La loi du 11 mars 1957 n’autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l’article 41, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective, et, d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droits ou ayants cause, est illicite (alinéa 1er de l’article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivant du Code pénal.
No The Condé Nast Publications, Inc. 1982.
No Presses de la Cité/Éditions du Rouet, 1982
Édition originale : Charter Communications, Inc.
ISBN : 0-441-35881-0
ISBN : 2-258-01128-0
PROLOGUE
La tension régnait sur le terrain de l’aéroport Kennedy où le 747 bleu et blanc allait se poser. Mélangés aux policiers en uniforme et aux personnalités qui attendaient, des agents du FBI et des Services secrets scrutaient les alentours d’un regard aiguisé. Fouettés par le vent, des fanions bleus et blancs ornés de l’Étoile de David claquaient aux ailes des limousines.
Le 747 décéléra et fit halte un peu plus loin sur la piste. La haute passerelle se colla au flanc de l’appareil, la porte s’ouvrit sur la bise hivernale et David Ben Weisman amorça sa descente vers l’aire d’atterrissage.
Dans le courant de la semaine, deux menaces de mort avaient été lancées contre lui. L’une était parvenue à la rédaction du New York Daily News et l’autre à l’ambassade d’Israël. Pour son arrivée, on avait fermé l’accès d’une partie du terrain et tout le périmètre était encadré par un solide cordon de police.
Deux douzaines des meilleurs limiers new-yorkais montaient la garde près des limousines noires à bord desquelles la délégation israélienne devait être acheminée à toute allure vers son lieu de résidence, le Waldorf Astoria.
Grande taille, allure distinguée, la cinquantaine, David Ben Weisman était pourvu d’une épaisse toison grisonnante. Général dans l’armée israélienne, il avait été le second de Moshe Dayan pendant la Guerre des Six Jours et celle du Kippour. Ce voyage aux États-Unis était le premier depuis qu’il était ministre des Affaires étrangères de l’État d’Israël.
Il souriait en descendant les marches aux côtés de sa fille Rachel, une très belle jeune femme de vingt-deux ans. Depuis la mort de sa mère, deux ans plus tôt, Rachel accompagnait officiellement son père dans ses voyages ainsi que dans les réceptions auxquelles il était convié.
Le lendemain matin à 10 heures, Weisman devait lancer un message de paix devant l’Assemblée générale des Nations unies. Une délégation de l’ambassade et des représentants de la municipalité accueillirent le ministre à sa descente d’avion. Ensuite, il répondit aux questions de la poignée de journalistes de la presse écrite et de l’audiovisuel qui avaient été autorisés à pénétrer sur le terrain.
Puis le ministre et sa fille, très fière, posèrent pour les photographes. Ces formalités accomplies, on les entraîna vivement vers les voitures officielles. Les policiers enfourchèrent leurs motos et les agents des Services secrets embarquèrent dans des automobiles noires qui allaient escorter la limousine du ministre pendant la traversée de Manhattan.
Les yeux noirs et mystérieux de Rachel brillaient d’émerveillement tandis qu’ils roulaient à tombeau ouvert dans les rues de Long Island. C’était la première fois qu’elle venait aux États-Unis. Ce voyage représentait la plus importante de ses missions en tant qu’accompagnatrice officielle du ministre et elle était décidée à faire la fierté de son père.
— C’est vraiment fantastique, papa, dit-elle en le prenant par le bras.
— N’est-ce pas, ma chérie, répondit le ministre en tapotant affectueusement le genou de sa fille. Mais attends, tu n’as pas encore vu New York.
Lorsque le cortège passa le pont de la 59e rue, la jeune Israélienne aperçut pour la première fois Manhattan qui se découpait sur le ciel et elle ne put retenir une exclamation de stupeur émerveillée.
Le lendemain, Rachel et Weisman prirent un petit déjeuner matinal dans leur suite du Waldorf. En 1964, Weisman avait fait un séjour au Plaza en compagnie de sa femme, Ruth. Il se rappelait avec émotion les petits déjeuners agréables et décontractés avec vue sur Central Park et, en fin d’après-midi, les retrouvailles pour prendre le thé au Palm Court. Il pensait que revenir au Plaza lui permettrait de revivre un peu ces jours heureux et de retrouver Ruth. Car elle lui manquait beaucoup plus qu’il ne voulait l’avouer, aux autres et à lui-même.
