Juan ferma d'un geste résolu les deux robinets de la douche, attrapa la serviette éponge qu'il avait préparée, se frictionna sommairement, puis, tout en continuant à se sécher, il quitta la salle de bains pour retourner dans la chambre contiguë.
Consuelo n'avait pas bougé.
Étendue sur le lit, les yeux mi-clos, la jambe droite légèrement repliée, les deux mains jointes dans la nuque, elle rêvassait en savourant le bien-être qui ronronnait dans sa chair alanguie.
Après l'amour, elle se sentait toujours merveilleusement bien. La volupté et le plaisir lui procuraient non seulement un apaisement profond du cœur, des nerfs et de l'esprit, mais aussi un sentiment plus vif de sa beauté, de sa jeunesse, du bonheur de vivre.
Dans la lumière tamisée que répandaient deux appliques murales fixées de part et d'autre du lit, son corps admirable avait une densité saisissante. Des ombres douces, impalpables, soulignaient le relief harmonieux de sa féminité aux rondeurs attrayantes. Avec sa peau mate et dorée, elle faisait penser à un beau fruit ou à une fleur des tropiques. Sa chevelure drue et brillante, plus noire que la nuit la plus noire, formait une sorte de contrepoint luxurieux avec la tache violente de son intime parure. Ses belles épaules rondes, ses seins fermes aux fortes pointes cerclées de mauve, la minceur de sa taille flexible, ses longues cuisses fuselées, ses chevilles élégantes, tout en elle révélait un mélange de félinité moelleuse, d'ardeur brûlante et de secrète agressivité.
Son visage superbe, aux pommettes un peu saillantes, aux traits d'une rare finesse, trahissait la présence dans son sang d'un lointain ancêtre malais qui lui avait également légué cette noblesse naturelle du geste et du maintien.
Sans relever ses paupières aux longs cils recourbés, elle murmura dans un soupir :
- Quel dommage que tu ne puisses pas rester toute la nuit avec moi, Juanito.
- Oui, dit-il, je le regrette. Tu penses bien que si j'avais le choix, je n'hésiterais pas une fraction de seconde.
Il mentait.
Il mentait effrontément, mais il mentait bien. C'était sa force. Tout le monde s'y laissait prendre. Il respirait la sincérité.
En réalité, il avait hâte de s'en aller. Maintenant qu'elle lui avait remis les deux cassettes qu'il attendait avec tant d'impatience, il ne songeait plus qu'à regagner à toute vitesse son bureau pour écouter les enregistrements.
Elle ouvrit les yeux, le regarda.
Qu'il était beau ! La plupart des hommes, quel que soit leur âge, sont passablement ridicules quand ils sont nus. En tout cas, peu gracieux.
Mais Juan Cordero faisait exception à la règle. Et d'une façon éclatante. Grand, svelte, athlétique, racé jusqu'au bout des ongles, d'une élégance corporelle exquise et cependant doté d'une virilité impressionnante, il était en quelque sorte la séduction faite homme. Ses yeux bruns étaient doux et sensibles, sa voix grave avait des inflexions caressantes, son calme imperturbable était rassurant. De plus, il était riche et célèbre. A 35 ans, avocat recherché par les puissants, il pouvait se vanter d'avoir réussi sa vie.
Mais Juan Cordero ne se vantait jamais.
Consuelo suggéra soudain :
- Reste, Juanito. j'ai encore envie de toi. Téléphone à ce vieux bonhomme que tu as un empêchement et que tu le verras une autre fois.
Il enfila son slip, sa chemise blanche de soie et son pantalon, s'avança vers le lit.
- Je ne peux pas faire ça, ma chatte, assura-t-il en s'asseyant près d'elle. Mon vieux maître Amadeo ne comprendrait pas. Je ne le rencontre que deux fois par mois et ces rencontres sont sacrées. Je lui dois tout. Si je ne l'avais pas eu comme professeur, je ne serais jamais devenu ce que je suis.
Il posa la main sur le joli ventre lisse et chaud de sa jeune maîtresse.
- Bientôt, nous passerons toutes nos nuits ensemble. Encore un peu de patience. Pour moi, tu es déjà ma femme, tu le sais. Tu as ma parole.
Elle lui prit le poignet, voulut le forcer à déplacer sa main vers une zone plus torride de sa chair, mais il se dégagea en souplesse, lui colla un bref baiser sur la bouche, se redressa en grondant d'une voix tendre :
- Ce n'est pas pour rien que tu es née près de Tagaytay, toi (Localité située dans l'île de Luzon, aux Philippines, au pied du célèbre volcan Taal, toujours en activité) ! Après-demain soir, je resterai, c'est promis. N'oublie pas ce que je t'ai demandé. Mais sois prudente, Vacerda est un renard.
