois bien que tous les records furent battus.
Je trouvai la fermeture Éclair de sa robe. Je pris tout mon temps pour la faire descendre. Je glissai ma main sous le vêtement et caressai son dos lentement. Sa peau était douce, légèrement moite. Je suivis la courbe de sa hanche. Soulevai délicatement l’élastique de son slip. Elle se débarrassa d’un geste d’épaule du haut de sa robe en mousseline de soie grise. S’il fallait en croire ses allusions de l’après-midi concernant la brutalité primaire de son mari, je me dis que je devais jouer sur un registre pianissimo. Je fis glisser la robe par-dessus l’arrondi de la taille et elle tomba avec un léger bruit. Maria l’enjamba, rectifia d’une main distraite ses adorables boucles et revint à l’assaut. Son corps dégageait une sensualité profonde que son parfum rendait encore plus irrésistible. Elle s’écarta de nouveau, dégrafa son soutien-gorge qui alla rejoindre la robe. Fasciné, je vis la pointe de ses seins se gonfler et se dresser. Elle m’observait :
— Je te plais, Niiik…
C’était plus une affirmation qu’une question. Quand on vit comme moi avec la mort à chaque coin de rue, on s’habitue à prendre les femmes lorsque l’occasion se présente. Il n’y a pas de maison de retraite à l’Axe. Mais Maria me changeait de l’ordinaire, et, la gorge nouée, je me contentai d’acquiescer d’un hochement de tête.
Elle me prit les poignets, m’attira à elle et posa mes mains sur ses seins, en fermant les yeux. Je les caressai avec toute la tendresse dont j’étais capable. Elle se dégagea soudain et se jeta sur le lit. Elle envoya promener ses escarpins et se lova dans la multitude des coussins, me regardant avec curiosité.
Je me préparais à battre un autre record, de déshabillage cette fois-ci, mais je me rappelai à temps que j’avais trois handicaps. Wilhelmina, Hugo et Pierre. Ce n’était pas mon tiercé favori de fantasmes, mais tout bêtement mes instruments de travail.
Wilhelmina est un Lüger de 9 mm que je porte sous l’aisselle gauche. Hugo est un stylet à détente automatique sanglé sous mon bras droit, quant à Pierre c’est un œuf de plastique rempli d’un gaz mortel. Vu l’endroit où je le dissimule, Pierre pourrait faire croire que je suis doté d’attributs exceptionnels si je n’avais pas le soin de m’en débarrasser lorsque je mets ma tenue de bain.
Et comme je suis tueur d’élite et fétichiste je ne me sépare jamais de mes compagnons de route, même en PLD.
Je me dirigeai donc vers la salle de bains et revins dans le plus simple appareil du guerrier nu. Maria avait profité de mon absence pour faire coulisser son slip minuscule jusqu’à ses pieds et s’en amusait avec ses orteils aux ongles laqués fuchsia.
Je la tournai sur le côté droit. Sa jambe se glissa entre les miennes, ses fesses se durcirent sous ma main. Elle m’attira avec détermination. Sa voix se fit plus rauque :
— Maintenant Niiik, prends-moi tout de suite.
Je me glissai sur elle, passant une main sous ses reins, je la pénétrai avec douceur, mais ses hanches se mirent à onduler et elle se creusa, tendue comme une corde.
— Oui, cria Maria, viens, viens, oui, viens !
Une lame de fond semblait l’emporter et nos corps explosèrent. Puis elle se remit à onduler lentement et m’embrassa, nouant sa langue autour de la mienne.
Je me dis que cette envoûtante créature avait encore bien des choses à apprendre dans ce que je considère comme le plus précieux des arts. Je me retirai. Un instant plus tard, Maria avait un souffle régulier, calme. Elle venait de s’endormir.
Je pris mon étui à cigarettes que j’avais déposé sur la petite table. J’en allumai une. Une cigarette à bout filtre d’or que je faisais fabriquer pour ma consommation personnelle, mon seul luxe. Le tabac me plongeait dans une agréable torpeur. Je lissais avec attendrissement la toison brune de Maria du revers de la main quand la sonnerie du téléphone me vrilla les tympans. Je me précipitai pour décrocher le combiné. La voix qui me répondit n’était autre que celle de Hawk.