Il avait donc demandé à l’ambassade de lui réserver des chambres au Plaza, mais la sécurité lui avait répondu qu’on préférait le voir descendre au Waldorf qui était l’hôtel le mieux surveillé et le plus sûr de la ville. Après les menaces qui avaient été proférées contre lui, il n’était nullement question de le laisser choisir en fonction de ses préférences. Un peu plus tard, une voiture vint prendre Weisman au Waldorf pour le conduire aux Nations unies. Rachel resta à l’hôtel pour régler les derniers détails du déjeuner que son père devait offrir au Secrétaire général.
Le discours de Weisman devant l’Assemblée générale fut un plaidoyer au cours duquel il lança un appel à la compréhension et déclara les bonnes intentions d’Israël à l’égard de toutes les nations arabes. Il mentionna les efforts qui étaient déployés pour trouver une solution à la question palestinienne. Mais, avant qu’il n’ait achevé son allocution, le représentant de la petite république arabe du Rashipur se leva et quitta la séance.
À sa sortie des Nations unies, Weisman, entouré par la délégation et les services de sécurité, prit la parole devant une armée de journalistes de différentes chaînes de télévision. Il se déclara confiant et dit aux journalistes qu’il avait le très ferme espoir de voir les autres États arabes s’aligner sur les positions de l’Égypte. Selon lui, une paix durable allait s’installer beaucoup plus tôt que d’aucuns le pensaient.
Lorsque l’interview fut terminée, les voitures qui attendaient dans la Première Avenue s’engagèrent dans la voie d’accès menant au palais des Nations unies. Il y avait deux limousines. La première devait transporter le ministre, son garde du corps personnel et sa secrétaire. La seconde était destinée à la délégation israélienne. Une voiture de police précédait la première limousine et un véhicule bourré d’agents des Services secrets suivait la seconde. Lorsque Weisman et les personnes qui l’accompagnaient entrèrent dans leur automobile, deux agents de la sécurité israélienne s’y trouvaient déjà. L’un d’eux occupait le siège avant aux côtés du chauffeur, et l’autre était assis sur le strapontin, à l’arrière gauche.
Les voitures empruntèrent la Première Avenue en direction du nord. Arrivées à l’angle de la 49e rue, elles tournèrent à gauche. Un motard bloquait la circulation en sens inverse. Il leur fit signe de passer.
Le convoi officiel approchait de l’intersection de la 3e Avenue et de la 49e rue où un autre motard avait arrêté les voitures et leur faisait signe de franchir le carrefour. Le véhicule de police avait déjà traversé le croisement lorsque le chauffeur de Weisman écrasa le champignon et s’engagea dans la 3e Avenue. Au même moment, un camion arriva en trombe et entra en collision avec la limousine de la délégation qui suivait immédiatement celle du ministre, bloquant le passage au véhicule des Services secrets qui arrivait derrière. Avant que les policiers n’aient compris ce qui se passait, la puissante voiture fonçait vers le nord à une allure d’enfer.
Ses occupants entendirent des coups de feu déjà lointains claquer dans leur dos. Un masque de stupeur et d’incrédulité sur le visage, Weisman leva les yeux vers son garde du corps qui, instantanément, dégaina son revolver. D’une manchette de karaté au poignet, l’agent assis sur le strapontin lui fit lâcher son arme tandis que celui qui occupait le siège avant l’empoignait par le menton et lui tordait le cou par-dessus le dossier arrière. Tirant ensuite un couteau de sa poche, il lui trancha la gorge d’un geste rapide et précis.
Le pardessus de Weisman fut éclaboussé par un flot de sang jailli de la jugulaire sectionnée. Le garde du corps eut un sursaut spasmodique, laissa échapper un râle gargouillant puis s’effondra sur le plancher de la voiture.
Hébété, le ministre regarda avec horreur ses mains et son manteau rougis de sang. Sa secrétaire, Myra Geller, poussait des cris hystériques. Le faux agent du strapontin se pencha et la fit taire d’un direct au visage. Weisman tenta d’intervenir et fut réduit au silence d’un coup de crosse à la nuque.