- Ne te fais pas de souci pour moi, Juanito, prononça-t-elle avec un sourire ambigu. Vacerda se méfie de tout le monde, sauf de moi. Il me confie même la clé de son coffre-fort, tu te rends compte !
- Justement, fit Juan sur un ton négligent, il faudra que tu me rendes un autre petit service à l'occasion.
Planté devant le miroir de Venise qui ornait l'un des murs de la chambre, il ajustait avec soin son nœud de cravate.
Elle questionna :
- De quoi s'agit-il ?
Sans se tourner vers elle, il demanda, très détaché :
- A ton avis, ton patron a-t-il conservé des documents concernant le P.S.P. (Parti socialiste philippin, qui fusionna avec le parti communiste pour former le mouvement HUK) et ses chefs de cellule à Manille ?
- Je n'en suis pas sûre, mais je crois que oui. Il y a plusieurs dossiers confidentiels qui sont enfermés dans le coffre et auxquels je n'ai jamais touché.
- Pourrais-tu jeter un œil là-dessus ?
- Oui, naturellement.
- Cela m'intéresserait d'avoir la liste des personnes qui jouaient un rôle actif dans le P.S.P. à l'époque où Vacerda dirigeait le secrétariat du mouvement.
- je regarderai. Mais je ne vois pas ce qu'il peut y avoir d'intéressant pour toi là-dedans. C'est déjà presque de l'histoire ancienne. Et, de plus, depuis que mon patron s'est rallié au régime, la plupart des membres de son organisation ont fait comme lui.
- Bien sûr, cela n'a qu'une valeur relative, admit-il. Mais enfin, un renseignement est un renseignement. Les gens qui changent d'étiquette politique ne changent pas forcément d'opinion. Et cela ne fait jamais que deux ans que Vacerda a retourné sa veste.
- Je vérifierai.
- Éventuellement, pourrais-tu me photographier ces documents ?
Consuelo parut surprise.
- Photographier ? s'exclama - t - elle en arquant les sourcils. Si je m'amène au bureau avec un appareil photographique, Vacerda va trouver cela bizarre.
- Mais non, mon trésor, il ne s'agit pas de trimbaler un appareil Kodak en bandoulière. J'ai un petit appareil japonais qui n'est pas plus encombrant qu'un tube de rouge à lèvres et que tu glisseras dans ton sac. Je t'apprendrai à t'en servir. C'est d'ailleurs d'une simplicité enfantine.
- Dans ce cas-là, pas de problème.
- Nous en reparlerons.
Il s'approcha de nouveau du lit, se pencha, lui baisa la bouche tout en lui caressant les cheveux.
- A mardi soir, mon trésor, murmura-t-il ensuite.
Dehors, la nuit était chaude et orageuse. Juan Cordera, malgré son impatience, regagna d'un pas paisible sa luxueuse Chevrolet noire qu'il avait garée dans un parking surveillé, à cinq bonnes minutes de chez sa maîtresse. Par mesure de prudence, il évitait de stationner dans le voisinage immédiat du building où Consuelo avait son appartement. Ce sont des détails de ce genre qui amènent parfois des complications imprévues et stupides.
Cordero, dans toute la mesure du possible, ne négligeait jamais un détail.
Un quart d'heure plus tard, il franchissait le portail de sa demeure, une superbe maison blanche, vaste et moderne, bâtie au milieu d'un grand jardin fleuri, au cœur de Forbes Park, l'un des quartiers résidentiels les plus chics du nouveau Manille.
Dès qu'il fut dans son bureau, il convoqua son frère Manuel et sa sœur Clara.
Manuel Cordero, âgé de 30 ans, plus gros et plus petit que Juan, s'occupait d'affaires immobilières. C'était un financier habile, retors, doté d'un caractère taciturne.
Clara était une belle fille brune de 26 ans, au visage sombre et dur, au caractère irascible et violent. Très intelligente, elle n'aurait pas manqué de charme si elle avait pu dominer son agressivité toujours latente.
Elle supportait mal l'autorité de son frère Juan qui, depuis la mort de leurs parents, exerçait les droits du chef de famille. Aussi avait-elle passé plusieurs années à l'étranger, avide de pouvoir vivre à sa guise.
Non seulement elle avait fait le tour du monde, mais elle avait séjourné aux États-Unis, en Allemagne, en France et au Japon. Elle parlait cinq langues et elle avait une vision réaliste des êtres et des choses.
Au cours de ses voyages, elle avait eu plusieurs aventures amoureuses auxquelles elle avait mis fin sèchement et brutalement, par crainte morbide d'aliéner sa liberté. Son âme farouche et son cœur sauvage étaient sortis indemnes de ces brefs incendies qui lui avaient permis de bien se connaître.
