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No Condé Nast Publications, Inc. 1981.
No Presses de la Cité/Éditions du Rouet, 1983
Édition originale : Charter Communications, Inc.
ISBN : 0-441-79073-9
ISBN : 2-258-01180-9
PROLOGUE
Passant la tête par la porte du poste de garde, le Marine 1re classe Lawrence Albion jette un rapide coup d’œil vers l’entrée principale de l’ambassade des États-Unis de Koweït City. Le parking est désert et Albion sait que la plupart des employés ne reviendront travailler que bien après quinze heures.
Il adresse un signe de tête à son ami, le caporal Donald Nelson, alias Jigs :
— C’est OK, dit-il.
Jigs sourit. Il se lève, pose le pied sur une chaise, tire de l’élastique de sa chaussette un paquet de Camel froissé et offre une cigarette à Albion.
Après la première bouffée, Albion ressort sur le seuil et inspecte à nouveau les lieux. Tout est calme. Personne pour venir les empêcher de fumer en paix ou chicaner sur leur tenue. Le parking est toujours aussi tranquille et il ne passe presque pas de voitures sur l’avenue Beneid-Al-Gar. En plein été, pendant la coupure de la mi-journée, la capitale du riche émirat pétrolier ressemble à une ville morte.
Le thermomètre marque 38® dans le poste mais, à l’extérieur, il fait au moins dix degrés de plus. Albion se frotte les mains et déclare :
— Vingt-neuf au jus !
— Eh oui, bientôt la quille, fait Jigs gravement.
Il hoche la tête pour bien montrer à quel point il apprécie l’importance de l’événement.
— Dis-moi, Larry, qu’est-ce que tu vas faire en premier lieu quand tu seras rentré ? demande-t-il.
Ce qu’il allait faire ? Depuis près de trois ans qu’il été affecté à l’ambassade des États-Unis au Koweït, Albion ne cesse d’y penser.
— Une virée dans le Colorado, à Estes Park. Au-dessus de 3 000 mètres, il y aura encore de la neige au milieu du mois d’août. Avec ma môme, on se déshabillera complètement. On cherchera la plus grosse congère qu’on pourra trouver, on se roulera dedans et…
Un cri déchirant, inhumain, interrompt les rêves de Larry. Bouche bée, il regarde la porte, puis Jigs, puis, de nouveau, la porte.
Nelson jette sa cigarette, saute sur son fusil et le charge. Albion écrase, lui aussi, son mégot et fonce sur les traces de Jigs en armant son PA. 45.
Dehors une chape torride les enveloppe. Étourdi, Larry est obligé de plisser les yeux devant l’aveuglante clarté blanche. Finalement, il distingue une masse, étalée sur la chaussée, à moins de deux mètres de Jigs.
Il croit d’abord que c’est un paquet de vieilles hardes. Puis, lorsqu’il aperçoit du sang et des lambeaux de chair à vif, la bile lui monte à la bouche. Quelqu’un a dû tuer un animal et l’envelopper dans des chiffons crasseux avant de le jeter devant l’ambassade.
Mais le tas commence à se tordre en poussant des hurlements. Nelson tremble si violemment qu’il n’est pas loin de tirer un coup de feu involontaire. Un peu plus loin Albion est en train de vomir.
— Bon Dieu ! s’exclame enfin Nelson, c’est un homme !
Malgré son estomac révulsé, Albion est incapable de détacher le regard de cette vision hideuse. C’est bien un homme. Ou, tout au moins, ce qu’il en reste. Les cheveux ont entièrement disparu. Les yeux globuleux semblent prêts à jaillir de leurs orbites. Une langue boursouflée dépasse de la bouche ouverte. Mais le plus affreux, ce sont le visage, le cou et les mains, couverts de plaies suintantes qui les font ressembler à des morceaux de viande crue.
Une jambe fléchie en avant, prêt à tirer, Nelson inspecte la rue et les façades d’en face.
— Un toubib ! crie-t-il. Grouille-toi !
Un nouveau hurlement suraigu transperce Albion jusqu’à la moelle. Cette scène de cauchemar le pétrifie. Pris d’une angoisse de mourir lui-même, il murmure, d’une façon à peine audible :
— Putains d’Arabes ! Salauds !
— Alors, Larry, appelle un toubib, bon Dieu !
Les jambes en coton, Albion fait demi-tour et court jusqu’au poste. Sa main tremble quand il décroche le téléphone :
— Ambassade des États-Unis, annonce une voix aimable.
La voix d’Albion oscille entre le fausset et le hoquet :
— Alerte à l’entrée principale ! Envoyez un médecin et des renforts. En vitesse !
Il rejoint Nelson qui pose un genou à terre près du débris humain.
— Jigs ! appelle-t-il.
Mais il n’a guère envie d’approcher. À près de dix mètres, on sent l’odeur douceâtre et envahissante de la chair putréfiée.