Dans la limousine les hommes se taisaient. On n’entendait que les sanglots terrorisés de Myra Geller. L’agent qui se tenait à l’arrière fit rouler le cadavre du garde du corps pour récupérer le revolver sur lequel il était allongé.
À l’embranchement de la 50e rue, le conducteur bifurqua vers l’est. À Sutton Place, ils prirent la direction du nord et passèrent sous le pont de la 59e rue pour continuer vers l’entrée de Franklin D. Roosevelt Drive.
Juste avant de s’y engager, le chauffeur s’arrêta derrière une Mercedes bleu-nuit. Weisman venait de reprendre connaissance et se frottait le crâne.
— Dehors ! ordonna l’homme qui était assis à l’avant.
— J’exige de savoir qui vous êtes et où vous nous emmenez.
— Ferme ta gueule et sors, sinon ça va être sa fête, répliqua l’homme du strapontin en pointant vers la secrétaire un P 38 prolongé par un silencieux.
La tête lourde et douloureuse, le ministre s’exécuta lentement. Il entendait le mugissement étouffé de la circulation sur la voie-express mais il n’y avait personne aux alentours. L’homme qui avait voyagé à l’avant, s’approcha de lui, le saisit par le bras et le poussa dans la Mercedes. Encore étourdi, Weisman remarqua pourtant que les vitres de la voiture étaient fumées. Protection élémentaire contre les curieux. Puis ce fut Myra Geller que l’on poussa sur le siège arrière, près de Weisman. Un des hommes s’installa à côté d’elle, son complice s’assit devant et le chauffeur démarra, engageant rapidement la Mercedes dans F.D.R. Drive, direction le nord.
Dès que les policiers et les hommes des Services secrets eurent compris ce qui était arrivé, ils envoyèrent des forces spéciales au Waldorf pour consolider la garde qui entourait déjà Rachel Weisman.
*
* *
La Mercedes quitta F.D.R. Drive, prit Harlem River Drive et fila vers l’ouest en direction du pont George-Washington. Weisman se dit qu’il pourrait peut-être attirer l’attention du préposé lorsqu’ils franchiraient le péage. Malheureusement, il ne tarda pas à constater qu’il n’y avait pas de péage pour sortir de Manhattan.
Après avoir passé le pont, ils continuèrent vers l’ouest sur une route à grande circulation qu’il ne connaissait pas. Puis ils reprirent la direction du nord. Le chauffeur quitta la route et engagea la voiture sur le parking désert d’un relais de nuit.
Ils contournèrent le restaurant et se dirigèrent vers un énorme semi-remorque. Dans une brusque accélération, la Mercedes franchit une rampe et pénétra à l’intérieur de la remorque. Puis la rampe se releva.
De nouveau, les hommes ordonnèrent à leurs captifs de sortir. La remorque était bien éclairée, aménagée d’un sofa et de quelques chaises. Au centre se trouvait une table basse.
Les kidnappeurs ordonnèrent au ministre et à sa secrétaire de s’asseoir sur le sofa. Eux-mêmes s’installèrent sur les chaises. Le chef semblait être celui qui avait égorgé le garde du corps. Il prit un talkie-walkie sur le sol derrière sa chaise, déploya l’antenne et commanda au chauffeur du camion de faire attention à respecter le code de la route et les limitations de vitesse.
— Où nous emmenez-vous ? demanda Weisman.
Pas de réponse. L’homme qui avait conduit les deux voitures un petit maigre au visage de rongeur, tira de sa poche un paquet de cigarettes froissé et s’en colla une entre les lèvres.
— Ça ne va pas ? grommela l’égorgeur. On respire déjà pas ici !
L’autre lui lança un regard fuyant, grimaça un sourire et replaça la cigarette tordue dans le paquet abîmé. Sa vilaine petite bouche sans lèvres, comme découpée au rasoir, laissait apparaître quelques dents jaunissantes dans une mâchoire dévastée. Il haussa les épaules et tourna les yeux vers le ministre, puis vers sa secrétaire.