Juan annonça :
- Consuelo Lansuat m'a remis deux cassettes. je suis curieux de voir ce qu'elles racontent.
Sans autre commentaire, il posa sur la table une mallette noire qui contenait un magnétophone. Il engagea l'une des cassettes dans l'appareil, enfonça la touche de mise en marche, amplifia le son.
Deux voix masculines, très fidèlement rendues, s'élevèrent dans la pièce tranquille.
Le dialogue dura environ vingt minutes.
La seconde cassette, qui comportait également l'enregistrement d'une conversation entre deux hommes, fut un peu moins longue à écouter.
Quand le silence retomba, Manuel, dont les traits reflétaient une sorte de colère effarée, maugréa :
- C'est incroyable ! Ce n'est pas du tout ce que j'avais proposé ! Ce Lopez est un... un...
Dans son indignation, il ne trouvait pas le mot qui aurait pu traduire exactement sa pensée.
Juan lui épargna cette peine en articulant de sa voix grave et posée :
- Ne te fâche pas, Manuel. J'étais presque sûr que Lopez était une crapule. Rappelle-toi ce que je t'ai dit : Ramon Lopez est un homme dangereux et il faut se défier de lui.
Si je me suis toujours abstenu d'avoir un contact direct avec cet individu, c'est parce que je sentais qu'il y avait quelque chose de louche dans sa façon de louvoyer d'un bord à l'autre.
Manuel, qui ne digérait pas sa colère, fulmina :
- Mais quel intérêt ce fumier a-t-il à raconter des conneries pareilles ? Toute sa conversation avec Vacerda est un tissu de mensonges. Je ne lui ai pas parlé d'une rénovation du Parti libéral, je n'ai fait aucune allusion à la création d'un mouvement populaire qui formerait l'aile gauche du Parti nationaliste. Il a inventé ça de toutes pièces ! Non seulement c'est une escroquerie morale à mon égard, mais c'est aussi une vacherie à l'égard de Vacerda. Quel jeu joue-t-il, cet immonde salaud ?
Toujours aussi calme, Juan répéta doucement :
- Ne t'emballe pas, Manuel. II faut voir les choses comme elles sont et garder la tête froide. En agissant comme il le fait, Lopez a certainement des motifs. Lesquels ? Nous n'en savons rien. Mais ce que nous savons, c'est qu'il nous place dans une situation délicate. Sa conversation avec Vacerda est un tissu de mensonges, nous en avons la preuve grâce à cet enregistrement, mais Lopez n'est pas bête et il a parfaitement compris que votre entretien avait une signification cachée. Disons qu'il a anticipé.
- Bon, admettons, grommela Manuel. Mais pourquoi diable rapporte-t-il à Vacerda des propos que je n'ai pas tenus ?
- Pour voir la réaction de Vacerda, répondit Juan. En déformant l'objet de votre rencontre, il profite de l'occasion pour sonder Vacerda.
Clara intervint pour jeter d'une voix âpre la conclusion qui s'imposait :
- Ramon Lopez est un agent double, c'est clair comme de l'eau de roche !
Juan acquiesça :
- Évidemment.
Manuel marmonna :
- Autrement dit, c'est un mouchard du gouvernement. Un de plus !
Juan esquissa une moue évasive.
- C'est vraisemblable, mais ce n'est pas sûr. Bien entendu, on peut supposer que le gouvernement n'accorde qu'une confiance limitée à Vacerda. Un adversaire qui change son fusil d'épaule, on a intérêt à le tenir discrètement à l'oeil. Mais Lopez mange peut-être à un autre râtelier. N'oublions pas qu'il a été compromis, lui aussi, au moment de la répression contre les Huks et qu'il a servi comme agent secret à la solde des Monkees (Nom donné à une organisation paramilitaire composée de communistes ralliés au régime et affectés à la répression contre leurs anciens camarades). L'intervention des services spéciaux américains dans cette histoire ne m'étonnerait pas outre mesure.
Clara prononça sèchement :
- Pour nous, ça ne change rien. Qu'il soit à la solde de la Sûreté politique, des Américains ou de ses anciens amis communistes. ce type est une menace. Même mensongers, ses racontars nous font du tort.
Il y eut un silence.
Manuel dévisageait son frère d'un œil sombre, le front plissé. Clara reprit :
- Juan, c'est à toi de décider. Ou bien tu renonces à ton projet, ou bien tu agis. Car j'espère que tu ne te fais pas d'illusions là-dessus ? Tôt ou tard, tu devras t'y mettre. Et plus une intervention est rapide, plus elle est rentable.
Juan, pensif, opina d'un hochement de la tête. Puis, s'adressant à Manuel :
- Quand dois-tu revoir Lopez ?
- Demain soir.
- Dans les mêmes conditions ?
- Oui.
