Texte déjà paru dans la collection Espionnage sous le numéro 924.
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No 1971, « Éditions Fleuve Noir », Paris.
Reproduction et traduction, même partielles, interdites. Tous droits réservés pour tous pays, y compris l’U.R.S.S. et les pays Scandinaves.
ISBN 2-265-03000-7
En raison du caractère un peu spécial de cet ouvrage, l’auteur tient à préciser que toute ressemblance entre certains personnages présentés ici et des personnes vivantes ou ayant vécu ne pourrait être que le fait d’une coïncidence fâcheuse. De même, l’interprétation de certains événements ne relève que de la fiction. Les problèmes électoraux du pays où se déroule l’action du présent récit ne sont qu’un des éléments romanesques inventés par l’auteur pour les besoins de l’intrigue. L’auteur décline toute responsabilité à cet égard et rappelle qu’il s’agit ici, non d’un essai politique, mais d’une œuvre de pure imagination.
Paul KENNY.
CHAPITRE PREMIER
Quand une voix nasillarde annonça dans le micro que l’avion commençait sa descente sur Pointe-à-Pitre, les 120 passagers sortirent de leur somnolence et de leur abrutissement.
Au terme d’un vol sans escale qui avait duré plus de huit heures, les voyageurs n’étaient pas fâchés d’arriver.
Coplan jeta un coup d’œil à sa montre. Elle marquait 20 h 36. Le décalage horaire entre Paris et la Guadeloupe étant de cinq heures, l’atterrissage aurait lieu vers 15 h 55, heure locale, comme prévu.
Coplan rassembla les journaux et les revues qu’il avait lus durant le voyage, les rangea dans la serviette de cuir noir qui était son unique bagage à main, alluma une dernière cigarette.
La jeune femme qui était assise à sa droite, sur le troisième siège de la banquette – le siège du milieu n’avait pas été occupé –, essaya une fois de plus de nouer la conversation.
— Ces vols interminables sont un supplice, vous ne trouvez pas ? soupira-t-elle.
Ses yeux bruns, aux iris mordorés, gratifiaient Coplan d’un regard à la fois admiratif, las et découragé.
À dix reprises, au moins, elle avait tenté d’amorcer un bavardage avec ce bel homme au visage rude et séduisant, à l’expression calme et studieuse, aux yeux gris qui donnaient une fascinante impression de force intérieure, de virile autorité et de mystère.
Elle avait même changé de place pour être sur la même banquette que lui, alors qu’au départ elle avait un hublot. Mais ce sacrifice avait été inutile. Chaque fois qu’elle lui avait adressé la parole, il avait répondu le plus laconiquement possible pour se replonger aussitôt dans sa lecture. Seul un ingénieur pouvait être passionné à ce point par des revues techniques dont les illustrations étaient d’une sécheresse accablante.
Il se tourna vers elle et, dans un nuage de fumée, il murmura en esquissant un vague sourire :
— Ce n’est pas désagréable, bien au contraire. Les occasions de se relaxer pendant huit heures d’affilée sont plutôt rares dans la vie actuelle. Pourquoi ne pas en profiter ?
— Se relaxer ? fit-elle, scandalisée. Vous en avez de la chance ! Moi, cette immobilité m’épuise. J’ai les nerfs complètement brisés.
— Dommage, laissa-t-il tomber.
— Vous êtes ingénieur, je suppose ?
— En effet.
— Je m’en doutais. Vous lisez des trucs vraiment rébarbatifs ! C’est pour des motifs professionnels que vous venez aux Antilles ?
Maintenant qu’il avait mordu à l’hameçon, elle n’avait pas l’intention de le lâcher. Au lieu de répondre, il questionna, presque abrupt :
— Et vous ?
— J’habite à Pointe-à-Pitre. Mon père est fonctionnaire. Je viens de passer trois mois en métropole, dans la famille de ma mère. J’avais la nostalgie de Paris.
— Vous devez être contente de rentrer chez vous ? Après la grisaille et le froid d’un hiver parisien, c’est mieux ici.
— Oh, pas du tout ! Le climat paradisiaque des Antilles, j’en ai plein le dos. C’est la première fois que vous venez ?
— Oui, mentit-il.
— Vous restez longtemps ?
— Deux ou trois semaines.
— Vous verrez. Au début, on est émerveillé : le soleil, la chaleur, la mer bleue, les fleurs. Mais, à la longue, on finit par en avoir marre.
À cet instant, le micro annonça l’atterrissage imminent. Les passagers furent priés d’attacher leur ceinture, de redresser leur siège et d’éteindre leur cigarette.
L’hôtesse exprima ses remerciements aux hôtes de la compagnie, assura qu’elle espérait les revoir bientôt, leur rappela l’heure locale et signala que la température à Pointe-à-Pitre était de 29 degrés.