— Je veux savoir qui est à la tête de tout ça, insista Weisman.
Une fois de plus, personne ne lui répondit. Le chef sortit son couteau de sa poche et entreprit de se curer les ongles. C’était un homme trapu, aux épaules puissantes, avec un visage large et une mâchoire carrée mangée par une barbe intraitable. Ses yeux étaient d’un bleu froid et sans vie.
Le plus jeune du trio était celui qui avait frappé Myra Geller. Weisman ne lui donnait guère plus de trente ans. Il portait une grosse moustache brune qu’il ne cessait de lisser en regardant fixement devant lui. Ses yeux étaient également bleus et froids mais révélaient une vive intelligence.
— Qui est derrière cette opération ? cria le ministre. Êtes-vous des terroristes ?
Le chef abattit un violent coup de poing sur la table puis se pencha en avant et appliqua son couteau sous la gorge de Weisman. Le ministre sentit la pointe de la lame lui piquer la peau.
— La ferme ! aboya l’homme d’une voix terrifiante. Un mot de plus et vous n’aurez plus l’occasion de parler.
Myra Geller se raidit et laissa échapper une exclamation de frayeur. Weisman se recula pour éviter la lame et se cala profondément dans le sofa. L’homme au couteau se réinstalla sur sa chaise et recommença à se curer les ongles sans lâcher le ministre des yeux.
Ils continuèrent à rouler en silence. Weisman pensait qu’ils se dirigeaient toujours vers le nord. À la vitesse de la remorque et aux bruits qu’il entendait au-dehors, il était sûr qu’ils se trouvaient sur une autoroute ou une route à grande circulation. Ces maigres indices étaient les seuls qu’il pouvait rassembler.
Le plus jeune des trois ravisseurs s’assoupit. On n’entendait que les roues sur l’asphalte et le « slap, slap » de la lame que l’égorgeur était en train de repasser sur son ceinturon de cuir. Le chauffeur au visage de rongeur ne pouvait décoller son regard de Myra Geller. Il la détaillait, les lèvres tordues par un mauvais rictus. Elle en avait l’estomac révulsé de dégoût.
Weisman parvint à jeter un coup d’œil discret à sa montre et jugea qu’ils roulaient depuis environ deux heures. Peu après, il sentit la remorque ralentir puis s’arrêter. Il entendit des échos de voix assourdis et comprit qu’ils étaient en train de passer un péage.
Le camion repartit. Aux cahots et au bruit des pneus, le ministre estima qu’ils avaient emprunté une route secondaire. Un peu plus tard, la résonance creuse sous le plancher lui fit savoir qu’ils franchissaient un pont, puis le véhicule s’arrêta sur le bas-côté.
— Allez hop ! Dehors !
Weisman se leva, finalement assez satisfait de pouvoir quitter le minuscule réduit. Sa secrétaire suivit le mouvement.
— Non, pas vous. Vous restez ici ! lui ordonna-t-on.
Elle se rassit lentement sur le sofa et leva vers Weisman des yeux affolés.
— Allons, Myra. Je ne me laisserai emmener nulle part sans vous, promit-il.
Le chauffeur regarda le ministre sortir du réduit puis se tourna vers la secrétaire et éclata d’un rire sardonique.
Une autre voiture stationnait à quelques mètres de la rampe. Au loin, Weisman aperçut une chaîne de montagnes chauves puis, entendant le ronronnement d’un moteur électrique, il se retourna et vit que le hayon élévateur qui servait de rampe d’accès à la remorque était en train de se refermer.
— Hé, attendez ! s’écria-t-il. Nous n’allons pas la laisser !
Le plus jeune lui décocha un coup de poing qui l’atteignit derrière l’oreille. Weisman sentit une forte douleur lui exploser dans le crâne, il chancela et tomba à quatre pattes. Il essaya de se relever mais un violent coup de pied dans les côtes le réexpédia au sol. De nouveau, il tenta de se redresser. Le jeune homme le frappa à la tempe, et avant de perdre connaissance, Weisman entendit Myra Geller qui hurlait de terreur, et eut la vision floue d’un homme se tenant au-dessus de lui, prêt à le gratifier de quelques coups supplémentaires.