- Bien. Nous examinerons le problème demain matin. Il faut que j'aille chez Amadeo Pandro. Je sais qu'il m'attend et je ne veux pas lui faire faux bond. Surtout en ce moment.
Amadeo Pandro était un homme de près de 70 ans, petit et maigre, au visage émacié, aux cheveux gris, aux yeux bruns pleins de malice.
Ancien professeur au Lyceum (Faculté de droit de Manille), il était à la retraite depuis cinq ans mais, esprit vif et curieux, il avait gardé des contacts réguliers avec un certain nombre d'élèves auxquels il s'était attaché tout particulièrement et qu'il appelait ses disciples. La plupart d'entre-eux occupaient à présent des situations importantes et il était fier de les avoir formés.
Il occupait un appartement confortable quoique modeste, au premier étage d'un vieil immeuble bourgeois de la rue San Sebastian, dans le quartier populeux de Quipo.
Comme d'habitude, il reçut Juan Cordero dans la pièce principale de l'appartement, une sorte de salle de séjour bourrée de livres, de journaux, de magazines et de revues. Parlant trois langues, le sémillant vieillard se tenait au courant de tout ce qui se passait dans les grands pays étrangers.
- Alors, Juan ? s'exclama-t-il en accueillant son protégé. Quoi de neuf dans ta sphère ?
Il s'installa dans son fauteuil, tandis que Cordero prenait place dans un autre fauteuil.
- En ce qui me concerne, pas grand-chose de nouveau, dit Juan. L'événement dont tout le monde parle, c'est encore et toujours la réconciliation Tokyo-Pékin.
Il désigna les revues américaines empilées sur un tabouret et demanda :
- Qu'est-ce que vous en pensez, vous ?
- Les Japonais viennent de marquer un point, cela me paraît indiscutable. Vis-à-vis des Russes et des Américains. C'est un coup magistral.
- Le revirement de Mao est plutôt spectaculaire, non ?
- Les Chinois sont des gens avisés. En se rapprochant des japonais, ils mettent les Russes et les Américains dans l'embarras, c'est un fait. Par ailleurs, pour leur économie, c'est un acte décisif. Et qui sera sûrement payant.
- Mais l'entrée fracassante de la Chine dans la politique planétaire est un peu inquiétante, vous ne trouvez pas ?
- Non. A mon avis, ça ne modifie pas l'équilibre mondial.
- Un de mes clients voit dans cet événement le prélude à la conquête du monde par la coalition sino-japonaise, autrement dit la race jaune.
- Utopie, laissa tomber le vieillard. Si les Chinois doivent conquérir le monde, ils ne le feront ni par la voie politique ni par les armes.
- Je me souviens que vous nous expliquiez autrefois que la Chine était un peuple et non pas une nation.
- Je n'ai pas changé d'opinion. Plus j'observe ce qui se passe, plus je considère les Chinois comme un phénomène surprenant de prolifération invisible... C'est comme les rats... On en voit peu, et pourtant il y en a de plus en plus. Je lisais justement des statistiques concernant Singapour, En moins de vingt ans, le pourcentage de Chinois est passé de 60 à 90 pour cent. Et Singapour est une merveilleuse base de départ pour une nouvelle dissémination... Je ne sais pas combien de temps cela prendra, et je ne serai sans doute plus là pour le voir, mais l'univers tout entier se retrouvera Chinois sans savoir comment la métamorphose a eu lieu !
Le sagace vieillard ponctua cette boutade d'un rire aigrelet. Puis, changeant de sujet sans transition :
- Et ton affaire Castaneda ?
- J'ai suivi vos conseils et je crois que tout va s'arranger à l'amiable. Castaneda a fini par comprendre que quelques concessions valaient mieux qu'un procès. Coïncidence heureuse, le ministre du Commerce avait fait les mêmes recommandations à mon client.
- Ce n'est pas une coïncidence, Juan, glissa Amadeo en souriant. Le chef de cabinet du ministre est un de mes disciples et c'est moi qui lui ai conseillé de suggérer cette démarche à son patron. Ce procès aurait fait des remous inutiles. J'espère que tu ne m'en veux pas de t'avoir fait perdre de l'argent ?
Juan eut également un sourire.
- J'y perds une plaidoirie, mais j'y gagne la confiance d'un client important. En définitive, c'est tout bénéfice.
Il ajouta :
- Sans compter que j'ai beaucoup appris au cours de mes conversations avec Castaneda. C'est un politicien lucide, et qui ne manque pas d'envergure.
- Tout à fait d'accord. je déplore qu'il ne fasse pas partie de l'équipe gouvernementale.
- A mon sens, il a eu raison de décliner le portefeuille qu'on lui offrait. Pour agir sur le plan social, le gouvernement est mal adapté. Il lui manque un soutien populaire de tendance gauche.