Tout en bouclant sa ceinture, la jeune femme aux yeux mordorés demanda à Coplan :
— Vous comptez loger à l’hôtel ?
— Non, un de mes collègues m’offre l’hospitalité.
— Si je peux vous rendre service pendant votre séjour à Pointe-à-Pitre, je le ferai avec plaisir. Et si vous avez le temps de visiter l’île, je serai ravie de vous servir de guide. Comme je suis née à la Guadeloupe, je connais le pays.
Elle prit son sac, en retira un stylo à bille et un bout de papier, griffonna d’une main nerveuse son nom et son numéro de téléphone.
— Surtout, insista-t-elle en tendant le papier à Coplan, n’ayez aucun scrupule. Comme je ne travaille pas, je m’ennuie à mourir.
— Trop aimable, dit-il en glissant le papier dans la poche de poitrine de sa chemise.
Il se garda bien de promettre quoi que ce soit.
Pourtant, elle n’était pas mal. Avec son visage ovale et sa jolie bouche bien dessinée, son teint mat, ses yeux dorés, les rondeurs fermes de son buste que moulait un pull jaune d’or, elle aurait fait le bonheur de plus d’un touriste en quête de bonne fortune. À vue de nez, elle devait avoir dans les 26 ou 27 ans.
L’observant du coin de l’œil, Coplan se fit la réflexion que ce qui frappait en elle, c’était l’absence de rayonnement. Était-ce le climat équatorial, un certain désenchantement, un sentiment d’exil ? Elle paraissait désabusée, étrangère au bonheur d’être jeune et bien portante.
Quand le lourd avion toucha terre, elle marmonna :
— Et voilà, nous sommes arrivés.
— Christophe Colomb serait bien épaté s’il revenait en ce monde, plaisanta Coplan. Il lui fallait des mois pour faire ce voyage de 7 000 kilomètres !
— Sans doute. Mais il avait les joies de la découverte, lui ! Je ne le plains pas, je l’envie.
Après cette remarque douce-amère, elle déboucla sa ceinture, se prépara à débarquer.
— Bon séjour, dit-elle encore avant de s’engager dans le couloir central de la carlingue.
*
* *
Les formalités de contrôle et de douane ne furent pas trop longues.
Quand Coplan déboucha dans le hall d’arrivée, il aperçut dans la foule la haute silhouette maigre de Robert Valence, agent principal du Service à la Guadeloupe et négociant à Pointe-à-Pitre.
Les deux collègues se serrèrent cordialement la main.
Valence s’enquit :
— Vous avez fait bon voyage ?
— Un voyage absolument parfait.
— Passez-moi votre valise. Venez, ma voiture est au parking.
Dehors, il faisait chaud et lumineux. Une légère brise marine – qui agitait les drapeaux de la coquette aérogare du Raizet – rafraîchissait heureusement l’atmosphère.
Valence se dirigea vers une Peugeot blanche, ouvrit le coffre de la voiture, y rangea la valise de Coplan à côté de deux autres valises qui s’y trouvaient déjà.
Puis, tandis qu’il s’installait au volant, Coplan, sa serviette de cuir dans la main droite, prit place à côté de lui.
Avant de lancer son moteur, Valence demanda :
— Et le Vieux, comment va-t-il ?
— Toujours en pleine forme et toujours d’attaque, affirma Coplan en souriant.
À ce moment, se détachant d’un groupe de quatre personnes qui s’étaient également avancées vers le parking de l’esplanade, une jeune femme obliqua vers la Peugeot et lança à Coplan, d’une voix amicale et désinvolte :
— Au revoir ! N’oubliez pas de me faire signe si je peux vous rendre service !
Elle rejoignit, sans attendre la réponse, les trois personnes qui l’accompagnaient.
La Peugeot démarra. Valence grommela, vaguement sarcastique :
— Vous connaissez cette souris ?
— J’ai fait sa connaissance dans l’avion. Elle a essayé pendant tout le trajet d’entamer la conversation et j’ai eu toutes les peines du monde à préserver ma tranquillité.
— Sans blague ? Vous n’avez pas sauté sur l’occasion ? Il y a six ans, quand j’ai débuté dans le Service, à Paris, vous aviez pourtant la réputation d’être un séducteur effréné.
— Pure calomnie, dit Coplan en extirpant de la pochette de sa chemise le papier que la jeune femme en question lui avait remis.