— Assez ! ordonna le chef. Si on le ramène à moitié mort, le colonel sera furieux.
Ils ramassèrent le corps inanimé de Weisman et le portèrent jusqu’à la voiture en stationnement. Un autre chauffeur sortit du véhicule et leur ouvrit la porte arrière. De nouveaux cris, étouffés, parvenaient de la remorque. Les deux hommes tournèrent la tête dans cette direction, échangèrent un sourire entendu et prirent place sur la banquette aux côtés de Weisman. Puis le chauffeur s’installa et la voiture démarra.
Myra Geller, âgée de quarante-sept ans, née Myra Epstein, était originaire du quartier de Brownsville à Brooklyn. Après des études à l’Université de New York, elle avait travaillé comme secrétaire dans une grosse agence de publicité. À vingt-deux ans, la mort de sa mère la laissant orpheline, elle était partie pour Israël où elle s’était installée dans un kibboutz. C’est là qu’elle avait rencontré Meyer Levine, un jeune officier de l’armée israélienne, dont elle était tombée amoureuse. Lorsque son mari mourut dans un accident de jeep, Myra travailla comme secrétaire pour le gouvernement israélien. Elle n’était jamais retournée dans son pays avant d’être invitée à suivre le ministre des Affaires étrangères David Ben Weisman, au cours d’une visite officielle aux États-Unis.
Le corps nu et mutilé de Myra Geller fut retrouvé sur le siège arrière d’une Mercedes bleue, à plus de cinq mètres de profondeur dans une rivière de la région montagneuse de l’État de New York.
Lorsque le ministre des Affaires étrangères revint à lui, ce fut pour constater qu’il portait un bandeau sur les yeux. Moyennant un effort de mémoire, il se souvint de l’autre voiture qu’il avait vue en sortant de la remorque. Il sentait la présence des deux terroristes qui l’encadraient. Il sentit également que la voiture montait, probablement au flanc d’une des montagnes qu’il avait aperçues un peu plus tôt. Mais il était incapable de dire combien de temps il était resté sans connaissance.
— Je veux savoir où vous me conduisez ! répéta-t-il une fois de plus.
— Vous le saurez bien assez tôt, lui répondit une voix.
Au bout d’environ une demi-heure, la voiture cessa de grimper. Weisman sentit ses oreilles bourdonner et sut qu’ils avaient atteint une altitude relativement élevée. Finalement, l’automobile ralentit, changea de direction et, quelques minutes plus tard, s’arrêta. Personne ne parlait. Le ministre entendit bientôt un ronronnement électrique, suivi d’un cliquetis de métal.
La voiture repartit et sembla gravir une côte. Lorsqu’elle fit halte quelques secondes plus tard, Weisman perçut le bruit des portières qui s’ouvraient puis des éclats de voix accompagnés de craquements de pas sur de la neige gelée.
On dénoua son bandeau, et il lui fallut quelques minutes pour se réhabituer à la lumière. Sans prononcer une parole, ses ravisseurs le poussèrent hors de la voiture. Plusieurs hommes, des fusils de guerre à la bretelle, l’encerclèrent. L’un d’eux s’avança avec une paire de menottes qu’il lui passa aux poignets.
Le soleil était couché mais il faisait encore clair et Weisman, malgré sa situation, fut saisi par la majesté imposante du paysage. Ils se trouvaient au sommet d’une crête qui surplombait une chaîne montagneuse et, de tous côtés, la vue portait à des kilomètres. Une imposante chartreuse trônait telle une forteresse sur le flanc de la montagne. Très loin, en contrebas, on apercevait un lac glaciaire. De petits belvédères couverts de toits de chaume s’alignaient le long du versant. Il s’agissait, en apparence, de vestiges d’une ancienne station d’hiver. Transformés en postes d’observation, ils étaient garnis de sentinelles. Dans toutes les directions, le regard de Weisman rencontrait des gardes armés.
De la pointe de son fusil, un homme l’invita à avancer vers la grande bâtisse. On le poussa dans une vaste salle pourvue d’une cheminée si haute qu’un homme aurait pu s’y tenir debout. La pièce était tapissée d’épais lambris de chêne patinés. Avec les lueurs du feu, on ne pouvait s’empêcher de lui trouver une allure médiévale.
