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The Israeli Connection

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  Titre original américain :
  
  
  
  THE ISRAELI CONNECTION
  
  
  
  ILLUSTRATION DE LA COUVERTURE : LORIS
  
  
  
  La loi du 11 mars 1957 n’autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l’article 41, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective, et, d’autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droits ou ayants cause, est illicite (alinéa 1er de l’article 40). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivant du Code pénal.
  
  
  
  
  
  No The Condé Nast Publications, Inc. 1982.
  
  No Presses de la Cité/Éditions du Rouet, 1982
  
  Édition originale : Charter Communications, Inc.
  
  ISBN : 0-441-35881-0
  
  ISBN : 2-258-01128-0
  
  
  
  
  
  PROLOGUE
  
  
  La tension régnait sur le terrain de l’aéroport Kennedy où le 747 bleu et blanc allait se poser. Mélangés aux policiers en uniforme et aux personnalités qui attendaient, des agents du FBI et des Services secrets scrutaient les alentours d’un regard aiguisé. Fouettés par le vent, des fanions bleus et blancs ornés de l’Étoile de David claquaient aux ailes des limousines.
  
  Le 747 décéléra et fit halte un peu plus loin sur la piste. La haute passerelle se colla au flanc de l’appareil, la porte s’ouvrit sur la bise hivernale et David Ben Weisman amorça sa descente vers l’aire d’atterrissage.
  
  Dans le courant de la semaine, deux menaces de mort avaient été lancées contre lui. L’une était parvenue à la rédaction du New York Daily News et l’autre à l’ambassade d’Israël. Pour son arrivée, on avait fermé l’accès d’une partie du terrain et tout le périmètre était encadré par un solide cordon de police.
  
  Deux douzaines des meilleurs limiers new-yorkais montaient la garde près des limousines noires à bord desquelles la délégation israélienne devait être acheminée à toute allure vers son lieu de résidence, le Waldorf Astoria.
  
  Grande taille, allure distinguée, la cinquantaine, David Ben Weisman était pourvu d’une épaisse toison grisonnante. Général dans l’armée israélienne, il avait été le second de Moshe Dayan pendant la Guerre des Six Jours et celle du Kippour. Ce voyage aux États-Unis était le premier depuis qu’il était ministre des Affaires étrangères de l’État d’Israël.
  
  Il souriait en descendant les marches aux côtés de sa fille Rachel, une très belle jeune femme de vingt-deux ans. Depuis la mort de sa mère, deux ans plus tôt, Rachel accompagnait officiellement son père dans ses voyages ainsi que dans les réceptions auxquelles il était convié.
  
  Le lendemain matin à 10 heures, Weisman devait lancer un message de paix devant l’Assemblée générale des Nations unies. Une délégation de l’ambassade et des représentants de la municipalité accueillirent le ministre à sa descente d’avion. Ensuite, il répondit aux questions de la poignée de journalistes de la presse écrite et de l’audiovisuel qui avaient été autorisés à pénétrer sur le terrain.
  
  Puis le ministre et sa fille, très fière, posèrent pour les photographes. Ces formalités accomplies, on les entraîna vivement vers les voitures officielles. Les policiers enfourchèrent leurs motos et les agents des Services secrets embarquèrent dans des automobiles noires qui allaient escorter la limousine du ministre pendant la traversée de Manhattan.
  
  Les yeux noirs et mystérieux de Rachel brillaient d’émerveillement tandis qu’ils roulaient à tombeau ouvert dans les rues de Long Island. C’était la première fois qu’elle venait aux États-Unis. Ce voyage représentait la plus importante de ses missions en tant qu’accompagnatrice officielle du ministre et elle était décidée à faire la fierté de son père.
  
  — C’est vraiment fantastique, papa, dit-elle en le prenant par le bras.
  
  — N’est-ce pas, ma chérie, répondit le ministre en tapotant affectueusement le genou de sa fille. Mais attends, tu n’as pas encore vu New York.
  
  Lorsque le cortège passa le pont de la 59e rue, la jeune Israélienne aperçut pour la première fois Manhattan qui se découpait sur le ciel et elle ne put retenir une exclamation de stupeur émerveillée.
  
  Le lendemain, Rachel et Weisman prirent un petit déjeuner matinal dans leur suite du Waldorf. En 1964, Weisman avait fait un séjour au Plaza en compagnie de sa femme, Ruth. Il se rappelait avec émotion les petits déjeuners agréables et décontractés avec vue sur Central Park et, en fin d’après-midi, les retrouvailles pour prendre le thé au Palm Court. Il pensait que revenir au Plaza lui permettrait de revivre un peu ces jours heureux et de retrouver Ruth. Car elle lui manquait beaucoup plus qu’il ne voulait l’avouer, aux autres et à lui-même.
  
  Il avait donc demandé à l’ambassade de lui réserver des chambres au Plaza, mais la sécurité lui avait répondu qu’on préférait le voir descendre au Waldorf qui était l’hôtel le mieux surveillé et le plus sûr de la ville. Après les menaces qui avaient été proférées contre lui, il n’était nullement question de le laisser choisir en fonction de ses préférences. Un peu plus tard, une voiture vint prendre Weisman au Waldorf pour le conduire aux Nations unies. Rachel resta à l’hôtel pour régler les derniers détails du déjeuner que son père devait offrir au Secrétaire général.
  
  Le discours de Weisman devant l’Assemblée générale fut un plaidoyer au cours duquel il lança un appel à la compréhension et déclara les bonnes intentions d’Israël à l’égard de toutes les nations arabes. Il mentionna les efforts qui étaient déployés pour trouver une solution à la question palestinienne. Mais, avant qu’il n’ait achevé son allocution, le représentant de la petite république arabe du Rashipur se leva et quitta la séance.
  
  À sa sortie des Nations unies, Weisman, entouré par la délégation et les services de sécurité, prit la parole devant une armée de journalistes de différentes chaînes de télévision. Il se déclara confiant et dit aux journalistes qu’il avait le très ferme espoir de voir les autres États arabes s’aligner sur les positions de l’Égypte. Selon lui, une paix durable allait s’installer beaucoup plus tôt que d’aucuns le pensaient.
  
  Lorsque l’interview fut terminée, les voitures qui attendaient dans la Première Avenue s’engagèrent dans la voie d’accès menant au palais des Nations unies. Il y avait deux limousines. La première devait transporter le ministre, son garde du corps personnel et sa secrétaire. La seconde était destinée à la délégation israélienne. Une voiture de police précédait la première limousine et un véhicule bourré d’agents des Services secrets suivait la seconde. Lorsque Weisman et les personnes qui l’accompagnaient entrèrent dans leur automobile, deux agents de la sécurité israélienne s’y trouvaient déjà. L’un d’eux occupait le siège avant aux côtés du chauffeur, et l’autre était assis sur le strapontin, à l’arrière gauche.
  
  Les voitures empruntèrent la Première Avenue en direction du nord. Arrivées à l’angle de la 49e rue, elles tournèrent à gauche. Un motard bloquait la circulation en sens inverse. Il leur fit signe de passer.
  
  Le convoi officiel approchait de l’intersection de la 3e Avenue et de la 49e rue où un autre motard avait arrêté les voitures et leur faisait signe de franchir le carrefour. Le véhicule de police avait déjà traversé le croisement lorsque le chauffeur de Weisman écrasa le champignon et s’engagea dans la 3e Avenue. Au même moment, un camion arriva en trombe et entra en collision avec la limousine de la délégation qui suivait immédiatement celle du ministre, bloquant le passage au véhicule des Services secrets qui arrivait derrière. Avant que les policiers n’aient compris ce qui se passait, la puissante voiture fonçait vers le nord à une allure d’enfer.
  
  Ses occupants entendirent des coups de feu déjà lointains claquer dans leur dos. Un masque de stupeur et d’incrédulité sur le visage, Weisman leva les yeux vers son garde du corps qui, instantanément, dégaina son revolver. D’une manchette de karaté au poignet, l’agent assis sur le strapontin lui fit lâcher son arme tandis que celui qui occupait le siège avant l’empoignait par le menton et lui tordait le cou par-dessus le dossier arrière. Tirant ensuite un couteau de sa poche, il lui trancha la gorge d’un geste rapide et précis.
  
  Le pardessus de Weisman fut éclaboussé par un flot de sang jailli de la jugulaire sectionnée. Le garde du corps eut un sursaut spasmodique, laissa échapper un râle gargouillant puis s’effondra sur le plancher de la voiture.
  
  Hébété, le ministre regarda avec horreur ses mains et son manteau rougis de sang. Sa secrétaire, Myra Geller, poussait des cris hystériques. Le faux agent du strapontin se pencha et la fit taire d’un direct au visage. Weisman tenta d’intervenir et fut réduit au silence d’un coup de crosse à la nuque.
  
  Dans la limousine les hommes se taisaient. On n’entendait que les sanglots terrorisés de Myra Geller. L’agent qui se tenait à l’arrière fit rouler le cadavre du garde du corps pour récupérer le revolver sur lequel il était allongé.
  
  À l’embranchement de la 50e rue, le conducteur bifurqua vers l’est. À Sutton Place, ils prirent la direction du nord et passèrent sous le pont de la 59e rue pour continuer vers l’entrée de Franklin D. Roosevelt Drive.
  
  Juste avant de s’y engager, le chauffeur s’arrêta derrière une Mercedes bleu-nuit. Weisman venait de reprendre connaissance et se frottait le crâne.
  
  — Dehors ! ordonna l’homme qui était assis à l’avant.
  
  — J’exige de savoir qui vous êtes et où vous nous emmenez.
  
  — Ferme ta gueule et sors, sinon ça va être sa fête, répliqua l’homme du strapontin en pointant vers la secrétaire un P 38 prolongé par un silencieux.
  
  La tête lourde et douloureuse, le ministre s’exécuta lentement. Il entendait le mugissement étouffé de la circulation sur la voie-express mais il n’y avait personne aux alentours. L’homme qui avait voyagé à l’avant, s’approcha de lui, le saisit par le bras et le poussa dans la Mercedes. Encore étourdi, Weisman remarqua pourtant que les vitres de la voiture étaient fumées. Protection élémentaire contre les curieux. Puis ce fut Myra Geller que l’on poussa sur le siège arrière, près de Weisman. Un des hommes s’installa à côté d’elle, son complice s’assit devant et le chauffeur démarra, engageant rapidement la Mercedes dans F.D.R. Drive, direction le nord.
  
  Dès que les policiers et les hommes des Services secrets eurent compris ce qui était arrivé, ils envoyèrent des forces spéciales au Waldorf pour consolider la garde qui entourait déjà Rachel Weisman.
  
  *
  
  * *
  
  La Mercedes quitta F.D.R. Drive, prit Harlem River Drive et fila vers l’ouest en direction du pont George-Washington. Weisman se dit qu’il pourrait peut-être attirer l’attention du préposé lorsqu’ils franchiraient le péage. Malheureusement, il ne tarda pas à constater qu’il n’y avait pas de péage pour sortir de Manhattan.
  
  Après avoir passé le pont, ils continuèrent vers l’ouest sur une route à grande circulation qu’il ne connaissait pas. Puis ils reprirent la direction du nord. Le chauffeur quitta la route et engagea la voiture sur le parking désert d’un relais de nuit.
  
  Ils contournèrent le restaurant et se dirigèrent vers un énorme semi-remorque. Dans une brusque accélération, la Mercedes franchit une rampe et pénétra à l’intérieur de la remorque. Puis la rampe se releva.
  
  De nouveau, les hommes ordonnèrent à leurs captifs de sortir. La remorque était bien éclairée, aménagée d’un sofa et de quelques chaises. Au centre se trouvait une table basse.
  
  Les kidnappeurs ordonnèrent au ministre et à sa secrétaire de s’asseoir sur le sofa. Eux-mêmes s’installèrent sur les chaises. Le chef semblait être celui qui avait égorgé le garde du corps. Il prit un talkie-walkie sur le sol derrière sa chaise, déploya l’antenne et commanda au chauffeur du camion de faire attention à respecter le code de la route et les limitations de vitesse.
  
  — Où nous emmenez-vous ? demanda Weisman.
  
  Pas de réponse. L’homme qui avait conduit les deux voitures un petit maigre au visage de rongeur, tira de sa poche un paquet de cigarettes froissé et s’en colla une entre les lèvres.
  
  — Ça ne va pas ? grommela l’égorgeur. On respire déjà pas ici !
  
  L’autre lui lança un regard fuyant, grimaça un sourire et replaça la cigarette tordue dans le paquet abîmé. Sa vilaine petite bouche sans lèvres, comme découpée au rasoir, laissait apparaître quelques dents jaunissantes dans une mâchoire dévastée. Il haussa les épaules et tourna les yeux vers le ministre, puis vers sa secrétaire.
  
  — Je veux savoir qui est à la tête de tout ça, insista Weisman.
  
  Une fois de plus, personne ne lui répondit. Le chef sortit son couteau de sa poche et entreprit de se curer les ongles. C’était un homme trapu, aux épaules puissantes, avec un visage large et une mâchoire carrée mangée par une barbe intraitable. Ses yeux étaient d’un bleu froid et sans vie.
  
  Le plus jeune du trio était celui qui avait frappé Myra Geller. Weisman ne lui donnait guère plus de trente ans. Il portait une grosse moustache brune qu’il ne cessait de lisser en regardant fixement devant lui. Ses yeux étaient également bleus et froids mais révélaient une vive intelligence.
  
  — Qui est derrière cette opération ? cria le ministre. Êtes-vous des terroristes ?
  
  Le chef abattit un violent coup de poing sur la table puis se pencha en avant et appliqua son couteau sous la gorge de Weisman. Le ministre sentit la pointe de la lame lui piquer la peau.
  
  — La ferme ! aboya l’homme d’une voix terrifiante. Un mot de plus et vous n’aurez plus l’occasion de parler.
  
  Myra Geller se raidit et laissa échapper une exclamation de frayeur. Weisman se recula pour éviter la lame et se cala profondément dans le sofa. L’homme au couteau se réinstalla sur sa chaise et recommença à se curer les ongles sans lâcher le ministre des yeux.
  
  Ils continuèrent à rouler en silence. Weisman pensait qu’ils se dirigeaient toujours vers le nord. À la vitesse de la remorque et aux bruits qu’il entendait au-dehors, il était sûr qu’ils se trouvaient sur une autoroute ou une route à grande circulation. Ces maigres indices étaient les seuls qu’il pouvait rassembler.
  
  Le plus jeune des trois ravisseurs s’assoupit. On n’entendait que les roues sur l’asphalte et le « slap, slap » de la lame que l’égorgeur était en train de repasser sur son ceinturon de cuir. Le chauffeur au visage de rongeur ne pouvait décoller son regard de Myra Geller. Il la détaillait, les lèvres tordues par un mauvais rictus. Elle en avait l’estomac révulsé de dégoût.
  
  Weisman parvint à jeter un coup d’œil discret à sa montre et jugea qu’ils roulaient depuis environ deux heures. Peu après, il sentit la remorque ralentir puis s’arrêter. Il entendit des échos de voix assourdis et comprit qu’ils étaient en train de passer un péage.
  
  Le camion repartit. Aux cahots et au bruit des pneus, le ministre estima qu’ils avaient emprunté une route secondaire. Un peu plus tard, la résonance creuse sous le plancher lui fit savoir qu’ils franchissaient un pont, puis le véhicule s’arrêta sur le bas-côté.
  
  — Allez hop ! Dehors !
  
  Weisman se leva, finalement assez satisfait de pouvoir quitter le minuscule réduit. Sa secrétaire suivit le mouvement.
  
  — Non, pas vous. Vous restez ici ! lui ordonna-t-on.
  
  Elle se rassit lentement sur le sofa et leva vers Weisman des yeux affolés.
  
  — Allons, Myra. Je ne me laisserai emmener nulle part sans vous, promit-il.
  
  Le chauffeur regarda le ministre sortir du réduit puis se tourna vers la secrétaire et éclata d’un rire sardonique.
  
  Une autre voiture stationnait à quelques mètres de la rampe. Au loin, Weisman aperçut une chaîne de montagnes chauves puis, entendant le ronronnement d’un moteur électrique, il se retourna et vit que le hayon élévateur qui servait de rampe d’accès à la remorque était en train de se refermer.
  
  — Hé, attendez ! s’écria-t-il. Nous n’allons pas la laisser !
  
  Le plus jeune lui décocha un coup de poing qui l’atteignit derrière l’oreille. Weisman sentit une forte douleur lui exploser dans le crâne, il chancela et tomba à quatre pattes. Il essaya de se relever mais un violent coup de pied dans les côtes le réexpédia au sol. De nouveau, il tenta de se redresser. Le jeune homme le frappa à la tempe, et avant de perdre connaissance, Weisman entendit Myra Geller qui hurlait de terreur, et eut la vision floue d’un homme se tenant au-dessus de lui, prêt à le gratifier de quelques coups supplémentaires.
  
  — Assez ! ordonna le chef. Si on le ramène à moitié mort, le colonel sera furieux.
  
  Ils ramassèrent le corps inanimé de Weisman et le portèrent jusqu’à la voiture en stationnement. Un autre chauffeur sortit du véhicule et leur ouvrit la porte arrière. De nouveaux cris, étouffés, parvenaient de la remorque. Les deux hommes tournèrent la tête dans cette direction, échangèrent un sourire entendu et prirent place sur la banquette aux côtés de Weisman. Puis le chauffeur s’installa et la voiture démarra.
  
  Myra Geller, âgée de quarante-sept ans, née Myra Epstein, était originaire du quartier de Brownsville à Brooklyn. Après des études à l’Université de New York, elle avait travaillé comme secrétaire dans une grosse agence de publicité. À vingt-deux ans, la mort de sa mère la laissant orpheline, elle était partie pour Israël où elle s’était installée dans un kibboutz. C’est là qu’elle avait rencontré Meyer Levine, un jeune officier de l’armée israélienne, dont elle était tombée amoureuse. Lorsque son mari mourut dans un accident de jeep, Myra travailla comme secrétaire pour le gouvernement israélien. Elle n’était jamais retournée dans son pays avant d’être invitée à suivre le ministre des Affaires étrangères David Ben Weisman, au cours d’une visite officielle aux États-Unis.
  
  Le corps nu et mutilé de Myra Geller fut retrouvé sur le siège arrière d’une Mercedes bleue, à plus de cinq mètres de profondeur dans une rivière de la région montagneuse de l’État de New York.
  
  Lorsque le ministre des Affaires étrangères revint à lui, ce fut pour constater qu’il portait un bandeau sur les yeux. Moyennant un effort de mémoire, il se souvint de l’autre voiture qu’il avait vue en sortant de la remorque. Il sentait la présence des deux terroristes qui l’encadraient. Il sentit également que la voiture montait, probablement au flanc d’une des montagnes qu’il avait aperçues un peu plus tôt. Mais il était incapable de dire combien de temps il était resté sans connaissance.
  
  — Je veux savoir où vous me conduisez ! répéta-t-il une fois de plus.
  
  — Vous le saurez bien assez tôt, lui répondit une voix.
  
  Au bout d’environ une demi-heure, la voiture cessa de grimper. Weisman sentit ses oreilles bourdonner et sut qu’ils avaient atteint une altitude relativement élevée. Finalement, l’automobile ralentit, changea de direction et, quelques minutes plus tard, s’arrêta. Personne ne parlait. Le ministre entendit bientôt un ronronnement électrique, suivi d’un cliquetis de métal.
  
  La voiture repartit et sembla gravir une côte. Lorsqu’elle fit halte quelques secondes plus tard, Weisman perçut le bruit des portières qui s’ouvraient puis des éclats de voix accompagnés de craquements de pas sur de la neige gelée.
  
  On dénoua son bandeau, et il lui fallut quelques minutes pour se réhabituer à la lumière. Sans prononcer une parole, ses ravisseurs le poussèrent hors de la voiture. Plusieurs hommes, des fusils de guerre à la bretelle, l’encerclèrent. L’un d’eux s’avança avec une paire de menottes qu’il lui passa aux poignets.
  
  Le soleil était couché mais il faisait encore clair et Weisman, malgré sa situation, fut saisi par la majesté imposante du paysage. Ils se trouvaient au sommet d’une crête qui surplombait une chaîne montagneuse et, de tous côtés, la vue portait à des kilomètres. Une imposante chartreuse trônait telle une forteresse sur le flanc de la montagne. Très loin, en contrebas, on apercevait un lac glaciaire. De petits belvédères couverts de toits de chaume s’alignaient le long du versant. Il s’agissait, en apparence, de vestiges d’une ancienne station d’hiver. Transformés en postes d’observation, ils étaient garnis de sentinelles. Dans toutes les directions, le regard de Weisman rencontrait des gardes armés.
  
  De la pointe de son fusil, un homme l’invita à avancer vers la grande bâtisse. On le poussa dans une vaste salle pourvue d’une cheminée si haute qu’un homme aurait pu s’y tenir debout. La pièce était tapissée d’épais lambris de chêne patinés. Avec les lueurs du feu, on ne pouvait s’empêcher de lui trouver une allure médiévale.
  
  Weisman fut escorté dans un couloir faiblement éclairé. Les hommes s’arrêtèrent en atteignant une grande porte de bois sculpté à double battant qui s’ouvrit brusquement, et on le poussa dans une pièce. À l’extrémité de la salle, debout derrière une table cirée, se tenait un homme vêtu d’un uniforme d’officier SS. Il était entièrement chauve et, dans la main gauche, tenait un long fume-cigarette noir et argent. Un pince-nez surmontait son fin nez aquilin. Dans son dos, un gigantesque drapeau rouge orné d’une croix gammée couvrait tout le pan de mur.
  
  Des réminiscences de vieux cauchemars jaillirent dans la tête de Weisman. Les images défilèrent dans sa mémoire et il y retrouva le même officier SS à l’époque où il commandait le camp de la mort de Mannheim. Weisman n’avait alors que dix-sept ans. On l’avait aligné avec ses parents et ses deux sœurs le long d’une tranchée et les mitrailleuses avaient crépité. Il revivait la scène comme si elle venait de se produire. Sentant l’odeur moite de la terre brune qui montait des fosses fraîchement creusées. Il frissonnait sous la bise glaciale qui balayait le terrain. Il faisait froid, si froid, ce jour-là… La main de sa mère se resserrait autour de la sienne juste avant l’instant fatal et les mitrailleuses crachaient la mort. Il entendait sa voix d’adolescent hurler :
  
  — MAMAN !
  
  Les mitrailleuses continuaient de lancer leurs sinistres aboiements. Miraculeusement, le jeune David était tombé dans la tranchée sans être touché par les balles. Les autres corps avaient roulé par-dessus le sien.
  
  Lorsqu’il avait repris conscience, David gisait sous les cadavres des siens, exterminés par le colonel von Schteig. Il était resté couché là pendant plus de douze heures. D’autres exécutions étaient prévues pour le lendemain et les nazis n’avaient pas jugé utile de combler la fosse. Il serait bien temps de le faire lorsqu’elle serait tout à fait pleine. À la tombée de la nuit, le jeune garçon avait pu prendre la fuite à la faveur de l’obscurité. David Ben Weisman était la seule personne qui eût échappé aux griffes de Max von Schteig, alias l’Ange Noir.
  
  Avant la défaite de l’Allemagne, von Schteig et plusieurs officiers supérieurs nazis s’étaient enfuis en Argentine grâce au fabuleux butin qu’ils avaient amassé, notamment sous forme de toiles de maîtres et d’or récupéré sur les mâchoires des juifs.
  
  Beaucoup plus tard, David Ben Weisman avait témoigné devant la commission des crimes de guerre contre von Schteig qui avait été condamné par contumace.
  
  — Eh bien, Herr Weisman, nous voici de nouveau réunis, après tant d’années, lança le colonel.
  
  Weisman revint brusquement au présent et regarda le nazi qui s’était mis à marcher de long en large de l’autre côté de la table.
  
  — En vous retrouvant, je réalise le rêve de toute une vie, exposa l’officier. Il y a si longtemps que j’ai envie de vous envoyer rejoindre votre famille.
  
  Une crispation nerveuse tordit la bouche du ministre. Des larmes de rage lui montèrent aux yeux. Il se maîtrisa et parvint à articuler quelques mots.
  
  — Vous ne vous en tirerez pas comme cela, dit-il d’une voix vibrante de colère.
  
  — Croyez-vous, Herr Weisman, ricana le colonel. Vous vous trompez. J’ai organisé cette opération avec une rigueur et une précision irréprochables.
  
  — Vous pourrez peut-être me tuer mais jamais vous ne vous en tirerez, répéta Weisman, les viscères noués par la fureur.
  
  Le nazi laissa échapper un rire de dément et Weisman comprit que sa santé mentale n’avait fait que se dégrader depuis la Seconde Guerre mondiale.
  
  — Allons, Herr Weisman, répliqua von Schteig, je ne suis pas seul. Je dispose d’une armée entière qui n’attend qu’un geste pour exécuter mes ordres.
  
  Il écrasa sa cigarette et s’empara d’un stick posé sur la table. Puis il se mit à faire les cent pas en frappant ses bottes de cuir avec le stick pour ponctuer ses propos.
  
  — Nous vous anéantirons. Nous écraserons Israël !
  
  — Comment pensez-vous vous y prendre avec la poignée de malfrats qui vous sert d’armée ? demanda Weisman.
  
  — Des malfrats, dites-vous. Vous-même et vos gangsters sionistes, les voilà les malfrats ! rugit von Schteig.
  
  Weisman le regardait arpenter la pièce sans cesser de faire claquer la baguette sur ses bottes.
  
  — Je me fais fort de nettoyer ce capharnaüm en l’espace d’une heure, déclara-t-il. Donnez-moi simplement six hommes de mes commandos d’élite.
  
  Le visage congestionné, les veines du cou gonflées, le nazi agrippa le bord de la table et se pencha vers Weisman.
  
  — Si vous croyez cela, vous n’êtes qu’un imbécile ! siffla-t-il. Ce n’est pas une bande de nègres bornés comme à Entebbe que j’ai ici, mais des soldats triés sur le volet, et dont j’assure personnellement l’entraînement.
  
  — Laissez-moi prendre six de mes meilleurs hommes, fit Weisman d’un ton dédaigneux. Nous verrons s’ils sont bien entraînés.
  
  Enragé, le colonel assena un coup de stick au milieu de la table, ce qui provoqua un violent claquement dans la salle. Les lèvres frémissantes de hargne, von Schteig plongea son regard dans celui de Weisman puis se leva et s’approcha de lui. « C’est cela, très bien, se dit en lui-même le ministre. Encore un peu plus près. » Le colonel SS s’arrêta à quelques pas.
  
  — Ce n’est pas mon armée que vous avez vue ici, pauvre niais ! expliqua von Schteig. Ce n’est que ma garde SS. Une goutte d’eau dans la mer. Sachez que j’ai toute une nation arabe derrière moi.
  
  — Ah ! Les Arabes aussi trempent dans vos affaires !
  
  — Si l’on veut, Herr Weisman. Ce ne sont que de vulgaires pions ! Ils jouent un rôle mineur dans mes plans. Car mon objectif ne s’arrête pas à l’anéantissement d’Israël. J’ai des projets beaucoup plus ambitieux. Lorsque nous aurons réduit en cendres Israël et la racaille sioniste, nous mettrons en place un IVe Reich qui sera le plus grand de tous les temps. Alors, je réaliserai le rêve du Führer : conquérir le monde !
  
  Bondissant de sa chaise, Weisman prit le nazi au dépourvu. Il leva les bras et, les lui passant par-dessus la tête, le ceintura. Sentant les mains menottées se resserrer sur sa gorge, le colonel essaya de donner l’alerte en frappant le sol à coups de stick.
  
  — À la garde ! réussit-il à lancer d’une voix éraillée.
  
  Les portes s’ouvrirent et plusieurs hommes firent irruption dans la salle. Ils empoignèrent le ministre qui résistait furieusement, dans l’espoir de parvenir à étrangler le SS avant qu’on ne lui fasse lâcher prise. Les gardes finirent par avoir raison de lui et par dégager leur chef.
  
  Von Schteig aspira bruyamment quelques goulées d’air puis, en se tenant la gorge, il s’écroula sur le sol. Assis à terre, le dos appuyé contre le mur, il regarda ses hommes administrer à Weisman une sévère correction.
  
  Lorsqu’il eut repris son souffle, le nazi se leva et un garde lui tendit sa baguette. Enragé, il se mit à frapper Weisman au visage. Le ministre ferma les paupières en sentant le sang lui couler dans les yeux.
  
  — Emmenez-le ! rugit le colonel. Faites-moi sortir cette vermine juive ! Et envoyez l’Araignée dans sa cellule.
  
  Étourdi, Weisman fit un gros effort pour ne pas perdre connaissance lorsqu’on le traîna hors de la pièce. Von Schteig s’affala sur une chaise et un homme lui servit du brandy.
  
  Dans le couloir, Weisman s’était évanoui. En revenant à lui, il constata qu’il était suspendu à une poutre au centre d’une pièce vide et plongée dans la pénombre. Le seul mobilier visible était une chaise et un matelas nu étalé contre un mur. Il ne resta pas longtemps seul. La porte s’ouvrit bientôt sur le colonel suivi d’un autre homme vêtu d’un uniforme nazi.
  
  Soudain, Weisman reconnut le chauffeur qui était resté derrière eux avec sa secrétaire. Il le regarda d’un œil anxieux. L’homme tenait à la main un rouleau de grosse corde tressée, couverte d’un revêtement de cuir. La lanière mesurait environ deux mètres. Le colonel semblait avoir recouvré son calme ; il avait l’air presque serein. Il adressa un sourire à Weisman puis un signe de tête à l’homme qui déroula paisiblement sa corde.
  
  — Herr Weisman, vous allez regretter votre stupide emportement de tantôt, j’en suis profondément navré, débita-t-il d’un ton égal. Voici le capitaine Schmidt. Nous l’appelons l’Araignée. C’est lui qui est chargé d’appliquer les mesures disciplinaires.
  
  Le petit capitaine au visage de rongeur se tourna vers Weisman avec un sourire sadique.
  
  — Où est ma secrétaire ? demanda ce dernier.
  
  — Ne vous inquiétez pas pour elle, répondit l’autre en découvrant ses longues dents jaunes. Elle est là où tous les bons juifs devraient être.
  
  — Que voulez-vous dire ? Que lui avez-vous fait ?
  
  — Elle est morte. Comme le sera bientôt toute la vermine de votre espèce.
  
  — Misérable assassin ! lança le ministre en le regardant d’un œil étincelant de haine et de dégoût.
  
  — Ne vous inquiétez pas, elle est morte dans la joie, ricana l’homme aux dents jaunes. Je me suis bien occupé d’elle.
  
  — Assez bavardé, Schmidt ! coupa le colonel. Commencez !
  
  L’homme commença à fouetter Weisman. À chacun de ses coups, la lanière s’enroulait autour du torse du ministre qui serrait les dents pour ne pas hurler de douleur. Les coups n’entamaient pas la peau mais de larges traînées boursouflées se formaient sur la poitrine et le dos aux endroits où la corde avait frappé. Comme si la torture physique ne lui suffisait pas, tout en flagellant Weisman, l’Araignée se mit à le tourmenter moralement.
  
  — C’était quelqu’un, votre secrétaire, ricana-t-il. Vraiment, elle aimait ça ! Elle a été bien docile.
  
  De nouveau, la lanière siffla dans l’air et cingla le torse du ministre. Sous la violence des coups, son corps commençait à prendre un mouvement de balancier.
  
  — Je lui ai tout fait, reprit Schmidt d’une voix grinçante. Tout. Et elle s’est soumise avec plaisir, la salope !
  
  Soudain, Weisman lança la jambe en avant vers le bas-ventre de Schmidt. Il entendit le bruit mou du scrotum qui s’aplatissait sous son pied. Sans même pousser un cri, le sadique se recroquevilla et s’écroula, inerte, sur le sol.
  
  Fou de rage, von Schteig se rua en hurlant sur Weisman et saisissant le fouet, le lacéra de la tête aux épaules. Le ministre finit par perdre connaissance et le nazi sortit de la cellule avec un air triomphant.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE PREMIER
  
  
  Le télésiège s’arrêta et oscilla lentement à dix mètres au-dessus de la principale descente de Powder King Mountain. Le vent du nord soulevait des tourbillons de neige autour des pistes du haut et il y avait eu une brutale baisse de température.
  
  Je fis glisser la fermeture Éclair de mon parka, pris une cigarette à bout doré et l’allumai. Une joyeuse bande de jeunes passa en trombe sous le télésiège. Ces fils et filles de riches américains skiaient avec une aisance qui témoignait de nombreuses vacances de Noël déjà passées aux sports d’hiver. Je les suivis des yeux en me demandant s’ils étaient conscients de la chance qu’ils avaient d’être nés au sein des familles les plus fortunées du pays.
  
  Sommet de l’est, Powder King est également l’une des stations de ski les plus fermées d’Amérique du Nord. Le revenu de ceux qui la fréquentent ne descend pas au-dessous de cent mille dollars par an, chiffre qui, aux yeux des clients les plus riches, se situe au seuil de la pauvreté. Ces clients sont des industriels, des avocats, des hommes d’État, des célébrités de la télévision et quelques Sud-Américains oisifs et opulents qui fuient la touffeur de leur saison estivale.
  
  Depuis trois semaines, je me prélassais dans un confortable chalet particulier prêté par un ami haut placé de la Company. Après la mission que je venais d’exécuter dans les Caraïbes, la vie paisible et le changement de climat n’étaient pas pour me déplaire. Un solide exercice physique m’avait permis de retrouver une forme olympique et le mauvais souvenir des événements récents commençait à s’estomper.
  
  En un mot, Nick Carter, agent super-secret, coulait des vacances sereines. Car, au cas où vous l’ignoreriez, je me nomme Nick Carter et je travaille pour l’Axe, le plus petit mais aussi le plus radical des organes de l’US Intelligence. Mes collègues et moi-même opérons sur toute la surface du globe. Nous nous chargeons essentiellement des affaires trop délicates, voire trop salissantes, pour les autres services. Si je vous apprends encore que mon nom de code est N3, que je suis au service de Dieu, de mon pays, de l’Axe, de mon boss David Hawk, et que cela m’apporte des revenus substantiels, vous saurez à peu près tout.
  