— Ben dame ! Tout le monde la connaît à Pointe-à-Pitre. Je suis probablement le seul Européen de la ville qui n’ait jamais flirté avec elle. Dans le fond, c’est une pauvre fille. Il y a d’ailleurs une histoire marrante qui circule à son sujet. Il y a une dizaine d’années, elle a épousé un industriel canadien qui venait de s’établir à Pointe-à-Pitre. Ce type, un nommé Lardant, a fait de mauvaises affaires et s’est mis à boire comme un trou. Or, les alcooliques, c’est bien connu, finissent par perdre tout appétit, aussi bien à table qu’au lit. La jeune Évelyne – elle avait dix-huit ans à l’époque – avait tout juste eu le temps de prendre goût aux joies conjugales, et voilà que son époux Lardant n’était plus ardent du tout. Bref, on raconte qu’elle lui a donné trois mois pour retrouver sa fougue virile. Après ce délai, la situation n’ayant pas changé, elle lui a fait signer un papier comme quoi il reconnaissait qu’il n’était plus un mari digne de ce nom et qu’il autorisait son épouse à chercher ailleurs ce qu’elle n’avait plus chez elle ! C’est gratiné, non ?
— Et après ?
— Elle s’est mise à le tromper avec un entrain qui a fait le bonheur d’un tas de gars. Finalement, son mari s’est tiré une balle dans la tête.
— Elle est veuve, si je comprends bien ?
— Oui, c’est la veuve joyeuse. Enfin, pas si joyeuse que ça. Elle cavale, mais elle ne rit pas souvent. Ses parents ne savent que faire pour la rendre heureuse. L’argent ne fait pas toujours le bonheur.
— Ils sont riches ?
— Moins qu’autrefois, mais ils sont loin d’être dans le besoin. La famille Plessis est une des plus anciennes de l’île. Son père est fonctionnaire à l’Office de Coopération Économique, mais son oncle est encore actuellement un des plus importants propriétaires fonciers de Basse-Terre. Et c’est elle l’héritière.
Coplan opina, puis demanda :
— Où allons-nous maintenant ?
— Pour commencer, à l’Hôtel de la Vieille Tour, à Gosier. Les passeports sont dans la boîte à gants. Ne vous trompez pas, c’est celui qui est au nom de Frédéric Chavart.
Coplan ouvrit la boîte à gants, examina les deux passeports qui s’y trouvaient, en glissa un dans la poche de son veston et remit l’autre où il l’avait pris.
La Peugeot filait sur une belle route à deux voies, large, bien balisée, aussi roulante qu’une autoroute.
Quelques instants plus tard, ils arrivèrent à l’Hôtel de la Vieille Tour.
Célèbre pour sa cuisine raffinée, pour l’excellence de son service, pour l’élégance de ses chambres, cet hôtel offre le double avantage d’être proche de la ville et de s’ériger au creux d’une baie ravissante.
Coplan et Valence débarquèrent. Valence ouvrit le coffre de la voiture et désigna une des trois valises :
— C’est celle-là.
Ce n’était pas celle que Coplan avait dédouanée en arrivant.
À la réception, l’employé confirma qu’une chambre avait été réservée au nom de M. Frédéric Chavart, de Paris. Un petit bagagiste guadeloupéen emporta la valise.
Coplan ne resta que cinq minutes dans la chambre. Il déposa sa clé sur le comptoir de la réception en disant au préposé :
— Je passe la soirée chez des amis. Qu’on ne s’inquiète pas si je m’absente deux ou trois jours.
— Très bien, monsieur, acquiesça l’employé qui nota l’information sur un bloc-notes.
Sa serviette noire à la main, Coplan reprit place à côté de Valence et la Peugeot redémarra.
Valence murmura :
— Avant d’aller aux Alizés, je pousserai une pointe jusqu’au Moule pour vous montrer la résidence de Victor Banava. Il y passe la plupart des week-ends et vous aurez sûrement l’obligation de l’y rencontrer.
— Ce n’est pas très important comme patelin, j’imagine ? Je n’avais jamais entendu parler de cette localité avant de m’occuper de cette affaire.
— C’est quand même la deuxième commune de la Grande-Terre, précisa Valence. Vingt mille habitants, le seul port de la côte atlantique et l’une des plus anciennes bourgades de la Guadeloupe.
— Les moules doivent y être de premier choix, je suppose ?
— Le nom de la localité n’a rien à voir avec les moules. À l’origine, au XVIIe siècle, l’endroit se nommait Le Môle. Les bateaux qui faisaient le commerce du sucre y venaient.
— Banava est natif du Moule, d’après ce que j’ai appris ?
— Oui, mais il est parti en France à l’âge de 17 ans et il est resté à Paris pendant vingt-cinq ans. Depuis son retour, il y a six mois, il ne s’est guère occupé que de politique.
— Vous me donnerez le maximum d’informations, j’espère ?
— Oui, bien sûr. Comme le Vieux me l’a demandé, je vous ai préparé un dossier aussi complet que possible. Nous en parlerons demain.
La Peugeot roulait de nouveau sur la belle route qu’elle avait empruntée à la sortie de l’aéroport du Raizet.