Weisman fut escorté dans un couloir faiblement éclairé. Les hommes s’arrêtèrent en atteignant une grande porte de bois sculpté à double battant qui s’ouvrit brusquement, et on le poussa dans une pièce. À l’extrémité de la salle, debout derrière une table cirée, se tenait un homme vêtu d’un uniforme d’officier SS. Il était entièrement chauve et, dans la main gauche, tenait un long fume-cigarette noir et argent. Un pince-nez surmontait son fin nez aquilin. Dans son dos, un gigantesque drapeau rouge orné d’une croix gammée couvrait tout le pan de mur.
Des réminiscences de vieux cauchemars jaillirent dans la tête de Weisman. Les images défilèrent dans sa mémoire et il y retrouva le même officier SS à l’époque où il commandait le camp de la mort de Mannheim. Weisman n’avait alors que dix-sept ans. On l’avait aligné avec ses parents et ses deux sœurs le long d’une tranchée et les mitrailleuses avaient crépité. Il revivait la scène comme si elle venait de se produire. Sentant l’odeur moite de la terre brune qui montait des fosses fraîchement creusées. Il frissonnait sous la bise glaciale qui balayait le terrain. Il faisait froid, si froid, ce jour-là… La main de sa mère se resserrait autour de la sienne juste avant l’instant fatal et les mitrailleuses crachaient la mort. Il entendait sa voix d’adolescent hurler :
— MAMAN !
Les mitrailleuses continuaient de lancer leurs sinistres aboiements. Miraculeusement, le jeune David était tombé dans la tranchée sans être touché par les balles. Les autres corps avaient roulé par-dessus le sien.
Lorsqu’il avait repris conscience, David gisait sous les cadavres des siens, exterminés par le colonel von Schteig. Il était resté couché là pendant plus de douze heures. D’autres exécutions étaient prévues pour le lendemain et les nazis n’avaient pas jugé utile de combler la fosse. Il serait bien temps de le faire lorsqu’elle serait tout à fait pleine. À la tombée de la nuit, le jeune garçon avait pu prendre la fuite à la faveur de l’obscurité. David Ben Weisman était la seule personne qui eût échappé aux griffes de Max von Schteig, alias l’Ange Noir.
Avant la défaite de l’Allemagne, von Schteig et plusieurs officiers supérieurs nazis s’étaient enfuis en Argentine grâce au fabuleux butin qu’ils avaient amassé, notamment sous forme de toiles de maîtres et d’or récupéré sur les mâchoires des juifs.
Beaucoup plus tard, David Ben Weisman avait témoigné devant la commission des crimes de guerre contre von Schteig qui avait été condamné par contumace.
— Eh bien, Herr Weisman, nous voici de nouveau réunis, après tant d’années, lança le colonel.
Weisman revint brusquement au présent et regarda le nazi qui s’était mis à marcher de long en large de l’autre côté de la table.
— En vous retrouvant, je réalise le rêve de toute une vie, exposa l’officier. Il y a si longtemps que j’ai envie de vous envoyer rejoindre votre famille.
Une crispation nerveuse tordit la bouche du ministre. Des larmes de rage lui montèrent aux yeux. Il se maîtrisa et parvint à articuler quelques mots.
— Vous ne vous en tirerez pas comme cela, dit-il d’une voix vibrante de colère.
— Croyez-vous, Herr Weisman, ricana le colonel. Vous vous trompez. J’ai organisé cette opération avec une rigueur et une précision irréprochables.
— Vous pourrez peut-être me tuer mais jamais vous ne vous en tirerez, répéta Weisman, les viscères noués par la fureur.
Le nazi laissa échapper un rire de dément et Weisman comprit que sa santé mentale n’avait fait que se dégrader depuis la Seconde Guerre mondiale.
— Allons, Herr Weisman, répliqua von Schteig, je ne suis pas seul. Je dispose d’une armée entière qui n’attend qu’un geste pour exécuter mes ordres.
Il écrasa sa cigarette et s’empara d’un stick posé sur la table. Puis il se mit à faire les cent pas en frappant ses bottes de cuir avec le stick pour ponctuer ses propos.