  Le télésiège repartit dans un soubresaut. Je tirai une dernière bouffée et jetai ma cigarette qui alla s’éteindre dans la neige. À une centaine de mètres, quelques personnes alignées au bord de la piste prenaient un cours de ski. En approchant, je reconnus la silhouette élancée de leur monitrice, la ravissante Greta Lundstedt. Son accent Scandinave me chanta aux oreilles tandis qu’elle encourageait ses élèves. Je ne pus m’empêcher d’admirer ses mouvements coulés et les S impeccables qu’elle dessinait sur la neige.
  
  Je passai maintenant au-dessus d’elle et criai :
  
  — Chapeau, mademoiselle la monitrice !
  
  Elle leva la tête entourée de longs cheveux blonds qui voletaient au vent et m’adressa un salut de la main accompagné d’un sourire qui fit étinceler ses adorables petites dents blanches. Décidément, cette Suédoise était ce que l’on peut appeler une belle plante. Elle possédait tout ce que j’aime trouver chez une femme.
  
  J’arrivai maintenant au portique. Je basculai en avant. Une légère poussée pour quitter mon siège, et quelques rapides coups de bâton m’amenèrent au départ de la piste. Tout en bas, les bâtiments de la station formaient de minuscules taches sombres sur l’immensité blanche. Le soleil disparaissait derrière la crête voisine en jetant des lueurs rouges dans le ciel limpide.
  
  C’était la dernière descente de la journée. J’en avais fait une douzaine depuis le matin et je commençais à sentir des tiraillements dans les jambes. De plus, il devenait difficile de suivre la piste à cette heure tardive. J’ajustai mes lunettes de ski, empoignai fermement mes bâtons et m’élançai. Je dévalai bientôt la pente abrupte, grisé de vitesse et de liberté. Il existe à mon avis peu de sensations aussi sublimes.
  
  Il avait neigé deux nuits de suite et la piste était couverte d’un bon tapis de poudreuse fraîche. Les conditions étaient idéales. Je descendis un moment en slalomant paresseusement puis, l’espace se rétrécissant, je rectifiai en douceur ma trajectoire.
  
  La piste s’élargissait à nouveau. Je déviai légèrement et elle disparut, laissant la place à un champ de roches en terrasses dans lequel je m’engageai, lancé à pleine vitesse. C’est sur ce genre de terrain que l’on fait la différence entre les gamins et les skieurs chevronnés. Mais, si vous pratiquez le ski depuis aussi longtemps que moi, vous savez que c’est dans la caillasse que l’on prend ses meilleures parties de plaisir. Esquivant certaines roches dans des zig-zag effrénés, en franchissant d’autres comme des tremplins, je traversai à tombeau ouvert cette gigantesque tôle ondulée et regagnai le bord de la piste où je m’arrêtai court en soulevant une gerbe de neige.
  
  Je soufflai un instant en songeant à l’excellente journée que je venais de passer et au grog bien chaud qui m’attendait en bas, puis je remis mes lunettes et repartis. Le plus agréable dans cette dernière descente, c’est que j’ai généralement la piste pour moi seul. Je terminai le parcours en décrivant de longs S et en chantant à tue-tête.
  
  Un peu plus tard je m’engageai dans l’allée d’accès du chalet et les phares de ma Cadillac balayèrent la façade. La construction, vaste et confortable, était bâtie sur le modèle des chalets suisses, avec un toit pentu et une grande terrasse ouverte pour les bains de soleil. L’extérieur était couvert de rondins de cèdre patinés par les intempéries. J’éteignis les codes et restai un bon moment, assis dans la voiture, à contempler la splendeur glacée des montagnes du Vermont.
  
  Dans le chalet, une lumière chaude et accueillante brillait derrière les vitres. Je voyais Mme Slattery s’affairer dans la cuisine et Seamus, son mari, occupé à mettre la table dans la salle à manger. Les Slattery étaient des employés de maison comme on n’en trouve plus. Leur patron les avait embauchés pour la construction du chalet et ils ne l’avaient jamais quitté.
  
  Je montai les marches en tapant les pieds pour débarrasser mes après-ski de leurs paquets de neige. Il faisait si froid maintenant que je sentais l’intérieur de mes narines se geler à chaque inspiration.
  
  Dès que j’entrai dans la salle de séjour, l’odeur exquise du repas mijoté par Mary Slattery me caressa le nez. C’était une cuisinière merveilleuse, la meilleure de la région disaient certains, et je rendis grâce à mon hôte de l’avoir prise à son service.
  
  Seuls le sapin de Noël et l’âtre éclairaient la salle, spacieuse et confortable, dont les grandes portes-fenêtres donnaient directement sur la montagne. Le parquet était recouvert d’un épais tapis de peluche. Une table basse, entourée de poufs, de coussins et de deux canapés moelleux, était installée devant la cheminée.
  
  La différence de température me fit frissonner machinalement et je me dirigeai vers le feu pour me réchauffer les mains. Dans la salle à manger, tintaient les couverts que Seamus achevait de disposer sur la table.
  
  — Vous êtes là, monsieur Carter ? demanda-t-il en m’entendant marcher. Pas de mauvaise chute sur les pistes ?
  
  — Bonsoir, Seamus. Tout va bien, merci, répondis-je en passant sous la grande ouverture cintrée ménagée dans la cloison entre les deux pièces. Oh ! Mais quelle table ! On jurerait que j’attends une altesse royale.
  
  — Merci du compliment, monsieur. Je n’allumerai les chandelles qu’à l’arrivée de votre invitée.
  
  — Bien sûr, Seamus, rien ne presse. Nous prendrons probablement un apéritif ou deux avant de passer à table. À propos, il faut également que je vous félicite pour le sapin, il est splendide. Je l’ai admiré de l’extérieur avant d’entrer. L’effet est de toute beauté.
  
  — Oui, approuva Seamus. J’ai fait exprès de laisser les lumières éteintes dans la salle. J’ai pensé que cela vous plairait.
  
  — Vous avez pensé juste, Seamus, fis-je avec un large sourire.
  
  — Et j’ai ouvert la bouteille de Marques de Riscal, ajouta le brave homme avec une petite lueur dans les yeux. Il sera bien chambré.
  
  Le Marques de Riscal était un vin que j’avais découvert un dimanche à Madrid après une visite au Prado. À mon grand étonnement, le magasin de spiritueux régi par l’État de Vermont en possédait plusieurs caisses. J’avais acheté tout le stock. La manière dont Seamus prononçait « Marques de Riscal » avec son accent du terroir irlandais me procurait un malin plaisir. Je crois que, même si je n’avais pas apprécié ce vin, je lui en aurais fait servir tous les soirs simplement pour l’entendre trébucher sur ces mots.
  
  — Ah ! Voilà monsieur Nick ! s’exclama Mary Slattery lorsque j’entrai dans la cuisine. Vous arrivez bien, je viens de préparer un bon remontant.
  
  Mary était une solide gaillarde à la poitrine généreuse, toujours prête à éclater d’un joyeux rire. Elle avait des joues rondes et roses. Sous une épaisse chevelure blanche et frisée, le teint de son visage était, malgré l’âge, resté celui d’une jeune fille. Son regard bleu et vif pétillait de cette malice qui fait le charme des Irlandais.
  
  — Merci, Mary, dis-je. J’en ai déjà pris deux à la station.
  
  — Non, non, non, monsieur Nick, reprit Mary d’une voix enjôleuse. Je l’ai fait pour vous. Un bon petit grog comme vous les aimez.
  
  — C’est très gentil, Mary, mais non merci, répondis-je en battant en retraite vers l’escalier.
  
  — Qu’est-ce que j’entends ? sermonna la vieille femme en me prenant par le bras comme un gosse désobéissant.
  
  — Mais, mais, Mary…, bredouillai-je.
  
  — Allons, allons, monsieur Nick. Un grog à ma façon, ça vous fouette le sang. Ce n’est pas un de plus qui vous fera du mal, au contraire, ça vous requinque un homme après l’effort. Et, avec la visite que vous attendez, croyez-moi, c’est tout à fait ce qu’il vous faut !
  
  Je capitulai et acceptai en riant le verre qu’elle me tendait avec un clin d’œil entendu. Elle alla ensuite prendre une théière d’argent près de l’évier et revint me servir un grog fumant.
  
  — Doucement, Mary, pas trop !
  
  — Allons, allons, monsieur Nick ! Il n’y a rien de tel pour vous mettre en pleine forme, assura-t-elle.
  
  Puis elle sortit une tasse de thé. J’étais intrigué de la voir faire, presque en se cachant. Sans doute une vieille habitude qu’elle avait gardée du pays. Là-bas, dans l’ancien temps, les domestiques ne devaient pas être autorisés à boire avec le maître.
  
  — Voyez, j’en prends un soupçon, moi aussi, dit-elle en versant une généreuse rasade dans sa tasse.
  
  — Pourquoi le buvez-vous dans une tasse et non dans un verre, Mary ?
  
  — Vous voulez tout savoir ? C’est à cause de lui, murmura-t-elle avec un geste du menton en direction de la salle à manger. Ça le rend malade de me voir prendre un petit verre avant les repas. Alors, comme ça, monsieur s’imagine que j’ai bu du thé. Ni vu ni connu.
  
  — À la santé des Irlandais ! lançai-je en riant.
  
  — À la vôtre, monsieur Nick ! répondit joyeusement Mary.
  
  — Une petite goutte de plus, monsieur Nick ? me proposa-t-elle lorsque j’eus vidé mon verre.
  
  — Merci, Mary. Sans façon.
  
  — Eh bien moi, je m’en sers une pour le voyage. Il ne va pas faire chaud sur la route de la maison. Et puis je ne vois pas quel mal ça peut faire tant qu’on prend un solide dîner derrière.
  
  — Merci pour le grog, Mary. Il faut que je file me doucher, maintenant, dis-je en m’élançant vers l’escalier.
  
  — Hé ! monsieur Nick !
  
  — Oui, Mary.
  
  — J’ai mis la petite toilette de la demoiselle sous votre oreiller. On ne sait jamais, au cas où elle la chercherait…
  
  Je répondis d’un éclat de rire. Sacrée bonne femme, cette Mary. S’il y avait une petite mistoufle à faire, elle ne la ratait jamais.
  
  Je me douchai puis, encore ruisselant, m’installai devant la glace pour fignoler mon rasage. Cela fait, j’enfilai un pantalon gris, une chemise de soie bleue et redescendis au rez-de-chaussée. Les Slattery finissaient de dîner à la table de la cuisine. Le rôti qui cuisait dans le four embaumait la pièce d’une odeur alléchante.
  
  — Mary Slattery, déclarai-je avec mon plus bel accent irlandais, vous êtes un cordon bleu. Je trouve que vous faites des merveilles dans cette maison.
  
  — Oh, merci, monsieur Nick. C’est un plaisir de le faire pour vous.
  
  Y avait-il encore une allusion dans cette réponse ? Je me le demandai. Seamus, lui, ne s’y méprit pas une seconde. Il leva les yeux de son assiette et regarda Mary avec un léger sourire sur les lèvres.
  
  — Nous sommes samedi et je pense que vous seriez contents de profiter de votre soirée, repris-je hypocritement. Ne restez pas pour le repas, ce ne sera pas nécessaire.
  
  — Enfin, monsieur Nick ! protesta Mary, ce ne serait pas comme il faut de vous laisser faire le service vous-même.
  
  — Nous nous débrouillerons très bien. Ne vous inquiétez pas.
  
  — Ce n’est pas que je m’inquiète. Ça nous fait plaisir d’être ici.
  
  — Allons, allons, insistai-je. Vous avez eu une dure journée tous les deux, et…
  
  — Il n’en est pas question, monsieur Nick, trancha Mary. Je…
  
  — Enfin, Mary ! sermonna Seamus.
  
  Elle s’arrêta, bouche ouverte.
  
  — Euh… je, oui, bien sûr, bafouilla-t-elle. Vous… préférez rester seul avec la demoiselle, n’est-ce pas ?
  
  — Il y a un peu de cela, finis-je par admettre.
  
  — Je me demande si c’est bien convenable de laisser deux jeunes gens de votre âge en tête-à-tête et sans surveillance, décréta Mary, l’œil brillant d’une lueur espiègle.
  
  — Allons, Mary, viens ! ordonna Seamus qui enfilait déjà sa canadienne. En partant tout de suite nous pourrons être à la maison avant que la neige ne commence à tomber.
  
  Mary m’expliqua que les légumes se trouvaient dans le réchauffe-plats et que la minuterie du four sonnerait au moment où son bœuf Wellington serait prêt.
  
  Seamus était déjà sorti pour faire chauffer leur voiture. Mary enfila son manteau et ses après-ski puis lança un regard furtif dans son dos, elle prit sa tasse, y versa le reste de grog qu’elle avait gardé au chaud et l’avala d’un trait.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE II
  
  
  Je ne voyais encore rien mais je sus qu’elle arrivait en entendant vrombir le moteur de sa Maserati. Quelques secondes plus tard, la voiture apparaissait dans l’allée du chalet et se garait à côté de ma Cadillac.
  
  Greta me salua d’un signe de la main et gravit l’escalier extérieur en petite foulée. Elle portait un pantalon moulant de velours brun, enfilé dans des bottes qui lui enveloppaient les jambes jusqu’aux genoux. Son court boléro de fourrure s’arrêtait à la taille et elle était coiffée d’une toque russe de la même fourrure. Les longs cheveux blonds retombaient en vagues d’or sur ses épaules. Elle arriva en haut de l’escalier de bois et posa le pied sur le perron. Je lui souris.
  
  — Comment va ma déesse viking, ce soir ?
  
  — Brrr ! murmura-t-elle en se dépêchant d’entrer. Je suis frigorifiée… et affamée.
  
  — J’ai exactement ce qu’il faut pour remédier à tout ça, dis-je en la prenant entre mes bras.
  
  Le contact de ses joues glacées était délicieusement frais sur ma peau. Greta jeta son petit manteau sur le dossier du canapé et se précipita vers la cheminée.
  
  — Ah ! C’est exquis, déclara-t-elle en se retournant pour se chauffer le derrière.
  
  — Que prendra cette charmante athlète ?
  
  — Un bon Martini dry, comme d’habitude. Tu ne le sais pas encore ? Évidemment, avec toutes les femmes qui doivent te passer entre les bras, j’imagine que tu as du mal à t’y retrouver.
  
  — C’est exactement cela, sportive de mon cœur, répondis-je en m’empressant de lui préparer son cocktail.
  
  Lorsqu’elle fut servie, je pris un verre pour moi et y fis tomber deux cubes de glace sur lesquels je versai une solide rasade de Glenlivet arrosée d’un jet d’eau de seltz.
  
  — Comment se sont passés tes cours, aujourd’hui ?
  
  — Oh, comme d’habitude, soupira Greta. Tu n’imagines pas à quel point c’est barbant d’être obligée de rester là et d’enseigner le ski alors que tu n’as qu’une envie : grimper en haut des pistes et les dévaler en t’éclatant comme une folle.
  
  — Mon pauvre petit bout de Suédoise.
  
  — Tu sais que tu as fait sensation chez ces dames qui prenaient leur leçon, tout à l’heure quand tu es passé en télésiège.
  
  — Ah bon ?
  
  — On t’a trouvé beaucoup de chien. Certaines ont même dit que tu étais la virilité même.
  
  — Où vont-elles chercher ça ? Je te le demande un peu…
  
  — Dis donc, que fais-tu de tes journées pendant que je donne mes cours, hein ?
  
  — Je ne répondrai qu’en présence de mon avocat.
  
  — Bouh ! fit Greta en me picorant la joue du bout des lèvres.
  
  Je me tournai vers elle et lui rendis son baiser, mais avec plus de ferveur. En douceur, pour commencer, puis ardemment lorsque ses lèvres s’ouvrirent sous les instances des miennes. Elle se serra contre moi. Je sentais le désir monter lorsque, soudain, elle se retira.
  
  — Tu vas me faire renverser mon verre, protesta-t-elle avec un petit sourire sournois.
  
  — Tu n’es qu’une allumeuse ! répliquai-je.
  
  J’allai à la cuisine chercher le bœuf Wellington de Mary Slattery et l’énorme plat de pois nouveaux aux petits oignons qu’elle avait préparé. J’allumai ensuite les chandelles prévues par Seamus, j’emplis deux verres de vin capiteux à la belle robe rouge et nous passâmes à table.
  
  Nous commençâmes à dîner en silence. Greta n’avait pas menti, elle était réellement affamée. Elle dévora comme un joueur de rugby après un match de coupe.
  
  Notre repas achevé, nous retournâmes dans la salle de séjour. J’ajoutai quelques bûches sur le feu qui faiblissait et servis deux petits verres de fine Napoléon hors d’âge. J’avais découvert que le maître des lieux était un mordu de Frank Sinatra. Les albums du crooner occupaient plusieurs rangs de sa collection de disques. J’en choisis quelques-uns, les plaçai sur la platine automatique et allai rejoindre Greta. Installés devant le feu, sur des coussins, nous dégustâmes notre cognac sans dire un mot.
  
  Derrière les larges baies vitrées, je voyais les branches chargées de neige et éclairées par une lune pleine qui semblait épinglée dans le ciel au-dessus de Powder Mountain. Sous son éclat blafard, les squelettes des arbres jetaient un lacis d’ombres fantomatiques sur la blanche étendue verglacée.
  
  Greta se blottit contre mon épaule et tourna la tête vers moi. Je lui embrassai délicatement les lèvres. Elle plongea son regard au plus profond du mien. Je lui souris.
  
  Elle se cala voluptueusement dans les coussins, m’attira contre elle et m’embrassa avec fougue. L’une de ses jambes s’insinua entre les miennes et commença un mouvement de va-et-vient. Je glissai une main dans sa ceinture et constatai qu’elle ne portait rien sous son pantalon. Ses fesses étaient d’une tiédeur délicieuse. Elle se mit à me caresser et le rythme de sa respiration s’accéléra.
  
  — On monte se coucher ? demandai-je.
  
  — Restons ici, sur les coussins, répondit Greta dans un murmure. On est bien devant le feu.
  
  Ma main trouva une fermeture Éclair sur sa hanche. Je l’ouvris et fis prestement descendre le pantalon jusqu’à ses genoux. Elle enleva elle-même son pull et ses superbes seins d’albâtre aux petites pointes rose foncé resplendirent à la clarté des flammes. Sa respiration, maintenant plus régulière, animait sa poitrine de palpitations paisibles.
  
  Je m’arrêtai un moment pour la contempler en silence. Elle était vraiment très belle.
  
  Je la regardai, immobile et muet. Greta tendit le bras et s’attaqua aux boutons de ma chemise. À la lueur de l’âtre, des ombres ondulantes dansaient dans sa chevelure d’or. Lorsqu’elle m’eut entièrement dévêtu, elle se tourna face à moi. Une douce toison, couleur de blé mûr, scintillait entre ses cuisses.
  
  En me fixant droit dans les yeux d’un regard espiègle et provocant, elle glissa une main entre mes jambes et me prodigua des caresses subtiles. Je commençai à haleter et, le souffle court, je la repoussai doucement et la couchai sur le dos entre les coussins. Puis, enveloppant d’une main le globe d’un sein, je me penchai vers elle et laissai ma langue courir sur ses lèvres, descendre le long de son cou, remonter un instant pour goûter le fin duvet blond derrière ses oreilles et redescendre, lentement, vers la pointe des seins.
  
  Je poursuivis ma progression sur la peau satinée de son ventre et, finalement, atteignis, le triangle soyeux et doré. Je la laissai un peu attendre, pour pousser l’excitation à son comble puis plongeai entre les jambes fléchies et largement ouvertes de Greta qui, la tête renversée en arrière, les yeux clos, se laissait aller sans retenue au plaisir que lui procurait ma bouche. La cadence de sa respiration atteignait maintenant un paroxysme. Elle poussait de petits râles saccadés.
  
  — Viens ! fit-elle, hors d’haleine. Viens !
  
  Dans un sursaut, elle repoussa ma tête et aspira une grande bouffée d’air. Je m’allongeai sur elle et la pénétrai d’un coup, profondément. Elle poussa un gémissement rauque et abandonnant définitivement toute retenue, elle se mit à crier :
  
  — Oh ! Nick ! Nick ! Niiick !
  
  Puis elle noua ses jambes autour de mes reins en plantant ses talons dans mes fesses mouillées de sueur. Je me sentis aspiré, broyé, par ses contractions. Les ondulations frénétiques de son corps m’excitaient tant que je redoublai d’ardeur et, un instant plus tard, explosai en elle.
  
  Elle poussa un cri féroce et me laboura le dos puis se détendit, rassasiée de plaisir.
  
  Je m’allongeai près d’elle et écoutai le murmure tranquille de son souffle auquel se mêlait la chanson crépitante du feu de bois. Greta vint se lover sur ma poitrine et je la tins un long moment en me disant, une fois de plus, que les plaisirs de l’amour étaient aussi sublimes qu’éphémères. Puis, je me soulevai sur un coude et regardai Greta.
  
  Sa chevelure blonde étalée en éventail autour de sa tête, elle dormait d’un sommeil profond. Son visage détendu était celui d’une enfant. Dehors, le vent hurlait en rasant les murs du chalet.
  
  — Ne gardez pas les yeux rivés sur la pointe de vos skis, grommela-t-elle en s’étirant dans son sommeil.
  
  Je souris, l’embrassai sur le front et la couvris d’une grosse couverture qui était posée sur un fauteuil.
  
  Je réalisai que Sinatra avait cessé de chanter depuis longtemps et allai éteindre les appareils. Je me servis un autre cognac que je dégustai debout près de la fenêtre, le regard fixé dans la contemplation des pentes désertées. La neige tombait doucement et je me dis que la journée de ski allait être splendide. Je vidai mon verre à petites gorgées et allai rejoindre Greta. Je m’endormis en regardant les formes douces de son corps embrasé par les rougeoiements du feu.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE III
  
  
  Le feu mourut dans le courant de la nuit. La bise glaciale de l’extérieur parvenait à s’infiltrer entre les boiseries et les portes-fenêtres, et la salle était devenue une véritable chambre froide. Greta se serra tout contre moi en grognant qu’elle était gelée. Après ma journée de ski et nos ébats amoureux, je me sentais trop fatigué pour refaire une flambée. Je l’enveloppai dans la couverture, la soulevai dans mes bras et la montai à l’étage où je savais que nous aurions plus chaud.
  
  En m’éveillant, le lendemain, je cherchai Greta à tâtons. Elle n’était plus dans le lit. Je me levai sur un coude et sentis une délicieuse odeur en provenance de la cuisine. Mon estomac affamé dut la sentir aussi, car il se mit à gronder. Un instant plus tard, j’entendais le friselis quasi imperceptible de pieds nus qui foulaient le tapis de l’escalier.
  
  Elle entra dans la chambre, précédée d’un grand plateau sur lequel je recensai d’un coup d’œil avide des œufs au plat, plusieurs belles tranches de jambon de Nouvelle-Angleterre, des pommes de terre sautées, et une corbeille de toasts beurrés. Je la regardai déposer son plateau devant moi sur le lit. Greta avait pour tout vêtement, un petit tablier qui lui ceignait la taille. Je la contemplai tandis qu’elle me servait du café, hypnotisé par le mouvement de balancier de ses seins, plus épanouis que jamais. Lorsqu’elle eut terminé, elle se débarrassa du tablier, sauta sur le lit et vint me rejoindre entre les draps.
  
  — Et ton breakfast à toi, où est-il ? demandai-je entre deux bouchées de toasts croustillants.
  
  — Avalé depuis longtemps, mon cher Nick. Il y a belle lurette que je suis debout. J’ai même lu les journaux du matin pendant que tu dormais encore comme un loir.
  
  — Quelle adorable Viking tu fais ! C’est mignon tout plein de me servir le petit déjeuner au lit.
  
  Après avoir tout avalé jusqu’à la dernière miette, je me levai et pris directement le chemin de la salle de bains. Je savais parfaitement que, si je cédais aux petites idées qui me trottaient dans la tête, nous ne quitterions pas le lit avant l’après-midi. Et, à cette heure, la belle poudreuse que j’avais vu tomber pendant la nuit risquait fort d’être tassée.
  
  Mais, à peine avais-je fini de me doucher qu’un coup de téléphone vint mettre un terme à mes projets de ski.
  
  — N3 ? dit Hawk d’une voix inquiète. Vous en avez mis du temps !
  
  Pour être plus tranquille, j’étais descendu prendre la communication au rez-de-chaussée et je n’avais décroché qu’à la huitième sonnerie.
  
  — Si je vous explique pourquoi, vous ne voudriez pas me croire, Sir, répondis-je, le sourire aux lèvres.
  
  — Le ministre israélien des Affaires étrangères a été enlevé, annonça le boss sans autre forme de préambule. Peter Pan vient de m’appeler et il insiste pour que l’affaire vous soit confiée.
  
  Et voilà. J’étais de nouveau sur la brèche. Je sentais déjà l’adrénaline affluer dans mes veines.
  
  — Sait-on qui a fait le coup, ou a-t-on des soupçons ? demandai-je.
  
  — Pas pour le moment. Vous aurez un briefing complet dès votre arrivée à New York. Rendez-vous le plus rapidement possible à Rutledge. Un hélicoptère vous y attend.
  
  — Très bien, Sir. Je pars sur-le-champ.
  
  Lorsque Greta sortit de la salle de bains, j’étais habillé et en train d’empiler des vêtements dans une valise ouverte sur le lit.
  
  — Qu’est-ce qui arrive, Nick ? demanda-t-elle en fronçant les sourcils.
  
  — Le coup de fil, c’était mon patron. Il faut que je rentre immédiatement. Un embrouillamini terrible vient de se produire au bureau.
  
  — Comment ! s’écria Greta avec l’air d’une petite fille à qui l’on vient de dire quelle n’aura pas de Noël. Qu’est-ce que c’est que cette histoire d’embrouillamini ? Ça ne peut même pas attendre jusqu’à demain ?
  
  Elle avait l’air si vulnérable, avec ses grands yeux bleus blessés, cela ne me facilitait pas les choses. Je pris une profonde inspiration.
  
  — Écoute, Greta, dis-je d’un ton qui se voulait apaisant. Ne te fâche pas. Tu sais bien que je ne partirais pas comme ça si ce n’était pas vraiment très important.
  
  — Je ne suis pas fâchée, Nicholas, murmura-t-elle. Simplement un peu… déçue.
  
  — Je sais que tu comprends. Merci.
  
  Je l’enlaçai et l’embrassai tendrement. Je sentis ses larmes rouler sur mes joues. Je la soulevai dans mes bras et fis le tour de la pièce en la berçant.
  
  — Maintenant, mon bébé, écoute bien, repris-je lorsqu’elle me sembla plus sereine. J’ai laissé une enveloppe sur le bureau pour les Slattery. Je te la confie. Tu fermes les portes à clef et tu vas leur porter le tout. D’accord ?
  
  — Évidemment, d’accord, répondit-elle en me souriant à travers un voile de larmes.
  
  Je l’embrassai longuement puis allai prendre ma valise. Enveloppée dans une vieille robe de chambre, Greta se planta sur le pas de la porte et me regarda partir en agitant tristement la main.
  
  À 15 heures, l’hélicoptère se posait sur l’héliport de l’Eastside. En franchissant le portillon, je vis la limousine dans laquelle David Hawk attendait.
  
  David Hawk, patron et directeur opérationnel de l’Axe est le seul homme à qui j’ai des comptes à rendre en dehors du commandement suprême. C’est ce que l’on peut appeler un « dur ». Pour son âge, il est dans une forme physique exceptionnelle. Son accoutrement habituel se compose d’une veste de tweed et d’un pantalon gris tire-bouchonné. Il a perpétuellement fiché entre les lèvres l’un de ses petits cigares particulièrement malodorants. Par bonheur pour son entourage, depuis quelque temps, il ne les allume pratiquement plus.
  
  Néanmoins, à l’odeur qui me prit à la gorge lorsque je montai dans la limousine, je sus qu’il avait au moins une fois, mais Dieu seul savait quand, fumé l’un de ses crapulos à l’intérieur du véhicule. Il me regarda en plissant les yeux, le petit bâton brunâtre carré entre ses dents serrées.
  
  — Eh bien, Nicholas, dit-il en me tendant la main. On dirait que cette PLD vous a fait le plus grand bien. Quel bronzage !
  
  — Je vous remercie, Sir. Et je vous prierai de transmettre toute ma gratitude à votre ami. Son chalet du Vermont est véritablement un séjour de choix.
  
  Lentement, le chauffeur engagea la limousine dans la rampe, en prenant garde de ne pas accrocher l’un des innombrables paroissiens qui faisaient leur jogging de l’après-midi le long d’East River.
  
  — Même le froid ne les arrête pas, fis-je remarquer avec un bel à-propos.
  
  Hawk émit un grognement qui me parut être une approbation.
  
  Arrivée en haut de la rampe, la limousine traversa le parking couvert puis tourna à gauche en direction de Sutton Place.
  
  — C’est arrivé hier matin, commença Hawk. Le ministre venait de prononcer un discours aux Nations unies.
  
  — Comment ont-ils pu se débarrasser de la sécurité israélienne ?
  
  — Simple comme bonjour. Ils ont supprimé deux agents et ont pris leur place.
  
  — Mais… le ministre ne connaissait pas ses hommes, demandai-je, étonné.
  
  — Non, de toute évidence. Weisman avait un garde du corps personnel qui le suivait partout. Trois hommes l’attendaient dans la voiture : les terroristes qui se faisaient passer pour des agents israéliens.
  
  — C’est insensé !
  
  — Pas vraiment. Les gorilles de Weisman étaient restés à l’hôtel avec sa fille, m’expliqua Hawk. Nous supposons que le ministre et son garde du corps ont pensé que les occupants de la limousine étaient envoyés par le consulat d’Israël. Voilà où mène le manque d’organisation.
  
  — Bon Dieu ! Et avons-nous une bribe d’indice à suivre ?
  
  — Tout ce que nous savons dans l’état actuel des choses, c’est qu’un groupe – ou des groupes – ont proféré des menaces contre la vie de Weisman. Mais, en fait, nous ignorons s’il s’agit véritablement de terroristes ou de cinglés.
  
  — En un mot comme en cent, nous nageons en plein brouillard.
  
  — Le Bureau a envoyé une équipe de spécialistes relever les empreintes à l’hôtel des Israéliens assassinés. Ils examinent également la limousine que l’on a retrouvée abandonnée près de l’entrée de F.D.R. Drive. Pour l’instant, leurs recherches n’ont rien donné.
  
  — Et les autres ? demandai-je. Ont-ils essayé de prendre un contact ?
  
  — Pas encore, répondit Hawk. Nous n’avons aucune idée de ce qu’ils veulent en échange du ministre. Bien, maintenant, Nick, n’oubliez pas que la demande vient du Président en personne. La manière dont vous avez mené cette affaire dans les Caraïbes lui a fait une grosse impression.
  
  — Je vais m’efforcer de ne pas le décevoir, dis-je avec un demi-sourire.
  
  — Je suis convaincu que vous réussirez, conclut Hawk d’un ton sec.
  
  Le message était clair, et je le reçus 5 sur 5. J’avais tout intérêt à réussir.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IV
  
  
  Le lendemain matin, je me présentai à la réception du Waldorf Astoria. On m’attendait. L’employé promena son regard dans le hall et adressa un signe de tête à un jeune homme vêtu d’un complet bleu marine qui se leva et s’avança rapidement à ma rencontre.
  
  Je pus constater qu’ils ne prenaient plus le moindre risque, maintenant. Il demanda à voir ma carte et ce n’est qu’après l’avoir soigneusement examinée qu’il m’invita à le suivre vers les ascenseurs montant dans les hautes tours qui dominaient Park Avenue.
  
  — Zack Levin, annonça-t-il, agent des Services secrets israéliens, détaché auprès du ministre des Affaires étrangères.
  
  Les portes de l’ascenseur s’écartèrent et Levin demanda le quarante-deuxième étage.
  
  Le couloir conduisant à la suite royale grouillait d’hommes des services de sécurité. En entrant dans la suite, il me sembla que sa superficie devait être à peu près la moitié de celle d’un terrain de football. Deux gigantesques lustres de cristal étaient suspendus à chaque extrémité du vestibule orné d’une cheminée de marbre bleu et blanc. Aux dires de Levin, le tapis persan qui recouvrait le sol était estimé à vingt-cinq mille dollars. Je vis également, à l’autre bout de la pièce, dans un angle, un piano à queue en poirier laqué. Apparemment insensibles au luxe qui les entourait, des employés au visage préoccupé s’affairaient ici et là. Rachel Weisman m’attendait dans la salle à manger, assise devant une table ovale de Thomas Chippendale. Je lui trouvai des allures princières lorsqu’elle se leva pour m’accueillir.
  
  — Je suis Nick Carter, mademoiselle Weisman, dis-je en serrant la main qu’elle me tendait. Le Président des États-Unis me charge de vous faire part de sa sympathie et de son affliction. J’ai reçu pour mission de faire l’impossible pour retrouver monsieur votre père et le ramener sain et sauf à la liberté.
  
  — Je remercie votre président et vous aussi, monsieur Carter, répondit la jeune fille en me serrant vigoureusement la main. Asseyez-vous, je vous prie.
  
  Rachel Weisman portait un corsage de soie blanche, un chandail bleu pâle et une jupe assortie. Ses cheveux châtain clair, tirés en chignon, la vieillissaient quelque peu et lui donnaient des airs de femme d’affaires. Elle avait des lèvres charnues qui, selon moi, ne manquaient pas d’attrait. À mieux y regarder, je me dis que c’étaient ses yeux bruns en amandes qui lui donnaient tant de charme. Ils étaient éclatants de vivacité. Je lui trouvai toutes les apparences d’une jeune fille courageuse et décidée. Rien dans son attitude ne trahissait l’angoisse qu’elle devait ressentir.
  