— Le fût bêta, prononce le blessé.
Sa voix est rauque mais parfaitement compréhensible.
Comme dans un réflexe, il agrippe la manche de Nelson qui recule instinctivement avec dégoût, regardant les rayures sanglantes que les doigts de l’homme ont dessinées sur son uniforme impeccable.
— Le fût bêta, répète l’inconnu. Akaï Maru… fût bêta… ils me l’ont fait faire…
— Qu’est-ce qu’il dit ? demande Albion.
Nelson secoue la tête :
— Je ne sais pas. Alors, où il est ce toubib ?
Le râle de l’homme est presque devenu inaudible :
— Le fût bêta… Le fût bêta… ils me l’ont fait faire… Fût bêta. Akaï Maru…
Albion s’approche, il s’efforce de comprendre :
— Qu’est-ce que…, commence-t-il.
Brusquement le blessé est secoué : dans un spasme, il cambre les reins, puis retombe mort sur la chaussée. Ses dents se crispent sur sa langue et un filet de sang coule le long de sa joue.
CHAPITRE PREMIER
La neige tombe à petits flocons sur l’allée crasseuse balayée par des rafales de vent glacé. Je surveille l’arrière du bâtiment, ébloui par la lumière crue d’un lampadaire planté à l’angle de la maison. Des bruits de circulation bourdonnent dans le lointain. Le timbre mélancolique d’une cloche qui sonne me distrait un moment. Je pense aux fêtes de Noël quand la porte s’ouvre brutalement. Je sors de derrière ma caisse de bois et dégage le cran de sûreté de mon Lüger.
Du coin de l’œil, j’aperçois un mouvement sur le toit. Trop tard. Un violent coup m’atteint à l’épaule. Je tombe à la renverse et mon arme pirouette au-dessus de ma tête.
— Exercice terminé ! aboie un haut-parleur.
La neige cesse de tomber. Le vent s’arrête net. Au moment où les néons s’allument, Stan Philips apparaît au coin de la maison. Le visage fendu par un grand sourire ironique, le directeur de l’entraînement approche en boitant.
Avec beaucoup de détachement je me relève, époussette mes vêtements et rengaine l’arme d’exercice qui tire des projectiles de caoutchouc inoffensifs. Je m’en sortirai avec quelques ecchymoses à l’endroit où j’ai reçu les deux balles. Le plus douloureux à encaisser est l’échec.
Du haut de la maison, un officier d’entraînement agite le bras en rengainant son arme. Il est vêtu de noir et la puissante lumière qui me frappe droit dans les yeux l’a rendu totalement invisible.
« Tu aurais pourtant dû t’en douter ! me dis-je dans ma barbe. Si ça n’avait pas été une simulation, tu serais mort à l’heure qu’il est. Maintenant, tu peux t’apprêter à entendre Philips râler pendant un jour ou deux sur ton exploit… »
Comme il a toujours sous la main une remarque cinglante, je décide de le coiffer au poteau :
— Délicieuse attention, les cloches de Noël !
Capturé, torturé, presque tué en Tchécoslovaquie au début des années 60, il a réussi à s’enfuir en conservant une bonne partie de son corps et la totalité de son cerveau.
Tous les agents lui accordent le respect qu’il mérite indiscutablement, mais se méfient de son humour caustique.
Il me tend une main métallique gantée de cuir. Je la saisis et attends la pression. Mais rien.
— Le coup de la lumière était un exemple type de l’artifice n® 1. Vous n’auriez jamais dû tomber dans le panneau.
— Nos erreurs nous servent d’expérience…
— Ça, c’est de la connerie, tranche Philips d’un ton péremptoire.
Il me prend le bras et m’entraîne vers la grande porte de fer qu’il ouvre. Le soleil de l’Arizona nous éclabousse à la sortie du hangar.
Je suis depuis trois semaines à la base de repos, de remise en condition et d’entraînement de l’Axe, près de Phoenix, dans l’Arizona, et je me sens au meilleur de ma forme.
— David a téléphoné il y a dix minutes, annonce Philips tandis que nous marchons vers le centre d’accueil et de transport. Il vous demande à Washington dans les plus brefs délais.
— Une mission ?
David Hawk est l’homme de fer qui dirige l’Axe[1]. L’Axe, organisation super-secrète, a été fondé après que la chasse aux sorcières de McCarthy eut porté un coup fatal à l’efficacité de l’action clandestine de la CIA. McCarthy croyait qu’un communiste se cachait dans les ressorts de tous les sommiers d’Amérique. Il était également persuadé que toutes les organisations policières – CIA comprise – étaient truffées de « rouges » et que, par conséquent, il était nécessaire de les surveiller de près.
La CIA fait son travail – recherche, collecte, confrontation et analyse de données – et nous faisons le nôtre : exécution des missions secrètes.