CHAPITRE II
Je refermai la porte de l’appartement de Maria avec précaution. Une odeur âcre planait dans le couloir. J’aurais juré que c’était celle des cigares pourris de Hawk qui montait du rez-de-chaussée jusqu’au quinzième étage.
Depuis que je travaille pour l’Axe, et pour Hawk, j’ai déjà vu pas mal de gens s’évertuer à le dissuader de fumer ces horreurs, mais sans résultat. On dit même que le Président le fait fouiller par les Services secrets quand il se rend à la Maison-Blanche. Et ce n’est qu’une fois délesté de ses tueurs à gaz qu’il peut pénétrer dans le Bureau Ovale.
David Hawk était attablé au bout de la salle, une tasse de café dans une main et un vestige de mégot dans l’autre.
Je m’installai à sa table. Je vis ses sourcils broussailleux s’arrondir. L’idée qu’il allait sourire ne m’effleura pas un instant.
— Vous avez pris votre temps, grommela-t-il.
C’était sa façon de dire bonjour.
— Vous m’avez appelé à six heures précises. Sir, lui fis-je remarquer, et la magnifique montre que vous m’avez offerte marque six heures dix. Compte tenu de la lenteur de l’ascenseur… Mais au fait, comment avez-vous fait pour me trouver ?
— Enfantin et élémentaire, par votre « cousine » qui a eu l’excellente idée de me donner le nom de l’hôtel et celui de votre nourrice intérimaire.
Le serveur s’approcha avec un plateau à café, me servit et remplit la tasse vide de Hawk, puis il s’éclipsa.
Hawk inspecta la salle où de rares clients tentaient de se réveiller à grands coups de café. Il sortit une boîte naine de la poche de sa veste, la posa à côté du sucrier. Il appuya sur le bouton de l’appareil de brouillage. Hawk n’était pas venu jusqu’ici pour prendre des nouvelles de ma petite santé…
— J’espère que vous êtes en pleine forme, N3, commença Hawk, et que vous avez bien profité de votre PLD, car j’ai du travail pour vous.
S’il utilisait mon nom de code, c’est que la mission qu’il allait m’annoncer n’aurait rien d’une mission de routine.
— C’est une affaire à caractère, disons, tout à fait prioritaire.
Il insista sur « prioritaire » en levant les yeux vers le plafond, comme pour mieux me faire comprendre que la récréation avec Maria était terminée.
— Je me sens en très bon état, frais et dispos et à votre entière disposition, affirmai-je tout en pensant à Maria qui m’attendait là-haut.
— D’après une information transmise à la CIA, un groupe de terroristes dont nous ignorons le nombre, originaire d’un pays arabe, dont nous ignorons le nom, doit franchir clandestinement la frontière entre le Mexique et les États-Unis. Vous me direz que tout cela est bien vague. Certes. Mais d’après la CIA la seule hypothèse logique est que le commando va utiliser les services d’un ou de plusieurs passeurs professionnels et qu’ils seront déguisés en immigrants clandestins. C’est un point. Le deuxième point est que, vous le savez, la police des frontières manque d’effectifs et que la frontière mexicaine ressemble plus à une passoire qu’à un rideau de fer.
— D’accord, répondis-je, mais, au moins, est-ce que la CIA sait quelque chose sur les intentions de ces vacanciers arabo-mexicains ?
David Hawk ralluma son déchet qui tournait à la chique humide.
— Oui, leur tâche consiste à identifier, à localiser plusieurs membres du Congrès – parmi les plus influents – et à les assassiner.
J’esquissai un sourire et Hawk crut bon d’ajouter :
— Je sais ce que vous pensez, N3, que ce ne serait pas une si mauvaise idée. Mais, en l’occurrence, ce groupe de terroristes représente une grave menace pour la sécurité de notre pays. C’est du sérieux. Bien sûr, nous avons eu des Présidents assassinés, et même des déboulonnés, mais là, il s’agit des membres du Congrès et c’est une autre histoire.
— Où voulez-vous en venir ?