  — Désirez-vous une tasse de thé ? demanda-t-elle en prenant devant elle une théière de porcelaine.
  
  — Je vous remercie. Sans façon.
  
  Elle en servit pour elle et entra dans le vif du sujet.
  
  — Que puis-je faire pour vous aider à retrouver mon père ?
  
  — Tout d’abord, mademoiselle Weisman, répondis-je, j’aimerais que vous me retraciez aussi minutieusement que possible ce qui s’est passé lors de votre arrivée. Tout ce qui a pu vous paraître bizarre ou suspect.
  
  — Puisque nous allons être amenés à collaborer étroitement, appelez-moi donc Rachel, proposa-t-elle avec un sourire. Et si vous n’y voyez pas d’inconvénient, j’aimerais autant vous appeler Nicholas.
  
  — Nick, ce sera suffisant, dis-je en lui retournant son sourire.
  
  Rachel commença son récit avec tous les détails dont elle se rappelait depuis qu’elle avait posé le pied sur le sol des États-Unis. Rien, dans les événements dont elle avait été témoin, ne lui avait semblé étrange ou douteux.
  
  — Parlez-moi des ennemis de votre père, Rachel, demandai-je.
  
  — Il y a, sans aucun doute, dans les pays arabes beaucoup de gens qui ne le portent pas dans leur cœur, répondit-elle. Mais je ne lui connais pas d’ennemis personnels.
  
  — Et le jour où il a fait son allocution devant l’Assemblée générale des Nations Unies ? Avait-il reçu des coups de téléphone ? Paraissait-il préoccupé lorsqu’il vous a quittée ?
  
  — Absolument pas. Nous avons pris le petit déjeuner ensemble. Il était très détendu. À ma connaissance, le seul coup de fil a été celui de Zack Levin qui annonçait que la limousine était prête. Un peu plus tard, j’ai regardé le discours en direct à la télévision.
  
  — Il ne vous a pas appelée après son discours ?
  
  — Non. La dernière fois que j’ai entendu la voix de mon père, c’était à la télévision, dit-elle en s’efforçant de garder un ton égal.
  
  Les portes de la salle à manger s’ouvrirent brusquement et un homme fit irruption dans la pièce. Je le regardai puis tournai les yeux vers Rachel qui me parut très contrariée de l’intrusion.
  
  — Eh bien, Saül ! lança-t-elle. Qu’est-ce que cela signifie ?
  
  — Excusez-moi, Mademoiselle, bredouilla l’homme d’un ton anxieux. Un appel téléphonique. On tient à vous parler personnellement.
  
  — Je vois, fit la jeune fille d’une voix sèche.
  
  Je voyais aussi. Le contact, très probablement. Rachel me jeta un coup d’œil et sut que j’avais compris.
  
  — Y a-t-il un poste où je pourrais suivre la conversation ? m’enquis-je.
  
  — Le poste principal est dans le vestibule, près du piano. Je vais aller prendre la communication dans ma chambre, répondit Rachel.
  
  — Quoi qu’il arrive, gardez votre calme. Écoutez ce qu’ils ont à vous dire et, ensuite, posez-leur des questions. Faites-les parler le plus longtemps possible. Nous parviendrons peut-être à les localiser.
  
  Naturellement, le téléphone était déjà branché sur écoute. Le matériel de détection et d’enregistrement avait été installé dans une des pièces de la suite. Rachel quitta vivement la salle à manger, traversa le couloir et disparut dans sa chambre. Je soulevai le combiné avec mille précautions et appliquai mon mouchoir sur le micro. Un instant plus tard, j’entendais la voix de Rachel sur la ligne :
  
  — Allô !
  
  — Rachel Weisman ?
  
  — Oui. Qui êtes-vous ?
  
  Silence. Je perçus un bruit de respiration à l’autre bout du fil.
  
  — Rachel…
  
  — Papa ! C’est toi ? s’écria la jeune fille d’une voix inquiète.
  
  — Rachel ?
  
  — Oui, je t’écoute, papa. Est-ce que tu vas bien ?
  
  — Oui, je vais bien, ma chérie.
  
  — Où es-tu ?
  
  On sentait parfaitement que l’homme n’était pas libre de s’exprimer. Il avait sans doute été soit tabassé, soit drogué.
  
  — Papa, réponds-moi, je t’en prie ! implora Rachel d’une voix chevrotante.
  
  — Rachel… tu… tu dois écouter ce qu’on va te dire.
  
  — Oui, papa, oui, j’écoute.
  
  — Mademoiselle Weisman, reprit la voix qui avait répondu la première fois.
  
  — Oui. Dites-moi qui vous êtes.
  
  Son sang-froid força mon admiration. Elle s’était déjà reprise et parlait d’un ton sec et incisif.
  
  — Vous l’apprendrez en temps utile.
  
  — Alors qu’attendez-vous de moi ?
  
  — Si vous voulez revoir un jour votre père, contentez-vous de m’écouter, répliqua la voix.
  
  — Bien, je vous écoute. Que voulez-vous ?
  
  — Il n’est pas question de mener des transactions par téléphone. Choisissez un émissaire pour négocier la libération de votre père. Vous avez jusqu’à demain matin 10 heures.
  
  — Vous ne pouvez pas négocier directement avec moi ? fit Rachel en colère.
  
  — Choisissez un émissaire. Nous vous contacterons à 10 heures pour vous donner d’autres instructions.
  
  — Je veux négocier directement avec vous, insista Rachel.
  
  J’entendis un clic, suivi d’un silence. Le ravisseur avait raccroché.
  
  — Allô ! Allô ! appela désespérément la voix de Rachel.
  
  — C’est inutile, Rachel. Ils ont raccroché, malheureusement, lui dis-je.
  
  Elle poussa un soupir chargé d’angoisse.
  
  — Alors, les gars, est-ce que vous avez réussi à capter quelque chose ? demandai-je ensuite.
  
  Un homme du service d’écoute entrouvrit la porte et passa la tête dans le vestibule en me faisant un signe négatif.
  
  — Désolé, dit-il, mais ça n’a pas duré assez longtemps.
  
  — Évidemment, répondis-je. Ils devaient se douter que la ligne était surveillée.
  
  — Il va falloir faire ce qu’ils disent, nous n’avons pas le choix, dit Rachel en entrant dans la pièce. Ils nous tiennent.
  
  J’allumai une cigarette et marchait jusqu’à la fenêtre. En bas, dans Park Avenue, les voitures ressemblaient à une colonie d’insectes agités.
  
  — Est-ce que vous avez une suggestion, Carter ? demanda Zack Levin. Que faut-il faire ?
  
  — Ce que dit Rachel, rien d’autre. Pour le moment, nous ne pouvons que nous plier à leurs exigences et attendre demain matin.
  
  Je vis Levin changer de tête en m’entendant appeler Rachel par son prénom. « Tout va pour le mieux, me dis-je en moi-même. En plus, il va falloir faire équipe avec un soupirant jaloux ! »
  
  — Oui, mademoiselle Weisman a probablement raison, admit Levin avec obséquiosité.
  
  La fille du ministre plissa les yeux et le fusilla du regard. Je fumai une dernière bouffée et écrasai ma cigarette.
  
  — Qui devons-nous choisir comme intermédiaire ? reprit Rachel.
  
  — Depuis la mort du garde du corps personnel de votre père, c’est moi qui ai le plus d’ancienneté, déclara Levin. Je prends les négociations sous ma responsabilité. Je me chargerai de tout.
  
  — À mon avis, objectai-je, ce n’est pas une bonne solution.
  
  — Votre avis n’est que votre avis, Carter, coupa sèchement le jeune homme. Le ministre israélien des Affaires étrangères a été enlevé. En tant que responsable des services de sécurité, c’est à moi qu’il incombe de négocier sa libération.
  
  — Monsieur Levin, répliquai-je d’un ton aimable mais ferme, je ne conteste en rien votre position, mais c’est sur le territoire des États-Unis que le ministre a été enlevé. Et le Président des États-Unis m’a personnellement chargé de prendre en main les opérations. Je suis désolé, mais vous n’avez aucun pouvoir de décision en la matière. C’est à moi de jouer le rôle d’intermédiaire.
  
  L’Israélien avait une petite trentaine, le cheveu blond frisé et une moustache blonde clairsemée. Un teint rose de gamin le faisait paraître beaucoup plus jeune que son âge. Il mesurait environ un mètre soixante-dix et possédait un torse puissant, qu’il bombait comme un coq pour défendre son autorité menacée.
  
  — Ce qui signifie ? demanda-t-il en se redressant de toute sa hauteur.
  
  — Que la direction de l’affaire est entre mes mains, répondis-je. Mais, naturellement, je suis très heureux de pouvoir travailler en collaboration avec vous.
  
  — Dans ce cas, vous ne verrez aucune objection à ce que je sois le médiateur.
  
  — Écoutez, je ne pense pas qu’il soit judicieux de leur envoyer un Israélien. Quels qu’ils soient, terroristes ou autres, les ravisseurs seront plus enclins à traiter avec une personnalité totalement étrangère à l’affaire.
  
  — Si vous voulez vraiment une personnalité extérieure, lâcha Levin d’un ton mordant, envoyez-leur quelqu’un de l’ambassade soviétique. Pas un représentant du gouvernement américain.
  
  — Enfin, Zack ! s’exclama Rachel. Cessez ces enfantillages ridicules ! Il s’agit de la vie de mon père ! D’ailleurs Nick a raison. L’enlèvement s’est produit dans son pays, c’est lui qui est habilité à prendre les décisions. Arrêtons de perdre du temps et de l’énergie en discussions inutiles.
  
  Un drôle de silence s’abattit sur la pièce. Les employés israéliens présents dans le vestibule se mirent à examiner très attentivement le bout de leur stylo ou à brosser des poussières imaginaires sur la manche de leur veston. Je lançai un regard circulaire et compris que je devais faire quelque chose pour éviter à Levin de perdre totalement la face devant ses subordonnés.
  
  — Écoutez, Levin, dis-je, puisque nous allons mener cette opération coude à coude, je propose que nous passions à côté. Ici nous gênons ces messieurs dans leur travail.
  
  Il lâcha un soupir de soulagement et me fit presque un sourire. Tandis qu’il suivait Rachel dans la salle à manger, je fis halte à la porte de la pièce où opéraient les agents d’écoute. Je leur expliquai que la salle à manger allait nous servir de PC provisoire, que je comptais y prendre l’appel des ravisseurs le lendemain et que je voulais qu’ils m’y installent trois postes le plus rapidement possible.
  
  Lorsque j’entrai dans la pièce, Levin était assis près de Rachel au bout de la table ovale. Il me regarda avec un sourire penaud.
  
  — Merci, Carter, dit-il.
  
  — Pour quoi ?
  
  — Pour ce que vous avez fait tout à l’heure.
  
  — Oh, je vous en prie. Essayons simplement d’éviter maintenant les petites rivalités personnelles.
  
  — Vous ne pensez pas déléguer quelqu’un, Nick ? intervint Rachel. Vous avez l’intention de négocier vous-même ?
  
  Je répondis d’un signe de tête affirmatif.
  
  — Je leur raconterai que je suis représentant du Département d’État et que le consulat d’Israël m’a désigné pour parler en son nom.
  
  — OK, fit Levin. Mais ensuite ?
  
  — Ensuite, c’est simple, il faudra improviser sans commettre d’erreur.
  
  Je descendis à la réception et réquisitionnai une suite située juste au-dessous de la suite royale. Je tenais à être à pied d’œuvre le moment venu. Lorsque je fus installé et que le chasseur eut quitté les lieux, je me servis un bon scotch-soda et composai le numéro spécial de Hawk pour lui faire mon rapport.
  
  À 7 heures, le lendemain, je me levai et pris une douche. Puis je commandai un breakfast léger : jus de pamplemousse, œufs mollets et toasts complets. Je n’avais pas très faim mais je me disais qu’il pourrait bien s’écouler un certain temps avant que je n’aie la possibilité de prendre autre chose. La tension nerveuse commençait à me travailler au creux de l’estomac. Je n’aimais pas me lancer dans une affaire sans savoir qui j’avais en face de moi. S’il s’était agi d’éliminer un agent ennemi j’aurais été parfaitement à mon aise. Dans ce genre de mission, vous savez toujours à peu près à qui vous vous frottez, vous pouvez donc prévoir les avatars possibles, et envisager différentes lignes d’action. Dans la situation où je me trouvais, en revanche, j’étais obligé d’avancer au coup par coup.
  
  Vers 9 heures, j’arrivai à la suite des Weisman et donnai les dernières instructions à mes hommes. Il importait d’enregistrer toutes les conversations pour pouvoir les utiliser lors du procès au cas où les terroristes seraient pris vivants. Et, naturellement, ils devaient faire tout leur possible pour essayer de localiser l’endroit d’où appelaient les ravisseurs.
  
  À 9 h 30, Rachel, Zack Levin et moi-même étions assis autour de la table ovale. Les trois postes téléphoniques avaient été posés et vérifiés. Tout fonctionnait bien. Il ne restait plus qu’à attendre.
  
  Rachel était pâle, ce qui rehaussait encore l’éclat de ses grands yeux bruns. Ses cheveux étaient dénoués et retombaient en longues vagues sur ses épaules. Une fois de plus, je fus impressionné par l’apparence de calme qui émanait d’elle. Je tournai les yeux vers Levin qui, du bout de la langue, chatouillait nerveusement l’extrémité de sa fine moustache. Ce gars-là était amoureux, ça crevait les yeux. Il ne parvenait pas à quitter la jeune femme des yeux.
  
  — Quelle heure avez-vous, Nick ? demanda-t-elle.
  
  — Dix heures moins le quart, répondit Levin, sans même me laisser le temps de consulter ma montre.
  
  — Merci, fit-elle d’une voix paisible.
  
  À ce moment, Levin tourna la tête vers moi et intercepta le regard amusé que je lui lançai. Il s’empourpra et détourna les yeux. Un peu plus tard, il se mit à tapoter la table du bout des doigts.
  
  — Voulez-vous arrêter ! lâcha sèchement Rachel.
  
  C’était le premier signe de tension qu’elle manifestait depuis que j’étais là.
  
  À 10 heures moins 2, le téléphone sonna. Rachel sursauta puis braqua un œil fixe sur le combiné. Elle tourna ensuite la tête vers moi et m’adressa un regard anxieux.
  
  — Ne le touchez pas, lui dis-je.
  
  Tous deux me considérèrent avec un air de surprise.
  
  — Nick, je vous en prie ! implora Rachel.
  
  À la quatrième sonnerie, je fis un signe de tête et tendis le bras pour décrocher. Ils soulevèrent leur combiné avec une parfaite synchronisation.
  
  — Oui ? répondis-je.
  
  — Qui êtes-vous ? demanda mon interlocuteur après une seconde de flottement.
  
  C’était la même voix que la veille.
  
  — William McCarthy. Je fais partie du Département d’État.
  
  — Quel rôle jouez-vous ?
  
  — Le consulat d’Israël m’a demandé de le représenter.
  
  — Très bien, apprécia la voix. Voici ce que vous allez faire…
  
  Je l’interrompis :
  
  — Un instant. Comme puis-je être sûr que le ministre est sain et sauf ?
  
  — Soyez tranquille. Il va bien.
  
  — Passez-le-moi, s’il vous plaît.
  
  — Je viens de vous dire qu’il allait bien.
  
  — Je ne suis pas autorisé à négocier si je n’ai pas de garantie. Passez-le-moi !
  
  — Vous n’êtes pas ici pour donner des ordres mais pour en recevoir, répliqua mon correspondant.
  
  — Si je ne parle pas au ministre, aucune négociation n’aura lieu.
  
  Rachel et Levin me regardaient maintenant avec un air scandalisé et désapprobateur. Les yeux de la jeune fille étaient écarquillés d’appréhension.
  
  — Vous êtes fou ? demanda le ravisseur.
  
  — Vous m’avez entendu, passez-moi le ministre.
  
  Il y eut une longue pause au cours de laquelle je perçus des murmures de conversation.
  
  — Allô ! appela une autre voix.
  
  — Monsieur Weisman ?
  
  — Oui, je suis David Ben Weisman, répondit l’homme d’une voix beaucoup plus assurée que la veille.
  
  Des larmes montèrent silencieusement dans les jolis yeux de Rachel puis roulèrent sur ses joues. Je l’interrogeai d’un regard pour obtenir confirmation. Elle hocha la tête.
  
  — Monsieur Weisman, dis-je. Je suis William McCarthy, délégué par le Département d’État. Gardez un moral d’acier, nous allons tout faire pour obtenir votre libération le plus rapidement possible.
  
  — Vous avez votre preuve, intervint le ravisseur. Maintenant, écoutez-moi.
  
  — Je vous écoute. À quelles conditions libérez-vous le ministre ?
  
  — Pas de pourparlers au téléphone !
  
  — Comment procédons-nous, dans ce cas ?
  
  — Vous allez prendre l’autoroute de l’État de New York. Vous notez ?
  
  — Oui, oui, je note.
  
  — Bien. Vous faites environ cent soixante kilomètres vers le nord. Vous quittez l’autoroute à la sortie N® 18 et vous traversez une petite ville du nom de New Paltz. À la sortie de la ville, vous trouverez la Route 32. Vous la prenez en direction du nord et vous roulez encore sur six kilomètres et demi.
  
  Je griffonnais ses indications à toute allure.
  
  — Vous verrez un pont métallique qui traverse l’Esopus, une petite rivière caillouteuse. Vous ne passez pas le pont. Vous prenez au contraire la route qui longe la rivière. Vous franchirez un vieux pont couvert et, ainsi, vous saurez que vous êtes dans la bonne direction. Au bout de 5 kilomètres, vous tomberez sur une auberge, Depugh’s Esopus Creek Inn. Prenez-y une chambre et attendez de nouvelles instructions.
  
  — Très bien, dis-je, j’ai tout noté. Quand puis-je espérer avoir de vos nouvelles ?
  
  — Vous verrez. Contentez-vous de prendre votre chambre et d’attendre. Et rappelez-vous bien : pas de flics, pas de fédés, rien ! Enfin, si vous voulez revoir le ministre vivant…
  
  C’était terminé. Je raccrochai sans mot dire et relus les indications données par le ravisseur.
  
  — Maintenant, nous connaissons au moins la région où ils se cachent ! s’exclama Zack Levin.
  
  — Oui, dis-je, nous savons que c’est à proximité de cette petite ville. Qu’en pensez-vous, Rachel ?
  
  — Je… j’ai vraiment été soulagée en entendant mon père. Je suis désolée de m’être laissée aller.
  
  — C’est naturel, répondis-je. L’essentiel est que personne ne vous ait entendu pleurer. Les ravisseurs ne savent pas que vous étiez à l’écoute.
  
  — Je ne comprends pas pourquoi vous les avez bousculés de cette manière, Carter, me reprocha Levin. Vous savez bien que le ministre est à leur merci !
  
  — S’il avait été mort, ils ne risquaient plus de lui faire de mal, répliquai-je. Maintenant, nous savons qu’il est vivant et eux savent qu’il n’y aura pas de marché s’ils s’en débarrassent.
  
  — Je ne suis pas d’accord ! déclara Levin d’une voix tremblante de colère. Vous avez pris des risques inconsidérés !
  
  Il était écarlate et je compris qu’il essayait de se faire valoir aux yeux de la jeune fille. Je décidai de rester calme.
  
  — Nous ne sommes pas en présence de kidnappeurs banals, expliquai-je avec pondération. Il s’agit d’un groupe de terroristes internationaux, comprenez-le bien. Ce ne sont pas quelques milliers de dollars qu’ils vont nous demander. Leurs exigences vont être phénoménales. Ils ont minutieusement calculé leur affaire et savent qu’ils détiennent la carte maîtresse tant que M. Weisman est vivant.
  
  — Qu’est-ce qui vous autorise à croire qu’ils n’envisagent pas de l’éliminer lorsque nous aurons satisfait leurs exigences ?
  
  Le regard de Rachel passait de Levin à moi, comme si elle était en train de suivre un match de tennis.
  
  — Parce que j’entends bien leur faire comprendre dès le début des discussions qu’ils n’obtiendront rien si je n’ai pas la preuve que le ministre est en vie.
  
  — Je persiste à penser que ce n’était pas très judicieux de votre part de jouer avec la sécurité de M. Weisman, grommela Levin à bout d’arguments.
  
  — Moi aussi j’ai eu peur, Zack, avoua Rachel. Mais ça a marché et, maintenant, je pense que nous avons beaucoup plus de chances de sauver mon père.
  
  — Je vous accompagne là-bas, Carter, décréta Levin.
  
  — Ce serait la meilleure façon de compromettre la vie du ministre, répliquai-je. Vous avez entendu ce qu’ils ont dit ? Pas de flics, pas de fédés, rien. Il me semble que cela veut aussi dire pas d’agents israéliens…
  
  — Je serai votre chauffeur et ni vu ni connu. À mon avis, il vaut mieux être deux dans une affaire pareille.
  
  — Non, je ne veux pas prendre ce risque. Désolé, mais j’irai seul.
  
  Le jeune homme me lança un regard meurtrier. Les muscles de sa mâchoire tressautaient nerveusement.
  
  — Il a raison, Zack, approuva Rachel. C’est trop risqué.
  
  Il tourna la tête vers elle, poussa un soupir excédé, se leva et quitta la pièce à grands pas furieux. Je le suivis des yeux pendant qu’il prenait la porte puis dirigeai mes regards vers Rachel.
  
  — Il est vraiment impossible ! s’exclama-t-elle.
  
  — À mon avis, il pense que je cherche à l’évincer, dis-je.
  
  Rachel resta un long moment silencieuse. Plongée dans ses pensées, elle jouait machinalement avec sa tasse vide et sa soucoupe. Je l’observai sans parler. Finalement, elle releva la tête et me lança un long regard muet en se mordant nerveusement la lèvre inférieure. L’appréhension se lisait dans ses grands yeux bruns.
  
  — Allons, Rachel, fis-je d’un ton rassurant. Tout se passera bien. Nous vous rendrons votre père sain et sauf.
  
  — Nick, je veux venir avec vous, m’assena-t-elle de but en blanc.
  
  J’avalai une grande bouffée d’air puis l’expirai lentement.
  
  — Il faut que je vienne ! insista Rachel. C’est mon père !
  
  — Voyons, c’est impossible, vous le savez bien.
  
  — Pas du tout. Pour moi, c’est rester ici sans rien faire, sans rien savoir qui serait impossible. J’en deviendrais folle.
  
  — En admettant même que je sois d’accord, le consulat ne le permettrait jamais, objectai-je. Quant à Levin… Imaginez sa réaction à l’idée que vous allez rester seule avec moi. Il préférerait me tuer !
  
  — Levin n’a rien à voir dans ma vie…
  
  — Au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, laissez-moi vous dire qu’il est amoureux fou de vous.
  
  — Je sais bien, et cela ne date pas d’hier. J’ai commis une fois l’erreur de l’autoriser à m’accompagner à une soirée dans une ambassade, m’expliqua la jeune fille. Il a bâti un véritable roman là-dessus et depuis il s’imagine qu’il a des droits sur moi. Pourtant, croyez-moi, je ne lui ai jamais laissé espérer quoi que ce soit.
  
  — Seulement il vous aime, cela ne change rien. Avez-vous vu le regard qu’il m’a lancé quand je vous ai appelée par votre prénom ?
  
  — Oui, bien sûr, soupira-t-elle. Je ne compte plus le nombre de fois où je l’ai remis à sa place pour des histoires de ce genre. J’ai même demandé à mon père de le faire muter mais il n’a jamais voulu m’entendre.
  
  — Oui, pensai-je à haute voix, sur ce point, son autorité est indiscutable.
  
  — Que voulez-vous dire ? demanda Rachel.
  
  — Qu’il est responsable de la délégation israélienne et qu’en l’absence de votre père, vous êtes sous son autorité.
  
  — Je m’en moque ! rétorqua-t-elle. Je veux vous accompagner.
  
  — Premièrement, Levin s’y opposera. Deuxièmement, c’est beaucoup trop dangereux. Je ne peux pas accepter de vous faire partager les risques d’une telle mission. D’autant plus que vous n’avez aucune expérience de ces choses.
  
  — Pardon ? lança la jeune fille d’un air presque outré. Si c’est cela qui vous inquiète, n’y pensez plus. Sachez que j’avais le grade de capitaine dans l’armée israélienne et que je suis la seule femme à avoir participé au raid sur Entebbe.
  
  Je faillis en tomber à la renverse.
  
  — Si vous ne m’emmenez pas avec vous, j’irai par mes propres moyens. N’oubliez pas que j’ai, moi aussi, noté les coordonnées, ajouta-t-elle en arrachant la première page de son bloc-notes.
  
  Je la croyais. Elle irait seule. Et ce serait encore pire pour moi d’ignorer où elle serait et ce qu’elle manigancerait. Même en demandant à Levin de la faire surveiller, je la croyais assez rusée pour s’échapper, filer vers le nord et flanquer mes projets à l’eau.
  
  — Alors, Nick ? Êtes-vous d’accord, oui ou non ?
  
  — Je dois aller prendre ma voiture. Si vous parvenez à sortir d’ici sans être vue, rejoignez-moi cet après-midi à 4 heures au bar du Kenny’s Steak Pub. Cela se trouve dans Lexington Avenue, juste à côté du Beverly Hôtel. J’attendrai un quart d’heure montre en main. Si je ne vous vois pas arriver, je pars sans vous.
  
  — Vous ne regretterez pas de m’avoir fait confiance, Nick. Je vous le promets !
  
  J’avais le sentiment de commettre une erreur. Mais avais-je le choix ?
  
  
  
  
  
  CHAPITRE V
  
  
  En entrant dans le bar, je fus un instant dérouté par l’obscurité. Je fermai les yeux et les rouvris. Lorsque ma vue se fut habituée à l’éclairage tamisé, je commandai un scotch and soda. Mon verre arriva, je bus une petite gorgée et allumai une cigarette.
  
  Il était 4 h 05. Je décidai de lui donner jusqu’à 4 h 30, dernière limite. Si à cette heure-là, elle ne s’était pas montrée, je partais sans elle.
  
  L’apéritif commence de bonne heure au Kenny’s. Déjà le bar se peuplait de gens qui sortaient des bureaux voisins. Cinq minutes plus tard, je sentis quelqu’un se glisser au bar à côté de moi. C’était Rachel. Elle posa une valise à ses pieds, se redressa et me fit un immense sourire.
  
  — Alors vous y êtes parvenue, dis-je.
  
  — Oui, vous ne le croyiez pas ? Vous avez l’air un peu déçu.
  
  — Que diriez-vous d’un verre avant d’y aller ? demandai-je.
  
  — Ma foi, répondit Rachel, je prendrais volontiers une goutte de vin blanc.
  
  Je vis un signe de tête au garçon qui avait entendu sa réponse. Il plaça un verre devant Rachel et la servit.
  
  — Au succès de notre expédition, dit-elle avant de prendre une petite gorgée.
  
  — Comment avez-vous réussi à déjouer la surveillance ? demandai-je.
  
  — Extrêmement simple. J’ai fait ma valise et je me suis glissée dans un chariot de linge sale qu’une employée avait laissé devant la porte de ma chambre. Je me suis dissimulée sous les draps et j’ai attendu. Ça a duré une vingtaine de minutes, qui m’ont paru des heures, et j’ai senti le chariot bouger puis prendre l’ascenseur. Plusieurs étages plus bas, j’ai vérifié qu’il n’y avait personne dans les parages, je suis sortie du chariot et me voici.
  
  — Bien, dis-je en finissant mon scotch, dépêchons-nous. Nous avons pas mal de route à faire.
  
  — Pensez-vous qu’ils vont mettre longtemps à vous contacter ?
  
  — Ils vont probablement attendre d’être sûrs que je n’ai pas été suivi. J’espère surtout que personne ne se rendra compte que vous êtes la fille du ministre.
  
  Rachel avait fini son verre. Je lui indiquai une porte à l’autre extrémité du bar.
  
  — Passez par là, dis-je. Cela communique avec le Beverly. Attendez-moi dans le hall. Je fais le tour et je viens vous prendre à l’entrée sur la 50e rue. Ce sera plus sûr. Vous risquerez moins de vous faire repérer.
  
  Quelques minutes plus tard, j’arrêtais la Cadillac devant le Beverly Hôtel. Rachel me guettait. Elle sortit rapidement et monta dans la voiture. Je remontai la 3e Avenue puis pris la 59e vers l’est, en direction de Franklin D. Roosevelt Drive.
  
  L’autoroute n’était pas verglacée et nous pûmes rouler bon train. Il était 18 heures lorsque je ralentis pour prendre la sortie à New Paltz. J’arrêtai la voiture, réglai le péage et, quelques minutes plus tard, nous roulions dans la rue principale de la paisible petite ville universitaire. Elle était bordée de banques, de cafés, de restaurants fast food. Après être passé devant une petite gare routière, je vis un feu rouge et je tournai à droite.
  
  Il faisait déjà noir lorsque nous nous engageâmes sur l’étroite route à deux voies. L’endroit avait l’allure paisible et agréable des lieux de résidence de classe moyenne, avec de petits pavillons très clairsemés. Il y avait également quelques fermes et, dans le lointain, j’apercevais la silhouette d’une chaîne de montagnes.
  
  — Ralentissez, Nick, me dit Rachel. Je crois que voici le pont.
  
  Laissant le pont sur ma droite, je m’engageai dans la direction indiquée par le ravisseur. En bifurquant, les phares de la voiture éclairèrent de vieux baraquements malmenés par l’âge et les intempéries. « Bontecou School » disait une pancarte clouée à la porte. Je me demandai si les enfants du coin venaient toujours à l’école ici.
  
  La route était cahotante et à peine assez large pour laisser deux véhicules se croiser. Sur notre gauche, derrière des berges aménagées, l’Esopus coulait paresseusement sous une fine pellicule de glace.
  
  Nous arrivions au vieux pont couvert.
  
  — Regardez comme c’est joli, Nick ! s’exclama Rachel.
  
  On se serait cru transporté dans une autre époque. De longues stalactites dentelaient la membrure supérieure du pont, branlant et surchargé de neige, qui semblait n’attendre que la moindre secousse pour s’écrouler à tout jamais dans la rivière.
  
  Quelques minutes plus tard, à la sortie d’un virage, l’auberge apparaissait à notre vue. L’Esopus Creek Inn était un ancien relais où, au siècle dernier, les diligences faisaient halte pour changer d’attelage ou permettre à leurs passagers de se reposer après une longue journée de route. Le principal corps de bâtiment était tout en pierre. Au fil des ans, à mesure que les affaires prospéraient, on avait ajouté des annexes en planches à recouvrement. Le long du bâtiment principal, courait une véranda dont le toit pliait dangereusement sous le poids de la neige. Une large allée en courbe conduisait jusqu’à l’entrée. Les nombreuses cheminées de l’auberge fumaient et, en approchant, je sentis l’odeur du feu de bois. J’aidai Rachel à sortir sa valise puis allai garer la voiture au parking, derrière la construction.
  
  En entrant dans la réception, nous fûmes enveloppés par la chaleur accueillante d’un bon feu. La pièce était bordée, d’un côté, par un petit bar et, de l’autre, par une salle de restaurant d’où provenaient des cliquetis de couverts mêlés aux bourdonnements des conversations.
  
  Des lambris de chêne foncé recouvraient les murs. Devant le comptoir de la réception, un tapis de macramé circulaire était étalé sur le sol. Des fauteuils à grands dossiers étaient disposés ici et là et, devant la cheminée, trônait une table basse de merisier flanquée de deux rocking chairs en bois.
  
  — M’sieurs-dames ! salua un homme entre deux âges vêtu d’une chemise de lainage et d’une vieille salopette bleue.
  
  — Bonsoir, répondis-je. J’ai téléphoné de New York en fin de matinée pour réserver.
  
  — Hum, voyons cela, dit le patron en feuilletant le registre avec l’air d’un homme qui ne s’y retrouve plus tant il a de clientèle.
  
  — J’ai réservé au nom de monsieur et madame William McCarthy, précisai-je.
  
  — Ah voilà ! Eh bien, M’sieurs-dames, votre chambre est prête et n’attend plus que vous.
  
  Rachel leva les yeux vers moi en rougissant un brin.
  
  — J’avais demandé un appartement de deux pièces, dis-je.
  
  — Nous n’en avons pas. Mais, vous savez, nos chambres sont très grandes, vous aurez assez de place.
  
  — Ce n’est pas cela, expliquai-je. J’ai pas mal de paperasserie à faire après le dîner et quelquefois cela m’amène assez tard dans la nuit. Ma femme a des difficultés à s’endormir avec la lumière…
  
  — Ah, je vois ! On va vous arranger ça ! Si vous voulez, je peux vous donner deux chambres attenantes.
  
  Je ne pus m’empêcher de sourire en voyant la mimique soulagée de Rachel.
  
  — Ce sera parfait, dis-je.
  
  — Mais ça vous fera un supplément de trente dollars, ajouta le patron.
  
  — Aucun problème.
  
  M. Depugh fit tinter la sonnette de la réception puis contourna le comptoir et s’empara lui-même de nos bagages. Il nous précéda ensuite dans un escalier de bois très raide dont les vieilles marches gémissaient sous nos pas, puis dans un long couloir où les portraits de ses prédécesseurs étaient accrochés au mur dans des cadres de bois. Arrivé à la moitié du couloir, il s’arrêta devant une porte, qu’il ouvrit, déposa les bagages, alluma et alla déverrouiller la porte de communication avec la chambre contiguë. Je lui tendis un généreux pourboire.
  
  — Merci, dit-il. Merci beaucoup.
  
  — Il n’est pas trop tard pour dîner ? demandai-je.
  
  — Du tout, du tout, répondit le brave homme. Nell sert jusqu’à 9 heures. Nell, c’est ma femme, et c’est une cuisinière de première, je ne vous dis que ça…
  
  — Le temps de faire un brin de toilette et nous descendons, dis-je.
  