— Je ne sais pas s’il s’agit d’une mission, répond Philips. Il ne m’a pas fait de confidence. En revanche, il m’a demandé comment je vous trouve.
— Et qu’avez-vous répondu ?
Philips m’adresse un sourire ambigu.
— J’ai dit que vous êtes en parfaite condition. Bien sûr, le dernier exercice n’était pas encore terminé…
Cette fois, il explose franchement de rire.
Je ne trouve rien à répliquer et nous terminons le trajet en silence. Philips s’arrête devant la porte de la longue construction de plain-pied, très moderne, qui abrite les logements des agents en stage.
— Vos vêtements ont été emballés. Un chauffeur passera vous prendre dans deux minutes pour vous conduire à l’aéroport.
— Est-ce qu’il vous a donné quelques précisions ?
Une expression grave se dessine sur les traits burinés de Philips. Il tourne les yeux vers moi :
— Une seule mais j’aimerais autant qu’il vous le dise lui-même.
J’attends, têtu.
— Vous revenez ici dans vingt-quatre heures, m’apprend Philips enfin. Peut-être même avant.
— Ici ?
Il hoche la tête.
— David m’a demandé de vous familiariser avec des exercices d’un genre un peu particulier.
— Vous savez donc en quoi consiste ma mission ?
— Non, je vous assure, Nick. Il m’a simplement dit qu’il voulait vous voir immédiatement et qu’ensuite, il vous renverrait ici suivre un entraînement sur du matériel spécial.
— Quel type de matériel ?
Mais Philips se referme et secoue la tête :
— Je ne peux pas vous en dire plus, Nick. Vous verrez cela à votre retour. Bon voyage !
— Merci, dis-je un peu vexé.
À la réception, le planton me remet ma valise, mon ordre de déplacement et mes billets d’avion. Une minute plus tard, le chauffeur est là.
*
* *
L’Axe opère sous la façade d’une agence de presse, l’Amalgamated Press and Wire Services. En tant qu’agence de presse proprement dite, notre organisation est loin d’être insignifiante. Par ordre d’importance, elle arrive immédiatement derrière Associated Press, United Press International et l’Agence Reuter.
Il va sans dire que le service de presse sert essentiellement à masquer nos autres activités.
Après avoir contrôlé le contenu de ma valise, le garde de faction me laisse prendre l’ascenseur pour le quatrième étage où se trouve le bureau de Hawk. Il me reçoit sur-le-champ.
David Hawk a quitté son éternel manteau et retroussé ses manches de chemise. La cravate défaite, les pieds posés sur la tablette de la fenêtre, il a les yeux braqués au nord, dans l’axe du Dupont Plaza Hotel et de l’ambassade d’Argentine. Sa tête baigne dans un halo de fumée de cigare. Lui, d’ordinaire si impavide, a les traits tirés.
— Content que vous ayez pu arriver si vite, Nick, dit-il d’une voix faussement douce.
Je m’installe face à son bureau encombré. Hawk appelle sa secrétaire :
— Bloquez-moi l’étage pendant une heure, mademoiselle.
— Très bien, répond une voix à l’interphone.
— Détournez les communications téléphoniques, branchez les cellules photo-électriques et bloquez également l’ascenseur, ajoute-t-il.
— Très bien, Sir, répète la secrétaire, manifestement étonnée.
Hawk se cale au fond de son fauteuil et me regarde fixement pendant plusieurs secondes. Mais, il ne me voit pas. Au bout d’un moment, il cligne les paupières et pose son cigare puant au bord d’un cendrier débordant de mégots.
— Avant tout, j’ai deux choses à vous dire, commence-t-il. Ensuite vous aurez le choix entre accepter ou refuser.
Je ne bronche pas. Mais mon cœur se met à cogner dans ma poitrine. Sa déclaration m’étonne et j’imagine que la suite va être encore plus époustouflante. Hawk n’a pas pour habitude de laisser à ses tueurs d’élite le choix d’accepter ou refuser une mission.
— Premièrement, reprend le directeur de l’Axe, ce travail est aussi important que délicat. Deuxièmement, il est excessivement dangereux. C’est probablement le plus dangereux de tous ceux que nous ayons exécutés à ce jour. En conséquence, vous aurez la possibilité de dire oui ou non.
— Ce sera oui quel que…
Hawk me coupe d’un geste de la main :
— Attendez donc d’en savoir plus.
Il pose un classeur sur son bureau, l’ouvre et en sort deux photos transmises par bélinographe, qu’il me tend. J’ai du mal à réprimer un haut-le-cœur. Les deux clichés montrent les restes pratiquement méconnaissables d’un être humain apparemment du sexe masculin. Il n’a plus de cheveux. Les yeux sont exorbités. La langue gonflée dépasse de la bouche et toute la surface du corps est couverte de plaies à vif.