— Nous vous anéantirons. Nous écraserons Israël !
— Comment pensez-vous vous y prendre avec la poignée de malfrats qui vous sert d’armée ? demanda Weisman.
— Des malfrats, dites-vous. Vous-même et vos gangsters sionistes, les voilà les malfrats ! rugit von Schteig.
Weisman le regardait arpenter la pièce sans cesser de faire claquer la baguette sur ses bottes.
— Je me fais fort de nettoyer ce capharnaüm en l’espace d’une heure, déclara-t-il. Donnez-moi simplement six hommes de mes commandos d’élite.
Le visage congestionné, les veines du cou gonflées, le nazi agrippa le bord de la table et se pencha vers Weisman.
— Si vous croyez cela, vous n’êtes qu’un imbécile ! siffla-t-il. Ce n’est pas une bande de nègres bornés comme à Entebbe que j’ai ici, mais des soldats triés sur le volet, et dont j’assure personnellement l’entraînement.
— Laissez-moi prendre six de mes meilleurs hommes, fit Weisman d’un ton dédaigneux. Nous verrons s’ils sont bien entraînés.
Enragé, le colonel assena un coup de stick au milieu de la table, ce qui provoqua un violent claquement dans la salle. Les lèvres frémissantes de hargne, von Schteig plongea son regard dans celui de Weisman puis se leva et s’approcha de lui. « C’est cela, très bien, se dit en lui-même le ministre. Encore un peu plus près. » Le colonel SS s’arrêta à quelques pas.
— Ce n’est pas mon armée que vous avez vue ici, pauvre niais ! expliqua von Schteig. Ce n’est que ma garde SS. Une goutte d’eau dans la mer. Sachez que j’ai toute une nation arabe derrière moi.
— Ah ! Les Arabes aussi trempent dans vos affaires !
— Si l’on veut, Herr Weisman. Ce ne sont que de vulgaires pions ! Ils jouent un rôle mineur dans mes plans. Car mon objectif ne s’arrête pas à l’anéantissement d’Israël. J’ai des projets beaucoup plus ambitieux. Lorsque nous aurons réduit en cendres Israël et la racaille sioniste, nous mettrons en place un IVe Reich qui sera le plus grand de tous les temps. Alors, je réaliserai le rêve du Führer : conquérir le monde !
Bondissant de sa chaise, Weisman prit le nazi au dépourvu. Il leva les bras et, les lui passant par-dessus la tête, le ceintura. Sentant les mains menottées se resserrer sur sa gorge, le colonel essaya de donner l’alerte en frappant le sol à coups de stick.
— À la garde ! réussit-il à lancer d’une voix éraillée.
Les portes s’ouvrirent et plusieurs hommes firent irruption dans la salle. Ils empoignèrent le ministre qui résistait furieusement, dans l’espoir de parvenir à étrangler le SS avant qu’on ne lui fasse lâcher prise. Les gardes finirent par avoir raison de lui et par dégager leur chef.
Von Schteig aspira bruyamment quelques goulées d’air puis, en se tenant la gorge, il s’écroula sur le sol. Assis à terre, le dos appuyé contre le mur, il regarda ses hommes administrer à Weisman une sévère correction.
Lorsqu’il eut repris son souffle, le nazi se leva et un garde lui tendit sa baguette. Enragé, il se mit à frapper Weisman au visage. Le ministre ferma les paupières en sentant le sang lui couler dans les yeux.
— Emmenez-le ! rugit le colonel. Faites-moi sortir cette vermine juive ! Et envoyez l’Araignée dans sa cellule.
Étourdi, Weisman fit un gros effort pour ne pas perdre connaissance lorsqu’on le traîna hors de la pièce. Von Schteig s’affala sur une chaise et un homme lui servit du brandy.
Dans le couloir, Weisman s’était évanoui. En revenant à lui, il constata qu’il était suspendu à une poutre au centre d’une pièce vide et plongée dans la pénombre. Le seul mobilier visible était une chaise et un matelas nu étalé contre un mur. Il ne resta pas longtemps seul. La porte s’ouvrit bientôt sur le colonel suivi d’un autre homme vêtu d’un uniforme nazi.