  Les chambres étaient vastes. Chacune d’elles possédait une cheminée. Dans un angle de la première, se trouvait un lit ancien en cuivre rouge, couvert d’un édredon de duvet de couleur vive. Les parquets devaient être d’époque. Ils étaient faits de larges planches cirées, assemblées par des chevilles de bois. Il y avait un autre tapis de macramé près du lit et la table de toilette était équipée d’une cuvette et d’une grande cruche. À côté on avait accroché des serviettes moelleuses et propres.
  
  Le long du mur séparant les chambres, se trouvait une vieille commode à tiroirs, surmontée d’une lourde glace encadrée de chêne. Deux fauteuils confortables étaient placés devant la cheminée.
  
  — Eh bien, madame McCarthy, dis-je en riant, on est comme à la maison.
  
  — Oui, répondit Rachel, c’est très douillet.
  
  — Bien sûr, ce n’est pas le Waldorf Astoria, appréciai-je, mais ça pourra aller. Vous m’excuserez, j’espère, d’avoir oublié de vous dire que j’avais réservé au nom de monsieur et madame McCarthy. Ça m’était totalement sorti de l’esprit.
  
  — Je dois avouer que j’ai été un tantinet surprise.
  
  Rachel prit sa valise en souriant et entra dans la pièce voisine.
  
  — Je suis prête dans quelques minutes, cria-t-elle de l’autre côté de la porte.
  
  Par pure habitude, je me mis à fouiller la chambre, au cas où des micros y auraient été dissimulés. Je regardai sous le lit, passai la main sous les tables, sous les fauteuils, derrière la glace. J’étais en train d’inspecter un placard vide, lorsque Rachel frappa.
  
  — Entrez ? dis-je.
  
  La porte s’ouvrit. Elle avait manifestement fait un brin de toilette et resplendissait de fraîcheur. Ses cheveux châtains étaient ramenés sur le haut de sa tête et liés par un ruban. Elle avait passé un col roulé bleu marine et une longue jupe de laine à carreaux.
  
  — Vous êtes éblouissante, déclarai-je.
  
  — J’avais envie de me changer après ce voyage, répondit-elle modestement. Et puis, ce sera certainement mon dernier dîner décontracté avant longtemps…
  
  Nous prîmes une table près de la fenêtre. Dehors, la lune illuminait les champs enneigés et, dedans, la flamme orangée d’une bougie faisait luire nos verres d’une clarté vacillante. Il ne restait à part nous que deux dîneurs attardés qui bavardaient devant leur café.
  
  En levant les yeux du menu, nous vîmes le patron qui approchait, vêtu d’une veste rouge de serveur enfilée par-dessus sa salopette. Nous apprenions bientôt qu’il se nommait Ezra Depugh et qu’il était l’arrière-arrière-petit-fils de Jeremiah Depugh, qui avait fait construire l’auberge et en avait été le premier patron. Depuis un peu plus d’un siècle, les Depugh se succédaient de père en fils à la direction de l’établissement.
  
  — Que nous conseillez-vous ? demandai-je.
  
  Ezra jeta un coup d’œil furtif en direction des cuisines puis se pencha au-dessus de la table.
  
  — Je regarde que Nell n’entende pas, expliqua-t-il d’un ton de conspirateur. À ce qu’elle trouve, je fais trop de blablas sur sa cuisine. Mais je peux vous garantir que son faisan du pays, farci et servi avec des dumplings, est bien le meilleur de la région.
  
  — OK, Ezra, va pour deux faisans aux dumplings, dis-je.
  
  — Vous verrez, vous n’serez pas déçus, m’sieurs-dames, assura l’hôtelier. Et pour la boisson, ce sera ?
  
  Il me tendit une carte des vins qu’il portait coincée sous son bras et je fus très agréablement surpris. Le vieil Ezra avait peut-être un parler de paysan mais sa cave n’était pas celle du premier venu. Je commandai un Pouilly-Fuissé 1964.
  
  — Et un « Polly Fioussey », un ! lança joyeusement Ezra en s’éloignant vers le bar.
  
  — Eh bien ! s’exclama Rachel avec amusement. On peut dire que c’est un personnage, cet Ezra !
  
  Comme il l’avait promis, le repas fut exquis. Je fus sidéré par l’appétit de Rachel. Son petit gabarit ne l’empêchait pas d’avoir un coup de fourchette de chanoine. Après le dîner, nous nous levâmes et passâmes au bar pour prendre un digestif. Nous étions les deux seuls clients, et Ezra laissa la bouteille de cognac à notre disposition en nous expliquant qu’il devait aller « faire » la salle de restaurant.
  
  — Allez, m’sieurs-dames, bonne soirée ! nous souhaita-t-il avant de partir. Vous marquerez ce que vous avez bu sur le petit calepin près de la caisse avant de monter au lit, s’il vous plaît.
  
  Lorsque nous fûmes seuls, Rachel me regarda d’un air anxieux.
  
  — Combien de temps vont-ils nous faire attendre, à votre avis ? me demanda-t-elle.
  
  — Je ne sais pas. Il va falloir être patients. Ils ne nous contacteront que lorsqu’ils se jugeront fin prêts.
  
  — Oh, Nick, c’est difficile d’être patiente alors que je sais que mon père est quelque part dans la région en proie à Dieu sait quels dangers !
  
  — Je sais que ce doit être dur pour vous, répondis-je. Mais pour le moment, nous ne pouvons qu’attendre.
  
  Elle commença à boire son cognac à petites gorgées, les yeux braqués vers la fenêtre. Je la regardais en silence. J’étais consterné pour elle. Je commençais à me demander si je n’avais pas réellement commis une grosse erreur en l’amenant avec moi. Lorsqu’elle eut terminé son verre, j’attrapai la bouteille et le lui remplis de nouveau.
  
  — Oh non, Nick ! s’écria-t-elle. J’ai déjà énormément bu ce soir.
  
  — Allons, buvez, dis-je. Cela vous aidera à dormir. Et j’ai une autre bouteille dans ma valise, si par hasard cela vous faisait envie…
  
  — Grands dieux non ! Je bois très peu d’habitude, répondit-elle.
  
  — Vous feriez mieux de songer à aller vous coucher, lui conseillai-je. La journée qui nous attend risque d’être longue.
  
  Elle prit son cognac et se dirigea vers la sortie du bar. Arrivée près de la porte, elle s’arrêta et se retourna.
  
  — Vous ne venez pas ? demanda-t-elle.
  
  — J’ai besoin de réfléchir un peu. Je monte dans un petit moment.
  
  Rachel revint alors vers moi et m’embrassa sur la joue.
  
  — Merci, me murmura-t-elle à l’oreille.
  
  — Pour quoi ?
  
  — Pour m’avoir laissé venir avec vous. Je sais que cela vous dérange et que vous pensez avoir commis une erreur.
  
  — Allons, allons, lui dis-je, cessez donc de vous tracasser ainsi. Vous verrez que tout se passera bien.
  
  Je la regardai quitter la pièce d’un pas traînant et accablé. La journée d’attente du lendemain s’annonçait longue et morne. Je détestais ce genre de situation bloquée. Si seulement je pouvais dénicher un indice concernant les ravisseurs, n’importe quoi ! Une fois qu’ils m’auraient informé de leurs exigences, il me faudrait trouver un moyen de délivrer le ministre. Sans leur céder, naturellement. Quelle que soit la manière dont les choses se présenteraient, j’allais être obligé de jouer très serré et de calculer sérieusement mon plan d’action. Ce qui me déplaisait le plus était d’être plongé dans le noir le plus complet. Pour accomplir ma mission, il allait falloir, pour une fois, que je procède par petites étapes.
  
  Il était 11 heures passées lorsque je poussai la porte de ma chambre. Pendant que nous dînions, Ezra avait allumé des feux dans les cheminées et la pièce s’était agréablement réchauffée. J’ouvris la fenêtre en espagnolette pour laisser entrer un petit courant d’air frais. Puis je pris une douche chaude sous laquelle je m’attardai un long moment.
  
  Je sortis ensuite ma bouteille de cognac et m’en servis une petite rasade dans le verre à dents. J’allumai une cigarette et marchai jusqu’à la fenêtre. Je voyais la petite rivière gelée, de l’autre côté de la route. Les branches givrées des arbres dessinaient comme un ouvrage de dentelle sous le clair de lune hivernal. Tout en buvant mon cognac, je promenais un regard absent sur la glace qui recouvrait la rivière en me demandant si elle était assez épaisse pour que l’on puisse y faire du patin. Soudain, l’on frappa à la porte de communication entre les deux chambres.
  
  — Vous ne dormez pas, Nick ? s’enquit Rachel à voix basse.
  
  — Non.
  
  — Puis-je entrer ?
  
  Sans attendre ma réponse, elle ouvrit la porte.
  
  — Eh bien, qu’est-ce qui ne va pas, Rachel ? demandai-je.
  
  — Je ne parviens pas à m’endormir, répondit-elle. L’inquiétude.
  
  Les cheveux noués sur la nuque, elle portait un peignoir de soie bleue boutonné sur le devant. Dessous, on devinait deux seins fermes tirant sur le fin tissu du vêtement. Les lueurs de l’âtre enveloppaient sa silhouette d’ombres mauves. Elle était nu-pieds et me parut, tout à coup, très petite et très vulnérable.
  
  — Cela ira peut-être mieux après un autre cognac, avançai-je.
  
  — J’aimerais bien.
  
  En attrapant la bouteille, je réalisai que je n’avais pas d’autre verre.
  
  — Attendez, dit Rachel en disparaissant dans sa chambre.
  
  Un instant plus tard, elle revenait munie du verre qu’elle avait monté du bar.
  
  — Voilà qui est prudent ! plaisantai-je dans l’espoir de la dérider un peu. Ne partez jamais en voyage sans votre verre à cognac.
  
  Elle me le tendit avec un mince sourire. Je lui versai une solide rasade et en fis de même pour moi.
  
  — Oh ! Nick ! C’est trop ! protesta-t-elle.
  
  — Buvez, lui dis-je d’un ton autoritaire. Même si ça ne vous aide pas à dormir, vous n’avez pas besoin de faire bonne figure ce soir, alors…
  
  Elle prit une gorgée et alla se planter devant la fenêtre, en soupirant tristement :
  
  — Je crois que c’est le fait de ne rien savoir qui est si dur à supporter.
  
  Je ne répondis pas. Je ne trouvais rien à dire pour la réconforter. La lumière de la lune, filtrée par les vitres, l’habillait d’un halo vaporeux.
  
  — Je suis trop inquiète, reprit-elle d’une voix brisée d’émotion. Je ne sais pas quoi faire !
  
  Aux tressautements de ses épaules, je compris qu’elle s’était mise à pleurer. Je m’approchai d’elle et m’arrêtai dans son dos. Une fois encore, je fus étonné de la trouver si petite.
  
  — Nick, sanglota-t-elle en se retournant vers moi. Je n’ai plus que lui au monde.
  
  La bonde lâcha et les larmes se mirent à couler à flots. Je posai mon verre sur l’appui de la fenêtre et pris Rachel dans mes bras.
  
  — Allez-y, pleurez, cela vous fera du bien, dis-je en lui caressant doucement les cheveux.
  
  Elle posa la tête contre ma poitrine et se laissa aller à ses larmes. Je sentais les délicats effluves de sa chevelure et la chaleur de son jeune corps contre le mien. Je m’efforçai de la réconforter en lui murmurant des paroles apaisantes aux oreilles.
  
  Je l’embrassai doucement sur la tempe. Lorsque ses sanglots eurent cessé, elle renifla et me regarda de ses grands yeux tristes. J’essuyai ses larmes de la paume de ma main.
  
  — Rachel, dis-je, nous récupérerons votre père, et très vite. Je vous le promets.
  
  Elle resta un long moment entre mes bras. Sans lâcher son verre, elle se blottit contre moi, la tête calée sous mon menton. Malgré moi, je commençais à sentir monter le désir. Je la pris par les épaules et la repoussai gentiment.
  
  — Allez, finissez-moi ce verre ! ordonnai-je d’une voix qui se voulait ferme. Vous avez besoin de dormir !
  
  — Je ne veux pas passer la nuit seule dans ma chambre, murmura-t-elle, les yeux rivés sur les planches du parquet.
  
  — Voulez-vous rester ici avec moi ?
  
  Elle hocha la tête silencieusement, puis me regarda de ses grands yeux sombres.
  
  — Vous êtes sûr que je ne vous dérangerai pas ? demanda-t-elle.
  
  — Mais non, allez, videz votre verre. Je vais éteindre.
  
  Elle avala d’un trait le reste de cognac et se dirigea vers le lit. J’éteignis la lumière puis allai vérifier que le pare-feu était correctement placé devant la cheminée de pierre. Lorsque je me retournai, Rachel, débarrassée de son peignoir de soie, était en train d’ouvrir le lit. Je la voyais de dos, dans le clair-obscur. Elle avait un corps superbe. Un rayon de lune mutin caressait ses reins cambrés.
  
  Elle se glissa sans dire un mot sous l’édredon de plume et s’allongea en se tournant vers le mur. J’ôtai ma robe de chambre, la pliai sur une chaise et me couchai près d’elle, le plus doucement possible pour éviter de la déranger. Dans la chambre silencieuse, le seul bruit était l’éclatement des braises qui achevaient de se consumer dans la cheminée. Rachel s’étira.
  
  — Nick, prenez-moi dans vos bras, demanda-t-elle dans un souffle.
  
  Elle se retourna et se serra contre moi, sans attendre de réponse. Sa peau était douce comme un pétale de rose.
  
  — Rachel ! Vous ne…, commençai-je.
  
  Elle me fit taire en posant ses lèvres sur les miennes, et anéantit toute velléité de résistance en se serrant encore plus fort. Sa petite langue s’insinua entre mes dents, et je répondis à son baiser. Ses seins magnifiques étaient collés à ma poitrine. Puis je sentis sa main qui me caressait, doucement pour commencer, puis avec plus d’audace.
  
  Son contact plein de chaleur provoquait la tendresse. Je n’avais pas connu cela depuis longtemps. Après l’amour je serrai Rachel entre mes bras. Elle me regarda en me caressant le visage et le cou, sans parler. Elle n’avait pas besoin de parler. Ses yeux me disaient tout.
  
  Elle posa la tête sur ma poitrine et ne bougea plus. Je sentais sa respiration et les palpitations de son cœur se faire de plus en plus régulières, puis elle bascula dans le sommeil.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VI
  
  
  Le lendemain, au réveil, mon regard rencontra celui de Rachel. Elle me regardait, allongée à plat ventre et dressée sur les coudes. Comment faisait-elle pour être si belle et si fraîche dès le matin ?
  
  — Pas de migraine ? Pas de gueule de bois ? lui demandai-je.
  
  — Non. Rien du tout, dit-elle en plissant le nez, d’un air amusé. Puis, d’un doigt, elle suivit le trajet d’une vieille cicatrice le long de mon arcade sourcilière droite, descendit l’arête de mon nez, m’effleura les lèvres et s’arrêta à la fossette de mon menton.
  
  — Nick Carter, me déclara-t-elle d’une voix caressante, tu es une perle rare. Je n’avais encore jamais rencontré un homme comme toi.
  
  — Ouais, grommelai-je avec un demi-sourire, je sais. Vous dites toutes la même chose…
  
  — Mais moi je suis sincère, Nick, assura-t-elle en m’embrassant tendrement sur les lèvres. Et même, si tu veux que je sois totalement franche avec toi, je ne te trouve pas beau. En te regardant, je me disais que tu n’avais pas ce que l’on peut appeler un visage gracieux, au contraire.
  
  — Merci pour le compliment.
  
  — Mais tu sais si bien y faire ! ajouta-t-elle en m’embrassant à nouveau.
  
  Nous nous regardâmes un long moment dans les yeux. Rachel me caressait la joue et j’entendais sa peau satinée crisser sur ma barbe naissante.
  
  — Monsieur Carter, un petit coup de rasoir vous ferait le plus grand bien, décréta-t-elle.
  
  Elle m’embrassa encore, cette fois en faisant courir le bout de sa langue entre mes lèvres. Je sentis le contact chaud et ferme de ses seins qui se plaquaient sur ma poitrine et la douceur de sa toison soyeuse qui me caressait la cuisse.
  
  Je glissai les mains le long de ses reins, la saisis par les fesses et la fis rouler sur moi. Elle commença à se frotter amoureusement contre mon corps en ondulant le bassin. Sa toison devint moite et je me sentais déjà dans d’excellentes dispositions pour lui rendre hommage.
  
  — Est-ce qu’on a le temps ? demanda-t-elle.
  
  — Le temps ? On n’a que ça tant qu’ils ne nous ont pas contactés.
  
  Sans autre forme de procès, elle se souleva, bascula les hanches et les abaissa, lentement, pour se faire pénétrer en douceur, m’arrachant un soupir de volupté. Le visage enfoui au creux de sa poitrine, je me laissai griser par la fragrance musquée qui émanait de son corps.
  
  En laissant échapper de petits râles lascifs, elle accéléra progressivement ses coups de reins qui atteignirent bientôt une cadence effrénée. Le vieux lit de cuivre manifestait sa réprobation sous forme de couinements grinçants. Rachel se mit à pousser des gémissements plaintifs en se laissant aller à la montée du plaisir qui ne tarda pas à l’envahir tout entière. Quelques secondes plus tard, c’était moi qui explosais en elle dans un paroxysme de plaisir.
  
  Rachel s’allongea près de moi et me couvrit de baisers. J’écartai quelques mèches brunes qui lui retombaient sur le visage et l’embrassai sur la joue. Elle poussa un grognement sensuel de femme comblée.
  
  Lorsque nous fûmes habillés, je demandai qu’on nous apporte le petit déjeuner dans la chambre. Après ces ébats matinaux, nous avions tous deux un grand creux à l’estomac.
  
  Un peu plus tard, nous entendîmes Ezra monter le vieil escalier en sifflant joyeusement. Rachel alla lui ouvrir la porte.
  
  — Voici un petit déjeuner pour un couple royal, madame, annonça-t-il fièrement en avançant son plateau et en se tournant de biais pour passer la porte. Y en a, à ce qu’ils disent, qui se déplacent spécialement de la ville pour les breakfasts de Nell. ‘Jour, m’sieur McCarthy, ajouta-t-il en me voyant. Plutôt frisquet, ce matin. Ça vous dirait de casser la croûte devant un bon petit feu ?
  
  Sans attendre ma réponse, il déposa son plateau et s’agenouilla devant la cheminée. Bientôt un grand feu crépitait dans l’âtre.
  
  Lorsque nous eûmes fait un sort au copieux et succulent breakfast, Ezra vint reprendre le plateau. Je lui demandai de nous monter une cafetière pleine. Les longues heures d’attente commençaient. Rachel descendit pour chercher un journal du matin. Elle voulait savoir quelles réactions la disparition de son père provoquait dans le monde.
  
  Dans l’après-midi, elle m’annonça qu’elle allait faire un tour. Je lui recommandai de toujours rester en vue de l’auberge. Dès qu’elle fut sortie, je me mis à la fenêtre et attendis de la voir réapparaître en bas. C’était une belle journée d’hiver, claire, froide et piquante. De l’autre côté de la route, une bande de gosses jouaient au bord de la rivière. En descendant de la véranda, Rachel se tourna vers moi et me fit un signe. J’agitai la main derrière les carreaux puis me servis une tasse de café chaud, et m’assis avec le journal.
  
  Lorsqu’un peu plus tard, je jetai à nouveau un coup d’œil par la fenêtre, Rachel ne se trouvait nulle part à la ronde. Les enfants étaient toujours au même endroit, occupés à mettre la dernière touche à un bonhomme de neige. Je parcourus toute la route du regard : pas de Rachel en vue. Mon cœur s’affola dans ma poitrine et je me maudis de l’avoir laissée sortir seule.
  
  Entendant des hurlements joyeux, je tournai la tête vers le groupe de gosses. Rachel sortit de derrière le bonhomme et lui planta une carotte au milieu du visage. Je poussai un soupir de soulagement. Une vraie gamine, on aurait pu croire qu’elle faisait partie de la bande. Un peu plus tard, elle laissa les enfants à leurs jeux et reprit le chemin de l’auberge. Je la suivis des yeux jusqu’au moment où je fus certain qu’elle était en sécurité à l’intérieur.
  
  À 8 heures, nous descendîmes à la salle à manger. J’expliquai à Ezra que j’attendais un coup de téléphone très important et qu’il ne devait surtout pas hésiter à venir me chercher si l’on me demandait pendant le dîner. La tension de la journée nous avait noué l’estomac et, au grand dam de l’hôtelier, nous commandâmes un repas léger.
  
  Nous finissions notre café lorsque nous vîmes Ezra se diriger à grands pas vers notre table. Deux regards inquiets se braquèrent sur son visage avenant.
  
  — M’sieur McCarthy, annonça-t-il, on vous demande sur la ligne de la réception.
  
  — J’arrive, Ezra, dis-je.
  
  Je tournai la tête vers Rachel. Elle était pétrifiée.
  
  — Allons, fis-je, calme-toi. Tu vas rester ici. Il faut absolument éviter d’avoir l’air d’être dans tous nos états.
  
  — Oui, Nick, mais dépêche-toi, répondit-elle en maîtrisant à grand peine sa voix chevrotante.
  
  Lorsque j’arrivai au comptoir de la réception, Ezra, me tendit le téléphone. J’attendis qu’il soit sorti.
  
  — Allô ! Ici McCarthy, aboyai-je dans l’appareil.
  
  — Êtes-vous seul, monsieur McCarthy ?
  
  C’était la voix que j’avais entendue à New York.
  
  — Tout ce qu’il y a de plus seul, répondis-je avec aplomb.
  
  — Très bien. Je vois que vous êtes raisonnable.
  
  Je respirais. Ils n’étaient pas au courant de la présence de Rachel.
  
  — Vous voyez le pont couvert que vous avez passé pour venir à l’auberge ? Vous garerez votre voiture sur le bas-côté de la route, vous descendrez et vous vous mettrez au milieu du pont pour que nous puissions bien vous voir.
  
  — OK. C’est noté.
  
  — Soyez-y à 10 heures, seul. Et surtout, pas de gestes héroïques, ni d’armes naturellement.
  
  — Soyez tranquille.
  
  En raccrochant, je vis que Rachel m’avait rejoint.
  
  — Ça y est, lui dis-je. Ils ont pris contact.
  
  — Qu’est-ce qu’ils ont dit ? demanda-t-elle, le souffle court.
  
  — Je te raconterai ça là-haut, répondis-je. Il faut que je fasse mon rapport aux instances supérieures.
  
  Arrivé dans la chambre, je jetai ma veste sur le lit, ôtai ma chemise et enfilai un gros pull à col roulé qui attendait sur le bureau.
  
  — Alors, Nick ? lança Rachel d’une voix impatiente. Dis-moi ! Qu’est-ce qu’ils réclament ?
  
  — Je n’en sais encore rien. Je dois les rencontrer à 10 heures.
  
  — Et ensuite ?
  
  Je haussai les épaules.
  
  — Comment veux-tu que je sache ? C’est eux qui décident.
  
  Épuisée d’énervement, Rachel se laissa tomber sur le lit, où elle s’assit, la tête baissée, les bras ballants entre les jambes.
  
  — Tu crois que ce sera vite réglé ? demanda-t-elle.
  
  — Mais oui, bien sûr, mentis-je en regrettant simplement de ne pas croire à mes propres dires.
  
  — Dieu merci ! soupira Rachel.
  
  J’ouvris ma valise et y pris mon dispositif de brouillage. Lorsqu’Ezra m’eut obtenu l’inter, je l’assujettis au combiné et composai le numéro qui me permettait de joindre Hawk à toute heure du jour et de la nuit. J’écoutai la sonnerie à l’autre bout du fil. On décrocha à la seconde. J’entendis encore l’écho assourdi d’une série de déclics électroniques, puis la voix du boss résonna dans l’écouteur.
  
  — Ici, N3, Sir, annonçai-je.
  
  — Ah Nick ! J’ai attendu votre appel toute la journée.
  
  — Le contact avec l’objectif vient seulement d’être pris, expliquai-je. Le rendez-vous est fixé à 22 heures.
  
  — Très bien, très bien. Des nouvelles du ministre ?
  
  — Pour autant que je sache, il est sain et sauf, Sir.
  
  — Bien. Ici, les derniers événements sont plutôt de mauvais augure, me dit Hawk. Les services de sécurité israéliens nous ont fait savoir que la fille du ministre avait disparu hier en fin d’après-midi. Mais nous n’avons eu tous les détails que beaucoup plus tard. Figurez-vous que le responsable de la protection du ministre est introuvable. Apparemment, il s’est, lui aussi, volatilisé.
  
  Je tournai les yeux vers Rachel qui s’était assise au bord du lit et écoutait nerveusement. Je sentis mon poil se hérisser en apprenant que Zack Levin avait quitté le Waldorf sans prévenir. Car, pour moi, cela ne faisait aucun doute, il allait bientôt montrer le bout de son nez dans le secteur.
  
  — Allô ! Nick ! Vous m’écoutez ?
  
  — Oui, oui, je suis là, Sir.
  
  — Nous n’avons aucun élément en main. Nous ignorons si c’est sérieux ou non. Aucun autre contact n’a été pris au Waldorf. Le Président a été mis au courant de la situation et il a décidé de lancer les autres services sur l’affaire. Pour le moment, heureusement, nous sommes parvenus à garder le secret sur ce rebondissement. La presse ne sait rien.
  
  Je sentis le souffle me revenir. Il n’y avait encore rien de cassé.
  
  — Sir, la fille est ici avec moi, dis-je.
  
  — Quoi ! hurla Hawk.
  
  Je sursautai et écartai vivement l’écouteur de mon oreille. Rachel, qui avait entendu le cri de Hawk, s’était levée et dardait sur moi un regard chargé d’angoisse.
  
  — Mais qu’est-ce qui vous a pris, N3 ? rugissait Hawk dans l’appareil. Vous avez perdu la tête ?
  
  Je notai au passage que mon boss bien-aimé avait laissé tomber le « Nick » amical pour le « N3 » sec et officiel des mauvais jours.
  
  — Écoutez, Sir, je n’avais pas le choix, expliquai-je. Si je n’avais pas accepté de la prendre avec moi, Mlle Weisman avait décidé de venir tout de même par ses propres moyens.
  
  La culpabilité se lisait sur le visage de Rachel. Je lui souris pour la rassurer et poursuivis :
  
  — Vous comprendrez que, dans ces conditions, je ne pouvais pas la laisser s’engager seule dans une aventure aussi dangereuse ! L’unique solution envisageable était de l’autoriser à m’accompagner.
  
  J’entendis Hawk souffler bruyamment au bout du fil.
  
  — Oui, bien sûr, je comprends votre situation, N3. J’espère simplement que les autorités israéliennes verront cela du même œil !
  
  Il me sembla que sa voix se calmait lorsqu’il me demanda :
  
  — Et le chef de la sécurité ? Savez-vous ce qu’il est devenu ?
  
  — En toute probabilité, il s’est mis en route pour nous rejoindre, Sir.
  
  — Qu’est-ce qui vous fait penser cela ?
  
  — Il était à l’écoute quand les terroristes ont appelé à New York. Il tenait à se charger lui-même des négociations. Naturellement, j’ai rejeté cette idée.
  
  — Naturellement, approuva Hawk. C’est beaucoup mieux ainsi.
  
  — Sauf si, maintenant, il rapplique ici, Sir.
  
  — Je vois. J’ai bien l’impression qu’il va vous falloir improviser en priant le ciel pour que notre ami israélien ne vienne pas se jeter dans vos jambes au mauvais moment.
  
  — Je ferai de mon mieux, Sir.
  
  — J’y compte, Nick, soupira Hawk. Je garde l’affaire secrète le plus longtemps possible. Je prends cela sous mon bonnet. Et c’est pour vous que je le fais ! Mais j’exige que vous me mettiez immédiatement au courant des dispositions de l’objectif lorsque vous en aurez pris connaissance. Et, pour l’amour du ciel, Nick, surveillez bien la fille !
  
  — Je n’y manquerai pas, Sir, assurai-je.
  
  — De toute manière, vu le fonctionnement particulièrement efficace de leurs services de sécurité, elle est probablement mieux en votre compagnie, commenta le boss d’un ton mordant.
  
  Lorsqu’il eut raccroché, je poussai un grand soupir et allumai une cigarette. Rachel s’approcha et m’enlaça.
  
  — J’ai l’impression que tu as des ennuis à cause de moi, commença-t-elle avec un petit sourire blafard.
  
  — Eh bien, franchement, répondis-je en riant, on ne peut pas dire que le bonze m’ait annoncé son intention d’épingler une médaille sur ma valeureuse poitrine.
  
  — Je sais, j’entendais. Oh, Nick, tu ne m’en veux pas trop ?
  
  — Je suis aussi fautif que toi. Jamais je n’aurais dû te laisser venir.
  
  — D’abord, fit-elle remarquer, on ne se serait jamais connus. Ensuite, comme tu l’as dit à ton chef, je serais venue toute seule, que tu le veuilles ou non. Tu sais, s’empressa-t-elle d’ajouter, si tu as vraiment des ennuis, je témoignerai. Je leur dirai que je t’ai obligé à m’emmener.
  
  — Je ne me fais aucun souci sur ce point, lui dis-je. Ce qui m’inquiète, pour le moment, c’est ton ami.
  
  — Mon ami ?
  
  — Zack Levin a disparu. Il ne manque plus qu’il vienne fourrer son nez là-dedans et qu’il flanque tout par terre ! Ce serait complet !
  
  — Quel imbécile ! s’écria Rachel.
  
  Je regardai ma montre. Il était 9h35. Je me déchaussai et enfilai une paire de gros brodequins de cuir. Rachel m’observait en silence pendant que je nouais mes lacets.
  
  — Nick, emmène-moi avec toi, articula-t-elle soudain avec une parfaite sérénité.
  
  — Non, Rachel.
  
  — S’il te plaît ! fit-elle d’une voix plus implorante. Je veux voir mon père.
  
  — Tu sais parfaitement que c’est hors de question !
  
  — Nick, je t’en prie ! Il faut que je le voie ! insista-t-elle.
  
  — Tu t’imagines qu’en plus du père, je vais leur amener la fille sur un plateau ?
  
  — Je m’en fiche ! Je viens avec toi !
  
  — J’ai dit non, un point c’est tout ! Alors enlève-toi cette idée de la tête !
  
  — Tu ne pourras pas m’en empêcher ! cria-t-elle.
  
  Je l’empoignai par le bras et l’attirai brutalement contre moi. Je n’étais pas d’humeur à lui céder cette fois-ci. Je ne pouvais prendre le risque de la voir enlevée à son tour.
  
  — Maintenant, tu vas m’écouter et bien sagement, exposai-je de mon ton le plus sec et le plus implacable. Tu restes ici, c’est comme ça ! Si je dois te ficeler, je le ferai sans hésiter.
  
  Je vis son visage se décomposer devant cette rudesse inattendue. Puis, avec un mépris hautain, elle tourna les talons, et traversa lentement la pièce. Arrivée à la porte de la chambre, elle fit volte-face et m’apostropha :
  
  — Tu n’es qu’une brute !
  
  Ce furent ces derniers mots avant que la porte ne se referme sur elle dans un claquement.
  
  J’eus la violente envie d’aller lui dire son fait, mais j’étais pressé par le temps. En enfilant ma grosse veste en peau de mouton, j’eus presque le réflexe d’empocher Wilhelmina puis je réalisai qu’ils n’allaient pas manquer de me fouiller et qu’ils découvriraient mon petit Luger chéri.
  
  Avant de m’en aller, je frappai à la porte de Rachel. Silence. J’insistai. Toujours pas de réponse.
  
  — Rachel ! criai-je, tu crois que c’est intelligent ?
  
  Rien.
  
  — Rachel, tu te comportes comme une sale gamine gâtée !
  
  Toujours rien.
  
  — Bon, comme tu voudras. Boucle-toi là-dedans et restes-y jusqu’à mon retour.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VII
  
  
  Le faisceau des phares balayait le pont couvert à mesure que ma Cadillac avançait dans la courbe du virage. Arrivé au point de rendez-vous, je déboîtai vers le bas-côté puis coupai le moteur. Le ciel constellé d’étoiles et un magnifique clair de lune illuminaient la nuit.
  
  J’ouvris ma portière, descendis et attendis, appuyé contre le capot. Le vent glacial qui montait de la rivière me sifflait dans les cheveux et je regrettai de ne pas avoir pensé à me couvrir la tête. J’allumai une cigarette. Tout en fumant, je tentais de distinguer des formes dans un petit bosquet situé de l’autre côté de la route. Le bruit de la circulation sur la grand-route n’était qu’un murmure lointain et quasi imperceptible.
  
  Quelques minutes plus tard, des semelles crissèrent sur la neige dans mon dos. J’attendis, parfaitement immobile et, soudain, je fus aveuglé par un puissant faisceau lumineux.
  
  — Levez les mains et retournez-vous ! m’ordonna une voix.
  
  Je discernai à grand-peine deux silhouettes derrière le faisceau. Je m’exécutai. Quelqu’un arriva derrière moi et me poussa contre la voiture. Puis des mains me palpèrent le torse et les deux jambes.
  
  — C’est bon, rien de louche ! cria l’homme à l’adresse des deux autres.
  
  Les phares d’une voiture éclairèrent le sous-bois à trois mètres de moi, à l’intérieur du bosquet. Le véhicule traversa la route et fit halte près de nous. Un homme ouvrit la portière, un autre me poussa à l’intérieur et le troisième prit place à l’avant à côté du chauffeur.
  
  La voiture repartit, en direction de la grand-route. À ce moment, un membre de mon escorte tira un bandeau de sa poche et m’en couvrit les yeux. Personne ne parlait. Je sentis que le véhicule s’engageait sur la route de New Paltz.
  