— À la Chambre, il n’y a qu’une manière de remplacer un membre du Congrès : l’élection. Et cela prend du temps. Alors l’assassinat de quinze ou vingt huiles de la Chambre des représentants peut dérégler tout le fonctionnement du législatif, paniquer l’ensemble de l’opinion publique et aboutir à la paralysie totale du pays. D’après la CIA, contrairement à la tentative portoricaine d’il y a quelques années, les terroristes projettent d’exécuter les parlementaires non pas à Washington, mais chez eux, dans leurs circonscriptions.
— Si la CIA détient toutes ces informations, pourquoi ne prend-elle pas en main l’opération ? demandai-je avec un sourire angélique.
— Parce que nous avons reçu des instructions spéciales, N3. Ordre a été donné de démasquer et de liquider tous les membres du commando. Et quand je dis tous les membres, vous devinez pourquoi cette opération n’est pas du ressort de la Centrale de Langley.
— Et pourquoi veulent-ils toutes les têtes sur un plateau ?
— Très simple. Qui dit arrestation dit jugement, qui dit jugement dit presse, opinion publique et en fin de compte le résultat serait le même : la panique générale.
Il avait raison : la liquidation était bien la seule solution.
— Avez-vous d’autres éléments, Sir ?
— Trop peu, hélas ! Je sais qu’ils se rendent au Mexique après avoir fait leurs emplettes à Cuba, comme d’habitude. Mais nous ne savons pas s’ils débarqueront au Mexique par air ou par mer. Le plus vraisemblablement ce devrait être par bateau de faible tonnage. Les autorités mexicaines surveillent de très près les trafiquants de drogue qui opèrent par largage à la limite du Yucatan et de Belize. Alors, nous pensons qu’ils tenteront de débarquer dans la région de Veracruz pour ensuite remonter vers la frontière américaine dans le secteur de Brownsville-Matamoros. Généralement c’est le terrain favori des passeurs professionnels qui aident à franchir le Rio Grande.
J’allumai une cigarette. Brownsville… c’était la ville où Maria et son mari résidaient. De temps à autre, j’apprécie les coïncidences, mais mon métier m’a toujours appris à m’en méfier.
Je décidai de ne pas en faire état à Hawk et, pour la forme, je lui demandai :
— Avez-vous autre chose à m’apprendre, Sir ?
— Malheureusement non, Nick. À partir de maintenant, c’est à vous de jouer. Vous en savez autant que moi. Tout dépend de vous, alors il me reste à vous souhaiter bonne chance, Nick.
J’avais eu deux fois du Nick et je le connaissais suffisamment pour savoir que ses rares témoignages d’affection à mon égard étaient réservés aux grandes occasions.
— Mon avion m’attend. Je repars pour Washington. Encore une fois mille excuses pour ce repos interrompu.
Il se leva, me serra la main, récupéra la petite boîte carrée sur la table. Il traversa la salle du bar et disparut. L’odeur de son cigare et la tasse de café vide me rappelèrent que désormais j’étais seul et condamné à réussir. Je remontai jusqu’au quinzième étage. L’ascenseur s’arrêta dans un soupir. Je poussai la porte. En une fraction de seconde, je vis une ombre se découper sur ma droite. Un homme ordinaire se serait sûrement laissé surprendre et aurait péri étouffé ou disloqué par cette espèce de monstre. Je fis un écart sur la gauche. Sa main s’abattit sur mon dos sans y trouver de prise, mais si j’avais reçu un sac de plomb sur l’épaule, ce n’aurait pas été pire.
Je pivotai pour lui faire face. Il était énorme et devait mesurer plus de deux mètres. Il avait un visage rond, boursouflé et son teint plus que basané n’arrivait pas à dissimuler les multiples cicatrices qui lui transformaient le visage en photo aérienne de champ de bataille. Seuls deux petits yeux porcins évoquaient un sentiment : la haine.
Il bondit sur moi avec une souplesse déconcertante pour un tel amas de viande.
J’aurais pu le tuer sans peine. J’avais même le choix des armes. Hugo étant le plus discret. Mais un cadavre de ce gabarit aurait fait mauvais genre et, de plus, comme je suis curieux de nature, je me dis que quelques questions à l’assaillant ne feraient pas de mal. Pour cela, il fallait me battre à mains nues.
Il me balança un crochet du droit qui me fit regretter mon choix, mais il était trop tard pour changer d’avis.