  Peu après, l’automobile se mit à monter et, à l’inclinaison du terrain, je compris que nous roulions dans une montagne relativement escarpée. Lorsque nous nous arrêtâmes, un bon moment plus tard, j’entendis au-dehors un bruit qui me parut être celui d’une barrière métallique. Puis la voiture redémarra et franchit encore un plan incliné.
  
  Elle fit bientôt halte et l’on me débarrassa de mon bandeau. Il faisait trop noir pour que je puisse bien voir les alentours. Je distinguai seulement, devant moi, une construction massive qui me fit penser à une forteresse.
  
  On me fit entrer par une porte qui s’ouvrait sur un long couloir, à l’extrémité duquel se trouvait une pièce vide. Le seul éclairage était la clarté diffuse d’une bougie, posée au milieu d’une longue table de bois. On m’ordonna de m’asseoir sur une chaise à un bout de la table.
  
  La porte se ferma et je me retrouvai seul dans la pièce. Un long moment passa et je me demandai si leur tactique ne consistait pas à essayer de m’inquiéter pour se donner un avantage psychologique. Je fis un tour d’horizon en grillant paisiblement une cigarette. La pièce était meublée, en tout et pour tout, de la chaise, de la table et d’une autre chaise. Une porte s’ouvrit au fond de la salle et un homme entra.
  
  Il s’installa sur la deuxième chaise à l’autre extrémité de la table. La lumière de la bougie, posée entre nous, m’empêchait de le voir distinctement. Il me sembla qu’il avait des cheveux blonds, coupés court, et une grosse moustache. Il portait des lunettes sans branches pourvues de verres épais. Le mauvais éclairage et la distance ne me permettaient pas de déterminer son âge. Il était assis, les bras croisés, le regard fixé sur moi. Comptait-il rester ainsi jusqu’à la fin des temps ? Le silence commençait à devenir pesant. Finalement, il s’éclaircit la voix.
  
  — Monsieur McCarthy, dit-il, je ne perdrai pas de temps à tourner autour du pot.
  
  Il parlait avec un léger accent germanique.
  
  — Je suis à la tête de la section américaine de l’Organisation de Libération Rashapur, m’apprit l’homme. Nous détenons Weisman en otage politique.
  
  J’avais déjà entendu parler du Rashapur. Il s’agissait d’un petit État arabe situé entre la Syrie et la Jordanie et fortement soupçonné de servir de base à des activités terroristes. Mais jamais au grand jamais, les terroristes ne s’étaient lancés dans une opération aussi audacieuse que l’enlèvement d’un ministre israélien des Affaires étrangères. Je me demandai quels pouvaient être les rapports entre cet Allemand et l’Organisation de Libération du Rashapur.
  
  — Quels sont vos liens avec l’OLR ? questionnai-jé.
  
  — Ne m’interrompez pas ! ordonna-t-il sèchement. Vous saurez tout en temps voulu. En temps voulu, d’ailleurs, le monde entier saura tout. Pour le moment, si vous et vos amis israéliens comptez revoir un jour Weisman vivant, il faudra vous plier à un certain nombre d’exigences.
  
  « Vous déposerez la somme de dix millions de dollars sur un compte que nous vous indiquerons dans une banque suisse. Vous libérerez tous les prisonniers politiques arabes actuellement détenus en Israël. Enfin, tous les Allemands emprisonnés pour crimes de guerre – et notamment Rudolf Hess – devront être relâchés. Les prisonniers seront transportés par avion jusqu’au Rashapur. Lorsque ces conditions seront intégralement remplies, nous vous rendrons David Ben Weisman. »
  
  — Somme toute, vous avez des prétentions relativement modestes, fis-je d’un ton ironique.
  
  Il ne releva pas ma remarque.
  
  — Il est maintenant 23 heures, ajouta-t-il. Vous avez vingt-quatre heures pour vous exécuter. Nous attendons la libération des prisonniers politiques, en gage de votre bonne foi. Si tout n’est pas réglé demain soir à 23 heures, Weisman sera exécuté.
  
  Malgré la pénombre, je voyais une lueur de démence briller dans le regard de mon vis-à-vis. Avec celui-là, le marchandage allait être hors de question. Je n’aurais pas parié cher sur les chances du ministre de s’en sortir vivant. Je savais ce qu’il restait à faire. Mais le délai de vingt-quatre heures me paraissait bien court.
  
  — Qu’est-ce qui me garantit que le ministre sera effectivement libéré lorsque nous aurons satisfait à vos exigences ? demandai-je.
  
  — C’est nous qui avons les atouts en main, répliqua l’homme avec un sourire grimaçant. Faites ce que nous disons, vous n’avez pas le choix !
  
  Il se leva pour indiquer que la discussion était close.
  
  — Nous garderons le contact avec vous, conclut-il. Vous avez vingt-quatre heures, pas une de plus, souvenez-vous-en. Et, croyez-moi, monsieur McCarthy, dites bien à ceux qui vous envoient qu’ils ont tout intérêt à exécuter nos directives s’ils veulent revoir Weisman vivant.
  
  Il fit demi-tour et quitta la pièce d’une démarche raide. Quant à moi, l’on me refit traverser le couloir par lequel j’étais entré. Lorsque je fus dans la voiture, on me noua de nouveau le bandeau sur les yeux.
  
  Le trajet du retour me parut beaucoup plus long. La route était abrupte et sinueuse. Mes oreilles bourdonnaient. Je compris qu’ils me faisaient tourner en rond pour me désorienter. À la longue, la voiture finit par s’arrêter. On me débanda les yeux et l’on me fit descendre. Je vis qu’ils m’avaient ramené près du pont métallique qui traversait l’Esopus.
  
  Avant de me quitter, mes sympathiques compagnons de voyage me remirent une enveloppe. Je l’ouvris et y trouvai le numéro de leur compte en Suisse. Je réfléchis tout en franchissant la courte distance qui me séparait du pont couvert. Il n’allait pas être facile de retrouver l’endroit où ils m’avaient emmené. Et je n’avais que vingt-quatre heures. La vie de Weisman en dépendait.
  
  En atteignant le pont, j’eus la bonne surprise de constater que ma voiture s’était envolée. Je me maudis d’avoir laissé les clefs au tableau de bord. J’étais contraint d’en référer à la police du coin et cela allait me faire perdre un temps précieux.
  
  Je regagnai l’auberge à pied. En arrivant, j’avais les oreilles gelées et écarlates. Je montai directement à l’étage pour mettre Rachel au courant des derniers événements. J’entrai dans ma chambre et frappai à la porte de la sienne. Pas de réponse. Je frappai plus fort en me disant qu’elle ne s’était tout de même pas endormie. Je tournai le bouton à tout hasard et, à mon grand étonnement, la porte s’ouvrit. Rachel n’était pas dans sa chambre.
  
  Étant donné la joyeuseté de notre dernière entrevue, je pensai qu’elle était sortie pour se calmer. Logiquement, elle ne devait pas être en danger mais j’étais néanmoins furieux de voir qu’elle avait quitté sa chambre en dépit de mon interdiction.
  
  Je descendis au bar pour demander à Ezra s’il l’avait vue sortir. La réponse négative du brave homme me plongea dans l’inquiétude. C’était invraisemblable. Puis, finalement, je me dis qu’elle était peut-être passée pendant qu’Ezra était occupé. Mais, dans ce cas, où se trouvait-elle maintenant ? La simple idée qu’elle était dehors, en pleine nuit, et par ce froid ne me plaisait pas du tout. J’étais censé faire mon rapport immédiatement, mais je ne pouvais m’y résoudre. Je décidai d’attendre et commandai un cognac au lieu d’appeler Hawk.
  
  Un peu plus tard, j’en étais déjà à mon second cognac, et je regardais anxieusement par la fenêtre, lorsque je vis ma Cadillac s’engager dans l’allée de l’auberge. Je sautai en bas de mon tabouret, fonçai dans l’entrée et faillis percuter Rachel qui arrivait en trombe.
  
  — Bon Dieu ! sifflai-je, furibond. Mais d’où sors-tu ?
  
  — Ne te fâche pas, Nick, me supplia Rachel d’une petite voix. Quand j’ai vu que rien n’y ferait et que tu ne m’emmènerais pas, je suis descendue en vitesse et je me suis cachée à plat ventre à l’arrière de ta voiture.
  
  — Ah bravo ! C’est intelligent ! Ils m’ont fouillé en me collant contre la voiture. Tu imagines un peu ce qui serait arrivé s’ils t’avaient vue à l’intérieur ?
  
  — Écoute, ils ne m’ont pas vue, c’est l’essentiel. Quand je les ai entendus démarrer, je me suis mise au volant et j’ai suivi leurs feux arrière dans la montagne. J’ai fini par les perdre de vue sur les petites routes tortueuses. J’ai sûrement tourné du mauvais côté quelque part parce que je me suis retrouvée sur l’autre versant de la montagne dans un coin appelé Kerhonkson. Il a fallu que je demande mon chemin pour rentrer ici.
  
  — Crois-tu que tu pourrais retrouver l’endroit où tu les as perdus ? demandai-je, réalisant soudain que Rachel n’avait peut-être pas fait du si mauvais travail.
  
  — Je pense que oui. Il y avait un embranchement. J’ai pris à gauche. J’ai compris que je m’étais trompée seulement quand je me suis aperçue que je redescendais.
  
  — Ils m’avaient bandé les yeux, dis-je. Mais je sais qu’on a démarré dans la direction de New Paltz. Quelle route ont-ils prise ensuite ?
  
  — Ils ont traversé la ville, me répondit Rachel. Au feu où on a pris la route 32 en venant, ils ont tourné à droite. Ensuite, ils ont passé un autre petit pont. Je restais loin derrière eux pour ne pas me faire repérer.
  
  — Sacrée toi ! fis-je, admiratif malgré moi. Et ensuite ?
  
  — Après le pont, la route s’est mise à grimper. À mi-hauteur, j’ai vu des pancartes et j’ai noté les noms qui étaient écrits dessus. Je suis incapable de les prononcer.
  
  Elle me tendit son carnet.
  
  — Lake Minnewaska et Lake Mohonk, y lus-je à voix haute.
  
  « Beau job, Rachel ! Dès qu’il fera jour, nous monterons là-haut. Si on se débrouille bien, on pourra retrouver l’endroit où tu penses les avoir perdus.
  
  Nous rentrâmes dans le bar. Ezra était introuvable et nous nous servîmes nous-mêmes un petit verre que nous emportâmes dans nos chambres.
  
  — Et mon père, Nick ? me demanda Rachel. Est-ce que tu as pu le voir ?
  
  — Non, mais ils m’ont assuré qu’il allait bien.
  
  — Et leurs exigences ?
  
  — Inacceptables, répondis-je. Lorsqu’ils m’ont enlevé le bandeau, j’ai vu que j’étais très haut dans la montagne. Ça ressemblait aux bâtiments d’une ancienne station de sports d’hiver.
  
  — Nous avons combien de temps ?
  
  — Jusqu’à demain soir 11 heures.
  
  — Et après ?
  
  — À ce moment-là on aura récupéré ton père, je te le promets.
  
  — Et si on n’y arrive pas ?
  
  Ne trouvant aucune réponse, je restai muet et la regardai par-dessus le bord de mon verre. Elle était blême.
  
  — Ils t’ont dit qu’ils le tueraient, c’est ça, n’est-ce pas ?
  
  — Ne t’en fais pas, Rachel, dis-je en lui passant un bras autour des épaules. Demain soir, ton père sera avec nous, en sécurité.
  
  — Mais si on ne trouve pas leur repaire ? insista-t-elle.
  
  — On le trouvera. Il faut qu’on le trouve, déclarai-je en la regardant droit dans les yeux. Fais-moi confiance. La montagne n’est pas si immense que ça.
  
  Tandis que je téléphonais mon compte rendu à Hawk, Rachel, très agitée, marchait de long en large devant la cheminée. Je fis part à mon chef des conditions imposées par les ravisseurs et lui racontai l’entrevue par le menu, sans oublier de mentionner le léger accent de mon interlocuteur. Lorsque je lui eus transmis les coordonnées approximatives que nous avions établies des lieux, il me dit qu’une équipe d’experts en topographie était déjà en train de travailler sur une carte aérienne de New Paltz et de ses environs.
  
  Il m’abandonna pendant quelques minutes et, lorsqu’il revint en ligne, il avait des informations encourageantes pour moi. La chaîne de montagnes, m’expliqua-t-il, s’étendait parallèlement aux Monts Catskill, vers le nord, et se nommait la Shawangunk. Après avoir réduit leurs différentes hypothèses concernant la localisation du repaire dans la chaîne de la Shawangunk, les spécialistes avaient dégagé trois stations répondant à ma description. Hawk ajouta qu’il allait faire analyser ces données par un ordinateur et qu’il me rappellerait pour me communiquer les résultats.
  
  Je me plantai devant la fenêtre, le regard rivé sur le petit cours d’eau gelé. Les étoiles avaient disparu de la voûte céleste et la lune était encerclée par un halo blafard. J’écrasai une cigarette puis allai vider le cendrier dans les cabinets. Je tuai ainsi le temps en petites besognes inutiles pendant environ une heure.
  
  Rachel s’était assoupie sur le lit. La tension nerveuse provoque des réactions différentes selon les individus. Elle – ce n’était pas la première fois que je le remarquais – avait tendance à se sentir accablée de fatigue. Elle sursauta au bruit du téléphone. Je décrochai à la deuxième sonnerie. Ezra me passa la communication et j’enclenchai mon brouilleur.
  
  — N3, j’écoute, répondis-je.
  
  — J’ai bien peur que nous n’ayons fait chou blanc, Nick, annonça la voix de Hawk.
  
  — Ah ? Qu’avez-vous trouvé ?
  
  — Deux : des stations sont absolument hors de cause. La première, la Mohonk House, est tenue par une famille de quakers depuis quatre générations. L’autre, la Minnewaska Inn, est dirigée par un citoyen au-dessus de tout soupçon.
  
  — Et la troisième, Sir ?
  
  — Elle porte le nom de Swiss Alpine Inn. C’est un gîte montagnard qui appartenait autrefois à une famille allemande et qui a cessé toute activité au moment de la guerre. Le gîte a été racheté au début des années 50 par un hôtelier suisse, un certain Kurt Vollman.
  
  — Pédigree ?
  
  — Inattaquable d’après nos ordinateurs. J’ai également contacté le fichier des immigrations. Il est parfaitement blanc de ce côté-là aussi. D’ailleurs, il a obtenu la nationalité américaine.
  
  — Est-ce qu’il est toujours patron du gîte ?
  
  — L’établissement est resté ouvert au public jusqu’à l’été 1970. Ensuite, Vollman l’a transformé en centre d’entraînement pour l’équipe olympique de natation. C’est loin d’être un inconnu dans le milieu sportif. Il a fait partie des entraîneurs de l’équipe américaine de natation aux Jeux Olympiques de Munich en 1972. Actuellement, le gîte abrite une société de chasse privée.
  
  — On revient à la case départ.
  
  — J’en ai bien l’impression, Nick.
  
  — Sir, nous avons jusqu’à demain 23 heures, dis-je en lançant un regard furtif vers Rachel. Je pense qu’ils vont me contacter mais j’ai bien peur qu’à ce moment-là, il ne soit trop tard.
  
  — Je pourrais faire ratisser le ciel par une escadrille de Stewart Field à Newburgh, proposa Hawk.
  
  — Attendons que ce soit absolument nécessaire. Si nous pouvons investir la place en douceur, ce sera beaucoup plus sûr pour le ministre. Je monterai là-haut aux premières lueurs du jour et j’essaierai de voir ce qu’il en est. Si je rentre bredouille, nous n’aurons pas d’autre choix. Entre-temps, alertez les détachements de la Garde Nationale à Kingston et à Poughkeepsie. Qu’ils se tiennent sur le pied de guerre, prêts à entrer en action dès qu’on leur en donnera le signal. Nous pourrons ainsi mener simultanément les recherches par voie terrestre et aérienne.
  
  — Entendu, Nick. Nous montons la permanence ici en attendant votre signal. Bonne chasse !
  
  Je raccrochai. Le visage de Rachel était pâle et tiré. Elle se leva du lit et se jeta entre mes bras. Après ce coup de fil, je commençais à ne plus être très sûr de mon affaire. Mais, face à elle, je faisais tout mon possible pour paraître parfaitement confiant.
  
  — On va le trouver, Rachel, dis-je. Dès l’aube, on saute dans la voiture, on grimpe là-haut et on fouille tout le secteur. Il est strictement exclu qu’ils puissent camoufler une construction aussi grande que celle que j’ai vue.
  
  — Oh, Nick, il le faut ! Absolument ! gémit-elle. Si on ne le trouve pas, ils le tueront !
  
  Je la serrai contre moi pour la réconforter.
  
  — Allons, allons, Rachel… Si on n’y arrive pas seuls, j’avertirai Hawk. Il n’attend qu’un mot de moi pour envoyer une escadrille dans la montagne et une troupe de miliciens suffisante pour quadriller le terrain mètre carré par mètre carré.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE VIII
  
  
  Je dormis quelques heures d’un sommeil très agité. Rachel s’était assoupie entre mes bras. Finalement, trop tendu pour rester couché, je sortis du lit et attendis.
  
  Lorsque les premières lueurs de l’aube se dessinèrent sur l’horizon, j’éveillai Rachel. Après nous être chaudement habillés et avoir mis de grosses chaussures de cuir, nous descendîmes au rez-de-chaussée. Lorsque nous racontâmes à Ezra que nous allions faire une excursion à skis dans la montagne, il nous pria de l’attendre un instant, s’éclipsa et revint bientôt avec un grand thermos de café chaud qu’il nous tendit en disant que la journée allait être froide.
  
  Le ciel gris ardoise annonçait de la neige mais j’espérais qu’elle aurait la patience d’attendre le lendemain pour se mettre à tomber. À la sortie de New Paltz, nous prîmes la direction de la Shawangunk.
  
  Après quelques kilomètres, nous atteignîmes les contreforts de la chaîne. De grosses congères s’étaient formées sur la route enneigée et je me félicitai d’avoir loué une Cadillac. La lourde voiture collait remarquablement à la chaussée.
  
  — Là ! Devant ! s’exclama soudain Rachel en tendant un doigt. C’est là que je les ai perdus de vue.
  
  Nous arrivions à un embranchement en forme de fourche. Cette fois, naturellement, je pris à droite. La route se tordait comme un serpent. J’étais obligé de ralentir considérablement pour prendre certains virages en épingle à cheveux. Tandis que nous montions en altitude, je jetai un coup d’œil dans la vallée et vis, très loin vers le bas, la ville de New Paltz qui commençait à s’éveiller.
  
  Comme nous approchions du sommet, la route devint moins raide. Nous roulâmes jusqu’au premier gîte. Je ralentis et vis une pancarte annonçant Minnewaska Inn. Quelques kilomètres plus loin, nous passions devant l’entrée du gîte de Mohonk House.
  
  Nous rencontrâmes ensuite une grande clôture grillagée qui longeait la route. À intervalles d’une dizaine de mètres, des panneaux, fixés à la clôture, disaient : CHASSE GARDÉE. DANGER. CLÔTURE ÉLECTRIQUE SOUS HAUTE TENSION. Nous arrivâmes bientôt à l’entrée de la propriété, barrée par une lourde grille métallique au centre de laquelle un autre grand panneau indiquait : SWISS ALPINE HUNTING LODGE. ACCÈS FORMELLEMENT INTERDIT. DANGER.
  
  Derrière la barrière, se trouvait un petit poste de garde d’où un homme nous suivit des yeux pendant que nous passions. Intrigué par toutes ces mises en garde et interdictions, je continuai à rouler jusqu’à ce que nous soyons hors de vue.
  
  — Est-ce que tu penses la même chose que moi ? me demanda Rachel.
  
  J’acquiesçai d’un signe de tête, déviai la Cadillac sur l’extrême bord de la route, ralentis puis réaccélérai en braquant à fond pour exécuter un tête-à-queue. La grosse automobile réagit parfaitement et, un instant plus tard, nous roulions en sens inverse. J’avais les paumes moites. La vieille sensation que j’éprouve toujours quand une action va se déclencher commençait à s’installer au creux de mon estomac. Je repassai devant la barrière de métal et pris la direction de Mohonk House.
  
  — Où va-t-on ? demanda Rachel.
  
  — On va aller faire un petit peu de grimpette tous les deux. Ça ne me paraît pas catholique tout ça.
  
  Arrivé dans l’enceinte de la station, j’allai ranger la Cadillac au parking. Nous sortîmes nos sacs à dos du coffre et continuâmes à pied jusqu’à une baraque où nous demandâmes un cheval et un traîneau. Quelques minutes plus tard, nous étions à Mohonk House.
  
  — Qu’est-ce qu’on va faire, Nick ?
  
  — De l’escalade, répondis-je. Tu en as déjà fait ?
  
  — Oui. À l’armée.
  
  — Parfait, dis-je. J’ai une petite idée. On va grimper l’arête de Mohonk jusqu’à l’endroit où elle touche la propriété de Swiss Alpine Lodge. J’ai l’intention d’aller jeter un coup d’œil par là-bas. Leur acharnement à éloigner les visiteurs me paraît plutôt louche.
  
  Nous cherchâmes le magasin de sport et y entrâmes. Le temps était froid et maussade mais le vieux bonhomme qui tenait le magasin nous accueillit d’un sourire chaleureux.
  
  — Bonjour, m’sieurs-dames ! lança-t-il d’une voix enjouée. Qu’y-a-t-il pour votre service ? Une paire de skis de fond ? Une luge ? Il paraît que la descente en luge depuis le sommet jusqu’au gîte est sensationnelle.
  
  — Merci mais nous voudrions du matériel d’escalade, lui dis-je. Deux équipements avec quincaillerie complète. Cordes de rappel, mousquetons, pitons, crampons et piolets.
  
  — À votre place, je ne sortirais pas aujourd’hui, nous avertit le vieux montagnard. Ça glisse trop.
  
  — Nous n’avons pas l’intention de faire des passages difficiles, expliquai-je.
  
  — N’importe, mon garçon. L’arête est très méchante en cette saison. De plus, la météo prévoit de la neige pour aujourd’hui.
  
  — Ne vous inquiétez pas, dis-je. S’il commence à neiger, nous redescendons immédiatement.
  
  — Vous avez fait beaucoup d’escalade ? interrogea-t-il en plissant les yeux d’un air méfiant.
  
  — Bien entendu, affirmai-je. Nous avons fait tous les sommets de Suisse ensemble.
  
  — Ah ! fit-il. Mais vous n’avez pas l’intention de faire les Trapps aujourd’hui ?
  
  — Les Trapps ? Qu’est-ce que c’est que ça ?
  
  — Oh là là, mon garçon ! s’exclama l’homme en secouant la tête avec suspicion. Vous me dites que vous êtes un alpiniste chevronné et vous ne connaissez même pas les Trapps ! Enfin ! c’est l’ascension la plus infernale de tout l’Est !
  
  — Ah mais bien sûr, les Trapps ! Qu’est-ce que j’ai donc dans la tête aujourd’hui ? Non, non rassurez-vous, nous n’allons pas nous lancer là-dedans avec un temps pareil.
  
  — J’aime mieux ça ! déclara-t-il, l’air soulagé. Jurez-moi de ne pas y aller et je vous donne l’équipement.
  
  Nous jurâmes et, à contrecœur, il prit sur ses rayonnages de bois un matériel complet qu’il étala devant nous sur le comptoir. Nous le saluâmes d’une poignée de main, remontâmes nos fermetures Éclair et partîmes affronter la montagne.
  
  — Au fait, ajouta l’homme avant que nous n’ayions franchi la porte, ne sortez pas de l’enceinte de Mohonk. Les gens de la société de chasse ne sont pas accueillants avec les étrangers qui s’égarent sur leur terrain. ‘Scusez-moi de vous dire ça, mais le patron est complètement azimuté. Y a quelque temps, il a tiré sur des gars du pays qui se promenaient par là-bas.
  
  — Merci de nous avoir avertis, dis-je en lançant un coup d’œil entendu à Rachel.
  
  J’avais la très nette impression que mes soupçons n’allaient pas tarder à se confirmer.
  
  Nous marchâmes jusqu’à la piste et commençâmes notre ascension. Au début, la pente était douce et nous progressions avec une relative aisance. Un peu plus tard, je décidai qu’il fallait nous encorder. Le vieux routier avait raison : le parcours était un miroir de givre.
  
  Nous avancions avec prudence, de plus en plus lentement. La piste était jalonnée de petits belvédères couverts de toits de chaume où les excursionnistes pouvaient s’arrêter et profiter du paysage. Nous fîmes notre première halte dans l’un de ces refuges. J’ouvris le thermos d’Ezra et nous nous réchauffâmes d’un bon gobelet de café.
  
  — Il faut rester encordés et nous assurer solidement, dis-je à Rachel.
  
  La piste allait en se rétrécissant. Un faux pas et c’était la chute libre dans le lac gelé, à plusieurs centaines de mètres en contrebas. Après avoir bu notre café, nous nous encordâmes et repartîmes. Lorsque nous arrivâmes en vue de la société de chasse, je me pris à regretter de ne pas avoir acheté deux parkas blancs pour nous rendre moins repérables.
  
  J’ouvrais la marche en testant les passages à chaque pas. De temps à autre, je m’arrêtais pour regarder Rachel qui me suivait à trois mètres. C’était une excellente varappeuse, vaillante et acharnée.
  
  Soudain, je stoppai et lui fis signe de se plaquer à la roche. Du doigt je lui montrai un petit belvédère, perché à l’extrémité d’un surplomb à une quinzaine de mètres au-dessus de nous. On apercevait une silhouette à l’intérieur de l’abri. Je sortis mes jumelles.
  
  Comme je m’y attendais, le belvédère était occupé par un homme armé d’un fusil à longue portée. Si c’était un membre de la société de chasse, on pouvait se demander quel genre de gibier il attendait sur ce versant. Il n’y avait pas de bouquetins dans la région et les daims qui vivaient en altitude au sommet des plateaux ne risquaient pas de s’aventurer dans un terrain aussi escarpé. De toute évidence, c’étaient les animaux à deux pattes qui intéressaient ce client-là.
  
  Je ne voyais qu’un moyen de sortir de sa zone de surveillance sans rebrousser chemin : quitter la piste et passer sous le promontoire en longeant l’à-pic. C’était un gros risque. J’allais être obligé d’ouvrir moi-même le passage sur une paroi parfaitement verticale.
  
  Nous n’avions pas le choix. Je me mis à planter des pitons dans la roche pour assujettir notre filin puis, d’un geste, invitai Rachel à me suivre. Je travaillais lentement, pour faire le moins de bruit possible. C’était fatigant et fastidieux. Il fallait avancer centimètre par centimètre et, par endroits, nous n’avions que de minuscules grattons pour poser les pieds.
  
  Tout à coup, j’entendis un raclement dans mon dos. Il me fallut une fraction de seconde pour comprendre et, lorsque je me retournai, je vis le pied de Rachel riper. Elle perdit prise et lâcha son piolet qui rebondit sur une petite arête avec un « ting » sonore. Instantanément, je bandai tous mes muscles et bloquai le filin. Une violente secousse me fit savoir que le corps de Rachel était arrivé en bout de course.
  
  Je tournai prudemment la tête et la vis qui se balançait comme un pendule, à environ quatre mètres plus bas. Nous nous trouvions exactement à l’aplomb du belvédère.
  
  Le garde avait entendu le bruit. Ses pas résonnèrent au-dessus de ma tête lorsqu’il s’avança jusqu’au bout du promontoire pour regarder par-dessus le parapet. J’attendis en bloquant ma respiration, incapable de dire s’il pouvait ou non nous voir. Le seul bruit était le sifflement du vent dans les grands pins. Finalement, pensant probablement que c’était un rocher qui s’était détaché, l’homme retourna s’asseoir sous sa guérite.
  
  Lorsqu’elle eut fini de se balancer dans le vide, Rachel dégagea le piolet de rechange quelle portait à la ceinture, le planta dans une anfractuosité et regagna la paroi. Quelques minutes plus tard, elle arrivait à mes côtés. Elle était haletante et un peu crispée. Je lui tapotai l’épaule et lui fis signe de ne pas faire de bruit. Elle me sourit vaillamment pour m’indiquer que tout allait bien. Après avoir vérifié les cordes, je repris ma progression le long de la paroi.
  
  Il nous fallut près d’une heure pour passer le poste de garde et disparaître de sa vue derrière une arête rocheuse. Il nous fut alors possible de regagner la piste balisée et de poursuivre l’ascension dans de meilleures conditions.
  
  Il se mit à neiger mais je savais que ce n’était pas le moment de s’arrêter. La neige, d’ailleurs, ne présentait pas que des inconvénients. Certes, elle allait rendre la descente du retour plus dangereuse mais elle allait également constituer un écran qui nous rendrait moins repérables.
  
  Lorsque nous atteignîmes le sommet, il neigeait à gros flocons. Le vent commençait à souffler et il me sembla que le temps allait virer au blizzard. Harassés et hors d’haleine, nous nous allongeâmes côte à côte dans la neige. Je passai le thermos à Rachel puis je bus à mon tour. Le café nous fit le plus grand bien. Ayant un peu récupéré, je pris mes jumelles et scrutai les alentours.
  
  Je voyais parfaitement le grand bâtiment qui se trouvait à moins de cent mètres. C’était bien celui où les terroristes m’avaient conduit la veille au soir. Des lumières brillaient à l’intérieur et, de l’endroit où nous nous trouvions, la forteresse avait tout d’un gîte montagnard chaud et accueillant.
  
  Des sentinelles, postées à intervalles réguliers, entouraient la construction. Je vis également plusieurs véhicules, garés à gauche du gîte, et un hélicoptère, fixé par des amarres au centre d’une aire de décollage.
  
  Tout à coup, la porte s’ouvrit et un homme sortit, encadré par deux gardes. Je réglai mes jumelles pour bien voir. L’homme portait des menottes aux poignets. Sa tête était entourée d’un bandage taché de sang. Je savais que c’était David Ben Weisman.
  
  Rachel poussa un petit cri. Elle aussi avait sorti ses jumelles et elle venait de reconnaître son père. Elle se leva, prête à bondir. Je me jetai sur elle et la fis retomber dans la neige en lui appliquant la main sur la bouche. Nous attendîmes un long moment, immobiles, aplatis dans la neige, nous demandant si les gardes avaient entendu quelque chose. Finalement, je risquai un coup d’œil et constatai que les sentinelles n’avaient pas bougé. Je repris mes jumelles et remarquai que le ministre regardait dans notre direction. Puis il fit demi-tour et on le ramena à l’intérieur.
  
  Je passai un bras autour de Rachel et l’entraînai doucement vers l’autre côté de l’arête rocheuse. Elle me regardait avec inquiétude. Je lui fis un grand sourire suivi d’un clin d’œil.
  
  — Eh bien voilà, dis-je dès que nous fûmes assez loin pour ne pas être entendus. Ton père est là et il va bien. Il ne reste plus qu’à le récupérer avant ce soir.
  
  — Tu as vu sa tête, Nick ? demanda Rachel avec des sanglots dans la voix. Ils l’ont frappé…
  
  — Allons, ressaisis-toi, lui dis-je doucement. Il est en vie et c’est ça qui compte.
  
  Le retour vers Mohonk fut plus facile que je ne l’aurais cru. Nous connaissions les passages et j’avais laissé les pitons en place pour ne pas perdre de temps pendant la descente.
  
  — Bon Dieu ! s’exclama le vieil homme lorsque nous entrâmes dans le magasin. J’allais téléphoner pour qu’on envoie une équipe de secours. On peut dire que vous m’avez fait une belle frousse !
  
  — Navré de vous décevoir, dis-je en posant les cordes de rappel sur le comptoir. Nous sommes entiers et voici votre matériel. Il manque quelques pitons et articles de quincaillerie. Je les ai laissés là-haut pour gagner du temps. Vous n’avez qu’à les mettre sur la note.
  
  — Ah là là ! fit le vieil homme. Jamais je n’aurais dû accepter de vous louer ce matériel. Si vous saviez ce que j’ai pu me ronger les sangs… Je remercie le Bon Dieu de vous revoir vivants.
  
  — Moi, c’est vous que je remercie, répondis-je en riant. Grâce à vous nous avons pu faire une randonnée passionnante.
  
  — Passionnante p’t-être bien, mais elle valait sûrement pas le mouron que je me suis fait, grommela le magasinier.
  
  — Tenez, dis-je en déposant un beau billet neuf et craquant sur le comptoir. C’est pour le matériel manquant. Avec la monnaie, vous pourrez aller boire quelque chose pour vous remettre de vos émotions.
  
  — Merci, euh… merci beaucoup, bredouilla le brave homme en regardant la coupure avec des yeux écarquillés.
  
  J’allai prendre le cheval et le traîneau et nous regagnâmes la voiture. Je démarrai et, bientôt, nous étions sortis de Mohonk House. Je savais que le temps m’était compté et que je devais trouver au plus vite un moyen de m’introduire dans la Swiss Alpine Lodge pour libérer le ministre. J’arrêtai la Cadillac sur le bord de la route, allumai une cigarette et entrepris de bâtir un plan.
  
  — Qu’est-ce qu’on attend ? me demanda Rachel d’un ton étonné.
  
  — Je vais retourner là-haut, dis-je.
  
  — Comment ? s’exclama-t-elle ? Tu vas recommencer cette escalade alors qu’il fait presque noir ?
  
  — Non. Cette fois, je passe par la grande porte.
  
  — Tu crois qu’on peut le faire ?
  
  — Je crois que je peux le faire, rectifiai-je. Il faut simplement que je parvienne à franchir le poste de garde.
  
  — Écoute, Nick, laisse-moi venir avec toi, me demanda-t-elle une fois de plus. Je suis sûre que tu auras besoin d’aide et que je pourrai t’être utile.
  
  — C’est en rentrant à l’auberge que tu me seras le plus utile, répondis-je. Quelqu’un doit contacter le service. C’est toi qui le feras.
  
  J’ouvris la boîte à gants, y pris un bloc et un stylo, notai les renseignements nécessaires puis arrachai la page et la tendis à Rachel.
  
  — Voilà, poursuivis-je, ce numéro te permettra de joindre directement David Hawk. Appelle-le dès ton arrivée chez Depugh’s. Tu lui diras que je vais là-haut. Qu’il place les détachements de gardes nationaux en état d’alerte. Si à 10h30, je ne suis pas entré en contact avec lui, qu’il leur donne l’ordre d’investir la place. Tout repose sur toi, Rachel ! Tu devras leur indiquer l’emplacement exact et leur donner tous les renseignements nécessaires à la coordination de l’opération. Une erreur de ta part et c’est l’échec pour tout le monde. Lorsque tu auras passé le coup de fil, enferme-toi. Et, surtout, cette fois, je t’en prie, ne sors pas de ta chambre !
  
  Je lui pris le menton et l’embrassai tendrement avant d’ajouter :
  
  — Tu reverras bientôt ton père. Je te le promets.
  
  Je sortis de la voiture et allai ouvrir le coffre où je pris un pistolet-mitrailleur de calibre 45 que je mis dans mon sac à dos avec plusieurs chargeurs. Cela fait, je tendis les clefs à Rachel.
  
  — Sois prudente sur la route, lui dis-je avant de l’embrasser une dernière fois.
  
  Elle me regarda longuement, avec émotion, sachant que la vie de son père était entre mes mains, et murmura :
  
  — Je t’aime.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE IX
  
  
  Je la regardai partir. Lorsque les feux de la Cadillac eurent disparu au bout du premier virage, je fis demi-tour et pris la direction de la Swiss Alpine Lodge. Je savais qu’il me faudrait du temps pour couvrir les quelques kilomètres qui m’en séparaient. Afin de ne pas me faire remarquer, je marchai sur le côté de la route.
  
  La neige avait cessé mais la route, qui formait une percée dans la forêt, était balayée par un vent polaire. Je relevai le col de mon parka et allumai une cigarette, la dernière précédant l’action.
  
  Le buste penché en avant pour lutter contre le vent, je progressais péniblement au milieu des congères sans cesser de réfléchir à la tactique que j’allais employer pour pénétrer dans l’enceinte de la réserve de chasse. Tout à l’heure, en observant les lieux par-derrière, je n’avais pas vu de chien et j’espérais qu’il n’y en avait pas non plus du côté de l’entrée.
  
  Soudain, un bruit de moteur se fit entendre dans mon dos. Je plongeai sur le côté, en plein dans une congère. Je me relevai en m’ébrouant et me cachai derrière un arbre pour surveiller la route. Le véhicule approchait en pétaradant. C’était une camionnette bleue tôlée et, lorsqu’elle arriva à ma hauteur, je lus en lettres blanches sur son flanc : ÉPICERIE HERMAN.
  
  Je me ruai vers la route et sifflai le plus fort possible entre mes doigts. Le vieux moulin faisait un tel vacarme que le chauffeur ne m’entendit pas. Je sifflai une seconde fois et le tacot s’arrêta. Le ciel était avec moi.
  
  Lorsque j’arrivai au véhicule, le chauffeur se coucha sur la banquette pour baisser la vitre de mon côté. Il portait une casquette à rabats et un gros blouson à carreaux. Il m’observa d’un œil soupçonneux par-dessus ses lunettes rondes cerclées d’acier. Il devait avoir une bonne cinquantaine.
  
  — Eh ben ? Z’êtes perdu ? demanda-t-il.
  
  — Non, non. Je vais par là et, si vous aviez la gentillesse de me faire faire un bout de chemin…
  
  — Terminus à la Swiss Alpine. Si ça vous arrange, c’t avec plaisir.
  
  Décidément, je n’en croyais pas mes oreilles ! L’homme m’ouvrit la portière et je grimpai dans la cabine. Il passa la première et la camionnette s’ébranla.
  
  — Vous êtes monsieur Herman ? m’enquis-je histoire d’engager la conversation.
  
  — Ouais. Sam Herman. J’tiens l’épicerie de la 32e rue. En fait, c’est plutôt elle qui m’tient, ha ! ha ! ha !
  
  — Vous avez un beau camion, appréciai-je.
  
  — Ah ça, Old Blue, c’est de la belle mécanique ! Y a sept ans que j’ roule avec. Y m’ fait bien un p’tit caprice de temps en temps mais, dans l’ensemble, j’ai pas à m’ plaindre.
  
  — Et vous faites vos livraisons vous-même ?
  
  — En principe non, mais c’te commande-là était arrivée un peu trop tard. J’avais d’jà renvoyé l’ gamin à la maison. Ah çui-là, pour aller rigoler, l’est toujours là, mais quand y s’agit d’ boulot, c’t’ aut’ chose. Vient d’entrer c’t’ année à la fac, et v’là d’jà qu’y nous ramène une fille. Rendez compte ?
  
  — Bah, on a tous connu ça. C’est de son âge, répondis-je en souriant.
  
  — Ouais, bien sûr, admit Sam avec philosophie. Mais, dites-moi un peu, quèsse que vous faites là, tout seul en pleine montagne. Z’habitez par là-haut ?
  
  — Non. À vrai dire, Sam, je tiens la rubrique des sports et loisirs de plein air dans un journal de New York. Je prépare actuellement une enquête sur les réserves de chasse aux États-Unis et, depuis ce matin, j’essaie d’entrer à la Swiss Alpine Lodge. Mais ce n’est pas du gâteau.
  
  — Ah ça, pour être privé, on peut dire que c’est privé, approuva Sam.
  
  — J’ai bien vu. Dites-moi, vous ne pourriez pas m’aider à passer l’entrée ?
  
  — Pas possible, décréta Sam. Vollman, leur patron, veut pas voir la tête d’un étranger. Si jamais y vous trouvent, je perds un sacré bon client.
  
  Je glissai la main dans ma poche et en tirai une poignée de billets. Lorsque j’eus trouvé une coupure de cinquante dollars, je la mis sous le nez de l’épicier.
  
  — Est-ce que ceci pourrait vous aider à changer d’avis ? demandai-je.
  
  Sam lorgna le billet d’un œil torve.
  
  — Ça pourrait p’t-être, répondit-il en insistant bien sur le conditionnel. Mais, croyez-moi, ça s’rait pas un service à vous rendre…
  
  — Ça, c’est mon affaire, Sam, dis-je en ajoutant un second billet de cinquante.
  
  Je vis ses sourcils s’arrondir.
  
  — Bon, ben… pisque que vous insistez, fit-il. Dans le fond, y a pas d’ mal à c’ que j’ vous fasse – comment dire ? – passer en douce juste pour que vous jetiez un p’tit coup d’œil.
  
  Il tendit la main et m’arracha pratiquement les billets pour les fourrer dans la poche de son blouson.
  
  — Dites donc, Sam, vous êtes plutôt dur en affaires, lui dis-je.
  
  — Hé, c’est que j’ prends un gros risque là, répondit-il en ralentissant. Vaudrait mieux que vous passiez derrière pour vous cacher entre les caisses. Quèque fois le gars de l’entrée jette un œil histoire d’être sûr que j’ suis bien tout seul.
  
  Suivant son conseil, je passai par-dessus le siège et allai m’accroupir entre deux gros cartons.
  
  — Ils ont l’air drôlement pointilleux sur les entrées et les sorties, fis-je remarquer.
  
  — Comme j’ vous ai dit, c’t’ une réserve privée et y z’ont l’air de t’nir à ce qu’elle y reste.
  
  Nous terminâmes la route sans parler, puis Sam commença à ralentir et je compris que nous approchions de la grille.
  
  — On y est, me souffla-t-il d’une voix étouffée. Maintenant, vous restez bien caché et, surtout, vous n’ faites pas d’ bruit.
  
  La camionnette stoppa. J’entendis le ronronnement d’un moteur électrique lorsque la barrière commença à s’ouvrir puis un « cling » métallique lorsqu’elle s’arrêta. Sam repartit, passa l’entrée et s’arrêta à l’intérieur. Je sus que le garde venait vers l’arrière au bruit de ses brodequins qui faisaient craquer la neige gelée à chacun de ses pas. Un instant plus tard, les portières arrière de la camionnette s’ouvraient en grand.
  
  — Alors, Sam, vous êtes en retard, fit l’homme. Qu’est-ce qui s’est passé ?
  
  — C’est le gamin, expliqua Sam. Il était déjà rentré quand j’ me suis aperçu qu’il avait laissé votr’ commande en plan.
  
  — OK, dépêchez-vous. Ils vous attendent là-bas.
  
  Les portières claquèrent et Sam redémarra. Il fit le tour du bâtiment pour se diriger vers l’entrée de service. J’estimai la distance entre le gîte et le poste de garde à environ huit cents mètres.
  
  Par les vitres arrière de la camionnette, j’aperçus les sentinelles qui montaient la garde du côté de l’arête rocheuse que j’avais escaladée avec Rachel. Ils n’accordaient aucune attention au véhicule de l’épicier.
  
  Je ne pus m’empêcher de me demander comment Sam faisait pour ne pas s’étonner du nombre de sentinelles qui gardaient la place. Ici, au cœur de ce gîte d’apparence paisible, se tramait un complot international et l’épicier ignorait tout de ce qui se passait, ne cherchait pas à savoir pourquoi les occupants des lieux déployaient tant d’efforts pour en interdire l’accès.
  
  Sam sortit de la cabine, fit le tour de sa camionnette et vint ouvrir. Je fis glisser le premier carton vers l’extérieur, il le chargea sur une épaule et se tourna vers moi.
  
  — Bon, dit-il, maintenant vous pouvez prendre des notes en r’gardant dehors. Mais, surtout, n’ sortez pas du bahut, qu’on ne vous voye pas.
  
  Puis il entra dans le bâtiment avec son carton. Je hasardai un regard à l’extérieur pour essayer d’estimer le nombre de gardes. J’en dénombrai vingt, et il y en avait probablement plus de l’autre côté. Un instant plus tard, l’épicier venait prendre le deuxième carton.
  
  — Alors, ces notes ? Vous les prenez ? demanda-t-il.
  
  — Ça y est. J’ai terminé.
  
  — Ben ça, fit-il éberlué, on peut dire que vous n’ perdez pas de temps !
  
  Il chargea son carton et repartit vers l’entrée de service. Je me relevai pour jeter un coup d’œil de l’autre côté par le pare-brise. À quelques mètres, se trouvait un quai de déchargement sur lequel s’ouvrit une porte qui me sembla être celle d’une vaste cuisine. Près d’elle, une autre porte. Je décidai d’entrer par là. Sam arrivait.
  
  — J’espère que vous n’avez rien oublié, parce que c’est l’ dernier carton, annonça-t-il. Après ça, on s’en va.
  
  Je le suivis des yeux tandis qu’il faisait, pour la troisième fois, le même trajet et disparaissait à l’intérieur. Puis je chargeai mon sac à dos et sautai à terre. Je restai un court instant accroupi dans l’ombre pour m’assurer que personne ne pouvait me voir et, courbé en deux, courus jusqu’à la porte. Le ciel était toujours avec moi : elle n’était pas verrouillée. Je me glissai à l’intérieur.
  
  Jusqu’à présent, tout allait pour le mieux. Il faisait sombre mais l’éclairage en provenance d’une pièce adjacente me suffit pour voir que j’avais échoué dans une sorte d’office. Soudain, j’entendis un bruit de pas. Repérant, à l’autre bout de la pièce, une table chargée de poêles et de casseroles, je plongeai dessous et me dissimulai derrière les longs pans de toile cirée qui retombaient de part et d’autre.
  
  La lumière s’alluma et j’écoutai, en retenant mon souffle, quelqu’un s’approcher de la table. Il y eut un tintamarre de ferraille au-dessus de ma tête tandis que l’arrivant s’affairait parmi les ustensiles de cuisine. Puis il finit par repartir en éteignant derrière lui. J’attendis encore un moment avant d’oser faire un mouvement.
  
  Dehors, le moteur de la camionnette démarra en pétaradant. Sam devait se demander ce que j’étais devenu mais je savais qu’il ne perdrait pas son temps à me chercher. Je pris l’arroseuse dans mon sac à dos, y engageai un chargeur et sortis de ma cachette. Il y avait une porte à l’autre bout de l’office. Je m’en approchai prudemment et écoutai.
  
  N’entendant rien, j’entrebâillai lentement la porte et collai un œil dans l’ouverture. J’apercevais un long couloir. En ouvrant un peu plus, je vis qu’il était désert et je sortis, le PM à la hanche.
  
  Le couloir formait un angle un peu plus loin et, brusquement, j’entendis des voix qui approchaient. Je me figeai sur place, les pas étaient maintenant tout près. Les arrivants allaient franchir l’angle du mur et me voir. Je fonçai vers le débarras, m’engouffrai à l’intérieur et refermai la porte.
  
  Il était moins une. Déjà les voix et les pas se trouvaient au niveau du réduit où je me tenais immobile, la respiration coupée. Lorsque je les entendis décroître, je soufflai profondément, attendis encore un moment et ouvris la porte. Un rapide coup d’œil autour de moi me rassura. J’avais le champ libre.
  
  J’avais de quoi m’occuper si je voulais visiter tout le bâtiment. Il était immense. Je continuai à marcher au hasard, dans le couloir désert, ouvrant porte après porte et trouvant pièce vide sur pièce vide. Je découvris un genre de foyer avec une table de ping-pong et un poste de télévision, allumé devant un cercle de fauteuils inoccupés.
  
  Par deux fois, je faillis me faire repérer en inspectant ce véritable dédale. La première fois, j’étais arrivé à une intersection au moment même où un garde passait dans le couloir perpendiculaire. La seconde, j’avais ouvert une porte et m’étais trouvé nez à nez avec un homme allongé sur un lit de camp. Il dormait.
  
  J’ignorais si le ministre était détenu au rez-de-chaussée, au sous-sol ou dans les étages. Je n’ignorais pas, en revanche, que, plus je mettrais de temps à le trouver, moins nous aurions de chances de nous en tirer.
  
  Soudain, j’aboutis face à une grande porte à double battant. Je l’entrouvris prudemment et regardai par l’interstice. C’était un réfectoire, plein à craquer d’hommes en train de dîner. Je refermai avec mille précautions et m’adossai un instant au mur pour essuyer d’un revers de main la sueur qui me mouillait le front.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE X
  
  
  Rachel regarda Nick rapetisser dans le rétroviseur, puis sa silhouette disparut au détour de la route. L’angoisse la torturait à l’idée qu’il allait retourner seul dans cet endroit maudit. Elle savait, pourtant, qu’il n’y avait pas d’autre solution.
  
  Elle savait aussi que c’était un excellent agent, probablement le meilleur que possédaient les États-Unis. Son cœur était déchiré. Les deux hommes qui comptaient le plus pour elle, étaient en ce moment même engagés dans une lutte pour la vie, et sa gorge se nouait quand elle pensait à ça.
  
  Elle tira un peu trop sur le volant à l’entrée d’un virage et les pneus décrochèrent. La grosse Cadillac se mit à glisser inexorablement vers le bord de la route. Il n’y avait pas de barrière de sécurité. Après la route, c’était le ravin. Rachel lâcha la pédale d’accélérateur et contre-braqua. La voiture vira à 180® puis cala. Rachel souffla, redémarra et manœuvra pour repartir dans la bonne direction en se disant que la meilleure façon de penser à son père et à Nick n’était pas d’essayer d’imaginer ce qui leur arrivait en ce moment mais ce qui allait leur arriver si elle ne parvenait pas à regagner l’auberge pour téléphoner à Hawk. À partir de maintenant, elle décida de se concentrer uniquement sur sa conduite. La route devenait de plus en plus dangereuse. La neige fraîchement tombée empêchait les roues motrices d’accrocher. Elle plaça le levier de la boîte automatique sur la position low et prit garde de ne solliciter la pédale de frein qu’avec la plus grande vigilance.
  
  À plusieurs reprises, la lourde voiture commença à chasser vers l’arrière mais elle réussit à la contrôler. Elle eut encore une frayeur lorsqu’une vieille camionnette bleue, passant en sens inverse, la força à faire un écart dans une congère où elle crut bien qu’elle allait rester bloquée.
  
  Au pied de la montagne, les camions de la voirie étaient en train de sabler la chaussée. La route devint beaucoup plus facile et Rachel se risqua à accélérer modérément.
  
  Il faisait nuit lorsqu’elle tourna dans l’allée d’accès de l’auberge. Elle rangea la voiture au parking et se hâta d’entrer. En traversant la réception, elle remarqua que le bar était désert. La salle de restaurant ne contenait que deux couples qui avaient osé affronter le verglas pour venir se régaler de la cuisine de Nell Depugh. Ezra lui fit un signe amical au passage et elle s’engouffra dans l’escalier.
  
  Arrivée dans sa chambre, Rachel jeta son manteau sur le lit et se débarrassa de ses grosses chaussures. Elle approcha de la cheminée et se chauffa les mains tout en rassemblant ses idées pour le coup de fil qu’elle devait passer à David Hawk. Elle se servit deux doigts du cognac de Nick, but une petite gorgée et tressaillit en se sentant pénétrer par la bienfaisante chaleur de l’alcool. Puis elle s’installa au téléphone, demanda l’inter et composa son numéro. Il y eut deux sonneries et l’on décrocha. Immédiatement, elle enclencha le brouilleur comme elle avait vu Nick le faire.
  
  — N3 ? fit une voix au bout du fil.
  
  — Monsieur Hawk ?
  
  Il y eut un léger temps de flottement puis la voix demanda :
  
  — À qui ai-je l’honneur ?
  
  — Je suis Rachel Weisman, monsieur Hawk.
  
  — Que se passe-t-il, mademoiselle ? Il est arrivé un malheur ?
  
  — Non, non, monsieur. Nous avons trouvé l’endroit où mon père est emprisonné. C’est la Swiss Alpine Lodge.
  
  — En êtes-vous absolument certaine, mademoiselle Weisman ?
  
  — Absolument, monsieur. Nous y sommes allés ce matin, Nick et moi, et nous avons pu pénétrer dans l’enceinte de la propriété en passant par la montagne. Nous avons vu mon père sortir entre deux gardes pour prendre l’air.
  
  — Où est Nick en ce moment ? demanda Hawk.
  
  — Il est reparti là-bas pour essayer de retrouver mon père et de le libérer. C’est pourquoi je vous appelle. Il m’a donné votre numéro et m’a demandé de vous transmettre un message : au cas où il ne vous aurait pas contacté ce soir avant 22 h 30, il faudrait que vous donniez l’ordre à la Garde Nationale de passer à l’action.
  
  — Cela ne me plaît pas du tout, objecta Hawk. Nous n’avons aucun moyen de savoir si Nick a pu entrer sans se faire repérer. S’il n’y est pas parvenu, il faut que nous intervenions dès maintenant. Et, s’il se trouve effectivement à l’intérieur, les miliciens ne pourront que lui prêter main-forte.
  
  — Permettez-moi d’insister, monsieur. Nick m’a assurée que, si les terroristes soupçonnent quoi que ce soit, ils abattront mon père sur-le-champ. Il pense en outre qu’il a de très fortes chances de le localiser avant 22 h 30 et de le faire sortir. S’il n’y parvient pas, nous pourrons alors prendre le risque d’une intervention armée.
  
  Tout à coup, Rachel prit conscience des paroles qu’elle était en train de prononcer. Elle se sentit comme dédoublée, comme si elle était en train de regarder Rachel Weisman jouer dans un film d’espionnage où il était question de complots, d’enlèvements et de menaces de mort.
  
  Intrigué par son silence, Hawk la ramena à la réalité.
  
  — Vous vous sentez bien, mademoiselle Weisman ?
  
  — Oui, oui, je vous remercie, répondit-elle d’une voix sereine.
  
  — Bien, nous allons jouer la carte de Nick. Je suis sûr qu’il sait ce qu’il fait. En attendant, vous allez rester où vous êtes. Vous m’avez bien compris ?
  
  — Oui, très bien, monsieur.
  
  Ils abordèrent ensuite les questions de logistique. Rachel transmit à Hawk tous les renseignements qu’il lui demandait et lui indiqua avec une extrême précision l’emplacement de la réserve de chasse.
  
  — Monsieur Hawk ? demanda-t-elle lorsque tout fut dit.
  
  — Oui, mademoiselle.
  
  — Lorsque Nick vous aura appelé, auriez-vous la gentillesse de me le faire savoir ?
  
  — Bien entendu, mademoiselle. C’est promis, je n’y manquerai pas, répondit Hawk de sa voix la plus aimable.
  
  — Merci beaucoup, monsieur.
  
  — Encore une chose, mademoiselle Weisman, ajouta Hawk.
  
  — Oui, monsieur.
  
  — Tâchez de ne pas vous inquiéter. Si quelqu’un est capable de mener cette affaire à bien, c’est indiscutablement Nick.
  
  — Je le sais, répondit Rachel.
  
  Rachel n’avait pas faim du tout. Elle se fit néanmoins monter un souper léger dans sa chambre, pensant que le repas l’aiderait à tuer le temps et lui permettrait de se rasséréner quelque peu.
  
  Lorsque le plateau arriva, elle grignota vaguement en s’efforçant, sans succès, d’oublier le drame qui était en train de se jouer là-haut, dans les montagnes de la Shawangunk. Puis elle finit par se lever et se mit à arpenter la pièce en regardant sa montre à tout instant. Elle savait que le pire était encore à vivre : l’attente et la terrible frustration de ne rien pouvoir faire, de n’avoir aucun secours à apporter.
  
  Elle s’avança jusqu’à la fenêtre. La lune était entourée d’un halo de brume. Le vent s’était mis à souffler et gémissait dans les branches et dans les interstices entre la fenêtre et son encadrement. Rachel s’apprêtait à aller ajouter une bûche dans le feu, lorsqu’une voiture qui entrait au parking attira son attention. Elle regarda le conducteur descendre.
  
  « Mon Dieu ! pensa-t-elle. Mais que fait-il ici ? » L’homme gravit le perron et disparut sous la véranda. Un instant plus tard, la sonnerie du téléphone retentit dans la chambre. Rachel décrocha.
  
  — Allô ! dit-elle avec un tremblement nerveux dans la voix. Oui, oui. C’est très bien, Ezra. Oui, vous pouvez le faire monter.
  
  Elle attendit un petit moment et l’on frappa à la porte. Elle se précipita pour ouvrir.
  
  — Mon Dieu ! s’exclama-t-elle. Mais pourquoi êtes-vous ici ?
  
  Le jeune homme se campa fièrement sur le seuil. Un large sourire illuminait son visage poupin.
  
  — Tout va bien, Rachel, dit-il enfin. C’est terminé.
  
  — Comment ?
  
  — Nous avons retrouvé votre père. Il est libre ! Le complot est écrasé.
  
  — Non, non, ce n’est pas possible ! s’écria Rachel, n’osant croire ce qu’elle entendait.
  
  — Mais si. Nous avons fait des recherches de notre côté, en collaboration avec la CIA, et nous avons retrouvé votre père en pleine montagne, dans une réserve de chasse. Nous avons donné l’assaut et voilà, c’est fini.
  
  — Mais… et Nick ? Je l’avais laissé dans la montagne.
  
  — Carter aussi est là-bas, répondit le jeune homme. Il a pris part aux opérations. Allons, venez vite, Rachel ! Votre père vous attend.
  
  — Où est-il ? demanda la jeune fille.
  
  Une ombre passa sur le visage du jeune homme qui marqua un léger temps de silence avant de répondre :
  
  — Il est aux urgences, à l’hôpital de Poughkeepsie.
  
  — Non ! Oh non ! cria-t-elle.
  
  — Rassurez-vous, voyons. Il va très bien. Il n’a que quelques ecchymoses mais ils ont absolument voulu lui faire subir un examen complet.
  
  Rachel poussa un long soupir de soulagement et sourit à son tour. Elle s’assit sur le lit pour se chausser.
  
  — Ah, je respire, dit-elle. Et Nick, est-ce qu’il va bien ?
  
  — Tout à fait bien. Ce gars-là, rien ne pourra jamais en venir à bout.
  
  Rachel se leva et le jeune homme l’aida à enfiler son manteau. Elle allait le suivre vers la sortie lorsqu’un détail la frappa.
  
  — Nick a bien téléphoné à David Hawk pour lui dire de ne pas faire intervenir la Garde Nationale ?
  
  — David Hawk ?
  
  — Oui, son supérieur.
  
  — Ah ! mais oui, bien sûr. D’ailleurs il est parti. Il ne va pas tarder à arriver ici, lui aussi.
  
  — C’est curieux, remarqua Rachel, l’air songeur. Il m’avait promis de m’appeler dès que Nick entrerait en contact avec lui.
  
  — Il a été transporté de joie en apprenant que votre père était tiré d’affaire, assura le jeune homme toujours souriant. À mon avis, il a dû oublier. Vous savez avec toute cette agitation…
  
  Ils quittèrent la chambre et se hâtèrent de descendre l’escalier. Ezra, qui était toujours dans la salle de restaurant, les vit traverser la réception.
  
  Le jeune homme ouvrit la portière de sa Honda et aida Rachel à y prendre place. Puis il fit le tour de la voiture et s’installa au volant. Il sortit du parking et prit la direction de la Route 32. La tête renversée sur le dossier, Rachel ferma les yeux, grisée par le bonheur de savoir que son père et Nick étaient sains et saufs.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XI
  
  
  J’avais failli me jeter dans la gueule du loup. Je battis en retraite, rapidement mais prudemment, atteignis une intersection et tentai ma chance dans une autre direction. Le réseau de couloirs commençait à avoir raison de mon sens de l’orientation et je me retrouvai à ouvrir les portes de pièces que j’avais déjà visitées.
  
  Je décidai de faire demi-tour et de revenir sur mes pas jusqu’à ce que je trouve un couloir qui me paraisse totalement nouveau. Je l’empruntai et arrivai devant une porte ouverte sur une pièce. Je fis une courte halte et écoutai attentivement. En apparence, le local était vide. En apparence. Si, d’aventure, quelqu’un s’y trouvait, il me verrait immanquablement passer devant l’ouverture et il faudrait que je le maîtrise sans faire usage de mon arme.
  
  Je pris une profonde inspiration, bandai tous mes muscles et fis irruption dans la pièce. Elle était vide. Je fis un tour d’horizon et constatai que je me trouvais dans un bureau, meublé d’une table de travail, de deux chaises et d’un classeur. Une grande carte de la région était punaisée à l’un des murs. J’allai jusqu’à la fenêtre pour prendre mes repères et il m’apparut que je me trouvais approximativement au centre du bâtiment.
  
  Je regagnai le couloir. Personne en vue. Je continuai mes recherches et aboutis à un cul-de-sac au fond duquel se trouvait une autre porte, légèrement entrebâillée. Des bruits de conversation me parvenaient de l’intérieur. En approchant, je sentis des effluves parfumés de cigarettes étrangères.
  
  Je jetai un coup d’œil discret par l’ouverture et découvris une splendide bibliothèque aux murs lambrissés, uniquement éclairée par les lueurs d’un feu de bois. Un homme, vêtu d’une veste d’intérieur, était assis devant la cheminée. C’était celui qui m’avait reçu la veille pour me faire connaître les exigences des ravisseurs. Malgré la lumière tamisée, je reconnus les reflets de sa courte chevelure blonde. Il fumait une longue cigarette et tenait au creux de la main un verre à cognac qu’il faisait tourner pour chauffer l’alcool.
  
  Je ne comprenais pas ce qu’il disait et me tordis le cou pour essayer de voir son interlocuteur, mais l’ouverture était insuffisante. Devais-je essayer de pousser un peu la porte ? Elle risquait de grincer, mais je décidai de tenter le coup. Je plaquai ma mitraillette contre ma poitrine avec mon bras droit, me penchai en avant et, avec une extrême délicatesse, poussai le battant de la main gauche.
  
  J’ai la réputation d’avoir les nerfs solides mais il s’en fallut de peu que je ne pousse un cri de stupeur. Les deux hommes, plongés dans une conversation nourrie, étaient tournés vers le feu. Mais je reconnus immédiatement le second. Et pour cause, c’était Zack Levin.
  
  Je fis un pas en arrière et m’adossai au mur. La surprise avait été rude. Une foule de suppositions extravagantes s’entrechoquaient dans mon crâne. Zack Levin ! Je finis par encaisser le coup et par me rendre à l’évidence. L’étonnement fit rapidement place à la colère et je sentis le poil se hérisser sur ma nuque. Tout était clair, maintenant. Je comprenais pourquoi il leur avait été aussi facile d’enlever le père de Rachel.
  
  Le couloir était toujours désert. J’allais les prendre par surprise et les forcer à me dire où Weisman était enfermé. Je me ramassais sur moi-même pour plonger dans la pièce lorsque, tel un éclair, une pensée me traversa l’esprit et m’arrêta net : Rachel. Je l’avais renvoyée seule à l’hôtel. S’ils l’avaient interceptée avant qu’elle n’ait pu appeler Hawk, la retraite risquait fort d’être compromise. Avant toute chose, il fallait que je sache. Je fonçai vers le bureau que je venais de visiter en espérant qu’il était toujours vide.
  
  Je me rappelais avoir fermé la porte derrière moi. Or elle était ouverte. Il y avait donc quelqu’un dans la pièce. Sans hésiter, je franchis le seuil. Un homme, assis à la table de travail, me regarda, pétrifié. Je lui collai le canon de ma mitraillette au milieu du front.
  
  — Pas un geste ! Pas un cri ! lui ordonnai-je.
  
  Le visage blême, il me fixait avec des yeux comme des soucoupes. Je reculai en le tenant en respect et, sans me retourner, fermai la porte.
  
  — Debout ! dis-je.
  
  Il se leva, blanc comme un linge, hypnotisé par la gueule noire de ma sulfateuse. Il devait s’y connaître et savoir quel genre de trou des dragées de 45 sont capables de faire dans un corps humain.
  
  — Demi-tour ! aboyai-je.
  
  Il se mit à trembler mais s’exécuta, ce qui était une sage résolution de sa part. Je fis le tour du bureau pour me placer dans son dos.
  
  — Je vous en prie ! Ne me tuez…
  
  Du canon de mon arme, je lui appliquai un coup sec au milieu de la nuque, mettant un terme à sa plaidoirie. Il y eut un « pop » très rigolo et le paroissien s’effondra sur le sol, mou comme un sac de pommes de terre. Je compris que je n’aurais pas à m’inquiéter de lui avant un bon moment.
  
  Je posai mon arme sur le bureau et composai rapidement le numéro de l’auberge. Puis, l’écouteur coincé entre l’épaule et l’oreille, je récupérai ma pétoire et attendis en surveillant attentivement la porte. « Allez, Ezra, dépêche ! » me disais-je en moi-même. Sur le bureau une pendule indiquait presque 22 heures. On décrocha à la septième sonnerie.
  
  — Allô ! Auberge Depugh, répondit une voix que je connaissais bien.
  
  — Ezra, murmurai-je, c’est monsieur McCarthy. Passez-moi ma femme, s’il vous plaît.
  
  — J’ demanderais pas mieux, m’sieur McCarthy. Seulement, elle n’est pas là.
  
  — Vous êtes sûr ? demandai-je, atterré.
  
  — Il n’y a pas de doute possible, m’sieur McCarthy. Votre dame est bien rentrée tout à l’heure et elle est montée dans sa chambre. Presque tout de suite, elle m’a demandé l’inter. Attendez que je me souvienne… Oui, elle a appelé à New York, je crois. Un peu plus tard, elle m’a demandé de lui porter un petit en-cas.
  
  — Et ensuite, Ezra ? lâchai-je, incapable de cacher mon exaspération.
  
  — Vers 8 heures et demie, ou quelque chose comme ça, un jeune gars a demandé après elle. J’ai bien trouvé ça un peu bizarre, vu que vous n’étiez pas là. Mais bon, j’ai appelé sa chambre et elle m’a dit de le faire monter. Qu’est-ce que vous vouliez que je fasse ?
  
  Le brave Ezra avait réellement l’air penaud et tout à fait navré pour moi.
  
  — Il était à peine monté, poursuivit-il, que je les ai vu repasser tous les deux et partir dans une petite voiture jaune. Une japonaise, je crois. Oh, m’sieur McCarthy, j’espère qu’il n’y a rien de cassé.
  
  — Non, non, Ezra, ne vous inquiétez pas. Tout va bien, répondis-je.
  
  Je raccrochai en m’efforçant de maîtriser la rage aveugle qui s’emparait de moi. Les crapules ! Le père ne leur suffisait pas, ils avaient aussi pris Rachel. Au moins avait-elle eu le temps d’appeler Hawk. C’était mon seul réconfort. Le boss était au courant et s’apprêtait à m’épauler. Je songeai à le contacter moi-même mais le temps pressait trop. Il fallait maintenant que je passe à l’action sans perdre une seconde.
  
  Je sortis du bureau après avoir éteint et refermai soigneusement la porte. Je regagnai la bibliothèque et me postai derrière la porte pour essayer d’espionner la conversation entre Levin et l’autre homme.
  
  — Ainsi, ce McCarthy ne travaille pas au Département d’État. C’est un agent secret. Mais pourquoi ne m’as-tu pas prévenu ? Nous avons perdu un temps précieux !
  
  — Je voulais le faire, mais c’était très difficile, expliqua Levin. Je ne pouvais pas prendre le risque d’appeler du Waldorf, toutes les lignes étaient surveillées. De plus, je n’étais pas certain qu’ils ne me faisaient pas filer.
  
  — Et la fille ? Que t’a-t-elle raconté ?
  
  — Que Carter allait venir ici, annonça Levin d’une voix sereine. Qu’il avait eu le temps de prévenir ses supérieurs à New York pour leur demander d’envoyer des miliciens à la rescousse. Il est tout à fait possible qu’il se trouve déjà dans la place et, peut-être même, à l’intérieur du gîte.
  
  — Ach ! rugit l’autre. Ce n’est pas possible. Cette base est protégée par une clôture électrique. Il n’existe aucun moyen de franchir la barrière d’entrée sans se faire voir et tous les bâtiments sont gardés par des sentinelles !
  
  — Tu ne sais pas à qui tu as affaire, dit Levin. Il est mondialement connu dans le milieu des Services secrets et il a la réputation d’être l’agent le plus redoutable de l’Intelligence.
  
  — Tu le crois donc capable d’entrer ici ? Tant pis pour lui, répondit le plus âgé des deux hommes. J’ai donné l’ordre aux hommes de ratisser tout le terrain de la propriété et de fouiller les bâtiments pièce par pièce.
  
  — Inutile de vous donner cette peine, déclarai-je en entrant dans la bibliothèque.
  
  Ils se retournèrent comme un seul homme. Levin se leva d’un bond en glissant la main à l’intérieur de son manteau puis, y réfléchissant à deux fois, s’arrêta dans son mouvement. Je le fixai avec un grand sourire goguenard.
  
  — Eh bien vas-y ! dis-je. Tente ta chance. Je me ferai une joie de te tirer un pruneau ou deux dans les tripes. Non ? Tu déclares forfait ? Très bien, alors assieds-toi et lève les mains bien haut au-dessus de la tête, que je puisse les voir !
  
  — Vous savez donc tout, fit-il en se laissant retomber dans son fauteuil.
  
  — Eh oui, je sais tout. Sauf ce que vous avez fait de Rachel et de son père. Où sont-ils ?
  
  — Ne vous inquiétez pas pour eux, répliqua Levin avec un vilain rictus. Ils sont en bonnes mains.
  
  — Jamais vous ne sortirez vivant de cette base ! glapit l’homme le plus âgé.
  
  — C’est vous qui le dites, rétorquai-je. Quant à vous, Levin, je vous ai posé une question. Répondez-y rapidement. Je ne me sens pas très patient, ce soir.
  
  — Que comptez-vous faire ? M’abattre ? ricana le jeune homme. Ne vous gênez pas. En moins d’une minute, tous les gardes de la base seront ici.
  
  Je l’empoignai par le col et le forçai à se lever. Puis, glissant la main dans son manteau, je lui subtilisai son revolver, pris l’arme par le canon et lui en assenai un coup sur la tempe. Je n’avais pas frappé trop fort mais ce fut suffisant pour qu’il retombe groggy dans son fauteuil.
  
  Je tournai alors la tête vers l’autre qui s’était levé instinctivement et, d’un geste, lui ordonnai de se rasseoir. Levin se frottait la tempe en se barbouillant tout le côté du visage du sang que mon coup de crosse avait fait apparaître. Je le regardai faire avec un sourire glacial.
  
  — Alors ? lui demandai-je. Avez-vous encore le goût de poser des questions imbéciles ? Désirez-vous une seconde démonstration de mon savoir-faire ?
  
  — Rachel va bien, assura-t-il en secouant la tête pour se remettre les idées en place. Elle se trouve dans une chambre à cet étage.
  
  — Bien. Et le ministre ?
  
  — Il est en bonne santé, répondit Levin.
  
  — Je ne comprends pas, dis-je. Vous êtes israélien ! Quel rôle jouez-vous donc dans cette affaire ?
  
  Il me lança un regard inquiet et, après une courte hésitation, m’avoua qu’il n’était pas israélien.
  
  — Comment ? fis-je, interloqué.
  
  — C’est mon fils, intervint l’autre en bombant fièrement le torse.
  
  Je vis un éclair passer dans les yeux de Levin. Le temps de comprendre, il était trop tard. Au moment où je faisais volte-face, une déflagration retentit dans mon crâne. Ma tête explosa et je roulai au sol. Je vis encore la grimace de Levin qui se penchait en avant pour ramasser mon arme, puis son visage jubilant de joie mauvaise, devint flou et la lumière s’éteignit.
  
  Une cascade de flammèches multicolores déferla dans le noir. Certaines s’arrêtaient devant mes yeux et se mettaient à danser. Je tendis les mains pour essayer de les attraper mais elles se dérobaient avec vivacité. Le murmure caressant d’une voix de jeune fille me chanta aux oreilles puis des clochettes tintèrent dans le lointain avec un son cristallin. Devant mes yeux, le trou noir vira au rouge sang puis à l’orangé, comme les feux d’un soleil couchant sous une voûte de nuages.
  
  Je m’éveillai en sursaut. J’étais étendu sur une couchette. Une grosse ampoule, pendant au bout de son fil, inondait la pièce d’une lumière crue. Il n’y avait aucun meuble. Une fenêtre munie de barreaux s’ouvrait dans l’un des murs. Sur le mur opposé, une épaisse porte de bois lui faisait face. Mon sac à dos et ma mitraillette avaient disparu. Ma douce Wilhelmina et mon cher Hugo, grenade qui ne me quittait pas, s’étaient eux aussi volatilisés.
  
  Une forte douleur martelait ma nuque au rythme de mes pulsations cardiaques et une chaleur étouffante régnait dans la pièce. Encore sonné, je m’assis sur le bord de la couchette pour faire l’inventaire des dégâts. Je me palpai un peu partout et sentis derrière mon crâne une grosse bosse couverte de sang partiellement coagulé.
  
  J’ignorais combien de temps j’étais resté sans connaissance mais je pensais que cela n’avait duré que quelques instants. Effectivement, un coup d’œil à ma montre m’apprit que vingt-cinq minutes plus tard, le grand feu d’artifice allait commencer. Pour la première fois de la soirée, j’eus l’impression que ma bonne étoile s’était transformée en étoile filante. Je n’avais plus d’arme, j’ignorais où se trouvaient Rachel et son père, mais ce dont j’étais sûr, c’est que dès l’instant où l’assaut serait lancé, nous serions impitoyablement exécutés. Nous étions aux mains de fanatiques, tout disposés à mourir pour leur cause en entraînant le plus de monde possible avec eux.
  
  Quelques minutes plus tard, j’entendis des échos de pas résonner dans le couloir. La porte s’ouvrit et l’homme de tout à l’heure s’encadra dans l’embrasure, suivi de Levin. Tous deux étaient vêtus d’un uniforme noir d’officier SS. Je me frottai les yeux en me demandant si j’étais bien éveillé. Je détaillai mes visiteurs d’un regard ahuri et notai de nombreuses ressemblances. Effectivement, il était tout à fait possible que cet étrange spécimen soit le père de Levin.
  
  Il était plus grand que le jeune homme mais avait le même faciès aux pommettes lourdes et au grand nez aquilin. Je remarquai, toutefois, une différence de taille. Levin avait des cheveux blonds bouclés, tandis que son prétendu père portait une perruque. Sous la lumière dure de l’ampoule nue, cela sautait aux yeux. Malgré le tragique de ma situation, j’eus du mal à ne pas pouffer de rire en pensant que cette brosse courte et ridicule était, par surcroît, un postiche.
  
  Les lunettes sans monture qu’il portait la veille avaient fait place à un pince-nez. Je regardai les deux hommes arpenter la pièce d’un pas raide en se pavanant sous mon nez. Chacun d’eux avait un stick à la main. Nous étions en plein carnaval.
  
  Tout à coup, Levin se campa devant moi et me toisa d’un regard arrogant. Il me fit lever la tête en me collant le bout de son stick sous le menton puis m’examina longuement le visage comme un marchand de légumes méfiant pourrait examiner un chou pommé qu’il soupçonne d’être dévoré par les limaces.
  
  Le claquement sec de son stick résonna entre les murs lorsque, sans avertir, il me fouetta la figure à toute volée. Je bondis de ma couchette pour riposter mais, apercevant à la porte un garde qui pointait son PM vers moi, je jugeai plus raisonnable de me rasseoir sagement.
  
  — Alors, Carter ! lâcha Levin d’un ton victorieux. Les rôles sont inversés, maintenant. Ça, c’était la monnaie de tout à l’heure !
  
  — C’est cela, l’espion d’élite contre lequel tu voulais me mettre en garde ! fit l’homme à la brosse postiche. D’après mon fils, poursuivit-il en se tournant vers moi, vous êtes l’agent le plus redouté du monde. J’ai bien l’impression qu’il a surestimé votre valeur.
  
  Levin capta mon regard dubitatif lorsque l’autre parla de lui en disant « mon fils ». Il me sourit d’un air supérieur.
  
  — Vous n’arrivez pas à croire que je suis son fils, n’est-ce pas ? dit-il.
  
  — Je me demande surtout comment ce serait possible, répondis-je.
  
  — C’est possible puisque c’est la réalité, affirma le vieil homme.
  
  — Vous êtes bien Kurt Vollman ? demandai-je.
  
  Le perruqué explosa d’un rire tonitruant de détraqué mental. En retrait, Levin, debout jambes écartées, les bras croisés sur la poitrine, se régalait de la scène. Le vieil homme se courba et colla son visage contre le mien.
  
  — Avez-vous déjà entendu parler du colonel Max von Schteig ?
  
  — L’Ange Noir ! m’exclamai-je. Celui qui commandait le camp d’extermination de Mannheim ?
  
  — Exactement, conclut-il, plus orgueilleux que jamais de voir que je le connaissais.
  
  Tout en prononçant ce mot, il ôta sa perruque et sa fausse moustache. Lorsqu’il enleva son pince-nez, je vis qu’il n’avait pas de sourcils non plus. Avec ce dôme luisant et ce visage complètement glabre, c’était Méphisto en personne.
  
  — Et je suis Max von Schteig junior, plastronna Levin.
  
  Il bomba fièrement le torse et regarda son père avec un œil étincelant d’admiration. J’avais l’impression d’être tombé dans un asile. Levin et l’auteur de ses jours étaient aussi cinglés l’un que l’autre.
  
  — Mais, comment êtes-vous parvenu à vous infiltrer au sein des Services secrets israéliens ? m’étonnai-je.
  
  — Cela faisait partie d’un plan d’ensemble, m’apprit le colonel. Il y a trente-trois ans, ma femme mourait en couche en me donnant un fils. À cette époque, la guerre touchait à sa fin. Le IIIe Reich était en train de s’écrouler. Avant de m’exiler en Amérique du Sud, j’ai confié le petit Max à des parents.
  
  « Quelques années plus tard, mes compagnons et moi-même avions acquis une nouvelle identité. Les conditions étaient beaucoup plus sûres pour nous. Max est venu nous rejoindre en Argentine. Il a été éduqué et entraîné au sein du parti pour le Renouveau de l’Empire Nazi et, à l’âge de dix-huit ans, il était mûr pour prendre sa destinée en main.
  
  « Avec de faux papiers d’immigrant juif, il put entrer en Israël et se faire naturaliser. La supériorité de sa race et de ses capacités intellectuelles lui permirent de gravir très rapidement les échelons au sein des Services secrets de l’État juif. Maintenant, l’heure de gloire a sonné. Le IVe Reich dont nous rêvons depuis si longtemps est en train de voir le jour. Et mon fils, Max von Schteig, en sera l’héritier.
  
  Mes neurones relayaient parfaitement le message mais il me fallut un temps fou pour le capter dans toute l’ampleur de sa bêtise et de son horreur. Ces deux malades qui paradaient devant moi, vêtus de leurs uniformes grotesques, arborant leurs croix gammées qui, depuis des années, n’étaient plus que des colifichets en vente dans les marchés aux puces et ne faisaient plus peur à personne, ces deux bouffons ridicules croyaient dur comme fer qu’ils allaient pouvoir restaurer un empire que, par sa démence même, un autre fou avait mené à sa perte.
  
  Le colonel tira de son gousset une montre oignon en or, la consulta et se tourna vers son fils.
  
  — Bien, mon garçon, il est temps d’attaquer la seconde phase, annonça-t-il. Sieg Heil !
  
  — Sieg Heil ! glapit Levin en écho.
  
  Puis il claqua les talons, fit demi-tour et prit la porte.
  
  — Est-ce que vous croyez réellement parvenir à vos fins ? demandai-je alors.
  
  — Mais bien sûr, répondit le colonel. D’ailleurs tout est déjà en bonne voie. Ce n’est plus qu’une question de temps.
  
  J’étais atterré. Rien ne semblait plus pouvoir arrêter le cours des choses.
  
  — Vous imaginez peut-être, reprit von Schteig d’un ton rogue, que la cavalerie va arriver au dernier moment pour anéantir mon œuvre. Comme dans vos feuilletons de seconde catégorie. Laissez-moi rire. En ce qui concerne la Garde Nationale, sachez que je suis au courant et, naturellement, j’ai pris les dispositions appropriées.
  
  — Parce que vous pensez que la poignée de déséquilibrés qui monte la garde dehors sera capable d’arrêter plusieurs compagnies de miliciens formés à bonne école ? Laissez-moi rire à mon tour !
  
  — Cela n’a aucune importance, répliqua posément le nazi. Lorsque vos soldats arriveront, nous serons déjà loin.
  
  Il se remit à marcher de long en large en faisant nerveusement claquer son stick sur ses bottes de cheval.
  
  — Contrairement à ce que vous supposez dans votre naïveté, mon petit ami, reprit-il, je ne suis pas un imbécile. Tout est prévu. Des charges de dynamite commandées par des détonateurs électriques ont été disposées dans tous les coins névralgiques de la forteresse. En ce moment, Max est en train de régler la minuterie qui déclenchera l’explosion générale. À 23 heures très précises, ces bâtiments disparaîtront, et vous avec eux.
  
  « Mon fils, moi-même et un petit nombre de mes fidèles lieutenants nous éclipserons à bord de l’hélicoptère que vous avez peut-être remarqué dehors. Nous mettrons le cap sur un petit aérodrome situé dans les Catskill Mountains, où un jet de la Lear nous attend déjà pour nous transporter vers une île des Caraïbes. Là-bas, nous embarquerons à bord d’un sous-marin et gagnerons le Rashapur. Vous voyez bien, Carter, que le IVe Reich est en marche !
  
  — Et c’est ainsi que vous comptez remercier vos hommes pour leur loyauté ? En les faisant sauter avec tout le monde ?
  
  — Cette bande de miteux que vous appelez mes hommes ne sont que des rêveurs ou des aventuriers. La plus grande partie se compose des rebuts de vos universités et de gauchistes qui pensent participer à une coalition dont le but serait de libérer le monde de ce qu’ils appellent le joug impérialiste. Ils ont joué leur rôle en temps utile. Maintenant, je n’ai plus besoin d’eux et je trouve aussi simple de m’en débarrasser.
  
  — Et Weisman ? demandai-je.
  
  — Il mourra en même temps que vous pour le plus grand bien du genre humain. Nous sommes décidés à éliminer les pourceaux de votre espèce de la surface du globe. Il est grand temps de nous atteler à la tâche.
  
  — Où se trouve-t-il en ce moment ?
  
  — Vous voulez voir le sale juif ? ricana le vieux mythomane. Pourquoi ? Pour lui faire vos adieux ?
  
  — Oui, je veux le voir. Et aussi sa fille, répondis-je.
  
  — Elle, c’est Max qui s’en charge, gloussa le dément avec une grimace sarcastique.
  
  Il me fallut mobiliser toutes les capacités de self-control que je possède pour ne pas lui sauter à la gorge et l’étrangler de mes mains. Je me sentais bouillonner de rage. J’aspirai une grande bouffée d’air pour me calmer.
  
  — Il commence à se faire tard, annonça von Schteig. Suivez-moi si vous avez envie de voir une dernière fois le pourceau juif.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XII
  
  
  Levin savait que les supérieurs de Carter avaient été avertis du lieu de détention du ministre. Les miliciens n’attendaient qu’un ordre pour monter à l’assaut de la forteresse. Il importait donc de déclencher au plus vite la seconde phase du plan, un plan qui avait été expressément conçu pour faire face à un rebondissement de ce type.
  
  Plusieurs jours auparavant, von Schteig avait ordonné à ses fidèles lieutenants de poser un réseau de câbles dans toute la forteresse. Lorsque les gouvernements d’Israël et des États-Unis auraient répondu à leurs exigences, ils prévoyaient d’exécuter Weisman et de quitter la réserve de chasse après avoir effacé toute trace de leur passage.
  
  En traversant le foyer, Levin leva les yeux vers la grosse horloge et vit qu’il avait peu de temps devant lui. Son père lui avait ordonné de régler la minuterie à 23 heures.
  
  Il descendit en toute hâte l’escalier qui conduisait au sous-sol et se rendit en pressant le pas jusqu’à la salle de contrôle où se trouvaient la minuterie et le relais électrique. Il fallait absolument qu’il ait le temps d’aller voir Rachel avant de battre en retraite.
  
  Il s’agenouilla sur le sol devant la petite boîte carrée, ouvrit une trousse à outils en cuir, étala le matériel près de lui et, d’une main habile et entraînée, commença à dévisser les écrous des bornes de contact. Lorsque les contacts furent prêts, il assujettit par de solides épissures des fils électriques à l’extrémité de chacun des câbles du réseau.
  
  Il raccorda ensuite les fils aux bornes de la boîte de dérivation et revissa soigneusement les écrous. Après avoir vérifié que chaque fil était bien fixé, il tourna le bouton de la minuterie et le régla sur 23 heures.
  
  À 23 heures précises, la minuterie formerait un contact électrique et le courant serait transmis aux divers détonateurs par l’intermédiaire du relais et de la boîte de dérivation. Levin contrôla encore le bon état des câbles qui se rejoignaient dans une gaine avant de disparaître sous le plafond puis sortit de la pièce et verrouilla la porte.
  
  Rachel était debout près de la fenêtre. D’un regard absent, elle contemplait la nuit d’encre derrière les barreaux. Où se trouvaient Nick et son père ? Et, d’abord, étaient-ils vivants ? Levin lui avait juré que oui, mais elle ne croyait plus un mot de ce qu’il lui disait.
  
  Elle apercevait les ombres mouvantes et noires des sentinelles qui montaient la garde. Elle distinguait aussi, très faiblement, dans le lointain, une ligne sombre : le sommet de l’arête par laquelle elle était venue quelques heures plutôt repérer le terrain en compagnie de Nick. Sur sa droite, elle voyait la silhouette de l’hélicoptère qu’elle avait remarqué à son arrivée. Les amarres de l’appareil n’étaient plus là.
  
  Elle ne parvenait pas encore à croire totalement à la trahison de Zack Levin. Elle le connaissait depuis si longtemps. Même s’il avait à son égard des prétentions excessives, elle l’aimait bien, au fond. Et puis, tout à coup, il y avait eu ce revirement inimaginable ! Pour la millième fois depuis son emprisonnement, elle se demanda comment il était possible de côtoyer une personne pendant tant d’années sans jamais la connaître vraiment.
  
  Elle se rappela son arrivée à l’auberge, quelques heures auparavant. Dès qu’elle l’avait vu descendre de sa voiture, elle avait senti qu’il se passait quelque chose d’anormal. Pourtant, elle lui avait fait confiance. Elle se maudissait, maintenant, de s’être laissé manipuler aussi facilement.
  
  Lorsque, quittant la grand-route pour s’engager dans la montagne, il lui avait expliqué qu’ils repassaient prendre Nick à la forteresse avant d’aller voir son père, elle l’avait cru sans l’ombre d’une hésitation. Elle aurait pourtant dû réaliser que cela n’avait pas de sens. Si Nick et Levin s’étaient rencontrés là-haut, ils seraient descendus ensemble la chercher à l’auberge. Mais elle voulait tellement croire que la terrible épreuve était enfin terminée qu’elle s’était laissé convaincre par ses sornettes.
  
  Elle s’était comportée en parfaite petite idiote. Maintenant, elle se demandait où était Levin et quel rôle au juste il jouait dans cette affaire. Il avait pourtant un bel avenir devant lui… Les Arabes étaient-ils parvenus à le corrompre ? Un bruit se fit entendre dans le couloir. Elle se retourna. Une clef tournait dans la serrure.
  
  La porte s’ouvrit et Levin entra dans la pièce. Rachel n’en crut pas ses yeux. Il portait un uniforme noir avec les emblèmes argentés des SS sur le col. Elle le détailla et vit la Croix de Fer épinglé à sa poitrine, puis le brassard rouge orné de la croix gammée noire. C’était un cauchemar.
  
  Elle considéra Levin, l’œil écarquillé de terreur. Il la regarda en souriant, ferma la porte, verrouilla la serrure et mit la clef dans sa poche. Puis il déposa sa mitraillette sur la table.
  
  — Mon Dieu, Zack ! s’écria Rachel. Mais qu’est-ce que cela signifie ?
  
  — Asseyez-vous, s’il vous plaît, répondit paisiblement Levin.
  
  Elle alla s’asseoir sur le bord du lit, à l’autre bout de la pièce et attendit ses explications. Levin lui parut soudain nerveux, comme s’il ne savait pas par où commencer.
  
  — Voilà, Rachel, finit-il par dire. Nous avons très peu de temps et je vous demanderai de ne pas m’interrompre avant que j’en aie terminé.
  
  — Pourquoi êtes-vous habillé de la sorte ? demanda-t-elle.
  
  — Allons, Rachel, ne vous laissez pas impressionner par cet uniforme. Je suis nazi, bien sûr, mais un nazi d’un genre nouveau. Bien que vous soyez juive, je suis parfaitement capable de vous accepter.
  
  — Où voulez-vous en venir ?
  
  — Écoutez, Rachel, je n’ai vraiment pas le temps d’entrer dans les détails. Sachez simplement que je suis le fils d’un officier SS, que j’ai été formé en Amérique du Sud et que l’on m’a envoyé en Israël pour accomplir cette mission.
  
  — Oh, Zack ! s’exclama la jeune fille. Mais comment avez-vous pu faire une chose pareille ? Vous faisiez presque partie de la famille !
  
  — Il faut que vous compreniez, Rachel. Un ordre nouveau pour un monde nouveau est en train de voir le jour. Depuis la fin de la guerre, le monde est aux mains des sionistes et des impérialistes américains. Regardez ce qu’ils en ont fait. Partout c’est la guerre. Les gouvernements tombent pour être remplacés par d’autres gouvernements qui sont à leur tour renversés. La famine sévit dans les pays pauvres. Le IVe Reich va mettre un terme à ce chaos. Il y aura certainement des heurts, au début, et beaucoup mourront, mais au bout du compte, nous triompherons.
  
  — En fait, vous n’êtes pas différent de Hitler, commenta Rachel.
  
  — Vous vous trompez. Mon père, qui dirige ce mouvement nouveau, a indiscutablement des tendances hitlériennes. Mais, sur ce point, je ne partage pas ses opinions. Je pense que rien au monde n’est ou tout blanc, ou tout noir. Il faut savoir faire des nuances. Lorsque nous aurons anéanti les impérialistes, nous pourrons bâtir un monde meilleur pour l’humanité entière.
  
  La voix de Levin vibrait. Il parlait avec une ferveur religieuse.
  
  — Lorsque nous nous serons rendus maîtres de nos ennemis, continua-t-il, nous mettrons en place un gouvernement mondial. Alors, mon père se retirera et je prendrai le commandement. Je suis venu vous voir pour vous demander de vous joindre à moi. Ensemble nous pourrons construire un monde dans lequel la justice régnera pour tous !
  
  — Qu’est-ce qui vous fait penser que votre père se retirera en votre faveur ? demanda Rachel.
  
  Elle savait qu’elle devait le faire parler le plus longtemps possible pour gagner du temps.
  
  — Il est vieux. Il défend une théorie et des idées périmées. D’ailleurs, si c’est nécessaire, il sera, lui aussi, liquidé.
  
  — Comment ! s’exclama Rachel, incrédule. Vous vous débarrasseriez de votre propre père ?
  
  — C’est un sacrifice que je suis prêt à consentir.
  
  — Enfin, Zack, vous ne voyez pas que vous êtes dans l’erreur ? Ne comprenez-vous pas qu’en démarrant sur de telles bases vous ne pouvez qu’aboutir au désastre ?
  
  — Rachel, nous n’avons plus le temps de poursuivre le débat. Dans un moment, tout le bâtiment va sauter. Dites-moi simplement que vous venez avec moi et que, plus tard, vous siégerez à mes côtés, que vous serez ma femme.
  
  — Et mon père ? Et Nick Carter ? s’enquit la jeune fille.
  
  Son cœur cognait dans sa poitrine.
  
  — Je ne peux plus rien faire pour eux, répondit Levin. Mon père est encore au pouvoir. Vous devez accepter le sacrifice de leur vie pour l’avènement d’un monde meilleur, tout comme je suis prêt à sacrifier mon père.
  
  — Mais, Zack, vous êtes fou ! Je vous en prie, supplia Rachel. Aidez-moi à sauver mon père. Je vous jure que nous vous aiderons. Je témoignerai. Vous ne serez pas tenu pour responsable de vos actes. Nous vous ferons soigner et…
  
  — Silence ! glapit le jeune homme. Je n’ai aucun besoin de me faire soigner. Vous ne comprenez donc pas que je vous offre une chance de participer à la construction d’un monde nouveau et que vous devez être prête à consentir certains sacrifices ?
  
  — Emmenez-moi voir mon père, demanda Rachel. S’il, faut mourir, je préfère que ce soit près de lui.
  
  — Mais, Rachel, vous ne comprenez donc rien. Je vous aime ! cria Levin de plus en plus frénétique. Je veux mettre le monde entier à vos pieds et vous me dites que je suis fou ?
  
  Il lui était maintenant presque impossible de se maîtriser. Les muscles de sa mâchoire tressaillaient et des tics grimaçants lui tordaient le visage.
  
  — Conduisez-moi auprès de mon père, répéta Rachel d’une voix tremblante.
  
  Des sanglots spasmodiques secouèrent le corps de Levin. Les larmes lui montèrent aux yeux et il se mit à pleurer.
  
  — Non ! Non ! Non ! vociféra-t-il de toutes ses forces. Vous ne mourrez pas. Je ne le permettrai pas ! Je vous aime. Vous êtes à moi et vous allez partir avec moi !
  
  Il empoigna la jeune fille, la souleva du lit et la serra dans ses bras. Prise au dépourvu, Rachel fit un gros effort pour rester maîtresse d’elle-même et éviter toute action malencontreuse susceptible de le rendre violent.
  
  Levin la dévorait de regards passionnés et lui caressait tendrement le visage. De grosses larmes roulaient sur ses joues. Il la serrait si fort qu’elle pouvait à peine respirer. Une souffrance animale se lisait dans les yeux du jeune homme. Il embrassa fougueusement Rachel. Lorsqu’elle parvint finalement à se dégager, elle suffoquait, à demi asphyxiée.
  
  — Je vous aime, Rachel, murmura Levin d’une voix rauque. Je vous aime et j’ai besoin de vous. Il faut que vous m’aidiez à diriger le monde.
  
  Il se mit à lui caresser le cou. Ses lèvres frémissaient tandis qu’il la touchait. Rachel réfréna son envie de hurler. Des gouttelettes de sueur perlaient au front de Levin.
  
  — Écoutez-moi, Zack, dit la jeune fille en s’efforçant de prendre un ton calme. Détendez-vous et essayons de parler de tout cela à tête reposée.
  
  Tout en parlant, elle regardait du coin de l’œil la mitraillette posée sur la table à l’autre bout de la pièce. Elle se rapprocha doucement et prit les mains de Levin dans les siennes.
  
  — Je ne veux pas vous faire souffrir, balbutia-t-il, la voix entrecoupée de sanglots.
  
  — Je sais bien, Zack, je sais bien, répondit Rachel en essayant de se montrer apaisante.
  
  — Je veux vous offrir ce qu’il y a de mieux.
  
  — Je sais, je sais, dit la jeune fille en se rasseyant sur le lit.
  
  Levin s’agenouilla devant elle et posa la tête dans son giron. Elle lui caressa les cheveux en regardant la mitraillette.
  
  — Rachel, fit Levin d’une voix pressante. Il faut que vous veniez avec moi avant qu’il ne soit trop tard.
  
  — Quand la charge doit-elle sauter ? demanda-t-elle d’un ton égal.
  
  — Bientôt.
  
  — Mais encore ?
  
  — Il faut y aller immédiatement.
  
  — Vous ne pouvez pas l’arrêter ? Débrancher le dispositif ?
  
  — Impossible, Rachel. Il est trop tard.
  
  — Mais l’arrêter provisoirement. Juste assez pour nous laisser le temps de discuter de nos projets…
  
  Il plissa les yeux et la regarda à travers des fentes, le front barré d’une ride soupçonneuse.
  
  — Non ! cria-t-il en se relevant brusquement. Je sais ce que vous avez derrière la tête.
  
  Il la prit par les épaules et la fit lever. Puis il l’embrassa sauvagement. Rachel essaya de le repousser.
  
  — Zack, vous me faites mal ! gémit-elle.
  
  De nouveau, la bouche de Levin se colla à la sienne avec une fougue bestiale. Rachel sentit le goût du sang sur ses lèvres.
  
  — Arrêtez, Zack ! Je vous en prie ! cria la jeune fille.
  
  — Il faut me suivre, maintenant, répondit-il. Nous n’avons presque plus de temps.
  
  Une fois de plus, elle essaya de le calmer. Sans succès. Il continuait à haleter bruyamment. Il se mit à l’embrasser dans le cou et Rachel sentit une main qui progressait centimètre par centimètre vers sa poitrine. « Bon sang ! se disait-elle intérieurement. Si seulement je pouvais mettre la main sur ce PM ! »
  
  — Vous allez venir avec moi, insistait Levin. Et pas question de refuser.
  
  Il continuait à l’embrasser comme un forcené. Rachel sentit un frisson de dégoût lui parcourir l’échine lorsque la main de Levin se referma sur l’un de ses seins.
  
  Tout à coup, il lui sembla entendre de lointains échos de coups de feu. Des bruits de pas précipités résonnèrent dans le couloir. Aucun doute, il se passait quelque chose.
  
  Levin l’embrassait toujours. Elle sentit sa langue s’introduire de force dans sa bouche. Brusquement, elle serra les dents. Levin poussa un hurlement de douleur, et lui assena au visage un revers de main qui la fit tomber sur le lit.
  
  — Espèce de salope ! Petite putain juive ! rugit-il, fou de colère, en s’acharnant sur elle. Évidemment, je suppose que tu aimes mieux cette ordure de Carter. Avant l’aube, il sera mort. Et toi aussi. Et ton cher papa aussi. Je t’ai laissé une chance, mais maintenant c’est fini.
  
  Cette fois, Rachel en était sûre, c’étaient des coups de feu qui claquaient. Le bruit se rapprochait. Levin, à califourchon sur elle, lui avait déchiré le devant de son corsage et lui dénudait les seins. Apparemment, il n’avait rien entendu. La jeune fille se défendait énergiquement en griffant le visage de son agresseur. Il la gifla à toute volée et, lui saisissant les poignets, l’immobilisa sur le lit.
  
  Le visage de Levin s’approchait goulûment de ses seins nus. Avec l’énergie du désespoir, Rachel se libéra. D’une main, elle lui saisit une poignée de cheveux et, de l’autre, lui planta ses ongles dans la joue. Il poussa un hurlement d’animal blessé et son poing s’abattit sur la tempe de la jeune fille.
  
  Un voile noir passa devant ses yeux et elle perdit connaissance. Levin ouvrit la veste de son uniforme puis déboutonna son pantalon. Dehors le vacarme s’amplifiait. Les bruits de fusillade étaient maintenant très proches. Il s’immobilisa un instant pour écouter. Puis, comme si tout cela ne le concernait pas, il se pencha sur la fille et commença à la déshabiller. Dans le couloir, les clameurs et les mitraillades se faisaient de plus en plus proches.
  
  Rachel poussa un gémissement et ouvrit un œil puis, avec un coup au cœur, revint brusquement à la réalité. Levin, débraillé et à demi couché sur elle, essayait de lui écarter les cuisses. Elle plia une jambe et essaya de lui décocher un coup de pied dans le bas-ventre. À nouveau, il la gifla de toutes ses forces et Rachel hurla et s’évanouit de nouveau.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIII
  
  
  Von Schteig appela le gardien et l’on me fit sortir de ma cellule. Les deux hommes m’escortèrent dans un escalier. Arrivés en bas, nous suivîmes une série de couloirs tortueux et nous nous arrêtâmes devant une porte.
  
  Lorsqu’elle fut ouverte, je vis que la pièce était identique à celle où ils m’avaient enfermé. À une différence près : celle-ci possédait une chaise, qui se trouvait contre le mur, sous la fenêtre. Von Schteig ordonna au garde d’attendre dehors.
  
  David Ben Weisman était affalé sur sa couchette dans une position qui n’était ni tout à fait la position assise, ni tout à fait la position couchée. Il était apparemment sans connaissance. Un bandage sanglant lui entourait la tête et il avait le visage couvert de contusions. L’arête de son nez était à vif.
  
  Von Schteig m’ordonna de m’asseoir puis, se dirigeant vers le ministre, il le prit par le menton et lui releva brutalement la tête. Il laissa échapper un ricanement de mépris et se mit à secouer Weisman.
  
  — Allons, allons, Weisman, réveillez-vous ! dit-il en lui giflant le visage.
  
  Il lui souleva une paupière, faisant apparaître un œil bleu, morne et vitreux.
  
  Les mains croisées dans le dos, il commença à arpenter la petite pièce. De temps à autre, il s’arrêtait dans son manège, retroussait les lèvres et faisait claquer sa langue contre son palais avec l’air de ne pas en croire ses yeux.
  
  — Regardez-moi cela, Carter. Ah ! il est beau le grand homme d’État du monde libre. Quelques taloches sur la figure et ça s’évanouit comme une femmelette.
  
  Il retourna jusqu’à la couchette et frappa le ministre à coups de stick avec un air profondément amusé.
  
  — Alors, Weisman, on se réveille ? C’est bientôt l’heure du grand voyage !
  
  Il se tourna vers moi et déclara :
  
  — C’est ça les juifs, monsieur Carter. Ça n’a rien dans les veines ! Ah Hitler avait fichtrement raison de vouloir les éliminer de la surface du globe. Son seul tort a été de ne pas y parvenir.
  
  Tout à coup, je vis l’œil de Weisman s’ouvrir derrière le dos du nazi. Il me regarda en m’adressant un signe muet et je compris qu’il n’avait fait que jouer la comédie depuis que nous étions entrés.
  
  — Mais moi j’y parviendrai ! poursuivait von Schteig d’une voix qui commençait à s’exalter. Je n’aurai pas une seconde de répit tant qu’il restera un juif vivant sur cette planète.
  
  Je levai les yeux vers lui et, sans m’émouvoir, laissait tomber :
  
  — Mon colonel, vous êtes un malade mental dangereux et malfaisant.
  
  — Ah ! Vous croyez ? rugit le nazi en s’avançant sur moi.
  
  — Je ne le crois pas, je le sais, répondis-je le plus placidement du monde.
  
  — Ce sont des pourceaux comme vous qui leur ont permis de souiller la race aryenne ! siffla le SS entre ses dents.
  
  Son visage avait viré au rouge. Une grosse veine bleue se dessina au milieu de son front et se mit à palpiter. Je le contemplai, le sourire aux lèvres, bien décidé à tout faire pour qu’il sorte de ses gonds. Ce qui ne devait pas être très difficile.
  
  — Dites-moi, poursuivis-je, vous ne vous sentez pas un peu ridicule dans cet accoutrement ? Ça sent le vieux, toutes ces médailles de pacotille et ces croix gammées. Ça ne ferait même plus peur à un gosse. Je croyais que tous ces colifichets étaient retournés en poussière en même temps que le débile profond qui en a lancé la mode.
  
  C’était gagné. Le nazi tremblait de rage. De la bave apparut aux commissures de ses lèvres et lui dégoulina le long du menton. Hors de lui, il se rua sur moi en levant son stick. J’esquivai vivement le coup, et la badine s’abattit sur le dossier de ma chaise.
  
  Tel un forcené, von Schteig frappa à nouveau et, à nouveau, me rata. Je l’excitai à ce petit jeu pendant encore quelques minutes, jusqu’à ce que son stick se brise sur le dossier du siège. Le craquement résonna dans toute la pièce.
  
  À ce moment, Weisman était arrivé dans son dos. Il lui prit la gorge d’une main tout en lui clouant la bouche de l’autre. Je bondis de ma chaise et, sur mon élan, lui expédiait un solide coup de poing au creux de l’estomac. Les yeux de von Schteig sortirent de leurs orbites mais il ne parvint pas à émettre autre chose qu’un faible grognement étouffé par la main de Weisman.
  
  Le ministre raffermit sa prise et déséquilibra le nazi. Il s’assit sur lui et, cette fois, lui prit la gorge à deux mains. Le désir de venger ses parents assassinés semblaient décupler les forces de Weisman. Non content de l’étrangler, il se mit à cogner la tête de von Schteig contre le plancher. La vigueur et la rage qu’il déployait m’impressionnèrent.
  
  Lorsque ce fut terminé, Weisman s’assit et reprit lentement son souffle. Je l’entendis marmonner en hébreu quelque chose qui me parut être une prière de revanche.
  
  Le visage sans vie de von Schteig avait pris une vilaine couleur bleue. Ses yeux étaient révulsés et son nez qui, un instant plus tôt, était encore fin et recourbé, s’était transformé en un amas sanglant de chair broyée. Finalement, Weisman se releva en chancelant.
  
  — Tout va bien ? lui demandai-je.
  
  Il hocha la tête.
  
  — Maintenant, dis-je, il faut retrouver Rachel et filer au plus vite.
  
  — Je ne comprends pas, fit Weisman. Rachel ?
  
  — Oui. Ils l’ont prise aussi.
  
  — Mais comment ?
  
  — Je vous expliquerai cela plus tard. Maintenant, nous n’avons pas le temps. À 23 heures, toute la forteresse doit sauter.
  
  Je traînai le corps de von Schteig sur la couchette, ouvris la veste de son uniforme, et récupérai Hugo et Wilhelmina, qu’il avait glissés sous sa ceinture.
  
  — Tenez, chuchotai-je à Weisman en lui tendant la veste. Vous faites à peu près la même taille que lui. Mettez-la et allez vous poster là-bas, le dos tourné à la porte. Dès que vous serez prêt, j’appellerai le garde.
  
  Il quitta précipitamment sa propre veste et la troqua contre celle du nazi, qu’il boutonna prestement avant de m’adresser un regard de connivence.
  
  — Hé là ! Garde ! criai-je.
  
  Instantanément, la porte s’ouvrit sur le garde. Sans lui laisser le temps de comprendre ce qui se passait, je lui tirai la tête en arrière en lui enfonçant mon genou dans les reins. Il y eut un craquement de vertèbres. Le ministre attrapa le pistolet-mitrailleur du soldat entre ciel et terre. Je m’accroupis à côté de l’homme, le débarrassai de sa capote et l’enfilai.
  
  — Ça pourra peut-être tromper les autres pendant quelques minutes, dis-je à Weisman. Maintenant, filons vite.
  
  Nous foncions dans le couloir lorsqu’un autre garde fit son apparition en sens inverse. Il était trop loin pour que je puisse le neutraliser discrètement. Weisman fut obligé de l’éliminer d’une courte rafale.
  
  L’homme s’effondra avant même d’avoir pu pointer son pistolet-mitrailleur dans notre direction. Je courus jusqu’à lui et le délestai de son arme. Trois autres hommes apparaissaient déjà en provenance d’une galerie perpendiculaire. Je me jetai à plat-ventre à côté du cadavre et arrosai l’enfilade du couloir. L’un des arrivants bascula en avant et s’écroula face contre terre. Weisman régla le sort du deuxième, et le troisième fila sans demander son reste.
  
  — Séparons-nous, proposa le ministre. Nous irons plus vite.
  
  — Impossible. Vous êtes le seul qui puissiez nous guider. Venez, elle ne peut pas être très loin.
  
  À quelques mètres, une sentinelle sortit d’une embrasure de porte et ouvrit le feu. Je me collai contre le mur et progressai lentement vers l’ouverture. Une nouvelle fois, l’homme qui s’était abrité, mit le nez à la porte et tira. Le ministre s’écroula sur le sol en poussant des hurlements. Le garde passa la tête à l’extérieur pour examiner le résultat de son travail. La rafale de mon PM lui fit exploser le crâne. Je fis demi-tour et piquait un sprint jusqu’à la hauteur du ministre.
  
  — Vous êtes touché ? lui demandai-je.
  
  — Non, non, tout va bien, je vous remercie.
  
  Vieux renard, le papa de Rachel, me dis-je. Nous repartîmes à la recherche de sa fille. Arrivé devant le réfectoire, je défonçai la porte d’un coup de pied. Des dizaines d’hommes affolés couraient en tous sens. J’ouvris le feu et balayai méthodiquement le local, d’un mur à l’autre. Des corps s’effondraient sur les tables puis roulaient au sol. Certains hommes plongeaient à terre et se mettaient à ramper en quête d’un abri. Un énorme percolateur explosa en projetant son contenu de café bouillant dans les airs. Un gros nuage de vapeur emplit bientôt l’atmosphère du réfectoire, où des corps désarticulés gisaient un peu partout. Les jappements secs des armes automatiques résonnaient dans le couloir.
  
  Je vidai mon chargeur. Lorsque l’écho du feu eut cessé, je n’entendis plus que le sifflement du percolateur transpercé. J’entrai dans la pièce en shootant dans des plats pour me frayer un passage. Je jetai mon arme et en récupérai une autre sur l’un des cadavres.
  
  En ressortant dans le couloir, des claquements de semelles arrivant au pas de course me frappèrent les oreilles. Je rejoignis Weisman qui me faisait signe de me dépêcher. Arrivé près de lui, je lui tendis des chargeurs de rechange.
  
  En nous couvrant l’un l’autre à tour de rôle, nous poursuivîmes notre chemin vers le hall d’entrée en nettoyant toutes les pièces sur notre passage.
  
  Lorsque nous débouchâmes dans le hall, un détachement de gardes nous attaqua sur les deux flancs. Pris au centre de leur feu croisé, il nous fallut retourner de lourdes tables de chêne que nous utilisâmes comme des boucliers. L’odeur âcre de la poudre emplissait le local. J’avais l’impression que le ministre était parfaitement à son affaire. Le vieux soldat s’était réveillé en lui.
  
  Les attaquants étaient armés de simples fusils et notre puissance de feu était nettement supérieure à la leur. Lorsque, soudain, le calme se fit, je réalisai, presque étonné, que la plupart d’entre eux étaient liquidés et que les autres avaient cherché asile dans des lieux plus hospitaliers.
  
  — Rachel doit être dans l’une de ces pièces, de l’autre côté du hall, dis-je à Weisman.
  
  À ce moment, des bruits de pas retentirent à nouveau. Ceux qui avaient battu en retraite s’étaient regroupés et revenaient à la charge.
  
  — Tenez-vous prêt, dis-je. Je vais descendre le lustre.
  
  Je roulai sur le dos et tirai vers la suspension. Un éclair bleu-vert zébra le plafond et le local fut instantanément plongé dans l’obscurité. Il ne restait plus comme éclairage que celui du feu de bois.
  
  Nous traversâmes le hall en traînant avec nous les grosses tables de chêne qui nous servaient de protection. L’un après l’autre, les gardes quittèrent leurs abris pour prendre la poudre d’escampette. Lorsque nous fûmes certains que le dernier d’entre eux avait filé, nous repartîmes pour une fouille systématique de l’autre aile du bâtiment.
  
  Tout en courant dans le couloir, la bouche sèche, je regardai ma montre et sentis un nœud se former au creux de mon estomac. C’est alors que nous entendîmes un hurlement affreux. Nous stoppâmes net en essayant de déterminer d’où cela provenait. Bientôt, il y eut d’autres cris.
  
  — Rachel ? appela le ministre. Où es-tu ?
  
  À ce moment, quelqu’un ouvrit le feu depuis le hall. Les gardes s’étaient regroupés pour la troisième fois. Leurs projectiles ricochaient sur les murs autour de nous, nous arrosant de débris de plâtre, de brique et de ciment. Nous plongeâmes à terre pour leur rendre la politesse.
  
  Malgré la fierté avec laquelle von Schteig parlait de ses troupes, l’échantillon que nous avions face à nous était incapable d’abattre une cible fixe, à deux mètres. Les gardes s’écroulèrent l’un après l’autre sous notre feu, comme au jeu de massacre. J’entendais les cris de Rachel au-dessus du vacarme de la fusillade. N’y tenant plus, je dis :
  
  — Couvrez-moi.
  
  Je me relevai et, sans cesser d’arroser mes arrières, fonçai vers l’endroit d’où s’élevaient les hurlements. J’atteignis la porte. Fermée à clef. Je ne voulais pas tirer dans la serrure de peur d’atteindre Rachel et attaquai la porte à coups de pied jusqu’à ce qu’elle cède. Je l’achevai d’un coup d’épaule et entrai. Elle donnait sur une petite antichambre, vide. Une autre porte s’ouvrait dans le mur du fond.
  
  — Non ! Arrêtez ! hurla la voix de Rachel de l’autre côté de cette porte.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XIV
  
  
  La porte défoncée lâcha avec un craquement sinistre, s’ouvrit brutalement et resta suspendue à un gond. Mon regard capta en premier la silhouette trapue de Levin, à cheval sur une forme allongée sur le lit. Je chargeai comme un taureau en furie. Tenant mon arme d’une main, je le saisis par le col et l’arrachai du corps de Rachel. Je le fis ensuite pirouetter sur place et l’aplatit, la tête la première, contre le mur d’en face. Puis, de ma main libre, je parachevai mon œuvre d’une série de manchettes, au flanc gauche d’abord, puis au flanc droit et à la gorge pour finir.
  
  Levin avait le pantalon roulé aux chevilles et il tituba gauchement en s’avançant vers moi. Perdant l’équilibre, il buta contre la table qui se renversa. Son PM tomba sur le plancher avec un fracas de ferraille. Frénétiquement, il tendit le bras pour récupérer son arme. C’était ce que j’attendais. Au moment où sa main se referma sur le pistolet-mitrailleur, d’une courte rafale, je mis un terme à sa carrière. Sa poitrine se couvrit instantanément d’un mouchetis de chair déchiquetée et de sang, qui s’imbiba dans son épaisse toison blonde. Il se cabra en arrière et s’écroula sur le plancher de chêne.
  
  Je me tournai vers Rachel qui avait déjà sauté au bas du lit et se rhabillait avec ce qui restait de ses vêtements.
  
  — Ça va ? lui demandai-je.
  
  — Oui. Il ne s’est absolument rien passé, me répondit-elle d’un ton presque arrogant. Mais je crois qu’il n’aurait pas fallu que tu arrives une minute plus tard.
  
  — Dépêche-toi, Rachel, on n’a pas beaucoup de temps.
  
  — Je sais. Où est mon père ?
  
  — Dans le couloir. Il retient les gardes, répondis-je en attrapant son manteau sur la chaise et en le lui passant autour des épaules.
  
  Avant de partir je me baissai pour cueillir l’arme de Levin.
  
  — Tu sais te servir de ça ? demandai-je à Rachel en lui montrant le PM.
  
  — Évidemment, répliqua-t-elle en engageant un chargeur.
  
  — Bien. En sortant, tu tournes à gauche dans le couloir. Ça mène vers l’entrée de derrière. Ton père et moi, on les tiendra en respect jusqu’à ce que tu aies disparu.
  
  — Rachel ! s’écria Weisman en se précipitant vers sa fille dès qu’il l’aperçut.
  
  — Oh, papa ! Dieu soit loué, te voilà ! s’exclama-t-elle, les larmes aux yeux.
  
  — Dépêchez, tous les deux ! Plus tard les effusions.
  
  Nous nous engouffrâmes dans le couloir désert. Ce n’est qu’en arrivant à l’extrémité que nous rencontrâmes un groupe de gardes.
  
  Il y avait une autre solide table de réfectoire dans la galerie, sous une immense glace. Nous la renversâmes et plongeâmes derrière. La glace vibra au-dessus de nos têtes puis vola en éclats. Heureusement, nous étions déjà à l’abri. Je regardai ma montre.
  
  — Il nous reste exactement quinze minutes, annonçai-je à mes compagnons. Impossible de nous attarder plus longtemps. Il faut absolument tenter une sortie.
  
  Le ministre approuva d’un hochement de tête.
  
  — Allez ! hurlai-je en bondissant et en arrosant les alentours.
  
  Rachel et son père étaient sur mes talons et, sans cesser de courir, nous balayions le couloir d’un feu en éventail. Je regardai derrière moi pour voir comment se comportait la jeune femme. Elle avançait accroupie tout en tirant, comme un fantassin expérimenté.
  
  Soudain une douleur fulgurante me frappa à l’épaule et je fus plaqué contre le mur. « Ça y est ! me dis-je. Tu en as pris un. » Le passage était envahi par une fumée opaque et suffocante. Rachel me dépassa puis se retourna et m’aperçut allongé sur le sol.
  
  — Nick ! cria-t-elle en venant vers moi.
  
  — Reste avec ton père ! hurlai-je en me relevant péniblement.
  
  La balle avait frôlé l’os du coude, n’endommageant que la partie charnue. Cela me faisait un mal de chien mais il n’y avait rien de grave. Je repartis en serrant les dents.
  
  — Ça va ? me hurla Weisman au milieu des crépitations.
  
  — Ça va ! Juste une petite égratignure !
  
  Lorsque ce qui restait des troupes de von Schteig eut battu en retraite, nous nous regroupâmes. Weisman s’adossa contre le mur, s’accroupit et récupéra un magasin plein qu’il engagea dans son arme puis tendit son dernier chargeur à Rachel. Les doigts de ma main gauche étaient mous et insensibilisés mais je parvins, néanmoins, à recharger mon PM. J’en étais, moi aussi, à mon dernier chargeur.
  
  — Bon. Nous y sommes presque, dis-je. Dès qu’on a passé cette porte, vous foncez vers l’aire de décollage sans cesser d’arroser autour de vous.
  
  Après avoir sauté par-dessus de nombreux cadavres étendus dans la galerie, nous fîmes halte à un mètre de la porte.
  
  — Savez-vous piloter un hélico ? demandai-je à Weisman.
  
  — Suffisamment pour décoller, répondit-il.
  
  — Bon. Dès qu’on touche l’hélico, vous y grimpez. Je protégerai les arrières. Go !
  
  Comme des béliers, nous fonçâmes sur la porte pour sortir. Je m’accroupis dans la neige, couvrant Rachel et son père qui couraient tête baissée vers l’appareil. À mi-chemin de l’aire de décollage, Rachel se laissa tomber à plat ventre et ouvrit le feu pour me permettre de les rejoindre.
  
  Il restait encore des hommes pour riposter et les éclats de glace, mêlés aux projectiles volaient dans tous les sens. Arrivé sous l’hélicoptère, Weisman me lança son PM et grimpa dans le cockpit. Je m’accroupis et continuai à tirer pour retenir l’ennemi. J’entendis une rafale dans mon dos et, en me retournant, je vis Rachel tomber à genoux dans la neige et riposter en une fraction de seconde. « Non seulement elle a des réflexes, me dis-je admiratif, mais ce sont des réflexes de vétéran. »
  
  — Rachel ! dis-je. L’hélico ! Vite !
  
  Je savais qu’il ne restait que quelques minutes avant la fin du compte à rebours. Du coin de l’œil, je vis le ministre, installé aux commandes. Il s’échinait à faire démarrer l’engin qui était froid et refusait de partir. Puis je regardai vers Rachel. Elle était toujours agenouillée et arrosait l’assaillant. Elle ne cessa de mitrailler que lorsque son arme fut vide.
  
  — Rachel ! hurlai-je, furieux. Qu’est-ce que tu attends ?
  
  Elle laissa tomber son PM dont la gueule surchauffée grésilla dans la neige et sauta à bord de l’appareil.
  
  Je fis un nouveau tir de barrage. J’avais liquidé les gardes les plus téméraires mais j’allais bientôt me trouver à court de munitions et, si le ministre ne parvenait pas à décoller, nous serions des têtes de massacre pour ceux qui arrivaient derrière.
  
  Soudain, l’aboiement des armes se tut. Je cessai le feu, l’oreille aux aguets. Je distinguais les silhouettes des gardes allongés derrière des monticules de neige ou cachés à l’abri des grands pins qui bordaient la propriété. Pourquoi ne tiraient-ils plus ? C’est alors que j’entendis des crissements de pas. Tournant la tête sur la gauche, je vis un groupe d’hommes qui rejoignait le gros de la troupe et je compris. Ils se regroupaient pour donner l’assaut final et nous massacrer.
  
  Je reculai vers l’hélicoptère sans les lâcher des yeux. Il fallait que je sois assez près pour grimper à bord dès que j’aurais tiré mes derniers pruneaux.
  
  Je levai les yeux vers l’habitacle et vis Weisman à l’intérieur de la bulle qui essayait toujours de tirer quelque chose du moteur.
  
  L’engin toussa enfin et le tuyau d’échappement cracha une flamme orangée. Le rotor se mit en mouvement puis cala quelques secondes plus tard. Déjà Weisman tirait à nouveau sur le démarreur. Le moteur pétarada et s’étouffa presque immédiatement. Le ministre s’assura que tous les cadrans étaient en ordre de marche, puis passa en revue les contacts pour vérifier qu’il n’avait rien oublié.
  
  À nouveau le moteur toussa, crachota et se tut pour la troisième fois. J’entendis un cri de ralliement du côté des hommes de von Schteig : ils démarraient au pas de course.
  
  Au quatrième essai, le moteur partit. J’ouvris le feu et balayai la première vague des attaquants. Les pales de l’hélicoptère se mirent en branle, lentement tout d’abord puis, à mesure que le moteur chauffait, elles prirent de la vitesse. Par-dessus le crépitement des armes et les vrombissements de l’hélicoptère, j’entendis Rachel et son ministre de père qui me hurlaient quelque chose. Ils m’invitaient probablement à les rejoindre. Seulement j’étais occupé à coucher la deuxième vague dans la neige.
  
  Les hommes fonçaient de plus belle en entendant le moteur. Ils ne voulaient pas nous laisser leur fausser compagnie. Une mitraillette dans chaque main, je parvenais, pour le moment, à les tenir à distance. Derrière moi, Rachel hurlait comme une hystérique. J’étais arrivé à ralentir le second assaut mais je me trouvais à court de munitions.
  
  Je laissai tomber mes armes et me retournai pour voir l’hélicoptère décoller. Rassemblant toutes mes forces pour bondir, je parvins à m’accrocher de justesse à l’un des patins d’atterrissage.
  
  Tandis que nous prenions de l’altitude, je réussis à me hisser sur le patin et à y prendre pied. Je tendis mon bras valide vers l’ouverture du cockpit et m’y agrippai. Puis ce fut au tour du bras gauche. La douleur était à hurler mais ce n’était pas le moment de flancher et de lâcher prise. J’étais à bout de forces et de souffrance lorsque je sentis les mains de Rachel m’empoigner avec fermeté. Dès que je fus à sa portée, elle m’attrapa sous les aisselles et me tira à l’intérieur de l’appareil. Pour une petite bonne femme de ce gabarit, elle était capable de déployer une force stupéfiante.
  
  — Ah là là ! Nick ! Nick ! cria-t-elle hors d’haleine. Tu vas bien ?
  
  — Maintenant oui, répondis-je en me forçant à sourire.
  
  Je passai la main droite sur mon front. Malgré le froid, il ruisselait de sueur.
  
  Nous montions rapidement. La lune s’était levée et, sous la clarté blafarde, je voyais les premiers gardes nationaux arriver à la barrière de l’entrée. Je consultai ma montre, il était 23 heures précises.
  
  Soudain, une véritable éruption volcanique illumina la nuit. Les énormes murs de la forteresse semblèrent se gonfler comme les parois d’un sac en papier. Puis l’explosion déchira le silence en projetant des missiles enflammés dans le firmament. L’énorme construction s’effondra sur le flanc de la montagne en soulevant un champignon de moellons, de flammes et de neige.
  
  Weisman maintint un instant l’appareil en sur-place et nous regardâmes, fascinés, l’avalanche dévaler la pente et atterrir dans le lac gelé. Nous gardions le silence, conscients de l’avoir échappé belle.
  
  Lorsque les poussières commencèrent à retomber, le ministre se rapprocha du sol pour examiner les résultats de l’explosion. Il n’y avait pas grand-chose à voir, hormis un trou béant à l’ancien emplacement de la forteresse. Des cadavres étaient éparpillés sur tout le territoire de l’ancienne réserve. Nous regardâmes les gardes nationaux rassembler et capturer les hommes qui n’avaient pas été tués dans l’explosion.
  
  Je fermai les yeux et ma tête se mit à tourner. Je commençais à être très affaibli par la perte de sang. La douleur cuisante de mon bras s’était transformée en un élancement lancinant.
  
  — Tu saignes, Nick ! s’écria Rachel.
  
  — Oui, un peu.
  
  Elle enleva son foulard et me le noua autour du bras en guise de garrot.
  
  — Où allons-nous, maintenant ? demanda le ministre.
  
  — Plein nord, répondis-je, en riant. Direction l’auberge. Nous sommes partis sans régler l’addition.
  
  Lorsque l’hélicoptère se posa devant son établissement, Ezra se précipita à la porte. Je crus qu’il allait perdre son dentier lorsque je lui présentai le ministre des Affaires étrangères. C’était sans doute la première fois qu’un événement aussi important se produisait dans son coin perdu.
  
  Il nous entraîna vers le bar et nous donna une bouteille de cognac et trois verres. C’est alors qu’il vit ma blessure et, après avoir laissé échapper un long sifflement, dit :
  
  — Faudrait mieux faire regarder ça, vous croyez pas ?
  
  — Vous ne savez pas, Ezra ? Servez-moi donc un bon coup de votre cognac, une dose pour un grand malade, hein ! Je crois qu’après ça, je me sentirai déjà beaucoup mieux.
  
  — Qu’est-ce qui se passe ? demanda la voix de Nell quelque part du côté de la cuisine.
  
  Le bruit de l’hélicoptère avait dû l’éveiller.
  
  — Viens voir, Ma, répondit Ezra. On a de la visite.
  
  — Je n’suis pas visible. Rapplique donc par ici m’expliquer ce qui arrive.
  
  Ezra nous servit généreusement puis s’éclipsa vers les cuisines.
  
  — Il faut que j’aille faire mon rapport, annonçai-je en prenant mon verre et en me dirigeant vers l’escalier.
  
  À ce moment, Ezra passa la tête par la porte de la cuisine et cria :
  
  — Nell va vous réchauffer des restes, que vous puissiez vous mettre quelque chose dans le ventre avant d’aller au lit.
  
  — Allons, Ezra, fis-je en m’arrêtant à mi-chemin. Nous n’allons pas déranger Nell à une heure pareille !
  
  — Mais vous n’dérangez personne, m’sieur McCarthy, répliqua le brave homme. Et puis, j’vais téléphoner au docteur Vaughn, c’est le meilleur rafistoleur du coin. Faut dire qu’il a de quoi se faire la main avec tous les accidents de chasse qu’il y a pendant la saison.
  
  J’appelai David Hawk et lui annonçai la réussite de ma mission. Il poussa un profond soupir lorsque je lui appris que le ministre et sa fille étaient avec moi à l’auberge.
  
  La police de l’État procéda à un quadrillage de tout le secteur en attendant l’arrivée des Services secrets, qui ne tardèrent pas à se poser dans la montagne en hélicoptère. Un autre hélicoptère en provenance de New York, bourré de reporters et de cadreurs de la télévision, les suivait de près.
  
  
  
  
  
  CHAPITRE XV
  
  
  Debout au fond de l’immense salon de la suite royale du Waldorf Astoria, je promenais mon regard sur les diplomates de l’ONU, le personnel de l’ambassade israélienne, les représentants de la municipalité et les diverses personnalités qui assistaient à la réception offerte par monsieur le ministre David Ben Weisman et sa fille Rachel. Le maire de New York en personne était là, et la pièce bourdonnait des échos de conversations animées.
  
  Le vieux toubib de campagne avait fait du bon boulot. Mon coude se remettait bien mais j’étais obligé de garder le bras en écharpe. Heureusement, il me restait la main droite pour tenir ma coupe de champagne. Le ministre se fraya un chemin dans la foule et s’approcha de moi. On l’avait débarrassé de ses bandages et seule une cicatrice au front témoignait de son aventure. Il me regarda en riant :
  
  — Vous avez vu ? me dit-il. J’ai mis plus de temps à traverser cette foule qu’il ne nous a fallu pour sortir de la forteresse avec le PM au poing !
  
  — J’ajouterai même que vous avez pris beaucoup plus de risques.
  
  — Nous vous remercions infiniment, Nick. Rachel et moi-même, bien sûr, mais aussi notre pays tout entier.
  
  — Je n’ai fait que mon travail, monsieur le Ministre.
  
  — Vous savez, je n’ai jamais perdu espoir, me confia-t-il. Je savais que vous alliez arriver.
  
  — Comment ? fis-je.
  
  — Je vous avais vu avec Rachel lorsque vous êtes venus repérer le terrain par cette arête rocheuse. Je savais que ce n’était plus qu’une question de temps.
  
  Un serveur passa et je changeai ma coupe vide contre une pleine.
  
  — Nous avons tout de même eu des sueurs froides dans cette fichue forteresse, répondis-je.
  
  — Je vous laisse, Nick. Je dois aller sacrifier à mes obligations. Passez un bon moment, vous le méritez bien. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, surtout n’hésitez pas à me le demander.
  
  — Je vous remercie, monsieur le Ministre.
  
  Je le suivis des yeux tandis qu’il s’éloignait. Une question m’occupait l’esprit. Où était Rachel ? Je ne l’avais pas revue depuis notre retour à New York. En scrutant la pièce, je réalisai qu’il y avait là plus d’hommes des services de sécurité que dans tout le Vatican.
  
  — Monsieur Carter ? demanda un agent israélien.
  
  — Oui.
  
  — Voulez-vous me suivre. On vous demande au téléphone.
  
  Je vidai ma coupe et lui emboîtai le pas jusque dans la salle à manger. C’était là que tout avait commencé, quelques jours plus tôt seulement. Il me semblait que cela remontait à des années. L’homme me tendit le combiné et j’attendis qu’il ait quitté la pièce.
  
  — Nick Carter, j’écoute.
  
  — N3 ! aboya à l’autre bout du fil une voix que j’aurais reconnue entre mille. Alors, comment va ce bras ?
  
  — Pas formidable, Sir.
  
  — Je m’en doutais, fit Hawk en riant. Je suppose que maintenant que vous avez réussi à vous faire tirer dessus, vous allez me demander une nouvelle permission de longue durée.
  
  — Tiens, puisque vous en parlez… Je vous rappelle que vous avez interrompu mes vacances de ski.
  
  — Comment pensez-vous pouvoir faire du ski avec un bras en écharpe ? demanda Hawk d’un ton insidieux.
  
  — Oh vous savez, Sir, ce n’est tout de même pas si grave que cela.
  
  Je l’entendis ricaner dans sa barbe.
  
  — Bien, reprit-il. Je vous appelais simplement pour vous dire que le Président était tout à fait satisfait de la manière dont vous avez réglé cette affaire.
  
  — Je suis ravi que le Président soit content de moi.
  
  — Bien sûr, il a été quelque peu intrigué par la participation de la demoiselle. Mais j’ai réussi à glisser sur cet aspect de la question.
  
  — Je vous remercie, Sir.
  
  — Très bien, Nick. Profitez de votre temps libre en attendant que ce bras se ressoude.
  
  Et il raccrocha. J’avais compris. Comme d’habitude, mes vacances allaient être de courte durée.
  
  En regagnant le salon, je repérai Rachel, aux côtés de son père. Elle était en grande conversation avec un groupe de diplomates. Je la trouvais éblouissante. Elle portait une robe de soirée de velours violet, très décolletée sur sa superbe poitrine.
  
  D’un geste gracieux, elle saisit une coupe de champagne. Elle la portait à ses lèvres lorsqu’elle m’aperçut. Un instant plus tard, elle était près de moi.
  
  — Chaque fois que je te vois, je te trouve plus belle que la fois précédente, lui dis-je.
  
  — Et moi, je te trouve très sexy avec ton bras en écharpe.
  
  Elle s’empara subrepticement de ma main disponible et ajouta :
  
  — Il y a trop de bruit ici. Viens avec moi, j’ai quelque chose à te dire.
  
  Elle m’entraîna vers la porte-fenêtre et nous sortîmes sur le balcon. Le sol de pierre était couvert d’un fin tapis de neige. Le bruit de la circulation nous parvenait comme un murmure. Nous marchâmes jusqu’à la balustrade et regardâmes Park Avenue à nos pieds.
  
  Du bout du doigt, je dessinai une tête dans la neige sur l’appui du balcon. Je terminai par la bouche, à laquelle j’imprimai un large sourire. Je me demandais ce qu’elle avait à me dire. Rachel regarda mon bonhomme, leva les yeux vers moi et me sourit. Pourtant, je trouvais une ombre de mélancolie dans ses adorables yeux bruns. Une rafale glacée balaya le balcon. Rachel frissonna et je passai le bras autour de ses épaules. Puis je la serrai contre moi et lui déposai un baiser sur le bout du nez.
  
  — Je t’aime, murmura Rachel. C’est la première fois de ma vie que je me sens comme ça avec un homme.
  
  « Voilà, nous y sommes, me dis-je. Malgré la bise, je sentis quelques gouttes de sueur perler sur mon front. »
  
  — Je ne sais pas si je retrouverai un jour un homme qui me plaise autant que toi, poursuivit Rachel.
  
  Je la regardai dans les yeux. Ses lèvres frémissaient d’émotion et son adorable regard humide me renvoyait le mien comme un miroir.
  
  — Mais je dois te dire une chose, Nick, reprit-elle. Je ne peux pas t’épouser.
  
  — Tu ne peux pas ? fis-je, étonné et soulagé tout à la fois.
  
  — Non, mon amour. Je sais que je te dois ma vie et celle de mon père. Mais cette vie, j’ai promis de la consacrer à Israël, mon pays. Je dois retourner là-bas avec mon père. C’est mon devoir.
  
  Les larmes lui montèrent aux yeux. Ses lèvres tremblaient de plus en plus fort. Je la serrai tendrement tout contre moi et laissai échapper un profond soupir en tournant mes regards vers Park Avenue.
  
  — Je m’étais dit que, quand toute cette affaire serait terminée, nous pourrions peut-être…
  
  — Nick ! Tais-toi, mon chéri ! lança Rachel presque dans un cri. Ne dis rien, je t’en prie. C’est déjà assez dur comme ça.
  
  — Nous restâmes un moment enlacés en silence. Lorsque je finis par prendre la parole, ma voix sortit un peu plus rauque que d’ordinaire.
  
  — Rachel, je ne t’oublierai jamais.
  
  — Moi non plus, Nick, je ne t’oublierai pas.
  
  — Mais je ne peux qu’admirer ton sens du devoir, ajoutai-je. C’est une qualité qui se fait de plus en plus rare de nos jours.
  
  — Promets-moi que tu viendras nous rendre visite de temps en temps à Tel-Aviv.
  
  — C’est promis, répondis-je d’une voix plus assurée.
  
  Je l’embrassai tendrement. Lorsque ses lèvres s’écartèrent elle laissa, malgré elle, un sanglot lui échapper. Elle me serra un long moment de toutes ses forces puis me repoussa, lentement, et disparut vivement à l’intérieur du salon.
  
  Je la regardai s’éloigner puis me replongeai dans la contemplation de Park Avenue. Je fouillai dans la poche de mon veston et en tirai une de mes cigarettes à bout doré. Je l’allumai, aspirai une profonde bouffée et laissai la fumée s’envoler au gré du vent d’hiver.
  
  J’étais soulagé d’un grand poids, et profondément ému.
  
  
  
  
  
  IMPRIMÉ EN FRANCE PAR BRODARD ET TAUPIN
  
  7, bd Romain-Rolland – Montrouge.
  
  Usine de La Flèche, le 12-10-1982.
  
  1570-5 – N® d’Éditeur 4625, octobre 1982.
  
  
  
  
  
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